(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — I. La Poësie en elle-même. » pp. 234-256
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — I. La Poësie en elle-même. » pp. 234-256

I. La Poësie en elle-même.

Les uns l’ont condamnée absolument ; d’autres l’ont admise, mais avec des modifications. Ces deux systêmes ont beaucoup de difficultés.

Dans le premier, on établit que la poësie est un des plus grands fléaux dont le genre humain puisse être affligé ; qu’elle est directement contraire aux bonnes mœurs, & à la tranquillité des états, à leur forme de gouvernement, aux sages loix, aux usages respectables, à la religion, au commerce, enfin à tous les arts utiles.

On représente un poëte comme un être tout particulier, dont la démence peut vivement frapper l’imagination des autres, & tourner les têtes. Platon, qui en avoit une des mieux organisées, est le premier auteur du systême anti-poëtique.

Dans sa république & dans ses loix, définissant un homme qui s’occupe à faire des vers, il le peint des couleurs les plus affreuses. Quelques modernes se sont fait gloire d’adopter l’opinion de ce philosophe, & ont encore chargé le portrait.

Parmi les plus grands ennemis de la poësie, il faut compter un frère de madame Dacier, sçavant comme elle quoique moins célèbre ; mais esprit entêté de réforme. Il voulut l’apporter dans la littérature, ainsi que dans la religion. Après avoir abjuré le calvinisme où son père étoit resté par une indifférence philosophique & par tolérantisme, il afficha des idées rigoureuses & singulières. Il trouva la poësie scandaleuse, s’appliqua fortement à la décrier, & donna un ouvrage dans lequel il la maintenoit non seulement inutile, mais très-dangereuse. Le livre est en Latin : il avoit au moins cet avantage, d’être peu connu ; mais le P. Lamy de l’Oratoire, entreprit de le tirer de l’obscurité.

Il en fit passer les principes & les preuves dans un ouvrage intitulé, Nouvelles réflexions sur l’art poëtique. Il n’est guère d’attentat dont il n’ait chargé la poësie. Cet oratorien aimoit les sciences & les arts ; mais il n’aimoit que les sciences abstraites, quoiqu’il eût beaucoup d’imagination. Il composa ses élémens de mathématiques dans un voyage qu’il fit à pied de Grenoble à Paris.

Faire le procès à la poësie, c’étoit le faire aux poëtes eux-mêmes ; c’étoit à eux à la venger : Saint-Evremond se déclara contr’elle. « La poësie, dit-il, demande un génie particulier, qui ne s’accommode pas trop avec le bon-sens. Elle est tantôt celui des foux ; rarement celui d’un honnête-homme. »

Si l’on remonte des particuliers aux princes, on verra que bien des souverains ont pensé de même ; qu’ils n’ont rien eu tant à cœur que de tenir la poësie éloignée de leurs états, comme un de ces maux contagieux qui portent la désolation & la mort partout où ils se glissent. Personne n’a poussé la prévention, à cet égard, plus loin que le feu roi de Prusse, qui certainement n’avoit lu ni Platon, ni le père Lamy : tout poëte lui étoit un objet odieux*.

Quelle opposition de caractère & de goût entre le père & le fils ! Autant l’un détestoit la poësie, autant l’autre en connoît le mérite. Frédéric en fait le plus cher de ses amusemens & sa gloire. Il brigue une place parmi les poëtes François, comme parmi les historiens & les philosophes*

Auguste, Adrien, &, si nous venons à nos princes, Thibault comte de Champagne & roi de Navarre, Charles d’Orléans, François I, la reine Marguerite & quantité d’autres, ont fait des vers. Un plus grand nombre les a seulement aimés*.

Les ennemis de la poësie, ridicules échos de Platon, voudroient qu’on la bannît totalement. Selon eux, elle sappe tôt ou tard les fondemens des états : elle est la mère de tous les vices ; elle enfante l’ignorance, l’orgueil, l’ambition, la paresse, la débauche, la vengeance, le parjure, l’inceste & l’adultère, l’ivresse de toutes les passions & le mépris de la religion. Ils l’accusent de jetter du ridicule sur la vertu, de mettre en maximes les réflexions les plus détestables, de traiter le plus souvent des sujets licencieux, d’attaquer les réputations les mieux établies, d’être un cloaque dont l’infection se répand partout. Ils ne voient, dans ceux qu’elle transporte, que des phrénétiques, des monstres dont il faut purger la terre. Ils confondent, dans leurs proscriptions, tant de poëtes aimables, enfans du génie & des graces, avec les poëtes inspirés par la débauche, tels que Pétrone, La Fontaine, Vergier, Ferrand & le dégoûtant Grécourt*. Ils blasphèment contre Anacréon, Ovide, Tibulle, La Suze, Chaulieu, Pavillon & La Fare.

