(1855) Louis David, son école et son temps. Souvenirs pp. -447
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(1855) Louis David, son école et son temps. Souvenirs pp. -447

Avertissement.

Il y a plusieurs années que l’ouvrage que je présente aujourd’hui au public est composé, mais différentes raisons m’en ont fait différer la publication jusqu’à ce jour ; la principale a toujours été le choix du moment où je pourrais trouver le public disposé à accueillir cette histoire du peintre Louis David et de son école. L’admiration pour les ouvrages de cet illustre artiste a été si exclusive jusqu’au moment de sa mort, et ils ont été critiqués, dénigrés même avec tant de violence et d’injustice pendant les quinze ou seize années qui ont suivi son exil, qu’il m’a paru indispensable d’attendre que le temps eût calmé l’effervescence de ces passions contraires, et qu’il devînt ainsi possible de porter sur les travaux de David un jugement impartial, et de le faire accepter avec calme aux lecteurs. Si je ne me trompe, ce moment est venu, et les compositions de David, après un examen rigoureux de près de vingt années, sont sorties triomphantes de cette rude épreuve. Ses défauts, car quel est le maître qui n’en ait pas ? résultent bien moins encore de la tournure de son esprit que des circonstances extraordinaires avec lesquelles il s’est trouvé aux prises pendant sa vie. En effet, L. David, déjà peintre et maître célèbre à la fin du règne de Louis XVI, devenait bientôt après l’interprète des passions qui agitaient la France en 1791. L’époque terrible de la Terreur, où le nom de l’homme politique se trouve si tristement inscrit, fut pour l’artiste une occasion de renouveler complétement son talent et sa manière, et le conduisit dans la voie qu’il a suivie en produisant ses deux plus beaux ouvrages, le tableau des Sabines et le Couronnement de Napoléon.

Depuis près d’un demi-siècle que ces tableaux ont été examinés et critiqués par deux ou trois générations dont les idées et les goûts ont été si différents, leur mérite est aujourd’hui paisiblement reconnu. Mais un point que personne ne conteste est la supériorité de David, non-seulement sur ses contemporains, mais encore sur les maîtres anciens, comme chef d’école. Aussi, malgré le reproche qu’on lui a si fréquemment adressé d’avoir exercé un empire absolu sur ceux qui cultivaient les arts dans le même temps que lui, est-on forcé de reconnaître aujourd’hui qu’aucun maître n’a moins imposé sa manière ; qu’il en a même changé quatre ou cinq fois, et qu’enfin, lui, dont l’enseignement était basé sur des principes fixes, mais si larges dans leurs applications, a formé des artistes dont les talents offrent une diversité remarquable. L’ascendant de David sur le goût de ses élèves pouvait-il être tyrannique, lorsque l’on compte parmi ceux-ci Drouais, Girodet, Gérard, Gros, M. Ingres, M. Schnetz, Léopold Robert et Granet, tous caractérisés par un génie si différent ? On ne craint pas de l’affirmer, aucune des écoles des plus célèbres maîtres modernes n’offre un pareil résultat, et ce sera toujours une gloire pour David d’avoir fondé et entretenu, pendant plus d’un demi-siècle, une véritable école, peut-être la dernière qui ait pu être constituée et qui se maintienne encore.

Les productions des arts, comme celles de la littérature, se ressentent toujours des événements auxquels l’artiste ou l’écrivain s’est trouvé mêlé, des erreurs, des préjugés de l’époque qu’il a traversée. Plus qu’aucun autre, David a cédé à l’influence exercée sur les esprits par les gouvernements sous lesquels il a vécu, depuis les dernières années de la monarchie jusqu’à la rentrée des Bourbons en France, en 1815. Il est sans doute regrettable que l’homme se soit montré si faible et si versatile ; mais c’est une chose, à la fois curieuse et instructive que de voir avec quelle promptitude, avec quelle fidélité les impressions diverses et souvent contraires qu’a reçues l’artiste ont été reproduites dans les ouvrages qu’il a successivement achevés sous Louis XVI, pendant la Terreur, sous le Consulat et pendant le règne de Napoléon. On peut comparer le génie et le talent de David à un miroir ; c’est avec la même fidélité, c’est avec la même impassibilité qu’ils ont reproduit, sans choix et involontairement, toutes les nuances des révolutions politiques et intellectuelles à travers lesquelles l’artiste a passé sa vie.

La part accidentelle que David a prise à tous les événements de son temps, les rapports qu’il a eus avec plusieurs de ses contemporains les plus célèbres, répandent sur l’histoire de la vie et de l’école de ce maître un intérêt que, bien loin de le négliger, nous nous sommes efforcé de faire ressortir. On trouvera dans cet ouvrage des détails anecdotiques sur les liaisons ou les entrevues que David a eues avec les hommes de 1793, avec Napoléon, Pie VII, le roi de Prusse et d’autres personnages historiques ; ces détails, nous l’espérons du moins, sont tout à fait propres, non-seulement à faire connaître le caractère de l’homme, mais à montrer l’importance que l’on attachait à son talent.

I. L’atelier des Horaces.

Celui qui, maître d’une idée et soutenu par ses talents, a exercé pendant plus d’un demi-siècle en France et en Europe une influence directe, forte et constante sur les arts qui dépendent de l’imagination, du goût et même de l’industrie, cet homme appartient de droit à l’histoire. Tel fut le peintre Louis David, dont la vie, comme on sait, a été si fortement agitée par les grands événements de la révolution française.

Ces Souvenirs ont pour objet de faire ressortir le génie propre de David et les principes que ce grand artiste a transmis à son école. Ils feront connaître premièrement le caractère de la réforme tentée dans les beaux-arts quelques années avant le temps où éclata la grande révolution de 1789 ; secondement, quels étaient les principes de cette réforme, ainsi que la manière dont ils furent interprétés par les artistes français, et en particulier par David devenu chef d’école ; puis les modifications apportées à ces principes par les nombreux élèves de ce maître jusqu’en 1816, lorsque, banni de France, il put assister, au moins par la pensée, aux attaques dirigées contre le système qu’il avait établi par son enseignement et par ses œuvres ; et enfin la restauration de la doctrine de David, remise en honneur par quelques-uns de ses dernière élèves, après la mort de leur maître.

L’ensemble des événements qui se rapportent à ces vicissitudes de l’art se trouvant compris dans l’espace de quatre-vingt-deux années (1772-1854), on ne peut s’attendre à trouver un récit tracé de suite par le même témoin. Aussi les faits variés contenus dans cet ouvrage reposent-ils sur les témoignages de trois autorités différentes : la tradition, les écrits déjà faits sur cette matière, et les souvenirs d’un homme qui a été l’élève de David, qui a connu particulièrement cet artiste pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, et que sa position et ses études ont peut-être placé plus favorablement que d’autres, pour retracer l’histoire d’une école aux travaux de laquelle il n’est pas resté complétement étranger.

Cet homme, demeuré artiste obscur, Étienne, que l’on ne verra figurer que quand son intervention sera indispensable pour donner plus de vérité aux événements dont il a été témoin, et de vie aux personnages qu’il a connus, Étienne est entré dans sa soixante-treizième année. Il a donc vu se dérouler près des trois quarts d’un siècle, et l’un de ceux des temps modernes les plus fertiles en grands événements. Enfant en 1789, son père lui fit parcourir tout Paris le lendemain de la prise de la Bastille ; jeune, il traversa l’Empire ; homme mûr, il a assisté aux révolutions de 1814, 1830, 1848 et 1852. Si obscure qu’ait été la vie d’un homme d’une intelligence ordinaire, mais témoin attentif de ce qui s’est passé pendant ces années, ce qu’il en raconte ne peut être dénué de tout intérêt, et lorsqu’ainsi qu’Étienne il s’est trouvé placé à un point de vue et près de personnes qui lui ont permis d’observer les événements et les hommes sous des aspects particuliers, peut-être est-ce un devoir pour lui de transmettre aux autres ce qu’il a vu, entendu et éprouvé.

Dès sa plus tendre enfance, Étienne avait montré du goût et quelque aptitude pour l’art du dessin. Son père vit avec plaisir se développer chez son fils une disposition qui semblait devoir le diriger vers l’étude de l’architecture. L’aisance dont jouissait la famille d’Étienne engagea cependant ses parents à lui faire suivre le cours des études classiques. Trop jeune encore (il avait huit ans) pour entrer au collège de Lisieux, où il devait être élève, on le confia aux soins d’un maître tenant un pensionnat relevant de ce collège. À cette époque, les idées du nivellement des classes de la société étaient déjà fortement imprimées dans les esprits, et l’instinct de la bourgeoisie la poussait à opérer graduellement ce changement par l’instruction plus complète et plus forte qu’elle s’efforçait de faire donner à ses enfants. Étranger à tout esprit de système, mais obéissant à cette impulsion qui entraînait la classe de la société à laquelle il appartenait, le père d’Étienne désirait avec ardeur que son enfant reçût une instruction supérieure à la sienne. Une anecdote concernant le père et le fils fera juger de l’importance extrême et particulière que l’on attachait alors à l’instruction des enfants.

Étienne avait été confié à M. Savouré au printemps de 1789. Le lendemain de la prise de la Bastille, au moment où Paris était encore en émoi de ce grand événement, le père d’Étienne, inquiet, courut chercher son enfant pour le garder près de lui. Il le ramena en traversant la ville depuis le quartier du Jardin-du-Roi jusqu’à celui du Palais-Royal, où il demeurait. Pendant ce long trajet, les deux voyageurs eurent plus d’une occasion de voir l’agitation qui régnait de tous côtés. Cependant, au milieu de la confusion des idées qui se succédèrent dans l’esprit du jeune écolier, deux circonstances produisirent une forte impression sur lui, et se gravèrent pour toujours dans sa mémoire : la cocarde tricolore que l’on attacha d’autorité à son chapeau sur le Pont-Neuf, en face de la statue d’Henri IV, et l’effroyable détonation d’une pièce de 48, au moyen de laquelle on entretenait l’alarme dans la ville. D’ailleurs, l’enfant, comme s’il eût pressenti que son existence devait se passer au milieu des tempêtes politiques, se sentit peu ému des cris du peuple et de l’agitation générale des citoyens. Cependant, arrivés au perron du Palais-Royal, le père et son fils trouvèrent là, placé en faction, l’un de leurs voisins, l’homme le moins belliqueux et le moins partisan de la révolution qu’il y eût sans doute dans le quartier. Armé d’un beau fusil de chasse damasquiné, pâle de fatigue et d’inanition, il était demeuré là six heures à attendre consciencieusement que celui qui l’avait posé en sentinelle, et qui ne se souvenait plus de lui, vînt substituer un factionnaire à sa place.

Le petit Étienne qui, ainsi que tous les écoliers, aurait fait bon marché de la chute d’une monarchie pour avoir un jour de congé, voulut entraîner le voisin factionnaire en l’engageant à rentrer chez lui. Mais l’honnête bourgeois, tout las et contrarié qu’il fût de sa corvée militaire, lui dit : « Mon petit ami, quand on nous a confié un poste, il faut y rester, dût-on y mourir. »

Cette parole, que les événements du jour et le trouble de la ville rendaient grave et solennelle, tomba jusqu’au fond de l’âme d’Étienne. Il devint pensif, et, lorsqu’il se fut éloigné du voisin en suivant son père, après quelques minutes de silence, il demanda à celui-ci : « Mais qu’est-ce donc que la révolution ? que demande-t-on, mon père ? » La question était embarrassante. Le père aimait tendrement son fils, et il craignait également de lui transmettre une idée fausse, ou de faire germer dans son esprit des pensées dangereuses. « Mon enfant, répondit-il après quelques instants d’indécision, qui redoublèrent la curiosité du petit questionneur, mon cher enfant, il est bien difficile de te répondre… Si tu étais plus grand… » Le père s’arrêta encore, puis, rassemblant ses idées et cherchant à profiter de cette occasion pour exhorter son fils au travail, il ajouta : « Tiens, je ne puis mieux faire qu’en te disant que la révolution détruit toutes les distinctions entre les hommes. Désormais il n’en existera plus qu’une, celle que la science et l’instruction mettront entre les ignorants et les savants. Ainsi travaille bien si tu veux te distinguer ; il n’y a plus d’autre noblesse. »

Ces mots, qui n’étaient peut-être qu’une réponse évasive, se gravèrent d’une manière ineffaçable dans la mémoire d’Étienne, et sans doute ils ont influé sur le destin de toute sa vie. Cependant, s’ils produisirent un effet salutaire, ce ne fut que quelques années après, car Étienne ne fut jamais qu’un pauvre écolier, même à Lisieux, où il acheva sa sixième au milieu des émeutes populaires et des troubles politiques toujours croissants qui amenèrent bientôt la suppression des collèges. Pendant l’année 1793, Étienne, rentré dans sa famille, abandonna presque entièrement les études classiques, pour se livrer au goût naturel qui le dominait. Sans conseil et sans guide, il copiait de faibles gravures d’après les peintres académiciens dont la renommée durait encore, les Boucher, les Vanloo, les Bouchardon, les Natoire, etc. À ce travail, qui passait pour des études, il faisait succéder des occupations qui, si futiles qu’elles fussent, trahissaient mieux son instinct. Toutes ses récréations étaient employées à construire des petits théâtres dont il était à la fois le machiniste, le décorateur, l’auteur et l’acteur. Bref, il perdait son temps ; mais il le sentait, et ne cessait de prier son père de lui donner un maître qui lui enseignât l’art du dessin.

Dans cette circonstance, le père d’Étienne sentait toute l’importance d’un bon choix ; et si jusqu’alors il avait tardé à satisfaire la juste impatience de son fils, c’est qu’il ne voulait le confier qu’à un homme, à un artiste qui pût, dès ses premiers pas, le mettre dans la bonne voie. D’ailleurs, le régime de la terreur était dans toute sa force, et les inquiétudes causées par les affaires publiques ôtaient toute importance aux intérêts privés.

Cependant, dans cette année terrible, on s’occupait parfois d’art ; et malgré l’horreur qu’inspirait le comité de sûreté générale, dont David était membre, les talents de cet artiste commandaient l’admiration de tous. On s’efforçait de séparer l’homme politique du peintre, et ceux surtout qui, comme Étienne, étaient jeunes et ne voyaient en lui que l’auteur des Horaces et du Brutus, éprouvaient une vive curiosité de rencontrer ce peintre célèbre. C’était l’une des idées fixes d’Étienne.

La première fois qu’il l’aperçut, ce fut à la fameuse fête de l’Être suprême (20 prairial an II. — 8 juin 1794). Les annonces et les apprêts pompeux que l’on avait faits pour cette cérémonie ayant excité la curiosité d’Étienne, son père consentit à le conduire aux Tuileries pour voir passer le cortège. Ce fut vraiment un beau et grand spectacle. Toutefois l’éclat extérieur de cette fête le céda à la préoccupation qu’elle fît naître dans tous les esprits. Le pouvoir de Robespierre déclinait ; on avait osé lui dire qu’il prétendait à la tyrannie, et l’on répétait tout bas que ceux qui voulaient sa perte avaient trouvé moyen de le mettre en évidence pendant la fête, de manière à compromettre sa popularité. En effet, lorsqu’Étienne vit s’avancer les membres de la Convention nationale, rangés sur deux lignes, et comme il considérait attentivement cette masse d’hommes graves décorés de la ceinture et du panache tricolores, et tenant à la main un gros bouquet de coquelicots, de bluets et d’épis de blé mûr, son père lui toucha l’épaule et lui dit : « Tiens, regarde, voilà Robespierre ; c’est celui qui marche seul, devant la Convention. » Étienne porta alors toute son attention sur cet homme qui avait encore la destinée de tous les français entre les mains. Sa taille était médiocre, sa figure pâle, son expression sèche et grave. À cette cérémonie, pendant laquelle il marchait de quelques pas en avant du large front que présentaient les membres de la Convention, il s’avançait à pas mesurés, la tête découverte, les yeux habituellement dirigés vers la terre, et à sa démarche composée et parfois incertaine, il était facile de s’apercevoir que le rang à part qu’on lui avait assigné lui causait de l’embarras. Malgré la pompe et la nouveauté des ornements qui caractérisaient cette fête, le jeune

Étienne fut frappé du contraste qu’offrait l’expression morne et inquiète de Robespierre comparée à l’agitation qui se manifestait par moments dans les rangs des représentants du peuple. Il observait cette disparate sans pouvoir s’en rendre compte, lorsque deux ou trois jeunes gens, marchant dans la contre-allée derrière lui et son père, dirent à demi-voix, et en faisant allusion à Robespierre qu’ils voyaient passer aussi « Ah ! monstre que tu es, ton compte sera bientôt réglé maintenant ! » Ceux qui entendirent ces paroles tremblèrent, car la discrétion et le silence, en pareille occasion, indiquaient la complicité et étaient punis de mort.

Mais presqu’au même instant l’attention fut détournée par la voix d’un homme qui criait en marchant très-vite : « Place au commissaire de la Convention ! » La haie des curieux, qui bordait la grande allée des Tuileries, s’ouvrit, et l’on vit un représentant du peuple en costume, tenant ses deux fils par la main, et s’avançant avec vivacité vers le milieu du cortège pour faire presser la marche au groupe des juges du tribunal révolutionnaire, qui précédait celui des membres de la Convention. C’était David, chargé de la disposition de toute la fête, qui agitait son chapeau surmonté d’un grand panache tricolore, pour faire maintenir les distances entre les différents corps des fonctionnaires de la république formant le cortège.

Étienne ne fit qu’entrevoir David, mais l’apparition de cet artiste, dont tous les assistants rappelèrent, en cette occasion, le talent et la gloire, fit une telle impression sur le jeune enfant, que depuis ce jour il redoubla d’efforts pour perfectionner ses études dans l’art du dessin. Cependant le 9 thermidor vint et Robespierre tomba. Il sera toujours bien difficile de faire comprendre à ceux qui n’en ont pas été témoins la terreur dont on fut frappé sous le règne de cet homme, et la joie folle que l’on éprouva immédiatement après sa mort.

La première idée qui vint à Étienne, quand il vit ainsi succéder la satisfaction à la crainte dans sa famille, fut de conjurer de nouveau son père de lui donner un professeur de dessin. La difficulté de faire un bon choix fut encore alléguée, et cette affaire demeura suspendue. Le 13 thermidor, quatre jours après le supplice de Robespierre, lorsque chacun allait et venait dans Paris sans savoir où, mais comme pour respirer un air plus libre, Étienne fit une promenade aux Champs-Élysées avec son père. Là, profitant de la bonne humeur qu’avaient fait renaître les derniers événements politiques, il employa toutes les cajoleries de l’éloquence enfantine pour obtenir ce qu’il désirait. Tout en échangeant des instances pressantes et des promesses conditionnelles, le père et le fils rentrèrent par les Tuileries et se trouvèrent bientôt sous les murs du château, dans lequel se tenaient les séances de la Convention. Elle était en permanence ; et le père d’Étienne, qui, pour rien au monde, n’aurait voulu mettre le pied en ce lieu cinq jours auparavant, eut l’idée d’y conduire son fils. Ils pénétrèrent dans la salle, et par un hasard singulier trouvèrent accès dans une des tribunes. La jeunesse d’Étienne fut cause que chacun se prêta pour lui ménager une place sur la première banquette, en sorte qu’il put voir et entendre parfaitement ce qui préoccupait l’assemblée en ce moment.

Le représentant du peuple, le peintre David, était à la tribune, où il balbutiait quelques paroles sourdes

qu’il cherchait, mais en vain, à opposer à la fureur de plusieurs de ses collègues acharnés à le faire décréter d’accusation. Il était pâle, et la sueur qui tombait de son front roulait de ses vêtements jusqu’à terre, où elle imprimait de larges taches. Étienne avait souvent entendu parler des tableaux des Horaces et de Brutus, il savait que David était le peintre le plus renommé de l’époque ; aussi, malgré les charges terribles qui s’élevaient contre cet homme, ne fut-il frappé, que de l’idée de voir le plus habile artiste de France menacé d’une mort prochaine. Mais il faut tout dire : la faiblesse de la défense de l’artiste, la violence excessive de ses accusateurs et l’état de souffrance et d’angoisse dans lequel était cet homme, auraient fait naître la pitié dans tout autre cœur que celui d’un enfant sur qui les grands événements politiques n’avaient pas encore pu agir puissamment.

Telle fut la triste et mémorable occasion qui fit connaître au jeune Étienne celui qui, deux ans après, devait l’admettre au nombre de ses élèves.

On parla beaucoup dans le monde de l’accusation portée contre David et de sa condamnation à la prison. À ce sujet, les avis étaient fort partagés : les uns blâmaient hautement l’indulgence dont on avait usé envers un des membres du comité de sûreté générale, dont la culpabilité était jugée la plus flagrante ; d’autres, sans nier ce que l’on reprochait à David, soutenaient que l’on avait agi généreusement, mais avec prudence, en sauvant la vie à un si grand artiste que sa niaiserie et sa bêtise (telles étaient les expressions employées alors) avaient rendu complice à son insu des plus grands criminels.

Pour Étienne, le résultat de ces discussions, ordinairement fort vives, était de lui faire sentir le cas singulier que l’on faisait du talent de David, et d’exciter en lui la curiosité plus vive que jamais de voir les ouvrages de ce peintre. Mais les Horaces et le Brutus, les deux tableaux de cet artiste dont on parlât alors, lui appartenant encore, étaient placés dans un de ses ateliers particuliers où il n’était pas facile de pénétrer. Outre cela, on était peu disposé à faire les démarches nécessaires pour arrivera ce but, et plus d’une fois, lorsqu’Étienne ramenait la conversation sur ce sujet, lui imposait-on silence en parlant avec dégoût des portraits de Marat et de Le Pelletier de Saint-Fargeau que David avait peints pour la Convention.

Il fallut comprimer ses désirs jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion favorable de les satisfaire. Dans cette attente, Étienne continua pendant quelque temps à copier, dans la maison paternelle, les mauvais modèles qui étaient à sa disposition, mais dont le mérite et l’autorité avaient été déjà affaiblis dans son esprit par quelques conversations qu’il avait eues avec de jeunes dessinateurs plus âgés que lui et instruits du changement de goût que David avait opéré dans les arts. Cependant le temps s’écoulait en pure perte. Étienne le sentait, le disait à ses parents en les priant avec plus d’instances que jamais de le mettre sous la direction d’un artiste de talent. Enfin un architecte, ami de la maison, proposa pour maître un élève de David dont le mérite et la probité lui étaient connus. Le professeur, qui était déjà connu de la famille, fut agréé, et comme la jeunesse d’Étienne et son caractère vif et aventureux semblaient exiger une surveillance attentive, ses parents lui firent enseigner le dessin près d’eux.

Étienne eut donc pour premier maître un élève de l’école de David, contemporain et condisciple de Fabre, de Girodet, de Gérard et de Gros. Godefroy, tel était son nom, était âgé, en 1794, de vingt-deux à vingt-quatre ans. Blond, paresseux, d’une honnêteté parfaite, ne manquant pas d’esprit, c’était d’ailleurs un peintre plus propre à faire des croquis et des compositions faciles qu’à mettre à bonne fin le plus léger ouvrage. L’une des premières questions que lui adressa Étienne fut de savoir comment il faudrait s’y prendre pour voir les Horaces et le Brutus de David. Mais cette requête suggéra au maître une réponse qui ruina les espérances de l’élève. Loin de partager les opinions politiques de David, Godefroy au contraire faisait partie des jeunes gens, des muscadins à cadenettes qui réagissaient contre les terroristes, sous la conduite de Fréron. Il fallut donc qu’Étienne renonçât encore à voir les ouvrages de David, dont Godefroy, pour le consoler, lui faisait des croquis pendant les leçons.

Si ce jeune homme était un brave et aimable garçon, il faut dire aussi qu’il était peu propre à pratiquer et à enseigner la peinture. Avec sa tête légère et la paresse de son esprit, il avait trouvé dans les agitations politiques du moment un emploi complet de ce qu’il y avait de disponible dans ses facultés. Enrôlé dans l’escadron des jeunes gens, Godefroy, aux approches du 13 vendémiaire (an IV), employait les journées entières à se promener avec ses compagnons sous les galeries du Palais-Royal, traînant d’une manière bruyante un grand sabre de cavalerie attaché à un ceinturon bouclé sur sa redingote, et, ainsi affublé, passant son temps à narguer les terroristes et les partisans de la Convention.

Interrompant parfois le cours de ces expéditions guerrières, Godefroy continua bien de venir chez les parents d’Étienne ; mais c’était seulement pour donner des nouvelles de ce qui se passait à Paris et des succès ou des revers alternatifs des jeunes gens et des terroristes. Quant au dessin et à la peinture, il n’en disait plus même un mot.

Après la journée du 13 vendémiaire, et lorsque le calme fut à peu près rétabli, le pauvre Godefroy, pour qui cette campagne malheureuse fut sans doute l’occasion de sa vie où il a montré le plus d’activité et d’énergie, cessa de venir dans la famille d’Étienne. N’ayant qu’un talent médiocre, il peignit, pendant quelque temps, des lampes chez Quinquet, dont le nom consacre le souvenir de son invention. Puis enfin, ne trouvant plus à s’occuper en France, il se décida à passer aux États-Unis, où il est mort quelques années après.

Étienne a sans doute tiré bien peu de profit des leçons qu’il a reçues de Godefroy, et cependant il a toujours conservé un souvenir tendre de ce bon jeune homme, qui, outre les précieuses qualités de son cœur, avait le goût des ouvrages excellents et a appris à Étienne à connaître et à apprécier les vrais chefs-d’œuvre des arts.

Mais le temps s’écoulait et les progrès d’Étienne étaient insensibles. Pendant les années 1794 et 1795, il alla habiter la campagne avec ses parents. Par un concours de circonstances qui ne peuvent être rapportées ici, le jeune élève en peinture reprit le goût des études classiques et revit la plupart des auteurs latins avec une ardeur et une énergie qui se réveillent rarement quand leur action a été interrompue. Cet acte de sa volonté, couronné par un succès inattendu, lui fit faire de nouveaux efforts. Entre autres, il se mit seul et sans guide, à dessiner le paysage d’après nature. Étienne commençait à se sentir plus fort ; en rentrant à Paris, vers l’automne de 1796, il témoigna ouvertement à ses parents le désir d’entrer à l’école de David.

Jusqu’à cette époque, le caractère et les dispositions, de l’esprit de ce jeune homme avaient inspiré des inquiétudes à sa famille. D’une vivacité excessive de corps, et souvent agité par les fantaisies d’une imagination plus mobile que productive, on pouvait redouter chez lui le premier effet des passions. Cette crainte, qui était fondée, fit prendre aux parents d’Étienne un terme moyen pour qu’il reçût les conseils de David, sans qu’il fût exposé tout à coup au danger de se trouver au milieu de jeunes élèves dont la conduite fort peu réglée n’était soumise à aucune surveillance. On eut encore recours à l’architecte qui avait introduit Godefroy dans la maison. Plus heureux cette fois, cet ami trouva moyen de faire entrer Étienne chez un élève de David, à qui ce maître avait prêté, pour achever un tableau, l’atelier même où étaient placés ceux des Horaces et de Brutus. De ce concours de circonstances, il résultait qu’Étienne serait pleinement satisfait, puisqu’il allait travailler sous un maître digne de sa confiance, qu’il verrait à son gré les ouvrages de David, et qu’enfin ce célèbre artiste, ayant entendu parler d’Étienne, avait promis à ses parents de surveiller ses études.

Charles Moreau, le maître nouveau à qui Étienne venait d’être confié, était alors dans sa trentième année. C’était un homme bien fait de sa personne, dont la physionomie calme n’annonçait rien moins qu’une imagination ardente. La nature l’avait doué d’une certaine aptitude aux arts, dont il était facile de voir qu’il cherchait plutôt à profiter pour s’assurer une profession, que dans l’idée de courir follement après la gloire. Pendant le cours de ses études académiques, il avait obtenu un double succès fort rare. Après avoir remporté le grand prix d’architecture, l’art qu’il avait étudié plus particulièrement, on lui décerna le second grand prix de peinture en 1792, la même année que Landon eut le premier. Cette double palme, conquise par des travaux recommandables, devait naturellement faire concevoir de hautes espérances pour l’avenir de Charles Moreau ; toutefois cet artiste, dont le mérite particulier consistait en une certaine habileté à employer avec goût ce qu’il avait appris dans les écoles, ne répondit qu’imparfaitement à ce que l’on attendait de lui. Il était d’un abord froid, mais au fond plein de bonté et de politesse ; aussi Étienne l’accepta-t-il avec joie comme maître, soutenu d’ailleurs par l’espérance de voir quelquefois David et d’arriver à l’honneur de recevoir ses conseils.

Mais le lieu où Étienne allait étudier sous Moreau, l’atelier des Horaces, a été trop célèbre et se trouvait trop voisin de l’école où David enseignait ses élèves, pour n’en point faire connaître la disposition en détail. Ceux qui parcourent aujourd’hui les quatre grandes galeries du vieux Louvre, si spacieuses, si magnifiquement ornées, et remplies de tant de richesses, ne se doutent guère des hideuses saletés qu’elles renfermaient encore vers 1786 et 97, lorsque le jeune Étienne pénétra dans ces lieux obscurs pour la première fois. Les deux corps de bâtiment où sont établis aujourd’hui les musées des Souverains et de la Chalcographie, du côté de la grande colonnade et en retour parallèlement à la rue de Rivoli, étaient, ainsi que les autres parties du Louvre, habités par les artistes à qui on avait laissé maçonner intérieurement, quand l’État lui-même ne les faisait pas construire, une suite de cahutes qui, tirant toutes leur jour de la grande cour, mettaient dans l’obscurité le reste de ces vastes galeries, dont les murs, ainsi que les immenses charpentes de la toiture, étaient à nu.

On pénétrait dans cette partie du Louvre par deux escaliers ; l’un à gauche, sous le guichet en entrant par la rue du Coq, qui n’existe plus, et l’autre en hélice, obscur, étroit, détruit maintenant, qui répondait alors à droite en entrant, sous le guichet du côté de l’église Saint-Germain l’Auxerrois.

Quant à l’amas de ces constructions intérieures, accordées à David, pour lui personnellement et pour ses élèves, il se trouvait dans une partie du vide qui forme aujourd’hui la cage du grand escalier bâti sous le règne de Napoléon, à l’angle de la colonnade et de la face nord du Louvre, près de l’hôtel d’Angivilliers.

Ces détails suffiront pour faire connaître quel était l’état intérieur d’un des plus beaux monuments de l’Europe, quoique, pour en compléter le triste tableau, il soit indispensable d’ajouter que, près des grands murs noirs adossés à la colonnade, des espèces d’immenses éviers servaient de latrines toujours ouvertes d’où s’exhalait un air infect, qui ne se renouvelait qu’avec peine.

Rien n’est tel que de trouver les choses convenablement établies pour croire qu’elles n’ont jamais dû être autrement disposées. Ce qu’il est difficile de comprendre, c’est que la plupart des artistes à cette époque, c’est que leurs femmes, leurs filles, ainsi que les amateurs opulents qui fréquentaient les ateliers, toutes personnes bien élevées, distinguées même par leurs goûts et leurs habitudes, vivaient là sans qu’aucune d’elles témoignât hautement l’horreur que l’obscurité dégoûtante de l’intérieur du Louvre devait naturellement leur inspirer. Mais cette tolérance s’explique par un seul fait : les artistes, leur famille et leurs élèves y étaient logés gratis. Aussi ne fallut-il rien moins que la volonté de fer et le pouvoir de Napoléon pour purger ces nouvelles étables d’Augias, et rendre le monument du Louvre à une destination digne de la nation au milieu de laquelle il a été élevé.

C’est vers le mois d’octobre 1796 qu’Étienne, âgé de quinze ans et demi, fit pour la première fois son entrée dans ces lieux. Muni de son carton et de ses crayons, ce ne fut pas sans peine qu’il parvint jusqu’à l’angle ténébreux du Louvre, où, parmi tant d’autres, se trouvait la petite porte qui conduisait à l’atelier des Horaces. Il monta une espèce d’escalier roide, étroit, dont les planches craquaient sous chacun de ses pas. Parvenu à la dernière marche, en portant son regard vers la droite, il aperçut un vaste espace sombre, formé en partie par les gros murs du Louvre, et dans lequel étaient entassés, l’un près de l’autre, des châssis, des toiles à peindre et de grands mannequins drapés dont l’apparition lui inspira une terreur passagère. Mais à gauche se présentait une autre petite porte au-dessus de laquelle une ouverture vitrée laissait passer un jour douteux.

De quelque nature que soit un début, il cause toujours de la timidité. Le jeune arrivant balança quelques instants avant d’ouvrir la porte qu’il franchit enfin pour entrer dans l’atelier des Horaces.

La nouveauté du lieu et des objets au milieu desquels il se trouvait aurait sans doute exclusivement excité sa curiosité, si l’embarras de se faire reconnaître et la présence d’un personnage inconnu à Étienne n’eussent pas captivé son attention dans les premiers moments. C’était à la fin d’octobre ; le froid commençait à se faire sentir, et le quidam qu’Étienne trouva à l’atelier s’occupait, devant le poêle, à fendre une grosse bûche en menus morceaux pour allumer le feu. Cet homme devait avoir de vingt-trois à vingt-cinq ans. Il ressemblait en laid à Socrate, et ses membres présentaient cette sorte d’obésité, signe plus certain de paresse que de bonne santé. Ses cheveux, d’un blond sale et douteux, recouvraient à peine son front bombé, sous lequel perçait un regard oblique exprimant bien plus la défiance que la pénétration. C’était Alexandre, le fils de Mme C., femme du peintre de batailles.

À l’arrivée d’Étienne, Alexandre se leva et vint à lui comme quelqu’un qui s’attend à recevoir un nouveau venu, et quoique ce singulier personnage ne parlât guère que par monosyllabes et en s’aidant du geste, il parvint à désigner à son jeune condisciple la place qu’il devait occuper pendant son travail, ainsi que les dessins qui lui serviraient de modèles. Quand il se fut acquitté de ce soin, il s’approcha d’Étienne en faisant un sourire câlin et lui dit : « Vous savez sans doute que le dernier entré chez les peintres fait le ménage ? Tenez, ajouta-t-il en montrant le bois d’une main et en présentant la petite hache à Étienne de l’autre, allumez le feu, car c’est aujourd’hui lundi ; on pose1 un nouveau modèle à l’atelier des élèves de M. David, et il faut que j’aille tirer ma place au sort. » Il n’eut pas plutôt achevé ces paroles, qu’il ouvrit la porte et descendit le petit escalier de bois qu’Étienne venait de monter.

Fait à la vie de collège, Étienne avait l’habitude de vivre avec des camarades ; aussi, loin de se formaliser de la tâche qui venait de lui être imposée, la remplit-il le plus promptement qu’il put, afin d’avoir le temps et le loisir de reconnaître le lieu étrange où il se trouvait. Mais le feu était à peine allumé, qu’un vacarme sourd se fit entendre au-dessous de l’atelier des Horaces. Étienne prêtait une oreille attentive pour découvrir la cause de ce bruit, lorsqu’Alexandre, remontant avec précipitation, prit une toile à peindre, et, s’étant aperçu de l’étonnement d’Étienne, lui dit : « On a eu une peine de chien à s’accorder sur la pose à donner au modèle ; c’est ce qui les fait crier comme vous entendez ; mais je redescends pour prendre ma place ; je n’ai pas été heureux, j’ai le numéro 34. »

Resté seul de nouveau, cette fois Étienne profita de l’occasion pour observer dans tous ses détails le fameux atelier des Horaces. Ce vaisseau avait environ quarante-cinq pieds de long sur trente de large. Ses murs crépis en plâtre étaient recouverts d’une teinte en détrempe de couleur gris-olive, et la lumière n’était introduite en ce lieu que par une seule ouverture élevée de neuf pieds au-dessus du plancher, et donnant sur l’esplanade du Louvre, sous la grande colonnade. Le long des deux parois latérales étaient placés, à gauche en entrant, le tableau des Horaces, et à droite celui de Brutus. Outre ces deux ouvrages de David, principal ornement de cet atelier, on voyait une charmante ébauche d’un enfant nu, mourant en pressant la cocarde tricolore sur son cœur ; c’était le jeune Viala.

Mais si ces tableaux attiraient vivement l’attention par leur mérite, l’ameublement de l’atelier était, en son genre, un objet de curiosité non moins piquant. Jusqu’à cette époque, les meubles des maisons même les plus opulentes de Paris étaient encore fabriqués sur le modèle de ceux du temps de Louis XV ou de Marie-Antoinette, tandis que ceux de l’atelier des Horaces portaient un tout autre caractère. Les chaises courantes en bois d’acajou sombre, et couvertes de coussins en laine rouge avec des palmettes noires près des coutures, avaient été copiées sur celles dont la représentation est si fréquente sur les vases dits étrusques. Au lieu des deux bergères d’usage, on voyait d’un côté une chaise curule en bronze, dont les extrémités des deux X se terminaient en haut et en bas par des têtes et des pieds d’animaux, et de l’autre un grand siège à dossier, en acajou massif, orné de bronzes dorés et garni du coussin et de draperies rouges et noires ; le tout avait été fidèlement imité de l’antique et exécuté par le plus habile ébéniste de ce temps, Jacob, d’après les dessins de David et de Moreau, son élève, près duquel devait travailler le jeune Étienne.

Enfin le complément de ce meuble était un lit également à l’antique, mais qu’habituellement on reléguait, pour gagner de la place, dans ce grand espace obscur peuplé de mannequins et plein de poussière, vers le quel Étienne avait jeté les yeux en arrivant.

Au surplus, tous ces objets, exécutés d’après le goût et sur les ordres de David, étaient, à proprement parler, des meubles d’atelier, puisqu’en effet ce peintre les a copiés dans ses ouvrages. C’est ce dont on pourra s’assurer en confrontant la description qui précède avec les meubles qui se trouvent dans les tableaux de Socrate, des Horaces, de Brutus, d’Hélène et Pâris, et dans le portrait ébauché de Mme Récamier.

Il est à propos de ne pas oublier que tout ce meuble était exécuté déjà depuis six ou sept ans, lorsque, en 1796, Étienne le vit pour la première fois. Alors, dans le public, ce goût ne faisait que commencer à se répandre. On citait comme une nouveauté les meubles de Jacob d’après l’antique ; Quinquet était peut-être moins fier de l’invention de ses lampes que des ornements étrusques que les élèves de David peignaient sur leurs montures, et l’on surprenait souvent les coiffeurs dans le fond de leur boutique, réfléchissant sérieusement devant une tête à perruque, pour imiter la coiffure des sœurs des Horaces ou de la femme et des filles de Brutus, des tableaux de David.

Mais revenons à la décoration de l’atelier. La face opposée à celle où s’ouvrait la grande et unique fenêtre était divisée en trois portions. Celle du centre, la plus large, se terminait, en haut, par une archivolte au milieu de laquelle on avait pratiqué un grand œil-de-bœuf vitré, qui laissait distinguer un autre mauvais escalier en bois faisant suite au premier, et conduisant à un étage supérieur dont on aura plus d’une fois l’occasion de parler. Des petites portes formaient les deux divisions latérales de cette face, et elles étaient remarquables par leur décoration, qui consistait en toiles vertes retroussées par des clous d’or, absolument de la même manière que le sont celles de la grande tenture qui garnit le fond sur lequel se détachent la femme et les filles de Brutus, dans le tableau de ce nom. Quant au reste des objets rassemblés avec ordre et une symétrie élégante dans ce lieu, il consistait en figures, en fragments de figures ou d’ornements antiques moulés en plâtre. Ces pièces étaient suspendues aux murs ou posées sur un immense appui logé dans le renfoncement cintré où se groupaient des statues entières ombragées par des branches, des couronnes de chêne, au-dessus desquelles s’élevait une grande palme très-belle encore, quoiqu’elle fût jaunie par le temps.

Le poêle, car il ne faut rien omettre, était établi isolément, mais d’équerre avec l’angle formé par le côté de la fenêtre et celui où était suspendu le tableau des Horaces.

On se figurera facilement la surprise que durent inspirer tant de choses qui eussent même été nouvelles pour beaucoup de gens, mais qui le parurent bien davantage au jeune Étienne, qui ne connaissait que la maison paternelle et celles de quelques particuliers, aisés il est vrai, mais dans lesquelles le goût nouvellement introduit dans les arts n’avait pas encore pénétré.

Étienne avait bien eu l’occasion de voir jouer Talma au Théâtre-Français. Il savait même qu’entre les qualités que l’on attribuait à cet acteur, on lui faisait un mérite particulier de l’exactitude rigoureuse avec laquelle il observait le costume des divers personnages qu’il représentait. À tort ou à raison, on répétait dans le public que Talma ne se décidait jamais à remplir un rôle sans avoir été consulter les monuments antiques à la bibliothèque ; on ajoutait que quand il avait fait sur le costume ses études et son choix, il allait les faire approuver par David. Était-il question d’un vêtement, d’un meuble, d’un bronze ou d’une décoration nouvelle, ils

étaient imités de l’antique et toujours David, ou au moins l’un de ses élèves en avait fourni les dessins. Quoi qu’il en soit, ces idées n’étaient encore admises que par les artistes et le petit nombre de personnes qui les fréquentaient, en sorte que les objets, qui frappèrent les yeux d’Étienne à l’atelier des Horaces le transportèrent brusquement dans un monde nouveau. Cependant ce monde si restreint encore, mais qui devait bientôt imposer à toute la France et même à l’Europe son fanatisme pour l’antiquité, ce monde était déjà fort, et le jeune Étienne allait être adopté par lui.

Malgré l’inexpérience du jeune élève, cette journée passée dans l’atelier des Horaces et les réflexions que tant d’objets nouveaux lui firent faire agirent avec puissance sur son esprit. Dans la vie d’un homme, il y a toujours des circonstances décisives qui l’enlèvent à la génération dont il procède pour le placer au milieu de celle dont il fait partie. C’est ce qui arriva à Étienne en cette occasion. Il s’aperçut tout à la fois de combien on était en arrière dans la maison de ses parents sur la marche qu’avaient suivie les arts depuis dix ans, et pressentit tout ce qu’il fallait qu’il connût et qu’il étudiât pour rattraper le gros de l’armée dans laquelle il se trouvait enrégimenté tout à coup.

Trois heures s’étaient écoulées depuis le départ d’Alexandre. Outre le temps d’inspecter l’atelier, Étienne avait encore trouvé celui de tracer une esquisse d’après un dessin fait d’après Michel-Ange par David, et le reste de ses curieux loisirs avait été employé à observer en détail ce qui occupait le milieu de l’atelier.

Aujourd’hui que les procédés et les mystères de la peinture à l’huile sont connus de tout le inonde, on aura peine à comprendre comment Étienne se trouvait si favorisé d’être admis à voir commencer un tableau, et quelle fut sa joie en pouvant considérer à loisir une toile blanche de sept pieds, sur laquelle on avait reporté, au moyen d’un carrelage, les figures d’une grande composition. Tel était encore cependant le mystère dont s’entouraient les peintres dans leurs ateliers, que l’espoir qu’eut Étienne de voir commencer, faire et achever un tableau, fut une des satisfactions les plus vives de toutes celles qu’il éprouva pendant cette matinée. Ce fut donc avec la plus scrupuleuse attention qu’il étudia, on peut le dire, ce qui était tracé sur cette toile blanche posée sur un chevalet.

David commençait alors son tableau des Sabines dans une autre partie du Louvre où on lui avait accordé un local plus vaste ; en sorte que, pour obliger son élève Moreau, il lui avait prêté son atelier des Horaces. Charles Moreau traitait le sujet de Virginius montrant au décemvir Appius le couteau avec lequel il vient d’immoler sa fille. Cette composition, dans laquelle l’artiste s’était efforcé de multiplier les preuves de son double talent, ne put être terminée alors. Un an après qu’elle fut entreprise, Moreau, dont le talent en architecture était tout à fait recommandable, saisit fort raisonnablement l’occasion qui lui fut offerte de reconstruire l’intérieur de la salle du Théâtre-Français (de la République alors) rue Richelieu. L’exécution de ce travail, qui lui lit honneur, l’engagea à reprendre et à suivre sa véritable carrière, qu’il a parcourue et qu’il a achevée avec honneur en Allemagne.

Exemple étrange des vicissitudes humaines ! Ce tableau de Virginius, commencé en 1796 en présence du petit élève de Moreau, devait, quarante ans après, lorsque l’artiste le termina en 1827, passer à l’exposition du Louvre, sous les yeux du critique Étienne, appelé à écrire sur les arts dans le Journal des Débats.

Mais revenons à l’élève attendant l’arrivée de son maître dans l’atelier des Horaces. Midi sonnait quand il y entra. Moreau, comme on l’a dit, était assez joli cavalier et se mettait fort bien. Toujours rasé, frisé et poudré avec soin, il portait ordinairement un habit bleu barbeau foncé, des pantalons gris clair et des bottes à la hussarde. Son linge toujours frais exhalait un léger parfum d’iris, et l’on savait qu’outre une foule de petits soins que tous les hommes ne prenaient point encore, il poussait la recherche jusqu’à ne faire usage que de rasoirs anglais, espèce de crime de lèse-nation à cette époque.

Charles Moreau avait été reçu plusieurs fois dans la famille d’Étienne, en sorte que ce costume élégant et fort convenable alors n’eût aucunement étonné le jeune élève, si cette toilette, dans cette dernière occasion, ne lui eût pas paru bien recherchée pour un artiste qui allait se mettre à son chevalet. La politesse affectueuse mais froide et réservée du maître d’ailleurs ne contribua pas peu à étonner le jeûne homme, qui se soumit sans aucune répugnance à l’autorité de son nouveau maître, mais en se nourrissant du plaisir d’être dans l’atelier des Horaces, et de l’espérance de recevoir les conseils directs de David.

Il serait superflu d’entrer dans les détails de l’exécution du tableau de Virginius. Pendant que dura le tracé et l’ébauche de cette composition, Charles Moreau mit toute la bonne grâce imaginable pour montrer à son jeune élève, qui cependant n’était encore que faible dessinateur, tous les procédés qui se rapportent plutôt au métier qu’à l’art de la peinture. Tout en recevant ces avis que les artistes transmettaient si rarement alors, Étienne poursuivit ses études d’après le dessin, puis d’après le relief, en les entremêlant de celles que Moreau lui faisait encore faire sur l’architecture.

Cependant les journées passées en ce lieu paraissaient souvent longues et tristes à Étienne, dont la nature expansive ne s’arrangeait pas toujours de la contrainte et du silence que la gravité continue de son maître lui imposait. Le mystérieux, le monosyllabique Alexandre, qui, disait-on, était rentré nouvellement de l’émigration, et auquel David avait donné un asile, était peu propre à animer la conversation. Moreau d’ailleurs s’était réservé le droit de rompre le silence, et pour en conjurer l’embarras, quand il se prolongeait trop, il se bornait à chanter les trois couplets d’une romance fort à la mode en ce temps : Te bien aimer, ô ma chère Zélie, qu’il interrompait soigneusement lorsque quelque difficulté d’exécution en peinture le forçait à retenir son souffle pour être plus sûr de sa main.

Ce calme étouffant et cette même chanson qui l’interrompait périodiquement navraient quelquefois le cœur du pauvre élève, surtout, comme il arrivait souvent, quand les jeunes gens de l’école de David, réunis à l’étage inférieur, lui faisaient penser, par leurs cris et leurs extravagances, au plaisir qu’il aurait eu à prendre part à leurs jeux.

Plusieurs fois dans sa détresse, le pauvre enfant, lorsqu’il se trouvait seul avec Alexandre, essaya, mais toujours en vain, d’entamer une conversation. Un jour qu’il crut s’apercevoir que la physionomie de cet homme était moins sournoise que de coutume, il se hasarda à lui demander quelles étaient les personnes demeurant au-dessus de l’atelier, et que l’on voyait souvent passer derrière l’œil-de-bœuf. Après un assez long silence, pendant lequel le questionné nettoyait tranquillement sa palette, il dit enfin : « Est-ce que vous ne le savez pas ? — Non. » Une pause beaucoup plus longue succéda à la première, et Alexandre, après avoir essuyé tous ses pinceaux un à un, et fermé soigneusement sa botte à couleurs, dit, en prenant son chapeau et ouvrant la porte pour s’en aller : « C’est Pierre, Joseph, Maurice et Charles Nodier. » Puis il laissa Étienne seul.

Au milieu de ce silence de trappistes, tout ce qui pouvait en rompre la monotonie devenait un événement heureux pour Étienne ; et si ennuyeux que fussent la plupart des curieux venant visiter l’atelier des Horaces avec la permission de David, c’était une espèce de fête pour Étienne, par cela seul qu’il entendait des gens parler.

Une circonstance fort simple en elle-même devint un événement de la plus haute importance pour lui. Ce fut la visite annoncée d’avance que David devait faire à Moreau. Le chef de l’école avait effectivement promis à son disciple de venir voir où en était son tableau de Virginius, et le jeune écolier attendait ce jour avec une impatience inexprimable, curieux de revoir David qu’il n’avait pas même aperçu depuis la fameuse séance de la Convention. Enfin le maître entra en soulevant son chapeau, et tout aussitôt Étienne se leva, mais sans quitter sa place, tandis que Moreau s’avançait rapidement vers son maître en lui tendant la main.

Les deux artistes parlèrent assez longtemps au sujet du perfectionnement des lignes de la composition, sans qu’Étienne, si novice encore dans l’art, pût apprécier l’intention et la portée de ce qui fut dit. Mais les dernières paroles que laissa échapper David en résumant ses observations sur l’ouvrage excitèrent l’attention du jeune écolier. « Il faut te mettre en garde contre la roideur, mon cher Charles, dit le maître, tu as commencé (car ils se tutoyaient) par étudier l’architecture, et on se ressent toujours de sa première éducation. Vois cette jambe-là, elle paraît avoir été faite au tour comme un balustre. Les têtes de tes personnages se ressemblent entre elles, et les vêtements compassés trahissent le soin trop minutieux que tu as pris en drapant tes mannequins… Prends garde !… prends garde à ces défauts !… la nature est plus capricieuse que cela… D’ailleurs l’ensemble de ton tableau est bon… un peu froid ; fais-y attention, et n’oublie pas de réchauffer tout cela en finissant… Allons, bon courage… adieu et défie-toi de la roideur. »

Étienne était naturellement porté à respecter ceux qui renseignaient, et d’ailleurs son inexpérience ne lui permettait guère de former un jugement quelconque sur le Virginius de Moreau. Toutefois, les remarques si justes de David, en cette occasion, répandirent de la lumière dans son esprit, et il s’aperçut que le maître avait au fond témoigné plus d’indulgence pour son élève que pour l’ouvrage.

Comme David se disposait à sortir, il s’approcha d’Étienne, jeta les yeux sur ce qu’il dessinait et lui donna des encouragements avec bienveillance. Cette visite, ces paroles reçues du peintre le plus renommé de France mirent la joie au cœur d’Étienne et lui rendirent le séjour dans l’atelier des Horaces un peu moins lourd. Lorsqu’il fut revenu de son premier enivrement, il repassa dans son esprit toutes les circonstances qui l’avaient frappé pendant cette entrevue, et plus d’une fois il revint sur l’étonnement que lui avait causé la vue de David, de cet homme que sa réputation politique avait transformé dans l’imagination de ceux qui ne l’avaient point vu en une espèce de sauvage inabordable, tandis qu’en réalité il avait les formes les plus polies. Il régnait dans son habillement une recherche grave, une propreté tout opposées aux habitudes de la plupart des révolutionnaires. Bien plus, malgré le gonflement d’une de ses joues qui le défigurait, et quoique son regard eût quelque chose d’un peu dur, dans l’ensemble de sa personne régnait un certain air d’homme de bonne compagnie que peu de gens avaient conservé depuis les années orageuses de la révolution. Si l’on excepte la petite cocarde tricolore qu’il portait à son chapeau rond, tout le reste de son costume, ainsi que sa manière d’être, l’auraient plutôt fait prendre pour un ancien gentilhomme en habit du matin, que pour l’un des membres les plus ardents du comité de sûreté générale. Aussi, tout en travaillant, Étienne ne pouvait-il s’empêcher de repasser dans son esprit les trois apparences si différentes sous lesquelles David s’était déjà offert à ses yeux : d’abord comme membre de la Convention, portant le panache tricolore, et parcourant avec vivacité les Tuileries le jour de la fête à l’Être suprême ; puis à la barre de la Convention, répondant à ses accusateurs par la pâleur de son visage et les énormes gouttes de sueur qui se détachaient de son front ; et enfin en artiste chef d’école, en homme plein de politesse et de bienveillance, dans son atelier des Horaces.

Cependant l’habitude de vivre dans le Louvre fit trouver à Étienne des distractions en rapport avec son âge et son caractère. Quoiqu’il se fût mis sur le pied de partager avec Alexandre le soin d’allumer le feu chaque matin, cependant il se chargeait volontiers de cette corvée, qui lui fournissait l’occasion de lier connaissance avec les artistes voisins. Il se faisait journellement, entre les peintres habitant le palais du Louvre, des échanges de menus services. Tour à tour, le plus matinal d’entre eux fournissait, par exemple, de la braise ou un tison enflammé à ses confrères, qui lui rendaient la pareille un autre jour. Comme Étienne distribuait généreusement le feu quand on lui en demandait, on lui en rendait aussi volontiers, et, par ce moyen, il arrivait à pénétrer dans l’atelier des artistes et à voir les ouvrages auxquels ils travaillaient. Le petit flatteur n’avait garde d’épargner les louanges pour satisfaire sa curiosité, et les artistes, hommes faits et assez renommés alors, introduisaient le petit espiègle dans leur atelier, lui expliquaient le sujet de leurs compositions, lui laissaient manier leurs brosses et leurs palettes, et enfin, après avoir savouré ses éloges, lui frappaient amicalement l’épaule en lui donnant le feu qu’il était venu chercher. C’est à l’aide de ces petits stratagèmes qu’Étienne parvint à voir peindre Van-Spaendonck, qui imitait les fleurs ; Garnier, occupé alors à terminer son tableau de la Famille de Priam admis au concours décennal, l’excellent Taillasson, homme très-spirituel et peintre de talent, et Valenciennes, qui ramona le bon goût et les études sévères dans l’art du paysage.

Mais le voisinage qui offrait le plus d’attrait à Étienne était celui des élèves de David. Il ne tarda pas à faire connaissance avec plusieurs d’entre eux, qui le surnommèrent, à cause de la position respective de l’atelier des Horaces et de l’atelier des élèves, le petit d’en haut, sobriquet qu’il conserva assez longtemps, même après être entré au nombre de leurs camarades.

Les premières paroles amicales qu’il reçut dans cette école lui furent adressées par Ducis, le neveu du poète de ce nom, et par Delafontaine, qui, après avoir exposé plusieurs tableaux au Salon, est devenu un des plus habiles ciseleurs de Paris. En arrivant au travail ou en sortant de batelier, Étienne retrouvait ses connaissances et ses nouveaux amis dans les grands corridors sombres du Louvre, où l’on se donnait rendez-vous pour les parties de jeu que l’on faisait le soir.

Le petit d’en haut ne tarda pas à être connu, au moins de nom, de tous les élèves de David. On savait d’ailleurs qu’il devait entrer dans l’école, où l’on était disposé à le bien recevoir, et on saisit une occasion opportune pour lui prouver qu’on l’y regardait déjà comme admis. De temps en temps, les jeunes gens de l’école de David se cotisaient pour offrir un modeste repas à leur maître. Le maître et trente ou quarante jeunes gens partaient à pied de Paris et se rendaient à Saint-Cloud ou à Vincennes, chez un aubergiste prévenu d’avance, qui donnait à cette troupe un dîner dont le prix ne dépassait ordinairement pas la somme de quarante sous par tête. On eut l’idée de célébrer une de ces petites fêtes que l’on peut dire de famille, et Ducis, en sa qualité de commissaire pour le repas, accompagné de plusieurs de ses condisciples avec lesquels Étienne était le plus lié, vint inviter le petit d’en haut à se joindre à eux pour fêter le maître. La joie d’Étienne fut inexprimable, et sitôt qu’il eut donné les quarante sous d’écot, afin de ne pas être oublié sur la liste, il chercha dans son esprit le moyen de prouver à David et à ses élèves combien il était sensible à l’honneur qu’on lui avait fait, en le regardant comme faisant partie de l’école. L’apprenti peintre, tout vif et étourdi qu’il fût, et tout mauvais écolier qu’il eut été à Lisieux et en pension, avait cependant un penchant inné pour l’étude. Des circonstances qu’il serait trop long de détailler ici lui avaient fait reprendre ses auteurs classiques et lire un assez bon nombre de vers et de romans, pendant son séjour à la campagne. Il s’exerçait même à écrire et à rimer. Dans l’excès du bonheur que lui causa l’invitation au banquet offert à David, il résolut de faire des stances adressées au restaurateur de la peinture, projet qu’il exécuta en effet tant bien que mal. Lorsque le chef-d’œuvre fut achevé, il le communiqua à Ducis en qui il mettait toute confiance, pour savoir de lui s’il jugeait les vers dignes d’être lus à David vers la fin du repas. Quoique son oncle fût un habile poète, le nouveau camarade d’Étienne ne se montra pas difficile, et il fut arrêté non-seulement par les commissaires du repas, mais par tous les élèves à qui on avait fait connaître le désir du nouvel initié, que les vers seraient lus. C’est à Vincennes que l’on dîna, et qu’au dessert, Étienne, d’une voix faible et tremblante, lut à David, près de qui on l’avait placé, cinq ou six mauvaises stances qui furent accueillies avec bienveillance par le maître, et furent applaudies à tout rompre par les quarante jeunes artistes qui s’étaient étourdi le cerveau avec la piquette de l’auberge de la Tourelle.

Ce petit événement ne fut pas sans importance pour Étienne, car, de ce moment, il fut adopté par David comme son élève, et entra, ainsi qu’on le verra bientôt, dans son atelier, sur ce qu’on appelle vulgairement un bon pied. De plus, l’amitié contractée avec les élèves, les parties de jeux formées, et des conversations sur les arts compensèrent la froideur du séjour de l’atelier des Horaces, qui d’ailleurs changea tout à fait d’aspect par l’arrivée inattendue d’un nouveau personnage qui y fut introduit.

Un jour Charles Moreau, après avoir sifflé une heure durant l’air : Te bien aimer, ô ma chère Zélie, s’arrêta en clignant des yeux et en se reculant pour juger de l’effet de ce qu’il venait de peindre, puis dit à Étienne avec cet air calme qui ne le quittait jamais : « Étienne, vous ne travaillerez plus seul… ; d’ici à deux ou trois jours, quelqu’un viendra pour dessiner avec vous… » Tout en disant ces paroles lentement, Moreau s’était remis à son chevalet, et l’exécution de je ne sais quoi de plus difficile exigeant toute la sûreté de sa main, il demeura trois ou quatre minutes sans rien dire. Étienne, sans quitter sa place ni son carton, avait tourné son regard interrogatif vers son maître, qui, l’avisant tout à coup, lui dit toujours avec le même sang-froid et les mêmes interruptions : « C’est une dame… oui… c’est une dame… c’est Mme de Noailles. » À ce nom qu’Étienne connaissait bien, il remit le nez sur son ouvrage sans proférer un mot.

« Je n’ai pas besoin, Étienne, ajouta Moreau après une autre pause encore plus longue que les précédentes, de vous recommander d’avoir tous les égards et toutes les complaisances qu’elle mérite… Elle est plus avancée que vous dans l’art du dessin… ce sera un stimulant pour vous… ça ne vous fora pas de mal. » Après avoir dit ces paroles, Moreau se remit à chanter sa romance favorite, et il ne fut plus question de Mme de Noailles, jusqu’au jour où elle vint s’installer à l’atelier des Horaces. Quant au discret et taciturne Alexandre, que Moreau avait prévenu à part de la nouvelle élève que l’on attendait, il n’en souffla pas un mot à Étienne.

Pendant les deux jours qui suivirent cette scène, Étienne fut sur les épines, tant il était curieux de voir paraître sa future condisciple. Il avait souvent entendu parler de Mme de Noailles comme d’une personne qui se distinguait par un vif amour pour les arts, même par des dispositions très-réelles à les cultiver ; et tout Paris savait d’ailleurs que ses appartements étaient décorés des tableaux de plusieurs jeunes peintres de l’école nouvelle. Mais quelles pouvaient être la figure et les allures d’une dame de la haute société, qui prenait le parti d’étudier sérieusement la peinture dans un atelier situé dans le Louvre, dont on a eu l’occasion de faire connaître les dispositions intérieures ? À ce motif de curiosité s’en joignait encore un autre. Étienne avait vu le père de Mme de Noailles une seule fois, mais dans un moment bien terrible, et il était impatient de savoir s’il retrouverait quelques-uns de ses traits dans ceux de sa fille.

Enfin le jour tant attendu arriva. Étienne était à l’atelier des Horaces comme de coutume, à huit heures du matin. Il allumait le feu quand il entendit le bruit des pas d’une personne qui montant l’escalier de bois, ouvrit bientôt la porte sans hésitation et entra délibérément dans l’atelier. C’était Mme de Noailles. Sa tête était couverte d’un chapeau noir, et de ses épaules descendait jusqu’aux genoux une espèce de pelisse fourrée dont l’usage n’était pas commun alors. Sa chaussure et son pied étaient fins et élégants, et toute sa démarche, où régnait un mélange de confiance et de retenue, annonçait une personne tout à fait distinguée.

Étienne n’éprouva ni surprise ni timidité pour lui répondre après qu’elle lui eut adressé la parole. Elle alla prendre un carton qu’elle avait fait apporter la veille au soir, et demanda conseil à son condisciple pour le choix de la place qu’elle pourrait occuper sans le déranger de la sienne. Tous ces petits préparatifs se firent sans embarras, sans affectation et même sans beaucoup de paroles. On eût dit que Mme de Noailles connaissait la vie d’atelier comme un peintre, et elle poussa même la gentillesse avec Étienne, qu’elle avait surpris faisant le feu, jusqu’à lui dire que, dans les règles, c’était à elle, la dernière venue, à se charger de ce soin. Un échange de sourires entre elle et lui acheva la connaissance, et quand le feu fut bien allumé, ils se mirent au travail.

C’était à Mme de Noailles à ouvrir la conversation s’il lui convenait d’en avoir une avec Étienne, qui, de son côté, attendit respectueusement une interrogation pour y répondre. Mais il avait affaire à une personne du monde, pourvue d’esprit et de tact ; aussi n’y eut-il pas un seul instant d’embarras. Mme de Noailles savait le nom d’Étienne et elle n’y ajouta pas monsieur ; elle lui parla des vers qu’il avait faits pour David, des progrès que ce maître s’attendait à lui voir faire dans son école, des pièces nouvelles que l’on donnait au Théâtre-Français et de mille autres sujets qui donnèrent du charme à la conversation de Mme de Noailles, et lui firent sentir qu’Étienne n’était pas tout à fait indigne de l’entendre.

