M. SCRIBE, page 118.
Voici ce que nous disions de sa comédie la Calomme (mars 1840) : on y trouvera quelques traits qui complètent l’appréciation de son talent.
Le Théâtre-Français a eu son succès brillant dans la nouvelle comédie de M. Scribe. L’idée de la Calomnie est aussi courageuse que spirituelle ; on doit remercier l’auteur d’avoir osé dire et su faire accepter au public, si esclave des journaux, bon nombre de vérités assez neuves sur la scène. Il faut convenir pourtant que ceux même qui rient ne se corrigent pas ; un de mes voisins qui applaudissait le plus, avait le journal le Siècle dans son chapeau. Il y a deux manières de juger cette comédie : ou bien l’on veut, même sur les planches, de la vérité fine, de l’observation fidèle et non outrée des caractères, une vraisemblance continue de ton et de circonstances ; ou bien on se contente d’une certaine vérité scénique, approximative, et à laquelle on accorde beaucoup, moyennant un effet obtenu. Dans le premier cas, on sera assez sévère pour la pièce de M. Scribe ; on adressera à l’auteur plusieurs questions auxquelles il lui serait difficile de répondre. Où a-t-on vu une nigauderie matoise si complète que celle de Coqueney ? Ce n’est, comme le rôle de la marquise, qu’une amusante caricature. Où a-t-on vu, même aux bains de Dieppe, une telle facilité d’aborder le ministre, une telle ouverture à causer, chacun de ses affaires privées, dans la salle commune, une telle crédulité bruyante pour compromettre une jeune fille ? Je pourrais pousser l’interrogatoire bien loin… Et cette importance des propos du garçon de bain ? Et ce ton de vrai commis-voyageur, ce dandinement détestable du vicomte de Saint-André ? Mais il faut prendre garde de paraître pédant, surtout quand on s’amuse. Or, à prendre les choses de ce bon côté, on redevient très-indulgent à la pièce. Le second acte a des parties énergiques dans le rôle du ministre ; il en est partout de délicates et de fines dans le rôle de Cécile, surtout au moment où, forcée par la calomnie, elle ose regarder en elle-même et s’avouer son amour pour son tuteur : ce revirement de cœur est traité à merveille. Mais le chef-d’œuvre de la pièce est au quatrième acte, dans la scène où le vicomte de Saint-André, pressé par le ministre et par M. de Guilbert, essaye de justifier Cécile sans compromettre en rien Mme de Guilbert, laquelle, survenant à l’improviste, se trahit d’un mot, sans s’en douter, aux yeux de son mari et de son frère. Cela est d’un franc comique, et dont l’auteur a tiré tout le parti en le prolongeant. C’est là ce qu’on appelle une situation par excellence. Je m’imagine que M. Scribe, dans beaucoup de ses pièces, n’a trouvé d’abord qu’une situation, à peu près comme le chansonnier qui trouve, avant tout, son refrain ; le reste vient après et s’arrange en conséquence. Pour cette pièce en particulier, le procédé pourrait bien s’être passé ainsi. Une telle situation étant trouvée, il ne s’est plus agi que de l’encadrer, de l’amener : les quatre actes qui précèdent peuvent sembler un peu longs pour cette fin. Quand M. Scribe, dans sa première manière du Gymnase, procédait par deux actes, l’action courait plus vite, et les préparatifs se voyaient moins. A la première représentation, j’ai entendu comparer la pièce à un bonbon exquis (cette scène du quatrième acte) qui serait enveloppé dans quatre boîtes de carton, et tout au fond de la quatrième. C’est un compliment sévère. Cette pièce de la Calomnie est très-commode, par cette dilatation en cinq actes, qui ne sont pas tous également remplis, pour étudier très à nu le procédé et, en propres termes, le mécanisme dramatique de M. Scribe, qui se dérobe dans des œuvres plus rapides. Les ménagements d’entrée et de sortie, les adresses de ralentissement pour économiser l’action, se peuvent admirer au point de vue du métier : il y a une scène surtout, à la fin du second acte, une préparation de musique vocale qu’on voit venir et qui ne doit pas avoir lieu ; c’est le plus charmant escamotage.
L’observation de la société se retrouve dans des traits spirituels et dans des détails heureux bien plutôt que dans l’ensemble de l’action et dans les caractères des personnages. M. Scribe ressemble en un sens aux poëtes dits de la forme qui s’inquiètent, avant tout, des circonstances de l’art et négligent souvent l’inspiration toute naturelle. Lui, il s’inquiète beaucoup des habiletés et des ruses de métier, et sa raillerie ingénieuse ne puise pas à même de la société pour ainsi dire ; Picard, pour ne prendre qu’un exemple proportionné, le Picard du bon temps était bien autrement que lui en pleine et vraie nature humaine. Mais n’allons pas nous montrer trop exigeants, et à propos d’un légitime succès, envers notre seul auteur comique d’aujourd’hui. Cela ne fera peut-être pas beaucoup d’honneur à notre époque d’avoir eu M. Scribe pour seul auteur comique ; mais cela fera beaucoup d’honneur à M. Scribe assurément, et il faut l’en applaudir. Je ne veux plus que lui adresser une simple observation au sujet d’un personnage de la Calomnie. Depuis longtemps il est reçu que la marquise est ridicule ; c’est un personnage sacrifié. Mais cette marquise de la Calomnie passe toutes les bornes ; elle réussit pourtant, elle fait rire ; le parterre s’écrie que c’est bien cela, comme si le parterre avait rencontré de telles marquises. M. Scribe, en flattant par là les instincts de la classe moyenne et les préventions démocratiques, méconnaît les qualités les plus essentielles d’un monde qui disparaît graduellement et qui n’aura plus sa revanche, même à la scène. Allons ! cette marquise de la Calomnie n’est-elle pas elle-même un petit échantillon de calomnie ? Tant il est vrai qu’elle se glisse partout, là même où elle est si hardiment d’ailleurs et si spirituellement moquée.