Certains censeurs austères de la poësie la rédoutent au point de compter, parmi les belles actions de leur vie, celle de s’interdire la lecture de tout poëte. On a loué madame Racine de n’avoir jamais lu les tragédies de son époux.

Mais les anathèmes, lancés contre un art qui fait le charme des ames sensibles, ne le rendent point odieux. Il s’éleva, de tous côtés, des voies pour le défendre, & pour empêcher qu’on ne ramenât la barbarie. Les écrivains les plus ardens à crier contre un projet aussi bisarre, furent ceux qui n’avoient jamais rien donné qu’en prose.

Les muses trouvèrent des apologistes dans le P. Thomassin de l’Oratoire, dans le sçavant & judicieux abbé Massieu, dans le baron des Coutures, ce traducteur, commentateur & sectateur de Lucrèce. Le poëte Gacon fit un éloge excessif de la poësie & des poëtes. Plutôt que de voir profaner le Parnasse, il se fût enséveli sous ses ruines. Mais ce même Gacon, si connu pour avoir été à la tête de cette association, appellée le régiment des fous & de la calotte, pensa gâter entièrement la cause qu’il défendoit. Voulant prouver combien la poësie est innocente de tout ce dont on l’accuse, il appuya son sentiment de quelques couplets affreux contre Bossuet & Fénélon, qui avoient condamné le théâtre.

Les partisans du Parnasse alléguoient bien des raisons pour eux. On ne condamne, disoient-ils, la poësie, que faute de s’entendre : on a l’injustice de confondre l’abus d’un talent avec le talent même. Les inconvéniens, attachés à la poësie, se trouvent également dans l’éloquence & dans toutes les parties des belles-lettres. La sculpture, la peinture & la gravure en ont de plus grands encore. Il faudroit que le gouvernement proscrivît aussi ces arts aimables, à cause des objets dangereux qu’ils présentent quelquefois à la vue. Rien, ajoutoit-on, de ce qui est du ressort de l’imagination ne devra être souffert dans un état, parce qu’elle est sujette à des écarts ; qu’elle se frappe de l’agréable, encore plus que de l’utile ; & que l’amour du plaisir & de la frivolité ne gagne que trop tous les esprits.

A l’égard de l’impression que peuvent faire les maximes hasardées par les poëtes, il est aisé, disoit-on, de la prévenir, en ne laissant rien passer au théâtre & à l’impression qui soit contre les bonnes mœurs, contre les loix & le gouvernement.

On sçait quelle étoit là-dessus la délicatesse des Athéniens ; quel mauvais traitement ils firent à Euripide, lorsqu’il lui arriva de parler indécemment des dieux. Un acteur, qui jouoit dans une de ses tragédies, fut prêt, un jour, d’être interrompu & chassé du théâtre, pour avoir rendu une maxime pernicieuse, dont on ne vit le contrepoison qu’au dénouement de la pièce. En France, on n’en représente point qui n’ait auparavant obtenu l’approbation d’un censeur ; & ce censeur est communément austère. Il a un milieu à tenir, pour contenter à la fois les spectateurs ou les lecteurs qui n’aiment point à voir heurter les idées reçues, & les poëtes eux-mêmes, auxquels il faut laisser ces grands traits, ces coups de force & de lumière, cette heureuse hardiesse, par laquelle seule il passe à la postérité.

Enfin (& cette raison étoit décisive) si la poësie, disoit-on, s’est exercée sur des sujets de frivolité & de galanterie, elle a traité aussi tous les autres & les plus sérieux. Elle n’a pas seulement des Pétrarque, des Quinaut, des La Fontaine, elle a souvent inspiré des génies qui l’ont rendue estimable. Son origine est de la plus grande noblesse & de la plus haute antiquité. Strabon prétend qu’elle a précédé l’éloquence ; cette primauté suffit. D’autres ont cru puérilement que la poësie avoit été le premier langage de l’homme, qu’il avoit rendu par elle les mouvemens rapides de son ame, ces transports de reconnoissance dont il dut être saisi à la vue du spectacle de l’univers. Il est vrai seulement qu’elle a dressé, par la suite, l’hommage que mérite l’être suprême. Après avoir chanté la divinité, elle est descendue, par dégrés, aux créatures qu’elle a jugées dignes de son encens. Elle a célébré les héros, les conquérans : les fondateurs des empires, les législateurs des nations. Moïse est le père de la poësie ; c’est le premier poëte qu’on connoisse. Sa prose égale les plus beaux vers, & son Cantique est un chef-d’œuvre de versification. Pourquoi flétrir un art émané du ciel, & qui porte tous les caractères d’une inspiration divine ?