« Ce paresseux de Moreau, dit-elle tout à coup, n’arrive ici qu’à midi, j’en suis certaine. De la façon dont il se bichonne tous les jours, il est bien difficile qu’il arrive avant cette heure à son atelier. Aussi son tableau n’avance-t-il guère ! »

On remplirait des volumes s’il fallait rapporter les conversations journalières que Mme de Noailles et Étienne avaient ensemble, depuis huit ou neuf heures qu’ils venaient à l’atelier jusqu’à midi, moment du jour avant lequel le pauvre Moreau n’arrivait en effet que bien rarement.

Mme de Noailles était donc une personne spirituelle et fort aimable, ayant les manières les plus élégantes, très-bien faite et assez jolie ; ses cheveux châtains et son cou d’une blancheur éblouissante étaient surtout remarquables.

D’après la manière assez leste dont Mme de Noailles s’expliquait sur les habitudes et le talent de Moreau, il était difficile d’imaginer ce qui pouvait décider cette dame à venir se mettre sous sa direction, et quand Étienne vit Moreau et sa jeune élève en présence l’un de l’autre, l’écolière parla au maître avec une aisance et en même temps une familiarité protectrice si habituelle, qu’il semblait que, dans son installation à l’atelier des Horaces, Mme de Noailles cherchât principalement un lieu où elle put trouver les objets et les ressources matérielles indispensables pour étudier l’art du dessin.

Jusqu’à l’arrivée de cette dame, le plus ou moins de vivacité d’esprit de Charles Moreau était demeuré pour Étienne un problème, que le silence habituel établi entre eux pouvait rendre douteux ; mais lorsque la jolie jaseuse eut non-seulement donné la parole à tout le monde, mais forcé encore chacun de parler, le silence de Charles Moreau continua.

L’effet de la présence de Mme de Noailles à l’atelier des Horaces fut donc de renouveler immédiatement cet air épais, combiné de silence et d’ennui, qui y avait régné jusque-là. La conversation n’avait pas toujours la même activité ni le même intérêt, mais elle était devenue libre, ce qui contribua à vivifier l’esprit d’Étienne et à lui faire poursuivre ses études avec plus de verve et de suite. Mme de Noailles le préoccupait beaucoup, non pas cependant de la manière que l’on pourrait croire ; mais il éprouvait un plaisir extrême à se trouver habituellement dans une sorte d’intimité amicale avec une jeune et jolie femme de vingt-sept à vingt-huit ans, ayant les habitudes d’une grande dame, et réputée pour l’une des femmes les plus à la mode de Paris. La vanité de tout autre qu’un enfant de seize à dix-sept ans se fût sans doute éveillée en pareille occasion ; mais, il faut le dire à la louange d’Étienne, il sut profiter avec délicatesse et modestie d’une bienveillance amicale dont l’effet fut, en lui inspirant le goût des bonnes manières, de le préserver pour toujours des habitudes contraires que l’on prend ordinairement dans les écoles.

Rarement Mme de Noailles se rendait à l’atelier plus tard qu’à neuf heures et demie, ce qui forçait Étienne d’être habituellement matinal, afin de précéder toujours sa condisciple. Il ne manquait guère de placer d’avance les sièges et les divers objets dont elle faisait usage en dessinant, et jamais cette attention ne manqua d’être reconnue par une légère inclination de tête, accompagnée d’un sourire. Au surplus, ces petites galanteries réciproques se reproduisaient sous mille formes, et sans parler de l’échange des crayons et du papier, dont on supposait la qualité meilleure, il y avait toujours un instant de la matinée, celui du déjeuner, où la confiance et la jaserie devenaient plus entières et plus actives.

La jeune artiste de l’atelier des Horaces arrivait chaque matin avec un petit panier caché sous son châle, dans lequel était son déjeuner, et assez souvent un livre. Le repas se faisait en commun sur le poêle, l’une placée d’un côté, l’autre de l’autre, et tous deux

debout. Il faut avouer que les deux élèves de Charles Moreau n’épargnaient pas toujours leur maître pendant son absence, et que le tableau de Virginius servait souvent de texte à leurs malicieuses critiques. C’était ordinairement sous ces auspices que commençaient le repas et la journée.

Les provisions apportées par Étienne étaient beaucoup moins délicates que celles de Mme de Noailles ; aussi, tant par respect pour la belle convive que dans la crainte de lui voir refuser des aliments trop grossiers pour elle, Étienne ne lui offrait rien, mais il acceptait simplement et avec plaisir ce qu’elle lui présentait ; d’autant plus qu’assez ordinairement la rareté d’un fruit venu de Provence, ou d’un mets que l’on ne trouvait pas à Paris, semblait plus propre à exciter la curiosité d’Étienne que sa friandise. Vers la fin de la collation, les devis recommençaient, et si Mme de Noailles avait remarqué quelque passage dans son livre, elle en faisait la lecture tout haut, ce qui fournissait des sujets intéressants de conversation pendant le travail.

Rien ne serait plus facile que de multiplier les récits de scènes semblables, car elles se renouvelèrent pendant près de six mois ; mais il convient de ne parler ici que de celles qui se rattachent immédiatement à l’histoire des arts et des mœurs de ce temps. Un matin que Mme de Noailles portait sur son visage l’expression d’une joie vive que le calme habituel de ses traits n’avait point encore laissé voir à Étienne, celui-ci se hasarda à lui en demander la cause. « Mon frère, répondit-elle aussitôt, revient de l’armée de Condé, et d’ici à huit jours il sera à Paris. »

Bien que les goûts, les études et l’âge d’Étienne ne le portassent pas à s’occuper des affaires politiques, leur importance était si grande alors, et on en parlait si souvent dans toutes les familles, qu’il était difficile d’ignorer ce qui se passait. Étienne savait donc qu’un bon nombre d’émigrés, les uns après s’être fait rayer de la liste, d’autres même sans prendre cette précaution, et au péril de leurs jours, rentraient en France. Mais s’il appréciait l’importance et les difficultés attachées à ces retours, comme il n’avait jamais vu le frère de Mme de Noailles, il se borna à faire compliment à cette dame de l’arrivée prochaine de son frère, en lui témoignant le plaisir qu’il éprouvait de la voir si heureuse, mais sans avoir même l’idée de lui adresser des questions sur l’émigration de M. Alexandre de Laborde ni sur son retour. Seulement il ne put se défendre de faire en lui-même le rapprochement de la conduite du frère qui quittait l’armée de Condé, et de celle de sa sœur venant chercher en quelque sorte un asile dans l’atelier des Horaces, sous la protection du terrible républicain David. Ces idées se compliquaient d’autant plus dans son esprit, que, dans le cours des fréquentes conversations qu’il avait eues avec Mme de Noailles il s’était bien aperçu, sans en être étonné, qu’elle était fort éloignée de juger avec indulgence la conduite politique de David, mais que le talent de l’artiste la faisait passer, ainsi que beaucoup d’autres, par-dessus ce qu’on était en droit de lui reprocher.

Ces concessions particulières, fort communes alors, et qui aidèrent si puissamment à la fusion des partis opposés, n’étaient que l’image en petit de ce qui se passait entre les hommes du gouvernement et presque par toute la France. On était las de tous les excès commis, désabusé sur toutes les espérances folles que l’on avait conçues, et dans le même moment où David et quelques hommes de son parti reprenaient les manières polies de l’ancien régime, et favorisaient la rentrée de ceux qui avaient été combattre au-delà du Rhin en faveur de la monarchie ; ces mêmes émigrés, las de faire une guerre inutile avec les étrangers qui se moquaient d’eux, ou rappelés invinciblement par le besoin de revoir leur famille et par l’espoir de rentrer dans leurs biens, risquaient jusqu’à leur tête pour venir faire effacer leur nom de la liste fatale.

Les femmes jouèrent alors un rôle important à l’époque où ces radiations étaient si passionnément sollicitées, et le plus ordinairement ce furent elles qui les obtinrent des hommes de la révolution tenant encore au pouvoir, ou de quelques-uns, comme David, qui, sentant le cas que l’on faisait de leur talent, se montraient des plus empressés à faire rentrer en France les familles qu’ils en avaient chassées quelques années auparavant par ; des lois terribles. Aussi celui qui naguère voulait boire la ciguë avec Robespierre ; qui prétendait qu’un républicain n’a besoin que de fer et de pain ; qui n’avait pu se défendre à la tribune de la Convention ; cet homme, David enfin, venait à son atelier des Horaces vêtu avec une certaine élégance, s’exprimait avec une politesse recherchée, et mettait une espèce de coquetterie à montrer, dans la conversation, des égards aux personnes dont l’opinion politique était le plus opposée à la sienne. Cette dernière disposition frappa surtout Étienne lorsque, peu de jours après avoir appris le retour du frère de Mme de Noailles, il vit arriver David à l’atelier des Horaces, où la jeune dame, Charles Moreau, Alexandre et Étienne étaient réunis en ce moment. David, employant les formes les plus polies, s’approcha respectueusement de Mme de Noailles en la complimentant sur ce qui venait d’arriver d’heureux dans sa famille ; car ce fut de la sorte qu’il fit allusion au retour de M. de Laborde.

Les journaux alors n’expliquaient, ne commentaient pas tout, comme sous les gouvernements constitutionnels. D’après l’exposition plus ou moins franche des faits, le public était obligé d’en apprécier la vérité et l’importance ; de juger de la situation des affaires et de se former par lui-même une opinion. Tout ce travail, difficile même pour un homme fait et rompu aux affaires, ne pouvait être que bien faiblement accompli par un jeune élève en peinture, que son imagination vive et même un peu romanesque entraînait dans une sphère d’idées toutes différentes.

Le plaisir que lui fit éprouver la satisfaction de Mme de Noailles fut donc très-sincère, de même que sa surprise fut grande en voyant l’espèce d’intérêt que David paraissait prendre à la rentrée d’un émigré. Ce conflit, cet amalgame de choses et d’idées incohérentes, fit naître dans l’esprit d’Étienne une foule de réflexions contraires, dont le résultat fut de le plonger dans une rêverie profonde.

David était sorti de l’atelier ; Charles Moreau et Mme de Noailles s’étaient remis au travail, mais Étienne resta assis auprès du poêle, essayant vainement de composer un seul et même homme de l’ancien ami de Robespierre et du nouveau protecteur des émigrés. Pensif, il tenait son regard machinalement fixé sur Mme de Noailles, qu’il ne voyait que par derrière. Ses cheveux châtain foncé, entourés de bandelettes rouges à la manière antique, faisaient ressortir la blancheur de son cou, qui était élancé et fort beau. Ce rouge et ce cou blanc frappèrent tout à coup l’imagination d’Étienne, excitée déjà par les réflexions que la visite de David lui avait suggérées, et il lui sembla voir tomber la jolie tête de cette jeune femme. Ce ne fut même qu’en faisant un grand effort sur lui qu’il parvint à se rendre maître de l’agitation intérieure qu’il éprouva en ce moment.

Le souvenir des jours sanglants de 1793 vivait fortement encore dans toutes les mémoires, et l’on ne tardera pas à comprendre pourquoi la vue de la jeune artiste fit renaître tout à coup des images si funestes dans l’esprit d’Étienne. Un jour, c’était le 29 germinal de l’an II de la république, Étienne, âgé de douze ans, accompagnait sa mère, que la poursuite d’un procès avait forcée de se rendre dans le faubourg Saint-Germain. L’entretien avec le procureur ayant duré plus qu’on ne l’avait prévu, trois heures et demie sonnèrent lorsque la mère et son fils partirent de la rue Guénégaud pour rentrer dans le quartier du Palais-Royal. Le pont des Arts n’était pas encore construit, en sorte qu’ils prirent le Pont-Neuf. Arrivés au-delà de la place Dauphine, Étienne, se sentant entraîné avec violence par sa mère, lui demanda : « Qu’avez-vous donc, maman, pour aller si vite ? » Puis, la voyant pâlir : « Qu’avez-vous donc, maman ? répéta-t-il avec inquiétude. — Les charrettes ! les charrettes ! balbutia la mère en se hâtant encore davantage, tu ne les vois pas ? Entends-tu le bruit ? Viens ! viens ! courons vite ! » et ils allèrent de toute leur vitesse.

La mère d’Étienne avait espéré regagner son quartier bien avant quatre heures, l’instant du jour où avaient lieu les supplices. Mais, trompée dans ses calculs par la prolongation des affaires, elle faisait un dernier effort pour traverser le quai avant le passage du fatal cortège. Toute sa diligence fut vaine, et elle et son fils se trouvèrent arrêtés par la foule précisément à la descente du Pont-Neuf, au moment où sept ou huit charrettes remplies de condamnés défilaient devant eux. Pâle comme la mort, et sentant ses genoux fléchir, la mère d’Étienne fit un mouvement pour couvrir ses yeux et s’appuyer sur le parapet, lorsqu’un homme simplement vêtu s’approcha d’elle et lui dit à voix basse : « Contraignez-vous, madame, car vous êtes environnée de gens qui interpréteraient mal votre faiblesse. » Ces mots, qui alors ne pouvaient être dits que par un homme de cœur et de courage, avertirent la mère d’Étienne du danger auquel son émotion pouvait réellement l’exposer, et elle se roidit contre l’horreur du spectacle qu’elle ne pouvait plus éviter.

Quant à son fils, malgré les battements douloureux de son cœur, il ne put s’empêcher de céder à la curiosité de regarder les vingt-cinq ou trente condamnés que l’on traînait à l’échafaud. Le convoi, retardé par la foule, fut même obligé de s’arrêter quelques instants, ce qui permit au jeune enfant d’observer plus en détail les traits de quelques-unes des victimes. Sur le devant d’une des charrettes était une jeune et belle femme. Ses mains attachées aux ridelles soutenaient tout le poids de son corps penché en avant, et son visage couleur de pourpre, ainsi que le vague de son regard, annonçaient le trouble ou plutôt la perte de son intelligence. Près d’elle était une dame âgée, pâle et maigre, mais dont les traits nobles, dont l’expression digne et calme faisaient un contraste déchirant avec l’état de sa jeune compagne, sur laquelle elle semblait jeter un regard tendre et protecteur. Enfin, dans une autre charrette, Étienne remarqua aussi un vieillard de haute stature portant noblement sa tête jusqu’au moment suprême. C’était le père de Mme de Noailles, M. de Laborde, banquier de la cour, qu’il vit là pour la première et la dernière fois, et dont il apprit le nom en l’entendant répéter à l’ignoble populace qui le proférait en le mêlant à d’horribles injures.

Peut-être s’étonnera-t-on moins à présent de la confusion d’idées que jetait dans l’esprit d’Étienne tout ce qu’il avait vu et ce qu’il voyait à l’atelier des Horaces. C’était le goût nouveau qui régnait dans les arts ; c’était une jeune femme à la mode, dont le père avait péri sur l’échafaud révolutionnaire et qui, dans son amour pour la peinture, ne voyait qu’un grand artiste en David ; enfin, c’était David lui-même, dépouillant le républicain de 1793, protégeant les émigrés et faisant presque la cour aux gens qui portaient un nom. Tant de circonstances et de sentiments nouveaux, bizarres et contradictoires, ne pouvaient manquer de faire une profonde impression sur l’imagination du jeune Étienne. Aussi son séjour à l’atelier des Horaces étendit-il singulièrement la sphère de ses idées et laissa-t-il dans sa mémoire des souvenirs ineffaçables.

II. David à l’atelier de ses élèves.

Étienne, après s’être familiarisé dans l’atelier des Horaces près de Moreau, mais plus particulièrement par l’effet de l’émulation qui s’était établie entre Mme de Nouilles et lui, en copiant d’après le dessin et même d’après le relief, se trouvait préparé à entrer dans l’atelier des élèves de David. Depuis le banquet de Vincennes, où il avait pindarisé, il avait fait connaissance et était même déjà lié avec la plupart des jeunes gens de l’école, en sorte que, lorsqu’il y entra la première fois pour y travailler, il n’éprouva rien de la gêne que donne en toute espèce d’apprentissage, la qualité de nouveau venu.

La plupart des écrivains qui nous ont transmis des détails sur la vie des peintres et sur l’histoire de leurs écoles ont omis de faire connaître certaines petites circonstances, qui aident mieux que quoi que ce soit à jeter du jour sur les mœurs des artistes et sur les différents modes d’enseignement de la peinture. Pour ne pas laisser ici la même lacune, nous suivrons Étienne depuis son installation avec ses camarades jusqu’au moment où il a commencé à peindre, tout en nous occupant de ses condisciples.

Voici d’abord quelle était la disposition de l’atelier des élèves : placé immédiatement sous celui des Horaces , dont il avait les mêmes dimensions, il ne présentait de différence en grandeur que par le dessous de l’escalier en bois si bruyant, sous lequel se tenaient les plus jeunes élèves, dessinant d’après la bosse, et parmi lesquels Étienne se trouva compris. La fenêtre était exactement ouverte et placée de même qu’au premier étage. Sur la droite, en entrant, au-delà des figures de plâtre et des élèves qui dessinaient d’après elles, s’élevait un poêle de fonte dans un renfoncement, et un peu au-delà, mais du même côté, régnait une large table soutenue par quatre poteaux de deux pieds de haut, sur laquelle on plaçait le modèle vivant. En face, par conséquent à gauche en entrant, était un espace vide que les élèves peintres occupaient avec leurs chevalets, et entre ceux-ci et la table du modèle, s’arrondissaient, assis en demi-cercle, les élèves dessinateurs d’après nature.

Des planches sur tasseaux fixés au mur, à la hauteur de sept pieds, servaient à recevoir les toiles et les boîtes à couleurs après le travail. Du reste, nul ornement, à moins que l’on ne veuille donner ce nom à de grandes taches de couleurs étalées un peu au-dessous de la planche courante, et à une foule de caricatures, dont quelques-unes assez anciennes, couvraient les murailles.

David attachait quelque importance à ces lazzis de ses élèves ; aussi, lorsque les traits d’un nouvel élève prêtaient à la charge, ne manquait-on pas de s’exercer à la faire sur le côté du mur près duquel se détachait le modèle, en sorte que quand David venait corriger ses élèves il put la voir. Ordinairement il disait : Elle est bonne ; ou Elle est mauvaise. Dans le premier cas, il demandait le nom de l’auteur ; dans le second, il riait ironiquement, ce qui produisait un chœur de huées sourdes, à la suite desquelles ordinairement la caricature était effacée.

Le jour qu’Étienne entra, c’était au commencement d’une semaine, d’une décade alors, et comme les élèves ne pouvaient s’accorder sur la pose à donner au modèle, on choisit deux députés, Ducis dont il a été question, et un certain Moriès dont il sera parlé, pour aller prier David de venir tirer ses élèves d’incertitude et d’embarras. Le maître se rendit en effet à leurs vœux et se mit en devoir de trouver une position. Mais avant de proposer son avis, il fit essayer au modèle les postures différentes que les élèves lui avaient données, et après les avoir examinées, il en prit occasion de tancer une partie des jeunes gens qui fréquentaient le soir les salles d’étude de l’Académie au Louvre, en leur disant que c’était là qu’ils apprenaient, en copiant des modèles dont les bras étaient soutenus par des cordes et les pieds calés avec des coins de bois, à faire des attitudes académiques et des mouvements de convention. « Je gagerais, dit-il en se tournant vers un de ceux qu’il savait être des plus assidus aux études de l’Académie, que c’est toi qui as imaginé cette belle pose, qui fait tendre la poitrine du modèle comme une carcasse de volaille ? Tu veux faire ton torse ?… oui, je te reconnais là, et quand on fera des tableaux où il n’y aura ni pieds, ni mains, ni tête à peindre, tu seras sûr alors d’être le plus habile. Messieurs, ajouta-t-il, en parlant à tous, à l’Académie on fait un métier de la peinture, et on l’apprend comme un métier à ceux qui la fréquentent. Faites-vous cordonniers, si vous voulez, je ne m’y oppose pas, mais ici on fait de la peinture. »

À la suite de cette allocution, écoutée avec le plus respectueux silence, David essaya plusieurs attitudes ayant un objet bien déterminé, et finit par choisir celle d’un homme qui lance une pierre. Le modèle fit observer qu’il ne lui serait pas possible de conserver cette attitude plus de cinq ou six minutes sans se reposer. « Eh bien ! qui te dit le contraire ? lui demanda-t-il, si cela ne t’arrange pas, va poser à ton Académie ; on te mettra des cordes aux pieds et aux mains comme à un polichinelle. » Puis, remettant sous son bras sa canne qu’il avait posée sur la table du modèle : « Eh bien ! Messieurs, ajouta-t-il en s’en allant, êtes-vous contents ? — Oui, monsieur David, dirent les deux députés qui l’avaient amené. — C’est bon. Je reviendrai à midi voir ce que vous aurez fait. »

À cette époque, l’atelier était dégarni de tous les élèves forts, qui venaient d’achever leurs études depuis quelques années. Les noms de Fabre, de Wicar, de Girodet, de Gérard, de Serangeli et de Gros retentissaient encore parmi les élèves, mais ces hommes étaient déjà considérés comme maîtres. La plupart d’entre eux avaient obtenu le grand prix de Rome, ou en étaient au moins jugés dignes. Fabre avait été couronné et avait exposé sa figure de Caïn, dont Mme de Noailles même avait fait l’acquisition. Girodet avait envoyé son Endymion et même son Hippocrate, de Rome, Serangeli (de Milan) avait terminé son Orphée et Eurydice, ouvrage dont le succès fut bien plus grand que le mérite ; déjà Gérard avait jeté les bases de sa réputation en faisant paraître son Bélisaire ; enfin on comptait sur Gros, fixé en Italie, mais qui ne revint et ne se fit connaître en France que plus tard, en 1801 et 1802. Afin de fixer les époques aussi précisément qu’il est possible, il est bon de rappeler que l’exposition du Bélisaire de Gérard date de 1795, et que l’époque vers laquelle Étienne est entrée l’école de David se rapporte à la fin de 1796 et au commencement de 1797, lorsque le maître commençait son tableau des Sabines.

Les études étaient donc faibles en ce moment à l’atelier des élèves. Les plus distingués d’entre eux étaient Pierre et Joseph Franque, deux frères jumeaux natifs du Jura, auxquels la Convention avait alloué une petite pension à cause des dispositions qu’ils avaient montrées pendant qu’ils gardaient les troupeaux dans leurs montagnes. Après eux venait Broc, Gascon qui ne manquait pas de dispositions, mais chez lequel des singularités de caractère avaient développé une vanité puérile. Mulard-Bavard, épithète rimée qu’on ne manquait jamais d’ajouter à son nom, selon l’usage des écoles, où l’on dit la vérité crûment. Mulard était un des praticiens les plus avancés, mais, sans imagination et sans talent saillant, il épuisait le peu d’idées qu’il avait à justifier, par un babil sans fin, l’épithète que l’on accolait à son nom. En 1796, il étudiait encore à l’atelier avec Gautherot, vieux républicain incorrigible, un peu moins bavard que son condisciple, peintre médiocre, écrivain de pamphlets politiques, et particulièrement recommandable par le goût et le talent réel qu’il avait pour composer des complaintes sérieusement bouffonnes sur les assassins célèbres que leurs crimes conduisaient à l’échafaud.

Gautherot était un grand homme de près de six pieds, portant une grande perruque blonde, poudrée, à queue, et s’allongeant sur ses faces en deux énormes oreilles de chien, qui avaient pour utilité particulière de cacher tant bien que mal une dartre vive qui dévorait l’une de ses joues. D’ailleurs bon camarade, spirituel et assez amusant dans toutes les réunions des élèves. Ducis travaillait avec eux, quoiqu’il fût tout autrement disposé. Ce dernier avait encore peu d’habileté, mais il dessinait et coloriait avec assez de naïveté pour faire espérer qu’il en acquerrait par la suite. Ainsi que Broc, Robin et quelques autres élèves de David, Ducis avait été pris par la première réquisition et avait fait les guerres de la Vendée en qualité de soldat républicain. Il avait assisté à plusieurs sièges de villes, entre autres à celui de Granville, en Bretagne. Mais l’affaire de Quiberon fit une impression si pénible sur Ducis, homme brave et brave homme tout à la fois, qu’il se servit du double crédit de son oncle le poète et de son maître David pour obtenir son congé et venir chercher un asile dans l’atelier du restaurateur de l’école.

En politique, la réaction contre le jacobinisme, flagrante alors, se faisait sentir jusque dans l’atelier des élèves de David. Mulard et Gautherot, pendant le repos des modèles, ne manquaient pas de faire des harangues. Gautherot, en particulier, s’efforçait d’entretenir parmi les nouveaux élèves les doctrines républicaines, qu’on y avait professées jusque-là. Mais le vent commençait à changer, et parmi ceux de leurs camarades qui n’étaient point d’humeur à entendre vanter les exploits de 1793, se distinguaient Ducis, Roland et Moriès.

Roland était un créole de la Martinique, honnête, brave, peu spirituel, excessivement fort de corps, et qui travaillait comme un galérien à la peinture pour se faire une profession et réparer les pertes que sa famille avait faites lorsque la révolution ruina les colonies. Roland, auquel on avait donné le surnom de Furieux, était réellement colère et n’y allait pas par deux chemins quand on le contrariait. Il fit un jour une scène à Gautherot, qu’il rencontra professant ses doctrines républicaines dans un café. Il alla même jusqu’à lui proposer de se battre en duel. Quoique, dans cette occasion, Gautherot se comportât avec fermeté, toutefois s’apercevant que son parti n’était plus soutenu par l’opinion, il cessa presque subitement de venir travailler à l’atelier des élèves.

Mais avant l’attaque ouverte et violente de Roland contre les jacobins (pour rappeler les désignations du temps), on leur faisait souvent la guerre à l’atelier sous le voile de la plaisanterie, et Ducis, entre autres, en avait organisé une qui ne manquait jamais d’interrompre joyeusement les harangues politiques que Gautherot hasardait.

Ducis avait la voix rauque, fausse et très-basse. Pendant ses campagnes en Vendée, il avait appris des chansons républicaines, et particulièrement celle qui commence ainsi : Le fanatisme insensé, l’ennemi juré de notre liberté, est expiré. Or il la chantait de telle sorte que quand il avait prononcé le fa…, il s’arrêtait sur la note, travaillant pendant une minute ou deux à sa peinture, puis, au moment où l’on s’y attendait le moins, il reprenait en chantant : natisme insensé ; puis, après avoir coupé par d’autres repos plus ou moins longs : l’ennemi juré… de notre liberté…, il achevait sur des notes très-graves et très-lentes : Est ex-pi-ré !!! Et tous les élèves en chœur répétaient avec la même emphase : Est expiré !!! est expiré !!!

Gautherot, qui ne manquait pas d’esprit, sentait bien la finesse de cette petite guerre et y répondait par d’autres plaisanteries ; mais Mulard, qui, non content d’être bavard, était encore pédant, ne trouvait rien de mieux pour rompre les chiens que de rappeler la dignité des artistes d’Athènes et de Rome. Alors les sifflets de se faire entendre et les instances les plus bruyantes étaient adressées à Ducis pour qu’il répétât sa chanson : « Le fa ! le fa ! Ducis, chante le fa ! » criait-on de toute part ; et alors des joies, des cris et des hurlements sans fin se faisaient entendre après ces mots répétés de nouveau en chœur : Est expiré !!!

Cette scène d’écoliers, choisie entre mille autres, parce qu’elle était une parodie de choses beaucoup plus sérieuses qui se passaient alors à Paris et dans toute la France, donnera cependant une idée de la manière bruyante et dissipée dont on étudiait dans l’école de David, ainsi que dans toutes les autres d’ailleurs. Quelquefois le tumulte y était poussé jusqu’à un excès dont on ne peut se faire d’idée, et, pour dire la vérité, on y perdait énormément de temps.

Rien cependant n’était si rare que David pût surprendre ses élèves au milieu d’un tel désordre. Ordinairement quelqu’un de son école, ou même les élèves des autres maîtres établis dans le Louvre, rencontraient David parcourant les vastes corridors de cet édifice, et couraient devant avertir les élèves de son arrivée. Voilà M. David ! À peine ces mots étaient-ils prononcés que tout rentrait dans l’ordre et le silence, au point que l’on aurait, à la lettre entendu une souris trotter.

Les occasions où David donnait lui-même un mouvement au modèle de ses élèves se présentaient fort rarement. Pour éviter ces embarras et rendre les études d’après la nature plus faciles et plus profitables, il avait eu l’idée de faire à l’ensemble des élèves une proposition qui fut assez généralement accueillie et suivie même pendant près de deux ans. Ceux des jeunes gens de l’atelier que leur âge ou le plus ou moins de perfection de leurs formes rendaient propres à servir de modèle étaient inscrits sur une liste, et posaient à tour de rôle entièrement nus. La séance était de cinq heures et se renouvelait pendant les six premiers jours de la décade. Quant aux trois derniers, ils étaient employés à copier une tête, pour laquelle chaque élève était tenu par les règlements de poser lui-même, ou de fournir un modèle mercenaire à ses frais. Ces conventions, qui n’étaient pas toujours bien strictement observées, eurent cependant l’inappréciable avantage de faire passer sous les yeux des élèves une immense quantité de natures très-variées, et de les forcer à renoncer aux habitudes faites, aux pratiques apprises d’avance et à toute cette manière conventionnelle que David reprochait non sans raison à la vieille école, ou à ceux des élèves qui en suivaient les principes.

En résultat, David, qui à l’entrée dans la carrière des arts et pendant ses préoccupations politiques avait employé tout ce qu’il avait de pouvoir pour renverser matériellement la vieille institution de l’Académie, poursuivait, en 1796, cette même idée, mais d’une manière plus convenable, et surtout plus utile aux arts, en faisant la guerre, non plus aux hommes, mais aux doctrines surannées et fausses des vieux académiciens. À cet égard, le maître et les élèves mettaient un zèle presque fanatique à accomplir cette œuvre.

Midi était le moment choisi le plus ordinairement par David pour visiter et corriger ses élèves. Le peintre s’occupait alors du tableau des Sabines déjà ébauché, et dont il repeignait la figure de Tatius. Pendant les heures qu’il consacrait au repos, il arrivait au milieu de ses élèves. Mulard et Gautherot, plus rapprochés d’âge de David, et fidèles d’ailleurs à la confraternité révolutionnaire, tutoyaient leur maître, usage qui ne cessa que quand ces deux artistes ne fréquentèrent plus l’école. Quoi qu’il en soit, le respect que les élèves portaient au maître dans l’atelier, même les deux qui viennent d’être nommés, était profond, et toutes ses paroles les plus hasardées, les plus embrouillées même, comme David, en laissait échapper quelquefois, étaient écoutées, pesées et interprétées comme l’eussent été celles d’un prophète.

Ces leçons se réduisaient fort souvent en principes généraux qu’il émettait à l’occasion du premier travail d’élève qui lui tombait sous les yeux. En sorte que le défaut ou la qualité qu’il y avait remarqué lui servait de texte pendant la revue de toutes les études des élèves peintres et dessinateurs.

« Eh bien ! disait-il au plus vieux de ses élèves, qui persistait à porter ses cheveux noués en queue de la longueur de dix-huit pouces, toi, tu es de l’ancien régime, corps et âme ; tu peins comme tu te coiffes. Va, mon pauvre garçon, tu es venu trop tôt ou trop tard, tu as manqué le coche ; tu aurais fait un excellent académicien… » Puis, après une pause : « Allons, va ton train, continuait-il… dans ton genre, ça va très-bien ce que tu fais. » Et comme il avait réellement de l’affection pour ce vieil élève sans aucun talent, mais qui avait besoin de son pinceau pour vivre, il l’enseignait gratis et lui donnait ainsi l’occasion de profiter dans le monde du titre d’élève de David, recommandation puissante alors.

Mais toutes les fois qu’il trouvait l’occasion de tomber à bras raccourcis sur l’Académie et les académiciens, il ne la laissait point échapper, et plus d’une fois, pour la faire renaître, il alla exprès s’arrêter devant la toile du vieil élève à la longue queue. « Ah ! toi, c’est différent, disait-il en s’approchant de la peinture de Broc le Gascon, tu te crois du génie ; mais prends-y garde, ça ne pousse pas tout seul dans la tête et il faut le cultiver. C’est comme une plante… » Et alors David commençait une de ses comparaisons favorites, qu’il perdait, reprenait et reperdait pour la reprendre encore, tout en accompagnant sa harangue de réticentes causées par la difficulté qu’il avait à prononcer, ce qui le forçait parfois de s’arrêter court, en disant à ses élèves, qui riaient ainsi que lui : « Ma foi, je ne sais plus où j’en suis ; mais vous me comprenez, n’est-ce pas ? — Oui ! oui ! monsieur David », répétait-on de tous côtés ; et il continuait. « Enfin, tu m’entends bien, Broc, tu as des dispositions… pour le coloris surtout… écoute bien ; pour le coloris. Ainsi, ne va pas te mettre dans l’esprit que tu es un Raphaël. Vois, étudie les maîtres qui te vont, qui te conviennent : Titien, Tintoret, Giorgion, les Italiens enfin, et puis reviens devant le modèle, oublie les maîtres et copie la nature comme tu copierais un tableau, sans science, sans idée faite d’avance, avec naïveté, et tu seras tout étonné d’avoir bien fait. Allons, bon courage ; je ne suis pas mécontent de ton travail… mais dis-toi bien que tu n’es pas encore un homme de génie ! »

Mulard, debout devant sa toile, attendait avec une expression pincée la correction de son maître. Doyen des élèves par l’âge, inférieur à la plupart d’entre eux par le talent, il redoutait le franc parler de David, dont il se regardait comme le compagnon, en raison de la familiarité résultant des habitudes révolutionnaires. « J’ai toujours à te répéter… » dit David qui fut tout à coup interrompu par Mulard, dont il connaissait bien le péché mignon et le sobriquet, « j’ai toujours à te répéter, continua David sans se déconcerter, que tu fais maigre de dessin et froid de couleur. Cela n’empêche pas que tu ne sois en état de commencer un tableau pour l’exposition prochaine, ce que je t’engage à faire. Mais en l’achevant, il faudra que tu te tiennes sans cesse en garde contre les deux défauts que je te signale et tout ira bien. — Mais ne penses-tu pas, David, dit Mulard, avec sa voix de tête et son visage composé, que je… — Je t’ai dit ce que je pense et ce que tu dois faire. » Mulard voulut parler encore ; mais un sourire de David, auquel répondirent ceux de tous les élèves, força le bavard à se taire et à reconnaître lui-même, en riant aussi, l’inopportunité de ses réflexions.

« Oh ! dit David en passant du chevalet de Mulard à celui d’un autre élève, si on peignait avec la langue, celui-là ne laisserait guère de besogne à faire aux autres. » Un rire général, auquel prit même part celui qui en était l’objet, accueillit cette épigramme, à laquelle succéda un profond silence.

« C’est bien cela, dit-il à Ducis, il y a de la vérité, de la naïveté même dans le mouvement et la couleur de ta figure. Mais, ajouta-t-il en ayant l’air de parler à tout le monde, quoique parlant de Ducis, il ne faut pas vouloir faire plus qu’on ne peut. Il faut traiter des sujets humbles, simples, familiers même, si la nature nous a fait naître pour cela. Tel qui fera supérieurement des bergers, se fera moquer de lui s’il, veut peindre des héros. Il faut se tâter, se connaître et puis aller sans se forcer… n’est-ce pas Ducis ? — Oui, monsieur », et il passait à un autre.

« Pour vous, mon cher ami, il faut faire peau neuve ! » C’est ainsi qu’il apostropha Granger, transfuge de l’école rivale de Regnault dans celle de David. « Voilà ce (p. 56) que c’est que de recevoir en commençant de mauvais principes, ajouta-t-il, il faut oublier, désapprendre, ce qui est bien plus difficile, tous les enseignements que l’on a reçus. Voyez-vous, mon cher Granger, il vaudrait mieux pour vous et deux ou trois de vos camarades ici, infectés comme vous du virus académique, que vous n’eussiez jamais touché un crayon. Il faudra que vous employiez un an au moins pour guérir de ce mal, et puis alors seulement vous vous remettrez en route dans la bonne voie… Votre travail est bon… trop bon même ; car, voyez-vous, votre main en sait bien plus que votre tête. Vous réfléchissez après que vous avez fait. Votre pinceau vous emporte, il est votre maître, et pour comble de malheur il a été mal dirigé. Il faut oublier tout ce que vous savez, et tâcher d’arriver devant la nature comme un enfant qui ne sait rien… M’entendez-vous bien ? — Oui, monsieur. — M’avez-vous bien compris ? — Oui, monsieur. — Eh bien, nous verrons cela la semaine prochaine. »

En allant vers un autre élève, mais poursuivant toujours son idée : « Une mauvaise école, dit-il, est comme une boutique de perruquier2, dans laquelle on n’entre jamais sans en sortir avec du blanc à son habit. »

En s’approchant du chevalet de Moriès, qui s’était retiré de côté pour recevoir la leçon du maître, David fit une légère inclination de tête à cet élève, comme pour le saluer. Moriès avait plus de trente ans. Vêtu d’une grande redingote bleue croisée jusqu’au menton, portant une cravate noire et de grandes bottes de cavalerie, cet homme avait une des plus nobles figures qui se puissent rencontrer. Ses cheveux noirs et lisses dessinaient exactement la forme de son crâne. Son nez était légèrement aquilin et ses yeux grands fiaient couverts de paupières très-larges. Ses traits étaient beaux, et la majesté et la douceur mêlée de force de sa physionomie inspiraient tout à la fois le respect pour sa personne et un vif désir de le connaître. Son histoire n’était pas bien connue. On savait seulement qu’il avait servi aux armées, mais qu’un attrait invincible pour l’art de la peinture l’avait engagé à quitter sa première profession.

Moriès avait ce qu’on appelle une passion malheureuse pour la peinture, car il n’y était nullement appelé par ses dispositions. Cet homme, depuis qu’il était entré à l’école de David, travaillait jour et nuit pour regagner les années qu’il croyait avoir perdues. Ses moyens d’existence étaient bornés à ce point qu’il vivait pour moins de vingt sous par jour. Mais il supportait toutes les privations qu’il s’était imposées avec un courage, une grandeur d’âme propres à faire naître des regrets chez tous ceux qui connaissaient son inaptitude aux arts.

Il était facile d’établir quelques points de comparaison entre don Quichotte et cet élève, car la vue de la moindre injustice révoltait Moriès jusqu’à le forcer de prendre part à toutes les querelles qui s’élevaient et de s’établir juge du différend. Ce gentilhomme, car il l’était, faisait la police dans l’atelier. Quand les plus jeunes élèves n’étaient pas d’accord et élevaient trop la voix, il allait à eux, les interrogeait, les jugeait, prononçait son jugement et sanglait quelques coups d’appuie-main sur celui qui avait tort, sur tous deux quand le tort était partagé, puis retournait tranquillement à sa place pour reprendre sa peinture. Il va sans dire qu’une âme de cette trempe avait des sympathies et des répugnances également prononcées ; aussi ne parlait-il jamais de Mulard et de Gautherot qu’avec une expression légèrement ironique, tandis qu’il tendait journellement la main, en arrivant, à Ducis, à Roland et à Duffaut, avec lequel il finit par vivre en commun. Le caractère noble de Moriès le faisait aimer de tous, et quoique ses productions ou plutôt ses essais fussent de la dernière faiblesse, jamais, dans l’atelier, où la franchise était si brusque et si moqueuse, personne ne fit la plus légère allusion à son peu de talent.

« Allons, courage, mon cher Moriès, lui dit David en jetant les yeux sur sa toile, il ne faut pas vous décourager. » Puis, après quelques observations de détails, le maître répéta : « Allons, courage ! c’est comme au combat… — Vous avez raison, monsieur David, interrompit le noble élève qui, par modestie, ne voulut pas laisser achever la phrase tout haut à son maître, il faut vaincre ou mourir », dit-il à voix basse. Et en parlant ainsi, ses paupières se baissèrent et son visage rougit comme celui d’une jeune fille.

« Qu’est-ce que vous faites là ? » demandait peu après David à un jeune homme qui peignait comme un fou, sans s’apercevoir que son maître était derrière lui : « Mais arrêtez-vous donc un instant ! continua-t-il en lui frappant sur l’épaule, écoutez-moi, N… J’ai ici quelques élèves que je considère comme mes enfants, et j’agis avec eux comme il me convient ; mais vos parents payent douze francs par mois pour que vous travailliez ici, or, je ne veux pas voler leur argent. Croyez-moi, tous n’avez aucune disposition et vous ne ferez aucun progrès ; ainsi quittez l’art de la peinture. »

Après cette allocution, qui n’était pas la première de

ce genre que David eût faite à cet élève, le jeune homme suspendit son travail pendant quelques minutes et le reprit bientôt après sans s’émouvoir. « Je ne sais pas pourquoi, dit alors le maître en s’adressant à tous, comme quand il voulait rendre une observation moins pénible en la présentant d’une manière générale ; je ne sais vraiment pas pourquoi on a de la répugnance à se faire cordonnier ou maçon, quand on peut exercer honnêtement et habilement ces professions, d’autant plus qu’il y a place parmi les ouvriers de ce genre pour ceux qui sont plus ou moins adroits. Mais être peintre médiocre, mauvais ! oh ! non, messieurs, je vous aime trop pour souffrir que cela arrive à aucun d’entre vous. »

« Eh bien, Georges, chantes-tu toujours de la musique de Glück ? » demanda David, en souriant, à un gros garçon d’une jolie figure qui avait entrepris une étude de grandeur naturelle.

— Oui, monsieur, répondit l’élève d’un ton gracieux et délibéré.

« — Eh bien, tu as raison, puisque tu l’aimes… Moi j’aime mieux la musique italienne. Prends garde au bras et à la tête de ta figure, qui sont trop gros et mal dessinés… tu as le sentiment de la couleur, c’est bon ; ça va bien… Oh ! il est coloriste, répéta David en s’adressant à tout l’atelier, mais, continua-t-il en se retournant vers Georges, Titien, Paul Véronèse coloriaient bien, mais ils dessinaient les têtes et les bras mieux que toi. Voilà ce que c’est que d’aimer la musique allemande, tu préfères l’harmonie à la mélodie et tu fais de même en peinture : tu fais passer le dessin après la couleur. Eh bien, mon cher ami, c’est mettre la charrue avant les bœufs. Mais c’est égal, fais comme tu sens, copie comme tu vois, étudie comme tu l’entends, parce qu’un peintre n’est réputé tel que par la grande qualité qu’il possède, quelle qu’elle soit. Il vaut mieux faire de bonnes bambochades comme Téniers ou Van Ostade que des tableaux d’histoire comme Lairesse et Philippe de Champagne. »

Le maître corrigea encore quelques élèves peintres, sur lesquels il ne trouva rien de particulier à dire, et entra dans le cercle que formaient les dessinateurs autour de la table du modèle. Parmi ces derniers étaient M. A. de Saint-Aignan, Paulin Duqueylar, Langlois, Maurice Quai, Perrié, Robin, Granet, de Forbin, Richard Fleury, Révoil, et quelques autres dont les noms sont restés inconnus, mais tous assez habiles alors à copier la nature en dessin et sur le point de prendre le pinceau.

Avant de passer leurs travaux en revue, David resta debout devant le demi-cercle et entretint ses élèves du tableau des Sabines, qu’il exécutait. « J’ai entrepris de faire une chose toute nouvelle, leur disait-il ; je veux ramener l’art aux principes que l’on suivait chez les Grecs. En faisant les Horaces et le Brutus j’étais encore sous l’influence romaine. Mais, messieurs, sans les Grecs, les Romains n’eussent été que des barbares en fait d’art. C’est donc à la source qu’il faut remonter, et c’est ce que je tente de faire en ce moment. J’étonnerai bien des gens ; toutes les figures de mon tableau sont nues, et il y aura des chevaux auxquels je ne mettrai ni mors ni bride. Je crois avoir terminé la figure de mon Tatius… » À ces derniers mots, la physionomie de tous les élèves s’épanouit, comme si le personnage dont on venait de parler fût sorti de dessous terre. Les jeunes gens parlaient entre eux, célébraient déjà la perfection présumée de l’ouvrage, et, sans exprimer aucun désir, laissaient deviner dans leurs yeux la curiosité qu’ils avaient de le voir.

« Je ne peux pas encore montrer mon tableau, dit le maître, qui avait surpris la pensée de ses élèves. Je crois avoir réussi à faire mon Tatius, mais je n’en suis pas certain. Je ne le jugerai bien que lorsque ce qui doit l’entourer sera repeint également. Mais je veux faire du grec pur ; je me nourris les yeux de statues antiques, j’ai l’intention même d’en imiter quelques-unes. Les Grecs ne se faisaient nullement scrupule de reproduire une composition, un mouvement, un type, déjà reçus et employés. Ils mettaient tous leurs soins, tout leur art, à perfectionner une idée que l’on avait eue avant eux. Ils pensaient, et ils avaient raison, que l’idée dans les arts est bien plus dans la manière dont on la rend, dont on l’exprime, que dans l’idée elle-même. Donner une apparence, une forme parfaite à sa pensée, c’est être artiste ; on ne l’est que par là… Enfin je fais de mon mieux, et j’espère arriver à mes fins. »

Le maître, dont chaque parole avait été écoutée avec la plus religieuse attention, se mit en devoir de corriger le travail des dessinateurs d’après le modèle vivant. « Levez-vous, monsieur de Saint-Aignan, dit-il en s’asseyant à sa place. Allons, courage, très-bien, le mouvement est bien saisi… Mettez un peu plus de correction dans votre dessin et nous penserons à vous faire peindre. » Paulin Duqueylar lui remit ensuite son carton : « Il y a vraiment un grand caractère, observa David en regardant la figure que l’élève avait tracée ; il a une manière de voir à lui et il rend son idée avec énergie. C’est bon ! courage ! Langlois, dit-il à l’élève qui (p. 62) suivait, votre figure est bonne, il faut peindre ; c’est dit. » Et l’élève devint rouge de plaisir.

Il arriva à Maurice Quaï : « Peignez aussi, Maurice, dit David. Vous avez fait là une très-bonne étude. Si celui-là veut, il ira loin ; il aime la nature et comprend bien l’antique. » La joie éclata aussi sur la figure de Maurice. Il était maigre, portait sa barbe, ce qui, joint à la disposition de son caractère que l’on aura l’occasion de faire connaître bientôt, lui faisait donner par ses condisciples le surnom de don Quichotte.

Perrié, son ami, grand jeune homme fort doux quoique très-entêté, ce qui se rencontre fréquemment, et dont l’esprit et le talent brillaient peu, venait après. David ne lui dit que des paroles insignifiantes et lui conseilla de peindre si cela lui faisait plaisir.

David était d’une propreté extrême. Toujours fort bien mis, il ne changeait jamais de vêtement pour peindre, et faisait une guerre continuelle à ceux de ses élèves qui ne se soignaient pas. « Essuie bien ta chaise, se prit-il à dire à Robin (c’était l’un des fils de l’ancien horloger du roi), car tu es si dégoûtant, que j’appréhende de m’asseoir à ta place. » Comme l’élève tirait un mouchoir sale et déguenillé de sa poche pour épousseter son siège : « Merci, merci de ta précaution, ajouta-t-il, renverse la chaise et secoue-la bien. Soyez certains, messieurs, reprit David quand il fut assis et en considérant le travail de Robin, qu’il n’y a rien de si traître que l’art de la peinture. Dans l’ouvrage se peint l’homme qui l’a fait. On ne saurait pas que celui-ci, et il indiquait Robin, est le plus grand saligaud de la terre, qu’on le reconnaîtrait pour toi en voyant son dessin ; tenez, voyez plutôt. » Et tous les élèves de rire. « Oh ! toutes vos plaisanteries n’y feront rien, et il (p. 63) mourra comme il est, un crasson… — Quel dommage, ajoutait le maître en indiquant plusieurs parties de l’étude de cet élève, cela sent la nature, c’est plein d’énergie et de finesse… Voyez donc comme le raccourci de ce bras est bien exprimé ; et la tête, comme elle plafonne bien ! Pourquoi ne peins-tu pas depuis que je te dis de quitter le crayon pour le pinceau ? — Monsieur… dit Robin qui voulait préparer une excuse. — Allons, tais-toi, tu es un paresseux. Je t’ai vu cet hiver faire les beaux bras et la belle jambe lorsque tout Paris venait au bassin des Tuileries pour te voir patiner sur la glace en manière de Mercure… Je parlerai une bonne fois de tout cela à ton père… ou fais-moi le plaisir d’acheter une boîte à couleurs et de te mettre à peindre ; entends-tu ? » Et il passa au voisin.

« Celui-là a ses idées, il a son genre. Ce sera un coloriste ; il aime le clair-obscur et les beaux effets de lumière. C’est bon, c’est bon, je suis toujours content quand je m’aperçois qu’un homme a des goûts bien prononcés ; c’est toujours bon signe. Tâchez de dessiner, mon cher Granet, mais suivez votre idée. Bon courage ; votre carrière est ouverte. »

« Allons, monsieur de Forbin, dit le maître en s’asseyant à la place suivante, je vois que vous aimez et que vous sentez aussi l’effet et le coloris, car sur un dessin même, et le vôtre en est la preuve, on s’aperçoit que l’artiste a de l’aptitude à ce genre de talent. Continuez ; ça va bien. »

Fleury Richard et Révoil, tous deux de Lyon, étaient unis dès l’enfance par une amitié qui s’était accrue avec l’âge. Tous deux étudiaient chez David avec une suite et une régularité qu’ils devaient sans doute aux sentiments religieux dont ils étaient également animés. Élèves alors, leurs études n’avaient pas des qualités qui fissent prévoir la vogue, passagère il est vrai, qu’eurent leurs ouvrages quelques années plus tard ; aussi David en corrigeant leurs essais ne leur adressait-il que des observations qui ajouteraient peu d’intérêt à celles qu’on lui a entendu faire à quelques autres élèves. Il en fut de même au sujet de plusieurs jeunes gens dont il serait même difficile de rappeler ici les noms.

Le maître avait achevé de corriger les études des peintres et des dessinateurs d’après nature, lorsqu’en tirant sa montre il s’aperçut que les heures s’étaient écoulées bien vite. « Il faut que je retourne à mon atelier, dit-il, pour profiter du reste de la journée. Adieu, messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à ceux dont il venait de s’occuper ; quant à vous, et c’était aux jeunes dessinateurs d’après l’antique qu’il s’adressait alors, je verrai votre ouvrage un autre jour. Dites à ceux qui peignent de vous conseiller si vous vous trouvez dans l’embarras. » Au nombre des apprentis peintres auxquels ces paroles s’adressaient se trouvaient Mendouze, M. Colson, M. Caminade, Simon, Bouchez, Huyot (depuis architecte et membre de l’Institut), Adolphe Lullin, Étienne, etc.

La séance de correction avait été longue ; tous les élèves y avaient apporté une attention soutenue en observant un rigoureux silence. Aussi, à peine David fut-il dehors, que l’un des plus jeunes dessinateurs, placé près de la porte, regarda par un trou qui y était pratiqué exprès si le maître ne revenait pas par hasard sur ses pas ; mais aussitôt qu’il fut certain que David avait non-seulement parcouru le long corridor du Louvre, mais qu’il avait dépassé l’angle au-delà duquel on allait gagner l’escalier de la rue du Coq, il se retourna vers ses camarades en jetant un cri effroyable, auquel tout l’atelier répondit par un concert de hurlements qui se prolongèrent pendant une ou deux minutes.

III. Les élèves de David à leur atelier.

On a vu les élèves devant leur maître ; il est bon de les retrouver livrés à eux-mêmes dans l’atelier. Mais pour soulager ces récits de redites et de détails superflus, et avant de chercher quelle était la constitution de cette petite démocratie de jeunes peintres, on fera connaître les noms de quelques-uns des élèves qui sont entrés successivement à l’atelier de David, après ceux que l’on connaît déjà. Les principaux sont Poussin et Vermay, c’étaient des enfants de quatorze à quinze ans ; puis Augustin Delavergne, âgé de trente ans, gentilhomme d’une province de France ; J. J. Dubois, qui, outre l’obscénité habituelle de ses discours, montrait déjà les disposions qui l’ont entraîné à se faire antiquaire ; enfin M. Ingres ; Bartolini, sculpteur de Florence ; Schwekle, sculpteur allemand ; Tieck, sculpteur de Berlin, frère du poète ; car David recommandait à ses élèves de modeler en terre et avait à cœur de former des statuaires dans son école.

Sur soixante jeunes gens au moins qui étaient inscrite comme élèves de David, la moitié à peu près fréquentait habituellement son école. Jusqu’en 1800 environ, la rétribution du maître fut de 12 francs par mois, sans les frais de modèles et de chauffage, qui se payaient à part. Sur le nombre des élèves inscrits, il n’y en eut jusqu’à cette époque que la moitié au plus qui payât la rétribution à David ; les autres recevaient l’enseignement gratis. Ces détails ne sont pas sans importance, parce que la personne chargée par le maître de faire la collecte et de solder les frais payés par la masse se trouvait être par cela même le seul et unique magistrat chargé de gouverner l’indomptable et anarchique démocratie des élèves de David. Or David, plus sage dans l’établissement d’une constitution pour ses élèves que quand il s’était agi de la république française, avait eu le bon esprit d’instituer pour magistrat-collecteur un de ses élèves. Le bon et honorable Grandin, de la famille des fabricants de drap d’Elbeuf, faisait toujours effectivement de la peinture au métier, mais il calmait ses camarades par son angélique douceur, et les amenait à payer, grâce aux tempéraments qu’il donnait à propos, et surtout par cet air de probité et cette exactitude commerciale qu’il semblait inspirer à ceux à qui il s’adressait.

Grandin était boiteux, sa figure était laide, il n’avait ni disposition comme peintre, ni esprit comme homme, et il exigeait de l’argent de chacun ; avec tous ces désavantages il se trouvait encore placé au milieu du troupeau le plus indiscipliné et le plus moqueur qui se pût rencontrer, et toutefois le bon et honnête Grandin était estimé, aimé de tous. La seule plaisanterie fort innocente que l’on se permit à son sujet consistait à proclamer bien haut le quantième du mois, lorsqu’il entrait à l’atelier. « Messieurs, criait un mauvais plaisant, est-ce que c’est le 30 ? voilà Grandin ! » Mais impassible comme le soliveau de la fable, l’inaltérable collecteur répondait par un sourire plein de candeur, et tout rentrait dans l’ordre. Telle était donc cette manière de magistrat revêtu d’une double confiance : de celle du maître qui le laissait gouverner à sa manière, et de celle des élèves à qui il ne venait même pas dans l’idée que Grandin pût rien rapporter d’eux à David, hors ce qui regardait la rentrée exacte des fonds, ce qui se faisait régulièrement.

Grâce à la sagesse avec laquelle Grandin exerçait sa magistrature, il n’y avait donc que le département des finances où il régnât de l’ordre ; du reste, la république marchait au hasard, et selon les impulsions alternatives que lui communiquaient les différentes factions ou sectes dont elle était composée.

Robin, dont on a entendu signaler par David les heureuses dispositions, la paresse et la saleté, se parait du titre de chef de la secte des crassons. Pour être admis à en faire partie, il fallait prouver que l’on fumait au moins trois pipes par jour ; que l’on ne changeait de linge que quand il ne tenait plus sur le corps, et que l’on ne se lavait que malgré soi ou quand on s’exerçait à la natation.

Robin, qui avait rapporté ces idées des armées, où il avait été avec les régiments de Paris enrôlés au commencement de la révolution, fit peu de prosélytes à l’école.

Une autre secte, qui par la suite mérita mieux cette désignation que le troupeau dont Robin s’était fait le chef, se composait d’un certain nombre d’élèves dont les principaux étaient les frères Franque, Pierre et Joseph, que leur talent faisait déjà remarquer et qui tenaient les premiers rangs dans l’école, depuis que Girodet, Gérard et Gros en étaient sortis. Broc, dont il a déjà été question, donnait aussi de flatteuses espérances, mais l’élève Maurice Quai, quoique moins avancé alors dans la pratique de l’art, semblait avoir un avenir brillant et exerçait déjà une certaine influence sur ses amis. Dans ses traits, dans son caractère, il y avait quelque chose de ce qui distingue les hommes appelés à commander à leurs semblables. Sa figure était belle, et sa barbe, qu’il portait alors contre l’usage général, donnait de la gravité à sa physionomie, d’ailleurs très-avenante. Doué d’une élocution facile, il portait promptement la conviction dans l’esprit des autres, aussi devint-il bientôt un véritable sectaire dans l’école de David, qu’il abandonna enfin en entraînant avec lui plusieurs de ses camarades. Tant que son talent ne fit que poindre, il ne professa pas hautement les opinions singulières qu’il manifesta ensuite sur les arts et sur la manière dont il prétendait qu’on dût les pratiquer. Ce fut d’abord par l’élévation de ses idées et la franchise de son âme qu’il captiva la bienveillance de ses condisciples, et à propos du sobriquet de don Quichotte qu’on lui avait donné, ses camarades furent tant soit peu surpris de l’entendre dire « qu’il se trouvait heureux et fort honoré de mériter le nom d’un personnage imaginaire il est vrai, mais qui était le modèle de la bonne foi et de la loyauté ; que pour lui, il admirait don Quichotte depuis son enfance, et qu’il n’avait cessé de faire des efforts pour s’élever jusqu’à la hauteur de la rude et incorruptible honnêteté de ce héros romanesque. » L’expression de sincérité avec laquelle Maurice prononça ces paroles, jointe à sa physionomie noble et à son élocution entrainante, interdirent les critiques et les quolibets aux plaisants ; et de ce moment Maurice, qui déjà était aimé, fut investi d’une certaine autorité qui lui donna le droit de dire tout ce qui lui venait à l’esprit. Déjà Moriès et Ducis témoignaient hautement le cas qu’ils faisaient de lui, aussi devint-il bientôt complétement maître de l’esprit de Pierre, de Joseph, de Broc, de Perrié et de quelques autres qui formèrent le noyau de la secte.

On n’a sans doute pas oublié l’entresol situé au-dessus de l’atelier des Horaces : ce logement, faisant partie de la portion du Louvre prêtée à David, était occupé par les frères Franque, qui non-seulement y logeaient, du consentement du maître, mais donnaient souvent l’hospitalité à Broc, à Maurice et à ceux de leurs amis qui la leur demandaient. Or, c’est en ce lieu que prit naissance la secte des penseurs ou des primitifs dont Maurice fut le fondateur, quoiqu’il soit juste de dire que quelques paroles hasardées de David en aient fait naître la première idée. Ce maître, étant sur le point de commencer son tableau des Sabines, et se sentant plus que jamais entraîné par le goût des ouvrages de l’antiquité, en était venu à restreindre son admiration pour les œuvres modernes, au point de ne plus se proposer pour modèles que les ouvrages grecs que l’on supposait faits à l’époque de Phidias. Parmi les-bas-reliefs, il recherchait ceux dont le style était le plus ancien ; il en faisait autant au sujet des médailles, et vantait particulièrement le naturel et l’élégance du trait des figures peintes sur les vases dits étrusques. On sait ce qui arrive ordinairement dans une école, et que les opinions du maître, exagérées par ses élèves, même les plus intelligents, sont bientôt dénaturées par les niais. C’est ce qui arriva dans celle de David, en cette occasion, après qu’il eut dit à propos de son projet relatif aux Sabines : « Peut-être ai-je trop montré l’art anatomique dans mon tableau des Horaces ; dans celui-ci des Sabines, je le cacherai avec plus d’adresse et de goût. Ce tableau sera plus grec. »

Ces derniers mots, ainsi que la recommandation que le maître faisait souvent à ses élèves d’exercer leur esprit en étudiant les antiques, sans les copier machinalement, frappèrent les jeunes gens et Maurice en particulier, et ils partirent de là pour avancer que David travail fait qu’entrevoir la route à suivre, qu’il fallait changer radicalement les principes sur lesquels on s’appuyait pour exercer les arts ; que tout ce qui avait été fait depuis Phidias était maniéré, faux, théâtral, affreux, ignoble ; que les maîtres italiens, y compris le plus célèbre même, étaient entachés des vices des écoles modernes ; qu’il était indispensable de s’abstenir de regarder aucun des tableaux de la grande galerie, et que dans celle des antiques on devait baisser les yeux et passer outre devant les statues romaines et celles même qui avaient été faites en Grèce depuis Alexandre le Grand.

Tel était à peu près l’ensemble de la nouvelle théorie. Quant à la pratique, on ne devait viser qu’à exprimer la plus haute beauté ; aussi Maurice engageait ses adeptes à ne plus travailler à l’atelier de David pour peu que le modèle ne leur parût pas beau ; il leur conseillait de ne peindre que des figures de six pieds de proportion ; et, toujours dans l’idée de rendre le beau, prescrivait de faire des ombres claires, afin que la transition trop brusque de la lumière à l’ombre ne détruisit pas l’harmonie des formés, comme ne manquaient pas de le faire, ajoutait-il dans le style brutal d’atelier, ces indignes Italiens.

Mais ces idées que Maurice se formait de l’art n’étaient que les corollaires d’autres idées plus hautes, plus graves, sur lesquelles il s’entretenait avec des hommes qui, sans être étrangers aux arts, ne les pratiquaient cependant pas. Charles Nodier était de ce nombre, et plus d’une fois alors Étienne l’a vu monter descendre le petit escalier de bois qui conduisait à l’entresol au-dessus de l’atelier des Horaces, où, selon toute apparence, il allait présider les séances des penseurs ou primitifs. S’il faut s’en fier aux récits un peu tardifs (1833) de cet écrivain sur la secte dont Maurice a été le chef ostensible de 1797 à 1803, il ne s’agissait de rien moins que d’une réforme de la société sur un plan, non pas précisément semblable à celui des saint-simoniens, mais du même genre, et qui devait commencer par un Changement de costume. Que des idées vagues de réforme aient bouillonné dans la tête, de quelques jeunes gens lancés au milieu d’une société à peine remise des grandes commotions révolutionnaires, cela peut être admis ; mais quant à l’établissement d’une doctrine sérieuse à ce sujet, il ne pouvait résulter des efforts de quelques pauvres élèves en peinture rassemblés dans l’entresol, en admettant même toute la supériorité d’esprit et de caractère que l’on pourrait attribuer à Maurice Quaï et à Charles Nodier. Le secret de cette petite comédie, s’il y en a un, n’aurait pu être dévoilé que par le président des primitifs, devenu le spirituel académicien que tout le monde connaît ; mais à défaut de renseignements à ce sujet, longtemps mais vainement promis à Étienne par Charles Nodier, voici l’extrait d’une brochure curieuse que cet écrivain publia en l’an XII de la république (1804), sous le titre d’Essais d’un jeune barde. On y trouve une espèce d’éloge ou plutôt de glorification de Maurice et de la jeune femme d’un des sectaires, qui, en effet, par la pureté de son âme et la beauté de sa personne, était devenue la Béatrice, l’ange gardien des penseurs. Voici le chapitre où il est question de ces deux personnages :

Deux beaux types de la plus parfaite organisation humaine.

