César Cantu4
Etre un puissant raisonneur historique, c’est un reproche que l’on n’adressera pas à César Cantu, dont Amédée Renée, l’auteur de Louis XVI et le continuateur de Sismondi, vient de traduire et traduit encore son Histoire de Cent ans 5. Les premiers volumes de l’ouvrage ont seuls paru. Sans la position incroyable de considération intellectuelle dont jouit l’auteur en Italie, et sans l’éminent talent du traducteur qu’il vient de rencontrer en France, il n’y aurait qu’à laisser mourir cette histoire, de sa propre faiblesse, dans l’obscurité. Quand un livre qui a la prétention de raconter et d’expliquer les cent dernières années qui viennent de s’empreindre si profondément sur l’Europe ne renferme que les connaissances les plus superficielles, et les moins sûres encore dans leur superficialité, et, de plus, quand c’est l’inconséquence, non pas seulement d’une tête faible, mais d’un distrait, qui se sert de ces connaissances pour en tirer de ces jugements sans cesse contredits et abolis les uns par les autres, la Critique peut passer outre avec moins de dédain que de pitié. Pour avoir une idée juste des incohérences de Cantu, il faudrait le lire dans sa propre langue.
Son traducteur français, qui est certainement un des esprits les plus nets sous la forme la plus brillamment concentrée, a fait disparaître, d’une main adroite et réglée, bien des contradictions de ce livre, qui en auraient été le déshonneur. Sans cela, l’ouvrage, estimé en Italie, aurait inévitablement échoué en France. En France, le succès se décide bien souvent aussi, comme partout, hélas ! pour des raisons qui ne sont pas le mérite du livre ; mais il est douteux, pourtant, qu’avec le sens droit et les besoins logiques de ce pays, un ouvrage écrit avec le manque de suite de ces Cent dernières années pût même se soutenir. Certes ! parmi les causes désolantes du succès des mauvais livres, l’esprit de parti a le droit d’être bien bête sans aucun danger, mais il est bête en répétant la même bêtise, en poussant son lecteur ou en le frappant à la même place, en se faisant une espèce de logique avec les passions ou les lieux communs de son parti. Mais Cantu, dans son histoire, n’a pas même d’esprit de parti : il n’est d’aucune opinion, pas même de la sienne ; il va d’une idée à une autre, avec le mouvement animal d’une intelligence qui se prend à tout comme celle d’un enfant.
Nous défions qu’on dise, du moins d’après son histoire, à quelle opinion politique il appartient dans son pays. Quoi donc explique l’estime faite d’un pareil ouvrage en Italie ? Est-ce le style ? Mais le style n’est plus même possible à un certain degré de contradiction dans les idées. L’ensemble croule, le tissu s’éraille, et vous n’avez plus que des phrases. Quelques phrases suffisent-elles maintenant pour prendre position d’historien dans l’historique patrie de Machiavel ? Si quelques sons plus ou moins agréablement combinés suffisent pour enivrer la musicienne Italie, nous aimons mieux Rossini et Verdi que ce Cantu qu’elle honore et cet autre déclamateur sonore qui vient de mourir, ce Gioberti, plus fort pourtant que Cantu, dans son ordre de préoccupations, mais bien chétif aussi, bien petit, quand on le lève debout dans la gloire exagérée qu’on lui fait !
Nous aurons bientôt le quatrième volume, mais il ne s’agit point ici de l’ouvrage entier. La Critique fait quelquefois avec un volume, et même avec quelques pages, ce que Cuvier faisait avec l’os d’un animal. Elle en induit ou déduit ce qu’une tête pensante peut donner. Dans la seconde partie, il contient sur Napoléon, dont il raconte le règne, les notions les plus erronées. Quoi d’étonnant ? Esprit médiocre, tête inconsistante, réputation exagérée comme une hyperbole italienne, Cantu pouvait-il juger Napoléon ? Malgré la faiblesse de sa pensée, il aurait pu pourtant, en sa qualité d’étranger, répandre en France, sur l’Empereur, des opinions hasardées ou fausses, si sa bonne étoile ne lui avait envoyé, sur sa renommée, un traducteur doué de toutes les qualités qu’il n’a pas. Amédée Renée lui a fait les honneurs de la langue française, et de telle façon que Cantu sera désormais lu dans notre pays, beaucoup moins pour lui que pour son interprète. Or, Renée, le continuateur de Sismondi et qui nous a donné cette solide et brillante Histoire de Louis XVI qu’aucun de ceux qui aiment l’Histoire n’a oubliée, Renée était d’une raison trop haute et trop sobre, il était d’une conscience historique trop pure, pour laisser passer sous sa plume le courant de faits sans critique et sans choix qui viennent s’entasser et se cahoter dans le récit diffus de Cantu. Avec une rare impartialité d’intelligence et dans des notes qui clarifient le texte, le discutent ou l’infirment, il s’est opposé à des idées sans justesse et à des assertions sans valeur. Quoique la critique de Renée ne se produise que sous la forme de notes, concentrées et rapides, elle n’en fait pas moins tomber, un à un, tous les préjugés que Cantu exprime sur le glorieux Empereur, et en cela on peut dire qu’il a bien mérité de son pays et de l’Histoire.