Dans la réfutation des préjugés, répandus contre la poësie, on n’oublia pas de répondre à celui qui fait regarder ceux qui la cultivent, comme des membres inutiles à l’état, & qui ne sont d’aucune ressource. L’injustice qu’on faisoit aux poëtes fut représentée vivement. On les jugeoit tous par l’imagination déréglée de quelques-uns. Cela rappelle une réflexion de madame la duchesse du Maine, qui se trouve dans les Mémoires de madame de Staal. Un certain baron, Walef, rimailleur subalterne, s’étoit mêlé de faire réussir, en Espagne, une négociation, & avoit présenté, au cardinal Albéroni, un Mémoire plein de visions & d’extravagances, dans lequel cette princesse étoit compromise. Elle en fut indignée, & s’écria : « Il est tombé absolument en démence ; accident si ordinaire aux gens qui, comme lui, se mêlent de faire des vers, que j’aurois dû le prévoir, & ne pas souffrir qu’un pareil homme pût se vanter d’être connu de moi. »

On en appelloit aux autres nations qui font plus de cas que nous des poëtes, & qui ne dédaignent pas quelquefois de les mettre à la tête du gouvernement. En effet, rien n’empêche, en Angleterre, qu’on ne soit poëte & homme d’état. Addisson, Congrève, Prior, ont été employés pour des négociations importantes. Ils ont bien servi leur patrie. Les Italiens en ont souvent usé de même. Voulant engager le pape Clément VI, qui faisoit sa résidence à Avignon, de revenir à Rome, ils députèrent, vers lui, Pétrarque, qui lui présenta de très-beaux vers. Si l’ambassade ne fut pas heureuse, & si le pape ne se rendit point à de si pressantes sollicitations, c’est que la poësie, non plus que l’éloquence, n’a pas toujours son effet.

L’Arioste fut aussi chargé d’affaires d’état. On lui donna le gouvernement d’une province de l’Appennin, qui s’étoit révoltée, & qu’infestoient des bandits & des contrebandiers, d’autant plus difficiles à réduire, qu’après avoir commis toutes sortes d’excès, ils se retiroient dans leurs montagnes, & n’y craignoient personne. L’Arioste appaisa tout ; il acquit, dans la province, un grand empire sur les esprits, & en particulier sur ces brigands. Un jour le gouverneur, poëte, plus rêveur que de coutume, étant sorti, en robe de chambre, d’une forteresse qui faisoit sa résidence, tomba entre leurs mains. Un d’eux le reconnut, & avertit le chef que c’étoit le signor Ariosto. Au nom d’Arioste, de l’auteur du poëme d’Orlando furioso, tous ces brigands tombèrent à ses pieds, l’assurèrent qu’il n’avoit rien à craindre, l’accablèrent d’honnêtetés, & le reconduisirent jusqu’à la forteresse ; ajoutant que la qualité de poëte leur faisoit respecter, dans sa personne, le titre de gouverneur.

Voilà pour ce qui concerne les accusations dont on charge la poësie, & qui la font condamner par certaines personnes. Quant à ceux qui l’admettent, mais avec des modifications, ils ont soutenu encore des disputes très-vives.

Une de ces modifications tombe sur les fables, que bien des gens voudroient bannir de la poësie.

Tout le monde sçait que les fables des Egyptiens, des Grecs & des Romains, composoient la religion de ces peuples les plus éclairés de la terre. Elles faisoient la théologie des anciens ; mais on n’est point d’accord sur l’origine de la mythologie. Les uns la trouvent dans l’écriture, d’autres dans l’histoire ; quelques-uns dans l’astrologie, d’autres dans la morale ; le plus grand nombre, dans l’ignorance & dans la superstition. On a pris pour autant de dieux les perfections de l’être suprême, représentées sous des noms divers & sous les différens attributs ; & on a rendu également un culte aux signes & à la chose signifiée. Dom Pernetti, bénédictin de la congrégation de saint Maur, croit avoir trouvé, en dernier lieu, quelque chose de mieux. Il explique toutes les fables par l’alchymie. Il prétend que les premiers philosophes hermétiques, c’est-à-dire, ceux qui travaillèrent au grand-œuvre & à faire de l’or, sont les pères de la mythologie ; qu’elle leur étoit un langage particulier ; qu’ils l’avoient imaginé, pour dérober au public la connoissance de leurs secrets ; que la poësie représentoit la théorie de leur art ; qu’il leur servoit à parler énigmatiquement pour les autres, & très-intelligiblement pour les adeptes, à peu près comme les francs-maçons, qui se reconnoissent à certains mots & à certains signes. Ces philosophes eurent des disciples qui en firent eux-mêmes. Leur langage mystérieux fut adopté insensiblement, & se répandit dans toutes les parties du monde.