« Dans les espérances d’une présomptueuse jeunesse, j’avais résolu de leur consacrer un jour un monument, ci d’attacher leurs noms aux plus belles conceptions de ma vie. Mais, si incertain moi-même de ce que le sort me réservent du temps qui m’est mesuré, je veux, du moins, laisser ici quelque témoignage qui révèle que je les ai connus, et qui fasse foi de ma gloire. »

Saady fait dire à l’ambre : « Je ne suis qu’une terre vile, mais j’ai habité avec la rose. »

« Artiste, jette un voile sur ton Apollon et sur ta Vénus. Ne consume pas ton admiration stérile sur les efforts de l’art impuissant. Ici la Divinité a marqué sa plus noble empreinte, et c’est ici que tu apprendras ton génie, si le ciel t’en a donné. »

 Lui, c’était Maurice Quaï, cet homme qui, sous les formes d’Antinoüs et d’hercule combinées, recélait l’âme de Moïse, d’Homère et de Pythagore, et qui unissait le courage des forts à la simplicité des enfants, et la raison des sages a l’enthousiasme des poëtes. À cette beauté, qui avait je ne sais quoi d’immuable et d’éternel comme celle des dieux, à ce grand caractère qui le faisait participer du Tout-Puissant, de Raphaël et du Jupiter de Myron, il semblait qu’on allait voir briller autour de sa tête les éclairs de l’Olympe et du Sinaï.

« Il était facile à reconnaître, celui dont le Seigneur avait dit, par l’organe d’un de ses disciples : J’ai écrit sur son front le nom de ma cité. C’étaient bien là ces sourcils dont un seul mouvement pouvait ébranler le monde, et ces yeux d’où devait s’élancer la foudre. C’est cet aspect qu’il aurait fallu emprunter pour se fonder un culte ; et jamais je n’ai levé sur lui ma paupière sans éprouver un saint effroi ; jamais je ne l’ai entendu m’appeler à ses côtés, avec ce langage ineffable et mélodieux qui lui était familier, sans me rappeler que Le Dieu fait homme aussi aimait à s’entourer des malheureux de la terre.

« Ne demandez pas au vulgaire quel était Maurice Quaï : l’avenir sera prive de son nom.

« Oserez-vous, chaste amitié, proférer celui de LUCILE FRANQUE ? Il échappe à mes lèvres, et mes lèvres sont purifiées. Elle ne condamnera pas cet hommage.

« Avez-vous vu sur les coupes des Grecs et sur les bas-reliefs d’Herculanum, ces figures sveltes et légères, où tant de noblesse est alliée à tant de grâce et tant de pudeur à tant de volupté ? Vous êtes-vous arrêté, pensif, devant cette image de SAINTE CÉCILE qui prête l’oreille aux chœurs célestes ? La plaintive MALVINA, touchant sur sa harpe des airs douloureux et adressant un regard triste et plein de larmes au barde aveugle qui n’en jouira pas, vous a-t-elle jamais intéressé à ses malheurs ? Sterne vous a-t-il trouvé sensible pour son ÉLISA, et ROUSSEAU pour sa JULIE ? Vous connaissez presque LUCILE.

« Son regard était si solennel que ceux sur lesquels il tombait se sentaient saisis d’un respect religieux ; mais il était si doux qu’il avait un charme secret pour assoupir les chagrins du pauvre. Aussi sa vue faisait rêver de bonnes actions, et on ne se souvenait pas d’elle sans avoir envie d’être meilleur. Mais à quelque chose de sombre et de pénible à voir qui errait sur son visage, on aurait deviné le présage des maux à venir.

« Quand, dans les beaux jours de l’année, elle s’avançait dans la plaine, avec sa tunique flottante et ses cheveux épars, semant des fleurs sur les enfants et des bienfaits sur les mères, vous auriez dit l’ange du hameau ; et quand elle portait pendant le silence des nuits un secours mystérieux vers la chaumière de l’indigent à sa marche aérienne, au frissonnement surnaturel qui suivait ses pas, à la divine mélancolie qui régnait dans tout son air et dans tous ses mouvements, à un sentiment incomparable et merveilleux qui émanait d’elle, et qu’on ne saurait définir, on croyait apercevoir une de ces sublimes intelligences qui veillent autour des tombeaux.

« Mais, après une vie pleine d’amertume, celle qui eût été à son gré le MICHEL-ANGE de la poésie ou l’OSSIAN de la peinture, tomba inconnue sur la terre, et les larmes de quelques infortunés qui devaient leur existence à ses secours firent les frais de sa pompe funèbre.

« Elle compta son vingt-deuxième printemps, et à la fin de ce court exil, elle reprit le chemin de son éternelle patrie.

« LUCILE, MAURICE, âmes superbes ! Où est-il celui qui doute de l’immortalité ? A-t-il vécu près de vous, celui qui nie la vertu ? Ô Brutus !

« Ne m’accusez point de vous abuser par quelque heureux mensonge inventé à l’honneur de l’espèce humaine, L’imagination ne fait pas de tels rêves. Je les ai vus.

« Je suis venu, et je les cherchais encore. Ils n’étaient plus, et j’ai cherché leur fosse. Aujourd’hui, leur fosse même m’est interdite.

« Plus heureux que moi, puisqu’il me restait des liens qui m’ont forcé à leur survivre.

« Il n’y a plus rien sur la terre qui mérite une larme !

« UNZER. »

Cet éloge dithyrambique en prose bariolée de réminiscences de la Bible, d’Homère et d’Ossian, toutes devenues fort à la mode en ce temps, révèle à la fois l’espèce d’admiration que Maurice inspirait à ceux dont il était entouré et la confusion d’idées au milieu de laquelle la jeunesse la plus distinguée par ses sentiments et son esprit se débattait alors.

Quoi qu’il en soit, les prédications de Maurice, dans le petit entresol, sur les questions de morale et d’art ne laissaient pas de produire de l’effet sur la masse des élèves de David. Involontairement ces jeunes gens obéissaient chaque jour davantage à l’autorité que prenait sur eux le chef des penseurs. Un jour ce jeune homme en fit un singulier usage. Mais pour que l’on puisse apprécier tout ce qu’il y avait d’étrange, de hardi dans ce qu’osa dire Maurice dans un lieu à peu près public tel que l’école de David, il faut se reporter à l’an 1797, alors que la religion était encore l’objet de la dérision publique, avant que Bonaparte eût rouvert les églises. Les idées de Voltaire avaient tellement été répandues d’ailleurs pendant la révolution, que parmi les élèves de l’école, si on ne regardait pas comme un crime de parler favorablement du christianisme, c’était au moins un ridicule dont personne n’aurait osé se couvrir. Les discours indévots, impies même, s’y faisaient assez fréquemment entendre.

Or, il arriva qu’un des élèves, en racontant une histoire bouffonne, y mêla à plusieurs reprises le nom de Jésus-Christ. La première fois, Maurice ne dit rien. Seulement sa physionomie devint sévère ; mais lorsque le conteur eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du chef de la secte des penseurs s’enflammèrent, et Maurice fit taire le mauvais plaisant en lui imposant impérieusement silence. L’étonnement des élèves parut grand ; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie de chacun, qui resta muet. Maurice était sujet à des colères très-vives, mais qui duraient peu ; il avait d’ailleurs du tact, et, en cette occasion, il sentit la nécessité de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie qu’il venait de faire. « Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de prendre Jésus-Christ pour sujet de plaisanterie ! Vous n’avez donc jamais lu l’Évangile, tous tant que vous êtes ? L’Évangile ! c’est plus beau qu’Homère, qu’Ossian ! Jésus-Christ au milieu des blés, se détachant sur un ciel bleu ! Jésus-Christ disant : « Laissez venir à moi les petits enfants ! » Cherchez donc des sujets de tableaux plus grands, plus sublimes que ceux-là ! Imbécile, ajouta-t-il en s’adressant avec un ton de supériorité amicale à son camarade qui avait plaisanté, achète donc l’Évangile et lis-le avant de parler de Jésus-Christ. »

Il faut le répéter, de telles paroles, dites à cette époque et dans un lieu tout à fait public, eussent certainement excité de la rumeur et pu compromettre la sûreté du harangueur. Tous les élèves le sentirent bien ; car lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle de silence assez long, pendant lequel tout le monde se consulta du regard pour savoir comment on prendrait la chose.

Le brave Moriès trancha la difficulté : « C’est bien cela, Maurice », dit-il d’une voix ferme ; et à peine ces mots eurent-ils été prononcés, que tous les élèves crièrent à plusieurs reprises : « Vive Maurice ! »

On aurait tort de croire cependant que dans le sentiment généreux que fit éclater cette jeunesse, il entrât des idées de piété. À l’atelier de David, comme par toute la France alors, on était et l’on affectait surtout d’être très-indévot ; mais le courage que montra Maurice en défendant un nom et une religion que tout le monde attaquait et vilipendait, ainsi que la pensée heureuse qu’il eut de découvrir à de jeunes artistes une source de beautés nouvelles au moins pour eux, séduisit et entraîna leurs jeunes âmes. Cette scène eut toutefois un résultat important ; elle jeta du ridicule sur ce qui restait encore, dans le langage des élèves, de locutions révolutionnaires et irréligieuses, et, de plus, elle assura la liberté des consciences. Après le mouvement oratoire de Maurice, et pendant le repos du modèle, Moriès, Ducis, Roland, de Forbin, M. de Saint-Aignan, Granet et beaucoup d’autres qui représentaient assez bien le parti aristocratique à l’atelier, vinrent prendre les mains de Maurice et le féliciter sur son élan généreux. Lorsque ceux-ci eurent épuisé leurs louanges fort sincères, s’avancèrent alors vers Maurice, Richard Fleury et Révoil, les deux amis lyonnais. Leurs figures paraissaient émues, et d’un air timide, mais où perçait un sourire plein de joie, ces deux jeunes artistes remercièrent leur généreux camarade de manière à laisser entendre à tous les assistants qu’ils attachaient plus d’importance encore qu’eux à ce qui venait de se passer. En effet, de Forbin et Granet, qui avaient fréquenté Richard Fleury et Révoil à Lyon, avouèrent à leurs condisciples que ces deux jeunes gens étaient fort pieux. Ce bruit se communiqua d’oreille en oreille, et jamais, depuis ce jour, on ne se permit la plus légère plaisanterie sur les habitudes religieuses des deux amis lyonnais.

Maintenant, on sait ce qu’était la secte insignifiante des crassons ; on peut juger de l’esprit de celle des penseurs ou primitifs, qui, ainsi que son chef Maurice, reviendront plus d’une fois en scène. Il reste à faire connaître le troisième groupe qui complétait l’ensemble des élèves les plus importants alors de l’atelier de David, sauf à faire intervenir plus tard ceux qui, ainsi qu’Huyot et plusieurs autres, simples dessinateurs encore d’après le relief, et rangés confusément sous le nom de rapins, écoutaient et regardaient ce qui se passait entre les grands élèves, sans y prendre une part active. Achevons donc le dénombrement de nos jeunes héros, en peignant par quelques traits rapides les coryphées du groupe que, faute d’une meilleure expression, on surnommera aristocratique. Au milieu de cette foule de jeunes gens dont la fortune, l’éducation, les manières et les talents étaient si inégaux et si divers, se faisaient remarquer ceux dont le costume plus régulier, dont la tenue plus aisée et plus décente, dont le langage plus pur et plus mesuré, imposaient aux autres élèves.

C’était M. Auguste de Saint-Aignan, dont le nom seul chatouillait agréablement l’oreille. Il était joli cavalier, d’une figure prévenante et aimable, et quoiqu’il fut tout aussi simplement mis que les autres, ses habits étaient si bien faits, si bien portés, son pied élégant était chaussé dans des bottes si fines, que toute la sauvagerie pittoresque des élèves de David céda à ces dehors séduisants. M. de Saint-Aignan avait d’ailleurs tout l’entraînement généreux qui rend bon camarade dans une école, et ce qui achevait de le faire accueillir très-amicalement étaient les dispositions réelles et brillantes qu’il montrait pour l’art de la peinture.

C’était Granet, qui a produit tant de bons ouvrages et dont le nom est resté célèbre ; Granet, qui avait alors le même air bon et fin que nous lui avons connu. Alors il était à peu près vêtu simplement, comme à la fin de ses jours ; et dès ce temps où, jeune encore, son teint peu coloré, sa figure calme, son maintien modeste et discret et son costume brun foncé lui donnaient l’air d’un habitant des cloîtres, on le surnommait le Moine.

Richard Fleury et Révoil, bien élevés, très-retenus dans leurs discours et habituellement couverts de vêtements très-propres, faisaient honneur à la bonne bourgeoisie et au gros commerce lyonnais, d’où ils tiraient leur origine. Ils parlaient peu, si ce n’est avec Granet et de Forbin ; mais ils se montraient affables et polis envers tous. Les élèves les respectaient.

Le nom de Delavergne sera rapporté seulement pour mémoire. Sous le rapport du talent, il était à peu près nul ; mais ses liaisons avec de Forbin, R. Fleury, Révoil et Granet, ainsi que sa qualité de gentilhomme, lui donnaient une espèce d’influence dans le groupe aristocratique qu’il n’est pas indifférent de signaler pour bien faire connaître tous les éléments dont se composait alors l’école de David.

Mais l’âme de cette portion des élèves était Forbin, car alors sa qualité de comte et le de qui précède son nom en étaient retranchés. Lorsqu’il entra à l’atelier, il n’était âgé que de dix-huit à vingt ans. Quoiqu’un peu grêle de formes, il était fort bien pris dans sa taille. Sa tête était belle, et il la portait haut. S’exprimant avec élégance et facilité, il faisait retentir sa voix mordante que rendait plus incisive encore son accent provençal très-prononcé. Auguste de Forbin, car malgré tous les efforts encore récents des révolutionnaires pour écraser l’aristocratie, les noms illustres plaisaient toujours aux oreilles des Français en 1797, Auguste le Forbin apportant, sous des habits excessivement simples, toute l’aisance et la familiarité un peu moqueuse d’un gentilhomme au milieu de jeunes gens qui n’avaient de commun avec lui que leur âge, fit dès le premier jour leur conquête. À l’aide de l’italien et de son patois provençal qu’il parlait avec une égale facilité, il trouvait moyen, sans rien perdre de son élégance habituelle, de faire et de dire les pasquinades, les charges et les bouffonneries les plus amusantes. Rien ne lui coûtait moins que de tourner un couplet en français, et à l’atelier, où l’on ne se piquait pas d’être difficile, il en improvisait souvent pendant le travail.

Le théâtre du Vaudeville était alors, comme aujourd’hui, fort à la mode ; c’était même un de ceux que fréquentait le plus habituellement ce que l’on appelait alors la société distinguée. Forbin, quoique peu à l’aise à cette époque, ne laissait pas de s’y rendre quelquefois, et là, il entretenait son goût et son talent pour le couplet. D’après ce que l’on sait de Maurice, des idées et des livres qu’il préférait, ainsi que son ami Ch. Nodier, on peut se faire une idée des colères burlesques dans lesquelles il entrait, lorsque Forbin, qu’il aimait d’ailleurs beaucoup, lui improvisait un couplet carré se terminant par une galanterie fade ou un jeu de mots. « Vieille Pompadour ! lui criait-il tout en riant au milieu de sa fureur, va donc te faire friser avec de la poudre à la maréchale3 ! » Puis il répétait plusieurs fois d’une voix sourde et concentrée : « Le (p. 82) Vaudeville ! le Vaudeville ! » et, saisissant tout à coup ce qui lui tombait sous la main, une canne, une queue de chevalet démanchée, il se mettait à frapper à tour de bras sur les chaises et les boîtes à couleurs, jusqu’à ce que leurs propriétaires trouvassent le moment de le calmer et de sauver leurs ustensiles de sa fureur. Alors cette scène se terminait par des rires inextinguibles auxquels Maurice lui-même prenait largement part.

Au milieu de ces tempêtes bouffonnes se trouvait Langlois, peintre froid et de peu d’imagination, mais imitateur fin, correct de la nature, et que David choisit pour l’aider lorsqu’il exécuta le Bonaparte passant les Alpes, puis lorsqu’il commença le Léonidas. Langlois, après avoir obtenu toutes les couronnes académiques, est mort membre de l’Institut en 1838. On voyait aussi là, travaillant avec zèle et assiduité, M. le comte d’Houdetot, que l’étude approfondie de la peinture a fait devenir un protecteur si éclairé des arts ; puis le marquis d’Hautpoul qui, après avoir étudié pendant trois ans avec passion à l’école de David, prit tout à coup le parti des armes et devint général, pendant la restauration.

Telles étaient les différentes nuances dont se composait l’ensemble des élèves de David. Bien qu’animés d’un esprit très-différent, ils vivaient toutefois cordialement entre eux.

Parmi les élèves que leur caractère isolait davantage, on a dû remarquer le sage Moriès, qui se mêlait peu à toutes ces folies et dont la plaisanterie habituelle était de répéter à ses camarades si jeunes et si fous : « Messieurs, amusez-vous bien, mais n’oubliez pas de penser à la mort ! » Cet aimable et brave homme n’a laissé aucun ouvrage qui puisse consacrer sa mémoire, et c’est ce qui fait que l’on parle de lui toutes les fois que l’occasion s’en présente, car rien n’est si digne d’intérêt que ces âmes nobles, sublimes, dont nul talent n’a fait ressortir et briller le mérite.

Il n’en est pas ainsi d’un autre élève que David reçut dans son école à cette époque et qui non-seulement se fit distinguer par la candeur de son caractère et sa disposition à l’isolement, mais qui donna encore tout aussitôt qu’il parut des preuves d’un véritable talent ; c’est M. Ingres. Ainsi que Granet, Ingres n’a changé ni de physionomie ni de manières depuis son adolescence. En retranchant le surplus d’embonpoint que produit l’âge, Ingres, en 1854, est encore celui de 1797. Ce qui est vrai de sa personne ne l’est pas moins de son caractère, qui a conservé un fonds d’honnêteté rude qui ne transige jamais avec rien d’injuste et de mal, et de son esprit, qui s’est toujours maintenu dans la même région. C’est un de ces hommes qui ont été mis au monde comme on coule une statue en bronze. En entrant à, l’atelier de David, Ingres arrivait de Montauban, sa ville natale, où, dès l’enfance, il avait étudié l’art de la peinture sous la direction de son père. Relativement à sa jeunesse, il était déjà habile à manier le pinceau, lorsque David se chargea du soin de l’enseigner. Dans l’école, il était un des plus studieux, et cette disposition, jointe à la gravité de son caractère et au défaut de cet éclat de pensée que l’on appelle esprit en France, fut cause qu’il prit très-peu de part à toutes les folies turbulentes qui avaient lieu autour de lui ; aussi étudia-t-il avec plus de suite et de persévérance que la plupart de ses condisciples.

Étienne fut très-frappé de la première figure que Ingres peignit à l’atelier. Tout ce qui caractérise aujourd’hui le talent de cet artiste, la finesse du contour, le sentiment vrai et profond de la forme et un modelé d’une justesse et d’une fermeté extraordinaires ; toutes ces qualités se faisaient déjà remarquer dans ses premiers essais. Ce mérité n’échappa aux yeux de personne, et quoique plusieurs de ses camarades et David lui-même signalassent une disposition à l’exagération dans ses études, tout le monde cependant fut frappé de ses grandes dispositions et reconnut même son talent.

Il y a cinquante-sept ans que ces souvenirs étaient des réalités : oh ! que de noms complétement oubliés on pourrait ajouter à ceux déjà cités ici, sans que leurs syllabes réunies pussent éveiller dans l’âme du lecteur d’autre sentiment que cette tristesse vague que l’on éprouve en foulant la tombe d’un inconnu ! Quand on a assisté à ces joies de la jeunesse, quand on a vu l’espérance briller également sur tant de fronts dont la plupart ont été prématurément jetés dans la poussière et privés de la couronne qu’ils attendaient, on admire les effets de cette ardeur permanente qui travaille régulièrement toutes les générations successives et donne au monde une jeunesse éternelle, une espérance toujours renaissante. De tous les noms déjà cités, combien peu ont échappé à l’oubli, et qui sait s’ils y surnageront longtemps encore ! Quant à la foule de ces jeunes gens qui se sont si ardemment nourris de vains rêves de gloire, le plus grand nombre est mort et à la fleur de l’âge. Plusieurs sont encore au monde, mais vivent obscurs et peu satisfaits, comme il arrive toujours quand on a manqué dans la vie le but que l’on s’était proposé d’atteindre.

IV. Les rapins.

Chaque profession, chaque art a ses termes propres ; il en est même qu’aucune périphrase ne pourrait remplacer ; tel est celui de rapin. On désigne par ce nom, dans les ateliers de peinture, les élèves qui ne font encore que copier d’après des dessins, et ceux même qui dessinent d’après le relief, c’est-à-dire d’après les statues moulées en plâtre. Par extension, et dans un sens épigrammatique, on l’applique aux élèves déjà avancés dans la pratique de leur art, mais auxquels on ne reconnaît ni dispositions ni talent.

Le rapin, il faut le croire, est libre et heureux aujourd’hui, mais il n’en était pas ainsi il y a cinquante ans. Le rapin était une espèce de vassal, d’esclave même, soumis aux volontés et à tous les caprices de celui de ses camarades qui, plus âgé que lui et ayant déjà eu l’honneur de se servir de la palette et de l’appui-main, se faisait servir par l’apprenti-artiste et le battait à l’occasion, quand ledit rapin était récalcitrant ou s’acquittait mal des commissions dont son tyran l’avait chargé.

Lorsqu’Étienne descendit de l’atelier des Horaces pour prendre place dans celui des élèves, cet usage était déjà tombé en désuétude, mais non pas entièrement aboli, et le Petit d’en haut eut le bonheur de contribuer à faire encore adoucir le sort des rapins, ses nouveaux condisciples. L’un des premiers jours de son noviciat à l’atelier, il arriva que Roland, dit le Furieux, n’ayant pas pu assister au banquet de Vincennes, à la fin duquel Étienne avait lu des vers au maître, ne connaissait pas le nouveau rapin. Brusque comme on l’a déjà dépeint, Roland s’approcha d’Étienne en tenant son appui-main levé et en menaçant, et lui dit : « Tiens, voilà deux sous, va me chercher un petit pain pour mon déjeuner. » L’étonnement et l’indignation se peignirent sur la figure d’Étienne d’une manière si forte et si sincère, que la résolution de Roland en fut d’abord ébranlée. Mais comme le jeune colon avait vu frapper les noirs à la Martinique, il croyait pouvoir en agir de la même manière avec un rapin, et il leva de nouveau son appui-main pour frapper Étienne, lorsque Moriès, Ducis, Forbin, Maurice et d’autres encore, s’élancèrent au-devant de Roland, en lui criant : « Roland ! Roland ! prenez donc garde ! c’est le Petit d’en haut ! » car on continuait à donner ce sobriquet à Étienne. Roland avait quelque chose de brusque dans le caractère, mais n’était nullement méchant. Il reprit sa place, et on lui dit à voix basse qu’Étienne avait fait des vers pour David, ce qui parut plus que suffisant pour ne pas le traiter comme un nègre.

Ce petit événement resserra tout aussitôt les liens d’amitié qui s’étaient déjà formés entre les principaux élèves de l’atelier et Étienne, et, de plus, fut cause que ses camarades d’infortune, les autres rapins, s’entendirent avec lui pour faire en commun une vigoureuse résistance, si quelque peintre osait encore exiger d’eux, par la force, d’humiliantes complaisances. Les rapins firent plus encore, car chaque matin ils se munirent d’une bûche, après avoir eu soin de faire entendre que l’en n’aurait pas bon marché d’eux en cas d’attaque. Ces précautions ne furent pas vaines. Les peintres, et Roland tout le premier, se le tinrent pour dit, d’autant mieux que, parmi les rapins, on avait eu l’occasion de remarquer Vermay et Poussin, adolescents d’une force extraordinaire pour leur âge, et dont le cœur bondissait à l’apparence d’une menace. À compter de cette époque, s’il se trouva encore de jeunes élèves qui fissent les commissions des peintres, ce ne fut que parmi les plus paresseux ou les gourmands qui dimaient sur les pains et les gâteaux qu’on leur faisait acheter, ou profitaient de la course pour jouer et polissonner avec les rapins des autres écoles, dans les immenses corridors du Louvre.

Parmi tous ces jeunes gens qui dessinaient près de la porte d’entrée, d’après la bosse, la plupart se distinguaient par un noble caractère, par d’heureuses dispositions, et par une activité d’imagination qui, en général, leur devint fatale ; car les uns épuisèrent leurs facultés dans une contemplation stérile, les autres, malgré de longs et studieux efforts, ne purent jamais réaliser les espérances dont ils s’étaient bercés, et quelques-uns perdirent la raison, abrégèrent leurs jours à la fleur de l’âge, ou succombèrent à des maladies de langueur, que l’étude de leur art acheva de rendre incurables.

De toute cette génération d’artistes avec lesquels Étienne entra dans la carrière, trois seulement se sont fait un nom dans les arts, et encore l’un est-il devenu architecte et non peintre : Huyot, qui a rapporté de si précieux travaux de ses voyages en Égypte, en Grèce et en Italie, et mourut après avoir pris place à l’Institut ; Granet ; enfin M. Ingres.

Quant aux autres, Boucher, Vermay, Poussin, Simon, Augustin D…, Colson, Mendouze, Adolphe Lullin et Étienne, pour ne citer que ceux qui avaient fait concevoir le plus d’espérances, aucun d’eux, malgré quelques éclairs de succès, n’est arrivé, à se faire un nom dans l’art de la peinture. Et cependant, plus d’un a déployé une énergie rare pour acquérir du talent ; presque tous cependant avaient l’imagination ardente et productive ; mais il leur manqua d’être dirigés plus sagement dans le cours de leurs études, ayant eu le malheur de se trouver étudiants à une époque où tous les principes sur lesquels repose l’art qu’ils désiraient apprendre furent remis en question par le maître même qui devait les diriger.

Les fréquentes recommandations que faisait David à ses élèves, de se guider sur les ouvrages de l’art grec, et particulièrement sur ceux du style antérieur à Phidias, avaient porté leurs fruits. Cette idée, reprise en sous-œuvre par une jeunesse fougueuse et inexpérimentée, fut poussée jusqu’à ses plus rigoureuses conséquences, et ces principes exagérés, combinés avec les utopies humanitaires que développait Maurice à ses adeptes, ne tardèrent pas à produire une anarchie complète dans l’école de David. Bientôt ce ne fut point assez pour Maurice de répandre sa doctrine au moyen des entretiens qui avaient lieu dans l’entresol de l’atelier des Horaces, ou dans l’atelier des élèves après les travaux du jour ; il fit entendre à ses cosectaires « qu’il fallait parler haut et marcher courageusement tête levée ; que David avait commencé le grand œuvre de la réforme de l’art, il est vrai, mais que l’incertitude de son caractère et le peu d’étendue de ses idées l’avaient perdu en politique et ne lui donnaient pas l’énergie nécessaire pour compléter la révolution qu’il fallait achever dans l’art. Il ajoutait que, tant que les modèles de mauvais goût, tels que (p. 89) ceux qui proviennent de l’art italien, romain et même grec, en remontant jusqu’à Phidias exclusivement, seraient soufferts dans les écoles, il n’y avait pas lieu d’espérer qu’aucune amélioration se fit sentir dans les études ; que, quant à lui, il ne commencerait à espérer le retour du goût simple, vrai, primitif enfin, que du moment où il verrait brûler et détruire (ce sont ses paroles) tous ces prétendus chefs-d’œuvre qui font horreur aux gens imbus des pures doctrines. Ce jour viendra, mes amis, n’en doutez pas, s’écriait-il dans son enthousiasme ; mais il faut en accélérer la venue en provoquant la conversion de ceux qui sont encore plongés dans l’erreur. Or, pour remplir cette mission, nous devons agir avec audace et courage ; ainsi, j’en avertis d’avance ceux d’entre vous qui ne se sentiraient pas disposés à imiter mon exemple ; qu’ils se retirent ! car je dois vous dire que d’ici à peu de jours j’ai résolu de quitter ces vêtements mesquins que je porte ainsi que tous les hommes de notre siècle. Déjà, vous le voyez, j’ai laissé croître mes cheveux et ma barbe ; l’on achève en ce moment une vaste tunique blanche que je porterai sous un ample manteau bleu, et je ne chausserai plus mes pieds que de cothurnes. Mais je lis dans vos yeux votre incertitude ; vous pensez qu’en homme pusillanime, j’ai fait préparer ce vêtement pour m’en parer dans l’ombre de notre réduit, et en votre présence seulement ? Détrompez-vous ; décadi prochain, vous me verrez ainsi vêtu dans les Tuileries, me promenant au milieu de ces stupides bourgeois que je ferai rougir de la laideur et de la mesquinerie de leur accoutrement moderne. Dans peu vous suivrez mon exemple, je n’en doute pas, et je dois vous dire que mon brave ami Perrié que voilà, profitant noblement de sa fortune pour favoriser nos (p. 90) généreux desseins, s’est fait faire un costume phrygien complet, d’après celui du Pâris en marbre qui est au Musée, vêtement avec lequel il a l’intention de m’accompagner à la promenade que je vous ai annoncée. Oui, mes amis, il est temps de donner un but pratique et sérieux à l’art et d’enfermer les grandes et éternelles vérités dans l’enveloppe du beau, afin qu’on les accepte avec plaisir, avec empressement même, et qu’elles germent et fructifient dans le cœur de l’homme. Comme peintres, tous nos efforts ne doivent donc tendre qu’à le présenter sous ses formes les plus belles, sous les idées et les images les plus pures ; comme citoyens, il est de toute nécessité que nous avertissions d’abord les yeux de la réforme importante que nous désirons faire ; et rien, à cet égard, n’est plus propre à préparer favorablement les yeux et les esprits que de revêtir cet admirable costume grec primitif, dont la disposition est si majestueuse et si élégante. Quant aux pensées dont nous autres réformateurs devons continuellement entretenir nos esprits et notre cœur, nous ne saurions les puiser à des sources trop primitives et trop pures. C’est dans Homère, puis dans Ossian, mais surtout dans la Bible ; c’est dans les scènes et les peintures des peuples primitifs au milieu desquels ces livres ont été écrits, que nous trouverons de quoi régénérer notre âme et notre esprit, et donner un noble emploi à nos talents, quand ils seront perfectionnés. »

Si chaque siècle ne fournissait pas des folies analogues à celles-ci, et qu’il n’existât pas encore un certain nombre de personnes qui ont vu Maurice et Perrié se promener dans Paris, l’un vêtu comme Agamemnon, l’autre en Pâris, on craindrait vraiment d’être taxé d’exagération en rapportant l’ensemble d’une théorie telle que celle que l’on vient d’exposer. Mais ce n’est que l’exacte vérité, et il est certain même qu’on a ôté au réformateur quelque chose de l’impatience sauvage qu’il montrait dans le désir d’accomplir ses projets, en dégageant ses paroles de cet argot d’atelier dont il les accompagnait pour frapper plus fortement ses auditeurs en se mettant à leur portée, en se conformant à leurs habitudes. Quoi qu’il en soit, le fanatisme sincère de Maurice, la bonne opinion, que l’on avait de la franchise et de la générosité de son caractère, l’éclat de ses premiers essais en peinture, et, il faut le dire, le don qu’il avait de persuader par la parole, exercèrent une très-forte influence sur les plus éclairés de ses condisciples. Moriès, Ducis, Saint-Aignan et d’autres, tout en sentant ce qu’il y avait de ridicule dans ces déclamations demi-morales, demi-esthétiques, ne pouvaient s’empêcher de reconnaître, surtout en partant des idées de David, qui étaient exagérées elles-mêmes, qu’il y avait quelque chose de plausible et de conséquent dans les nouveaux projets de réforme lancés par Maurice.

Cependant ces extravagances plus ou moins brillantes et spirituelles n’allaient pas jusqu’à ébranler la raison déjà mûrie de ces premiers élèves. Mais elles firent un véritable ravage dans l’imagination de quelques-uns de ceux qui, avec Huyot et Étienne, composaient alors la classe des rapins.

Colson, qui a donné quelques preuves de talent plus tard, a cependant perdu sa carrière par l’obstination prolongée avec laquelle il s’est attaché à la secte des penseurs ou primitifs.

Augustin D…, qui devait mourir si malheureusement et si jeune4, dont le caractère était noble et l’âme élevée fut souvent détourné de la belle, marche qu’il s’était tracée, par les préoccupations que lui causaient les opinions étranges de Maurice.

Huyot, tant qu’il dessina à l’atelier, travaillait toujours silencieusement, et il serait difficile de savoir si ce débordement d’idées extravagantes eut quelque empire sur son imagination. La fermeté de son esprit, sa taciturnité, son application constante au travail et le peu de temps d’ailleurs qu’il passa à l’école de David, portent à croire que les idées singulières des primitifs firent peu d’impression sur lui.

Il y eut un malheureux jeune homme, S…, dans l’intelligence de qui ces opinions bizarres s’embrouillèrent encore en se compliquant avec des chagrins domestiques et la pauvreté. Prenant à la lettre les conseils de ceux des primitifs qui, par paresse et par incapacité, prétendaient atteindre le plus haut but de l’art par l’effet seul d’une contemplation poétique des ouvrages de l’antiquité, S… dépassa bientôt, sans avoir rien appris, l’âge où l’on peut étudier avec fruit. Chargé prématurément de famille et hors d’état de rien produire qui pût l’aider à la soutenir, il obtint à grand’peine la place de professeur de dessin dans un lycée de province, où il acheva de perdre sa raison déjà altérée. C’était un bon et brave jeune homme, à qui il vint la fatale idée de se tirer de l’état obscur où le ciel l’avait jeté, dans l’espoir de cultiver un talent qu’il ne put acquérir et dont, selon toute apparence, il n’avait même pas le germe.

Il ne serait que trop facile d’augmenter la liste des infortunés de ce genre qui, jetés alors dans l’atelier de David, sans fortune, quelques-uns sans dispositions et sans énergie de caractère, ont perdu là toute idée de discipline, de subordination, et se sont trouvés trop heureux, quand Bonaparte eut besoin de soldats, d’aller mourir honorablement sur un champ de bataille.

Si, parmi tant de souvenirs, on en rappelle quelques-uns avec plaisir, combien d’autres demeurent tristes et sombres dans la mémoire ! Vermay, ce jeune enfant si turbulent, si gai, si spirituel, et dont les premiers ouvrages, exposés ensuite au Salon de 1808, donnaient de si belles espérances, hélas ! après avoir gaspillé sa vie à Paris, a été fonder une école de dessin à la Havane, où il est mort malheureusement. Poussin, le contemporain, l’inséparable de Vermay, car toutes les grandes espiègleries des élèves de l’école étaient combinées et dirigées par eux ; Poussin, qui à une belle figure joignait une âme si belle et si noble, qui dessinait et peignait bien, comme un rossignol chante, sans porter le moindre dommage à son insouciance et à sa paresse habituelles ; Poussin que tout le monde aimait comme un frère, pour qui ses camarades rêvaient tous les genres de succès ; Poussin ! dont le nom même était regardé comme d’un augure favorable pour lui, il n’a pas perdu la vie, grâce au ciel, mais il n’a pas tiré de son talent tout ce que l’on avait le droit d’en attendre. Enfin, s’il n’est pas célèbre, il est heureux ! Marié et entouré d’enfants à l’île Bourbon, il professe avec honneur la peinture et vit à l’aise, entouré de la considération générale des habitants de la colonie.

C’est ici l’occasion de dire quelques mots d’un élève qui fit concevoir alors les plus hautes espérances, quoiqu’elles ne se soient point complétement réalisées. Paulin Duqueylar, il a déjà été nommé, était de Marseille et lié d’amitié avec tous les Méridionaux de l’atelier, Forbin, Granet, Révoil, Richard et Topino Le Brun, malgré la différence de ses opinions avec ce dernier. Relativement à ses condisciples, Duqueylar n’était pas jeune, il avait au moins vingt-cinq ans et s’est toujours ressenti de ce retard dans l’étude de la peinture, où l’on ne profite que quand on commence très-jeune. Duqueylar, de famille noble, avait reçu une excellente éducation ; il était bon humaniste, lettré, aimant beaucoup la poésie. Mais, malgré la politesse de ses manières, on retrouvait cependant toujours en lui un fonds de rudesse native qui se reproduisait dans la tournure de ses idées et dans son talent comme artiste. Les opinions énoncées par Maurice et la lecture assidue d’Ossian, dont les poëmes étaient devenus fort à la mode vers 1796, produisirent une impression si vive sur l’imagination de Duqueylar, que cet événement fit prendre un pli à son esprit et à son talent dont la trace est toujours restée. Il exposa, en 1797, un tableau représentant Ossian chantant ses vers, ouvrage qui sans doute n’était pas sans énergie, mais dont l’aspect était si sauvage et si bizarre qu’il ne trouva d’indulgence qu’auprès de quelques-uns de ses amis, dont deux ou trois devinrent ses admirateurs fanatiques.

Peu de temps après, Duqueylar se décida à aller se fixer à Rome, où il exagéra tout à l’aise le mérite et le défaut de ses productions. Malgré une persévérance peu commune et, il faut le dire, une trempe d’esprit très forte, cet homme, remarquable par son caractère, ne put jamais donner à ses idées une forme assez attrayante ni assez claire pour les faire adopter aux autres.

Il avait contracté, à l’atelier, une amitié tendre pour son jeune camarade Mendouze, qui, bien qu’assez habile élève en peinture, changea tout à coup le but de ses travaux et se mit à étudier la langue grecque avec ardeur. Ce goût nouveau devint une passion dominante chez Mendouze, qui, après avoir servi quelque temps dans les armées, partit pour la Grèce, où il a péri, au massacre de Chio.

Après avoir passé plusieurs années à Rome, Paulin Duqueylar rentra en France et se fixa près de Lambesc, au milieu de sa famille, où il se livra, mais pour lui seul, au goût vif qu’il avait toujours eu pour les arts et pour les lettres. Son mérite l’avait fait admettre au nombre des correspondants de l’Institut, et vers la fin de sa vie, dans les intervalles de repos que lui laissait la maladie qui l’a enlevé, il a publié en 1840, à Paris, un volume intitulé : Nouvelles Études du cœur et de l’esprit humain, ou analyse, explication et développement de leurs principaux phénomènes, ouvrage écrit avec une élégante simplicité, et témoignant des belles et hautes qualités du cœur et de l’esprit de cet homme distingué.

C’est d’ailleurs une chose remarquable que le goût pour l’érudition qui se manifesta parmi les élèves de David à cette époque. Roquefort, l’auteur du Dictionnaire de la langue romane et qui a laissé des recherches savantes sur la littérature et la musique au moyen âge, était alors élève de David et fréquentait son école.

Népomucène Lemercier, le poëte, ainsi que Letronne, savant antiquaire, tinrent également à honneur d’être mis au nombre des élèves de David.

Ce goût pour l’érudition, combiné avec les idées de réforme que Maurice avait répandues avec tant d’ardeur, contribuèrent à déterminer la vocation d’un élève de David, d’un âge déjà mûr lorsqu’il entra dans l’école, assez habile peintre, mais entraîné invinciblement à s’occuper de la théorie de l’art. C’est Paillot de Montabert, homme recommandable par l’affabilité de son caractère et les lumières de son esprit. Bien qu’il fût le premier à rire des formes extravagantes sous lesquelles Maurice exposait sa doctrine, au fond, il lui était impossible de ne pas reconnaître la puissance des idées et quelquefois des raisonnements du jeune fou. Timide dans l’exécution, mais très-avide de nouveautés, de Montabert, entre autres tentatives, essaya de retrouver l’usage de l’encaustique, ou peinture à la cire. Enfermé dans son atelier, il travailla longtemps à reproduire ce procédé antique, qui, dans ses idées théoriques, était plus favorable à l’art que la peinture à l’huile. Grâce à ses longues et savantes expériences, la peinture à la cire est employée aujourd’hui pour peindre sur les murs des édifices.

Outre ce service rendu aux arts, de Montabert travailla depuis 1799 jusqu’en 1829 à la composition d’un ouvrage en neuf volumes, intitulé : Traité complet de la peinture. Ce livre, auquel on peut reprocher son trop d’étendue, est plein d’observations, de conseils et de principes excellents sur l’art, et de plus, renferme une suite bien ordonnée de renseignements matériels que l’on ne trouve rassemblés dans aucun autre livre de ce genre. Mais il n’est pas inutile de faire observer que cet ouvrage si sagement combiné, dont les nombreuses divisions sont traitées avec tant de réflexion, de maturité et de sagesse, présente au fond le corps de doctrine de Maurice, seulement mis en ordre par un esprit calme et méthodique.

À tous ces noms autour desquels ont rayonné tant d’espérances et dont la plupart cependant sont devenus obscurs, il faut joindre celui d’Adolphe Lullin, que l’oubli couvre également de son ombre. Agé de dix-sept ans lorsqu’il fut admis chez David, il en avait à peine vingt-six quand il est mort, en 1806. La nature semblait avoir épuisé ses dons sur lui. On a rarement vu une figure plus belle et plus noble que la sienne, et sur laquelle les hautes facultés de l’âme et de l’esprit parussent avec autant d’éclat. Né au sein d’une des familles patriciennes de Genève, il joignait à l’élégance des manières cette modestie qui résulte d’une excellente éducation. Habituellement calme dans ses gestes et d’un abord presque froid, il cachait, sous une réserve qu’il tenait des habitudes de son pays, une de ces âmes ardentes qui sont destinées à se consumer elles-mêmes.

Adolphe Lullin ne fit son entrée à l’atelier que quelques semaines après Étienne, mais du jour où ils se virent, ils contractèrent une amitié qui dura entre eux tant que Lullin vécut, et dont Étienne conserve encore aujourd’hui ; après quarante-huit ans, le plus respectueux et le plus tendre souvenir.

Étienne a sans doute le droit de penser que son amitié n’a pas été tout à fait stérile pour Lullin ; mais celle de Lullin a eu une influence si bienfaisante sur le caractère et la culture de l’esprit d’Étienne que celui-ci se reconnaît toujours l’obligé reconnaissant de son camarade.

Pendant les années 1797 et 1798, outre leurs travaux à l’atelier, ils parvinrent à faire des progrès assez remarquables dans l’intelligence de la langue grecque. Ces études, combinées avec celles que l’art de la peinture les conduisit à faire sur la statuaire antique, donnèrent aux deux jeunes amis une certaine connaissance de l’archéologie qui, à cette époque, où tout se faisait à la grecque, leur attira tout naturellement de la part de David et de ses élèves une considération particulière.

Des deux jeunes amis, ce fut le plus âgé et certainement le plus instruit qui résista avec le moins de force aux avances qui leur furent faites par Maurice. Étienne ne conçut aucune défiance de ce dernier, mais, s’il ne redouta pas l’homme, il jugea assez bien de la frivolité et surtout de l’incohérence de ses opinions tant morales qu’esthétiques, et dès l’origine, il conseilla à son ami Lullin de ne pas agir légèrement à propos des engagements qu’on pourrait lui faire prendre.

En effet la secte des penseurs ou primitifs faisait des progrès. Elle préoccupait à l’atelier tout ce qu’il y avait d’élèves déjà moins jeunes et qui se distinguaient par leurs dispositions. Elle se recrutait même de tous ceux qui, presque enfants encore, étaient avides de nouveautés, désireux de remplir leurs têtes, vides d’idées qu’ils n’auraient jamais eu la force de concevoir, et enfin dont la paresse habituelle s’arrangeait fort bien d’un système d’étude qui se réduisait pour eux à se promener les bras ballants et les yeux vagues dans la galerie des statues antiques.

Tout enthousiaste que Lullin fût de ce qui était emprunté aux usages et aux arts de la Grèce antique, cependant cette mascarade des Agamemnon et des Pâris dans les rues était loin de lui plaire ; et, à cet égard, il portait le scrupule assez loin pour s’abstenir même d’adopter de certaines redingotes courtes, des tuniques comme on en porte généralement aujourd’hui, par cela seul que ce costume, inventé par David et choisi par ses élèves, les faisait reconnaître pour tels dans les lieux publics.

Étienne n’était pas si scrupuleux que son ami, et il adoptait sans y attacher d’importance l’uniforme de ses camarades Forbin, Granet et autres ; mais, par intérêt pour Lullin, il avait soin dans les entretiens qu’ils avaient souvent ensemble de faire ressortir l’inopportunité, l’inconvenance et le ridicule du costume d’Agamemnon et du Phrygien Pâris, porté par de pauvres enfants de Paris obligés pour rentrer chez eux de ramasser les boues de la rue Quincampoix ou de la place Maubert.

Leurs discussions ne se bornaient pas à celles que ces folies faisaient naître, et pendant longtemps, à la suite de leurs travaux à l’atelier et de leurs études sur les auteurs grecs, ils agitaient des questions plus utiles et plus importantes. Quoique Lullin fût déjà assez versé dans la lecture des auteurs classiques, son goût cependant n’était pas plus affermi que sa critique. À la suite d’une conversation qu’Étienne et lui avaient eue sur les poëmes d’Ossian avec Maurice, qui ne connaissait ces ouvrages que par la traduction de Letourneur et les mettait fort au-dessus de ceux d’Homère, Lullin, qui lisait l’Iliade en grec et le poëme de Fingal en anglais (car il avait appris cette langue pendant son enfance à Genève), Lullin donc, sur la première sommation de ce fou de Maurice, intervertit l’ordre de son admiration pour le poëte grec en faveur du barde irlandais.

L’esprit d’Étienne s’était tourné de bonne heure vers la philosophie et la critique ; aussi, malgré la vogue et le poids que l’admiration d’un homme déjà célèbre à cette époque, le général Bonaparte, avait donnés aux prétendues poésies originales d’Ossian, les trouva-t-il toujours monotones, à cela près de quelques beautés, et demeura-t-il incrédule sur leur authenticité. Cette opinion, il l’exprimait à Lullin non-seulement avec toute l’effusion de l’amitié, mais avec l’ardeur et l’énergie que l’on trouve en soi, quand on est persuadé que l’on combat une erreur dangereuse. Cette différence d’opinion en matière de goût, qui ne faisait que resserrer les liens de leur amitié, devint la source d’une foule d’entretiens curieux et solides dont Étienne conserve encore maintenant un souvenir sacré, parce qu’il sent que c’est à ces luttes d’intelligence avec son ami qu’il doit de valoir le peu qu’on l’estime aujourd’hui.

Vers ce temps, à la suite des questions précédentes, il s’en présenta une nouvelle qui, en indiquant la marche des idées des deux amis, donnera en même temps l’occasion de rappeler qu’à cette époque commença une tentative assez fortement soutenue pour faire réagir le système d’art des modernes contre celui de l’antiquité. Lullin savait assez bien l’anglais, mais dans son indifférence pour toutes les choses modernes, il s’en occupait fort peu. Étienne, naturellement fureteur et curieux, mais ignorant alors la langue de nos voisins, ouvrait souvent chez son ami un Shakspeare original. Vainement interrogeait-il son ami sur la nature des drames et de l’esprit de ce poëte, il n’en tirait que des réponses vagues qui ne faisaient qu’exciter sa curiosité. Impatient de connaître, Étienne se décida enfin à louer dans un cabinet de lecture la traduction que Letourneur a faite des drames de Shakspeare, et, sans en rien dire à son ami, il lut de suite et avec une avidité extrême les vingt volumes dont elle se compose. Lullin n’était rien moins qu’insensible aux beautés du tragique anglaise et s’il s’abstenait d’en parler à Étienne, c’était, dans ses idées, pour préserver son ami du danger de la séduction que pourraient exercer sur lui les ouvrages pleins de beautés, mais dans le goût moderne, de Shakspeare ; toutefois, l’insatiable curiosité d’Étienne déjoua les précautions de son ami, et dès ce moment il s’éleva entre eux une interminable discussion sur la possibilité et l’opportunité de l’emploi du système d’art des anciens, par les modernes, plaidoyers où toutes les idées, toutes les questions renouvelées depuis 1817 jusqu’en 1838, furent agitées alors par Lullin et Étienne. Ce dernier prétendait que l’on devait s’appuyer des principes antiques, mais seulement pour les appliquer à tout ce qui se rattache au matériel de l’art, en se conformant d’ailleurs aux croyances, aux mœurs, aux usages et au costume que le temps avait irrévocablement établis chez les modernes. De son côté, Lullin ne faisait aucune concession : selon lui, l’art chez les modernes était dans une voie absolument fausse, en sorte que pour le traiter il fallait rigoureusement le reprendre à son origine grecque, ou y renoncer complétement. C’étaient les mêmes idées que celles de Maurice, mais engagées dans un cerveau plus tenace, remaniées par un esprit plus délié, plus cultivé ; ce qui rendit le mal si grave que quelques années plus tard l’infortuné jeune homme y succomba.

Voici quelques passages d’une lettre écrite par Lullin à son ami ; ils pourront donner une idée de la variété des questions agitées alors, non-seulement par les deux élèves de David, mais par une partie de la jeunesse active et studieuse de cette époque. Étienne, après avoir terminé une figure nue peinte d’après nature chez David, était allé passer quelque temps à la campagne pour s’exercer à peindre le paysage. À l’occasion de cette absence, Lullin lui adressa la lettre suivante :

« Paris, 1er vendémiaire an IX (23 septembre 1800).

« Bienheureux les habitants des champs ! tu sais ce que (p. 102) c’est que de vivre ! tous tes moments sont de paix et de repos. Pour nous, nous ignorons tout cela, et nous faisons ronfler le canon pour annoncer à l’univers que c’est le premier vendémiaire. Peu vous importe, à vous qui voyez lever et coucher le soleil, qui entendez l’allouette et qui vous ébattez avec l’aimable jeunesse. Je n’ai pu, à mon grand regret, aller te voir, mais j’espère m’en dédommager l’un de ces nonidis qu’il fera beau.

« David est de retour avec une nouvelle composition de son tableau (le Léonidas), qui, dit-on, vaut mieux que celle que nous connaissons. Je ne sais si tes paroles ont eu une puissance dont tu ne t’étais pas douté, mais le petit Vermay est rentré en grâce5, je l’ai trouvé primidi à l’atelier ; le maître et l’élève sont à présent les meilleurs amis du monde. Hier et avant-hier, M. David a témoigné la satisfaction que lui donnaient ses élèves. Il a dit à Saint-Aignan de faire un tableau pour le Salon prochain, et à la fin de sa visite il a institué le citoyen Damable (un élève de trente ans), directeur et trésorier, pour alléger l’excellent Grandin. Tout va donc à ravir.

« J’ai traduit la onzième des épodes d’Horace, que je comptais t’envoyer avec cette lettre ; mais en relisant l’original, j’ai trouvé que ma traduction la refroidissait tellement qu’il vaut mieux que tu la relises vierge ; c’est la onzième.

« Saint-Aignan m’a prêté Ossian en anglais. C’est vraiment bien autre chose que dans Letourneur ! Voilà le sort de toutes les traductions lorsqu’on tâte de l’original. En anglais Ossian a un sens vingt fois plus déterminé. Et (p. 103) cependant j’ai fait, en le lisant ainsi, une fâcheuse découverte ; c’est qu’il est impossible d’être complétement touché par ce qui est écrit dans une autre langue que celle avec laquelle on a appris à articuler les sons et par laquelle on a reçu les premières impressions. Ces autres mots, ces autres accents que nous n’avons vus, rencontrés, employés, qu’à l’aide d’une grammaire et d’un dictionnaire, n’ont jamais un caractère bien prononcé pour nous, et ont le désagrément de puer la science.

« Je suis bien fâché de ce vilain temps pour toi et pour ton paysage. Adieu, le meilleur des Parisiens, je ne sais trop quand je pourrai aller te voir, mais écris-moi. »

Avant de lire le post-scriptum ajouté à cette lettre, il est indispensable de savoir qu’Hennequin, élève de David, mais à l’époque intermédiaire qui sépare Drouais de Gérard et de Gros, républicain plus que vif, venait d’exposer les Fureurs d’Oreste. Cet ouvrage, qui fut jugé détestablement mauvais par les nouveaux élèves de David, obtint cependant au Salon un succès assez éclatant, préparé plutôt, il est vrai, par la coterie des artistes révolutionnaires que justifié par son mérite Lullin, qui s’était chargé de montrer et de faire corriger la figure peinte qu’avait laissée Étienne en partant pour la campagne, ajouta ce qui suit à sa lettre :

« 3 vendémiaire.

« P. S. Je viens de montrer ta figure ; David a insisté sur le plaisir que fait la nature naïvement rendue telle qu’elle se trouvait là. Il a loué les pieds ; il a trouvé les montants de la table trop vigoureux de ton, et il a fini par un : Allons, c’est bien.. Je lui ai dit que tu es à la campagne occupé à étudier le paysage ; et il a fait hum ! (p. 104) d’approbation. Puis, il nous a fait un pompeux éloge de l’énergie du tableau d’Hennequin ; et comme, en fin de compte, personne ne disait oui, il nous a dit que nous étions un véritable tribunal révolutionnaire de la peinture ; que tous les genres étaient bons. »

Ces citations, ainsi que ce mélange de folies, d’enthousiasme d’espérances, d’énergie et de faiblesse, dont ces jeunes artistes ont fourni tant d’exemples, suffiront pour caractériser l’esprit qui animait les élèves de David pendant les quatre dernières années du xviiie  siècle. On y verra en outre jusqu’à quel degré les idées de réforme que le maître voulait mettre en œuvre avaient été dépassées par ses élèves, et comment le goût des études classiques et même de l’érudition s’empara de l’école de David à cette époque.

V. David jusqu’en 1789.

Dans l’histoire de l’école de David, il y a deux choses qu’il ne faut pas perdre de vue : les idées successives du maître sur son art, et la manière dont elles ont été suivies, interprétées ou altérées par les différentes générations d’élèves qu’il a formées.

On s’accorde assez généralement aujourd’hui pour reconnaître que l’apogée du talent de David se rapporte à la période de temps pendant laquelle il a exécuté les Sabines et le Couronnement de Napoléon. Mais c’est particulièrement lorsqu’il conçut et acheva le premier de ces ouvrages, de 1795 à 1800, qu’il poursuivit avec le plus de ferveur et d’énergie la réforme de son art, rêve de toute sa vie. Or, l’époque de cette tentative hardie est précisément la même que celle pendant laquelle ceux de ses élèves dont il a été question dans les chapitres précédents en méditaient une bien plus audacieuse encore. D’où venaient originairement ces idées de régénération de l’art ? Comment et sous quelles influences David a-t-il cherché à en faire l’application par l’exercice de son talent ? Et enfin dans quel but cet artiste et ses nombreux élèves ont-ils cherché à établir un corps de doctrine pour fonder une école ? Ces questions sont importantes, et la diversité d’intention et de but, soit dans l’ensemble des ouvrages mêmes de David, soit dans ceux bien plus nombreux encore de toutes ces générations d’élèves, est loin d’aider à les résoudre. En tout état de cause, on ne peut débrouiller ce mystère que par le secours d’une analyse approfondie des productions principales de cette école, et avant tout par l’examen de la première partie de la vie de celui qui en est le chef, ce qui fera le sujet de ce chapitre.

Jacques-Louis David est né à Paris en 1748. Dix ans après, son père, qui faisait le commerce du fer, fut tué en duel. Le jeune Louis David, resté orphelin à l’âge de neuf ans, adopté et élevé par son oncle, nommé Buron, fut mis au collège des Quatre-Nations, où ses dispositions pour l’art qui l’a rendu illustre et le peu de goût qu’il manifesta pour les études classiques ne lui permirent pas de demeurer longtemps. On raconte de lui, quand il était enfant, ce que l’on répète de tous ceux qui ont exercé l’art de la peinture avec éclat. Il couvrait, dit-on, ses livres de classe de dessins de toute espèce et négligeait ses autres études. Sa mère, depuis son veuvage, sentant la nécessité de préparer son fils à embrasser une profession lucrative, fit des efforts pour l’engager à s’occuper d’architecture. Mais l’enfant, peu disposé à tout ce qui exigeait des travaux scientifiques, témoigna de la répugnance pour cet art et plus d’amour que jamais pour la peinture. Cependant on lui faisait toujours continuer ses études classiques, dont il profitait peu. On raconte même que l’un de ses professeurs, l’ayant surpris s’occupant de choses étrangères à la leçon, se saisit de son cahier, et, y découvrant une marine que le jeune David avait dessinée, lui dit en faisant une double allusion à son peu de goût pour les lettres et à ses dispositions pour la peinture, ainsi qu’à un certain défaut de prononciation qu’il a conservé toute sa vie : Je vois bien que vous serez meilleur peintre qu’orateur. Ce mot, que l’on peut regarder aujourd’hui comme une prédiction, ne fut sans doute, lorsque le jeune David se le sentit appliquer, qu’une petite humiliation qui l’affermit encore dans son goût. Quoi qu’il en soit, ses parents renoncèrent à l’idée de lui faire achever ses classes. Son penchant vers la peinture devint plus fort et si irrésistible même bientôt après, que sa mère et son oncle sentirent qu’ils ne pourraient réussir à vaincre ses résolutions.

On assure que, dès son adolescence, David, dont le caractère était peu facile à dompter, et qui s’était déjà figuré un avenir de gloire, fit alors, sans guide, des efforts dont se sentirent ses premiers essais. Ses parents reconnurent alors la nécessité de ne plus lui laisser perdre un temps précieux en travaillant sans conseils, et le confièrent aux soins de Boucher6, lié de parenté avec la famille de David. Boucher, dont la vie avait été peu réglée, et qui d’ailleurs se sentait appesanti par l’âge, accueillit le jeune homme avec bienveillance, mais ne voulut pas se charger de son instruction, et la confia à l’un de ses amis, Vien. Celui-ci, après avoir terminé ses études comme pensionnaire à Rome, où il avait formé son talent sur des modèles plus purs et plus sévères que ceux qu’avaient adoptés les peintres français qui l’avaient immédiatement précédé, exerçait déjà une influence salutaire sur les élèves réunis dans son école, et sur ceux même de l’Académie de peinture, dont Vien était devenu membre en 1750.

Le jeune David présenta à son nouveau maître quelques dessins faits d’imagination. Frappé de l’intelligence de l’art qui y régnait déjà, Vien donna de grands encouragements à celui qu’il prenait sous sa direction, et promit à ses parents de surveiller ses études avec le plus grand soin.

David avait pour parrain un homme qui, vers cette époque, lui donna des témoignages de la plus vive affection. Sedaine, secrétaire perpétuel de l’Académie d’architecture, et dont le nom est devenu assez célèbre dans les lettres, usa de son crédit pour faire donner un logement à son filleul dans le Louvre. C’est là que David tenta ses premiers essais en peinture. Après avoir étudié pendant plusieurs années sous la direction de Vien, il résolut de concourir pour le grand prix de Rome, et se soumit cinq fois à cette épreuve. À la seconde il eut le second prix, mais ce ne fut qu’à la cinquième, en 1775, qu’il obtint enfin la couronne. David avait alors vingt-sept ans.

On raconte sur ce peintre une anecdote qui prouve avec quelle opiniâtreté il poursuivait cette couronne, qu’il n’obtint qu’avec tant de peine. L’année qui précéda celle de sa victoire, il paraît que son ouvrage était décidément si faible, que les juges avaient été équitables en ne le couronnant pas. Toutefois, ce jugement parut une injustice aux yeux de l’élève, qui prit l’affaire tout à fait au sérieux. Le logement que David occupait au Louvre était près de celui de Sedaine, en sorte que le parrain et le filleul se voyaient presque journellement. À la suite du fameux jugement, Sedaine ayant été deux jours sans voir son jeune voisin en conçut de l’inquiétude, se rendit à la porte de sa chambre, qui était fermée, et crut entendre de sourds gémissements. Dans son trouble, il alla chercher Doyen7, l’un des membres de l’Académie les plus favorables à David, qui trouva le moyen de fléchir le jeune homme et de lui faire ouvrir sa porte. David était pâle, sans forces, au moment où il obéit à la voix de Doyen. Depuis vingt-quatre heures le malheureux jeune homme n’avait pris aucune nourriture, et avait résolu de mourir.

Les tentatives réitérées de David pour obtenir le grand prix, et cette résolution funeste qu’il avait prise à la suite de l’avant-dernier concours, ne laissèrent pas que d’attirer l’attention sur lui. Le Doux, l’architecte qui plus tard a élevé toutes les barrières de Paris, avait bâti, à cette époque, une fort belle maison pour la célèbre danseuse de l’Opéra, Mlle Guimard. Le salon devait recevoir des décorations peintes que Fragonard père avait ébauchées et que l’on chargea David de terminer.

Dans l’intervalle de temps qu’il consacra à ces travaux, il fit aussi un portrait de Mlle Guimard, dont la générosité envers le jeune artiste fut aussi noble que délicate, procédé pour lequel David est toujours resté reconnaissant. En 1799, il montrait à Étienne ce portrait, traité tout à fait dans le goût de Boucher, en ajoutant que la vue de cet ouvrage lui était toujours doublement agréable, car il lui rappelait une protectrice vraiment généreuse, et lui fournissait un témoignage irrécusable de la réforme qu’il avait apportée dans l’art.

Ce fut dans l’année 1775 que Vien ayant été nommé académicien et directeur de l’École française à Rome proposa à son élève de l’accompagner dans cette ville. Malgré des dispositions évidentes et les preuves de talent que David avait déjà données, il travaillait cependant sous l’influence du goût qui régnait alors en France, et n’était nullement persuadé que le mérite des peintres italiens pût même égaler celui des artistes de notre pays. Il paraît que les premiers ouvrages qui ébranlèrent et détruisirent même ses préjugés à cet égard, furent les peintures dont Corrége a orné la coupole de la cathédrale de Parme. David tomba dans une espèce d’enivrement à l’aspect de ces peintures, à ce point même que Vien fut obligé de calmer son enthousiasme en lui conseillant d’attendre qu’il fût arrivé à Rome, pour faire encore quelques comparaisons avant de fixer son admiration d’une manière aussi exclusive.

Pendant les cinq années, de 1775 à 1780 que David passa à Rome comme pensionnaire, il se conforma d’abord à l’avis de son maître Vien, qui l’engagea à s’occuper exclusivement, pendant la première année, à faire des études dessinées d’après l’antique et les grands maîtres. Quoique peu convaincu de l’efficacité de ce mode d’étude, il obéit et fit un nombre très-considérable de croquis de cette espèce, dont le recueil formait cinq grands volumes in-folio. Dans la plupart de ces études il est facile de retrouver la trace des efforts qu’il eut à faire pour se débarrasser de ce goût académique et dévergondé dont on assaisonnait alors toutes les copies que l’on essayait de faire d’après les ouvrages de l’antiquité et des grands maîtres. Parmi tous les croquis de cette époque, il en est un donné par David à Étienne et qu’Étienne conserve d’autant plus soigneusement que son maître, en le lui remettant, y ajouta un commentaire verbal assez curieux. C’est le dessin de deux têtes. L’une est celle d’un jeune sacrificateur couronné de lauriers. Celle-ci, copiée fidèlement d’après l’antique, porte ce caractère de calme que les anciens imprimaient sur la figure des personnages dont ils voulaient relever la dignité morale. « Voyez-vous, mon ami, disait David à Étienne, voilà ce que j’appelais alors l’antique tout cru. Quand j’avais copié ainsi cette tête avec grand soin et à grand’peine, rentré chez moi, je faisais celle que vous voyez dessinée auprès. Je l’assaisonnais à la sauce moderne, comme je disais dans ce temps-là. Je fronçais tant soit peu le sourcil, je relevais les pommettes, j’ouvrais légèrement la bouche, enfin je lui donnais ce que les modernes appellent de l’expression, et ce qu’aujourd’hui (c’était en 1807) j’appelle de la grimace. Comprenez-vous, Étienne ? — Oui. — Et cependant on est bien embarrassé avec les juges de notre temps, ajoutait le maître, car si nous faisions précisément d’après les principes des anciens, on trouverait nos ouvrages froids. »

Outre ces études dessinées, faites pendant la première année de son séjour à Rome, David a achevé dans les quatre suivantes quelques études d’après nature, puis deux ouvrages peints : l’un, la copie de la Cène d’après Valentin, qui détermina la première révolution dans sa manière, et l’autre, la Peste de saint Roch, sa première composition capitale.

