(1856) Cours familier de littérature. I « Épisode » pp. 475-479
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(1856) Cours familier de littérature. I « Épisode » pp. 475-479

Épisode

Nous avons lu comme tout le monde les deux volumes de poésies intitulés Contemplations, que M. Victor Hugo vient de publier. Il ne sied pas à un poète de juger l’œuvre d’un poète, son contemporain et son ancien ami. La critique serait suspecte de rivalité, l’éloge paraîtrait une adulation aux deux plus grandes puissances que nous reconnaissons sur la terre, le génie et le malheur.

Nous nous sommes contenté de jouir en silence des beautés de sentiments qui débordent de ces pages, de pleurer avec le père, de remonter avec l’époux et l’ami le courant des jours évanouis où nous nous sommes rencontrés en poésie à nos premiers vers. Mais, hier, une circonstance heureuse et imprévue nous a, pour ainsi dire, contraint à nous souvenir que nous avions été poète aussi, et de répondre par un bien faible écho à la voix qui nous vient de l’Océan.

Les poètes, les écrivains, les amis particuliers de madame Victor Hugo, ont eu l’idée de faire magnifiquement relier, pour elle, le volume de poésies de son mari, d’insérer dans ce volume quelques pages blanches, de couvrir ces pages blanches de leurs noms, et de quelques lignes de prose ou de vers attestant leur souvenir et leur affection pour cette illustre et vertueuse femme. L’un d’eux m’a apporté hier ma page à remplir ; cette page et sa destination m’ont inspiré ce matin les vers qui suivent. Je les donne ici, non comme un modèle de littérature, mais comme un témoignage de respect à madame Victor Hugo, et de souvenir affectueux de nos jeunesses à un ancien ami. Mais je les donne en demandant excuse à l’antiquité.

À madame Victor Hugo,
souvenir de ses noces
.

Le jour où cet époux, comme un vendangeur ivre,
Dans son humble maison t’entraîna par la main,
Je m’assis à la table où Dieu vous menait vivre,
Et le vin de l’ivresse arrosa notre pain.

La nature servait cette amoureuse agape ;
Tout était miel et lait, fleurs, feuillages et fruits,
Et l’anneau nuptial s’échangeait sur la nappe,
Premier chaînon doré de la chaîne des nuits !

Psyché, de cette cène où s’éveilla ton âme,
Tes yeux noirs regardaient avec étonnement,
Sur le front de l’époux tout transpercé de flamme,
Je ne sais quel rayon d’un plus pur élément :

C’était l’ardent brasier qui consume la vie,
Qui fait la flamme ailleurs, le charbon ici-bas !
Et tu te demandais, incertaine et ravie :
Est-ce une âme ? Est-ce un feu ?… Mais tu ne tremblais pas.

Et la nuit s’écoulait dans ces chastes délires,
Et l’amour sous la table entrelaçait vos doigts,
Et les passants surpris entendaient ces deux lyres,
Dont l’une chante encore, et dont l’autre est sans voix…

Et quand du dernier vin la coupe fut vidée,
J’effeuillai dans mon verre un bouton de jasmin ;
Puis je sentis mon cœur mordu par une idée,
Et je sortis d’hier en redoutant demain !

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Et maintenant je viens, convive sans couronne,
Redemander ma place à la table de deuil ;
Il est nuit, et j’entends sous les souffles d’automne
Le stupide Océan hurler contre un écueil !

N’importe ; asseyons-nous ! Il est fier, tu fus tendre !
— Que vas-tu nous servir, ô femme de douleurs ?
Où brûlèrent deux cœurs, il reste un peu de cendre :
Trempons-la d’une larme ! — Et c’est le pain des pleurs !
Alph. de Lamartine.