Quoi qu’il en soit de la source & de l’établissement des fables, elles tiennent essentiellement au paganisme, & c’est assez pour que leur emploi devienne un crime aux yeux de quelques écrivains. Ils les ont jugées totalement étrangères à la poësie. Ils n’ont fait aucune grace à la fiction, aux allégories, aux allusions, à toutes les idées profanes. Un poëte chrétien doit se passer, disent-ils, de cette multitude de dieux, de déesses & de cérémonies. Ils veulent qu’il parle sans emblêmes ; qu’il n’ait qu’un langage, celui de la vérité. Ils traitent de monstre la fable & tout ce qui y a rapport ; ils croient même le christianisme en danger avec elle. Ces embellissemens, cette magie, cette ame qu’elle met dans tout, leur paroît une chose superflue, nuisible & criminelle. Ils maintiennent la poësie assez riche de son propre fonds, assez abondante par elle-même pour fournir à l’imagination, à l’enthousiasme, à ce feu rapide & divin qui décèle le génie.

Fleuri, Bossuet, Nicole, Pélisson, étoient de cet avis. Les imaginations fabuleuses, ce merveilleux répandu dans la poësie Grecque & Romaine, ne trouvèrent pas plus de grace auprès de M. Racine le fils*.

Cet écrivain, dont les ouvrages respirent la religion, qui n’a jamais presque chanté qu’elle & les dogmes de la grace, prétend que les fables ne sont qu’un abus de la poësie ; qu’elle a dégénéré du moment qu’elles ont commencé d’être de mode, en Egypte, dans la Grèce, en Italie, chez les Gaulois, & même chez les peuples de la Chine & de l’Amérique. La poësie n’étoit originairement qu’un enthousiasme dicté par les idées de la morale & de l’être suprême.

Rollin, en condamnant l’usage des fictions dans un poëte chrétien, n’interdit point certaines figures hardies qui font image, & par lesquelles on donne de la voix, du sentiment, de l’action même aux choses inanimées : « Il sera toujours permis, dit il, d’adresser la parole aux cieux & à la terre ; d’inviter la nature à louer son auteur ; de supposer des aîles aux vents pour en faire les messagers de dieu ; de prêter une voix de tonnerre aux cieux pour publier sa gloire ; de personnifier les vertus & les vices. On ne peut s’offenser d’entendre dire d’un conquérant que la victoire accompagne partout ses pas ; que l’épouvante marche devant lui ; qu’il traîne après lui la désolation & l’horreur. »

Le poëte Santeuil prit la défense des fables, dans le temps qu’on les attaquoit le plus vivement. Il étoit dans les fougues de sa jeunesse. Enchanté de ce merveilleux qu’elles offroient à son imagination échauffée, il écrivit & combattit pour elles, comme un preux chevalier. Rien ne lui paroissoit au-dessus de ce beau pays de Féerie. Il en représenta tous les agrémens dans des vers latins publiés en 1669, & que le grand Corneille lui fit l’honneur de traduire librement en vers François. Mais Santeuil, le plus enthousiaste & le plus foible des hommes, faisant toujours le contraire de ce qu’il projettoit, changea d’idée : il crut avoir blasphêmé contre le ciel que d’avoir mis, dans une de ses pièces, le seul mot de Pomone. Il protesta qu’il ne parleroit jamais d’aucune divinité payenne* :

Bannissons de nos vers tout ornement profane,
Tous ces dieux supposés que notre dieu condamne.

Mais bientôt il revint à son premier sentiment. Enfin, il étoit pour ou contre, selon qu’on lui parloit plus ou moins fortement sur cet article. Le P. Rapin ne varia jamais. Il mit dans la préface des Jardins l’apologie des fables. Vanière les a quelquefois employées : mais il s’en est repenti ; elles lui parurent des puérilités. Il n’approuvoit point le berger Aristée, du quatrième livre des Georgiques de Virgile : il condamne toutes ces fictions. Je les aimai, dit-il dans une note de sa Maison rustique, parce que l’exemple de Rapin m’avoit gâté : je le croyois un modèle à suivre.