Il peut sembler étrange aujourd’hui qu’un peintre français qui fait le voyage de Rome pour étudier les maîtres, au lieu de se placer tout aussitôt devant un tableau de Raphaël ou de Michel-Ange, aille choisir une peinture de quatrième ordre, d’un peintre français tel que le Valentin8. Mais Étienne qui, ainsi que d’autres, éprouva cet étonnement, et eut de plus qu’eux l’occasion de le témoigner à son maître, reçut cette réponse et cet éclaircissement sur le choix qu’il avait fait de ce modèle. « Lorsque l’on considère, disait David, les ouvrages des peintres français depuis les plafonds de Lemoine jusqu’à ceux que fait encore aujourd’hui (1805) Berthélemy, en y comprenant les peintures des Natoire, des Vanloo, et d’autres, c’est peut-être moins encore la faiblesse du style et le défaut de goût qui choquent en les examinant que la faiblesse et la fadeur extrême de leur coloris. Le coloris est ce qu’il y a de plus matériel dans l’art ; c’est ce qui s’empare d’abord des sens. Aussi, quand j’arrivai en Italie, avec M. Vien, ajoutait David, fus-je d’abord frappé, dans les tableaux italiens qui s’offrirent à ma vue, de la vigueur du ton et des ombres. C’était la qualité absolument opposée au défaut de la peinture française, et ce rapport nouveau des clairs aux ombres, cette vivacité imposante de modelé dont je n’avais nulle idée, me frappèrent tellement que, dans les premiers temps de mon séjour en Italie, je crus que tout le secret de l’art consistait à reproduire, comme l’ont fait quelques coloristes italiens de (p. 113) la fin du xvie  siècle, le modelé franc et décidé qu’offre presque toujours la nature. J’avouerai, continuait David, qu’alors mes yeux étaient encore tellement grossiers que, loin de pouvoir les exercer avec fruit en les dirigeant sur des peintures délicates comme celles d’Andrea del Sarto, du Titien ou des coloristes les plus habiles, ils ne saisissaient vraiment et ne comprenaient bien que les ouvrages brutalement exécutés, mais pleins de mérite d’ailleurs, des Caravage, des Ribera, et de ce Valentin qui fut leur élève. Le goût, les habitudes, l’intelligence même, avaient chez moi quelque chose de gaulois, de barbare, dont il fallait qu’elle se dépouillât, pour arriver à l’état d’érudition et de pureté sans lequel on admire les stanze de Raphaël, mais vaguement, sans y rien comprendre et sans savoir en profiter. En somme, Raphaël était une nourriture beaucoup trop délicate pour mon esprit grossier ; il fallait y arriver par un régime gradué, et la première ration que je me donnai fut de copier la Cène de Valentin. Il faut même ajouter que la qualité de Français chez le peintre dont je copiai l’ouvrage fut un moyen de réprimer la révolte intérieure de mon esprit, qui sentait le besoin d’être autorisé par un exemple pour se soumettre à reconnaître la supériorité de l’école italienne sur l’école française. »

L’exécution de cette copie de la Cène, fort bon ouvrage en son genre, et où David déploya une fermeté de pinceau qu’il n’avait point encore montrée au même degré dans ses précédentes études, fut donc un événement grave dans la vie de cet artiste. Après cet effort qui n’était cependant qu’un travail préparatoire, David chercha à faire, sur un sujet de sa composition, l’emploi des connaissances qu’il avait acquises dans la théorie et la pratique de son art, pendant l’exécution des croquis d’après l’antique et de la copié de la Cène. Le résultat fut la Peste de saint Roch, tableau qui orne aujourd’hui la Santé du lazaret de Marseille. Cet ouvrage, terminé et exposé à Rome en 1779, y obtint des applaudissements unanimes et valut particulièrement à l’artiste les louanges du vieux Pompeo Battoni9, alors le patriarche des peintres en Italie. La composition en est bien ordonnée : la Vierge occupe la partie supérieure du tableau, et semble écouter saint Roch à genoux qui intercède auprès d’elle en faveur des pestiférés. Cependant la figure la plus remarquable est celle d’un homme attaqué de la peste. Enveloppé de haillons, il semble attendre la mort avec fermeté, tandis que le saint invoque la Vierge. On ne peut refuser un mérite réel à cet ouvrage, largement peint, fortement coloré relativement à l’époque, et où l’artiste a rendu surtout les expressions de l’âme avec force et vérité. Cependant, et David le disait lui-même, c’est un œuvre de transition et de progrès parmi tous les siens, et si on ne le considérait pas sous ce point de vue, on risquerait aujourd’hui de le confondre avec les productions dites académiques de l’école française, dont David s’est efforcé depuis de combattre les défauts.

On rapporte que les camarades de David ayant été invités par lui à voir cet ouvrage, lorsqu’il était à peine achevé, hésitaient à exprimer leur satisfaction, lorsque l’un d’entre eux, Giraud, sculpteur habile, prenant tout à coup la parole, s’écria : « Eh ! qui nous empêche donc, de dire que c’est fort beau ? » Ce fut de ce moment que David commença à acquérir de la célébrité. En 1780, David étant de retour à Paris, exécuta le Bélisaire 10. Pierre11, alors premier peintre du roi, l’assista de ses conseils pendant qu’il travaillait à cet ouvrage, dont le style et le coloris sont déjà fort différents de ceux du Saint Roch. Alors David, ayant totalement rejeté les doctrines dites académiques et françaises, adopta le goût, la manière et le style qu’il développa complétement dans les tableaux des Horaces, de Socrate et de Brutus.

Trois ans après, en 1783, David termina et présenta, pour son admission à l’Académie, Andromaque pleurant la mort d’Hector. Dans cette production, supérieure aux précédentes par la science et la fermeté du dessin et du pinceau, il est facile de reconnaître que l’artiste avait rassemblé tout ce qu’il possédait de connaissances sur les mœurs et les costumes de l’antiquité grecque, pour traiter convenablement ce sujet. En effet, si l’on excepte quelques restes de cette teinte jaunâtre et uniforme dont l’école française conservait si fidèlement la tradition depuis Jouvenet et Restout, il y a dans l’attitude simple des personnages, dans le jet plus naturel et plus large des draperies, ainsi que dans l’observation assez fidèle du costume, relativement aux études archéologiques de l’époque, une amélioration si bien caractérisée, que l’on conçoit que cet ouvrage ait dû produire une grande sensation lorsqu’il parut. L’Andromaque n’est cependant encore qu’une œuvre de transition et de progrès comme le Saint Roch, mais plus avancée.

Vers cette époque, David, après avoir été reçu membre de l’Académie, épousa la fille de Pécoul, architecte,

entrepreneur des bâtiments du roi. Malgré ses succès, David, dont la mémoire était pleine des souvenirs de Rome, et qui sentait plus vivement que jamais le besoin d’y mûrir les études qu’il avait commencées, manifesta le désir de retourner en Italie. Pécoul, son beau-père, non-seulement l’encouragea dans ce projet, mais lui fournit les moyens de le mettre à fin et à profit. C’est alors que vers la fin de 1783, il partit pour Rome avec sa femme et accompagné d’un élève dont le nom est resté célèbre par son talent et sa mort prématurée, Drouais.

Depuis quelques années, on avait pris en France, au sujet des arts, fort négligés alors par le gouvernement, une résolution dont les suites ont été, sont encore et seront sans doute longtemps fatales aux arts. Sous le règne de Louis XV, M. de Marigny ayant été nommé directeur des bâtiments du roi eut l’idée, fort généreuse sans doute, pour relever les arts tombés en défaveur, de commander des tableaux aux peintres d’histoire, et des figures en marbre aux statuaires. Le prix, les dimensions, les sujets, tout enfin fut réglé et indiqué, à l’exception toutefois de la clause la plus importante pour l’art, la destination des ouvrages. C’est en effet depuis l’adoption de cette mesure que les productions des artistes, multipliées à l’excès, sont devenues beaucoup plus embarrassantes qu’utiles aux arts et à la gloire du pays ; c’est depuis cette époque que les différents gouvernements qui se sont succédé ont contracté en quelque sorte l’engagement d’entretenir à leurs frais une foule d’artistes dont le nombre s’accroît toujours en proportion de la libéralité irréfléchie des princes, des gouvernements ou des grandes administrations.

Quoi qu’il en soit, cet usage existait en 1783, et ce fut en vertu de cette mesure que l’on commanda à David le Serment des Horaces. L’artiste en conçut la composition à Paris, et partit pour Rome où il l’exécuta. L’ouvrage eut le plus grand succès dans cette ville, et le vieux Battoni, en comblant encore cette fois l’auteur de ses éloges, y joignit les instances les plus vives pour l’engager à se fixer en Italie. Mais David crut devoir résister à ces sollicitations, et revint à Paris pour y montrer son tableau, qui excita un transport universel au Salon du Louvre, à l’exposition de 178512. Ce succès eut d’autant plus d’éclat qu’il se liait avec celui que venait d’obtenir l’année précédente le jeune élève de David, J. G. Drouais, qui, à l’âge de dix-sept ans, avait remporté le grand prix de Rome, et qui suivit de si près son maître dans la carrière jusqu’en 1788, époque où la mort vint le frapper.

S’il était besoin de justifier les observations qu’ont fait naître les tableaux commandés, mais sans destination, quoiqu’on en eût fixé la mesure, le Serment des Horaces en fournirait amplement les moyens. Malgré le succès et le mérite de cet ouvrage, M. d’Angivilliers, alors directeur général des bâtiments du roi, jugea à propos de reprocher à l’auteur d’avoir exécuté le Serment des Horaces dans une dimension plus grande que celle qui lui avait été prescrite. Cette mauvaise querelle, jointe à des critiques que le directeur fit sur la composition même, causèrent beaucoup d’ennuis à David, qui cependant lut bientôt dédommagé par les éloges du public. Mais en bonne conscience, doit-on être si rigoureux pour la mesure d’un ouvrage remarquable, lorsqu’on ne lui a pas affecté d’avance une destination ? C’est un genre d’absurdité dans lequel on est retombé souvent depuis M. d’Angivilliers. Mais revenons à notre sujet.

Jusqu’à l’époque où David montra ses Sabines, la célébrité de ce peintre reposait surtout sur le tableau du Serment des Horaces. La Mort de Socrate, qui, selon, quelques personnes, est supérieure, fut beaucoup plus goûtée par les artistes que par la masse du public ; et le Brutus, inférieur aux deux productions précédentes, ne releva pas le mérite de David dans l’esprit des connaisseurs, mais fut joint et confondu, en quelque sorte, avec celui des Horaces, parce que le gros des admirateurs y vit deux pendants, et que d’ailleurs les sujets étaient tirés de l’histoire romaine, dont tous les esprits se nourrissaient alors.

Les Horaces ont été depuis leur apparition l’objet de beaucoup de critiques, sans parler de celles que David exerça sur son propre ouvrage, lorsque ses idées sur l’art se furent modifiées. On a dit13 « que le groupe des femmes, entièrement séparé de celui des hommes, pourrait passer pour une faute de composition pittoresque ; que le peintre en mettant d’un côté l’amour exclusif de la patrie et l’enthousiasme militaire, et de l’autre la crainte et les angoisses qu’éprouvent près de ces guerriers une mère, une amante et des enfants, a rompu et détruit l’unité pittoresque. » Cette observation ne manque pas de justesse, et David, à qui on l’avait adressée plus d’une fois, convenait que si un poëte, par la nature de son art, a le moyen de présenter successivement, mais sans détruire l’unité, des sentiments très-contraires, le peintre, tenu surtout d’établir et de conserver l’unité pour les yeux, doit éviter les scènes complexes.

Cependant vers les années 1796-1800, lorsqu’il était tout préoccupé de retrouver les doctrines grecques, David jugeait ses Horaces avec une équité sévère bien remarquable. Il tranchait la difficulté relativement à la composition, en disant qu’elle est théâtrale ; pour le dessin il le trouvait petit, mesquin (ce sont ses expressions), rendant les détails anatomiques avec recherche ; et enfin il condamnait le coloris, comme procédant par échantillons de couleur, et détruisant la beauté et la grandeur du ton local. « Cet ouvrage, continuait-il, se sent du goût et des monuments romains, qui étaient les seuls dont on s’occupât pendant mon séjour en Italie. Ah ! si je pouvais recommencer mes études à présent où l’antiquité est mieux connue et étudiée, j’irais droit au but, et sans perdre le temps que j’ai employé à déblayer la route que je devais parcourir. Après tout, ajoutait-il avec un noble orgueil à ceux de ses élèves qui l’écoutaient, il y a de l’énergie dans ce tableau, et le groupe des Horaces est une chose que je ne renierai jamais14 ! »

Sa critique était sévère, mais il ne craignait pas de la faire telle devant des jeunes gens dont il connaissait les dispositions favorables à l’égard de son talent et enfin David avait un besoin d’être vrai et sincère quand il enseignait, ce qui l’entraînait à dire indifféremment des choses, dures sur lui-même comme sur les autres, quand il s’agissait de l’intérêt de l’art.

Cette histoire de la famille Horace lui plaisait. Il a laissé une esquisse dessinée, représentant le vieil Horace défendant son fils devant le peuple ; mais il fut détourné de l’exécution de ce projet par la demande que lui fit M. de Trudaine d’un autre tableau qui devait fournir à l’artiste l’occasion de développer son talent sous un aspect tout nouveau. M. de Trudaine lui donna à traiter : Socrate entouré de ses disciples, recevant le breuvage mortel des mains du valet des onze. Ce tableau est sans contredit celui où David a le plus complétement réussi dans l’art de la composition. Cette fois il a satisfait de la manière la plus heureuse à la condition d’unité si impérieuse dans les ouvrages d’art. Socrate en prison, assis sur son lit, est entouré de ses disciples. Le valet des onze lui présente la coupe empoisonnée et le philosophe, tout en paraissant finir de parler, porte machinalement sa main pour prendre le breuvage. Placé plus haut que tous les assistants, Socrate les domine encore par la sérénité de son visage, qui contraste avec la douleur, le désespoir ou la taciturnité de ceux qui l’entourent. C’est un sujet bien senti, heureusement développé, et où le talent du peintre est encore fort remarquable après les grandes qualités du compositeur. La première idée de David avait été de peindre Socrate tenant déjà la coupe que lui présentait le bourreau ; mais ce fut André Chénier qui dit au peintre : « Non, non, Socrate, tout entier aux grandes pensées qu’il exprime, doit étendre la main vers la coupe, mais il ne la saisira que quand il aura fini de parler. » Le poëte avait raison ; et lui, qui plus tard sut aussi mourir victime de l’injustice des hommes, devait avoir le sentiment de la résignation avec laquelle le sage reçoit la mort.

Après cette production si remarquable, David fit en 1788, pour M. le comte d’Artois, depuis le roi Charles X, les Amours de Pâris et d’Hélène. Les sujets de ce genre ne s’adaptaient guère au talent de ce peintre. Il aurait fallu y mettre de la passion et de la grâce féminine, deux choses tout à fait étrangères au génie de l’auteur des Horaces. Le tableau est faible dans toutes ses parties, quoique cependant il soit juste de faire observer qu’outre la pureté du dessin, l’observation matérielle du style et du costume grecs y est déjà beaucoup plus exacte que dans les productions antérieures du maître. Le Paris est même représenté nu, ce qui ne rend le sujet ni plus agréable, ni plus satisfaisant, mais indique au moins l’époque précise où David a eu les premières velléités d’adopter l’usage de peindre ses personnages sans aucun vêtement, selon l’usage des artistes grecs.

En 1789, quelque temps après que la grande révolution venait d’éclater, le roi Louis XVI, ou au moins ceux qui dirigeaient les travaux d’art à cette époque, commandèrent à David un tableau sur le sujet de Brutus rentrant dans ses foyers, après avoir condamné ses fils. Le succès de ce tableau fut brillant, sans égaler toutefois celui des Horaces. Dans l’un et l’autre de ces ouvrages, le dessin, le coloris et la composition présentent à peu près les mêmes défauts et les mêmes qualités, et dans l’un comme dans l’autre, on crut s’apercevoir du manque d’unité d’action. La figure de Brutus, qui s’est retiré dans l’ombre et près de la statue de Rome pendant que l’on rapporte les corps mutilés de ses fils dans l’intérieur de sa maison, produit de l’effet ; mais ce genre de beauté est plus dramatique que pittoresque, et dans le tableau dont il est question, cette pensée tragique est tant soit peu obscurcie par l’opposition peu naturelle, révoltante surtout, du groupe de la femme de Brutus et de ses deux filles, qui sont spectatrices de la scène sanglante qui occupe le fond du tableau.

Cet ouvrage offre quelques particularités qui jettent du jour sur la réforme que David cherchait toujours à introduire dans les habitudes de l’école française. La tête de Brutus est fidèlement copiée d’après le buste antique de ce personnage, conservé au Capitole. La statue de Rome est également reproduite d’après un monument original, et dans le bas-relief, représentant Rémus et Romulus allaités par la louve, le peintre s’est efforcé de figurer de la sculpture très-grossière, comme elle devait l’être quelque temps après la fondation de Rome. Non content de ce genre d’exactitude, David poussa la recherche jusqu’à présenter exactement le costume romain dans les vêtements, dans la décoration intérieure de l’appartement, et jusque dans les meubles, dont il fit faire des modèles, qui déjà ont été signalés en donnant la description de l’atelier des Horaces.

Si ce tableau soutint plutôt qu’il n’augmenta la réputation déjà très-étendue de David, il eut sur le goût et les modes, et même sur les mœurs, une influence qui se fit sentir à l’instant même. C’est à compter de l’apparition de cet ouvrage que l’on commença à reprendre l’habitude de porter les cheveux sans poudre ; que les femmes, et bientôt après les hommes, adoptèrent des coiffures flottantes. Aux contours arrondis des ameublements et des meubles qui dataient de la régence, on substitua les formes sévères et carrées préférées par les anciens. L’architecture se ressentit aussi de ce goût pour l’antique, comme le prouvent les barrières de Paris, bâties alors par Le Doux ; enfin la proscription des corsets et des souliers à talon, ainsi que l’habitude que prirent les femmes de substituer aux robes dites de cour des vêtements légers, simples, et plutôt élégants que somptueux, contribuèrent à diminuer l’étiquette, même à Versailles, et à simplifier les habitudes rigoureuses de politesse que la bourgeoisie même avait conservées jusque-là. La cause première de ces changements de mœurs et de costume était sans aucun doute la grande révolution politique déjà commencée alors, mais celle qui s’était déjà opérée dans les arts contribua puissamment à faciliter ce changement dans les habitudes et les habillements vers lequel tout le monde était naturellement porté. Aussi la coïncidence de ces deux événements mérite-t-elle attention.

Telle est la première grande période de la vie du peintre, de David. Mais avant de passer à la seconde, celle où, devenu homme public, il prit part à la révolution, il importe de rechercher d’abord quelle est l’origine du projet de réforme dans les arts auquel le peintre a obéi depuis 1775 jusqu’en 1789, et de déterminer jusqu’à quel point il en a saisi l’esprit et l’importance pendant cet espace de temps.

Si la France n’a pas manqué de peintres très-habiles dans la pratique de leur art depuis la mort de Louis XIV jusqu’à l’avènement de Louis XVI au trône, il faut dire aussi que le goût n’a jamais été plus perverti que durant cette époque. Non-seulement les véritables doctrines de l’art avaient été complétement négligées, mais l’objet de l’art même était devenu tout à fait vain, comme le prouve sans réplique la mesure administrative de M. de Marigny, commandant des tableaux, désignant des sujets, sans indiquer ni prévoir la destination des ouvrages, mais seulement avec l’intention vague de venir au secours des peintres, comme on soigne des ours et des perroquets au Jardin des Plantes. D’ailleurs les traditions de l’ancien art italien étaient perdues ; celles de l’école des Carraches avaient été complétement épuisées, et en fin de compte, Watteau était resté l’artiste éminent de cette époque de décadence ; aussi les beaux-arts n’étaient-ils jamais tombés si bas, non-seulement en France, mais dans toute l’Europe.

Les choses en étaient arrivées à ce point vers 1750, lorsque deux jeunes Allemands, tout occupés de grec et de latin, se rencontrèrent dans une bibliothèque. Heyne, conservateur de ce dépôt où il amassait les trésors de sciences qui devaient en faire le premier philologue de son temps, étonné du nombre et de la variété des livres que demandait un jeune savant, lecteur assidu de la bibliothèque, voulut savoir qui était cet homme, si ardent pour la science ; or, c’était Winckelmann. La communauté de leurs goûts ne tarda pas à les lier d’amitié, et bientôt à les engager à étudier de concert et à se communiquer leurs découvertes. Heyne était né philologue et Winckelmann antiquaire, et du concours de ces deux intelligences, il résulta que Heyne contrôla ses études philologiques sur les monuments des arts de l’antiquité, tandis que de son côté, Winckelmann interpréta mieux les œuvres d’art des anciens, en consultant avec sagacité leurs monuments littéraires.

Si l’on excepte l’école des érudits de Florence, qui avaient entrepris l’étude de l’antiquité avec le secours simultané des œuvres écrites et des œuvres d’art, depuis, la plupart des savants hollandais, anglais et français s’étaient plutôt appliqués à connaître le sens des mots que celui des choses. Or, il n’est pas un homme instruit qui ne sache aujourd’hui le pas immense que Heyne et Winckelmann firent faire à la philologie et l’archéologie appliquées à la connaissance générale de l’antiquité. L’effet des lumières que répandirent ces deux hommes sur cette matière se fit sentir, d’abord en Allemagne, puis plus particulièrement en Italie, où Winckelmann alla habiter pour observer l’antiquité, suivre ses études et composer son Histoire de l’art. Le Laocoon de Lessing avait déjà été publié en 1763, lorsque Mengs, né en Allemagne, érudit, antiquaire et peintre habile, vint aussi en Italie vers ce temps. Le nombre des statues antiques extraites des fouilles augmentait chaque jour l’assemblage de richesses le plus propre à aider les savants dans leurs recherches sur l’antiquité ; les villes d’Herculanum et de Pompéi venaient d’être tirées de dessous les cendres qui les recouvraient depuis dix-huit cents ans, et l’on possédait enfin des peintures antiques. Mengs fit des tableaux où il chercha à imiter le style de ces anciens ouvrages, et il fut un des premiers qui, par son pinceau et ses écrits, contribua à montrer la fausseté de la manière des peintres qui l’avaient précédé immédiatement, et à réconcilier les esprits avec la simplicité antique.

Avec une ardeur non moins grande, le chevalier Hamilton, habitant aussi l’Italie, recherchait les vases dits étrusques, publiait la forme dessinée et mesurée de ces vases, et les peintures qui les ornent ; et, par ce genre d’étude, concourait au grand travail qui se faisait alors sur tous les monuments de l’antiquité. Milizia, ardent amateur des arts et écrivain érudit, se faisait connaître à la même époque, comme l’un de ceux qui devaient, par leurs écrits, servir et accroître la science nouvelle. Enfin après la mort funeste et prématurée de Winckelmann, d’Agincourt, qui arriva à Rome par hasard et y passa le reste de sa vie, vint grossir ce groupe de savants en continuant dans cette ville l’Histoire de l’art à partir du point où Winckelmann l’avait laissée.

Ces hommes pleins d’ardeur pour les arts, et qui ne reculaient devant aucun sacrifice pour acquérir les connaissances relatives à l’antiquité, formaient à Rome un noyau d’amateurs, moins savants qu’eux peut-être, mais tout aussi zélés pour l’art et qui, s’entretenant dans le monde des découvertes successives que faisaient les savants, allaient répandre dans la ville, en Italie et bientôt après dans toute l’Europe, les nouvelles doctrines sur l’art, sur le beau chez les anciens, ainsi que les livres où ces nouveautés étaient exposées.

Un ouvrage curieux pour l’histoire de l’art à cette époque est le recueil des Idylles de Gessner15, traduites en français et auxquelles l’auteur allemand a joint des gravures composées et exécutées par lui. Ces compositions, ainsi que tous les ornements qui les entourent ou les accompagnent, portent les dates de 1775-76-77, et il serait difficile de trouver des productions modernes où le goût, le style et l’esprit de l’antiquité fussent plus fidèlement et plus naturellement reproduits que dans ces charmantes compositions.

De tous les faits qui précèdent, il résulte qu’avant 1775 année où David remporta le premier grand prix à Paris, et se disposait à venir à Rome pour la première fois, non-seulement l’idée de la réforme à introduire dans les arts était répandue dans cette dernière ville, mais qu’elle avait été tentée par des praticiens habiles, tels que Mengs16 et Gessner, en peinture, et par Canova17 en sculpture.

À force de vouloir exalter le mérite de David en présentant cet homme comme le seul réformateur de l’école de peinture en Europe, vers la fin du xviiie  siècle, ses admirateurs en France, et surtout ses élèves, ont contribué à faire rabaisser le mérite de cet artiste par les étrangers.

Les hommes doués du génie le plus puissant, ces astres rares tels que Dante ou Raphaël, par exemple, n’apparaissent même jamais sans être précédés et accompagnés de précurseurs et de satellites lumineux. Rien dans l’ordre intellectuel ou physique ne naît de rien en ce monde, et la prétention la moins fondée et la plus nuisible, quand on veut établir solidement la réputation d’un homme de mérite, est d’affirmer qu’il a inventé à lui tout seul ce qui s’est fait dans le siècle où il a vécu.

Le mérite particulier de David, et ce qui lui assure un nom illustre parmi les artistes célèbres, c’est d’avoir été le premier Français qui ait tenté de mettre en pratique les théories exposées par les savants de son temps ; d’avoir puissamment concouru, par l’opiniâtreté de ses études, à établir un nouveau mode d’enseignement de la peinture, appuyé sur les doctrines des anciens ; et enfin d’avoir produit des tableaux, tels que le Saint Roch, les Horaces, le Socrate, le portrait de Marat, le Viala, le Serment du Jeu de Paume, les Sabines, le Couronnement de Napoléon et le Léonidas, ouvrages dans chacun desquels, outre les progrès et les tentatives intelligentes faites successivement par l’artiste, on reconnaît une énergie, un amour du vrai et un talent d’exécution dans les différentes parties de son art, qui lui appartiennent en propre.

Quant à l’archaïsme sur lequel se fondèrent les théories des beaux-arts que Lessing, Heyne, Winckelmann, Sulzer, Milizia, Hamilton, Mengs et Gessner répandirent en Europe, David ne fit aucune découverte dans cette science, mais il en reçut naturellement l’influence, et employa toutes les ressources de son talent pour mettre ces théories en pratique. À cet égard, David, qui ne parlait jamais qu’avec modestie même de ce qu’il comprenait le mieux, la peinture, loin de chercher à faire parade des idées théoriques qu’il avait pu puiser dans la conversation des savants, affectait de n’en rien dire.

Pendant les cinq années de pensionnat que David passa à Rome, de 1775 à 1779, le goût des recherches sur les monuments de l’antiquité était dans toute sa ferveur. Alors la vie studieuse de David lui faisait suivre, mais avec ses yeux, son crayon et ses pinceaux, toutes les découvertes que les hommes de pure intelligence signalaient aux artistes. David n’était pas immédiatement en contact avec ces derniers, mais parmi ses camarades il y en avait de plus favorablement placés, qui, lisant les théories et exerçant eux-mêmes les arts, transmettaient ces idées à David dans un langage plus familier à son esprit.

Giraud, son ami, son contemporain, ce sculpteur qui ne craignit pas de proclamer hautement, en 1779, que le Saint Roch était un bel ouvrage, eut une influence très-salutaire sur la marche que David suivit alors dans ses études. Giraud était né dans l’opulence, et se lança de très-bonne heure dans la carrière des arts. Ayant préféré la statuaire presque aussitôt qu’il l’eut étudiée, ses yeux furent ouverts sur le mauvais goût de son temps par les articles sur la théorie des beaux-arts que Sulzer avait publiés dans l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot. Il partit de Paris pour Rome avec la ferme intention d’apprendre l’art, mais surtout de désapprendre (c’était son expression) les routines académiques. À Rome, il s’enferma en quelque sorte dans le musée du Vatican pendant près de trois années pour étudier l’antique, et bannir de ses yeux, effacer de son esprit les traces du goût qui déparait les œuvres d’art de son temps. Après avoir étudié l’anatomie à l’hôpital du Saint-Esprit, à Rome, il se mit à travailler d’après la nature, et se distingua réellement parmi ceux des artistes français qui s’efforçaient de faire passer la réforme dans la pratique. Alors c’était tout à la fois une innovation et une opération fort coûteuse que de faire mouler une statue antique en plâtre, et il ne fallut rien moins qu’un statuaire riche comme l’était Giraud, et aussi amoureux de son art, pour faire les sacrifices que l’on exigea de lui en pareille occasion. En 1799, époque où cet artiste avait formé à Paris une collection fort nombreuse de plâtres moulés d’après les antiques, dans son appartement, espèce de musée où les artistes et les amateurs étaient admis à travailler, il racontait toutes les difficultés qu’il avait éprouvées à Rome pour obtenir la permission de faire mouler l’Apollon du Belvédère, et comment, outre le prix du moulage, il avait été obligé de donner au gardien de la statue six couverts et une grande cuiller en argent, pour le mettre dans ses intérêts.

Ces détails prouvent la vive ardeur avec laquelle on recherchait alors les ouvrages de l’antiquité, et l’espèce de culte qu’on leur rendait. Giraud était l’un des artistes fixés à Rome à qui leur fortune permettait de satisfaire complétement leurs goûts à ce sujet ; aussi ne se faisait-il pas une fouille et une découverte qu’il n’y assistât, et le soir, pendant le repos, il en instruisait ses camarades et David surtout, qu’il distinguait particulièrement.

Si, aux détails précédents, on joint encore, par la pensée, l’immense quantité d’écrits scientifiques accompagnés de planches gravées, sur toutes les espèces si variées de monuments antiques, que l’on a publiés en Europe, mais particulièrement en Allemagne, en Italie et en France18, depuis 1746 jusqu’en 1789, il sera facile de comprendre comment l’artiste qui alors eût été le moins disposé à rechercher les connaissances nouvelles devait en quelque sorte en aspirer le goût avec l’air au milieu duquel il vivait.

Rien n’est donc plus facile maintenant que de répondre aux deux premières questions posées en tête de ce chapitre :

Les idées de régénération de l’art, adoptées par David vers 1775-1779 ; ont été émises et développées d’abord par Lessing, Heyne, Winckelmann et Sulzer, puis pratiquées par Mengs et Gessner, et enfin adoptées de nouveau et appliquées à l’art de la peinture en France par David.

Quant à l’influence de ces idées sur David, elle ne lui est pas venue immédiatement de Mengs, dont il ne goûta jamais le talent, et encore moins des philologues antiquaires, dont il ne connaissait guère les écrits que par le titre et par les gravures qu’ils renferment. Mais, comme il est facile de s’en convaincre en repassant dans son esprit ce qui a été dit des études, des relations et des amitiés de David pendant ses deux séjours à Rome, on voit que cet artiste a obéi à un grand mouvement intellectuel, mais qu’il ne l’a pas imprimé.

L’occasion viendra plus tard de dire quels étaient les principes que David chercha à établir pour pratiquer et enseigner la peinture, et de déterminer le but que lui et son école se proposaient dans l’exercice de cet art. Cette dernière difficulté ne pourra être éclaircie, si toutefois il n’est pas impossible de la résoudre complétement, que du moment où les deux autres phases de la vie et du talent de David, celle de 1789 à 1795, et celle de 1795 à 1825, auront été étudiées comme elles le méritent.

VI. David de 1789 à 1795.

Cette partie de la vie de David, de 1789 jusqu’à 1795, pendant laquelle ses fonctions et ses préoccupations comme homme politique lui ont laissé si peu d’instants à consacrer à la peinture, est cependant l’une des plus intéressantes lorsqu’on la considère dans ses rapports avec les modifications remarquables qui se sont développées, pendant ces six années, dans les idées et le talent de cet artiste. Il semblerait que, dominé par l’importance des événements terribles auxquels le peintre prit malheureusement part plus d’une fois, son esprit et sa main même eussent oublié alors ce qu’ils avaient appris précédemment sur la théorie et dans la pratique de l’art. En effet, ce qui frappe surtout dans la composition et l’exécution du Serment du Jeu de Paume, des portraits de Lepelletier de Saint-Fargeau et de Marat, et de la Mort du jeune Viala, les seules productions19 de David pendant la grande tourmente révolutionnaire, c’est un retour très-sensible vers une imitation plus simple de la nature, et le choix de sujets contemporains en y appliquant la gravité de style que l’on n’avait guère adoptée jusque-là que dans les tableaux de l’histoire ancienne. Les quatre tableaux cités plus haut sont évidemment la transition qui a fait passer l’artiste du système pittoresque qu’il avait suivi depuis le Serment des Horaces et le Brutus, de 1783 à 1789, jusqu’à la route nouvelle qu’il tenta à partir de son tableau des Sabines, en 1795.

David n’a point eu d’influence politique, à proprement parler, pendant les années où il a été membre de la Convention. À l’exception de quelques crises terribles, il est vrai, où il s’est trouvé engagé avec des hommes dont il avait aveuglément épousé le parti, on peut s’assurer que dans le cours de sa législature, il n’a le plus souvent pris la parole que pour traiter des matières relatives aux arts, aux artistes et aux grandes fêtes républicaines, dont le dessin général et la surveillance lui étaient ordinairement confiés. Ces discours, ces projets de fêtes, qui trahissent tout à la fois l’exaltation excessive d’une partie de la nation et surtout celle de l’artiste devenu, dans ces occasions, son interprète, sont d’autant plus curieux à connaître, qu’ils ont fait exécuter, au moment même où David revenait au naturel et à la simplicité dans ses ouvrages, une foule de productions monstrueuses en peinture et surtout en sculpture, dont il reste fort peu de traces aujourd’hui. C’est donc particulièrement sous ce point de vue qu’il est bon d’étudier ici ce que l’on peut appeler la vie politique de David.

Depuis l’apparition du Serment des Horaces, les antiquités romaines étaient devenues à la mode dans toutes les classes de la société en France. Pour donner une idée de l’engouement dont ce genre de connaissances était l’objet, il suffit de rappeler que parmi les sujets commandés aux artistes, en 1789, par M. d’Angivillierse, d’après les ordres du roi Louis XVI, se trouvait désigné celui du Retour de Brutus dans sa famille, après la condamnation de ses fils.

L’année précédente, Paris avait été témoin d’une grande cérémonie qui était aussi un grand événement : la translation du corps de Voltaire au Panthéon. Cette fête, à laquelle Étienne fut présent, donna l’occasion de reconnaître ce goût général et très-vif pour les choses de l’antiquité, et en même temps cette velléité que presque tout le monde ressentait alors de modifier le costume moderne par des emprunts faits à celui des Romains et des Grecs. Non-seulement le char sur lequel étaient les restes de Voltaire portait l’empreinte du goût renaissant de l’antiquité, mais les gens de lettres, les artistes, les musiciens, les acteurs et les actrices qui marchaient autour du char, étaient habillés à l’antique et portaient dans leurs mains des signes de triomphe ou des instruments de musique des temps païens, le tout fait en carton et couvert de papier doré. Étienne n’a point oublié ce spectacle. Âgé de sept ans, entouré de jeunes gens des deux sexes les plus à la mode, il vit et partagea l’admiration qu’excitèrent chez toutes les personnes dont il était environna cette longue procession d’hommes et de femmes vêtus à l’antique, marchant ainsi dans les rues de Paris, et semblant, par leur exemple, donner libre carrière à ceux qui oseraient en faire autant.

Quelque niaise que puisse paraître aujourd’hui l’idée que l’on eut alors d’adopter le costume grec ou romain, nous sommes forcés, après avoir été témoins d’un engouement semblable pour les habillements et les meubles du moyen âge, non-seulement d’être indulgents à l’égard des fantaisies de nos pères, mais de les considérer même comme un objet sérieux d’études. L’introduction subite d’un costume nouveau chez un peuple n’est jamais un fait isolé ni complétement stérile ; il précède ordinairement un changement ou au moins une modification importante dans les mœurs. Et selon que la mode nouvelle est plus ou moins généralement adoptée, la révolution s’opère plus ou moins vite dans les mœurs, les usages et quelquefois dans les lois.

Quelques années après, un nouveau changement de costume (celui des sans-culottes) signala une révolution bien autrement terrible dans les lois et dans les mœurs. Enfin, comme on l’a vu déjà, il n’est pas jusqu’à la tentative puérile de Maurice et de Perrié pour réhabiliter l’antique costume grec, qui ne se rattache encore à une idée de réformation dans les mœurs et dans les arts.

Puisque ces habitudes extérieures ont tant de puissance sur le commun des hommes, quel empire ne doivent-elles pas exercer sur les yeux et l’imagination d’un artiste, qui naturellement s’en exagère toujours l’importance ? Ainsi que tous ses confrères, David poussait donc l’admiration du costume antique jusqu’au fanatisme, et les dépenses qu’il fit pour l’établissement et l’achat des meubles à l’antique qu’il copia dans son Brutus, et dont il décora son atelier des Horaces, sont à la fois un témoignage et de son goût particulier à cet égard, et de la part qu’y prenait déjà le public.

David prit, dès l’origine, l’intérêt le plus vif à la révolution de 1789 : par la nature des sujets romains qui l’avaient particulièrement rendu célèbre, ainsi que par une certaine austérité de composition et de pinceau, il se trouva en quelque sorte désigné comme l’artiste dont le talent pourrait le plus puissamment concourir à l’expression et aux développements des opinions nouvelles. Toutefois, dans le cours de l’année 1789, à la suite du succès de son Brutus, il fit plusieurs portraits20 qui indiquent qu’il était recherché par les personnes de la haute société. Mais cette espèce de mission de peintre révolutionnaire, qui lui était réservée, ne tarda pas à lui être officiellement confiée. Vers le milieu de l’année 1790, l’Assemblée constituante lui donna l’ordre de faire, sous ses auspices, un tableau représentant le Serment du Jeu de Paume. L’artiste se mit aussitôt en devoir d’en préparer la composition ; on lui assigna pour atelier l’église des Feuillants, près des Tuileries, et une souscription fut ouverte pour subvenir aux frais de l’ouvrage. La gravure, faite d’après l’esquisse dessinée, est trop répandue pour qu’il soit nécessaire de donner ici une description détaillée de la scène qui y est représentée. Quant au tableau, qui n’a jamais été achevé, mais dont le trait a été arrêté et sur lequel l’artiste a peint quelques têtes, il portait plus de trente pieds de large sur vingt de hauteur, et sur le premier plan les figures avaient six pieds et quelques pouces de proportion21.

L’esquisse dessinée est bien effectivement de la composition de David, qui a tracé de sa main les têtes et les extrémités de chaque figure ; mais la nature de ce sujet et le nombre des personnages exigeant une observation exacte des règles de la perspective que David ne savait pas, il fut obligé d’avoir recours à une main étrangère pour remplir ces conditions purement scientifiques. Il est résulté de ce travail, fait par Charles Moreau l’architecte, dont il a déjà été parlé, qu’il règne tant soit peu de roideur dans le mouvement des figures, défaut que David aurait certainement fait disparaître, ainsi qu’il est facile d’en juger par les têtes déjà peintes par lui sur la toile, telles que celles du père Gérard, de Bailly, de Dubois-Crancé, de Barnave, et d’un ou deux autres. Quoi qu’il en soit, cette scène est fortement conçue dans son ensemble ; et si l’on peut reprocher quelque chose de trop théâtral dans l’attitude des figures de Mirabeau, de Robespierre et de quelques autres, la plupart sont pleines d’énergie, de naturel, et souvent de simplicité.

On sait avec quelle promptitude les idées républicaines détruisirent le système constitutionnel que l’Assemblée constituante avait tenté d’établir, et déjà les événements se précipitaient trop rapidement pour que le peintre, au moment de l’installation de l’Assemblée législative, en octobre 1791, eût eu le temps de terminer un tableau de trente pieds dont le sujet avait été jugé digne d’être peint un an auparavant. La plupart des hommes qui devaient figurer comme des héros dans le Serment du Jeu de Paume étaient devenus, sinon des traîtres déjà, au moins des citoyens dont il fallait se défier ; et comme David était au nombre de ceux qui formaient l’avant-garde révolutionnaire, son enthousiasme pour eux se tourna en mépris et bientôt en haine. Il abandonna donc l’exécution du tableau du Serment, dont la toile est restée dans l’église des Feuillants jusqu’à l’époque où Bonaparte, devenu empereur, fit déblayer ce quartier pour construire la rue de la Paix et la rue de Rivoli.

Le nom de David apparaît déjà à l’occasion de la séance de l’Assemblée législative du 14 janvier 1791. Un député extraordinaire du département de la Drôme présenta à l’Assemblée deux frères jumeaux déjà célèbres, disait-il, par leur talent pour le dessin. Il annonça que ces deux frères, d’abord simples bergers, avaient montré de bonne heure un talent naturel qui s’était bientôt développé avec le plus grand éclat. Ils taillaient des pierres sur les montagnes ; ils gravaient des figures humaines, dessinaient des paysages, et avaient été élevés aux frais du département de la Drôme ; mais il ne s’y trouvait plus de maîtres capables de les instruire. M. Dumas ayant demandé que ces deux jumeaux fussent mis entre les mains de David pour achever leur éducation, cette proposition fut adoptée.

Bientôt, dans le numéro du Moniteur universel du dimanche 9 février 1792, on lut l’article suivant :

« Deux jeunes jumeaux natifs du département de la Drôme, déjà distingués par leur talent naturel pour la peinture, ont été confiés, par un décret du 15 janvier (1792), aux soins de M. David. Le 7 février, cet artiste a adressé à l’Assemblée nationale la lettre suivante :

« Monsieur le président, l’Assemblée m’a chargé d’enseigner les principes de mon art à deux jeunes enfants que la nature semble avoir destinés à être peintres, mais à qui la fortune refusait les moyens d’obtenir les connaissances nécessaires pour le devenir. Quel bonheur pour moi d’avoir été choisi pour le premier instituteur de ces jeunes gens, qu’on pourra justement appeler les enfants de la nation, puisqu’ils lui devront tout ! Quel bonheur pour moi ! je le répète, mon cœur le sent vivement, mais il m’est impossible de l’exprimer : mon art ne consiste pas en paroles, mon art est tout en action. Donnez-moi le temps, et mes soins assidus vous prouveront combien je suis sensible au choix que vous avez fait de moi. J’en ai reçu le prix. Je ne suppose pas que l’Assemblée nationale veuille diminuer en quelque sorte l’honneur de la préférence qu’elle m’a donnée, en m’offrant un salaire pour le soin que j’apporte à l’instruction de ces deux enfants adoptifs. L’amour de l’argent n’a jamais importuné dans mon âme l’amour de la gloire, que je mets au-dessus de tout.

Signé DAVID. »

Mais l’une des premières occasions graves où l’artiste prit une part active aux événements publics fut le 15 avril 1792, lorsqu’il se signala comme l’un des principaux ordonnateurs de la fête donnée aux soldats du régiment suisse de Châteauvieux, condamnés pour insubordination par leurs officiers et selon les lois de leur pays.

Bientôt après, en septembre 1792, membre du corps électoral de Paris, David fut nommé député de cette ville à la Convention nationale, qu’il présida du 16 nivôse au 1er pluviôse an II (du 5 au 20 janvier 1791). Voici l’extrait de ce qu’a fait et dit David dans cette assemblée fameuse :

Après la levée du siège de Lille, le député Gossuin proposa, le 8 octobre 1792, à la Convention nationale de décréter « que la ville de Lille avait bien mérité de la patrie ; qu’il serait fait don à cette commune d’une bannière aux trois couleurs portant pour exergue : À la ville de Lille la République reconnaissante, et qu’il serait, accordé une indemnité provisoire de deux millions (en assignats) pour dédommager les habitants des malheurs du siège et relever les édifices ruinés. »

Le 26 du même mois, David monta à la tribune, et dit à ce sujet : « Quelque glorieuses que soient la bannière et l’inscription que le citoyen Gossuin vous a proposé de décerner aux habitants de la ville de Lille, vous avez pensé sans doute que ce monument est trop périssable pour prouver à la postérité et à l’univers les sentiments de reconnaissance et d’admiration de la république pour le courage, le désintéressement et le généreux patriotisme des intrépides citoyens de la ville de Lille. Je vous propose donc d’élever dans cette place, ainsi que dans celle de Thionville, un grand monument, soit une pyramide, soit un obélisque en granit français provenant des carrières de Rhétel, de Cherbourg, ou de celles de la ci-devant province de Bretagne.

« Je demande qu’à l’exemple des Égyptiens et des autres peuples de l’antiquité, ces deux monuments soient élevés en granit, comme la pierre la plus durable et qui portera à la postérité le souvenir de la gloire dont se sont couverts les habitants de Lille, ainsi que ceux de Thionville.

« Je demande aussi que les débris des marbres provenant des piédestaux des statues de rois détruites dans Paris soient employés aux ornements de ces deux monuments.

« Je crois, et vous penserez comme moi, qu’il est de l’équité de la Convention nationale, comme de la gloire de tous les républicains fronçais, que les noms de chacun des habitants des villes de Lille et de Thionville, qui y sont morts en défendant leurs foyers, soient inscrits en bronze sur ces monuments.

« Je vous propose de décerner une couronne civique ou murale à Félix Wimpfen et aux autres officiers, soldats et habitants, soit de Thionville, ou de Lille, qui se sont distingués pendant ces deux sièges, en attendant qu’après leur mort leurs noms soient inscrits sur ces monuments.

« Je propose aussi qu’à la manière des anciens, la Convention nationale ajoute au nom de ces deux villes une épithète qui caractérisera la gloire que leurs défenseurs se sont acquise. Et afin de donner à tout individu de tout sexe, de tout âge, un signe non périssable de ces deux sièges, je vous propose de faire frapper une médaille en bronze pour chacun des habitants de ces deux villes. Cette médaille sera fabriquée avec le bronze provenant aussi des cinq statues détruites, et il sera expressément défendu de la faire servir à aucun signe extérieur de décoration.

« Je désire que cet usage de faire frapper des médailles soit appliqué aussi à tous les événements glorieux ou heureux déjà passés et qui arriveront à la république ; et cela à l’imitation des Grecs et des Romains, qui, par leurs suites métalliques, nous ont transmis non-seulement la mémoire des époques remarquables, mais nous ont encore instruits du progrès de leurs arts.

« Nos artistes fiançais ont été des premiers à se livrer aux élans du patriotisme, et plusieurs d’entre eux ont abandonné leurs occupations paisibles pour se livrer à ce que la défense de la république pouvait exiger d’eux. Beaucoup ont préféré, en se rendant aux frontières, la gloire de la république à leur propre gloire. La Convention ne peut donc, ce me semble, exprimer sa reconnaissance d’une manière plus digne qu’en les employant, au nom de la république, à répandre sa gloire dans l’univers entier, et à faire passer ses travaux à la postérité la plus reculée.

« C’est à un incendie que la ville de Londres doit la largeur, la beauté et la régularité des rues dont elle est percée. Je crois donc qu’il serait à propos de relever les villes de Lille et de Thionville sur un plan général dans lequel on ferait entrer celui de l’emplacement le plus convenable pour élever dans ces deux villes les monuments de granit que j’ai proposés. »

Un mois après, au moment où les troupes victorieuses de la république s’emparaient de Mons, de Tournay, de Gand, de Bruxelles, et qu’à Paris une commission de vingt-quatre députés faisait un rapport préparatoire pour le jugement de Louis XVI, à la séance du 11 novembre 1792, des artistes dessinateurs vinrent demander à la Convention la suppression des académies, pétition qui fut appuyée par David, et que, d’après son avis, on renvoya au comité d’instruction publique.

Depuis 1789, on n’avait pas cessé de récriminer contre les académies, et celles de peinture et de sculpture étaient particulièrement en butte aux attaques les plus vives. Quelques artistes surtout, intéressés dans cette question, les signalaient sans cesse comme les seules institutions privilégiées qui eussent résisté au nivellement révolutionnaire, et de plus comme le lieu de refuge de toutes les mauvaises doctrines en fait d’art. David pensait ainsi depuis longtemps ; aussi le vit-on accueillir vivement la pétition, bien qu’elle fût adressée à la Convention par des artistes obscurs et peu recommandables.

Cette requête n’eut cependant pas encore de suites sérieuses, car aucune loi ne fut rendue pour supprimer l’académie ; mais les membres qui la composaient étant partagés d’avis sur la question de suppression, il en résulta entre eux des inimitiés que rien ne put éteindre. D’un côté était David, chaud partisan des idées républicaines, et ayant voué une guerre à mort à tous ceux des académiciens dont le talent lui paraissait vicieux ; de l’autre se rangeaient autour de Suvée, royaliste et attaché aux anciennes institutions, les artistes académiciens qui partageaient plus ou moins vivement ses opinions.

Au milieu de ce conflit de passions, et malgré la fureur démocratique qui se hâtait de détruire tout ce qui se rattachait aux institutions monarchiques, l’académie royale de peinture et de sculpture existait toujours, et la Convention n’avait rien décidé qui lui fût contraire. On est même autorisé à croire que cela n’était point dans ses intentions, puisque, peu de jours après la pétition qui lui avait été présentée, Roland, alors ministre de l’intérieur, écrivit à cette académie qu’elle eût à s’assembler extraordinairement, pour choisir, à la pluralité des voix, un artiste peintre d’histoire, en remplacement du directeur de l’école de Rome, Ménageot, qui venait de donner sa démission. Or, la place de directeur de l’école de Rome était enviée par ceux même des académiciens qui disaient le plus de mal de cette institution ; aussi se réunirent-ils à leurs confrères pour donner leur vote. Après plusieurs séances qui furent orageuses, la majorité fut cependant favorable à Suvée, et le ministre confirma cette nomination. Ceux des académiciens à qui ce choix déplaisait, voyant leur attente de réforme trompée, sentirent alors qu’il fallait agir révolutionnairement pour arriver à leur but. Tout pleins encore du grand événement qui avait ouvert le drame de la révolution, le 14 juillet 1789, une foule d’artistes sans nom coururent s’emparer de tout le local occupé par l’académie, en criant : La voilà donc enfin renversée, cette Bastille académique ! et tout aussitôt ils prirent là le titre de Société révolutionnaire des arts. C’est ainsi que fut détruite, en 1791, cette académie qui avait été fondée par Louis XIV en 1648, et à compter de ce jour, David eut la dictature des arts en France.

L’académie royale de peinture, menacée dans son existence par le mouvement révolutionnaire, et voulant essayer de ramener à elle le peintre David, qui s’en était séparé dès 1789, l’avait nommé, le 7 juillet 1792, professeur adjoint. David, devenu membre de la Convention, n’en appuya pas moins, dans la séance du 11 novembre suivant, une pétition des artistes libres demandant la suppression des académies. Cependant le corps académique ne se tint pas pour battu, et, quelques mois après, il invitait David à venir professer à son tour ; mais la lettre en réponse à cette imprudente proposition est courte et menaçante. La voici : « Je fus autrefois de l’académie. DAVID, député à la Convention nationale. » Quelques mois après, il faisait d’abord supprimer officiellement le directeur de l’école de Rome, puis enfin l’académie elle-même.

Les élèves français à l’école de Rome étaient, ainsi que leurs maîtres les académiciens de Paris, divisés d’opinions. Le plus grand nombre cependant avait adopté les idées républicaines. Le peu de discrétion qu’ils mettaient à les manifester donna de l’inquiétude au gouvernement papal, qui prit quelques précautions pour éviter des malheurs qui arrivèrent cependant quelques jours plus tard. Au nombre des artistes français qui étudiaient alors en Italie se trouvait Topino Le Brun, élève de David. À la suite des mesures prises par le pape contre les artistes français à Rome, Topino avait quitté cette ville et s’était réfugié à Florence, d’où il écrivit à son maître, membre de la Convention nationale, la lettre qui suit :

« Florence, 31 octobre 1792.

« Citoyen,

« Je viens offrir à votre zèle l’occasion d’être encore utile à la patrie, en la faisant respecter au dehors et en sauvant des flammes inquisitoriales deux patriotes français.

« Les citoyens Rater et Chinard (Lyonnais, l’un architecte, l’autre sculpteur), rentrant chez eux dans la nuit du 22 au 25 septembre, furent assaillis par des sbires, qui les garrottèrent et les conduisirent dans les prisons du gouvernement papal. Peu de jours après, on fit enlever plusieurs modèles de Chinard, ainsi qu’un chapeau orné d’une cocarde nationale, mais qu’il ne portait que chez lui. Les groupes de sculpture saisis sont : la Liberté couronnant le génie de la France, Jupiter foudroyant l’aristocratie, et la Religion assise soutenant le génie de la France, dont les pieds posent sur les nuages, et dont la tête, ornée de rayons, indique qu’il est la lumière du monde. Eh bien ! les abbati du gouvernement ont répandu dans toute la ville que Chinard avait outragé la religion, qu’elle était foulée aux pieds, etc. On a transféré les deux prisonniers au château Saint-Ange, où ils croupissent dans la malpropreté, et l’inquisition instruit leur procès22… »

À la séance du 21 novembre (1792), David donna lecture de cette lettre à la Convention, qui décréta qu’il serait fait sur-le-champ des réclamations auprès de la cour de Rome, afin que l’on relâchât ces deux artistes, ce qui eut lieu en effet.

Cependant, la destruction de tout ce qui touchait à l’académie de peinture se poursuivait avec ardeur. Le 26 novembre, le député Romme, au nom du comité d’instruction publique, fit un rapport à la Convention sur l’inutilité de la place de directeur de l’académie française établie à Rome, et proposa de décréter « que cette place serait supprimée, et que cet établissement serait mis sous la surveillance de l’agent de France ; que le régime de cette école serait changé, pour y substituer les principes de liberté et d’égalité qui dirigeaient la république française. »

David monta à la tribune et prit la parole : « Je (p. 147) demande, dit-il, que le ministre des affaires étrangères donne ses ordres à l’agent de France auprès de la cour de Rome pour faire disparaître les monuments de féodalité et d’idolâtrie qui existent encore dans l’hôtel de l’académie de France à Rome. Je demande la destruction des bustes de Louis XIV et de Louis XV, qui occupent les appartements du premier, et que ces appartements servent d’atelier aux élèves. » En vain le député Carra chercha-t-il à faire sentir le danger auquel cette mesure pouvait exposer les élèves français à Rome ; David persista dans son sentiment. Le décret fut lancé et ne tarda pas à porter ses fruits.

Depuis que le pape avait fait mettre Chinard et Rater en liberté, les passions des élèves français et du peuple de Rome semblaient s’être calmées, mais les ordres de la Convention y jetèrent un trouble plus grand que jamais. Le 13 janvier 1793, lorsqu’aux termes du décret de la Convention on se mit en devoir d’enlever l’écusson royal de l’académie et du palais de l’ambassadeur de France, la populace romaine entra en fureur contre les Français et se disposa à les égorger. Basseville, l’ambassadeur, fut assailli dans les rues de Rome par des furieux qui le forcèrent de retourner à son hôtel, où il fut impitoyablement massacré. Une partie des pensionnaires et des artistes français furent sur le point d’éprouver le même sort, et ceux qui parvinrent à s’échapper de Rome, après avoir erré longtemps dans les Etats du pape, ne furent en sécurité que quand ils touchèrent le territoire de la Toscane. Cet événement affreux eut lieu le 13 janvier, et le 17 du même mois, David, avec la majorité des membres de la Convention, votait la mort de Louis XVI.

Trois jours après, le 20, Michel Lepelletier de Saint-Fargeau, collègue de David, et qui, comme lui, avait voté la mort, fut assassiné par un ancien garde du corps nommé Paris. Robespierre prononça à la Convention l’éloge de son collègue, et fit décréter que les honneurs du Panthéon lui seraient accordés. Le 24, trois jours après l’exécution à mort du roi Louis XVI, on fit à Lepelletier des funérailles solennelles, auxquelles la Convention tout entière assista. Le lendemain, la veuve, les deux frères et la fille de Lepelletier, âgée de huit ans, furent admis à la barre de la Convention pour lui témoigner leur reconnaissance des honneurs qu’elle venait de décerner à la mémoire de leur parent. L’un des frères du défunt dit : « Citoyens, je vous présente la fille de Michel Lepelletier, votre collègue. » Puis, prenant entre ses bras l’enfant à laquelle il montra le président de la Convention : « Ma nièce, lui dit-il, maintenant, voilà ton père » ; puis, s’adressant aux représentants et aux citoyens présents à la séance : « Peuple, ajouta-t-il, voilà votre enfant ! » Après ces paroles, que le frère de Lepelletier prononça d’une voix altérée, un profond silence régna dans l’assemblée, puis l’adoption de Suzanne Lepelletier fut décrétée à l’unanimité.

David monta ensuite à la tribune. « Encore tout pénétré, dit-il, de la douleur que nous avons tous ressentie en assistant au convoi funèbre dont vous avez honoré les restes inanimés de notre collègue, je vous propose de faire élever un monument en marbre, qui transmette à la postérité la figure de Lepelletier, comme tous l’avez vue hier, lorsqu’il a été porté au Panthéon. Je demande que cet ouvrage soit mis au concours. »

Le buste fut offert le 20 février à la Convention, par Félix Lepelletier, frère du défunt. « Citoyens, dit David à ses confrères en cette occasion, je viens d’examiner (p. 149) le buste qui vous est présenté. Il est très-bien fait et parfaitement ressemblant. L’artiste est un jeune homme nommé Fleuriot. Je demande pour lui l’encouragement le plus flatteur, l’inscription de son nom au procès-verbal. Je demande, en second lieu, que le buste de Michel Lepelletier soit placé à côté de celui de Brutus, et que le président pose sur la tête de ce buste la couronne qu’il a placée sur la tête de Michel Lepelletier, au moment de sa pompe funèbre. » Cette proposition fut adoptée par l’assemblée.

Mais quoique les travaux de la Convention et ceux du comité d’instruction publique, dont David faisait alors partie, absorbassent presque tous les moments de l’artiste, cependant il trouva le temps de faire le tableau de Michel Lepelletier mort23, et le présenta le 29 mars (1793) à la Convention, en s’exprimant ainsi à la tribune :

« Citoyens représentants,

« Chacun de nous est comptable à la patrie des talents qu’il a reçus de la nature ; si la forme est différente, le but doit être le même pour tous. Le vrai patriote doit saisir avec empressement tous les moyens d’éclairer ses concitoyens, et de présenter sans cesse à leurs yeux les traits sublimes d’héroïsme et de vertu.

« C’est ce que j’ai tenté de faire dans l’hommage que j’offre en ce moment à la Convention nationale d’un tableau représentant Michel Lepelletier, assassiné lâchement pour avoir voté la mort du tyran.

« Citoyens, l’Être suprême, qui répartit ses dons entre tous ses enfants, voulut que j’exprimasse mes sentiments et ma pensée par l’organe de la peinture, et non par les sublimes accents de cette éloquence persuasive que font retentir parmi nous les enfants de la liberté. Plein de respect pour ses décrets immuables, je me tais, et j’aurai rempli ma tâche si je fais dire un jour au vieux père entouré de sa nombreuse famille : « Venez, mes enfants, venez voir celui de vos représentants qui, le premier, est mort pour vous donner la liberté. Voyez ses traits : comme ils sont sereins ! c’est, que, quand on meurt pour son pays, on n’a rien à se reprocher. Voyez-vous cette épée suspendue sur sa tête, et qui n’est retenue que par un cheveu ? Eh bien ! mes enfants, cela veut dire quel courage il a fallu à Michel Lepelletier, ainsi qu’à ses généreux collègues, pour envoyer au supplice l’infâme tyran qui nous opprimait depuis si longtemps, puisqu’au moindre mouvement, ce cheveu rompu, ils étaient tous immolés ! Voyez-vous cette plaie profonde ?… Vous pleurez, mes enfants, vous détournez les yeux ! Mais aussi faites attention à cette couronne ; c’est celle de l’immortalité. La patrie la tient prête pour chacun de ses enfants : sachez la mériter, les occasions ne manquent pas aux grandes âmes. Si jamais un ambitieux vous parlait d’un dictateur, d’un tribun, d’un régulateur, ou tentait d’usurper la plus légère portion de la souveraineté du peuple, ou bien qu’un lâche osât vous proposer un roi, combattez, ou mourez comme Michel Lepelletier, plutôt que d’y jamais consentir. Alors, mes enfants, la couronne de l’immortalité sera votre récompense. »

« Je prie donc la Convention nationale d’accepter l’hommage de mon faible talent ; je me croirai trop récompensé si elle daigne l’accueillir. »

Les paroles de l’orateur furent applaudies, son hommage accepté ; on décréta même sur-le-champ que le tableau serait gravé aux frais de la république pour être distribué, est-il dit avec l’emphase que l’on mettait dans tout à cette époque, aux peuples qui viendraient demander secours et fraternité à la nation française.

Une petite discussion, soulevée par une réflexion inopportune du député Génissieux, sur ce que les tableaux des Horaces et du Brutus n’avaient point encore été payés à David, fournit à ce dernier l’occasion de montrer un désintéressement qui fut souvent la qualité des hommes de son parti. « Si la nation, dit-il, croit me devoir quelque indemnité, je demande que cet argent soit consacré au soulagement des veuves et des enfants de ceux qui meurent pour la défense de la liberté. » Étrange époque que celle où, dans cette même enceinte, les passions les plus violentes se paraient quelquefois des dehors les plus calmes, tandis que peu de jours après on admettait à la barre de la Convention, par exemple, un particulier venant tout naïvement offrir une somme d’argent pour les frais d’entretien et de réparation de la guillotine24.

La composition du tableau de Michel Lepelletier donne une idée assez juste de ce mélange d’appareil tout à la fois fastueux et sanglant. Le personnage est couché sur un lit. Sa tête est ceinte d’une couronne de laurier, et sa poitrine nue laisse voir une large blessure. Au-dessus du cadavre est une épée dont la forme rappelle celles des gardes du roi, dont Paris avait fait partie. Cette épée, attachée par un fil, est suspendue sur le sein du mort, et dans la lame est passée une feuille de papier sur laquelle sont écrits ces mots : Je vote la mort du tyran. Au bas du tableau on lit encore : David à Lepelletier, et la date de la mort de ce dernier : 20 janvier 1793.

