Section 21, de la maniere dont la réputation des poëtes et des peintres s’établit
Je m’acquitte de la promesse que j’ai faite au commencement de cet ouvrage, d’examiner avant que de le finir la maniere dont la réputation des peintres et la réputation des poëtes s’établissent.
Ce que mon sujet m’obligera de dire sur le succès des vers et des tableaux, sera une nouvelle preuve de ce que j’ai déja dit touchant le mérite le plus essentiel et le plus important de ces ouvrages.
Les productions nouvelles sont d’abord apprétiées par des juges d’un caractere bien different, les gens du métier et le public. Elles seroient bien-tôt estimées à leur juste valeur si le public étoit aussi capable de défendre son sentiment et de le faire valoir, qu’il sçait bien prendre son parti. Mais il a la facilité de se laisser troubler dans son jugement par les personnes qui font profession de l’art auquel l’ouvrage nouveau ressortit.
Ces personnes sont sujettes à faire souvent un mauvais rapport par les raisons que nous exposerons.
Elles obscurcissent donc la verité, de maniere que le public reste durant un temps dans l’incertitude ou dans l’erreur.
Il ne sçait pas précisément quel titre mérite l’ouvrage nouveau défini en general. Le public demeure indécis sur la question, s’il est bon ou mauvais à tout prendre, et il en croit même quelquefois les gens du métier qui le trompent, mais il ne les croit que durant un temps assez court.
Ce premier temps écoulé, le public apprétie un ouvrage à sa juste valeur, et il lui donne le rang qu’il mérite, ou bien il le condamne à l’oubli. Il ne se trompe point dans cette décision, parce qu’il en juge avec désinteressement, et parce qu’il en juge par sentiment.
Quand je dis que le jugement du public est désinteressé, je ne prétens pas soutenir qu’il ne se rencontre dans le public des personnes que l’amitié séduit en faveur des auteurs, et d’autres que l’aversion prévient contr’eux. Mais elles sont en si petit nombre par comparaison aux juges désinteressez, que leur prévention n’a gueres d’influence dans le suffrage general. Un peintre, et encore plus un poëte, qui tient toujours une grande place dans son imagination, et qui lui-même est encore souvent un homme de ce caractere d’esprit violent, pour lequel il n’est point de personnes indifferentes, se figure qu’une grande ville, qu’un roïaume entier n’est peuplé que d’envieux ou d’adorateurs de son mérite. Il s’imagine le partager en deux factions aussi animées l’une contre lui et l’autre pour lui, que les guelfes et les gibelins l’étoient contre les empereurs et pour les empereurs, lorsque réellement il n’y a pas cinquante personnes qui aïent pris parti pour ou contre lui, et qui s’interessent avec affection à la fortune de ses vers. La plûpart de ceux en qui il suppose des sentimens de haine ou d’amitié très-décidez sont dans l’indifference, et disposez à juger de l’auteur par sa comédie, et non de la comédie par son auteur. Ils sont prêts à dire leur sentiment avec autant de franchise, que les amis commençaux d’une maison disent le leur sur un cuisinier que le maître essaïe. Ce n’est pas le moins équitable des jugemens de notre païs.