Cette contrariété de sentimens affligea l’abbé Ménage. Ce poëte Grec, Latin, Italien & François, avoit encore plus de zèle que de talent pour l’art des vers, quoiqu’il en ait fait d’assez heureux. Il aimoit véritablement la poësie. Il étoit attentif à lui former des élèves, & même il employoit dans cette vue une partie de son bien. La dévotion lui avoit déjà fait abandonner toutes ses idées de poëte, lorsqu’il entendit parler de la réforme projettée sur le Parnasse : mais dès ce moment il les reprit. Il regardoit les fables comme le plus puissant ressort de toute poësie, & principalement de cette poësie enjouée, légère, & galante que ses ennemis lui reprochèrent, & qu’il soutint n’être pas contraire à son état, attendu le grand nombre d’ecclésiastiques qui l’ont cultivée. Il fit paroître une longue liste de ceux qui avoient chanté sur le ton d’Anacréon, de Tibulle & d’Ovide. Ménage disoit qu’ôter de la poësie Vénus, Cupidon & les Graces, c’étoit retrancher le printemps de l’année  ; & que, bien loin que nous eussions trop de tous les dieux & de toutes les déesses de l’antiquité, il seroit à souhaiter que le nombre en fût plus considérable, pour ajouter encore à l’illusion & aux effets de la poësie.

Il est a remarquer qu’aucun de nos grands poëtes François n’a écrit contre les fables :

La fable offre à l’esprit mille agrémens divers.
Boil.

Dans le fond, la mythologie est favorable à la poësie comme à la peinture, pourvu que l’usage en soit tempéré par le goût & le jugement. On est révolté de voir les augustes vérités de la religion mêlées avec les absurdités du paganisme dans la Lusiade ou dans la Jérusalem délivrée. Le Camoens & le Tasse sont inexcusables là-dessus. Mais partout ailleurs où il ne sera point question de ce monstrueux mélange, quel inconvénient y a-t-il qu’un poëte, qui cherche à nous instruire ou à plaire, emploie quelquefois, pour parvenir à son but, & la fable & ces fictions ingénieuses, qui, par la vie qu’elles donnent à tout, font plus d’effet souvent que la réalité même ?

Convenons pourtant d’une chose, que le goût des fables est passé : notre siècle leur préfère l’esprit de philosophie, d’exactitude & de raison : elles étoient d’une grande ressource aux anciens poëtes. Lucain est le seul qui n’y ait point eu recours. Il est le premier qui ait trouvé, dans lui-même, un fond assez riche pour fournir à une carrière aussi vaste, que celle du poëme épique. Dans la Pharsale, point de batailles chimériques. Cest en suivant l’exacte vérité, qu’à travaillé l’auteur de la Henriade. Avec quel art il supplée aux enchantemens de la fable, par des images vraies, neuves, fortes & plus séduisantes qu’elle, par la manière frappante & naturelle dont les êtres moraux sont animés dans leurs discours & dans leurs actions ! Je doute qu’un poëte épique réussît aujourd’hui s’il en usoit autrement, s’il introduisoit, dans un long ouvrage, les dieux & les déesses, & toutes les idées mythologiques, quelque sage que fût d’ailleurs l’ordonnance du poëme. Ces fictions sont usées : on en est revenu même en fait de peinture.

Autrefois c’étoit la passion des femmes de se faire peindre en Junon, en Diane, en Hébé, en Vénus. On voyoit, sous la figure de cette dernière déesse, des visages, qui, malgré toute la flatterie de l’art, n’auroient pas été admis aux moindres emplois à la cour d’Amathonte : des hommes même avoient ce ridicule. On ne voyoit partout que des Jupiter, des Mars, des Apollon & des Neptune, qui n’étoient jamais sortis de leurs vieux châteaux, ou de leurs comptoirs. Toutes ces idées fastueuses ne sont plus de mode. On peint dans le naturel & dans le vrai, & la manière la plus simple est toujours la meilleure. On s’est aussi dégoûté, & avec raison, de voir la nature forcée sous des formes bisarres. On ne sçait presque plus ce que signifient ceux qu’on montre à Sceaux, ou les personnes attachées à madame la duchesse du Maine, M. de Malézieux, le cardinal de Polignac, madame de Staal, sont représentées sous des figures de singes. On a bien de la peine à les reconnoître aux différentes attitudes du corps. C’est sans doute la critique des idées que je viens de combattre. Un troisième ridicule, qui subsiste encore de nos jours, c’est celui de se faire peindre en paysan, en viéleur, en marmotte, en nourrice, en savoyarde, en sœur du pot, &c. &c.