Mais cet ouvrage, malgré son mérite, le cède cependant au tableau de Marat, que David eut bientôt l’occasion de faire. Ce n’est point ici le cas de reproduire les détails de la mort de cet homme, assassiné comme on sait, dans son bain, par Charlotte Corday, le 13 juillet 1793 ; mais il est nécessaire de revenir sur une circonstance de la carrière législative de David, qui se rattache à ce dernier événement. Dans le mois d’avril de cette même année, du 3 au 1225, Marat, dit l’Ami du peuple, ayant excité l’horreur de la Convention, fut décrété d’accusation par cette assemblée, à la majorité de 220 voix contre 92. Au milieu des débats violents auxquels cette affaire donna lieu, Pétion dit, en jetant un regard terrible sur Marat : « Le moment est venu de chasser de cette enceinte ces hommes audacieux et scélérats qui nous avilissent et nous menacent sans cesse du poignard des assassins !… — C’est vous ! s’écria Marat avec fureur, c’est vous qui êtes des assassins ! »

Ces derniers mots furent couverts par les cris d’indignation qu’ils arrachèrent à presque tous les membres de l’assemblée ; mais David, prenant la défense de Marat, s’élança avec précipitation au milieu de la salle, et s’écria : « Je vous demande que vous m’assassiniez… ; je suis aussi un homme vertueux… la liberté triomphera !… » Cette apostrophe frénétique, jointe aux précédentes, excita la plus vive agitation, et il se passa quelques instants avant que Pétion pût se faire entendre et dire : « Qu’est-ce que prouve l’action de David ? Rien, si ce n’est le dévouement d’un honnête homme en délire et trompé par des scélérats… Tu t’en apercevras, David !… — Jamais », répondit le peintre. En effet, son erreur se prolongea ; elle se changea même en une espèce de culte lorsque son idole, cet ignoble Marat, après avoir été acquitté le 24 avril par jugement du tribunal extraordinaire devant lequel il avait été traduit, fut ramené en triomphe par la populace jusque dans la salle de la Convention.

Il y a trente ans, dans une histoire comme celle-ci, où tout ce qui peut faire voir David sous un jour favorable est recueilli avec empressement, on se serait peut-être abstenu de rapporter la scène qui précède. Mais depuis 1830, malgré soixante cinq ans d’expérience, malgré des documents historiques que tout le monde connaît, et sans égard pour la sentence unanime prononcée par la France contre l’impie, le sanguinaire et le vénal Marat, nous avons vu certains hommes chercher à réhabiliter ses prétendues vertus et pousser le fanatisme jusqu’à faire mouler son buste26 pour honorer sa mémoire ; il fallait donc revenir sur ce triste sujet ; et s’il est possible, comme le disait Pétion, que David ait eu en 1793, au moins, le dévouement d’un honnête homme en délire, quelle peut

être l’excuse de ceux qui de nos jours sont encore atteints d’une si triste folie ?

Le lendemain de la mort de Marat, anniversaire du 14 juillet, une députation vint exprimer à la Convention les prétendus regrets du peuple. Un certain Guirault porta la parole et dit : « Ô crime ! une main parricide nous a ravi le plus intrépide défenseur du peuple. Il s’était sacrifié pour la liberté. Nos yeux le cherchent encore parmi vous, représentants. Ô spectacle affreux ! il est sur un lit de mort. Où es-tu, David ? Tu as transmis à la postérité l’image de Lepelletier mourant pour la patrie, il te reste encore un tableau à faire…

— Oui, je le ferai », s’écria David d’une voix émue.

Le 20 vendémiaire an II (11 octobre 1793), l’artiste annonça à la Convention que son tableau représentant Marat expirant était terminé, mais qu’il demandait la permission de retirer de la salle des séances celui de Lepelletier, afin d’exposer ces deux ouvrages chez lui aux regards du public, ce qui lui fut accordé. Enfin, le 24 brumaire de la même année, il monta de nouveau à la tribune où, après avoir fait encore l’éloge de Marat et déploré sa perte, il finit par voter pour ce monstre les honneurs du Panthéon, ce qui fut adopté et confirmé par un décret de la Convention.

Il est assez difficile, au milieu de tant de scènes orageuses, de suivre, ce qui était le moins important alors et ce qui fait l’objet de ces mémoires, la recherche des opinions de David sur les arts. En deux occasions différentes, cependant, il a prononcé des discours qui pourront jeter quelque lumière sur cette question.

À la même séance du 17 brumaire an II, où Gobel, évêque de Paris, et ses grands vicaires vinrent avec les autorités constituées dans la salle de la Convention, pour déclarer qu’ils abdiquaient leurs fonctions sacerdotales et ne voulaient plus exercer d’autre culte que celui de la liberté et de l’égalité, David monta à la tribune et débita le discours suivant :

« Les rois, ne pouvant usurper dans les temples la place de la Divinité, s’étaient emparés de leurs portiques. Ils y avaient placé leurs effigies, afin sans doute que les adorations des peuples s’arrêtassent à eux avant d’arriver jusqu’au sanctuaire. C’est ainsi qu’accoutumés à tout envahir, ils osaient disputer à Dieu même l’encens que lui offraient les hommes. Vous avez renversé ces insolents usurpateurs : objets de la risée des peuples, ils gisent sur la terre qu’ils ont souillée de leurs crimes.

« Qu’un monument élevé dans l’enceinte de la commune de Paris, non loin de cette église dont ils avaient fait leur Panthéon27, transmette à nos descendants le premier trophée élevé par le peuple souverain de sa victoire sur les tyrans. Que les débris tronqués de leurs statues forment un monument durable de la gloire du peuple et de leur avilissement. Que le voyageur qui parcourt cette terre nouvelle, reportant dans sa patrie des leçons utiles aux peuples, dise : « J’ai vu des rois dans Paris, j’y ai repassé : ils n’y étaient plus. »

Après des applaudissements prolongés, l’orateur continua : « Je propose donc de placer ce monument sur la place du Pont-Neuf. Il représentera l’image du peuple géant, du peuple français.

« Que cette image, imposante par son caractère de force et de simplicité, porte en gros caractères sur son front : Lumière sur sa poitrine : Nature, Vérité ; sur ses bras, Force, Courage. Que sur l’une de ses mains les figures de la Liberté et de l’Égalité, serrées l’une contre l’autre et prêtes à parcourir le monde, montrent qu’elles ne reposent que sur le génie et la vertu du peuple ! Que cette image du peuple, debout, tienne dans son autre main cette massue terrible dont les anciens armaient leur Hercule.

« C’est à nous d’élever un tel monument. Les peuples qui ont aimé la liberté en ont élevé de semblables. Non loin de nous sont les ossements des esclaves des tyrans qui voulurent attaquer la liberté helvétique ; ils sont élevés en pyramides et menacent les rois téméraires qui oseraient souiller le territoire des hommes libres.

« Ainsi dans Paris, les effigies des rois et les débris de leurs vils attributs seront entassés confusément et serviront de piédestal à l’emblème du peuple français. »

Après ce discours, pendant lequel David fut souvent interrompu par des applaudissements, il lut et fit adopter un projet de décret pour l’érection de ce monument.

Le modèle en plâtre fut en effet exécuté dans les proportions de vingt ou vingt-cinq pieds de haut, et placé sur un piédestal fort élevé lui-même. Mais cette étrange figure occupa le centre de l’esplanade des Invalides. De toutes les mauvaises statues faites à cette époque, celle-ci fut la plus détestable sans doute sous le rapport de l’art, et la plus hideuse à voir. L’exécution en était on ne peut plus faible, et les membres de ce colosse lourd et trapu décelaient l’impuissance de l’artiste, qui n’avait su faire qu’une ignoble caricature de l’Hercule Farnèse. Ce qui excitait particulièrement le dégoût général étaient des crapauds de deux ou trois pieds de proportions, qui rampaient au pied de la statue et figuraient le Marais, par opposition à la Montagne, dont le peuple était censé occuper le sommet.

Dans le même mois de brumaire (séance du 25, an II), quatre jours après l’exécution à mort du malheureux Bailly, David, membre du comité d’instruction publique, parla ainsi à la Convention sur les arts et la direction qu’il fallait leur imprimer :

« Citoyens, dit-il, votre comité d’instruction publique a considéré les arts sous tous les rapports qui doivent les faire contribuer à étendre les progrès de l’esprit humain, à propager et à transmettre à la postérité les exemples frappants des efforts d’un peuple immense, guidé par la raison et la philosophie, ramenant sur la terre le règne de la liberté, de l’égalité et des lois. Les arts doivent donc puissamment contribuer à l’instruction publique. Trop longtemps les tyrans, qui redoutent jusqu’aux images des vertus, avaient, enchaînant jusqu’à la pensée, encouragé la licence des mœurs, étouffé le génie. Les arts sont l’imitation de la nature dans ce qu’elle a de plus beau et de plus parfait ; un sentiment naturel à l’homme l’attire vers le même objet. Ce n’est pas seulement en charmant les yeux que les monuments des arts ont atteint le but, c’est en pénétrant l’âme, c’est en faisant sur l’esprit, une impression profonde, semblable à la réalité. C’est alors que les traits d’héroïsme, de vertus civiques, offerts aux regards du peuple électriseront son âme et feront germer en lui toutes les passions de la gloire, de dévouement pour sa patrie. Il faut donc que l’artiste ait étudié tous les ressorts du cœur humain, il faut qu’il ait une grande connaissance de la nature, il faut, en un mot, qu’il soit philosophe. Socrate, habile sculpteur ; J.-J. Rousseau, bon musicien ; l’immortel Poussin, traçant sur la toile les plus sublimes leçons de philosophie, sont autant de témoins qui prouvent que le génie des arts ne doit avoir d’autre guide que le flambeau de la raison. »

En terminant ce discours, David proposa une liste composée de savants, d’artistes en tous les genres, et de magistrats, pour former, le jury national des arts. La Convention, tout en adoptant cette liste, décréta qu’elle serait imprimée pour être d’abord soumise au jugement du public. Quelques jours après, l’artiste, représentant du peuple, demanda à l’Assemblée la suppression d’une foule de commissions des arts, qui avaient détourné, pour achats d’objets inutiles ou peu précieux, des fonds fournis par la république.

Il proposa, en outre, de réorganiser la commission du Muséum, dont les membres étaient des peintres qui n’en avaient que le nom, ou que la faveur des ministres précédents y avait placés. Toutes ces mesures furent adoptées.

À la séance du 5 nivôse (1793) David présenta un projet de fête pour célébrer la reprise de Toulon sur les Anglais, le premier fait d’armes où se soit fait remarquer Napoléon Bonaparte. L’artiste eut l’idée de saisir cette occasion pour célébrer à la fois la valeur de toutes les armées françaises. Quatorze chars à quatre roues, traînés par six chevaux, étaient ornés des drapeaux pris aux différentes nations ennemies par chacun des corps d’armée, et ces trophées étaient entourés de soldats blessés et invalides de ces quatorze armées. La plupart des fêtes républicaines jusqu’à celle-ci se rapportaient à des événements sinistres, que l’éclat théâtral des réjouissances ne dissimulait que faiblement. Cette fois, chacun des chars répondait à une armée, et l’on y voyait des drapeaux réellement pris sur l’ennemi, et quelques-uns des braves qui s’étaient exposés pour les enlever. Ce spectacle fit une vive impression, et ceux même qui étaient le plus opposés aux violences du gouvernement républicain ne purent voir sans émotion ces quatorze chars de triomphe. Étienne fut témoin du départ de ces chars, en station dans la grande allée de l’Orangerie aux Tuileries, en face du pavillon Marsan, car c’est de là que partit le cortège pour se rendre au Champ-de-Mars, où s’acheva la cérémonie.

Vers cette époque, où la France était victorieuse, excepté contre ses propres enfants, on annonça à la Convention un trait d’héroïsme d’un jeune tambour de l’armée de la Vendée. Barra, âgé de treize ans, après avoir fait des prodiges de valeur pendant toute la campagne, avait été entouré, disait-on, au milieu d’un combat, par un parti considérable de chouans qui le sommèrent de crier Vive le roi. Le jeune enfant, ayant répondu par le cri de Vive la république, mourut sous les baïonnettes des Vendéens.

L’Assemblée décréta d’une voix unanime (8 nivôse an II) que les honneurs du Panthéon seraient décernés à cet enfant, et elle chargea David de préparer le plan et les détails de cette fête. « Ce sont, dit l’artiste en cette occasion, de telles actions que j’aime à retracer. Je remercie l’Être suprême de m’avoir donné quelques talents pour célébrer la gloire des héros de la république. C’est en les consacrant à cet usage que j’en sens surtout le prix. » Le projet de la fête fut en effet présenté le lendemain, et c’est quelque temps après que David exécuta cette charmante ébauche qui représente le jeune Barra laissé nu sur la terre et serrant contre son cœur la cocarde tricolore. Cet ouvrage, que le peintre n’a jamais achevé, est, sans contredit, un des plus délicats qu’il ait faits, et le plus gracieux. David était déjà membre du comité d’instruction publique et du comité de sûreté générale. Le 16 nivôse (5 janvier 1794), il fut encore élu président de la Convention nationale, dont il occupa le fauteuil du 17 au 30 de ce mois. L’événement politique le plus important qui eut lieu pendant sa présidence est la mise en arrestation de Fabre d’Églantine, l’auteur comique, membre de la Convention, qui, trois mois plus tard, porta sa tête sur l’échafaud avec Danton et Camille Desmoulins.

À cette même séance du 24, David eut l’occasion de parler des arts, mais dans des termes qui se sentent des agitations révolutionnaires. « C’est à la Convention, disait-il, fondatrice d’une république qui a pour base l’égalité et la liberté, c’est aux représentants d’un peuple qui ne reconnaît d’autre distinction que celle des talents et de la vertu, à encourager les artistes qui consacrent leurs travaux à perpétuer le souvenir des assassinats commis par les royalistes. Les citoyens Ricard et Deveaux ont dessiné les tableaux de Lepelletier et de Marat, d’après les originaux que j’ai peints. Je demande qu’il soit fait mention honorable, dans votre procès-verbal, de l’ouvrage de ces artistes. Je demande aussi que la Convention approuve le choix fait par notre collègue Battelier du citoyen Ricard pour directeur des ateliers de la manufacture des porcelaines de Sèvres. »

Ces propositions ayant été décrétées, David revint, à la séance du 27, sur la suppression de la commission du Musée, qu’il avait fait adopter quelques jours avant, et à cette occasion ajouta ces paroles : « Je vous ai indiqué, citoyens, le vice des choix qui avaient été faits, et pour en préparer de meilleurs je vous ai présenté des artistes, la plupart victimes de l’orgueil académique, qui les accablait de ses dédains et les repoussait loin de (p. 161) ses fauteuils. La liste en a été imprimée et le public a été à même de les juger. S’il est un artiste, s’il est un homme à talent qui pense avoir à se plaindre de ne pas voir son nom inscrit sur cette liste, nous lui dirons : « Mon ami, tu es un artiste, nous n’avons pas eu pensée de te fermer la carrière, si tu n’es pas admis à l’emploi honorable de garder les plus belles productions des arts, tu n’es point exclu de l’honneur d’en augmenter le nombre. » S’il est parmi les membres de l’ancienne commission du Muséum un homme qui voie une injustice dans son exclusion, nous lui dirons : « Mon ami, tu as du talent, venge-toi par tes travaux ; embellis le Muséum, rentres-y par tes ouvrages. » Oui, citoyens, ne vous y trompez pas, le Muséum n’est pas un vain rassemblement d’objets de luxe et de frivolités ; il faut qu’il devienne une école importante, et à la vue des productions du génie, le jeune Français sentira naître en lui la disposition pour le genre d’art ou de science auquel l’appelle la nature28.

« Une négligence coupable a porté des coups funestes aux monuments de l’art ; des mains ignorantes, auxquelles ils étaient confiés, ont laissé s’abîmer dans la poudre les beaux ouvrages de Raphaël, du Dominiquin, du Corrége, du peintre philosophe Poussin, et d’une infinité d’autres. Des pinceaux grossiers ont gâté les chefs-d’œuvre d’harmonie de Claude Lorrain, qui éblouissaient les regards, et les œuvres admirables de ce Vernet, qu’ils ont crues assez anciennes pour vouloir les restaurer ; en sorte qu’aujourd’hui les amateurs cherchent en vain

à y voir les premières compositions de l’auteur. Cette énumération ne finirait pas, citoyens, si je voulais vous parler ici de tous les objets d’art que la négligence a laissé détruire.

« Dans les mouvements expansifs et les civiques affections qui vous pénètrent, vous sentez tous que de grands événements doivent laisser d’immortels souvenirs. Eh bien ! c’est toujours de cette hauteur qu’il faut considérer le domaine des arts. C’est dans ce sublime mouvement que vous avez voulu décerner, en un même jour, à nos quatorze armées, un triomphe dont le peuple était à la fois l’ornement et l’objet. » David lut ensuite et fit adopter un projet de décret qui contenait l’organisation définitive du Conservatoire du Musée national, et déterminait les appointements des membres29.

Il est inutile de s’arrêter à toutes les occasions qu’a eues David de porter la parole à la Convention. Peut-être eût-il été nécessaire cependant de donner ici le programme qu’il avait composé pour la fête de l’Être suprême et qu’il lut à la Convention le 19 prairial an II ; mais outre qu’il est très-étendu, on pourra le trouver en entier dans le Moniteur, sous la date précitée.

Cependant le régime, dit avec tant de raison de la Terreur, devenait de jour en jour plus terrible. Du 29 prairial au 9 thermidor an II, c’est-à-dire dans l’espace de quarante jours, quatre cent quarante-huit têtes tombèrent à Paris. Cette année, les chaleurs furent très-fortes, et comme pendant les derniers mois de la vie de Robespierre les exécutions ne se faisaient plus à la place de la Révolution, on se portait en foule aux Champs-Elysées pour prendre l’air le soir. Spectacle vraiment étrange ! On voyait cette population hébétée de Paris, répandue dans cette promenade, où l’on prenait soin de l’entretenir des idées de mort et de carnage qui se réalisaient à l’autre extrémité de la ville, à la barrière du Trône. Sous ces arbres des Champs-Elysées, les oreilles et les yeux étaient poursuivis par des chants, des propos atroces, et par des tableaux sanglants. Dans son infernale sollicitude pour animer la plus vile populace, le gouvernement entretenait des chanteurs débitant, ou des hymnes ampoulés en l’honneur des héros de la république, ou d’infâmes épigrammes sur les malheureux qui avaient été mis à mort quelques jours avant, sur la place voisine. Un peu plus loin étaient exposées en vente de petites guillotines ; et, comme si on eût voulu que les enfants s’accoutumassent à voir périr leurs parents, on avait substitué, dans la parade de Polichinelle, à la scène de la potence celle de la guillotine.

L’enfance est sans pitié, et tout ce qui est nouveau a du charme pour elle ; aussi n’était-ce pas sans peine qu’un père, qu’une mère, qui craignaient, non sans raison, d’être obligés de se trouver bientôt en face de cette horrible machine, arrachaient leurs enfants de devant ces jouets sanguinaires.

Tant qu’il faisait jour, les affaires journalières et le mouvement aidaient à tromper l’inquiétude affreuse dont chacun était oppressé. Mais quand le jour décroissait et que l’on commençait à entendre les crieurs faire retentir dans les rues qui se vidaient ces paroles funestes : Le Journal du soir ! Jugement du tribunal révolutionnaire qui condamne à la peine de mort cinquante-quatre conspirateurs 30, alors tous les cœurs se serraient, et l’on rentrait en tremblant chez soi pour interroger la liste fatale, et s’assurer si elle ne contenait pas le nom d’un parent ou d’un ami. Mais les instants les plus affreux à passer étaient ceux de huit heures à minuit. L’usage de dîner à deux ou trois heures, au plus tard, subsistait encore, en sorte que l’on faisait une collation le soir. Étienne n’oubliera jamais ces lugubres repas. Il a encore chez lui la modeste table ronde autour de laquelle sa famille se rassemblait. Un seul plat, simple, grossier même, car tout pouvait être transformé en crime, suffisait au souper. Le père, la mère, soucieux, ne mangeaient guère, et n’étaient tirés de leurs rêveries que par le soin qu’ils prenaient de leurs enfants. Neuf heures sonnaient ordinairement quand on se mettait à table ; alors toutes les boutiques étaient fermées, les rues étaient désertes, et le silence n’était interrompu que par les pas de quelques personnes attardées, par celui plus lourd et plus pesant des patrouilles qui circulaient, ou par les cris de qui vive ! auxquels elles répondaient.

Parfois, à ces repas du soir, Étienne et ses deux sœurs (la plus âgée avait douze ans et demi) emportés par la gaieté naturelle à leur âge, se laissaient aller à rire entre eux : « Paix ! disait tout à coup leur mère, j’entends du bruit » ; et alors chacun, respirant à peine, portait la plus grande attention à ce que l’on entendait dans la rue. « Ah ! disait la mère d’Étienne, dont la terreur se calmait en entendant le bruit s’éloigner, c’est une patrouille ; elle est passée ! » Mais parfois le bruit, tout aussi lourd que celui des patrouilles, devenait moins régulier, alors le battement de cœur prenait à toute la famille. C’était le comité révolutionnaire du quartier, accompagné de la garde, qui venait pour faire des visites domiciliaires ou des arrestations. On restait immobile jusqu’au moment où l’on entendait tomber le marteau d’une grande porte. La terreur était telle dans les quartiers de Paris, que quand on faisait ces expéditions nocturnes, personne n’osait ouvrir sa fenêtre pour s’assurer de ce qui se passait dans la rue. C’était alors qu’autour de la table, pâle d’effroi, chacun faisait sa conjecture sur le numéro de la maison à la porte de laquelle on avait frappé. Pendant un quart d’heure que durait la visite ou l’arrestation, on était immobile d’effroi, et quand on entendait s’éloigner la troupe, dont le bruit des pas s’évanouissait dans le lointain, on se disait que c’était fini pour ce jour, et l’on pensait à aller prendre quelque repos.

Le lendemain, les portiers fidèles à leurs maîtres, ce qui était rare, venaient leur annoncer ce qu’ils avaient appris sur l’arrestation de tel ou tel voisin. On se disait, en parlant de la victime, que son tour était venu, que le sien viendrait bientôt, et alors on reprenait le petit courant d’affaires, on allait, on venait, on s’agitait pour se distraire pendant toute la durée du jour, et, quand le soir revenait, les inquiétudes et les angoisses de la veille se reproduisaient sans que personne eût l’idée de faire un effort pour s’arracher à cette horrible tyrannie. Chose étrange ! Le nombre des spectacles s’était accru ; et il y a certains théâtres, celui du Vaudeville entre autres, dont la vogue a commencé pendant ces jours désastreux.

Tandis que Paris et toute la France courbaient la tête

sous ce joug affreux, le 3 thermidor il était question de présenter un plan de fête nationale. Plus jeune encore que le tambour Barra, dont il a déjà été parlé, un enfant, Agricole Viala, dans un combat près d’Avignon, avait passé la Durance à la nage, disait-on encore, et était tombé sous le feu de l’ennemi, en criant aussi : Vive la république ! La Convention avait décrété que les honneurs du Panthéon seraient accordés le même jour aux deux enfants héros.

David présenta donc à la Convention, six jours avant la chute de Robespierre, un plan pour cette fête, précédé d’un discours dont quelques passages pourront faire juger jusqu’à quel degré d’aveuglement ce malheureux artiste avait été poussé.

« Les hommes, disait-il, ne sont que ce que le gouvernement les fait ; le despotisme atténue ou corrompt l’opinion publique, ou, pour mieux dire, là où il règne il n’en peut exister. Il proscrit avec soin toutes les vertus, et pour assurer son empire, il se fait précéder de la terreur, s’enveloppe du fanatisme et se coiffe de l’ignorance. Partout la trahison, à l’œil louche et perfide, la mort et la dévastation le suivent. Il traîne aussi après lui l’avilissement et les ténèbres qu’il répand sur toutes les régions qu’il parcourt. C’est dans l’ombre qu’il médite ses forfaits et rive les fers de ses victimes. Ingénieux à persécuter les humains, il élève des Bastilles dans ses moments de loisirs, il invente des supplices et repaît ses yeux des cadavres immolés à sa fureur 31.

« Sous les lois barbares du despotisme, les hommes avilis et sans morale ne conservent pas même la forme altière que leur donne la nature ; partout ils portent la dégradation et le découragement ; la voix de la patrie ne se fait plus entendre. Ils sont avilis, lâches et perfides comme leur gouvernement. Ô vérité humiliante ! tel était le Français d’autrefois !

« Détournons, représentants du peuple, nos regards de cet abîme que vous avez comblé. Offrons à vos yeux un tableau plus digne de vous-mêmes ; présentons l’homme à son auteur tel qu’il sortit de ses mains divines, et mettons au grand jour les avantages du gouvernement républicain.

« La démocratie ne prend conseil que de la nature, à laquelle sans cesse elle ramène les hommes. Son étude est de les rendre bons, de leur faire aimer la justice et l’équité. C’est elle qui leur inspire ce noble désintéressement, qui élève leurs âmes et les rend capables d’entreprendre et d’exécuter les plus grandes choses. Sous son règne, toutes les pensées, toutes les actions se rapportent à la patrie : mourir pour elle, c’est acquérir l’immortalité ; les sciences et les arts sont encouragés. Ils concourent à l’éducation et au bonheur publics ; ils parent la vertu des charmes qui la rendent chère aux mortels et inspirent l’horreur du crime. Sous un ciel aussi pur, sous un gouvernement aussi beau, la mère alors enfante presque sans douleur et fait consister sa véritable richesse dans le nombre de ses enfants. La sainte égalité plane sur la terre, et d’une immense population fait une seule famille. Ô vérité consolante ! tel est le Français d’aujourd’hui ! »

Ce discours32 est le dernier que David ait prononcé à la tribune, et celui sans doute où cet artiste a donné le plus librement cours aux incroyables illusions politiques qu’il entretenait dans son imagination exaltée. Il fallait même que sa préoccupation à cet égard fût bien forte pour qu’il s’étendît aussi complaisamment sur ce sujet, à un moment où déjà Robespierre et tout son parti étaient menacés d’une ruine prochaine. En effet, six jours après (9 thermidor an II), sur la dénonciation de Barrère, la Convention décréta d’accusation Robespierre avec ceux qui formaient sa faction, et le lendemain et le surlendemain, 10 et 11, de cette réaction, ce chef et quatre-vingts personnes impliquées dans ses crimes furent mises à mort sur la place de la Révolution33.

La vie de David fut épargnée ; mais, ainsi que beaucoup d’hommes de ce parti, l’artiste représentant du peuple devint l’objet de dénonciations comme complice de Robespierre, comme ami de Marat, comme membre du comité de salut public et de sûreté générale. Un homme dont la tête était ardente, et qui ne manquait pas d’une certaine éloquence rude et familière, avait eu le courage, à l’occasion de la fête de l’Être suprême34, d’accuser Robespierre de tyrannie en affectant de jouer le rôle de grand prêtre à cette cérémonie ; « Robespierre, lui avait-il dit, j’aime ta fête, mais je te hais. » C’était le représentant du peuple Lecointre de Versailles. Quelques jours après la chute du tyran, le 13 thermidor, ce même Lecointre dénonça à la Convention les membres du comité de salut public, dont David faisait partie, en les présentant comme complices de Robespierre. Et presque aussitôt André Dumont attaqua personnellement David à la tribune. « Souffrirez-vous, s’écria-t-il, qu’un traître, qu’un complice de Catilina, siège encore dans votre comité de sûreté générale ? Souffrirez-vous que David, cet usurpateur, ce tyran des arts, aussi lâche qu’il est scélérat, souffrirez-vous, dis-je, que ce personnage méprisable, qui ne se présenta pas ici dans la nuit mémorable du 9 au 10 thermidor, aille encore impunément dans les lieux où il méditait l’exécution des crimes de son maître, du tyran Robespierre ? Il faut faire disparaître ces ombres du scélérat dont la France vient d’être débarrassée. David n’est pas le seul qui ait été vendu à Robespierre ; la cour de ce Cromwell n’est pas encore anéantie. Ses ministres, sur la figure desquels on lit le crime, seront bientôt démasqués ; je jure ici de les poursuivre jusqu’à la mort. Mais en ce moment je me borne à demander que le traître David soit à l’instant chassé du comité, et qu’il soit procédé à son remplacement. »

Quand André Dumont donna le signal de cette violente attaque, David n’était pas présent. Un membre de la Convention, Bentabole, fit observer avec raison que la Convention commettrait une injustice si elle se laissait aller à condamner un de ses membres absent, et sans l’avoir entendu. Mais l’effervescence des passions était telle, dans ces jours de trouble, que l’assemblée allait décréter le renvoi et le remplacement de David lorsqu’on le vit entrer dans la salle, ce qui suspendit la décision.

« Je ne connais pas, dit alors David d’une voix humble, les dénonciations qui ont été faites contre moi ; mais personne ne peut m’inculper plus que moi-même. On ne peut concevoir jusqu’à quel point ce malheureux (c’est ainsi qu’il désigna Robespierre) m’a trompé. C’est par ses sentiments hypocrites qu’il m’a abusé, et, citoyens, il n’aurait pu y parvenir autrement. J’ai quelquefois mérité votre estime par ma franchise ; eh bien ! citoyens, je vous prie de croire que la mort est préférable à ce que j’éprouve en ce moment. Dorénavant, j’en fais le serment, et j’ai cru le remplir encore dans cette malheureuse circonstance, je ne m’attacherai plus aux hommes, mais seulement aux principes. »

Après un moment de silence, un membre de la Convention l’accusa de nouveau, et lui reprocha d’avoir embrassé Robespierre aux Jacobins, où il était allé prêcher l’insurrection.

« J’interpelle David, ajouta Goupilleau de Fontenay en parlant avec force, de déclarer précisément si, au moment, où Robespierre descendit de la tribune après avoir prononcé le discours qui a servi de base à son acte d’accusation, lui, David, n’alla pas l’embrasser en lui disant : Si tu bois la ciguë, je la boirai avec toi ! »

Plus les questions devenaient pressantes et plus David éprouvait de peine à répondre. Une difficulté de prononciation naturelle, augmentée encore par une exostose qu’il avait à la mâchoire supérieure, rendait alors sa parole encore plus confuse que de coutume. Forcé de répondre sur-le-champ, il fit effort sur lui-même et dit ces paroles :

« Ce n’était pas pour faire accueil à Robespierre que je descendis de son côté ; c’était pour remonter à la tribune et demander que l’heure de la fête de Barra et Viala, qui devait avoir lieu le 10, fût avancée. Je n’ai pas embrassé Robespierre, je ne l’ai pas même touché ; car il repoussait tout le monde. Il est vrai que, lorsque Couthon lui parla de l’envoi de son discours aux communes, je dis qu’il pourrait semer le trouble dans toute la république. Robespierre s’écria alors qu’il ne lui restait plus qu’à boire la ciguë, et je lui dis : Je la boirai avec toi. Je ne suis pas le seul qui ait été trompé sur son compte. Beaucoup de citoyens, ainsi que moi, l’ont cru vertueux. »

Thibaudeau, collègue de David au comité d’instruction publique, demanda avec instance que cette affaire fut renvoyée aux deux comités. Mais Tallien s’y opposa et avança que lorsqu’un membre était aussi gravement inculpé que David venait de l’être, il était de l’honneur de la représentation nationale que l’on exigeât une réparation immédiate et authentique ; puis il termina en reprochant encore à David de n’avoir pas suivi une marche droite et franche dans sa conduite au comité de sûreté générale, pendant la journée du 9 thermidor, et déclara qu’aucun représentant ne pourrait sièger auprès de David tant qu’il ne se serait pas disculpé.

« J’étais malade depuis huit jours, répondit alors David, et le 9 je pris de l’émétique qui me fit beaucoup souffrir, me força de rester chez moi toute la journée et toute la nuit. Je ne vins à l’assemblée que le lendemain matin. »

C’était précisément ces paroles que balbutiait David à la tribune de la Convention lorsqu’Étienne et son père entrèrent dans la salle des séances, et qu’à ce moment, du front pâle de l’accusé s’échappaient de grosses gouttes de sueur qui allaient tomber jusque sur le parquet.

Toujours impitoyable, Lecointre de Versailles demandait à grands cris un décret qui exclût pour toujours David de tous les comités, en lui reprochant tout le mal qu’il y avait fait ou auquel il avait pris part.

« Les deux comités de salut public et de sûreté générale, fit observer David en tachant de se remettre, étaient assemblés. Robespierre nous lut un discours dans lequel j’entendis prononcer mon nom. Je crus que c’était une plaisanterie, et je vous assure que je ne fus pas peu surpris le lendemain lorsque je l’entendis proférer de nouveau à cette tribune. Enfin, citoyens, je vous assure qu’il me faisait plutôt la cour qu’on ne peut dire que je la lui aie faite. »

Plus d’une attaque fut encore dirigée contre David, et il ne fallut rien moins que les efforts réunis de Legendre et de Thibaudeau, en cette occasion, pour décider l’assemblée à renvoyer cette affaire aux comités réunis de salut public, de sûreté générale et de législation. On sait combien quelques jours, quelques heures même, gagnés dans une crise révolutionnaire, peuvent apporter de changement dans la disposition des esprits. La vie de David n’était plus en danger.

Cependant, le 15 thermidor, David, sur le rapport des trois comités, fut provisoirement mis en état d’arrestation. Il demeura quatre mois, jusqu’au 7 nivôse an III, jour où Merlin de Douai déclara, au nom des trois comités, qu’il n’y avait pas lieu à examen. Le lendemain de ce jour, les élèves de David firent parvenir à la Convention une lettre par laquelle ils demandaient que leur maître fût mis en liberté, ce que l’assemblée décréta en ajoutant, sur la demande d’un représentant, que David rentrerait dans le sein de la Convention.

Là, David fut encore témoin d’un fait pénible pour lui, car il le blessa à la fois comme représentant et comme artiste. Le 20 pluviôse an III (8 février 1795), la Convention décréta que les honneurs du Panthéon ne seraient plus décernés à aucun citoyen, ni son buste placé dans la Convention nationale et dans les lieux publics que dix ans après sa mort, et rapporta tout décret dont les dispositions étaient contraires à celui-ci. Le lendemain donc, à l’ouverture de la séance, on enleva de la salle les bustes de Marat, de Lepelletier, de Dampierre et de Beauvais, ainsi que les deux tableaux de David représentant la mort de Lepelletier et celle de Marat. On n’y laissa que le buste de Brutus.

Cinq mois après que David eut été rendu à la liberté, il la perdit de nouveau. Les deux premiers jours de prairial an III (20 et 21 mai 1795) sont restés célèbres dans les fastes de la révolution française. Quelques représentants républicains dits terroristes, à la tête desquels était Romme, formèrent une espèce de conspiration qu’ils firent exécuter par la populace. La foule ayant rencontré le représentant Ferraud l’assassina et porta sa tête au bout d’une pique jusque dans la salle de la Convention. On sait les ignominies de cette journée et le courage que montra le président Boissy-d’Anglas. Mais, outre les députés qui furent décrétés d’accusation comme fauteurs de ce complot, il y en eut plusieurs autres qui, sans être accusés aussi précisément d’avoir pris part à la révolte contre la Convention nationale, furent compris sur la liste des prévenus. David fut de ce nombre, et conséquemment mis en prison. Le 9 prairial, il entra au Luxembourg où il demeura détenu pendant trois mois. Le 4 fructidor suivant (21 août 1795), on lui accorda la permission de revenir chez lui sous la surveillance d’un garde, et enfin ce ne fut qu’à la faveur de l’amnistie publiée le 4 brumaire an IV, lors de l’établissement du gouvernement du Directoire, que la liberté lui fut entièrement rendue.

Là se termine la carrière législative de David. Depuis, il ne prit plus de part active à la politique, si ce n’est en 1815, en signant les actes additionnels de la constitution de l’empire, lorsque Napoléon revint de l’île d’Elbe. Un fait touchant pourra seul atténuer la teinte sombre de ce récit. On n’a point oublié sans doute que David était marié, depuis 1783, avec la fille de Pécoul, dont il avait eu deux fils et deux filles. À peine les premiers troubles de la révolution eurent-ils éclaté, que la différence des opinions politiques se fit sentir entre les deux époux. Jusqu’aux jours qui précédèrent la mort de Louis XVI, des concessions mutuelles entretinrent une apparence d’harmonie entre eux, mais elle se dissipa bientôt. La femme de David, à qui la révolution faisait horreur, quitta son mari, lui laissant ses deux fils et emmenant avec elle ses deux filles. Mais, après la chute de Robespierre, cette femme ne sut pas plus tôt les malheurs de son mari, qu’elle alla aussitôt s’établir dans sa prison, et, depuis ce moment jusqu’à la mort de David, en 1825, non-seulement elle ne l’a plus quitté, mais elle n’a pas cessé de lui montrer un attachement inaltérable jusque dans son exil.

Il est temps de terminer ce chapitre et d’en tirer les conclusions qui résultent de ce qu’il renferme. L’imagination remplie des histoires et des usages de l’antiquité, David, ainsi que la plupart des hommes éclairés qui assistèrent au commencement de la révolution, en 1789, fut entraîné par un instinct vague à imiter tout ce qu’il ne savait que très-imparfaitement des républiques anciennes. Ses tableaux des Horaces et de Brutus, fruits de cette instruction indigeste, concoururent à répandre ce goût et ces idées. Mais aussitôt que les principes républicains prévalurent, le désir de représenter des scènes contemporaines s’empara de son esprit. De 1792 à 1793, il fit successivement le Serment du Jeu de Paume, Lepelletier de Saint-Fargeau, Marat et le jeune Barra, quatre compositions où la simplicité de l’invention et du faire sont toujours plus frappantes à mesure que l’artiste, plus occupé de l’importance politique des sujets qu’il traite, paraît l’être moins de l’art lui-même. Évidemment, il y a eu chez David, à cette époque, un retour à la naïveté qui a été d’autant plus marqué, qu’il n’a pas été provoqué par un système préconçu. Le jeune tambour, mourant en portant la cocarde tricolore à son cœur, est en particulier un morceau délicieux.

Quant à la doctrine qu’il a professée sur les arts, et dont on peut chercher l’ensemble dans les divers discours prononcés par lui à la Convention, elle est toute théorique ; mais elle a cela de particulier qu’elle se rapproche de toutes les doctrines dogmatiques que quelques philosophes de l’antiquité, et surtout les corps ecclésiastiques ou sacerdotaux des temps modernes, ont cherché à établir. L’art, dans ce cas, n’est plus un but, mais un moyen, l’art ne doit être employé qu’au profit de certaines idées et pour affermir et faire triompher un système déterminé. Dans les discours de David, l’art n’est donc présenté que comme une des branches de l’instruction publique propre, dans sa sphère d’activité, à propager les idées morales et politiques que l’on jugeait à propos d’inculquer dans les esprits. Cette idée de l’unité d’action vers un même but n’est pas nouvelle ; elle a été mise en pratique avec la dernière rigueur par des peuples fort anciens, tels que ceux de l’Inde et de l’Égypte, sous l’empire des collèges de prêtres. Et dans la Grèce même, quoique ces doctrines fussent bien moins strictement observées, elles y ont toujours été recommandées par les plus grands philosophes. On sait jusqu’où la sévérité des principes énoncés par Platon, dans son livre de la République, a conduit ce philosophe, qui voulait que l’on défendit la lecture des poëtes, sans en excepter Homère.

Quelque inattendue, quelque bizarre même que puisse paraître la comparaison que le sujet nous conduit à établir entre David et Platon, il faut reconnaître cependant que ces deux hommes, malgré la différence de leur génie, et celle des temps où ils ont vécu, ayant chacun adopté volontairement un principe qu’ils regardaient comme inattaquable, en ont déduit logiquement, une à une, toutes les conséquences qui en dérivent. De là un dogmatisme inflexible ; de là l’anathème contre tout ce qui tend à ébranler ou à détruire ce principe ; de là enfin, en morale, en politique et jusque dans les arts, des lois fixes, immuables, d’après lesquelles tous les sentiments, toutes les actions, toutes les productions de l’esprit même sont en quelque sorte réglées d’avance.

Au berceau du christianisme, pendant le moyen âge et jusqu’à l’aurore de la renaissance, on vit tous les grands esprits s’épuiser en efforts pour arriver à cette unité d’action par les sciences, les lettres, les arts et la morale réunis. Mais, bien que la puissance de l’Église catholique garantit mieux que la philosophie des anciens l’unité des travaux des hommes, l’expérience a prouvé que cette unité d’action des facultés humaines est, sinon entièrement chimérique, au moins de peu de durée. Pour l’établir, il faut le double concours de la domination sacerdotale et de la tyrannie politique, comme l’Inde et l’Égypte en fournissent des exemples. En Grèce et à Rome, où l’unité n’était recommandée que comme une vérité philosophique, elle n’a jamais jeté de profondes racines ; depuis le xie  siècle jusqu’au xive de l’ère moderne, l’unité s’établit en Europe avec plus de force, parce que les institutions religieuses et la forme des gouvernements la protégeaient. Depuis 1520 jusqu’à 1789, elle fut entièrement détruite, il faut en convenir ; mais que pouvait faire pour la rétablir une république sanglante comme celle de Robespierre, et qui n’avait aucune chance de durée ?

Aussi, après la chute de Robespierre, lorsque David, jeté en prison, eut achevé son triste rêve, revint-il de toutes les illusions qu’il s’était faites sur la politique et même sur son art. Pendant sa détention au Luxembourg, après la journée du 1er prairial, et lorsque sa femme vint si généreusement partager sa captivité, il oublia toutes les grandes théories qu’il avait développées à la tribune. Des croisées de sa prison, il peignit les arbres du jardin, et fit le seul paysage qu’il ait jamais exécuté. Au bas de plusieurs de ses dessins tracés à la plume, on lit ces mots : L. David faciebat in vinculis. C’est dans ce temps de captivité qu’il composa aussi un Homère récitant ses vers aux habitants d’une ville, tandis que ceux-ci lui offrent de la nourriture, ouvrage plein de charme ; et enfin, c’est au Luxembourg qu’il conçut et dessina l’esquisse de son tableau des Sabines.

Tout semble faire croire que les tableaux du Serment du jeu de Paume, de Lepelletier, de Marat et de Barra, avaient été achevés par lui, comme à son insu, pendant l’accès de sa fièvre politique. Par la nature des sujets et même par la manière dont ils sont peints, ils diffèrent entièrement de ce que cet artiste avait fait avant et de ce qu’il fit après. On pourrait presque comparer ces productions à celles d’un somnambule qui a travaillé sans s’en douter. Aussi ces quatre tableaux caractérisent-ils une phase importante, mais toute particulière du talent de David.

Au Luxembourg lorsqu’il combinait la scène des Sabines, il faisait abstraction de ses quatre tableaux révolutionnaires, et ses souvenirs de peinture le ramenaient aux Horaces. « Peut-être, disait-il, ai-je trop laissé voir dans cet ouvrage mes connaissances en anatomie. Dans celui des Sabines, je traiterai cette partie de l’art avec plus d’adresse et de goût. Ce tableau sera plus grec. » Ce fut sous l’influence de cette idée qu’il commença ce nouvel ouvrage lorsqu’il sortit de prison, au moment où le gouvernement du Directoire venait d’être constitué.

VII. L’atelier et le tableau des Sabines.
1796-1800.

Ceux-là seulement qui ont assisté à de grandes révolutions peuvent savoir à quel point les flux et reflux sont rapides et violents sur l’océan politique au temps des tempêtes.

La réaction des idées en France depuis l’installation du Directoire (le 4 brumaire an IV) jusqu’au traité de Campo-Formio, que Bonaparte fit ratifier à ce gouvernement en frimaire an IV, est un des phénomènes moraux les plus curieux que l’on puisse recommander à l’observation des hommes. Malgré les nombreux écrits où l’on a cherché à le faire connaître, les générations nouvelles n’en ont qu’une idée incomplète ; et ce qui va suivre ne remplira tout au plus que quelques lacunes dans ce vaste tableau qui reste encore à faire.

Depuis la chute de Robespierre, l’action de son gouvernement terrible était sans doute tempérée ; mais son impulsion primitive avait été si forte, qu’elle se fit sentir longtemps encore après le 9 thermidor. Les citoyens n’étaient plus journellement effrayés par les proscriptions et les supplices, mais dans les passions des hommes et dans les formes de la jurisprudence criminelle, il régnait encore quelque chose de violent et d’arbitraire peu propre à rassurer entièrement les esprits.

De toutes les mesures prises par le nouveau gouvernement pour calmer les partis, celle qui produisit le meilleur effet fut l’amnistie accordée pour tous les délits commis pendant la révolution, amnistie dont profita David. Toutefois la clause qui excluait du bénéfice de cette loi les personnes ayant pris part à la dernière conspiration, dont le dénoûment avait été la journée du 13 vendémiaire, entretenait de vives inquiétudes dans la nation. Beaucoup de citoyens, après cette affaire, prirent la fuite et furent condamnés à mort ; et quoique peu de mois après les tribunaux institués pour les juger missent beaucoup de douceur dans les formes et offrissent aux condamnés toute facilité pour se disculper et purger leur contumace, cependant la base de cette jurisprudence ressemblait trop à celle sur laquelle avaient reposé les opérations du tribunal révolutionnaire, pour que l’on ne fût pas effrayé de l’abus que la méchanceté ou les passions en pouvaient faire. Ces craintes étaient d’ailleurs d’autant plus fondées que les intrigues des partisans de Robespierre d’un côté, et les tentatives sourdes des royalistes de l’autre, mettaient alors le gouvernement dans la nécessité de tenir à sa disposition des moyens prompts et sûrs de répression contre ces deux factions menaçantes.

De cet état de choses il résultait que chacun, assez tranquille sur le présent, conservait des inquiétudes continuelles sur l’avenir, et que dans l’incertitude de ce qui pourrait arriver, on se livrait avec une passion aveugle à tout ce qui pouvait procurer pour le moment des distractions à l’intelligence, à l’esprit, et quelque plaisir aux sens. Cette disposition des esprits dura en France jusqu’au 18 brumaire an VIII, lorsque Bonaparte, après s’être emparé des rênes de l’État, s’empara également de l’activité de toutes les imaginations, pour la fixer sur la gloire militaire et la faire profiter à ses vues.

Mais revenons à l’époque qui nous occupe, de l’an IV à l’an VIII, de 1795 à 1800. Cette existence précaire de la nation, cette inquiétude constante des esprits, causées par les efforts incessants du Directoire pour combattre alternativement les jacobins et les royalistes, entretenaient une activité extraordinaire dans toutes les intelligences. Pendant le cours de ces cinq années, l’esprit humain a été plus excité peut-être que dans aucun temps, sans en excepter même celui de la renaissance. On avait oublié les jours sanglants de 93, et, dans l’espèce d’enivrement causé par la certitude de ne plus être exposé à mourir le lendemain sur l’échafaud, on se livrait aux illusions les plus flatteuses. Les premiers jours et les premières espérances de la révolution de 1789 se reproduisaient aux imaginations dans toute leur pureté, dans toute leur force, et les générations nouvelles accueillaient encore une fois l’espoir d’une régénération complète dans tout ce qui constitue la société.

Les progrès extraordinaires des sciences semblaient ouvrir une carrière nouvelle à l’homme. En mourant, l’infortuné Lavoisier avait légué au monde la science de la chimie ; victime également de la révolution, Bailly avait rendu presque populaire l’astronomie, dont Laplace devait bientôt faire connaître le mécanisme et les lois. Desault, mais surtout Bichat, donnaient aux études anatomiques une portée qu’elles n’avaient point encore eue, et enfin Cuvier, le savant du siècle, révélait à la France et à l’Europe une science nouvelle, puisqu’elle

n’avait été entrevue et étudiée jusqu’à lui que par quelques savants inconnus ou trop timides35.

Les lettres semblaient devoir prendre aussi une direction toute nouvelle. Le contact de nos armées avec les populations de l’Allemagne et de l’Italie, avait familiarisé les Français avec les idiomes de leurs ennemis. On étudiait, on admirait même la réforme théâtrale qu’avait introduite Alfieri ; on traduisait les poésies de Klopstock, les drames de Shiller et de Kotzebue, le Werther de Goëthe, et l’on se plaisait à comparer les poésies d’Homère avec celles d’Ossian. Les traductions de Shakespeare étaient lues avec une curiosité bienveillante, et déjà on applaudissait aux efforts de Népomucène Lemercier, dont la tragédie d’Agamemnon paraissait être alors une innovation heureuse et propre à favoriser la régénération du théâtre et des lettres en France.

Dans ce concours d’efforts pour tout renouveler, ceux de David et de quelques-uns de ses élèves, déjà célèbres dans les arts, étaient sans doute, avec les travaux des savants, ce qu’il y avait de plus avancé dans la carrière nouvelle que croyait s’ouvrir l’esprit humain. Déjà, depuis août 1793, les anciennes académies, regardées comme le réceptacle de doctrines fausses ou erronées, étaient détruites. Dès l’an III (5 pluviôse) on avait essayé l’École normale, au sein de laquelle devaient se former des instituteurs chargés de poser des règles sûres et de propager en France, d’une manière uniforme, le meilleur mode d’enseignement ; en l’an IV (2 brumaire), on jetait les fondements de cette École polytechnique, qui a servi de modèle, dans toute l’Europe, à des établissements du même genre ; enfin, quelques mois après (germinal an IV) se tenait la première séance de cet Institut national de France, dont la constitution encyclopédique était le point de départ de toutes les brillantes espérances intellectuelles dont on se berçait alors.

Ces institutions occupaient les esprits les plus graves, tandis que d’autres fondations essentiellement frivoles, et s’adressant particulièrement aux sens, devaient servir de distractions à la multitude. De ce nombre était l’établissement de sept fêtes nationales par an ; celles de la fondation de la République, de la Jeunesse au 10 germinal ; des Époux, au 10 floréal ; de la Reconnaissance, au 10 prairial ; de l’Agriculture, au 10 messidor ; de la Liberté, aux 9 et 10 thermidor ; et des Vieillards, au 10 fructidor.

Le nouveau gouvernement du Directoire, sans doute dans l’idée d’effacer tout souvenir du costume révolutionnaire, si hideux et si désordonné, décréta pour les représentants du peuple, pour les membres du tribunal et du conseil des anciens, un costume qui se rapprochait autant que possible de la forme antique, afin de satisfaire et de flatter même le goût qui régnait alors.

Enfin les cinq membres du Directoire s’assirent sur des chaises curules, s’environnèrent de draperies à l’antique, et au moyen de ces décorations, tant soit peu théâtrales, ramenèrent les esprits à supporter l’idée d’une cour assez peu splendide pour ne pas effaroucher les républicains non jacobins, mais propre à rassurer les royalistes las de vivre en exil.

Ces fêtes annuelles, fêtes passablement païennes, se célébraient au Champ-de-Mars, ou dans les grands carrés des Champs-Élysées. On élevait là des autels antiques et des temples copiés d’après ceux de Pæstum. On y voyait des processions de figurants et de figurantes de l’Opéra, habillés en prêtres et en prêtresses de l’antiquité, brûlant de la poix-résine au lieu d’encens, et entonnant les chœurs d’Iphigénie en Tauride et le Chant du départ. Ces cérémonies, toutes ridicules qu’elles nous paraissent aujourd’hui et qu’elles étaient en effet, ne laissèrent pas cependant de produire une influence salutaire ; et si, depuis l’effroyable accès d’athéisme qui s’empara des esprits de 1789 à 1792, on passe successivement de la fête de l’Être suprême en messidor an III, à ces processions païennes des Champs-Élysées, pour arriver au prétendu culte des théophilanthropes, fondé par La Réveillère-Lepeaux, on pourra reconnaître la trace du biais que prenait instinctivement l’esprit de la nation et même celui des hommes qui la gouvernaient alors pour revenir au culte catholique, auquel Bonaparte rendit les églises à son avènement au consulat.

Si le temps de Robespierre peut être comparé à un accès de fureur, les cinq années du gouvernement du Directoire doivent passer pour un temps d’ivresse. Mais ce qui lui donna un éclat particulier, ce qui en a fait une époque mémorable, en imprimant une énergie et une audace infinie aux espérances des savants, des écrivains et des artistes de ce temps, c’est la marche victorieuse de nos armées, et surtout la savante intrépidité avec laquelle un jeune soldat à peine sorti de l’adolescence, Bonaparte, âgé de vingt six ans, conquit l’Italie et força bientôt après l’Allemagne d’accepter la paix et de reconnaître la république française.

Quelque grande que puisse être aujourd’hui l’admiration pour la campagne de l’an VI, il faut avoir vécu en 1793, et sous le poids de la tyrannie de Robespierre, pour savoir, au juste, quel baume bienfaisant répandirent sur le cœur flétri des Français les victoires de Bonaparte en Italie. La joie que ce grand événement causa tenait du vertige ; et l’on ne doit pas s’étonner si toutes les espérances intellectuelles et le besoin impérieux de se débarrasser de tant de tristes souvenirs, venant à se combiner avec des succès qui donnaient tout à coup tant de force et d’éclat à la patrie, jetèrent les Français dans un état voisin de la folie.

Les illusions que l’on se fit alors prirent d’autant plus de consistance, que plusieurs autres événements politiques contribuèrent à donner de la sécurité aux esprits. Un grand nombre d’émigrés, parmi lesquels il faut compter Talleyrand, qui n’a jamais rien hasardé qu’à propos, étaient rentrés en France dès le mois de fructidor an III ; en nivôse an IV, on échangea Madame, fille de Louis XVI, contre les membres de la Convention livrés à l’Autriche par Dumouriez ; et le général Hoche avait presque pacifié la Vendée dans cette même année, pendant que Bonaparte ouvrait sa prodigieuse campagne d’Italie.

Tel était à peu près l’état politique et moral de la France, lorsque David, sorti de sa captivité et ayant renoncé à l’idée de prendre part au gouvernement de son pays, s’enferma sagement dans son atelier, pour exécuter son tableau des Sabines. Les commencements de cet ouvrage furent lents et pénibles. Dans la première esquisse tracée par le maître, tous ses personnages étaient vêtus ; ce fut en réfléchissant au parti que les anciens Grecs et les artistes de la renaissance avaient pris de traiter le nu et de poursuivie le beau visible, qu’il refondit sa composition telle qu’il l’a peinte. Lorsque Étienne fut admis au nombre des élèves de David, ce tableau était non-seulement entièrement ébauché, mais les personnages de Tatius et de la femme à genoux et exposant ses enfants, avaient déjà été repeints. C’était parmi les élèves un grand sujet de curiosité que de savoir à quel point en était l’ouvrage du maître, et chacun briguait la faveur d’être admis à le voir. Comme tous ses condisciples, Étienne attendait impatiemment cette faveur ; elle lui fut accordée beaucoup plus tôt qu’à la plupart d’entre eux. D’abord les vers composés en l’honneur de David l’avaient mis en rapport immédiat avec celui-ci ; puis il était assez lié avec Alexandre, qui devait à sa câlinerie sournoise le rôle de complaisant auprès du maître. Enfin, Étienne, plus âgé d’un an que le fils de David, avait formé avec ce jeune homme une amitié qui avait pour lien la communauté de leur amour et de leur étude de la langue grecque. Il fut donc assez facile à Étienne d’obtenir la permission de pénétrer dans l’atelier des Sabines.

Cet atelier se trouvait pratiqué dans les combles de la partie du Louvre qui fait face au pont des Arts, et l’on y montait par l’escalier du guichet de ce même côté. Il était cinq heures du soir, en été, lorsque Étienne y pénétra pour la première fois. David achevait de tracer au crayon la jeune femme qui monte sur une pierre pour montrer son enfant, et Pierre Franque, l’un de ces deux frères qui avaient été confiés à David par l’Assemblée constituante, ébauchait la draperie du soldat mort, gisant à la droite de la composition.

La lumière venait de très haut, et l’heure déjà avancée du jour donnait au tableau une teinte mystérieuse très-favorable à son effet. La faveur d’être admis dans

cet atelier, le respect qu’inspirait le maître et l’émotion profonde qu’éprouva Étienne à la vue de cette figure de Tatius, dont l’imitation lui parut parfaite, firent battre si fortement son cœur qu’il demeura muet. David s’en aperçut et adressa quelques mots obligeants au jeune élève, de manière à lui faire sentir que son silence était favorablement interprété. Après que le maître eut indiqué à Pierre quelques précautions à prendre pour terminer l’ébauche commencée, il se retira en laissant Alexandre, Pierre et Étienne libres d’observer son tableau tout à l’aise.

Là étaient les deux esquisses préparatoires ; celle où les personnages sont vêtus et l’autre où ils sont nus. Pierre, on doit s’en souvenir, était l’un des plus chauds partisans des opinions de Maurice ; aussi fit-il ressortir la supériorité de la seconde composition sur la première, et il donna même à entendre que les conseils de Maurice à son maître, pour adopter le système de nudité des Grecs, n’avaient pas été sans influence sur la décision de David à ce sujet.

Le lendemain, à l’atelier des élèves, c’était à qui interrogerait le petit d’en haut sur le tableau des Sabines, et lorsque Étienne parla dans sa famille et aux amis de ses parents du nouveau tableau que faisait David, on l’écouta comme on eût écouté un voyageur de retour de l’Inde ou de la Chine.

À cette époque où l’émigration retenait encore beaucoup de grandes familles hors de France, et où les personnes titrées qui s’étaient fait rayer de la liste des émigrés affectaient d’être plus simples dans leurs manières que celles qui n’avaient pas quitté la France, l’aristocratie se composait des hommes de talent et des femmes remarquables par leur beauté. On se vantait alors de connaître Laplace, Cuvier, Bichat, N. Lemercier, M.-J. Chénier, David ou Mmes Tallien et Récamier, comme on tirait vanité, quinze ans avant, de fréquenter la cour et les grands. Aussi, la faveur qu’Étienne avait reçue de son maître ne laissa-t-elle pas que de lui donner une certaine importance. Mlle Sophie Gay36, auteur de quelques romans, et qui se fit surtout connaître par la traduction du Confessionnal des pénitents noirs d’Anne Radcliffe adressa la parole au jeune Étienne lorsqu’elle sut qu’il avait vu les Sabines. Elle voulut voir de ses vers, l’invita à venir chez elle, l’entretint sur ses études classiques, et après lui avoir donné des conseils sur l’art d’écrire, elle lui prêta ses livres et plusieurs numéros de la Décade philosophique, espèce de revue très-recherchée à cette époque.

Gérard, que son Bélisaire et le portrait de Mlle Brongniart avaient rendu célèbre depuis l’exposition de 1795, travaillait alors à sa Psyché. Quoique extrêmement pauvre, ce jeune artiste, fort de son mérite, doué d’une belle figure et d’un esprit remarquable, était l’objet de cette bienveillance dont on environnait généralement alors les hommes distingués. Cependant Gérard, que tout le monde courtisait déjà, accueillit aussi très-gracieusement le petit d’en haut favorisé lui-même par David.

Depuis que Moreau, chargé de la restauration de la salle du Théâtre-Français, avait été obligé de suspendre l’exécution de son tableau de Virginius, et qu’Étienne travaillait avec les élèves de David, l’atelier des Horaces avait aussi été abandonné par Mme de Noailles, qui d’ailleurs, recherchant la direction d’un homme habile en peinture, étudiait et commençait même à peindre dans l’atelier de Gérard.

L’école de David, comme on l’a vu plus haut, était devenue, dès les premiers temps du Directoire, une espèce de lieu d’asile où venaient se réfugier ceux des émigrés, nobles ou échappés des armées, à qui des dispositions réelles ou feintes pour la peinture donnaient accès près du maître de l’art. Selon toute apparence, David accepta d’autant plus volontiers ce rôle de protecteur envers une classe d’hommes qu’il avait poursuivie quelques années avant d’une manière si rigoureuse, qu’il lui offrait naturellement une occasion de justifier les dernières paroles qu’il avait prononcées à la tribune, qu’il s’attacherait aux principes et non pas aux hommes.

En somme, dans l’atelier de David comme dans le monde, les mœurs, le langage et les manières des sans-culottes furent peu à peu combattus et bannis par le retour progressif des habitudes de politesse, dont la nouvelle aristocratie, composée des hommes de talent et de quelques femmes remarquables par leur esprit et leur beauté, sentait le besoin et donnait l’exemple.

Étienne eut mainte occasion d’observer cette marche rétroactive des mœurs. Mme de Noailles, chez qui l’amour des arts s’était accru pendant qu’elle perfectionnait son talent pour la peinture, invita Étienne à venir chez elle peindre une étude, pour s’assurer, disait-elle, de celui des deux qui avait fait le plus de progrès. Le jeune artiste connaissait à peine la nouvelle société qui s’était formée, et, lorsqu’il reçut cette offre, il fut plus flatté de l’invitation de son élégante condisciple qu’il ne pensa à ce qu’il pourrait rencontrer et voir de nouveau chez elle. Quoique les parents d’Étienne vécussent dans l’aisance, tout était simple chez eux, et les manières comme les ameublements se sentaient des habitudes de la vieille bourgeoisie parisienne. Ce ne fut donc pas sans étonnement que le jeune peintre vit, en entrant dans les appartements de Mme de Noailles situés dans la rue la plus élégante de la Chaussée-d’Antin, des tentures, des meubles qui lui rappelèrent ceux dont l’atelier des Horaces était décoré. Plusieurs tableaux de peintres vivants et célèbres alors37 achevaient de décorer les différentes pièces, où tout d’ailleurs indiquait le goût de la maîtresse du logis pour les arts, et ses habitudes élégantes.

La première et la seconde séance de travail se passèrent assez silencieusement, à surmonter les difficultés d’un ouvrage que l’on commence. Jusque-là, les études ne furent interrompues que par les repos du modèle, par un déjeuner délicat que l’on apportait vers onze heures, et les conversations que provoquait Mme de Noailles sur le Théâtre-Français, sur les nouvelles tragédies que l’on attendait de N. Lemercier, ou sur l’effet que produiraient au Salon la Psyché de Gérard et les Sabines de David, quand ces ouvrages seraient exposés.

Mais, vers le troisième jour, dans la pièce qui servait d’atelier se trouva placé un fort beau piano de Pleyel, instrument déjà bien connu des musiciens, mais que sa chèreté ne laissait encore pénétrer que dans la maison des personnes tout à la fois opulentes et curieuses des choses nouvelles. « Garat va venir aujourd’hui, dit Mme de Noailles ; aimez-vous la musique, Étienne ? (p. 191) — Oui, madame, beaucoup. — Tant mieux ! car je craignais que vous ne me fissiez une querelle d’avoir consenti à recevoir Garat ce matin pendant notre séance. Mais on ne l’a pas comme on veut, et les dames de Bellegarde m’ayant fait dire le jour et l’heure où elles pourront l’amener ici, je n’ai pas hésité à les recevoir. Vous entendrez du reste un homme d’un grand talent, et je suis charmée que votre goût pour la musique vous mette à même d’apprécier son rare mérite38. »

En effet, vers midi, une voiture s’arrêta à la porte de l’hôtel, et bientôt entrèrent dans l’atelier les deux dames de Bellegarde et Garat. Les trois jeunes dames s’accostèrent, parlèrent à la fois et assez longtemps, puis Mme de Noailles leur présenta Étienne en leur disant, avec cette profusion de louanges dont les personnes de la société n’ont peut-être jamais plus abusé qu’à cette époque, que c’était un des premiers élèves de David et sur lequel ce grand maître fondait les plus hautes espérances. Le pauvre Étienne, qui ne s’abusait nullement sur son mérite, devint muet et immobile comme une pierre en entendant l’aimable Mme de Noailles, si simple habituellement, prendre tout à coup un ton si louangeur. Mais l’espèce d’activité folle à laquelle se livraient particulièrement les dames de Bellegarde détourna bientôt son attention, car toutes deux, aussitôt que Mme de Noailles eut indiqué le jeune artiste comme élève de David, vinrent vers Étienne et, se penchant près de lui pour voir son ouvrage, inondèrent sa figure des longs cheveux qui s’échappaient de leurs coiffures.

Mme de Bellegarde était une brune extrêmement jolie, très-bien faite, mise avec toute l’élégance et la liberté du costume des femmes en ce temps et qui profitait de sa jeunesse et de sa réputation de femme à la mode pour vivre et s’exprimer comme bon lui semblait. Tandis que cette dame profitait du laisser aller des mœurs républicaines à Paris, tout en affectant l’élégance de la cour que l’on avait détruite, son mari, officier supérieur au service de l’Autriche, se battait contre les armées de la France, et devait, quelque temps après, succéder à Mélas comme général en chef en Italie.

Pendant que les chevelures blonde et brune de ces deux dames entouraient Étienne, Garat qui, outre la conscience de son mérite réel, avait encore la fatuité d’un homme de talent à la mode, se regardait au miroir pour remonter son immense cravate tout en essayant sa voix. Il chanta négligemment une ou deux romances, et la fin de chaque couplet fut accompagnée d’un concert de louanges que le chanteur recevait avec assez d’impertinence. Les études de peinture furent, comme on le pense bien, troublées cette fois. Elles reprirent et s’achevèrent les jours suivants ; mais Étienne, tout jeune et tout inexpérimenté qu’il était alors, s’aperçut bien, lorsqu’il parlait de cette semaine à ses camarades, à ses parents et à leurs amis, que, depuis qu’il était élève de David, que Gérard l’avait bien reçu, qu’il avait été invité par Mme de Noailles, où il avait vu et entendu Garat, et parlé avec les dames de Bellegarde, on commençait à le regarder comme un garçon qui pourrait faire son chemin.

Cependant le tableau des Sabines avançait. Le Romulus, l’un des écuyers et quelques femmes de ce tableau étaient peints, mais l’Hersilie restait encore inachevée. Il n’était bruit parmi les artistes et même dans le monde, qui s’intéressait alors très-vivement à ce que faisaient Isabey, Girodet, Gérard et David, que de la difficulté, que l’auteur des Sabines éprouvait à trouver un modèle assez beau pour l’aider à peindre son Hersilie. Mme de Noailles et les dames de Bellegarde furent précisément admises à voir l’ouvrage du grand artiste au moment où cette difficulté l’arrêtait. La belle figure et les grands cheveux noirs de Mme de Bellegarde le frappèrent, et il exprima devant ces trois dames le regret de n’avoir pas eu à sa disposition, pour peindre la tête de la femme à genoux qui montre ses enfants, la figure de Mme de Bellegarde. Cette observation flatteuse, faite par un homme dont le talent excitait alors une admiration universelle, et adressée à une jeune femme qui ne manquait pas de vanité, fut très-bien prise par Mme de Bellegarde, qui en effet laissa retoucher d’après la sienne la tête de la femme à genoux39.

Ce fait se répandit dans la ville, mais en passant d’abord par tous les ateliers de peinture du Louvre, ce qui lui fit prendre un coloris un peu plus cru, mais absolument faux.

Ce qu’il sera peut être difficile de faire comprendre aujourd’hui, et ce qui est cependant très-vrai, c’est que ces mauvaises plaisanteries d’atelier, loin de blesser les personnes qui en étaient l’objet, flattaient au contraire leur vanité. Mme de Bellegarde en particulier était si loin de s’en plaindre, qu’elle affectait de paraître au théâtre avec ses grands cheveux noirs disposés à peu près comme David les a peints dans son tableau des Sabines. On était si entêté de tout ce qui se rapportait à l’antiquité, que la complaisance des jeunes beautés grecques qui s’étaient présentées à Apelles pour l’aider à peindre sa Vénus paraissait une action louable, par cela seul qu’il s’agissait de l’intérêt des arts.

Cependant la réaction ultra-républicaine suscitée par Babeuf et son parti donnait de l’inquiétude. On ne voyait pas tranquillement, surtout, s’ouvrir de nouveau dans Paris ces sociétés populaires, ces clubs, à l’aide desquels, quelques années auparavant, on avait si facilement perverti les idées de la multitude. L’une de ces assemblées, la plus nombreuse et la plus violente, se tenait rue du Bac, dans l’église dévastée de Saint-Thomas d’Aquin. Un jour qu’Alexandre avait dîné avec la famille d’Étienne, il invita son jeune camarade à faire une promenade après le repas. Étienne, naturellement peu disposé à prendre cette distraction avec un homme taciturne, et dont on ne débrouillait jamais facilement la pensée, se vit cependant forcé d’accepter l’invitation d’après l’avis de ses parents, qui s’imaginaient ne pouvoir mieux faire que de mettre leur fils sous la tutelle d’un homme plus âgé et plus expérimenté que lui. Les deux promeneurs se mirent en marche. Arrivé aux Tuileries, Alexandre dit à son jeune compagnon : « Ah ! j’oubliais que David m’a chargé d’une commission auprès de Topino Le Brun : allons à son atelier, il y sera sans doute encore. » Or cet atelier de Topino était l’église ruinée des Feuillants, où David avait laissé son tableau du Jeu de Paume inachevé. Topino y était effectivement occupé à peindre son tableau de Gracchus, qu’il exposa au Louvre deux ans après. Alexandre s’entretint pendant quelques instants à voix basse avec le peintre, qui dit en lui donnant la main : « Je ne tarderai pas à vous rejoindre. » Les deux promeneurs se remirent en marche. Chemin faisant, Alexandre devint plus causeur que de coutume ; il parlait de la république, de la constitution de 1793 avec enthousiasme, regrettant ces belles fêtes comme celle de l’Être suprême, où David, disait-il, avait su faire revivre le beau temps de la Grèce antique. Tout en parlant ainsi, l’orateur avait fait traverser les Tuileries et le pont Royal à Étienne, pour s’engager dans la rue du Bac, qu’ils remontèrent jusqu’à Saint-Thomas d’Aquin. « Voyons donc cela », dit Alexandre à Étienne, quand ils furent devant le portail de l’église, où se tenait assemblée une foule d’hommes prêts à y entrer. Outre l’âge relativement avancé d’Alexandre, cet homme singulier exerçait par sa gravité une certaine influence sur Étienne, qui, bien qu’à regret, car il vit aussitôt que c’était une assemblée populaire, se laissa entraîner dans l’église déjà presque remplie. Alexandre pénétra jusqu’au centre vide, où se promenait en long un jeune homme faisant les fonctions d’huissier ou de maître des cérémonies. C’était Dubois, cet élève de David célèbre par son érudition dans les obscénités antiques et modernes et, de plus, révolutionnaire ardent. À peine Étienne l’eut-il reconnu, que, faisant le rapprochement de cette rencontre avec la visite et les dernières paroles de Topino, il exprima à Alexandre la ferme volonté de se retirer du lieu où ils étaient. Dubois insista pour les retenir, mais Étienne tint bon et força Alexandre de le suivre. En sortant, et après quelques minutes de silence, Alexandre n’épargna pas les paroles pour faire entendre à Étienne qu’il était bien loin de partager les folles idées des gens qu’ils quittaient ; que c’était une pure curiosité qu’il avait voulu satisfaire en allant les entendre, appuyant surtout sur la recommandation qu’il fit à son jeune compagnon de ne point en parler à ses parents. Il n’en fut rien dit, en effet ; mais dès ce moment Étienne se défia de la sincérité d’Alexandre, surtout lorsque quelque temps après (prairial an V), cet étrange personnage vint exprimer avec affectation, au milieu de la famille d’Étienne, la satisfaction que lui faisait éprouver la condamnation de Babeuf. Il y aurait sans doute de l’injustice à juger rigoureusement le caractère de cet homme indéfinissable, fils naturel d’un prince allemand, entraîné de bonne heure dans l’émigration, rentrant en France sous la protection du peintre David, ayant, comme on vient de le voir, des velléités de républicanisme, et plus tard, vivement attaché au système impérial de Napoléon, mais l’abandonnant vers 1813 pour se joindre aux armées alliées qui firent rentrer les Bourbons en France l’année suivante, et obtenant sous la restauration je ne sais quel emploi dans l’Inde, où il a fait une espèce de fortune dont il est venu jouir à Paris jusqu’à sa mort, vers 1842.

Mais revenons à la mémorable époque qui nous occupe. Ce tableau tant attendu, les Sabines, auquel les femmes les plus élégantes de Paris passaient pour avoir concouru, s’achevait ; mais lentement, et l’on venait d’entrer dans l’an VI (1797-1798). Un personnage d’une haute importance allait donner une activité nouvelle à cet amour de dissipation qui s’était emparé de Paris, et modifier encore une fois les idées du peintre David.

Après une suite de victoires qu’il serait superflu d’énumérer ici, le jeune Bonaparte, le général en chef de l’armée d’Italie, signe les préliminaires de la paix avec les plénipotentiaires de l’empereur d’Autriche (floréal an V) ; six mois après (vendémiaire an VI), il conclut à Campo-Formio, près d’Udine, un traité de paix définitif avec les envoyés du même prince, et bientôt (frimaire an VI) il apporte lui-même à Paris et présente au Directoire la ratification de ce traité donnée par l’empereur.

Jusque-là les saturnales de ce temps avaient toujours paru extravagantes à ceux-mêmes qui y prenaient la part la plus active ; mais cette joie de tous les instants, ce délire continuel, cette succession non interrompue de fêtes de jour et de nuit et cette disposition permanente à l’engouement, prirent tout à coup un caractère d’opportunité et de grandeur, lorsque le général Bonaparte vint à Paris déposer entre les mains des membres du Directoire les drapeaux des armées qu’il avait vaincues et le traité de paix qui semblait devoir assurer le repos de l’Europe. L’enthousiasme et la confiance qu’inspiraient sa fortune et ses talents étaient tels à ce moment, que tous les partis rattachèrent leurs espérances diverses à lui seul. Chacun d’eux se flatta d’attirer à sa cause le jeune général, et ce concours d’espérances contraires donna naissance à un concert unanime de louanges et d’admiration pour celui que chacun regardait d’avance comme son héros.

Le Corps législatif lui donna dans les galeries du Muséum une fête et un immense banquet, auxquels assistèrent les membres du Directoire, les ministres, le corps diplomatique et les chefs des grandes administrations. Quelques jours après, le général Bonaparte fut nommé membre de l’Institut, et dès que ces honneurs publics lui eurent été rendus, tous ceux qui avaient ou qui crurent avoir assez d’importance à Paris pour recevoir le héros du jour chez eux sollicitèrent la faveur de le voir paraître au moins quelques minutes au milieu de leurs fêtes. Ce qu’il y eut de bals où l’on attendit vainement l’arrivée de Bonaparte jusqu’à deux et trois heures du matin est incalculable. On ne peut se figurer l’espèce d’enivrement qu’éprouvaient ceux qui avaient pu le voir, et les étranges questions que leur adressaient ceux qui n’avaient pas joui de la même faveur. Quelques jours après le banquet du Muséum, Étienne a entendu dire à la belle Mme Méchin, qui y avait assisté : Enfin j’ai vu le général Bonaparte ; je lui ai touché le coude !

De toute cette foule de gens qui s’enivraient du plaisir de voir cet homme, le parti auquel il plut davantage, à quelques exceptions près, fut celui des républicains dits jacobins. Par ses victoires, Bonaparte était arrivé à arracher ce que l’on n’avait pu obtenir jusque-là, la reconnaissance de la république par l’Autriche ; et cet acte important semblait avec raison devoir garantir les hommes de Robespierre de toutes les récriminations trop violentes que l’on aurait tenté de faire contre eux. Bonaparte, d’ailleurs, avait donné quelques gages à ce parti, et l’on savait que lorsqu’il rédigea les préliminaires de paix signés à Tolentino, on avait eu assez de peine à lui faire effacer certaines lignes où la république française était louée outre mesure40.

David fut un des premiers que Bonaparte fascina et l’un des hommes de la révolution qui lui furent le plus dévoués par la suite. Comme tout Paris, David avait cherché à voir le général Bonaparte, et, en sa qualité de peintre, la pureté des traits et la profondeur de physionomie du visage de cet homme l’avaient vivement frappé. On ne s’occupait plus de la vie révolutionnaire de David ; l’artiste faisait le tableau des Sabines, il avait rendu service à beaucoup de monde ; ses nombreux élèves le vantaient partout, il était de l’Institut, confrère du héros par conséquent, et en position d’aller lui rendre visite. Mais ce n’était pas seulement un motif de curiosité ou même d’admiration qui le portait à désirer de voir Bonaparte ; la reconnaissance, à ce que l’on assure, y entrait pour beaucoup. Quelques mois avant la signature du traité de Campo-Formio, lorsque l’inquiétude régnait à Paris, aux approches du 18 fructidor an V, et que le parti royaliste menaçait les républicains ardents, Bonaparte, qui, alors général en chef de l’armée d’Italie, protégeait la cause de ces derniers, eut l’idée d’arracher David aux persécutions auxquelles il pouvait être en butte s’il restait dans la capitale. On assura que Julien, un de ses aides de camp, fut chargé de faire au peintre la proposition de venir au camp du général, pour peindre les batailles, et se soustraire par ce moyen au danger des agitations politiques. On ignore les raisons qu’a eues David de ne pas profiter de cette offre, mais il n’oublia pas la franchise et la générosité avec lesquelles elle lui avait été faite.

Comme, malgré les efforts des artistes italiens et français, il n’y avait encore ni une médaille ni une gravure qui rappelassent fidèlement les traits du héros pacificateur, David lui proposa de venir poser dans son atelier, s’offrant à reproduire cette image que tout le monde désirait connaître et posséder. À peine cette affaire parut-elle arrangée, que David s’empressa de faire les préparatifs, nécessaires pour recevoir son modèle et commencer son ouvrage. L’atelier des Horaces fut choisi pour les séances, et Étienne et Alexandre furent chargés par leur maître de disposer convenablement l’estrade sur laquelle Bonaparte devait se placer. Tous ces arrangements étaient terminés depuis deux jours et le héros de la fête n’avait encore rien fait dire. David avait l’imagination montée au sujet de ce portrait, et, après avoir envoyé plusieurs lettres au petit hôtel de la rue Chantereine, que l’on avait surnommée rue de la Victoire, il prit le parti d’aller lui-même s’entendre avec Bonaparte. Celui-ci avait complétement oublié une promesse faite sans doute plutôt par politesse qu’avec l’intention de la tenir ; cependant il dit à l’artiste qu’il pouvait compter sur lui pour le lendemain, et en effet il se rendit à l’atelier des Horaces vers midi. Le bruit de sa venue au Louvre s’était répandu dans tous les ateliers, en sorte que maîtres et élèves formèrent une haie dans les corridors que Bonaparte parcourut avec les deux officiers qui l’accompagnaient. Ducis se précipita tout essoufflé dans l’atelier des Horaces où se tenait David avec Alexandre et Étienne, et dit : Voilà le général Bonaparte ! L’artiste alla au-devant du héros, qui, après avoir monté rapidement le petit escalier de bois, entra en ôtant son chapeau. Il était vêtu d’une simple redingote bleue à collet, laquelle, se confondant avec le noir de sa cravate, faisait ressortir sa figure jaunâtre et maigre, mais qui paraissait alors d’autant plus belle que la disposition artificielle de la lumière en faisait ressortir les formes grandes et bien prononcées. Étienne voyait Bonaparte pour la première fois ; il fut frappé d’abord de sa jeunesse en pensant à ce qu’il avait déjà fait, mais un examen plus attentif lui fit observer dans la physionomie de cet homme une réserve singulière. Après les premières civilités entre lui et l’artiste, celui-ci s’entendit avec les deux officiers sur le costume militaire que l’on avait apporté et qu’il s’agissait de faire revêtir au modèle, dont ses aides de camp eurent soin de ne pas dissimuler l’impatience. Pendant cette conversation qui, bien que tenue à voix basse, pouvait être parfaitement comprise, Bonaparte regarda successivement avec attention, mais sans laisser paraître sur son visage la moindre de ses impressions, les deux tableaux des Horaces et du Brutus. Le seul sentiment qui perçât sur sa physionomie était une certaine impatience, comme celle que l’on éprouve quand on sent que l’on dépense son temps inutilement.

Étienne se retira au moment où la séance commençait, lorsque Bonaparte monta sur l’estrade avec son costume de général, et il alla rejoindre ses camarades dans l’atelier des élèves. David eut sans doute un pressentiment de ce qui devait lui arriver, car il mit en œuvre tout ce qu’il avait d’habileté pratique, et acheva, dans cette séance de trois heures environ, l’ébauche de la tête41.

Le lendemain de ce jour, bien que l’on connût les résultats de la séance donnée par Bonaparte, les élèves attendaient avec impatience leur maître pour apprendre de lui-même des détails qui excitaient chez eux la plus vive curiosité. Vers deux heures, David vint au milieu d’eux, et s’avançant près de la table du modèle, au centre vide de l’atelier : « Vous êtes curieux, dit-il en souriant plus que de coutume et de manière à laisser voir la tumeur de sa mâchoire supérieure, vous êtes curieux de savoir ce qui s’est passé hier là-haut ? Ah ! je crois, (j’espère au moins !) que ce que j’ai fait hier sur ma toile n’est pas inférieur à mes productions précédentes… Vous verrez cela, vous verrez cela ; mais quand j’aurai fini… Oh ! mes amis quelle belle tête il a ! C’est pur, c’est grand, c’est beau comme l’antique ! Le connaissez-vous ? L’avez-vous vu ? — Non, non, monsieur, s’écrièrent quelques-uns des élèves. — Eh bien, continua le maître en prenant le porte-crayon des mains d’un jeune homme, attendez, attendez, je vais faire en sorte de vous en donner une idée… Taille-moi donc ce crayon-là un peu plus fin », dit-il brusquement à un petit rapin qui l’écoutait bouche béante ; et il ajouta pendant qu’on s’empressait de lui obéir : « Ces maladroits de graveurs italiens et français n’ont pas seulement eu l’esprit de faire une tête passable avec un profil qui donne une médaille ou un camée tout faits… Attendez, attendez, vous allez voir ce que c’est que ce profil-là ! » Et en disant ces mots, il monta sur la table du modèle et dessina au crayon blanc, sur la muraille, le profil de Bonaparte, de la hauteur de quatre à cinq pouces.

Pendant que chacun allait voir de près le dessin qui excitait si vivement l’admiration et la curiosité des élèves, David s’étendit en éloges sur Bonaparte, sur ses prodigieux succès, et sur les espérances de bonheur qu’il réalisait déjà pour son pays. « Enfin, dit-il, mes amis, c’est un homme auquel on aurait élevé des (p. 203) autels dans l’antiquité ; oui, mes amis ; oui, mes chers amis ! Bonaparte est mon héros ! »

Ce qui doit faire croire que ce sentiment chez David était vrai, c’est qu’il a été durable. Cependant, ceux de ses élèves les plus avancés en âge, et qui n’avaient pas perdu le souvenir du passé, ne purent s’empêcher de sourire intérieurement, et même de pardonner bien des écarts d’imagination à un homme qui se passionnait ainsi pour un général républicain dont l’influence politique et les manières avaient, déjà à cette époque, quelque chose de si puissant et de si absolu.

Ce portrait resta inachevé ; et comme le temps et surtout la tête de Bonaparte étaient gros d’un avenir immense, ce petit événement n’eut de retentissement que dans l’école du peintre David, qui se remit bientôt à travailler à son tableau des Sabines.

Durant les fêtes qui furent données à Bonaparte pendant son séjour à Paris, il n’y eut personne qui ne fît, en le voyant, l’observation qu’Étienne avait faite en se trouvant avec lui dans l’atelier des Horaces ; on fut généralement frappé de la réserve extraordinaire d’un homme de cet âge et parvenu sitôt à un tel degré de gloire. En effet, tandis que la foule le regardait comme arrivé, lui se sentait seulement au point de départ. Il est vrai qu’il ignorait absolument le but extrême qu’il désirait atteindre ; mais, peu curieux des honneurs qu’on lui prodiguait pour ce qu’il avait déjà accompli, son imagination active, son ambition immense, roulaient les projets les plus gigantesques. Dans le cours des cinq mois qui s’écoulèrent entre le jour où il apporta la paix signée à Paris, jusqu’à celui (1er floréal an VI) où il partit de Toulon pour aller en Égypte, mille entreprises audacieuses et folles avaient occupé cette tête, que le peintre David trouvait, non sans raison, si profondément expressive et si belle. Avant que le gouvernement se décidât à entreprendre l’expédition d’Égypte, il avait été souvent question d’une descente en Angleterre, dont le héros d’Arcole devait diriger les opérations. Mais s’il fut réellement tenté de conquérir l’Égypte, ou si, comme on l’assure, le Directoire, fatigué de sa gloire et jaloux de sa popularité, le nomma général en chef de l’expédition d’Orient pour lui tendre un piége, ses envieux le servirent aussi bien que la fortune ; car on avait à peine appris le débarquement des troupes françaises commandées par le général Bonaparte à Alexandrie (13 messidor an VI), qu’un mois après, le 9 thermidor, et pour célébrer l’anniversaire de la chute de Robespierre, on fut obligé de faire faire une entrée triomphale dans Paris à tous les objets d’art recueillis et conquis en Italie à la suite des victoires de Bonaparte, dont le nom se mêlait désormais à tout.

Cette fête à laquelle, selon le goût du temps, on donna toutes les apparences d’une cérémonie antique, flatta singulièrement l’amour-propre de la nation, et fit retentir avec plus d’enthousiasme et de reconnaissance encore le nom du jeune Bonaparte, qui était sur le point de faire son entrée dans la ville du Caire. Les objets d’art et de sciences, livres, manuscrits, statues antiques et tableaux conquis par l’armée d’Italie, avaient été débarqués à Charenton ; et pendant les dix jours qui précédèrent leur entrée à Paris, une foule de curieux remontaient la Seine jusqu’à ce village, pour considérer, sous toutes leurs faces, les caisses renfermant les trésors dus à l’épée de Bonaparte. Obéissant à une inspiration généreuse et pacifique, le gouvernement du Directoire avait saisi cette occasion d’ôter à la fête du 9 thermidor le caractère politique et haineux qu’elle avait conservé jusque-là, afin de ramener, autant qu’il était possible, les cœurs français à la concorde par un sentiment commun, l’orgueil national. On résolut donc de faire entrer triomphalement à Paris, ce jour-là même, toutes les caisses renfermant les manuscrits, les livres, les statues et les tableaux provenant de la bibliothèque et des musées du Vatican. Ces caisses, tirées des bateaux sur lesquels elles avaient traversé une partie de la France depuis Marseille, furent placées sur d’énormes chariots attelés de chevaux richement harnachés. À ces richesses, on en avait ajouté d’autres pour coordonner ce précieux convoi et lui imprimer un caractère encyclopédique, idée qui dominait alors toutes les intelligences spéculatives. L’ensemble de ce long cortège était divisé en quatre sections. En tête s’avançaient les caisses remplies de manuscrits et de livres ; puis celles où l’on avait rassemblé les produits minéraux les plus curieux de l’Italie, et entre autres les fossiles de Vérone. Pour compléter cette espèce de musée d’histoire naturelle ambulant, venaient, portées sur des chars, des cages de fer renfermant des lions, des tigres et des panthères, au-dessus desquelles se balançaient d’énormes branches de palmier, de caroubier et d’autres végétaux exotiques rapportés en France par les officiers de notre marine. Cette partie du cortège, symbolique ainsi que les autres, semblait indiquer que non-seulement aucune connaissance ne resterait désormais étrangère à la France, mais qu’elle devait s’approprier et acclimater chez elle les diverses productions du globe.

Venait ensuite une longue file de chariots portant les tableaux encaissés, sur lesquels on avait pris le soin d’indiquer les productions les plus célèbres, telles que la Transfiguration de Raphaël, le Christ de Titien, etc., etc., et, outre ces désignations, on avait ajouté encore des vers en l’honneur des grands artistes et de l’armée française.

Enfin, sur des chars plus solides, plus lourds, suivaient les statues, les groupes en marbre : l’Apollon du Belvédère, les Neuf Muses, l’Antinous, trois ou quatre Bacchus, le Laocoon, le Gladiateur, et ce que la statuaire antique offrait alors de plus remarquable. Ces chars avec leurs charges précieuses étaient numérotés et couverts en grande partie de branches de lauriers, de bouquets, de couronnes de fleurs et de drapeaux pris sur l’ennemi, auxquels étaient attachées des inscriptions françaises, latines et grecques, faisant allusion aux divinités et aux personnages représentés en sculpture, ou célébrant la gloire de l’armée et du général à qui on devait ces prodigieuses richesses.

Chacune de ces quatre divisions était précédée de détachements de cavalerie et d’infanterie avec tambours et musique en tête ; puis les membres de l’Institut, correspondant aux quatre divisions, près desquels se groupaient les savants et les artistes, derrière lesquels marchaient encore les acteurs des théâtres lyriques chantant des hymnes d’allégresse, et célébrant les armes victorieuses de la France.

Cet immense cortège, parti du quai bordant le jardin des Plantes, accompagné pendant son long trajet par une foule qui croissait incessamment, traversa tout Paris pour défiler au Champ de Mars devant les cinq membres du Directoire, placés près de l’autel de la patrie, et environnés des ministres, des grands fonctionnaires civils, des généraux, de la garnison et d’un concours immense de curieux venus pour assister à l’une des fêtes publiques où certainement l’enthousiasme fut le plus vif et le plus sincère. Il fut grand surtout, comme on peut le croire, parmi les artistes et chez tous ceux qui, regardant la France comme le centre d’où devait se répandre une nouvelle science, une nouvelle vie intellectuelle, se félicitaient de voir arriver à Paris les chefs-d’œuvre d’art de la Grèce et de l’Italie.

Un seul homme eut une idée contraire et le courage de l’exprimer : ce fut David. Quelques jours après la fête au Champ de Mars, où l’on avait promené en triomphe les soixante ou quatre-vingts chariots sur lesquels étaient emballés les statues et les tableaux, il manifesta à ses élèves réunis à l’atelier le regret qu’il éprouvait de ce que ces objets d’arts avaient été enlevés à l’Italie. Comme il ne s’était exprimé à ce sujet que d’une manière générale, et sans motiver son opinion, ses paroles, répétées dans le public, furent interprétées d’une manière désavantageuse, et les détracteurs du grand artiste ne manquèrent pas de dire qu’il ne tenait ce langage que par envie, et dans la crainte qu’une comparaison immédiate ne fît reconnaître l’infériorité de ses propres ouvrages. D’autres pensèrent qu’une autre espèce de jalousie lui inspirait ce sentiment, et qu’il voyait avec peine que ces brillants trophées eussent été gagnés sous le gouvernement du Directoire plutôt que sous celui de la Convention.

Étienne, à qui David commençait à montrer une confiance particulière, et qui n’avait pas été moins étonné que le public des regrets singuliers exprimés par son maître, résolut de le questionner à ce sujet.

« Sachez bien, mon cher Étienne, lui dit-il, que l’on n’aime pas naturellement les arts en France ; c’est un goût factice. Soyez certain, malgré le vif enthousiasme que l’on témoigne ces jours-ci, que les chefs-d’œuvre apportés d’Italie ne seront bientôt considérés que comme des richesses curieuses. La place qu’occupe un ouvrage, la distance que l’on parcourt pour l’aller admirer, contribuent singulièrement à faire valoir leur mérite, et les tableaux en particulier, qui étaient l’ornement des églises, perdront une grande partie de leur charme et de leur effet quand ils ne seront plus à la place pour laquelle ils ont été faits. La vue de ces chefs-d’œuvre formera peut-être des savants, des Winkelmann, mais des artistes, non. »

Ce discours fut loin de porter la conviction dans l’esprit d’Étienne, qui, pensant que David, mécontent et désabusé depuis sa chute politique, reportait en ce moment cette mauvaise disposition d’esprit jusque sur les questions relatives à l’avenir des arts, crut fermement que son maître se trompait. Mais l’expérience a parfaitement réalisé ces craintes, et le séjour des chefs-d’œuvre antiques et modernes en France n’a pas formé un seul artiste remarquable dans l’intervalle de 1800 à 1815.

Le résultat immédiat de leur arrivée à Paris a été la recrudescence de l’engouement inconcevable dont on était déjà pris pour la statuaire grecque. On publia la traduction du Laocoon de Lessing ; tous les critiques recherchèrent quelles ont été les causes de la perfection de la sculpture antique et quels seraient les moyens d’y atteindre42 ; en architecture, les temples de l’Égypte, de la grande Grèce43 et de la Sicile furent les seuls modèles que l’on voulût consulter ; on ne feuilletait pas d’autre livre que les Antiquités d’Athènes, publiées par Stuart ; on en vint même promptement à mettre la plus simple composition tirée d’un vase étrusque, au-dessus des ouvrages nouvellement apportés d’Italie. Toutes ces exagérations, professées et accréditées surtout par les penseurs et les primitifs, que dirigeait Maurice, augmentèrent prodigieusement et tout à coup l’influence de cette secte. Toutes les écoles tenues dans le Louvre s’en ressentirent, et celle de David la première. Le maître lui-même ne fut pas épargné : les Sabines, même avant d’être achevées, furent critiquées avec amertume par les penseurs, qui ne tardèrent pas à signaler cet ouvrage comme fort peu avancé par son style moderne. C’est alors qu’eut lieu, entre le maître et ceux de ses élèves dits primitifs, cette scission dont il a déjà été parlé. David devint plus circonspect sur le choix de ceux qu’il laissait pénétrer dans son atelier ; il remercia de ses soins Pierre Franque, dont les opinions avaient été complétement modifiées par celles de Maurice, et il acheva son tableau dans le silence et la solitude, aidé seulement par un de ses élèves, très-habile praticien, Langlois.

Aucune circonstance remarquable n’accompagna les derniers soins qu’il donna à cet ouvrage si longtemps attendu par les artistes et le public, et l’on ne s’en préoccupa de nouveau que quand il fut offert au jugement du public.

Un événement artistique, se rattachant à la politique, suspendit pour quelque temps la curiosité que l’ouvrage de David faisait naître. La réaction du parti royaliste contre la révolution agissait sourdement, mais avec force. Le nombre des émigrés rentrés était déjà considérable, et la plupart de ces amnistiés avaient assez d’influence personnelle pour agir sur l’opinion publique. Dans le monde, les émigrés étaient devenus l’objet d’un vif intérêt, qui, ainsi qu’il arrive ordinairement à Paris, dégénéra bientôt en mode. Un tableau qui figura à l’exposition ouverte le 18 août 1799 détermina cet engouement.

Trois ans auparavant, P. Guérin, élève de Regnault, chef de l’une des écoles rivales de celle de David, avait remporté le grand prix de peinture, et le mérite de l’ouvrage couronné avait fait concevoir de hautes espérances du lauréat. En effet, en 1799, P. Guérin exposa la scène de Marcus Sextus revenant d’exil, trouvant sa femme morte et sa fille plongée dans la douleur. La pantomime de ce tableau est dramatique ; et, bien que son exécution manque de soudaineté et d’énergie, cet ouvrage fut accueilli par le public avec des applaudissements dont aucun succès obtenu depuis ne peut donner l’idée. Dans les malheurs de l’exilé Marcus Sextus on vit ceux des émigrés, et toutes les classes de la société sans exception suivirent l’impulsion donnée, et admirèrent également l’ouvrage et l’intention présumée du jeune artiste.

Non-seulement le tableau fut constamment environné d’une foule immense pendant les trois mois d’exposition, mais le peintre fut l’objet d’une suite d’ovations et de triomphes qui faillirent ruiner le peu de santé qu’il avait. Outre les invitations qui lui furent faites par l’ancienne aristocratie, par les banquiers, par les personnes à la mode, et même par les fonctionnaires de l’État, tous les théâtres lui offrirent ses entrées gratuites, et Guérin ne paraissait jamais dans un de ces lieux publics sans être couvert d’applaudissements à son entrée et pendant les entr’actes. Pour être juste, il faut ajouter à la louange de cet homme plein de sens, de modestie et de talent, qu’il ne se méprit point sur la cause de ce succès extraordinaire, et qu’il ne le considéra que comme un engagement sacré qu’il avait pris avec le public de redoubler d’efforts pour justifier la bonne opinion que l’on avait de lui44.

Naturellement les artistes qui n’aimaient point David et son école ne virent pas sans plaisir surgir un peintre dont la gloire semblait devoir contre-balancer, éclipser même celle du maître universellement admiré jusque-là ; mais le succès de Guérin ne porta aucune atteinte à la réputation de David, et quelques mois étaient à peine écoulés depuis l’apparition éclatante du Marcus Sextus, que le tableau des Sabines, exposé dans une des salles du Louvre (nivôse an VIII), fit renaître plus vif que jamais l’intérêt qu’il avait précédemment excité.

Le mode d’exposition adopté par David parut une innovation bien plus extraordinaire que l’idée de présenter ses personnages nus. L’artiste, ayant entendu parler des exhibitions telles qu’elles se pratiquent en Angleterre, c’est-à-dire en faisant payer un prix d’entrée à la porte, résolut de faire l’essai de cette méthode en France. Il ne fallut rien moins que la grande célébrité dont jouissait David et la curiosité extrême que faisait naître son nouvel ouvrage, pour que l’on se conformât à un usage qui répugne à toutes les habitudes françaises. Bien que l’on se soumit à ce mode d’exposition, puisqu’il rapporta vingt mille francs, on le blâma généralement, et depuis, aucun artiste n’a osé y recourir de nouveau.

Voici les motifs qui avaient engagé David à courir cette chance : depuis le tableau des Horaces et celui de Brutus, payés trois mille francs chacun, et si l’on excepte quelques portraits, l’artiste n’avait tiré aucun profit de son pinceau45. Le temps de l’orage révolutionnaire avait donc été désastreux pour sa fortune et même pour celle de sa femme, qui avait reçu ses revenus en assignats. On peut donc dire qu’il avait raison de profiter de sa grande célébrité de peintre qui ne lui avait guère rapporté jusque-là que des louanges. En outre, David savait, par expérience, qu’à cette époque tous ses confrères, ne trouvaient aucune occasion de se faire payer de leurs travaux ; et il pensait qu’en prenant sous sa responsabilité l’essai si peu populaire de faire payer pour montrer son ouvrage, il assurait, en cas de réussite, une ressource nouvelle aux peintres qui suivraient son exemple.

Le goût des ouvrages antiques, des recherches sur les mœurs des Grecs et enfin la vue des statues apportées d’Italie, avaient tellement préparé les esprits aux différences qui existent entre les habitudes des anciens et celles des nations modernes, que les nudités du tableau des Sabines, beaucoup plus choquantes qu’elles ne le sont aujourd’hui, ne produisirent pas un très-grand effet. Les chevaux sans bride contrarièrent bien les idées de la plupart des spectateurs, mais ils s’accordèrent pour admirer le Tatius, le général de la cavalerie remettant son épée dans le fourreau, et l’homme mort renversé à terre. La femme brune aux grands cheveux, qui rappelle Mme de Bellegarde, celle qui montre son fils et le groupe des enfants, fixèrent vivement aussi l’attention du public.

Quant au Romulus, que l’on trouva roide et froid, il ne fut remarqué que par les artistes, ainsi que les deux écuyers des principaux personnages. C’était cependant sur ces figures et sur l’Hersilie que l’artiste avait cherché à donner l’empreinte la plus forte et la plus pure du goût qu’il avait puisé dans les ouvrages de l’antiquité. En effet, les artistes lui surent gré des efforts qu’il avait tentés dans cette partie de son ouvrage, mais la masse du public montra sa préférence pour tout ce qui y est imité plus simplement et dont l’expression est plus dramatique.

À l’exception du Socrate, tous les tableaux de David avaient été critiqués sous le rapport de la composition, celle des Sabines le fut plus encore que les précédentes. La plupart de ceux qui venaient voir ce dernier tableau s’attendaient à y trouver l’enlèvement des Sabines, ce qui nuisit singulièrement à l’intelligence de la scène que David a choisie, où les Sabines, devenues mères, présentent leurs enfants aux soldats de Romulus et de Tatius, pour arrêter le différend qui s’est élevé entre ces deux chefs et leurs nations. La partie dramatique des Sabines, assez vague effectivement, produisit donc peu d’effet, et ce fut le naturel souvent exquis avec lequel plusieurs personnages sont rendus qui fixèrent l’attention et ravirent tous les suffrages.

Les critiques ne furent point épargnées à David par ceux des artistes qui, en raison de leur âge, de leurs opinions politiques et de leur attachement à l’institution et aux doctrines de l’ancienne Académie, détruite par la révolution, blâmaient de bonne foi ce nouveau mode de l’art de la peinture. Ils n’étaient pas fâchés de se venger d’un homme dont ils avaient justement à se plaindre, et qui avait ruiné l’institution qui leur avait donné du lustre dans le monde. Ils critiquèrent donc avec assez de succès la composition des Sabines, la partie la plus vulnérable en effet de l’ouvrage. Tout en rendant justice à la supériorité avec laquelle le nu y est rendu, ils insistèrent sur ce que ce défaut de costume avait d’invraisemblable, et combien il choquait à la fois les habitudes reçues et surtout la morale. Les chevaux conduits sans bride furent l’objet de plaisanteries interminables, et en effet la certitude que l’on a aujourd’hui de l’usage qu’avaient les Grecs, d’ajouter ces accessoires en bronze à leurs statues et à leurs bas-reliefs en marbre, justifie ces critiques.

Ces divers reproches, très-vivement exprimés, ne s’étendirent guère cependant au-delà des limites du Louvre, où demeuraient alors presque tous les artistes. Et bien qu’ils trouvassent quelques échos dans le monde, le tableau des Sabines obtint, dès son apparition, un succès qui s’est affermi d’année en année, et qu’après cinquante-quatre ans personne ne conteste aujourd’hui. Ce magnifique ouvrage, exceptionnel comme les événements, comme les goûts qui dominèrent en France pendant les cinq ou six années que David employa à l’achever, eut pour effet d’introduire dans les écoles l’étude presque exclusive du nu, et de faire prendre à l’architecture, à la sculpture, à la littérature théâtrale et même aux arts de l’industrie, un caractère de sévérité que l’on ne tarda pas à porter jusqu’à l’excès.

VIII. Le tableau des Thermopyles.
1800-1802.

L’emploi systématique du nu en sculpture et en peinture est un accident trop grave dans l’histoire de l’art pour que l’on passe légèrement sur ce fait. On regarde ordinairement la représentation du nu comme une prétention pédantesque des artistes, et plus souvent encore comme le résultat d’un libertinage d’imagination. Sans doute, ces motifs ont déterminé plus d’une fois des artistes ordinaires ; mais ce serait une grave erreur que de croire que Phidias, Michel-Ange et David lui-même, qui, en reproduisant le nu, se sont efforcés d’élever l’art à sa plus haute puissance, n’auraient eu d’autre idée que de faire parade de leur science, ou d’exciter les passions les plus grossières. Ce besoin si impérieux, si constant, qu’ont éprouvé les grands artistes de tous les temps de représenter l’homme dégagé des vêtements que la variété des climats et des usages lui impose, tire son origine de cet instinct qui nous pousse à étudier, à connaître l’homme, à démêler, au milieu de toutes les créatures inférieures qui l’entourent, quelles sont sa nature propre et sa destinée véritable. Que l’on remonte jusqu’à l’époque où Socrate, Platon et Aristote révélaient ce qu’il y a de puissant dans l’âme et l’intelligence de l’homme pour arriver à la connaissance de la vérité et de la justice, et l’on verra que, dans ce temps, Phidias et les artistes ses contemporains, étudiant de leur côté l’homme extérieur, employaient toute la sagacité de leur esprit et la délicatesse de leur goût à découvrir et à fixer les proportions les plus harmonieuses des formes humaines. C’est qu’en effet, s’il n’y a pas de véritable civilisation tant que les lois de la justice restent inconnues, il est également vrai qu’il n’y a point d’art tant qu’on ne s’est pas appliqué à la recherche des proportions qui constituent le beau visible.

C’était sous l’influence et le charme de cette idée que se trouvait David lorsque, après avoir terminé les Sabines, il conçut le projet de traiter le sujet de Léonidas aux Thermopyles. Alors, comme on l’a déjà dit, les publications d’ouvrages sur l’art et les monuments de l’antiquité se succédaient avec rapidité ; les efforts de la critique savante tendaient tous à en faire ressortir l’excellence et ceux des jeunes élèves de David, les penseurs, sur qui ces opinions produisaient le plus d’effet, ne craignaient point d’accuser leur maître de ne pas oser porter une réforme complète dans l’art de la peinture.

David ne resta pas tout à fait indifférent à ce reproche, et ce fut alors qu’il résolut de traiter le sujet de Léonidas, en se conformant aussi rigoureusement qu’il lui serait possible aux principes de l’art grec : non-seulement il persista dans l’idée de peindre les personnages principaux nus, mais il voulut encore changer son système de composition.

Ceux qui ont fréquenté David ont pu seuls savoir à quel point cet homme aimait son art, en était préoccupé et cherchait sincèrement à s’y perfectionner. Jusqu’à ses derniers moments, il n’a cessé de répéter à ceux de ses élèves qui avaient sa confiance qu’il cherchait la véritable voie ; qu’il croyait bien n’en pas être très-éloigné ; mais qu’il sentait cependant qu’il ne l’avait pas encore trouvée. « Les pas que j’ai faits, ajoutait-il, me seront peut-être comptés comme des efforts dignes de louange ; mais il faudrait que quelqu’un prît après le fardeau où je le laisserai, et le portât à sa véritable destination… J’entrevois la route de loin !… mais je n’y suis pas, et je n’aurai pas le temps d’y arriver. »

David possédait plusieurs des plus rares qualités qui constituent réellement un peintre ; il avait un sentiment vrai et fort du naturel dans le mouvement et dans les formes, et la direction de son esprit l’entraînait vers les choses élevées.

Il était resté complétement étranger à l’ironie, si commune de son temps, et plus d’une fois, en parlant des peintures sacrées des maîtres antérieurs à Raphaël, il lui est arrivé de reconnaître que ces premiers artistes devaient aux sujets qu’ils ont traités une bonne partie de la grandeur et de la majesté qu’ils ont imprimée à leurs ouvrages. Pendant qu’il méditait sur son sujet de Léonidas, et que, livré tout entier à l’étude des principes de l’art grec, il nourrissait son esprit et ses yeux de ce que la statuaire antique nous a laissé de plus sévère et de plus beau, frappé en même temps, des beautés analogues qu’il croyait reconnaître dans les vieux maîtres modernes, tels que Giotto, Fra-Angelico da Fiesole, et surtout Pérugin, David s’inspirait tour à tour des compositions fameuses de ces deux époques. Ces études comparatives exercèrent une grande influence sur la réforme qu’il s’efforça d’apporter dans la composition de son nouvel ouvrage, le Léonidas. Déjà, dans ses Sabines, il s’était appuyé de l’autorité des anciens pour dégager, isoler même, chacune de ses figures principales, au lieu de les entasser, selon l’usage académique, afin de former des groupes compacts, et de produire plus facilement de grands effets de lumière et d’ombre. Entraîné par les idées nouvelles que lui avait suggérées la vue de quelques peintures d’Herculanum et de Pompéi, par les descriptions de Pausanias46 à l’occasion des tableaux que Polygnote exécuta dans le Pœcile à Athènes, ainsi que par les compositions sur un seul plan de Pérugin et de quelques-uns de ses prédécesseurs, David conçut la pensée, pour ramener l’art de la composition à cette simplicité antique, d’intéresser le spectateur, non pas comme l’ont fait les peintres depuis le xviie  siècle, en sacrifiant tout à l’effet dramatique, mais, au contraire, en fixant l’attention successivement sur chaque personnage par la perfection avec laquelle il serait traité.

Quelque étrange que puisse paraître ce système de composition à certains esprits qui ne se hasardent pas volontiers dans le domaine des idées étrangères à leur siècle, il faut bien l’admettre, sinon comme parfait, au moins comme ayant été adopté et suivi aux différentes époques où les arts, ayant toute leur importance, étaient traités par les génies réputés les plus forts et les plus élevés. Ainsi, sans parler des tableaux de Polygnote, dont la description ne nous donne qu’une idée vague, la plupart des compositions de Giotto, de Signorelli, de Fra-Angelico et de Pérugin sont disposées d’après ce système. Bien plus, la Dispute du Saint-Sacrement, l’École d’Athènes, la Vierge aux poissons, la Vierge de Foligno, la Sainte Cécile, de l’immortel Raphaël, sont des chefs-d’œuvre, non pas parce qu’ils présentent une scène bien dramatiquement enchaînée, mais seulement parce que chaque personnage, placé presque isolément et se rattachant aux autres plutôt par une pensée que par une attitude et une expression, soumet peu à peu les yeux et l’âme, au lieu de s’attaquer aux passions.

Comme tous les grands artistes, David avait donc le désir instinctif de diriger les effets de son art de manière à obtenir beaucoup de simplicité et une grande élévation ; et si le conflit des idées contraires qui se combattaient à son époque, si l’état de la civilisation de son temps, ne permirent pas que l’on appliquât à l’exercice des arts en 1800 un système qui s’était affaibli même sous le génie de Raphaël, et dont la fondation remontait à vingt-deux siècles, il faut au moins savoir gré à l’auteur des Sabines d’avoir eu le courage de remettre ces antiques idées en honneur, et d’avoir donné des preuves d’un talent assez vigoureux pour communiquer une existence pendant trente ans à des doctrines qui étaient restées sans application depuis Pérugin et Raphaël.

Ces espérances de réforme se présentaient alors plus vives que jamais à l’imagination de David. Rarement il venait corriger ses élèves sans qu’il leur parlât de sa nouvelle composition, des différentes idées qui s’étaient offertes à son esprit, et de la sévérité de style qu’il comptait mettre dans l’exécution de ce dernier ouvrage. Ce fut à cette époque que, voulant exciter ses élèves à s’exercer eux-mêmes à la composition, il institua dans son école un concours mensuel. On choisissait cinq ou six sujets tirés de l’histoire grecque, on les inscrivait sur de petits papiers que l’on jetait dans un chapeau et celui que l’on en tirait au hasard devenait le programme à suivre. Enfin, les dix ou douze sous que chaque concurrent remettait au brave caissier Grandin étaient employés à acheter un livre ou une gravure, prix destiné au vainqueur. Cet usage dura peu. Outre la facilité de composer, comme il fallait encore posséder le talent de faire lestement des croquis, pour présenter des esquisses passables, il se trouva que deux ou trois élèves seulement remplissant à peu près ces conditions, le reste refusa bientôt de se présenter à ce concours. Vermay et Étienne ayant successivement remporté les prix, leurs camarades, après les avoir proclamés deux fois vainqueurs à leurs dépens, leur laissèrent le champ libre.

Mais Étienne, qui déjà avait reçu de nombreuses marques de confiance de son maître, obtint encore de lui une distinction flatteuse, à l’occasion d’une composition qui avait valu à cet élève la première place au concours. Le sujet était Cimon l’Athénien faisant embarquer les femmes et les enfants pour les soustraire aux horreurs d’un siège. Non-seulement David, après le jugement, donna des éloges à son disciple, mais il lui demanda en souriant la permission de garder l’esquisse dans ses cartons.

David peintre, on ne saurait trop le répéter, était d’une bonhomie, d’une sincérité presque enfantine. Toutes les fois qu’il croyait trouver une occasion d’épurer son art, de perfectionner quelque partie de son talent, il faisait le sacrifice de son amour-propre avec une abnégation complète. Entre autres choses qui ne lui étaient pas familières, il ignorait les lois de la perspective, et il lui était impossible de faire la moindre indication, le plus simple croquis d’une figure, sans modèle. Constamment il en faisait l’aveu à ses élèves, en leur recommandant de ne pas tomber dans la même faute que lui. Aussi les forçait-il en quelque sorte d’apprendre la perspective, et leur enjoignait-il de porter toujours sur eux un petit carnet pour y tracer, au moyen de quelques lignes, les scènes, les mouvements et les physionomies qui pourraient attirer leur attention dans les lieux publics.

David louait quelquefois ces talents accessoires chez ses élèves, il les admirait même, tant il regrettait de ne pas les posséder. Étienne eut une occasion de reconnaître l’admirable modestie et l’envie constante de bien faire qui distinguaient ce grand artiste de tous les peintres de son temps. « Mon ami, lui dit-il un jour, lorsqu’il commença à établir sa scène des Thermopyles, il faut que vous me rendiez un service : ce serait, en vous servant du plan topographique du Passage des Thermopyles que voilà, d’en tracer une vue perspective. Vous êtes peintre, vous composez assez bien pour connaître les convenances de notre art ; ainsi, rendez-moi ce service, car je n’ose m’en fier à un ingénieur ou à un démonstrateur de perspective, qui me ferait de la science, ce qui n’est pas mon affaire. » Il faut savoir ce qu’un élève éprouve de respect et d’admiration devant un maître justement célèbre, pour se figurer l’ardeur qu’Étienne mit à résoudre le problème qui lui fut proposé. Des vingt essais qu’il fit, il en acheva trois qu’il porta à son maître, en lui faisant observer sur le plan les trois points de vue différents d’où les aspects avaient été pris. David examina attentivement les trois dessins, puis dit à Étienne : « Merci ; voilà mon terrain ; à présent il faut que je me dispose à livrer ma (p. 223) bataille. » Quelques jours après, pendant l’inspection des études des élèves, il dit en plein atelier : « Je travaille à mes Thermopyles, mes amis ; je commence à disposer l’ensemble de ma composition, mais il faut que vous m’aidiez. » Comme chacun lui lançait des regards interrogatifs pour savoir au juste ce qu’il voulait dire : « Oui, ajouta-t-il, il faut que vous m’aidiez. Il y a longtemps que vous n’avez concouru entre vous pour la composition ; je veux que vous repreniez cet exercice, et je vais vous proposer à l’instant même un sujet : Léonidas au passage des Thermopyles… Vous riez ?… Mais je vous parle très-sérieusement. Faites vos efforts pour trouver quelques bons groupes, quelques figures heureuses d’intention, et je promets d’avance à celui à qui cela arrivera de le récompenser en employant tous mes soins et tout ce qui m’a été départi de talent, pour réaliser son idée sur ma toile. Allons Étienne, dit-il en s’adressant à cet élève, Léonidas et les Spartiates près de livrer combat aux Thermopyles, voilà un beau sujet !… » Il se tut pendant quelques instants, puis : « Je vois, ajouta-t-il, que vous êtes des poltrons, vous laissez là votre maître. »

Le sujet avait séduit Étienne, qui d’ailleurs sentit son amour-propre aiguillonné par la promesse qu’avait faite le maître, d’exécuter dans son tableau une idée heureuse que pourraient lui fournir ses élèves. Dans l’espace d’une semaine, Étienne composa, mit au trait et acheva une esquisse sur le sujet donné47. D’abord il n’osa la présenter à son maître, mais encouragé par les éloges de quelques-uns de ses camarades, entre autres par ceux de Lullin, dans lequel il avait toute confiance, il se décida à montrer son dessin à David. Rien ne saurait mieux faire apprécier les intentions sincères avec lesquelles cet artiste se rendait compte de son art à lui-même, et dictait ses conseils à ses élèves, que la manière dont il reçut l’esquisse qu’Étienne lui présenta.

« C’est vraiment bien, lui dit-il, c’est un sujet si difficile ! vous le savez maintenant. Voilà plusieurs groupes très-bons, bien pensés, bien inventés, et de plus, bien dans le caractère du sujet… Oh ! oh ! il y a là quelques figures, un groupe même, dont je m’arrangerai bien. Voulez-vous me les confier ? dit David en souriant, je vous promets de les soigner. »

La joie d’Étienne était extrême. « Vous avez choisi, ajouta le maître après quelques minutes d’attention et de silence, un autre instant que celui que je me propose de rendre. Votre Léonidas donne le signal pour prendre les armes et marcher au combat, et tous vos Spartiates répondent à son appel. Moi, je veux donner à cette scène quelque chose de plus grave, de plus réfléchi, de plus religieux. Je veux peindre un général et ses soldais se préparant au combat comme de véritables Lacédémoniens, sachant bien qu’ils n’en échapperont pas ; les uns absolument calmes, les autres tressant des fleurs pour assister au banquet qu’ils vont faire chez Pluton. Je ne veux ni mouvement ni expression passionnés, excepté sur les figures qui accompagneront le personnage inscrivant sur le rocher : Passant, va dire à Sparte que ses enfants sont morts pour elle. Figurez-vous, mon cher Étienne, que dans ce tableau, je veux caractériser ce sentiment profond, grand et religieux qu’inspire l’amour de la patrie. Par conséquent, (p. 225) je dois en bannir toutes les passions qui non-seulement y sont étrangères, mais qui en altéreraient encore la sainteté. Votre Léonidas n’est pas le mien, ajouta-t-il en désignant les figures sur l’esquisse, vous l’avez fait animé et décidé à en venir aux mains ; le mien sera calme, il pensera avec une joie douce à la mort glorieuse qui l’attend ainsi que ses compagnons d’armes. Vous devez comprendre à présent, mon ami, le sens dans lequel sera dirigée l’exécution de mon tableau. Je veux essayer de mettre de côté ces mouvements, ces expressions de théâtre, auxquels les modernes ont donné le titre de peinture d’expression. À l’imitation des artistes de l’antiquité, qui ne manquaient jamais de choisir l’instant avant ou après la grande crise d’un sujet, je ferai Léonidas et ses soldats calmes et se promettant l’immortalité avant le combat. Rappelez-vous cette pierre gravée antique représentant Ajax en démence ; on ne le voit pas à l’instant où, hors de lui-même, il égorge les troupeaux en croyant immoler les Grecs : l’artiste l’a montré dans un moment où, reprenant passagèrement l’usage de la raison, accablé de fatigue et honteux de lui-même, il réfléchit tristement, près d’un autel, au milieu des bestiaux qu’il a abattus. Et cet autre camée que vous connaissez bien aussi, où l’on voit Achille pleurant sur le corps de Penthésilée, que ce héros vient de tuer dans un combat ? Quelle belle idée !!! Achille combattant une amazone, une femme, n’était qu’une scène et une pensée vulgaires ; mais Achille, après l’emportement du combat, s’apitoyant sur le sort et la beauté de la guerrière qu’il vient de renverser, c’est une idée grande, morale, et qui, de plus, s’adapte d’une manière merveilleuse aux convenances délicates de l’art… Mais j’aurai bien de la (p. 226) peine, ajouta David, à faire adopter de semblables idées dans notre temps. On aime les coups de théâtre, et quand on ne peint pas les passions violentes, quand on ne pousse pas l’expression en peinture jusqu’à la grimace, on risque de n’être ni compris ni goûté. »

Étienne écoutait toujours en silence ; David examina de nouveau la composition de son élève : « Il y a vraiment de très-bonnes idées, reprit-il en désignant quelques figures ; mais, mon cher Étienne, il faut que je vous dise le secret de notre métier. Pour un peintre, une idée n’est qu’une intention, un projet vague, tant qu’au moyen d’une exécution sûre et savante, l’artiste n’a pu lui donner un corps et la rendre à la fois compréhensible et sensible. Il y a des gens qui ont des idées on ne peut plus heureuses, mais il leur est impossible de les rendre ; c’est évidemment comme s’ils n’en avaient pas. Aussi, malgré l’opinion des gens d’esprit, est-il certain qu’un peintre comme Mazaccio, par exemple, qui n’a guère fait autre chose que d’excellentes études peintes ou des portraits, était réellement un plus grand peintre, un plus grand artiste, qu’une foule de compositeurs à la toise, comme Vasari et d’autres. Je prendrai donc quelques idées dans votre composition, mon cher ami. Si je les rends mal, elles vous resteront ; si je les rends bien, elles m’appartiendront. Au surplus, les idées que je vous prends ne sont peut-être pas les meilleures que renferme votre esquisse ; ce sont celles qui me conviennent le mieux relativement au but que je me propose, et si, comme je l’espère et je le désire, vous parvenez un jour à bien posséder tous les moyens pratiques de votre art, je vous laisse encore dans votre esquisse vingt idées dont deux ou trois seulement, bien rendues, feraient de vous un grand peintre.

« Les Grecs, continuait David, qui certes n’étaient pas à cela près des idées, comme on l’entend de nos jours, les Grecs et leurs artistes en particulier étaient bien pénétrés de cette vérité, qu’une idée ne vaut réellement que par la perfection avec laquelle on la rend et on l’emploie. Repassez dans votre esprit, mon cher Étienne, les types des principales statues de l’antiquité, et vous verrez que le nombre en est assez restreint. Cependant, tous les artistes grecs se conformant à ces mêmes types, à ces mêmes idées, ne se sont pas distingués en en inventant de nouveaux, mais en y apportant toujours des modifications, des perfections, qui rajeunissaient et complétaient le type primitif, l’idée première. Avoir de l’imagination ne consiste pas seulement à trouver une idée, car cette faculté n’agit pas avec moins de force lorsque l’on cherche des ressources pour la rendre, pour la faire valoir et lui donner cours dans l’esprit de nos semblables. Ainsi, mon cher Étienne, ne négligez pas la pratique de votre art, c’est le seul moyen de rendre vos idées profitables. »

Tel était le cercle de pensées dans lequel l’esprit de David s’agitait en composant son tableau de Léonidas. Lorsqu’il eut posé les fondements de ce nouveau travail, il vint encore réclamer l’assistance de ses élèves pour l’aider à en tracer l’esquisse. L’exercice de la natation était fort à la mode alors à Paris, et parmi les élèves de David, il y en avait plusieurs qui s’y distinguaient. Ce goût assez général se liait avec celui que les fêtes publiques et l’amour de l’antiquité avaient inspiré pour tous les exercices gymnastiques et athlétiques. La plupart des jeunes gens qui fréquentaient les bains publics, ou faisaient des parties de natation sur la Seine, entre les ponts de Paris, étaient tout aussi connus par l’élégance de leur stature et l’agilité de leurs mouvements que par les traits de leur visage. Les élèves des écoles de peinture se distinguaient entre tous, et dans l’atelier de David on comptait plusieurs jeunes gens remarquablement beaux et agiles.

David profita tout à la fois de cet avantage et de leur complaisance pour tracer, d’après une douzaine d’entre eux, le groupe du tableau des Thermopyles, qui se compose des divers personnages peignant leurs cheveux, agrafant leur chaussure, ou présentant des couronnes de fleurs près de celui qui écrit sur le rocher. Ce croquis remarquable, tracé à l’atelier même des élèves, devint le point de départ de l’ensemble de la composition. Car longtemps David resta indécis au sujet de l’attitude de Léonidas, qu’il n’arrêta définitivement qu’en s’inspirant d’une figure à peu près posée de la même manière, gravée sur une pierre antique.

Lorsqu’il commença l’exécution de cet ouvrage, il prit pour l’aider dans ce travail Langlois, l’un de ses élèves, qui alors était devenu dessinateur et praticien fort habile. En cette occasion, David redoubla d’efforts pour purifier encore son dessin et son style, et il était parvenu à ébaucher presque entièrement son tableau, lorsque des événements politiques de la plus haute importance en suspendirent l’exécution.

Bonaparte avait quitté l’Égypte, et après le 18 brumaire (1798) an VIII, s’était emparé des rênes du gouvernement. Il était premier consul de la république française.

David ne tarda pas à faire acte de soumission entre les mains du nouveau chef de l’État. Cependant, pour ne laisser ignorer aucune des oscillations qui agitaient continuellement l’esprit de cet artiste, il faut dire que dans la solitude de son atelier, et l’imagination échauffée par le dévouement des trois cents Spartiates dont il retraçait l’histoire, ses vieilles idées républicaines reprenaient souvent le dessus. « Je veux au moins, disait-il quand il était content de son ouvrage, montrer mon patriotisme sur la toile. » C’était à peu près la disposition d’esprit où il se trouvait, lorsque la révolution du 18 brumaire s’accomplit.

Ce fut précisément Étienne qui vint lui raconter comment les choses s’étaient passées à Saint-Cloud, la fuite des deux conseils et la réussite du nouveau César. « Allons, dit David, j’avais toujours bien pensé que nous n’étions pas assez vertueux pour être républicains… Causa… diis placuit… Comment donc est la fin, Étienne ? — Victrix causa diis placuit sed victa Catoni. — C’est ça même, mon bon ami. Sed victa Catoni, répéta-t-il plusieurs fois, en lâchant à chaque reprise une bouffée de fumée de sa pipe, qu’il tenait en ce moment. »

Soit par admiration sincère pour le mérite de David, soit par un instinct prophétique qui lui faisait deviner l’emploi qu’il pourrait faire des talents de cet artiste, Bonaparte lui témoigna toujours de la bienveillance. On n’a pas oublié l’asile qu’il lui offrit à son armée, lors des troubles qui précédèrent la journée du 18 fructidor ; le peintre des Horaces fut également un des personnages célèbres qu’il attira près de lui dès les premiers jours du consulat. C’était ordinairement à l’heure de son déjeuner que le premier consul entretenait David. Lorsqu’on organisa les autorités nationales d’après la nouvelle constitution, Bonaparte dit un jour à l’artiste : « qu’il avait mieux aimé le laisser à ses pinceaux que de lui donner une place. — Je n’en ai point de regret, répondit David, le temps et les événements m’ont appris que ma place est dans mon atelier. J’ai toujours un grand amour pour mon art, je m’en occupe avec passion, je veux m’y livrer exclusivement. D’ailleurs, les places passent, et j’espère que mes ouvrages resteront. »

Le pouvoir du premier consul était trop loin d’être tel que Bonaparte le convoitait, pour que cet homme donnât encore beaucoup de temps à des projets dont il ne devait s’occuper qu’un peu plus tard. Sa popularité et sa puissance ayant été bientôt affermies par la victoire de Marengo, à son retour à Paris, il pensa, sérieusement cette fois, à faire faire son portrait par David. Il fit venir le peintre et l’entretint en présence du ministre de l’intérieur, Lucien Bonaparte, son frère.

« Que faites-vous en ce moment ? lui demanda le premier consul.

— Je travaille au tableau du Passage des Thermopyles.

— Tant pis ; vous avez tort, David, de vous fatiguer à peindre des vaincus.

— Mais, citoyen consul, ces vaincus sont autant de héros qui meurent pour la patrie, et, malgré leur défaite, ils ont repoussé pendant plus de cent ans les Perses de la Grèce.

— N’importe, le seul nom de Léonidas est venu jusqu’à nous. Tout le reste est perdu pour l’histoire.

— Tout, interrompit David… excepté cette noble résistance à une armée innombrable. Tout !… excepté leur dévouement, auquel leur nom ne saurait ajouter. Tout !… excepté les usages, les mœurs austères des Lacédémoniens, dont il est utile de rappeler le souvenir à des soldats. »

Ce fut à la suite de cet entretien que le premier consul manifesta à David le désir qu’il peignît son portrait. Le peintre attendait depuis longtemps l’occasion de s’occuper de cet ouvrage ; il accepta avec empressement, témoigna l’intention de commencer aussitôt, et pria le premier consul de lui indiquer le jour où il viendrait poser. « Poser ? » dit Bonaparte qui avait déjà laissé voir auparavant combien ce genre de contrainte lui était désagréable, « à quoi bon ? Croyez-vous que les grands hommes de l’antiquité dont nous avons les images aient posé ?

— Mais je vous peins pour votre siècle, pour des hommes qui vous ont vu, qui vous connaissent ; ils voudront vous trouver ressemblant.

— Ressemblant ? ce n’est pas l’exactitude des traits, un petit pois sur le nez, qui font la ressemblance. C’est le caractère de la physionomie, ce qui l’anime, qu’il faut peindre.

— L’un n’empêche pas l’autre.

— Certainement Alexandre n’a jamais posé devant Apelles. Personne ne s’informe si les portraits des grands hommes sont ressemblants. Il suffit que leur génie y vive.

— Vous m’apprenez l’art de peindre, dit David, après cette observation.

— Vous plaisantez ; comment ?

— Oui, je n’avais pas encore envisagé la peinture sous ce rapport. Vous avez raison, citoyen premier consul ; eh bien ! vous ne poserez pas. Laissez-moi faire, je vous peindrai sans cela. »

David sortit du cabinet de Bonaparte avec Lucien son frère, qui revint sur le tableau du Passage des Thermopyles et dit enfin à l’artiste : « Voyez-vous, mon cher, il n’aime que les sujets nationaux, parce qu’il s’y trouve pour quelque chose. C’est son faible ; il n’est pas fâché que l’on parle de lui. » Plusieurs fois Bonaparte avait trouvé l’occasion, en s’entretenant avec David, de lui dire que s’il le peignait, il voudrait être représenté calme sur un cheval fougueux. Le peintre combina cette idée avec le passage des Alpes par Bonaparte, et arrêta la composition du portrait équestre de ce célèbre personnage. Quoiqu’il y eût une gravité habituelle dans les idées de David, son imagination mobile lui faisait changer assez brusquement de résolution. On sait à quel point il était préoccupé de la composition et de l’exécution de son Léonidas, tableau qui lui tenait au cœur, non-seulement comme ouvrage d’art, mais aussi comme expression des sentiments patriotiques et républicains qu’il ne voulait plus exprimer qu’avec son pinceau ; et cependant quelques réflexions hasardées par le premier consul, l’envie de peindre le moderne Annibal traversant les Alpes, lui firent abandonner, au moins pour longtemps, Léonidas et ses compagnons.

En jetant un coup d’œil sur les variations de David, si rigide républicain en théorie, et toujours allant au-devant du pouvoir, quelque absolu qu’il fût, il semble que cet homme ait rassemblé en lui toutes les oppositions d’idées qui caractérisent les Français, républicains d’opinion et monarchiques par les mœurs, comme les a si spirituellement définis Chateaubriand.

Étienne se trouva dans l’atelier où David avait commencé le Léonidas, lorsque l’artiste, cédant aux observations du vainqueur de Marengo sur les illustres vaincus des Thermopyles, interrompit brusquement son travail commencé pour entreprendre le portrait du héros du jour. Plusieurs élèves furent employés à faire le dérangement et l’arrangement des toiles ; celle des Thermopyles fut reléguée dans un enfoncement,

bientôt le bruit des marteaux se fit entendre, puis tout fut mis en mouvement pour monter le châssis et la toile sur laquelle David portait déjà les yeux avec impatience, pour y tracer la nouvelle composition qui le préoccupait.

Bonaparte avait totalement subjugué David. Vers cette même époque, lorsque le premier consul organisait le nouveau gouvernement, il fit venir le peintre pour le consulter sur le costume que porteraient les grands fonctionnaires de l’État. David, toujours enclin à l’imitation des anciens, imagina d’abord et fit même les dessins d’un habillement dont la forme et la coupe se rapprochaient de celles de l’uniforme des élèves de l’École de Mars. Mais ce projet n’eut pas plus de succès auprès de Bonaparte que la composition des Thermopyles ; et quelques jours après avoir reçu les dessins de costumes qu’il avait demandés, il fit prendre tout à coup l’habit français, la culotte courte, les souliers à boucle, l’épée et le chapeau à trois cornes, aux ministres et à tous les grands fonctionnaires. Bien plus, David lui-même fut un des premiers à reprendre ce costume de l’ancien régime pour aller à la nouvelle cour du premier consul ; on fit même la remarque qu’il était de ceux qui, ayant le mieux conservé la tradition, le portaient avec le plus d’aisance et de dignité.

La conversion de David à la monarchie fut, à ce moment du moins, si complète et l’on peut même dire si sincère, qu’il ne s’aperçut pas de son changement d’idées et de costume. Il avait repris dans son langage et ses manières les habitudes de politesses qui d’ailleurs lui étaient naturelles, et sous son habit de soie, avec ses boucles et son épée à nœud, il était impossible de retrouver le républicain de 93, tant David avait dépouillé en effet l’homme de cette époque.

Il y a même quelques raisons de croire que vers ce temps, lorsque le premier consul travaillait avec ardeur à l’organisation du gouvernement, David, malgré sa résolution de rester étranger à la politique, n’aurait pas été éloigné cependant d’accepter les fonctions de surintendant général des arts en France. Le bruit courut alors que, circonvenu par quelques personnes de sa famille, il avait laissé percer à cet égard quelques espérances qui ne furent pas bien accueillies par le chef de l’État.

Une lettre confidentielle de ce brave et honnête Moriez, outre les détails curieux qu’elle renferme sur cet élève de David, si passionné pour son art, si mal servi par ses dispositions et si modéré dans ses désirs, quand tous les cœurs étaient agités par l’ambition, prouve encore que l’idée d’avoir la haute main sur les arts et les artistes préoccupa David au moins quelque temps à cette époque. Voici ce que Moriez, bien plus occupé du choix de bonnes couleurs que du grade militaire qu’on lui offrait, écrivait alors à son condisciple Ducis :

« Paris, ce 18 ventôse an VIII.

« Je me suis aperçu, mon cher ami, que j’avais commis une erreur dans l’envoi de vos couleurs. Je ne vous ai point envoyé de brun-rouge et en place je vous ai adressé une bouteille de terre-d’Italie.

« J’ai dîné hier chez Marmont (aide de camp du premier consul alors). Il part aujourd’hui chargé d’une mission importante pour la Hollande. Ce voyage emploiera une quinzaine. Après cela il se disposera à partir pour l’armée du Rhin, que Bonaparte ira commander en personne. On veut porter des coups terribles pour forcer à la paix, et je ne doute pas que Bonaparte ne mette le comble à sa gloire, si cette fortune qui l’a si bien servi jusqu’à présent le favorise encore.

« J’aurais eu une belle carrière à remplir, soit que je fusse entré dans le militaire ou dans l’administration civile ou des armées. Marmont et bien d’autres de nos camarades à l’École militaire m’ont vivement sollicité d’accepter quelque emploi. Mais j’ai tenu ferme. Il faut que la froide raison fasse taire les illusions de l’amour-propre et de l’intérêt. Car enfin, après quatre ans passés à étudier dans l’atelier de David, il faut en recueillir le fruit. Or pour cela il est indispensable que je fasse au moins un ouvrage…

« David a refusé la place de peintre du gouvernement : je pense qu’il s’est piqué. Cette dénomination est insignifiante ; il aurait voulu être déclaré ministre des arts, premier peintre de France, surintendant des bâtiments, etc., ou plutôt, sous quelque titre que ce soit, avoir une influence suprême. Son caractère le poussait bien moins à cela que la personne que vous savez. Qu’il se contente d’être le premier par ses ouvrages, et qu’il ne se charge pas de gouverner même la république des arts. »

Pendant l’exécution du portrait du premier consul traversant les Alpes, Étienne fut témoin d’une scène assez comique. Il avait été convenu que Bonaparte ne poserait pas. Mais outre les visites journalières que lui faisait David à l’heure du déjeuner, on avait eu soin de mettre à la disposition du peintre toutes les pièces de l’habillement que Bonaparte portait à Marengo. L’habit du général, l’épée, les bottes et le chapeau étaient là dans l’atelier, et l’on en avait affublé un mannequin.

Un jour que Ducis, Alexandre et Langlois, qui assistait alors David et fit par la suite une fort bonne copie du portrait équestre de Bonaparte, étaient ainsi qu’Étienne dans l’atelier avec leur maître tous étaient rangés autour du mannequin revêtu des habits de Bonaparte, examinant avec une curiosité insurmontable ces épaulettes, ce chapeau, cet habit et cette épée témoins sourds et muets de la fameuse campagne de Marengo. Chacun disait son mot plus ou moins juste, plus ou moins piquant, lorsque David, dont les mains et les pieds étaient assez délicats, se prit à dire, après avoir fait observer la petitesse des bottes de Bonaparte, qu’ordinairement les grands hommes ont les extrémités déliées. Cette remarque, qui pouvait s’appliquer heureusement au peintre, fut vivement approuvée par ses élèves, dont l’un ajouta : « Et ils ont la tête grosse. » David, avec sa bonhomie qui allait parfois jusqu’à la puérilité, dit aussitôt en prenant le chapeau du vainqueur de Marengo : « Il a raison celui-là ; voyons donc un peu » ; puis le portant sur sa tête, qui était très-petite, il se mit à éclater de rire en s’apercevant que la large coiffure lui tombait jusque sur les yeux.

Ce portrait équestre occupa exclusivement David assez longtemps, car il en fit faire sous ses yeux plusieurs copies, qu’il retoucha même souvent et avec grand soin. C’est une de ses productions auxquelles il attachait le plus d’importance.

Quoique David, par sa discrétion habituelle et par l’assiduité avec laquelle il s’occupait de son art, éloignât le souvenir du temps où il avait pris part aux affaires publiques, il se présenta cependant une occasion qui faillit troubler son repos ainsi que celui de quelques hommes jetés comme lui autrefois dans la tempête révolutionnaire. Topino Le Brun, à qui David son maître avait prêté l’atelier du Jeu de Paume, fut impliqué avec Demerville, Ceracchi et Aréna, dans une conspiration qui avait pour objet le meurtre du premier consul.

Topino, natif de Marseille, avait pris, ainsi que beaucoup d’artistes, une part très-active à la révolution de 1789. Son exaltation était telle, que David lui-même, craignant les écarts auxquels pourrait se livrer son élève s’il allait à Paris, lui conseilla de rester en Italie pour calmer sa tête et perfectionner ses études. Topino suivit le conseil de son maître, sans toutefois en tirer grand profit, car ses passions révolutionnaires y devinrent plus ardentes, et son talent y gagna peu. Pendant les années sanglantes de 1792-93, il remplit à Paris les fonctions de juré au tribunal révolutionnaire, et sous le gouvernement du Directoire, il ne cessa de prendre part à ces conciliabules qu’entretenaient alors les hommes dits terroristes. Vers cette même époque, il suivit Bassal, envoyé secret en Suisse, et là, tout en s’occupant de son art, il prit goût aux intrigailleries politiques. Sa réputation était si bien établie à Paris, que, quoiqu’il résidât encore en Suisse, il fut désigné comme l’un des agents présents à l’attaque du camp de Grenelle. Déjà il avait été compris dans les mandats décernés contre les complices de Babeuf.

Rentré en France en 1797, il reprit ses pinceaux et acheva le tableau de la Mort de Caius Gracchus ; puis bientôt après, en 1799, il figura parmi les jacobins du manége, reste obstiné des partisans du gouvernement de Robespierre et du système de Babeuf. C’était un homme comme les événements de ce temps en mirent beaucoup en évidence. Sans instruction solide, peu susceptible d’application, dépourvu de grands talents, Topino était au fond un honnête garçon, qui, séduit par l’espérance des améliorations sociales et politiques que la révolution avait fait concevoir, s’était peu à peu guindé jusqu’à un état permanent de fureur concentrée contre tout ce qui semblait faire obstacle à ses vues. À ce travers il joignait celui de quelques artistes de son temps, qui, ne rêvant que la Grèce, que Rome, et que la chute des tyrans, mettaient une toge et s’armaient d’un poignard pour frapper un mannequin couronné comme César. En effet, le pauvre Topino Le Brun, qui, même après l’établissement du gouvernement consulaire, ne put renoncer à ses habitudes de conspirateur, fut condamné à mort pour avoir dessiné le modèle des poignards avec lesquels Demerville, Ceracchi et Aréna, s’étaient proposé d’assassiner le premier consul.

Pendant le procès auquel cette affaire donna lieu, les hommes anciennement attachés au parti de Robespierre, furent surveillés de très-près. David eut particulièrement à supporter quelques épreuves d’autant plus pénibles pour lui, qu’elles réveillèrent le souvenir d’un temps de sa vie qu’il cherchait à faire oublier, et que sa position fausse ne lui permit pas en cette occasion de tenter, pour sauver son élève Topino de la mort, tous les efforts qu’il aurait désiré faire.

Le complot d’assassinat contre le premier consul devait recevoir son exécution à l’Opéra, le jour de la première représentation des Horaces, dont la musique avait été composée par un Italien nommé Porta, auquel David avait donné asile dans sa maison. Ce pauvre musicien, désirant assurer le succès de son ouvrage, avait mis à la disposition de David un assez grand nombre de billets pour être distribués à ses élèves. Obligé de faire un voyage en campagne, David remit les billets à Alexandre, en le priant de les distribuer entre ses camarades. Cette circonstance força David et Alexandre de comparaître au tribunal comme témoins à décharge pour Topino, qui, en effet, avait réclamé et reçu une portion des billets. Alexandre fit une déposition insignifiante et évasive ; quant à la déclaration de David, elle porta entièrement sur le mérite de Topino comme artiste, et il n’y fut rien dit touchant les opinions et la moralité de l’accusé. En effet, l’embarras du nouveau courtisan de Bonaparte devait être grand dans cette circonstance, puisqu’il fallait se taire ou condamner en Topino un crime politique que lui David avait commis, quelques années avant, envers la personne de Louis XVI.

L’échauffourée de Ceracchi et de Topino contraria donc beaucoup ceux des anciens partisans de Robespierre qui fréquentaient alors la cour du premier consul ; et, pour dire la vérité, il est vraisemblable que, soutenus tout à la fois par l’opinion publique qui faisait bon marché de ces derniers Brutus, et par la volonté de Bonaparte très-disposé à s’en défaire, les républicains convertis prirent assez tranquillement la sentence qui condamnait à mort des extravagants toujours prêts à troubler le repos que beaucoup d’entre eux commençaient à trouver assez doux. Rien n’est plus gênant pour un parti vaincu et qui a capitulé que la persévérance de ceux qui préfèrent mourir plutôt que de se rendre.

Cependant la haute destinée de Bonaparte allait s’accomplir. Déjà maître de la France au moment où il venait de préluder au rétablissement des idées monarchiques en instituant l’ordre de la Légion d’honneur, il n’était plus indécis que sur le titre qu’il devait prendre. Se ferait-il roi ou empereur ? telle était la question qu’il se posait à lui-même et qu’il eut l’art de faire agiter à chacun. Mais si l’on disputait encore sur le titre, on s’accordait sur la nature du pouvoir, surtout depuis que, par une combinaison aussi habile que hardie, le chef de l’armée et de l’État, le premier consul, sous prétexte de récompenser les services militaires et civils, mit sur la poitrine de ses compagnons d’armes, et sur celles des royalistes et des républicains qui s’étaient rangés sous sa protection, un signe uniforme qui ne fit qu’un corps de ces éléments divers.

La satisfaction tant soit peu puérile avec laquelle David porta toute sa vie l’étoile de la Légion d’honneur est un trait qu’il faut ajouter à tout ce que l’on sait déjà des opinions contraires qui ont traversé en tout sens l’esprit de cet artiste. Ainsi que ceux qui désiraient alors voir le premier consul monter sur le trône impérial, David invoquait l’exemple de Charlemagne entouré de ses preux ; et les républicains convertis, surtout, trouvaient naturel et juste qu’à une dynastie épuisée comme celle des Bourbons, en succédât une nouvelle, et qu’enfin le nouveau chef de race s’entourât d’une noblesse choisie parmi les hommes qui s’étaient rendus utiles par leur valeur et par leurs talents.

Parmi les causes secondaires qui ont facilité l’élévation de Napoléon au trône, cette idée fut peut-être l’une des plus puissantes ; car il n’y eut pas un de ceux qui le saluèrent empereur qui ne se flattât au fond de l’âme de devenir un jour ou l’autre duc, comte ou au moins baron de l’empire. Enfant de la révolution, Napoléon devenu empereur établit l’équilibre dans sa cour en partageant ses faveurs entre les hommes dont les principes étaient le plus opposés. D’un gentilhomme de l’ancien régime il fit un chambellan, tandis qu’il nomma le collègue, l’ami de Robespierre, son premier peintre ; car peu après que Napoléon eut été proclamé empereur, David reçut avec une reconnaissance respectueuse cette distinction, contre laquelle il s’était élevé avec tant de véhémence autrefois.

Avant même que la cérémonie du couronnement eût eu lieu, l’impatient Napoléon fit venir son premier peintre et lui commanda quatre grands tableaux destinés à la décoration de la salle du trône : 1° le Couronnement de Napoléon ; 2° la Distribution des aigles au champ de Mars ; 3° l’Intronisation de Napoléon dans l’église de Notre-Dame ; 4° l’Entrée de Napoléon à l’hôtel de ville. Cet ordre de l’empereur remplit de joie le cœur de David, et l’artiste était si impatient d’obéir à son nouveau maître, qu’une semaine était à peine écoulée que l’idée des quatre compositions était déjà dessinée sur le papier.

L’histoire de Charlemagne et de ses preux, à laquelle on avait donné du retentissement dans le public pour ramener les esprits aux habitudes monarchiques, quand Bonaparte voulut passer de la dignité de consul à celle d’empereur, ne fut pas sans influence sur la réaction qui se déclara alors contre le mode sévère de peinture que David avait adopté ; et en effet, c’est particulièrement à compter de cette époque, 1803, que les idées chevaleresques et les sujets tirés de l’histoire moderne ayant été remis en vogue, un certain nombre d’artistes abandonnèrent le musée des Antiques du Louvre pour fréquenter celui des Petits-Augustins.

L’Assemblée constituante, après avoir décrété que les biens du clergé appartenaient à la chose publique, avait encore chargé son comité d’aliénation de veiller à la conservation des monuments des arts recueillis dans les établissements religieux. M. de la Rochefoucauld, président de ce comité, désigna des savants et des artistes pour procéder au choix des monuments et des livres qu’il importait de conserver. La municipalité de Paris, spécialement chargée de l’exécution de ce décret, nomma aussi d’autres savants, d’autres artistes pour les adjoindre aux premiers. Ainsi réunis, ces savants formèrent une commission des monuments. On chercha un endroit convenable pour recevoir les objets précieux que l’on désirait préserver de la destruction, et le comité d’aliénation choisit l’église, le cloître et le jardin des Petits-Augustins pour y placer les monuments de sculpture et les tableaux, dont la conservation fut confiée à Alexandre Lenoir, en janvier 1791. Telle fut l’origine du Musée des monuments français, qu’un sentiment religieux mal entendu fit détruire pendant la restauration.

Le conservateur Lenoir avait réuni et classé là, par ordre de temps, les monuments à la fois religieux et historiques que le hasard et le zèle avaient pu soustraire à la destruction. C’était sans doute un grand malheur que tant d’ouvrages eussent été enlevés aux églises de France, pour lesquelles ils avaient été faits originairement ; cependant on ne peut nier que leur réunion en un seul lieu, que la comparaison immédiate que l’on put en faire, n’aient donné à ces monuments une importance qu’ils n’auraient jamais acquise sans cette circonstance. Ils excitèrent d’abord la curiosité, puis un intérêt très-vif, chez quelques hommes qui s’occupaient d’art, d’antiquité et d’histoire, et à l’époque

du consulat et dans les premières années de l’empire, ce musée rassemblait déjà un certain nombre d’hommes qui firent une étude sérieuse des mœurs et de l’histoire de notre pays.

Parmi les élèves de David qui le fréquentaient avec assiduité et qui en retirèrent le plus de fruit, on distinguait Roquefort, à qui on doit plusieurs écrits sur la littérature du moyen âge et un dictionnaire de la langue romane ; Révoil, peintre, antiquaire, et son ami Fleury Richard, qui se vouèrent dès cette époque à représenter des sujets tirés de l’histoire de France ; le comte de Forbin, que son goût portait vers les scènes chevaleresques, et son ami Granet, dont toute l’Europe a si vivement goûté les intérieurs de cloîtres et de couvents ; puis Verinay, le jeune homme si étourdi, si turbulent d’abord, qui, au milieu des statues des rois et des grands hommes de notre pays, sentit naître en lui le désir de se livrer à un genre où il eût certainement obtenu de grands succès, si la mort ne l’eût pas arrêté au milieu de sa carrière. Ces artistes, et d’autres encore, allaient s’inspirer au musée des Petits-Augustins ; et c’est à compter de cette époque que le genre anecdotique, traité avec talent par quelques peintres, commença à détourner l’attention du public, dirigée presque exclusivement jusque-là sur la peinture de haut style.

Toutefois David, qui possédait à un si haut degré l’art d’enseigner, loin de contrarier la prédilection que plusieurs de ses élèves montraient pour le musée moderne, les laissa suivre leur penchant : « Il vaut bien mieux, disait-il, faire de bons tableaux de genre que de médiocres peintures d’histoire. »

Mais lui-même il n’échappa pas entièrement au goût nouveau qui s’était introduit dans l’art, non pas tant encore par la vue des anciens monuments français, que par les brillantes compositions de son élève Gros sur des sujets contemporains. Évidemment le peintre de la Peste de Jaffa avait frayé une route nouvelle, et David, toujours impatient d’explorer toutes les voies de son art, mettant de côté la rigueur des principes grecs, le nu, Léonidas et les rêveries républicaines, tout dévoué désormais à l’empereur Napoléon, n’eut plus d’autre idée que de peindre la scène du couronnement, l’un de ses chefs-d’œuvre.

IX. Élèves célèbres de David. — Écoles rivales. — 1805-1810.

Depuis Poussin et Lesueur, aucun peintre français célèbre n’a aimé et cultivé son art avec autant d’ardeur et de sincérité que David. Contre l’habitude de la plupart des artistes, dont le talent une fois formé reste invariablement le même, l’auteur des Horaces, du Socrate, du Marat, des Sabines, mettait volontairement de côté tout ce que l’expérience lui avait appris, aussitôt que la nouveauté d’un sujet lui faisait entrevoir un mode nouveau pour le rendre. Ainsi, ce fut avec une naïveté vraiment remarquable qu’il éloigna de sa pensée ses premiers systèmes et le souvenir des ouvrages de l’antiquité, quand il résolut de faire, comme il le disait lui-même, une peinture-portrait du couronnement de Napoléon.

L’émulation, pure de toute jalousie, qu’excitèrent en lui à cette époque les succès que son élève Gros venait d’obtenir en peignant des sujets contemporains, est un fait non moins remarquable ; et pendant l’exécution du Couronnement, David parla plus d’une fois de l’auteur de la Peste de Jaffa comme d’un rival qui avait ranimé sa verve et étendu le cercle de ses idées.

Nous laisserons David achever ce grand ouvrage. Les détails de son exécution n’apprendraient rien de nouveau sur les hautes combinaisons de l’art, puisque en cette occasion l’artiste se proposa particulièrement l’imitation simple de la nature. Il fut assisté dans ce long travail par M. Rouget, son élève, qui joignait la double qualité d’être un excellent praticien à celle d’entrer facilement dans toutes les idées de son maître, auquel il était entièrement dévoué48.

Il n’est échappé à l’observation d’aucun lecteur que la célébrité et l’apparition d’un nouveau personnage, pour lequel David se prenait d’enthousiasme, ont ordinairement échauffé et soutenu sa verve, chaque fois qu’il a exécuté l’un de ses ouvrages importants. Les Horaces et Brutus, Bailly, Mirabeau et Marat, Léonidas et Bonaparte, ont été successivement ses héros de prédilection, depuis 1783 jusqu’en 1804.

Fort par sa volonté, et entouré du prestige de son trône naissant, Napoléon eut sans doute une prodigieuse influence sur l’esprit de David, puisqu’il le fit renoncer à peindre les Thermopyles pour retracer son couronnement. Cependant, de tous les personnages qui assistèrent à cette mémorable cérémonie, ce n’est peut-être pas l’Empereur qui a le plus puissamment fécondé l’imagination de l’artiste.

Lorsque, en 1797, David, traçant le profil de Bonaparte sur le mur de l’atelier de ses élèves, disait : Mes amis, voilà mon héros ! il était sincère. Mais s’il eût osé faire un aveu de la même sorte en 1804, il se serait certainement écrié en sortant de chez Pie VII : Voici mon pape !

Le caractère noble et simple de ce pontife était sans doute de nature à faire naître, même chez les Français si peu dévots alors, le sentiment de bienveillance et de respect que tout le monde exprima à ce vieillard ; mais il serait difficile de se faire une idée de l’espèce de ravissement où se trouvait David après les visites qu’il rendait à Pie VII. « Ce bon vieillard, disait-il, quelle figure vénérable ! Comme il est simple… et quelle belle tête il a ! Une tête bien italienne ; l’enchâssement de l’œil grand, bien prononcé !… Celui-là est vraiment un pape ; c’est un vrai prêtre… Il est pauvre comme saint Pierre ; les dorures de ses habits sont fausses !… Mais cela n’est que plus respectable… Enfin, c’est évangélique, à la lettre… Ce brave homme, continuait David en souriant, il m’a donné sa bénédiction… Eh ! mon Dieu oui… Cela ne m’était pas arrivé depuis que j’ai quitté Rome… Oh ! il a bien la tradition, il porte bien sa main avec sa bague… Il était beau à voir ; cela m’a rappelé Jules II que Raphaël a peint dans l’Héliodore du Vatican… Mais notre Pie VII vaut mieux. C’est un vrai pape, celui-là ! pauvre, humble ; il n’est que prêtre, tandis que Jules II, Léon X même, étaient des ambitieux, des mondains. Il faut cependant leur rendre cette justice : ils aimaient les arts ; ils ont poussé Michel-Ange et Raphaël. Enfin, ajoutait l’artiste, entraîné par le souvenir de ces grands protecteurs et par l’idée de l’homme qui venait de lui commander quatre immenses tableaux, les grands souverains peuvent faire de grandes choses. Jules II, Léon X, François Ier, Louis XIV, tous ces gens-là ont été de grands princes et ont fait fleurir les arts… Je sais bien qu’on peut leur objecter la Grèce républicaine… Périclès n’était ni roi ni pape… quoique, si on y regarde de bien près, on pourrait bien voir en lui une espèce de dictateur… Hein ? N’est-ce pas ?… Mais Pie VII aime les arts ; Sa Sainteté s’est mise à ma disposition pour que je fisse une étude d’après elle et le cardinal Caprara… J’avoue que j’ai longtemps envié aux grands peintres qui m’ont précédé des occasions que je ne croyais jamais rencontrer. J’aurai peint un empereur et enfin un pape ! »

Il suffit en effet de voir la composition du Couronnement, pour reconnaître que ce dernier personnage, les cardinaux, les prêtres et tout ce qui se rattache à la partie religieuse de cette cérémonie, forment le groupe principal sur lequel David a dirigé instinctivement l’effort de tout son talent.

Il employa trois ans à l’exécution de cet immense ouvrage. David était alors à l’apogée de son talent, jouissant de toute la célébrité qu’il s’était acquise, non-seulement par ses propres ouvrages, mais encore par l’éclat toujours croissant qu’avaient jeté ses principaux élèves, depuis 1780 jusqu’en 1808. Cette dernière portion de sa gloire, dont l’importance est loin de le céder à la première, mérite d’être étudiée et connue, puisqu’elle est le complément indispensable de l’histoire de cette école célèbre.

De tous les disciples de David dont les noms et les ouvrages sont restés, Drouais est le plus ancien49. À l’âge de vingt et un ans, il traita le sujet de la Cananéenne, qui lui fit décerner le grand prix académique. Deux ans après il exécuta à Rome le tableau de Marius menacé par le Cimbre, et mourut dans cette ville, épuisé de travail et enfin frappé par la petite vérole.

Les souvenirs qu’a laissés ce jeune artiste sont touchants. Adoré de sa famille, né avec de la fortune, cher à tous ses camarades à cause de sa bonté et de sa bienfaisance, il fut l’élève chéri, l’ami de son maître. On cite le passage d’une lettre écrite par ce dernier, où il exprime la haute estime qu’il avait pour ce disciple distingué à tous égards : « Je pris, dit-il, le parti de l’accompagner en Italie, autant par attachement pour mon art que pour sa personne. Je ne pouvais plus me passer de lui ; je profitais moi-même en lui donnant des leçons, et les questions qu’il m’adressait seront des leçons pour ma vie. J’ai perdu mon émulation. »

Outre les deux ouvrages de Drouais exposés au Louvre, la Cananéenne et le Marius, il reste encore dans la famille de ce peintre quelques études, un Philoctète éventant sa plaie en lançant un regard de reproche vers le ciel, et l’esquisse d’un tableau de Régulus qu’il se proposait de commencer, lorsqu’il fut surpris par la mort.

Dans l’ensemble de ces productions, mais particulièrement dans les deux qui sont au Musée, on reconnaît un talent véritable, développé même d’une manière extraordinaire dans un si jeune homme ; et en comparant l’exécution matérielle des deux tableaux de Drouais avec celle des Horaces, on y trouve assez peu de différence, la supériorité du maître se manifestant surtout par la hardiesse des attitudes et la grandeur du dessin. Cette précocité dans la pratique de la peinture est sans doute un fait remarquable, et qui explique l’admiration extraordinaire qu’excita à Paris le Marius de Drouais ; cependant cette qualité, qui avait quelque chose d’excessif chez ce jeune artiste, n’est pas toujours d’un favorable augure. Si dans la scène des Horaces on saisit quelques dispositions théâtrales, presque partout on sent la tendance vers retour à la simplicité. Le Marius de Drouais, au contraire, provoqua une observation inverse ; aussi, sans préjuger indiscrètement de l’avenir possible de ce peintre, mort à la fleur de l’âge, doit-on le considérer tel que nous le connaissons, comme un peintre qui n’était encore qu’un très-habile imitateur de son maître.

Vers le temps où Drouais mourait à Rome, David avait achevé le Socrate et le Brutus à Paris, et comptait au nombre de ses élèves, Fabre, Girodet, Gros et Gérard (1788-1789), se disputant le prix du concours pour devenir pensionnaires de France à Rome.

L’aîné de ces quatre rivaux, Fabre, entra dans la carrière avec éclat. Couronné à l’Académie de Paris, il peignit bientôt à Rome une figure d’Abel mort, qui fut reçue avec beaucoup d’applaudissement à Paris, et achetée par la belle-mère de Mme de Noailles.

Lorsque la résolution française éclata en 1789, la plupart des pensionnaires à l’école de Rome y adhérèrent par leurs vœux, et quelques-uns même témoignèrent leur opinion d’une manière assez ostensible, pour que le gouvernement papal prît des précautions contre eux. Fabre fut un de ceux qui, loin de partager l’enthousiasme de ses compatriotes pour les idées nouvelles venues de France, protesta contre elles et demeura même dans la condition d’émigré en Italie, pendant les années sanglantes de la révolution. Ce ne fut qu’après l’établissement complet du régime impérial que Fabre, pour reprendre en quelque sorte sa qualité de citoyen français, accepta l’exécution du portrait en pied du général Clark, destiné à la décoration de la salle des Maréchaux, aux Tuileries.

La gravité extrême de cet artiste était rachetée par les qualités solides de son esprit, par les connaissances qu’il avait acquises. Il gagnait à être connu, et les amitiés qu’il a fait naître, qu’il a entretenues si longtemps, prouvent que chez lui le fond était solide, si la forme manquait d’attrait. Son éloignement de France, les succès brillants qu’obtinrent dans leur pays Girodet et Gérard, ses anciens rivaux, et une tendance naturelle vers la paresse, augmentée encore par une affection goutteuse et les habitudes italiennes qu’il avait contractées, furent autant de causes qui éteignirent dans le cœur de Fabre cette activité, cette émulation indispensable pour produire de grandes choses dans les arts. Très-fin connaisseur en tableaux, fort habile à les restaurer, Fabre sut profiter d’une foule d’occasions fréquentes à cette époque, pour faire des achats bien calculés, et en somme il augmenta sa fortune en achetant des tableaux, et se forma une riche galerie.

C’était un homme de bonne compagnie ; aussi ses manières et la solidité de son esprit contribuèrent-elles à lui valoir l’amitié du célèbre poëte tragique italien Alfieri, lié intimement avec la comtesse d’Albany, dernier rejeton de la famille des Stuarts. Bientôt il s’établit entre ces trois personnes une confiance entière, une amitié réciproque, qui ne s’éteignit que successivement et à la mort de chacun d’eux. Alfieri mourut le premier50, légua sa fortune à la comtesse, et laissa des témoignages de son attachement à Fabre, qui devint, à compter de cette époque, le seul ami de Mme d’Albany. Ces deux personnes vivaient à Florence, en 1823, lorsque Étienne eut occasion de les connaître et de les fréquenter. Chacun d’eux avait sa maison dans des quartiers séparés, et pendant les matinées, ordinairement vers midi, la comtesse venait passer quelques heures chez Fabre, tandis que le soir, Fabre se rendait chez la comtesse, qui tenait salon et recevait la haute société florentine et les étrangers qu’elle jugeait à propos d’admettre chez elle.

La maison de Fabre, ancien palais dans le quartier du Saint-Esprit, avait pour ornements principaux une fort belle collection de tableaux recueillis par Fabre lui-même, et la bibliothèque d’Alfieri, que ce poëte avait léguée en grande partie à l’artiste son ami. Bien que toutes ces curiosités eussent un grand attrait, elles cessaient cependant d’attirer l’attention d’Étienne lorsque la comtesse d’Albany arrivait dans la maison. Quoique déjà âgée, elle conservait encore toute la vivacité de son esprit et de ses souvenirs, et rien n’était plus intéressant que de l’entendre parler, lorsque, étendue dans un grand fauteuil près du lit sur lequel Fabre était couché, et usant de toutes les ressources de son esprit, elle s’efforçait de lui faire oublier, par mille récits piquants, les affreuses douleurs de goutte dont il souffrait si fréquemment.

L’âge de la comtesse permettait que l’on regardât sa mort comme un événement prochain. Aussi Fabre, qui a rempli auprès d’elle les devoirs les plus touchants de l’amitié jusqu’à la dernière heure, avait-il pris d’avance toutes ses dispositions pour l’avenir. Plusieurs fois il parla de cet événement douloureux à Étienne, ajoutant que son intention était de quitter Florence et de se retirer à Montpellier, sa ville natale, après la mort de Mme d’Albany. Il lui parla même du testament qu’il avait fait depuis la mort de son frère, son seul parent, acte par lequel il léguait à la ville de Montpellier sa bibliothèque, provenant d’Alfieri, et la galerie de tableaux qu’il avait formée. Tous ces arrangements étaient concertés entre la comtesse et Fabre, qui prièrent Étienne de les aider à donner toute la publicité possible à ce projet, ce qu’il s’empressa de faire. Quinze jours après51 il parut dans le Journal des Débats une description sommaire des objets précieux que Fabre avait l’intention de donner à la ville de Montpellier.

Mme la comtesse d’Albany mourut à Florence en 1825. La donation fut faite ; Fabre quitta pour jamais Florence, alla s’établir à Montpellier où, jusqu’à sa mort, il présida à l’arrangement et à la conservation du musée qui porte son nom.

Des quatre condisciples célèbres de cette épique, Fabre était le plus âgé. Après lui venait Girodet52. Adopté de très-bonne heure par un médecin nommé Triozon, Girodet reçut une instruction dont il sut faire usage plus tard. Confié ensuite aux soins de David, il fit dans son école des progrès rapides, et ne tarda pas à devenir un rival inquiétant pour Fabre. En 1789, vainqueur au concours académique, il était arrivé à Rome, et quatre ans après (1792), il faisait courir tout Paris, empressé de voir sa figure d’Endymion endormi. L’année suivante (1793), si fertile en grands événements, Girodet, occupé alors de son tableau d’Hippocrate refusant les dons des Perses, fut témoin du massacre de Basseville à Rome. Les lettres écrites par le jeune artiste à cette époque sont doublement intéressantes, car elles peignent l’ardeur avec laquelle il poursuivait ses travaux au milieu des agitations populaires dont il était déjà environné.

« Je continue, mon bon ami, dit-il à M. Triozon sous la date du 27 mars 1792, à me bien porter. Je vais, comme je vous l’ai dit, commencer à ébaucher votre tableau53, où il y aura beaucoup d’ouvrage. J’y mets tous mes soins. Le change hausse tous les jours et chasse d’ici tous les Français ; il s’entend en cela avec le gouvernement papal, qui les surveille de près. Nous avons même été inquiétés, et M. Ménageot54 m’a conseillé de reprendre ma première coiffure, attendu que l’on a répandu dans Rome que ceux qui portent les cheveux coupés et sans poudre sont des jacobins. Comme les miens sont très-courts, je ne peux encore y remettre que de la poudre ; mais aussitôt que je pourrai avoir la plus petite queue possible, ce sera pour moi une ancre de salut et une protection. Je ne m’en irais pas de ce pays-ci avec plaisir, sans y avoir fait ce que je me suis proposé d’y faire. Si on me renvoie, ce ne sera certainement pour aucune imprudence ou indiscrétion. Il est vrai que tous les Français n’ont pas été aussi circonspects, et que plusieurs en ont été la dupe. Quoique à cet égard je n’aie pas besoin de leçon, cependant je me tiens doublement sur mes gardes. »

Dans une autre lettre, du 3 octobre 1792, lorsqu’il était livré tout entier à l’exécution de son tableau d’Hippocrate, il dit, toujours à M. Triozon : « Vous êtes dans l’erreur, mon bon ami, sur la manière d’exister des Français dans ce pays-ci, et surtout des pensionnaires de l’Académie de France, qui sont, entre autres, particulièrement détestés et même exécrés. Il est vrai que la faute en est à plusieurs imprudents, qui ont assez peu de jugement et de réflexion pour aller semer publiquement les opinions nouvelles, sous les yeux d’un gouvernement qui les a en horreur ; et cela retombe sur tous en général. Le massacre des Suisses (10 août), de Mme de Lamballe, et dernièrement des prêtres, achève de compléter les justes craintes que l’on a ici de voir se renouveler les vêpres siciliennes. Les Suisses du pape avaient formé le projet de mettre le feu à l’Académie et de massacrer les pensionnaires. Quatre ou cinq d’entre eux ont été arrêtés, et cette affaire n’a pas eu d’autres suites. On vend et on crie tous les jours à haute voix, dans les rues, des relations exagérées de ces exécutions. Vous pouvez juger de l’effet qu’elles doivent produire. Quant à moi, je me conduis avec la plus grande circonspection ; j’évite la compagnie des imprudents, et je fuis les gens suspects : lorsque j’ai occasion de voir des Italiens, je ne combats jamais leur opinion, et je crois au moins inutile de leur laisser voir la mienne… Le gouvernement a fait arrêter, il y a quelques jours, deux Français qui ne sont pas pensionnaires (Chinard et Rater, dont il a déjà été question plus haut). L’un a fait chez lui une esquisse qui avait quelque rapport, dit-on, à la révolution. Ils ont été mis au secret et de là on les a conduits à l’inquisition. On ignore ce que cette affaire deviendra. Je ne sais ce que les événements que l’on attend peuvent faire craindre de plus pour nous autres, mais je redoublerai, s’il est possible, de prudence et d’attention pour ne laisser aucune prise sur moi. »

Enfin les ordres de la Convention ayant été exécutés, et les insignes de la république française substitués aux armes de France, le meurtre de Basseville fut commis. Girodet va nous faire connaître les détails de cette triste affaire, et les dangers que ses camarades et lui-même ont courus. Il s’adresse toujours à son père adoptif et date sa lettre de Naples où il avait été obligé de se réfugier pour éviter la fureur de la populace romaine :

« Naples, le 19 janvier 1793.

« Mon ami, je ne doute point que, jusqu’au moment où vous recevrez cette lettre, vous ne soyez dans une grande inquiétude à mon égard. C’est pour la faire cesser que je m’empresse de vous écrire. Je vis et me porte bien, après avoir vu la mort d’assez près. Je suis arrivé ici absolument dénué de tout : sans linge, sans habits, sans argent. Tous mes effets sont restés à l’Académie, où le gouvernement a fait apposer les scellés après y avoir provoqué le meurtre et l’incendie. Voici en peu de mots ce qui s’est passé. Sur le refus du pape de laisser placer à la maison du consul de France les armes de la république, Basseville, son agent à la cour de Rome, nous engagea à partir tous pour Naples. Dix de mes camarades partirent sur-le-champ. Ayant plus d’affaires à terminer, je restai deux jours de plus ; si je fusse parti, je n’eusse couru aucun risque. Mais à cet instant même, le major de la division Latouche arrive à Rome, chargé par Mackau, ministre à Naples, de faire placer les armes. J’avais demandé à faire celles qui devaient servir pour l’Académie, et chacun le désirait. Je crus de mon devoir de rester pour les faire ; en un jour et une nuit elles furent prêtes. J’étais aidé par trois de mes camarades. Nous n’étions plus que quatre à l’Académie et nous avions encore le pinceau à la main quand le peuple furieux s’y porta, et en un instant réduisit en poudre les fenêtres, vitres, portes, ainsi que les statues des escaliers et des appartements. Ils n’avaient que vingt marches à monter pour nous assassiner, nous les prévînmes en allant au-devant d’eux. Ces misérables étaient si acharnés à détruire qu’ils ne nous aperçurent même pas. Mais des soldats, presque aussi bourreaux que les bandits que nous avions à craindre, loin de s’opposer à eux, nous firent descendre plus de cent marches à grands coups de crosse de fusil, jusque dans la rue, où nous nous trouvâmes abandonnés et sans secours au milieu de cette populace altérée de notre sang. Heureusement encore ces bourrades de soldats firent croire à la populace que nous faisions parti d’elle-même, mais quelques-uns nous reconnurent. Un de mes camarades fut poursuivi à coups de pavés, moi à coups de couteau. Des rues détournées et notre sang-froid nous sauvèrent. Échappé à ce danger, et croyant les prévenir tous, j’allai me jeter dans un autre. Je courus chez Basseville ; dans ce moment même on l’assassinait. Le major, la femme de Basseville, et Moutte le banquier, se sauvent par miracle. Je me jette dans une maison italienne à deux pas de là, j’y reste jusqu’à la nuit. J’ai l’audace de retourner à l’Académie, qui était devenue le palais de Priam ; on se préparait à briser les portes à coups de hache et à mettre le feu. Là, je fus reconnu dans la foule par un de mes modèles. Il faillit me perdre par le transport de joie qu’il eut de me voir sauvé. Je lui serrai énergiquement la main pour toute réponse, et nous nous arrachâmes de ce lieu. Je retrouvai, après l’avoir cherché quelque temps, un de mes camarades. Mon bon modèle nous donna l’hospitalité chez lui, d’où je l’envoyai plusieurs fois à l’Académie. Il y vit enfoncer et brûler les portes. On lui fit crier : Vive le Pape ! Vive la Madone ! Périssent les Français ! et il revint nous rendre fidèlement compte de tout. Pendant ce temps nous allâmes à deux pas de chez lui, sur la Trinité-du-Mont, d’où nous entendions distinctement les hurlements de ces barbares : Clamorque virum, clangorque tubarum.

« Nous passâmes la nuit chez ce brave homme, qui eût pour nous les meilleurs procédés, et deux heures avant le jour nous primes la fuite. Il voulut nous accompagner une partie du chemin, mais enfin il fallut se séparer, et nos larmes se confondirent. Je n’oublierai jamais les services qu’il m’a rendus. Nous marchâmes deux jours à pied et ne trouvâmes sur la route que différents motifs d’inquiétude. À Albano, on refusa de nous louer une calèche ; nous n’en pûmes trouver qu’à Vellettri, et on nous fit bien payer la nécessité où nous étions de nous en servir. Dans les marais Pontins, forcés par le temps le plus horrible de nous réfugier dans une écurie, on délibéra de nous y massacrer pour avoir nos dépouilles. Un de ces scélérats, moins scélérat que les autres, fit réflexion qu’elles n’en valaient pas la peine ; ce fut le dernier danger que nous courûmes.

« Hors des États du pape, nous fûmes véritablement traités en amis, le roi de Naples ayant donné les ordres les plus positifs de protéger tous les Français qui se réfugieraient dans ses États. En arrivant ici (à Naples), je descendis chez le citoyen Mackau, que j’informai de ces détails et de ma position. Là j’appris tout ce qui s’était passé à Rome : la mort de Basseville, celle de deux Français massacrés à la place Colonne ; le secrétaire de Basseville dangereusement blessé ainsi qu’un domestique de l’Académie ; le feu mis au quartier des Juifs ; la maison de Torlonia et la porte de France assaillies de pierres ; les palais d’Espagne, de Farnèse, de Malte et autres menacés. Torlonia est ici, il faut que je le voie, car je suis absolument à sec. J’ai laissé chez moi quatre-vingts écus romains en argent, que je regarde comme perdus, ainsi que tous mes effets. Votre tableau (l’Hippocrate) était heureusement enlevé et encaissé ; je vais écrire pour le faire venir ici, etc. »

Après avoir séjourné quelque temps dans le royaume de Naples, Girodet, dont la santé n’était naturellement pas forte, et avait été encore altérée par le travail, ainsi que par les suites de l’affaire de Basseville, passa à Venise, puis de là à Florence et à Gênes, visitant avec attention toutes ces villes curieuses, et peignant le paysage, genre vers lequel il se sentait vivement entraîné. Ce ne fut que vers 1795 qu’il rentra en France, où sa réputation de peintre fort habile était solidement établie par les deux tableaux, l’Endymion et l’Hippocrate, qu’il avait envoyés d’Italie. Drouais et lui étaient les deux élèves de David dont les noms étaient solennellement prononcés avec celui du maître, car, depuis son Abel, Fabre n’avait rien fait pour augmenter ou soutenir sa réputation ; et Gérard, occupé alors de composer son Bélisaire, n’était pas encore connu du public.

Girodet, depuis son retour d’Italie, demeura toujours maladif. Entre les deux premiers ouvrages de sa jeunesse, faits à l’académie de Rome et les ouvrages vraiment importants qu’il acheva ensuite à Paris, il s’écoula quatorze années pendant lesquelles cet artiste ne produisit que des tableaux, tels que deux paysages, deux Danaé inférieures à sa figure d’Endymion, et l’étrange scène où il a introduit Ossian et ses guerriers recevant dans le séjour aérien les ombres des héros français. Pendant ces années, il n’excita vraiment l’attention du public que par le portrait en pied d’un député nègre de Saint-Domingue, en 1798, et l’année suivante, en exposant pendant quelques jours au salon un tableau satirique que la réprobation publique le força d’enlever promptement. Cette aventure mérite d’être rapportée, car elle peint la vivacité de caractère de Girodet et le laisser-aller qui régnait alors dans les mœurs.

Parmi un assez grand nombre de portraits que ce peintre avait faits depuis son retour en France, il exposa en 1799 le buste de Mme Simon Candeille, actrice du Théâtre-Français (alors théâtre de la République) et auteur de quelques pièces de théâtre, entre autres de la Belle Fermière. Quoique le peintre eût mis tous ses soins à la perfection et même à l’ornement de cet ouvrage, car il peignit des camées allégoriques sur les angles de la bordure, l’actrice ne trouva pas son portrait ressemblant et en fit chez elle des critiques assez peu mesurées, que des indiscrets rapportèrent à Girodet. Celui-ci ne souffrait patiemment les observations de personne ; aussi les plaisanteries de Mme Simon Candeille lui parurent-elles une injure insupportable. Mais il entra dans une véritable fureur lorsqu’il reçut une lettre de cette dame qui lui demandait son portrait et le prix qu’il croyait devoir y mettre. Girodet brisa le cadre, coupa la toile en plusieurs morceaux, mit le tout dans une caisse qu’il envoya pour toute réponse à Mme Simon Candeille.

Jusque-là l’artiste était dans son droit, et on aurait pu lui passer cette boutade quoiqu’un peu vive, mais il résolut de se venger et de rendre sa vengeance publique. Dans l’espace de quelques jours et de quelques nuits, il composa et peignit un petit tableau où il représenta celle dont il avait déchiré le portrait, nue, étendue sur un lit, et, nouvelle Danaé, recevant une pluie d’or qui tombait de tous les côtés. Outre plusieurs détails plus que satiriques, on voyait sur le devant de la scène un énorme coq d’Inde, dans le profil duquel l’artiste avait trouvé moyen de confondre les traits de l’homme dont le nom se trouvait lié à celui de sa Danaé. Enfin les yeux d’un autre personnage étaient bouchés chacun par une pièce d’or, et, pour compléter cette parodie, Girodet avait peint sur les angles du cadre de ce dernier tableau des camées aussi piquants que ceux qui figuraient autour du portrait étaient louangeurs.

Cette caricature fut exposée en plein salon au Louvre, où elle ne resta cependant que quelques jours. Si elle excita vivement la curiosité maligne du public, si elle donna la mesure des ressources que l’artiste pouvait trouver dans son esprit, elle fit prendre une fâcheuse idée de son caractère. Dès ce moment, Girodet fut redouté de tout le monde, et Étienne qui l’a connu, et qui est certain que cette malheureuse caricature a été un sujet de regret amer pour lui dans la suite, ne doute pas que cette action blâmable ne lui soit échappée en quelque sorte malgré lui. Ce peintre a toujours eu le grand défaut de ne consulter personne et de n’écouter ni conseils ni critiques pendant l’exécution de ses ouvrages. C’était, comme on en a pu juger par les lettres citées plus haut, un homme doux et fort raisonnable au fond, mais que ses premiers succès, très-mérités sans doute, rendirent trop fier de son mérite et trop sûr de lui-même. Aussi, dans les actions ordinaires de la vie comme dans sa carrière d’artiste, ne put-il jamais supporter une contradiction. Les hommes les plus dignes de sa confiance, son maître, David lui-même, n’avaient aucune autorité sur lui.

À la suite de cette malencontreuse affaire, Girodet resta près de deux ans sans produire aucun ouvrage important. Vers 1801, Fontaine, architecte du premier consul, fut chargé de restaurer et d’orner la Malmaison, et l’on choisit pour la décorer les deux élèves de David les plus célèbres alors : Girodet, dont la réputation reposait sur les deux tableaux d’Endymion et d’Hippocrate, et Gérard, qui, depuis 1795, s’était placé comme son rival par ses compositions du Bélisaire et de la Psyché.

C’était le moment où les poésies d’Ossian, lues et vantées par Bonaparte, étaient devenues à la mode en France. Girodet et Gérard, après avoir délibéré sur le choix des sujets qu’ils traiteraient, s’accordèrent pour les tirer des prétendus ouvrages du barde écossais. Gérard n’attacha qu’une importance secondaire à ce travail de décoration, et fit, avec cette facilité qui distinguait son talent, une esquisse terminée fort agréable. Mais Girodet prit l’affaire au sérieux, et voulut écraser son rival. Il serait difficile et peu amusant de décrire minutieusement cette prodigieuse quantité de figures de bardes écossais et de généraux français présentées sous l’apparence d’ombres, et réunies dans le palais d’Odin. Ce tableau, où toutes les difficultés matérielles de l’art ont été surmontées par le peintre, avec une patience et un talent inconcevables, est cependant un de ses plus faibles ouvrages, et en somme, une composition aussi peu agréable à voir que facile à comprendre.

Depuis son Hippocrate, le talent de Girodet était resté au même point dans les souvenirs du public, et même des artistes ; son Ossian porta quelque atteinte à sa réputation. Ce peintre passait, non sans raison, pour se creuser inutilement la tête et faire une foule d’essais dans le silence de son atelier, sans qu’on vît paraître aucune œuvre importante. Les jeunes élèves qu’enseignait alors David reprochaient également à Girodet de se donner trop de peine pour si peu de résultats ; et, tout en rendant justice à son mérite comme dessinateur, ils lui reprochaient le maniéré, l’afféterie de ses expressions, la recherche de ses pensées. Ils l’accusaient en particulier de reproduire sans cesse l’effet vaporeux, bleuâtre et conventionnel de son premier tableau l’Endymion.

David, quoique fier d’un élève dont il reconnaissait les qualités très-réelles, ne s’abusait cependant pas sur ses défauts. Il regrettait même amèrement les résultats qu’ils pouvaient avoir, non-seulement pour Girodet lui-même, mais pour les jeunes peintres qui, séduits par sa manière, cherchaient à l’imiter, car il commençait à faire école. Souvent le maître, au milieu de ses disciples, faisait allusion à la manière tendue et pénible du peintre d’Hippocrate. « Girodet est trop savant pour nous, disait-il, copions tout simplement la nature et ne nous donnons pas tant de soucis pour bien faire ; ça vient mieux quand ça vient tout seul. — Voyez Girodet, disait-il une autre fois, voilà cinq ans qu’il travaille comme un galérien dans le fond de son atelier, sans que personne voie rien de lui. Il est comme une femme qui serait toujours dans les douleurs de l’enfantement, sans accoucher jamais… J’aime bien la peinture, assurément ; mais si on ne pouvait la faire qu’à ce prix, je la laisserais là. »

Girodet aimait beaucoup le mystère, et tant qu’il travaillait à un tableau, non-seulement il ne laissait pénétrer personne dans son atelier, mais il ne parlait à qui que ce soit du sujet dont il était occupé. On savait cependant qu’il faisait un Ossian pour la maison de campagne du premier consul, et ce n’était pas sans impatience que les artistes surtout attendaient l’apparition de cette œuvre mystérieuse, dont quelques privilégiés se parlaient à l’oreille. À cette époque, David avait l’habitude de faire une promenade après son repas, et Étienne l’accompagnait quelquefois. Un soir que l’élève était venu prendre son maître, celui-ci lui dit comme il entrait : « Girodet m’a dit que son Ossian est terminé ; il m’a même prié de l’aller voir ; voulez-vous venir avec moi ? » Étienne accepta avec empressement et on se mit en marche.

Girodet avait alors son atelier dans les combles du Louvre, à l’angle près du jardin de l’Infante. Il fallut monter tant de marches, qu’Étienne fut obligé de donner le bras à David pour achever cette ascension. Arrivés à la porte, ce fut en vain qu’ils cherchèrent le cordon d’une sonnette, il fallut heurter quatre ou cinq fois avant d’entendre remuer : « Ah ah ! dit David, vous ne connaissez pas encore Girodet ; c’est l’homme aux précautions. Il est comme les lions, celui-là, il se cache pour faire des petits. »

Cependant la porte s’ouvrit, et Girodet reçut son maître avec ce luxe de politesses qu’il déployait toujours avec ceux qu’il admettait dans son atelier.

David, debout et couvert, regarda très-longtemps le tableau d’Ossian avec une attention qu’il porta successivement sur toutes les parties de l’ouvrage. Girodet, placé un peu en arrière, observait son maître, et sa curiosité mêlée d’inquiétude prit bientôt le caractère de l’impatience et même de l’irritation. Cette scène muette, assez longue et qui sans doute parut durer un siècle à Girodet, ne put se prolonger longtemps ; David rompit le silence, se mit à faire un éloge simple, vrai et fort bien motivé de l’habileté extraordinaire que l’artiste avait déployée dans l’exécution difficile de l’ouvrage. À plusieurs reprises, il renouvela cet éloge en évitant de parler du fond de la composition. Enfin, un

mouvement interrogatif et quelques mots de Girodet ayant provoqué une réponse positive à ce sujet, le maître dit à l’élève, avec l’accent de quelqu’un qui se résume : « Ma foi, mon bon ami, il faut que je l’avoue ; je ne me connais pas à cette peinture-là ; non, mon cher Girodet, je ne m’y connais pas du tout. » Dès lors, la visite dura peu, comme on doit le croire, et Girodet reconduisit son maître jusqu’à la porte, avec des démonstrations de respect qui cachaient mal son émotion.

Arrivé dans la cour du Louvre, David, dont la figure n’avait pu se débarrasser encore de l’étonnement où ce qu’il venait de voir l’avait plongé, dit enfin à Étienne : « Ah ça ! il est fou, Girodet !… il est fou, ou je n’entends plus rien à l’art de la peinture. Ce sont des personnages de cristal qu’il nous a faits là… Quel dommage ! avec son beau talent, cet homme ne fera jamais que des folies… il n’a pas le sens commun. » À plusieurs reprises, pendant la promenade, Étienne revint sur le tableau, pour savoir si la réflexion aurait suggéré quelques idées nouvelles au maître ; mais celui-ci, avec l’accent de la même bonne foi, répéta toujours : « Je vous assure, Étienne, que j’ai dit ce que je pense : je ne connais absolument rien à ce genre de peinture ; c’est lettres closes pour moi. »

Malgré les éloges prodigués à cet ouvrage par les amis et les élèves de Girodet, devenu alors chef d’une école, le tableau d’Ossian n’eut pas plus de succès auprès des habitants de la Malmaison que dans le public. L’artiste le sentit intérieurement, et la meilleure preuve que l’on en puisse donner est l’ardeur avec laquelle, après quatre ans d’études solitaires, il travailla à des sujets d’un tout autre genre, et exécutés dans une manière fort différente. En 1806, il exposa au Louvre une Scène de Déluge ; en 1808, les Funérailles d’Atala et Napoléon recevant les clefs de Vienne, et enfin, en 1810, la Révolte du Caire. Ces quatre compositions importantes, achevées dans l’espace de quatre années, sont évidemment celles qui déterminent l’apogée du talent de l’auteur. On trouve dans ces tableaux la maturité complète du talent de l’homme qui, dix-sept ans auparavant, s’était annoncé par la figure d’Endymion et par l’Hippocrate.

L’imagination de Girodet était de l’espèce de celles qui s’excitent, s’échauffent et s’enflamment plutôt en triturant une idée qu’elles ont enfantée, qu’en traduisant les impressions que fait naître la nature. Dans la Scène de Déluge, dans l’Atala, son meilleur ouvrage peut-être, il y a toujours une recherche savante, une vraisemblance calculée, une perfection égale dans les plus petites parties de l’ouvrage, qui ne laissent pas à l’aise celui qui le considère. Dans les Clefs de Vienne ainsi que dans la Révolte du Caire il y a des parties vraiment belles et qui sont traitées de main de maître ; cependant le travail excessif, la tension perpétuelle du peintre en achevant ces tableaux, labeur dont la trace préoccupe sans cesse les yeux, ne laisse ni aux sens ni à l’âme ce calme doux si nécessaire pour goûter pleinement une production d’art. Aussi David résumait-il on ne peut mieux ce qui manque aux ouvrages de son élève, quand il disait : « En regardant les tableaux de Raphaël ou de P. Véronèse, on est content de soi ; ces gens-là vous font croire que la peinture est un art facile ; mais quand on voit ceux de Girodet, peindre paraît un métier de galérien. » Quoi qu’il en soit, la Scène de Déluge et l’Atala obtinrent un grand et légitime succès dans le public, et David lui-même, quoique peu

disposé à se faire à ce qu’il y a de tendu dans l’ensemble de ces tableaux, loua d’autant plus leur exécution fort savante, qu’il était très-fier du succès de ses élèves, même, quand ils étaient devenus ses rivaux.

La faiblesse de la santé de Girodet, et les excès de travail qu’il avait faits pour terminer ces quatre grands ouvrages, semblent avoir porté quelque atteinte à ses facultés. À compter de ce moment son talent ne fit plus de progrès ; le dernier de ses grands tableaux, Pygmalion et Galatée, achevé en 1819, se sent de l’épuisement de ses forces.

Girodet, comme on en peut juger par ses lettres, était un homme bon, aimable, heureusement doué comme peintre et fort bien partagé quant aux dons de l’esprit. Les défauts, qui lui ont nui dans l’exercice de son art, venaient de la nature de son imagination, très-ardente, et cependant peu fertile, disposition fort commune en France. Ceux qui l’ont connu savent qu’il a passé plus des deux tiers de sa vie à nourrir des projets, à se livrer à des travaux de fantaisie, au lieu de faire usage tout simplement de son pinceau. Il a perdu un temps considérable à faire sur les odes d’Anacréon et sur le poëme de Virgile des suites de compositions au trait, qui, malgré leur mérite, ne compenseront pas en gloire, pour l’auteur, le temps qu’il y a employé. Une quantité énorme de compositions fugitives, de croquis et de vignettes dessinés dans les salons, lui ont pris un temps précieux, et il serait impossible de calculer les mois, les années peut-être, pendant lesquels il faisait et défaisait sans cesse les accessoires des grands portraits qu’il a peints. Quand il avait terminé une composition quelconque, sa conscience n’était tranquille qu’autant qu’il s’était donné beaucoup de peine en l’achevant. Son goût pour les lettres et pour la poésie est peut-être celui qui a contribué à lui faire perdre le plus de temps et à altérer le plus sa santé. On a imprimé après sa mort une imitation en vers des odes d’Anacréon, et un poëme en six chants, intitulé : le Peintre, précédé d’un discours préliminaire et suivi de notes. Ces ouvrages, qui furent commencés vers 1807, le poëme en particulier, rappellent la Navigation, les Fleurs, le Printemps d’un proscrit, et autres poëmes descriptifs et admiratifs imités de l’Imagination de Delille. L’éditeur des œuvres posthumes de Girodet s’est abstenu d’y insérer la seule pièce de vers où l’artiste ait laissé couler librement sa verve, à l’occasion des critiques qui parurent en 1806 sur la Scène de Déluge. Le style en est bien moins correct, il faut l’avouer, que celui de son poëme ; mais l’artiste de talent, l’artiste spirituel et piqué au vif, s’y est laissé aller avec une pétulance et quelquefois un bonheur d’expressions, qui auraient dû faire conserver ce morceau, ne fût-ce que comme pièce historique. Les poésies sont suivies, dans l’édition des œuvres de Girodet, de deux morceaux en prose, l’un sur le Génie, l’autre sur la Grâce, dans lesquels la pompe académique remplace souvent les idées neuves ou fortes. Enfin, les deux volumes se terminent par un recueil de lettres dont nous avons donné quelques fragments ; elles sont vraiment intéressantes, parce que l’homme et l’artiste y parlent avec abandon et naïveté.

Trois choses ont empêché Girodet de goûter le moindre repos pendant toute sa vie : la peinture, le goût des vers et la gestion de sa fortune. Non-seulement il avait contracté de très-bonne heure l’habitude de travailler plus que ses forces ne le lui permettaient ; mais à compter des années 1804 et 1805, il peignit la nuit à la lueur de lampes préparées pour ce genre de travail ; et ses quatre grands ouvrages, le Déluge, l’Atala, Napoléon à Vienne, la Révolte du Caire, ainsi que tout ce qu’il a produit jusques et y compris le Pygmalion, ont été en grande partie achevés d’après ce système. Il avait commencé par dire que la lumière artificielle était aussi favorable pour peindre que celle du jour, et il finit par prétendre qu’elle était meilleure. C’était un homme qui se donnait un mal infini pour être original ; aussi parlait-il avec les plus grands éloges de Michel-Ange et de Jules Romain, et répétait-il souvent à ses élèves « que dans le choix de deux défauts il préférait le bizarre au plat. »

Mais sa liaison avec l’abbé Delille lui a été fatale, en ce sens qu’il gagna de ce poëte, comme tant d’autres alors, la maladie de la poésie descriptive. Ce goût, combiné avec les travaux de son atelier, forcèrent Girodet à prendre encore sur le peu de temps qu’il donnait auparavant au sommeil et aux distractions journalières. Aussi ses amis et ses élèves, qui lui portaient un sincère attachement, virent-ils avec effroi cette nouvelle cause d’insomnies.

Girodet était né avec de la fortune, et elle s’accrut singulièrement en 1812, lorsque son père adoptif, M. de Triozon, lui légua encore la sienne en mourant. On estime qu’il avait de vingt-quatre à trente mille livres de rentes. Chose certaine, quoique difficile à croire, il avait tellement embrouillé l’administration de ses biens ; les contestations, les petits procès s’étaient tellement accumulés, que c’est tout au plus s’il avait de liquide l’argent habituellement nécessaire pour son entretien. Prodigue ou économe jusqu’à l’excès, il avait fait bâtir une fort grande maison dont l’intérieur n’a jamais été décoré ni même meublé. Il y entassait de magnifiques meubles de Boule, des vases de Chine, des livres, des armes précieuses ; mais les murs n’étaient point tendus, les cheminées restaient sans chambranles et dans la chambre où se trouvait son mauvais lit, il y avait à demeure une table ronde couverte de papiers écrits ou dessinés toujours en désordre. Chez lui, son costume vieux et déchiré lui donnait l’aspect le plus sauvage ; mais quand il allait dans le monde, il mettait dans sa toilette de l’affectation et même de la recherche, jusqu’à se parfumer d’odeurs. De toutes ses manies, la plus étrange était le petit charlatanisme qu’il mettait en usage lorsqu’il était censé être sur le point de terminer un tableau et que, par une prétendue faveur spéciale, il admettait la haute société et quelques artistes dans son atelier. Girodet n’était pas homme à montrer un ouvrage sans l’avoir revu et corrigé plutôt vingt fois qu’une ; aussi ses confrères n’étaient-ils pas dupes du piége qui leur était tendu. Quoi qu’il en fût, on était introduit mystérieusement dans le sanctuaire où se trouvait déjà nombreuse compagnie. Là, Girodet laissait, près de son tableau sur chevalet, une boîte à couleurs ouverte, avec la palette chargée et l’appui-main tout préparés. Puis de temps en temps, et comme s’il lui fût venu une idée soudaine, il faisait des excuses aux assistants, leur demandant en grâce la permission de donner encore quelques touches… quelques touches seulement ! à un endroit qui avait besoin de correction ; et saisissant un pinceau qu’il agitait près de la palette, il le promenait légèrement sur les contours comme s’il eût cherché à leur donner plus de pureté ou de mollesse. Cette petite manœuvre avait ordinairement le plus grand succès auprès des belles dames de Paris, qui racontaient ensuite qu’elles avaient vu peindre Girodet, et qu’il n’était pas étonnant que les ouvrages de ce peintre fussent si parfaits, puisqu’il les corrigeait jusqu’au dernier moment. C’est la petite comédie que ce peintre a jouée lorsqu’il laissa voir en 1819 sa Galatée, ouvrage dont il sentait vraisemblablement la faiblesse, puisqu’il prenait tant de peine pour en assurer le succès.

Le biographe de Girodet55 a été discret sur les affections tendres de ce peintre. On sait que dans ses fantaisies passagères, le dieu d’amour lui a lancé des flèches cruelles. Mais quant aux sentiments plus délicats qui nécessairement ont dû agiter le cœur d’un homme dont l’imagination était si inflammable, son historien se borne à dire « qu’il ressentit en effet plusieurs affections passionnées, et les entretint avec une extrême discrétion. La grande quantité de lettres qui furent religieusement détruites le jour même de sa mort, selon la prière qu’il en avait faite à ses amis, prouve la place que ces affections occupaient dans son existence intérieure. Mais malgré toute sa circonspection, ceux de ses amis intimes et de ses élèves qui le quittaient peu purent s’apercevoir des visites fréquentes qu’il recevait après les longues journées de travail de l’atelier. »

La mort de cet artiste fut douloureuse. Depuis son retour d’Italie, sa constitution naturellement bonne, mais altérée par des maladies et surtout par l’irrégularité du régime et les excès du travail, luttait contre un principe de destruction toujours menaçant. Enfin une affection gangreneuse qui, deux fois déjà, à des intervalles éloignés, s’était manifestée aux extrémités inférieures, se porta sur la vessie. Les soins de Larrey, son ami, assisté de Portal et de L’Herminier, ne purent arrêter les progrès du mal, et après six jours de douleurs croissantes, il fallut se résoudre à une opération périlleuse dont le succès n’aboutit qu’à retarder la mort de cinq jours.

On rapporte que quelques instants avant de subir cette opération, surmontant ses douleurs il s’échappa en quelque sorte de son lit, et que, soutenu par sa seule domestique, il se traîna jusqu’à son atelier. Là, à la vue de ce lieu et des objets témoins et compagnons de ses longs travaux, il ne put contenir les émotions profondes qu’il ressentait. Mais bientôt, voulant se soustraire à une situation trop violente, il se retira. Près de sortir de son atelier, il se retourna sur le seuil de la porte, en disant d’une voix éteinte : « Adieu ! je ne vous verrai plus. »

Girodet est mort le 12 décembre 1824, à l’âge de cinquante-sept ans, célibataire, et laissant une succession qui, tant en biens-fonds que par la vente de ses ouvrages, a produit 800,000 francs à son unique héritière, sa nièce, Mme Becquerel-Despréaux. Ses obsèques furent célébrées avec la plus grande pompe, et de plusieurs discours prononcés sur sa tombe, le plus extraordinaire fut celui de son condisciple Gros.

Tous les artistes, les plus célèbres et les plus humbles, assistèrent à cette cérémonie. Gros pleurait comme un enfant ; Gérard était pâle, silencieux et triste.

Gérard (François) avait trois ans de moins que Girodet. Né à Rome en 1770, d’un père français et d’une mère italienne attachés à l’ambassadeur de France, on l’envoya jeune encore à Paris, pour y étudier l’art de la peinture, vers lequel son penchant le porta naturellement et de très-bonne heure. Il fréquenta successivement les écoles de Pajou, habile statuaire, de Brennet, peintre en grande réputation alors et rival de Vien, enfin on le confia aux soins de David, qui venait de donner une impulsion nouvelle aux arts.

Ses condisciples Fabre et Girodet remportèrent le prix académique, et, par une singularité remarquable, Gérard, dont le talent fut toujours facile et séduisant, ne put jamais obtenir ce genre de succès. Dans une lettre écrite de Rome par Girodet en date du mois de juin 1791, on apprend que son jeune camarade était revenu dans cette ville pour y chercher sa mère, qu’il ramena en France. « La mère est la meilleure femme du monde, dit Girodet à M. de Triozon, et le fils, par son esprit et ses talents, ne peut manquer d’exciter votre attention. Sans l’injustice de l’académie, nous serions partis ensemble, et lui le premier. »

Pauvre et pressé de tirer parti de son talent, Gérard fut obligé de renoncer à un encouragement qui lui était si nécessaire ; il lutta avec un rare courage contre la pauvreté, et redoubla d’efforts pour se perfectionner à Paris, où il passa alors quelques mauvaises années. Entraîné comme tant d’autres artistes, par les passions de son maître, dans le tourbillon des idées révolutionnaires, quoique bien jeune alors, il était dans sa vingt-troisième année, on inscrivit son nom parmi ceux des jurés au tribunal révolutionnaire, où il ne siègea cependant pas. Vers ce temps il aida David dans l’exécution du tableau de Lepelletier de Saint-Fargeau, et composa, d’après la scène du 10 août, à la Convention, une esquisse qui lui valut alors de grands éloges, et dont il se proposait de faire le tableau. La malheureuse importance politique que David avait acquise et le succès de son dessin du Serment du Jeu de Paume entraînèrent momentanément dans cette voie le jeune Gérard, que la nature de son esprit et l’aménité de son caractère devaient préserver bientôt de pareils écarts.

Son ami, son rival Girodet avait déjà envoyé de Rome deux ouvrages qui le plaçaient au nombre des hommes appelés à soutenir et à augmenter la gloire de leur école. L’Endymion, cette composition gracieuse, avait paru au Salon pendant la sanglante année de 1793, et l’Hippocrate avait captivé l’attention des connaisseurs à l’exposition suivante.

Quoique bien pauvre, Gérard écoutait sa jeune âme, qui lui disait qu’à tout prix il fallait lutter contre son condisciple déjà célèbre et à qui l’état de sa fortune permettait de tenter facilement de nouveaux efforts. Plusieurs portraits en pied, faits d’après ses amis, furent les premiers ouvrages sur lesquels l’attention du public se fixa. Dans l’attitude, l’expression et le coloris de ces divers personnages, on remarqua une vérité et une délicatesse, et en même temps une convenance gracieuse, qui n’échappèrent à personne. Le portrait de son camarade Isabey fut le premier ouvrage qui fit retentir le nom de Gérard à Paris56.

Déjà célèbre comme peintre en miniature, et très-répandu dans le monde par l’exercice de son art, M. Isabey proposa à son ami de lui servir de modèle, pour lui fournir l’occasion de peindre quelqu’un dont la figure était bien connue. Ce petit artifice préparé par l’amitié eut un tel succès, que Gérard inspira bientôt confiance à des amateurs.

Cependant il était toujours extrêmement pauvre. À force de travail, et aidé encore par M. Isabey, qui acheta et paya l’ouvrage d’avance, il entreprit un tableau d’histoire, et au Salon de 1795 parurent son Bélisaire rapportant son guide piqué par un serpent, et le charmant portrait de Mlle Brongniart. Le succès de ces ouvrages fut complet. Dès ce moment les deux noms de Girodet et de Gérard jouirent d’une célébrité égale, et on vit naître entre ces deux artistes, d’abord de l’émulation, puis de la rivalité, et enfin une jalousie qui dura autant qu’eux.

Il n’en était pas dans ce temps comme dans le nôtre ; malgré la grandeur et la solidité du succès qu’obtint alors l’auteur du Bélisaire, malgré les louanges qui lui furent prodiguées et l’accueil distingué qu’il reçut de tout ce qu’il y avait de personnes considérables à Paris, Gérard, encore un peu plus pauvre d’argent depuis qu’il était devenu riche de gloire, fut obligé de se commander à lui-même un autre tableau pour justifier et soutenir ses succès précédents.

La société se sentait encore des ébranlements causés par la révolution ; les fortunes privées étaient compromises, et ceux qui possédaient des biens n’osaient acquérir des objets de luxe, lorsque tant de gens autour d’eux manquaient encore du nécessaire. Le jeune artiste n’aurait peut-être pas même exécuté son tableau de Bélisaire, si son camarade, M. Isabey, déjà favorisé de la fortune par la nature de son talent, n’eût pas acheté et payé d’avance cet ouvrage à son ami. Mais le noble cœur d’Isabey ne s’en tint pas là, car, ayant revendu le Bélisaire plus cher qu’il ne l’avait acheté, l’habile peintre en miniature restitua à l’auteur du tableau d’histoire le surplus du prix, comme une dette qu’il aurait contractée.

Riche de ce noble trésor, et avide de gloire, Gérard, sans s’inquiéter de la destination incertaine de l’ouvrage qu’il voulait faire, composa et exécuta le tableau de Psyché et l’Amour. Le temps qu’il employa à l’achever a été le plus heureux de sa vie, sans doute. Tranquillisé par un brillant succès ; à peu près certain d’en obtenir bientôt un second ; recherché par toutes les personnes que leur esprit, leur talent ou leur position dans le monde mettaient en évidence ; et enfin distingué alors par une personne dont le cœur et l’esprit étaient guidés par cette tendresse intelligente qui excite et inspire si favorablement le génie, Gérard, encore à la fleur de l’âge et travaillant sous de si doux auspices, termina avec amour l’un de ses meilleurs tableaux.

Mais si la Psyché fut goûtée au Salon de 1797, elle eut aussi à y essuyer de nombreuses critiques. Dans ce personnage de l’Amour, on trouva une idée trop recherchée, trop métaphysique, et l’expression gracieuse des deux figures parut dégénérer en afféterie. Quelques-uns, envisageant le tableau sous le rapport technique, pensèrent qu’à force de chercher à simplifier et à épurer les formes, l’auteur ne les avait souvent rendues que d’une manière vague et imparfaite. De ces dernières critiques, celle que lança Giraut, ce sculpteur qui le premier osa consacrer le talent et la célébrité de David à Rome, fut la plus vive et la plus spirituelle. En faisant observer à ses voisins la portion du corps au-dessous de la poitrine, trop mollement accusée dans Psyché, il demanda malignement si les côtes y étaient peintes en long ou en large. Quoi qu’il en soit, et malgré l’ensemble de ces reproches, qui sont loin d’être dénués de fondement, le tableau de Psyché est resté une production fort remarquable de l’époque, et l’une des meilleures de Gérard.

Trois portraits peints dans le même temps par cet artiste sont peut-être plus remarquables encore, et donnent une idée plus juste et plus avantageuse du point de vue vrai, simple et nouveau, sous lequel Gérard envisageait alors l’art de la peinture ; ce sont ceux de Mlle Brongniart, de la famille d’Auguste, orfévre célèbre en ce temps et de Mme Barbier-Valbonne, cantatrice renommée. Cette exposition ne produisit pour Gérard qu’une partie des résultats qu’il avait droit d’en attendre. Sa réputation de peintre de portraits s’établit, mais le tableau de Psyché n’ayant point été acheté, le peintre devint moins entreprenant et n’osa pas commencer d’autre ouvrage de haut style.

Les hommes de talent et les femmes célèbres par leur esprit et leurs grâces remplaçaient alors, comme on l’a dit, l’ancienne aristocratie. C’était eux qui accueillaient, favorisaient et protégeaient même au besoin, le talent à son aurore. Déjà le condisciple, l’ami de Gérard, M. Isabey, avait montré la noblesse d’âme d’un véritable artiste, en employant un détour délicat pour venir au secours d’un homme distingué aux prises avec la pauvreté. Cet exemple ne fut pas inutile, et lorsque toute espérance de voir le tableau de Psyché acheté par un amateur, ou, ce qui eût été plus convenable, par le gouvernement, fut perdue, deux hommes de cœur et d’intelligence, l’architecte Fontaine et Breton, secrétaire de l’Institut, se cotisèrent pour réaliser la somme de 6000 francs, qu’ils offrirent à Gérard en échange de son tableau. Depuis 1797 jusqu’à l’époque où Bonaparte premier consul commença à faire entrer les arts dans les rouages accessoires de son gouvernement, Gérard, ainsi que les autres artistes, eut fort peu d’occasions d’exercer son talent. Ces longs et pénibles efforts tentés pour l’étude sincère de son art, ces succès si flatteurs obtenus du public, mais qui ne fournissaient pas les moyens d’en mériter de nouveaux ; et, il faut bien le dire, cette pauvreté si dure pour un homme déjà célèbre, forcèrent Gérard à employer son talent à des ouvrages d’un ordre inférieur. Il partagea à cet égard le sort de quelques-uns de ses contemporains, et, ainsi que Girodet et Prudhon, Gérard fit des vignettes pour les grandes éditions de Virgile et de Racine publiées par Didot.

Quoique l’éducation de Gérard eût été peu soignée, il avait naturellement les avantages d’un esprit cultivé. Son intelligence lucide, déliée et pénétrante, son goût juste et délicat, lui faisaient saisir facilement les pensées, les faits et les combinaisons d’idées les plus étrangères à ses préoccupations habituelles. Au temps de ses premiers succès, lorsque, recherché par tout ce qu’il y avait de distingué dans la société parisienne, il y paraissait tout à la fois modeste comme un homme qui commence, et brillant déjà d’une gloire solidement acquise, il était facile de reconnaître tout ce qu’il y avait de distingué, d’éminent même, dans ce jeune artiste écoutant avec tant de respect et d’attention les gens instruits, qui, eux-mêmes, se sentaient flattés de l’avoir pour auditeur. Aimant naturellement les lettres, doué de l’instinct de la musique, portant un intérêt très-vif à toute espèce de science, Gérard, entouré de fort bonne heure de tout ce qu’il y a eu d’hommes intelligents de son temps, et ayant eu le bon esprit si rare de les écouter

attentivement, acquit des connaissances tellement variées, que, quels que fussent le talent et les occupations de ceux qui lui adressaient la parole, sa réponse était toujours pertinente, spirituelle et flatteuse. Ces qualités précieuses, mais accessoires pour un artiste, exercèrent des influences diverses sur son talent et sur sa vie. Elles contribuèrent sans doute à l’accroissement de sa fortune ; mais en lui donnant l’occasion de briller dans le monde, où il fut toujours recherché, elles lui firent obtenir, comme peintre de portraits, des succès qui le firent longtemps dévier de sa carrière de peintre d’histoire.

Le portrait de Mme Bonaparte, exposé en 1799, l’avait placé au premier rang parmi ceux qui réussissaient le mieux en ce genre. Son maître, David lui-même, malgré la grande célébrité dont il jouissait alors, se ressentit des effets de la vogue qu’obtenaient les productions de son élève. Mme Récamier, dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de sa position sociale, avait eu l’idée de se faire peindre par le premier peintre de son temps, par David. Le portrait fut même conduit jusqu’à l’ébauche complète. La jeune beauté, vêtue d’une simple robe blanche, avec le col et les bras découverts, selon l’usage et la mode du temps, était représentée à moitié étendue sur un canapé. Le peintre, dans son ébauche, avait montré les deux pieds sans chaussures. Cette dernière circonstance était une fantaisie de l’artiste, fort innocente alors, mais qui sans doute blessa les susceptibilités du modèle. On dit aussi que le peintre, distrait par d’autres occupations, travailla trop lentement au gré des désirs de Mme Récamier, et que, dominée par une impatience assez commune chez les jeunes femmes, elle eut recours au pinceau de Gérard, déjà désigné dans l’opinion publique comme l’artiste dont le talent gracieux rendait avec le plus de bonheur la beauté féminine. Enfin, on ajoute que Mme Récamier, tout en faisant faire son portrait par Gérard, n’en tenait pas moins à avoir celui qu’avait ébauché David.

L’ébauche du portrait de Mme Récamier, après avoir été vue et très-admirée par les élèves de David, avait été également montrée à Gérard. Confident de ce travail, et plein d’égards et de respect pour son maître, Gérard lui confia la demande qui lui avait été faite. Sans hésiter, David conseilla à l’auteur de Psyché d’y satisfaire. Mais lorsque Mme Récamier se présenta dans l’espoir de voir achever le premier portrait : « Madame, lui dit David, les dames ont leurs caprices ; les artistes en ont aussi. Permettez que je satisfasse le mien, je garderai votre portrait dans l’état où il se trouve. » Et en effet, rien depuis n’a pu le décider à le finir57.

De 1800 à 1810, le nombre des portraits que fit Gérard est incalculable. En 1808 seulement, il en exposa douze au Salon ; en 1810, quatorze. Il peignit à peu près tout ce qu’il y avait d’hommes et de femmes célèbres en Europe. Les sommes qu’il gagna furent immenses, et quoiqu’il fût fastueux et parfois prodigue, il amassa cependant une fortune assez considérable. Le tour piquant de son esprit, la variété de ses connaissances, et une certaine manière modeste, mais élégante et très-spirituelle de traiter tous les sujets, faisaient de cet artiste, si habile d’ailleurs dans son art, un homme du monde des plus aimables. Depuis les premiers temps de sa célébrité, dans son petit logement au Louvre, quoique d’autant plus pauvre qu’il était marié et forcé de tenir maison, il réunissait déjà tous ses amis le mercredi soir de chaque semaine. Ce furent d’abord de simples réunions d’artistes, de camarades. Mais à ce noyau d’amis, qui lui restèrent toujours fidèles, se joignirent successivement, et à mesure que le talent et la renommée du peintre s’accrurent, tout ce que la société de Paris et des pays étrangers offrait de plus élevé par les connaissances, l’agrément, la naissance et les dignités. Pendant tout le règne de Napoléon, Gérard tint certainement le salon le plus curieux, le plus amusant et le plus habituellement fréquenté par les personnes célèbres en tout genre. L’étiquette y était remplacée par une politesse exquise, et le mérite servait ordinairement de règle pour assigner à chacun l’importance et le rang qu’il devait prendre. Par une bienveillance naturelle, qu’il mêlait à une politique habile, Gérard était toujours disposé à accueillir chez lui les jeunes gens qui commençaient à se faire remarquer par leurs talents. Par cette protection accordée à ceux qui entraient dans la carrière, il mettait les jeunes esprits en relation directe avec ses anciens amis, et ralliait ainsi à ses intérêts toutes les générations dont il était environné. Vers 1810 et 1811, après avoir fait le portrait de presque tous les rois et toutes les reines de l’Europe ; lorsque les plus hauts dignitaires de l’empire français briguaient la faveur d’être peints par lui ; quand, accablé sous les faveurs de toute espèce, ses amis qui, sans croire le flatter, lui disaient dans toute la sincérité de leur âme « que Gérard était le roi des peintres, comme il était le peintre des rois », lui, Gérard, profitait de cet engouement sans en être dupe.

Il y avait certainement de la force d’âme et une grande pénétration d’esprit dans cet homme, qui, n’ayant pu faire une fortune médiocre en augmentant peu à peu son talent, et qui s’étant trouvé forcé de profiter d’une chance inattendue pour ne plus retomber dans la pauvreté, jouait, badinait ainsi avec sa célébrité, en conservant au fond de l’âme le désir et l’espérance d’acquérir une vraie gloire. Car, au milieu de ce concert de louanges dont on l’étourdissait, dans son salon même, où il était flatté par l’aristocratie intellectuelle et nobiliaire, où on lui répétait sans cesse qu’il avait surpassé tous ses rivaux, lui, se jugeait, et en 1807 il se disait à lui-même que depuis dix ans, depuis sa Psyché, il n’avait réellement rien produit ; c’est parce qu’il se sentait peintre au fond de l’âme.

Les succès de David, de Girodet, de Gros et de Guérin, pendant ces dix années, retrempèrent l’esprit de Gérard en l’irritant. En 1808 il exposa les Quatre Âges. L’ouvrage était faible, mais le peintre ne se découragea pas, et deux ans après (1810), avec quatorze portraits, la plupart en pied et des meilleurs qu’il ait faits, il présenta au Salon la Bataille d’Austerlitz, ouvrage remarquable et le meilleur de ceux qu’il a achevés sous le règne de Napoléon. Cette composition, destinée originairement à décorer le plafond du conseil d’État, était accompagnée dans cette salle de quatre grandes figures allégoriques déroulant et soutenant le tableau ; dans ces figures, Gérard a peut-être exprimé mieux que dans tous ses autres ouvrages ce grandiose vers lequel son esprit le portait et cette largeur d’invention qui était une disposition naturelle de son talent.

Mais la réputation de peintre de portraits a pesé fatalement sur cet artiste pendant les plus belles années de sa vie. Son atelier se transforma en une espèce de manufacture, surtout après les événements de 1814, lorsque les rois, les princes et les généraux des puissances alliées vinrent à Paris. Le nombre des demandes qui lui furent faites alors, et la promptitude avec laquelle il fut obligé d’y répondre, eurent les plus tristes résultats. Presque tous les portraits que Gérard exécuta à cette époque sont assez faibles, et en partie sortis d’autres mains que de la sienne.

L’empereur avait bien traité Gérard ; Louis XVIII et les princes de la restauration ne lui furent pas moins favorables. Les grâces qu’il obtint sous la restauration, entre autres le titre de premier peintre du roi, parurent l’attacher à ce gouvernement d’une manière sincère, et il montra du dévouement en rappelant toutes les forces de son imagination et de son talent pour faire l’ouvrage que l’on regarde généralement comme son chef-d’œuvre, l’Entrée d’Henri IV à Paris.

Ce tableau fut exposé en 1817, et ce fut la dernière satisfaction que Gérard éprouva comme artiste et comme homme. Sa Corinne, en 1822 ; son Philippe V et Daphnis et Chloé, en 1824, et enfin le tableau faible du Sacre de Charles X, en 1827, furent des signes non équivoques de décadence.

Gérard avait atteint sa cinquante-septième année, âge auquel est mort Girodet, précisément après avoir terminé sa Galatée, œuvre qui indiquait aussi que l’artiste déclinait. Ce rapport entre l’âge et le déclin de ces deux rivaux put frapper Gérard, qui ne s’est jamais fait intérieurement illusion sur lui-même. Étienne, qui le vit à l’enterrement de son camarade Girodet, remarqua, ainsi que tous les assistants, combien il était pâle et à quel point il était triste. Gérard était aimé ; son chagrin concentré fit impression, et l’on éprouva quelque chose de douloureux à le voir répondre par des sourires mélancoliques aux politesses que lui adressaient tous les jeunes gens de l’école nouvelle, dont au fond il redoutait le jugement. La révolution de 1830 mit le comble à l’espèce de découragement qui s’était emparé de lui. Pour un homme qui n’était pas resté entièrement étranger aux idées de la révolution, et qui avait vu croître sa réputation et sa fortune sous Napoléon, c’était déjà beaucoup que de s’être produit facilement et de s’être encore illustré sous les auspices des Bourbons ; mais lorsque, après les fatigues d’une vie laborieuse qu’il avait été obligé de refaire sous trois gouvernements contraires, il se vit dans la nécessité, ainsi qu’un homme qui entre dans la carrière, de combiner pour la quatrième fois un nouveau mode d’existence pour ne pas perdre les avantages dont il avait joui précédemment ; l’idée de ce nouvel effort, le peu de succès de ses derniers ouvrages, l’affaiblissement de sa vue et quelques atteintes de paralysie à la main, lui ravirent la confiance qu’il avait toujours eue en lui-même. Il fit encore un assez grand nombre de portraits, et le tableau de Louis-Philippe à l’hôtel de ville ; mais tous les soins, tous les travaux de ses dernières années furent particulièrement consacrés à l’achèvement des quatre pendentifs de l’église de Sainte-Geneviève, ouvrage peu digne de lui.

Le Bélisaire, la Psyché, la Bataille d’Austerlitz, l’Entrée d’Henri IV et huit ou dix portraits, sont donc les résultats importants des travaux de toute la vie de Gérard, ses véritables titres de gloire.

Quoiqu’il eût plusieurs infirmités, elles furent étrangères à sa mort. Atteint d’une fièvre pernicieuse, le 8 janvier 1837, trois jours après il mourut de ce mal.

Girodet, membre de l’Institut, n’avait reçu la décoration de la Légion d’honneur que tard. Sous la restauration, il fut fait chevalier de l’ordre de Saint-Michel, et Charles X lui envoya la croix d’officier de la Légion d’honneur la veille de sa mort. La vie retirée et singulière de cet artiste peut expliquer à ceux qui connaissent le monde pourquoi ces honneurs lui ont été accordés si tardivement. Gérard, au contraire, dont le caractère était facile, le talent riche et brillant, fut comblé de ces distinctions flatteuses pendant la vie et complétement stériles après la mort. Nommé baron de l’empire, officier de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre de Saint-Michel, membre de l’Institut de France, professeur à l’École royale des beaux-arts, membre de l’Institut de Hollande et des Académies de Vienne, Berlin, Munich, Copenhague, Turin, Milan et Saint-Luc de Rome, aucun témoignage de considération ne lui a manqué pendant sa vie. Et cependant cet homme est mort triste, regrettant sa jeunesse, ne pouvant s’accoutumer à l’idée de ne plus exciter cet engouement dont il avait été le premier à signaler l’extravagance, tourmenté par la faiblesse de certains de ses ouvrages, inquiet même sur le mérite réel de ceux qui avaient eu le plus de succès, et poursuivi par l’idée qu’une génération nouvelle d’artistes était là toute prête à prendre la place de celle que l’âge et la mort allaient bientôt mettre hors de lice. C’est vraiment bien à tort que l’on adresse à ceux qui composent des romans le reproche de les terminer ordinairement par des scènes tristes. Pour peu qu’un écrivain tienne à retracer la vie humaine avec vérité, comment ne pas tomber dans cet inconvénient ? On connaît déjà quelles ont été les destinées de Drouais, de Fabre, de Girodet et de Gérard ; maintenant voici celle de Gros. Il était le plus jeune de la première couvée d’élèves de David. Né à Paris en 1771, Gros (Antoine-Jean), issu d’une famille sans fortune, s’adonna tout jeune à l’art de la peinture. Ses progrès furent aussi brillants que rapides à l’atelier de David, et, couronné à l’Académie en 1790, il alla continuer ses études à Rome. Mais, comme tous les artistes et pensionnaires français, qui, depuis l’affaire de Basseville, portaient ombrage au gouvernement papal, Gros fut obligé d’abandonner Rome, et de se réfugier successivement dans plusieurs villes d’Italie. Ne recevant point de secours de sa famille, et pressé par le besoin, Gros se mit à peindre la miniature à Florence et à Gênes. La hardiesse et l’impétuosité avec lesquelles il traitait un genre que l’on ne fait ordinairement que froidement et avec timidité devinrent pour lui une cause de succès, et le jeune Gros, dont la figure était belle et prévenante, dont l’esprit, quoique inculte, plaisait par sa franchise et un certain tour original, tira parti de son talent, et se fit aimer de ceux qui le connurent. Sa jeunesse, son obscurité et son défaut de fortune alors, lui permirent de rester en Italie, sans être compris au nombre des émigrés, pendant les années les plus orageuses de la révolution française. Ainsi que Girodet, Gros ne fut pas atteint par les passions politiques de son temps, et, tout occupé de son art et de ses plaisirs, il profita de son talent et de son caractère pour se faufiler intact, ou plutôt indifférent, au milieu de toutes les opinions qui agitaient alors ses contemporains.

Le jeune Gros avait donc pu, grâce à son obscurité, se tenir éloigné de la tourmente révolutionnaire, et ce fut avec la même indépendance d’esprit qu’il profita de son talent pour se joindre à ses compatriotes, lorsque l’armée française, conduite par Bonaparte, vint

conquérir l’Italie, en 1796. Le jeune peintre français était avec l’armée, près d’Arcole, lorsque Bonaparte et Augereau plantèrent le drapeau tricolore sur le pont qu’il fallait traverser en affrontant la mitraille des Autrichiens, et le premier ouvrage de Gros, que l’on vit au Salon (1799), est un beau portrait à mi-corps de Bonaparte tenant le drapeau d’Arcole à la main, et franchissant le pont. Jusqu’alors les ouvrages qui représentaient le vainqueur de l’Italie étaient si faibles, ou offraient des traits si peu semblables, que le tableau de Gros ne fut guère, au premier moment, qu’un objet de curiosité pour la multitude. Cependant, quelques artistes furent frappés d’une certaine liberté dans l’attitude du personnage, et d’une facilité de pinceau, auxquelles on n’était plus habitué depuis que David, ainsi que ses élèves Girodet et Gérard, avait fait tant d’efforts pour se rapprocher de la manière sévère, pure et tant soit peu austère de l’art antique. Dans les ateliers de peinture, et parmi les jeunes élèves, cette peinture de Gros fut prise comme une innovation qui fit quelque fortune, et donna le désir de voir de cet artiste, alors nouveau pour la France, quelque production plus importante.

Cependant Gros, que Bonaparte avait distingué et qui s’était fait aimer de tous les officiers de l’armée, obtint lui-même un grade au moyen duquel il pouvait suivre toutes les opérations militaires. C’est lorsqu’il se trouva dans cette position, qu’il prit sur les champs de batailles même, ce goût qu’il a toujours conservé pour les brillants uniformes, pour les chevaux et les scènes guerrières. Dès ce moment sa carrière et son genre étaient nettement tracés ; son génie allait trouver son emploi.

Parmi les causes nombreuses qui empêchent la plupart des hommes de mettre à profit les dons qu’ils ont reçus de la nature, la plus commune est l’ignorance où ils sont presque toujours de la faculté et du talent qui les distinguent réellement. Les fausses vocations, indiscrètement suivies, ruinent l’avenir de la plupart des jeunes gens, et troublent ordinairement la vie des hommes qui passent pour l’avoir remplie le plus complétement.

Sans aller chercher de nombreux exemples hors du sujet qui nous occupe, il suffit de jeter un coup d’œil sur la carrière des artistes de notre temps, pour reconnaître la vérité de cette proposition. En effet, quelle a été la vie de David ? Celle d’un artiste très-heureusement doué pour exercer, et même perfectionner la peinture, mais qu’une manie insensée de devenir législateur a interrompue, troublée et flétrie ; Girodet également, né peintre, se met dans l’esprit qu’il est poëte et perd la partie la plus précieuse de son existence à polir des vers à l’imitation de ceux de l’abbé Delille. Gérard, non moins naturellement peintre que ses rivaux, sacrifie sa gloire d’artiste au titre d’homme du monde, et meurt d’ennui et de chagrin en pesant dans son esprit, chancelant et sceptique, si, tout compte fait, il n’y a pas autant d’avantage à mourir conseiller d’État ou pair de France, que premier artiste de son époque. Enfin, Gros, dont le caractère était prime-sautier, irréfléchi, dont l’esprit obéissait à une verve dont il ne connaissait ni l’étendue ni la force, Gros, comme on le verra bientôt, avait aussi sa marotte, sa manie, qui l’a préoccupé pendant toute sa vie et jusqu’au moment de sa mort, qui a été si cruelle.

Après le Bonaparte à Arcole, et à l’exposition suivante (1802), Gros représenta Napoléon sur un cheval blanc, donnant une arme d’honneur à un grenadier. Quoique très-imparfaite, cette production attira cependant l’attention générale, et c’est à compter de ce moment que la réputation du peintre alla en croissant. Malgré les observations, assez justes d’ailleurs, des puristes voués au culte exclusif des doctrines antiques, le Bonaparte de Gros, avec ses teintes fouettées et hardies, avec son cheval en satin blanc, ne laissa pas de tourner la tête du public et des jeunes artistes. David lui-même ne craignit pas de dire en plein Salon que cet ouvrage, avec ses qualités solides, produirait un bon effet sur les travaux de l’école de Paris, où l’on négligeait trop le coloris. Girodet, Gérard et tous les peintres en renom furent unanimes pour vanter le mérite de Gros, qui cependant ne fut que très-imparfaitement satisfait de cette victoire.

On voyait à cette même exposition une autre composition de Gros, représentant Sapho éclairée par la lune au moment où elle se précipite du rocher de Leucade dans la mer, en tenant sa lyre entre ses bras. Cet ouvrage, qui parut faible alors et qui l’est réellement, après avoir été le but des études particulières de l’artiste dans son atelier, était encore au Salon l’objet de sa sollicitude et de ses espérances les plus chères. Ces portraits, ces tableaux de personnages et de sujets modernes ; ces habits bleus et ces épaulettes d’uniforme qu’il avait su si bien rendre, ne lui paraissaient que des passe-temps agréables, et propres tout au plus à flatter la vanité des hommes du jour ; tandis que sa Sapho était pour lui un tableau du genre élevé, un sujet antique, où il s’imaginait avoir développé entièrement toute sa science et son talent.

Heureusement pour cet artiste que Bonaparte, qui, comme on l’a vu, n’était pas très-amateur des sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire ancienne, voulut que les principaux événements de sa vie fussent représentés par Gros. Mais ce qu’il est curieux de savoir pour connaître l’histoire du cœur et de l’esprit humain, c’est qu’il ne fallut rien moins que la volonté de Bonaparte pour que Gros ne manquât pas sa vocation et se décidât à faire de bons tableaux de l’histoire de son temps, au lieu de se traîner sur les traces de ceux qui, malgré Minerve, se sont obstinés à poétiser dans des modes qui ne leur convenaient nullement.

Cédant à la volonté du chef de l’État, Gros fit d’abord plusieurs portraits représentant le premier consul à pied ou à cheval ; puis il donna sa belle esquisse de la Bataille du Mont-Thabor, qui fut jugée, avec raison, la meilleure de toutes celles qui avaient été présentées à un concours qui n’eut cependant point de résultat.

Une fois engagé dans la voie qui lui convenait, Gros n’eut plus qu’à produire pour bien faire. Étranger à toutes les études spéculatives auxquelles étaient forcés de se livrer ceux qui voulaient rendre sans autre secours que leur imagination des objets qu’ils n’avaient jamais vus, le peintre de la Peste de Jaffa, d’Aboukir et d’Eylau, improvisant en quelque sorte ces grands ouvrages, sans préjugés et sans peine, eut un avantage immense sur tous ses rivaux, celui de profiter de sa facilité et de peindre de verve.

Il y eut un bel élan chez les artistes à l’exposition de 1806, lorsque Gros y produisit les Pestiférés de Jaffa. La mémoire de l’expédition d’Égypte était encore fraîche dans tous les esprits, et la gloire du jeune artiste, qui consacrait le souvenir d’un événement de cette campagne, se trouvait comme mêlée à celle du héros qui l’avait dirigée. L’admiration sincère qu’excita cette composition fut si générale, que les peintres de toutes les écoles en réputation alors se réunirent pour porter au Louvre une grande palme, que l’on suspendit au-dessus du tableau de Gros. David a répété souvent que ce succès, obtenu par l’un de ses élèves qu’il chérissait personnellement, avait été un des moments de sa vie où il s’était senti le plus heureux. Et en effet, qu’y avait-il de plus flatteur pour le maître que de voir couronner l’ouvrage d’un disciple dont le mérite était si grand, et si différent du sien ; pour David, qui comprenait si bien que l’enseignement n’est pas la transmission d’une manière, mais le développement de l’intelligence artistique d’un élève confié aux soins d’un maître ? Cet aspect si neuf et si inattendu des productions de Gros devint pour lui la preuve évidente de la supériorité de sa méthode. Cette satisfaction était d’autant mieux fondée, qu’à cette même exposition la Scène du Déluge, par Girodet, production si différente de celles de Gros et de David, fournissait encore une preuve éclatante de l’impartialité savante du maître et du respect qu’il avait porté à l’originalité native de chacun de ses disciples.

Il est hors de doute qu’après David, Gros est le peintre qui a exercé le plus d’influence sur les doctrines et la pratique des artistes ses contemporains. L’indépendance de ses idées ainsi que la liberté savante de son pinceau enhardirent et protégèrent les talents d’une foule de peintres qui, accablés jusqu’à lui sous les difficultés que présente la composition des ouvrages du style le plus élevé, purent marcher plus à l’aise dans des voies moins ardues et moins périlleuses. En adoptant le genre sévère et épuré traité par David, il fallait encore un talent remarquable et une disposition très-forte aux études sérieuses, pour produire un ouvrage passable et même médiocre ; tandis que les scènes d’histoire contemporaine mises en vogue par Gros, et dans lesquelles il entrait peu de nu et beaucoup d’accessoires, faisaient parfois produire à des peintres secondaires des tableaux très-satisfaisants pour le public, bien que leur mérite fût des plus équivoques.

D’ailleurs la vue et l’étude des monuments français, au musée des Petits-Augustins, avaient déjà fait concevoir l’idée d’une réaction contre l’admiration exclusive des ouvrages de l’antiquité, quand l’apparition des trois ou quatre premiers ouvrages de Gros la déterminèrent. C’est en effet de 1803 à 1808 que le genre anecdotique commença à être cultivé avec succès par Richard, Revoil et Verney ; mais c’est aussi de cette même époque, il faut bien le dire, que datent ces éternelles batailles ou scènes d’étiquette que Bonaparte a fait exécuter durant son règne, sous la surveillance de son directeur des beaux-arts Denon, et qu’enfin la peinture de genre proprement dite fut remise en honneur et prépara la vogue excessive qu’elle devait obtenir quelques années plus tard.

Cette opinion était celle de Gros lui-même, et il l’a exprimée avec tant de franchise et dans une occasion si solennelle, qu’il est bon que l’on sache comment ce grand artiste se reprochait à lui-même d’avoir porté atteinte aux doctrines professées par David son maître, et s’accusait d’être cause du déclin des grands principes de l’art en France. Le jour de l’enterrement de Girodet, au moment où les membres de l’Institut et les plus habiles artistes étaient réunis dans la chambre du défunt, dont on allait conduire les dépouilles mortelles au cimetière, la conversation eut naturellement pour objet le mérite du mort et la perte irréparable que faisait l’école dans un moment où elle avait besoin d’une main puissante qui la retint sur la pente où elle était entraînée par l’école dite romantique. Gérard, malgré la tristesse dont il paraissait accablé, essaya de faire l’éloge de son ancien camarade, regrettant que Girodet ne fût plus là pour maintenir les jeunes artistes par son exemple. « Que ne le remplacez-vous, Gérard, lui dit aussitôt l’un de ses confrères, et que ne vous levez-vous pour remettre l’école dans la bonne voie, puisque David est exilé ? — C’est ce que je devrais faire, dit Gérard ; mais je confesse que je ne m’en sens pas la force : j’en suis incapable. — Pour moi, s’écria tout à coup Gros, dont les yeux étaient tout rouges et la voix altérée, non-seulement je n’ai point assez d’autorité pour diriger l’école, mais je dois m’accuser encore d’avoir été l’un des premiers à donner le mauvais exemple que l’on a suivi, en ne mettant pas dans le choix des sujets que j’ai traités et dans leur exécution cette sévérité que recommandait notre maître, et qu’il n’a jamais cessé de montrer dans ses ouvrages58. »

Ainsi, on le voit, cet homme regardait ses meilleurs ouvrages avec dédain ; il se reprochait même en quelque sorte de les avoir produits ; et lorsqu’à la fin de sa carrière, devenu riche et maître de traiter les sujets de son goût, il reprit le cours des idées qu’il avait été obligé de quitter, après son faible tableau de Sapho, il exposa au Salon de 1834 un énorme et monstrueux tableau mythologique, qui compromit son talent dans l’esprit railleur et méprisant de tous les apprentis en peinture.

L’époque brillante du talent et de la vie de Gros a commencé et fini avec Napoléon. Ses meilleurs ouvrages sont la Peste de Jaffa, la Bataille d’Eylau et celle d’Aboukir, et le premier de ces tableaux est son chef-d’œuvre. En 1806, il vit ce chef-d’œuvre ombragé par l’immense palme qu’y placèrent unanimement les artistes. En 1808, l’empereur Napoléon, après avoir considéré la bataille d’Eylau, détacha de son habit l’étoile de la Légion d’honneur qu’il portait et la remit à Gros au milieu du grand Salon, en le nommant baron de l’empire. Comblé d’honneurs et déjà assez favorisé de la fortune, Gros fit un mariage qui lui assura, sinon le bonheur, du moins une existence indépendante et fixe.

Une grande quantité de travaux secondaires augmentèrent encore sa fortune jusqu’à la Restauration. Sous les Bourbons, Gros fit encore quelques grands ouvrages exécutés avec verve, mais conçus faiblement et comme à regret. L’Arrivée de la duchesse d’Angoulême à Bordeaux et la Fuite nocturne de Louis XVIII du château des Tuileries, étaient des sujets bien tristes pour le peintre brillant et fougueux de la Peste de Jaffa et de la Bataille d’Aboukir. Ces compositions, soutenues quelque temps par le talent et la popularité du peintre, ne purent vaincre cependant l’indifférence du public, et elles furent promptement oubliées, Gros ne produisit donc, pendant la restauration, qu’un ouvrage vraiment digne de lui, la Coupole de l’église de Sainte-Geneviève. Il devait son existence et sa gloire à Napoléon. La chute terrible de l’empire, le peu de succès qu’eurent les tableaux faits sous la monarchie, les années qui commençaient à s’accumuler sur la tête du peintre et les critiques déjà amères d’une nouvelle génération d’artistes tout prêts à danser sur la tombe de leurs prédécesseurs, avaient avancé pour Gros le temps de la vieillesse, quand la révolution de 1830 la compléta.

Naturellement spirituel, mais sans instruction et peu disposé à en acquérir, Gros était artiste, peintre par instinct. Il composait au bout du pinceau et faisait bien ou mal sans que son goût et son esprit tentassent le moindre effort pour faire ressortir les parties excellentes d’un ouvrage ou en corriger les défauts. Cette disposition, qu’il apporta en naissant et qu’il conserva toute sa vie, a imprimé un caractère particulier à ses compositions, qui renferment ordinairement une ou deux portions très-remarquables au milieu d’une foule d’objets sans rapport et sans proportion entre eux. C’est ce que l’on peut observer dans les batailles d’Eylau et d’Aboukir, car le seul ouvrage de Gros exempt de ces disparates est la Peste de Jaffa, son chef-d’œuvre.

Lorsque Gros, de retour d’Italie, vint s’établir à Paris (1800-1801), il exerça de suite une double influence, sur le public et sur les artistes. L’exposition de son portrait de Bonaparte à Arcole et du Premier Consul distribuant des sabres d’honneur fit effet sur les masses. Mais la personne de Gros, ses manières et celles des personnes qui fréquentaient son atelier, ainsi que son habitude de travailler devant témoins et presque en jouant, après avoir étonné les artistes, finit par modifier leur manière d’être, leurs habitudes et enfin leur goût.

Au commencement de ce siècle, rien n’était si rare qu’un local propre à devenir un atelier de peinture. Ceux qui avaient été pratiqués anciennement dans le Louvre n’existaient plus, et lorsque David fut sur le point de commencer son tableau du Couronnement, on ne trouva rien de mieux que de lui abandonner la vieille église de Cluny pour qu’il en fît son atelier. En général, les vieilles églises et les vieux couvents dévastés et vendus pendant la révolution étaient devenus le refuge ordinaire des artistes. De tous ces anciens édifices, celui du couvent des Capucines59, dans lequel on avait fabriqué les assignats pendant la durée de ce papier-monnaie, devint un des points sur lesquels les peintres et même quelques statuaires vinrent se rassembler. Girodet y fit sa scène de Déluge, son Atala et sa Révolte du Caire. Mais toujours mystérieux dans ses travaux, n’admettant chez lui que ses élèves, Girodet travaillait solitairement dans l’angle gauche du cloître.

Les choses ne se passaient pas ainsi vers l’angle à droite, de 1801 à 1805. Un long corridor, par lequel on parvenait à une vingtaine d’anciennes cellules de capucines, transformées en autant de petits ateliers, servait d’antichambre et de salon de conversation aux artistes habitant les cellules. L’aile droite du bâtiment semblait leur être particulièrement réservée. M. Ingres et son ami Bartolini, le sculpteur florentin, occupaient deux cellules en commun ; près d’eux était M. Bergeret, admirateur et ami de M. Ingres. Ces trois artistes, qui dirigeaient alors les efforts de leurs études sur les ouvrages des artistes italiens de la renaissance, formaient une espèce d’académie à part dans les Capucines. Personne n’était admis chez eux, et l’on n’avait qu’une idée vague de ce qu’ils faisaient dans le mystère de leurs ateliers. M. Bergeret doit être compté au nombre de ceux qui, lorsque le musée des Petits-Augustins contrebalança l’influence du musée des Antiques, ont contribué à fonder le genre anecdotique et à répandre le goût des petits tableaux d’amateurs. Le plus connu de ceux de cet habile artiste que la gravure ait reproduits, représente les Honneurs rendus à Raphaël après sa mort.

Deux ou trois cellules plus loin que celle habitée par M. Ingres, se trouvait l’atelier de Granet. Ce peintre, qui devait se rendre célèbre en imitant des intérieurs de couvent, commença en effet par peindre les longs et obscurs corridors de celui des Capucines. Bon, aimable, spirituel et modeste comme il a toujours été, chaque jour Granet, que l’on surnommait le Moine, était établi dans le cloître avec son chevalet et sa toile, saisissant à toutes les heures les effets variés de la lumière. Granet était aimé de tous, il causait amicalement avec chacun, laissait voir ses ouvrages à tous ceux qui l’approchaient, les consultait même au besoin, et donnait d’excellents avis à ses confrères. Ceux qui voyaient ses études si originales lui prédisaient déjà un avenir qu’il a si bien réalisé.

Non loin de ces cellules, Étienne, Chauvin, Dupaty et enfin Gros avaient chacun la leur. Chauvin était un habile paysagiste qui s’était formé en Italie, où il avait fait connaissance avec Gros. Étienne occupait la cellule suivante et avait pour voisin, de l’autre côté, le statuaire Charles Dupaty, l’un des fils du président de ce nom, célèbre par ses Lettres sur l’Italie. Dupaty achevait alors la première figure de ronde bosse qu’il ait exposée au Louvre, un Amour. Gros avait pour atelier la dernière cellule au fond du corridor. Jusqu’au jour de son arrivée, rien n’était plus silencieux que les longs corridors des Capucines, dont la plupart des habitants travaillaient dans la retraite et sans communiquer habituellement entre eux. Mais aussitôt que Gros fut établi dans ce lieu, le régime changea complétement. En sa qualité de peintre de l’armée d’Italie, le jeune artiste recevait sans cesse des visites d’officiers supérieurs et de généraux, à mesure que, revenant de l’armée, ils rentraient à Paris. La porte de son atelier était presque toujours ouverte, et la plupart du temps il travaillait entouré de ses amis, parlant haut, allant et venant, maniant des armes, remuant des selles de chevaux ou de riches étoffes qu’il accaparait pour les copier au besoin.

C’est dans cette cellule que Gros fit successivement les esquisses si brillantes de plusieurs portraits du premier consul, de la Bataille du mont Thabor et de celle d’Aboukir, ainsi que le tableau de Sapho. Le coloris brillant, la hardiesse de pinceau, et jusqu’à l’espèce de désordre qui régnait dans ces compositions faites tout à la fois avec tant d’aisance et même d’audace, peintes en quelque sorte en plein air et devant tout le monde ; ces habitudes et ces qualités si différentes de celles qui régnaient depuis dix ans dans les écoles de Paris, parurent tout à coup à un grand nombre d’artistes celles qui devaient être préférées et dont les résultats seraient les plus satisfaisants pour l’exercice de l’art. Il est donc certain que la manière aisée et quelque peu cavalière de Gros porta aussitôt atteinte aux doctrines sévères que David avait enseignées et mises en pratique jusqu’à ce moment ; et qu’après l’exil de son maître, et à la mort de Girodet, lorsque la nouvelle école, dite

romantique, avait déjà fait des progrès si rapides, Gros ne s’accusait peut-être pas sans raison d’avoir contribué à ébranler les principes de son maître.

Quoique son organisation fût robuste, Gros avait été affecté de bonne heure de douleurs rhumatismales qui le faisaient souffrir à certaines époques de l’année. Pendant la Restauration, lorsque le grand éclat de sa célébrité commençait à s’affaiblir, les premiers signes de la vieillesse se manifestèrent chez lui, et après la révolution de 1830, ils devinrent plus apparents encore. Placé par son talent dans la classe des hommes éminents de son époque, Gros eut le tort, et il en éprouva tous les inconvénients, de mener un genre de vie en contradiction avec le rang élevé qu’on lui assignait parmi les hommes de talent. Marié, maître d’une belle fortune qui lui eût fourni tous les moyens de s’entourer, non-seulement d’amis, mais de personnes distinguées qui se seraient trouvées honorées d’être admises dans sa société, il vivait de la manière la plus étrange, passant presque tous ses moments de loisir à jouer aux dames avec les obscurs habitués d’un café.

Ces goûts, si peu en harmonie avec sa position, augmentèrent à mesure que les années diminuaient pour lui les chances de trouver des distractions moins vulgaires. Des chagrins domestiques, les regrets excessifs que lui causaient et les jours si brillants de si gloire, et les succès menaçants de la nouvelle école romantique ; et enfin, ce qui n’est que trop certain, les douleurs amères dont quelques écrivains l’abreuvèrent en critiquant indignement ses ouvrages, portèrent le découragement dans l’âme de cet homme comblé jusque-là de louanges et d’honneurs, mais que la réflexion n’avait prémuni contre aucun des maux réservés à l’homme, à qui tout manque à la fois quand il vieillit.

Pendant les dernières années de sa vie, il n’opposa à ces chagrins que les ressources de jouissances purement physiques, dont il fut privé tout à coup. Aussi sa mort fut-elle aussi inattendue que terrible. On le trouva noyé sur les bords de la Seine, près de Sèvres. Il avait eu le soin de laisser dans son chapeau un papier sur lequel était écrit que « las de la vie et trahi par les dernières facultés qui la lui rendaient supportable, il avait résolu de s’en défaire. »

Drouais, Fabre, Girodet, Gérard et Gros, élèves de David, furent aussi des rivaux pour leur maître.

Deux chefs d’écoles, contemporains de David, Regnault60 et Vincent61, exercèrent quelque influence sur les arts, mais bien plutôt par les élèves qu’ils formèrent que par les ouvrages qu’ils produisirent. Tous deux étaient d’habiles artistes, praticiens consommés, mais à qui il manquait cette fixité dans les idées qui fait que l’on choisit un but vers lequel on tend sans cesse, ce qui donne aux productions un caractère fort et décidé. Regnault n’avait reçu aucune instruction, et son esprit comme son imagination était sans portée. C’était un de ces praticiens très-adroits, savants même, dont les talents matériels n’auraient pu devenir réellement utiles que s’ils eussent été sous la direction d’un génie supérieur qui les eût vivifiés. Les meilleurs ouvrages de Regnault sont l’Éducation d’Achille, charmante composition, et une Descente de croix, où l’on remarque une fermeté et une flexibilité de pinceau qui feraient honneur à un bon élève de l’école des Carrache. Ces ouvrages furent loués comme ils méritaient de l’être, servirent de titre à leur auteur pour entrer à l’Académie et ouvrir une école de peinture, mais ils n’exercèrent aucune influence sur la marche de l’art, à l’époque où ils parurent, c’est-à-dire vers 1788. Regnault, qui est mort fort riche à l’âge de soixante-quinze ans, passa paisiblement les dernières années de sa vie à faire de petits tableaux de boudoirs.

Ce n’est que par l’intermédiaire de deux de ses élèves que Regnault a réellement pris part au mouvement qui s’est opéré dans l’exercice des arts, depuis 1800 jusqu’à nos jours ; ces deux élèves sont Pierre Guérin et M. Hersent.

Quant à Vincent, homme instruit, fort spirituel et peintre très-habile, de la grande quantité d’ouvrages qu’il a achevés, on n’a guère conservé le souvenir que de son tableau du Président Molé, peu connu de la génération actuelle. Ainsi que Regnault, Vincent a formé un assez grand nombre d’élèves qui, pendant quinze ou vingt ans, ont disputé les prix académiques à ceux plus nombreux qui sortaient de l’école de David. Mais de tous les soldats que Vincent a formés pour ces combats, il n’en est qu’un seul dont le nom et les ouvrages soient connus ; c’est M. Horace Vernet, peintre original dont le rare mérite et l’influence seront appréciés quand il en sera temps.

En suivant l’ordre chronologique, il se présente, comme contemporain de David, un homme isolé qui ne fut ni son élève, ni son rival, ni son imitateur, mais dont le talent exceptionnel se développa et grandit pendant ce siècle, quoiqu’il fut en contradiction ouverte avec les idées que Winckelmann, Heine, Mengs et David avaient mises en honneur depuis 1780. Pierre-Paul Prudhon, né en 1765, âgé de vingt-cinq ans en 1790, pendant que la plupart des artistes s’efforçaient d’imiter les ouvrages de l’antiquité, formait, lui, son talent dans la solitude, n’ayant d’autre idée et d’autre but que de rendre son pinceau l’interprète fidèle de ce qu’éprouvait son âme, de ce que préférait son goût. Né de parents très-pauvres, forcé de travailler pour vivre tout en étudiant, le besoin le rendit de bonne heure ingénieux pour tirer parti de son talent. Il se fit bientôt remarquer par un genre de compositions gracieuses et tendres, peu variées quant au fond, mais auxquelles l’artiste trouvait moyen de donner des formes nouvelles et un aspect nouveau. Le plus ordinairement, Prudhon faisait des dessins ou des tableaux sur des sujets tendres, passionnés et amoureux. L’attention se porta d’abord sur des vignettes représentant Léandre et Héro, Cérès et Stellion, et Phrosine et Mélidor, ainsi que sur d’autres productions analogues, gravées au pointillé, et dont le succès devint populaire. Le charme particulier de ces ouvrages résultait d’une certaine atmosphère d’amour, si l’on peut dire ainsi, à travers laquelle on les voyait apparaître. On y remarquait ordinairement des femmes dont les vêtements n’étaient d’aucun pays ni d’aucun temps, mais qui, par leurs formes suaves et une expression vive de tendresse, séduisaient toutes les classes d’amateurs. Ces femmes n’étaient point belles et se ressemblaient toutes ; leur bouche était grande, leurs yeux profondément enchâssés et couverts, mais le peintre, qui avait soin de faire tomber la lumière de haut sur ses groupes, trouvait moyen, en multipliant les demi-teintes et en noyant les contours, de donner quelque chose de fantastique et de séduisant à ces êtres imaginaires. Prudhon ne réussissait pas moins bien à représenter des amours, des petits enfants ; et son Zéphyre, se balançant au-dessus de l’eau d’une fontaine est peut-être son chef-d’œuvre en peinture.

En abusant des effets du clair-obscur, ce peintre sacrifia souvent la vérité d’imitation pour exprimer le genre de poésie qu’il cherchait à répandre avant tout dans ses ouvrages ; mais soit que l’on aime ou que l’on réprouve son genre, il faut convenir au moins que le sentiment qui l’animait en peignant était toujours fort, et que ses ouvrages portent toujours un caractère bien décidé.

Ce fut à la fameuse exposition de 1810, où les ouvrages de David, de Girodet, de Gérard et de Gros se trouvaient en présence, que parurent aussi les deux tableaux de Prudhon qui ont mis le sceau à sa réputation : le Zéphyre déjà cité et la Vengeance et la Justice poursuivant le Crime. La sévérité de style et la gravité des sujets étaient devenues des conditions si impérieuses depuis que les doctrines de l’école de David avaient été généralement adoptées, que le pauvre Prudhon, qui n’avait fait et n’aimait réellement à faire que des sujets gracieux et érotiques, se vit forcé de concevoir et d’exécuter le tableau de la Vengeance et la Justice pour obtenir la faveur d’être placé au nombre de ce qu’on appelle les peintres d’histoire. Cette dernière production fait sans doute grand honneur au talent de Prudhon, mais ce talent se trouve plus complet et surtout mieux employé dans son Zéphyre.

De son vivant, Prudhon n’eut qu’un assez petit nombre d’admirateurs et dans l’esprit de ceux qui avaient adopté les doctrines de l’art antique, qu’ils fussent artistes ou amateurs, il passait pour un peintre

de mauvais goût, que l’on comparait aux artistes des temps de décadence. Lorsqu’il considérait l’art dans son ensemble, David, toujours impartial, disait en parlant de Prudhon : « Enfin celui-là a son genre à lui, c’est le Boucher, le Watteau de notre temps ; il faut le laisser faire, cela ne peut produire aucun mauvais effet aujourd’hui dans l’état où est l’école. Il se trompe, mais il n’est pas donné à tous de se tromper comme lui ; il a un talent sûr. Ce que je ne lui pardonne pas, ajoutait-il en souriant, c’est de faire toujours les mêmes têtes, les mêmes bras et les mêmes mains. Toutes ses figures ont la même expression, et cette expression est toujours la même grimace. Ce n’est pas ainsi que nous devons envisager la nature, nous autres disciples et admirateurs des anciens ! »

Si les scènes gracieuses, si l’emploi souvent exagéré du clair-obscur donnaient aux productions de Prudhon un aspect qui les faisait distinguer parmi celles de ses contemporains, elles étaient recommandables surtout par un éclat et une originalité dans le coloris qui tranchaient avec la teinte grisâtre et peu transparente des tableaux de l’école sévère. Il n’est pas jusqu’aux procédés matériels employés par Prudhon pour peindre, qui ne fussent contraires à ceux dont les autres artistes faisaient généralement usage.

Depuis l’exécution du tableau des Sabines surtout, David avait pratiqué et enseigné l’art de peindre en procédant par l’emploi de teintes faites d’après la nature, et qu’il fallait appliquer l’une auprès de l’autre en s’efforçant de les fondre, non pas avec le pinceau, mais en les juxtaposant avec assez de justesse pour qu’elles se succédassent sans blesser l’œil, et en exprimant la différence des tons et la dégradation de la lumière. Ce procédé, l’un de ceux qui demandent le plus d’attention et de talent, et qui a été mis en pratique par Raphaël dans la Transfiguration, ainsi que par Paul Véronèse et Poussin dans leurs plus beaux ouvrages, est celui que David s’efforça de remettre en vigueur.

Prudhon peignait tout différemment. En commençant un tableau, il lui donnait l’aspect d’une grisaille, et ce n’était que successivement et peu à peu qu’il coloriait les différents objets compris dans son tableau, jusqu’au moment où, satisfait de l’intention qu’il avait prêtée à ses personnages, il leur donnait toute la vivacité requise par de nombreux glacis posés les uns sur les autres. Plusieurs compositions laissées par le peintre à l’état d’ébauches fournissent l’occasion de suivre les progrès successifs de ce procédé.

Un an ou deux ans avant sa mort, Prudhon mit au Salon un petit tableau qui fit sensation. Il y avait introduit trois figures ; un ouvrier ressentant les premières atteintes du mal dont il devait mourir, et près de lui sa femme et son jeune fils inquiets et cherchant les moyens de le soulager. C’était le dernier ouvrage qu’il dût faire ; et dans cette scène, si différente de celles où il avait peint ce que l’amour a de plus intime et de plus tendre, on voyait l’empreinte d’une douleur profonde, d’un chagrin que rien ne peut guérir, d’un présage d’une mort inévitable et que l’on désire.

Des cinquante-huit années que Prudhon a passées sur la terre, c’est tout au plus s’il en a eu dix de tolérables. Son enfance, sa jeunesse et une partie de son âge mûr ont été employées à combattre la misère, à travailler jour et nuit, et à former seul un talent que l’exemple ou les conseils des autres artistes ne pouvaient l’aider à perfectionner. Malgré sa pauvreté, Prudhon se maria jeune, et le malheur voulut que sa compagne, loin de l’aider dans sa pénible carrière, eût des goûts aussi vulgaires que le pauvre artiste avait l’âme tendre et délicate. Chargé de famille sans pouvoir se reposer sur sa femme des soins que de jeunes enfants réclamaient, il resta seul avec eux. C’est dans cet isolement, et lorsque, forcé de faire face à une foule de petits travaux sans lesquels ses enfants et lui n’auraient pu vivre, qu’il s’attacha à Mlle Mayer, son élève.

Cette femme, qui pour tous charmes extérieurs n’avait que des yeux très-couverts et une expression de bonté et de tendresse comme Prudhon aimait à les rendre dans ses ouvrages, devint, par son dévouement et son attachement inviolable, l’ange sauveur de l’artiste et de ses enfants.

Jeunes encore, ceux-ci réclamaient les soins journaliers qu’on ne reçoit que d’une mère. Mlle Mayer les leur prodigua comme si elle eût été la leur, et les modifia selon l’âge de ces êtres intéressants, que son cœur avait adoptés. Ces devoirs n’empêchaient cependant pas cette femme courageuse de se livrer à l’art de la peinture, qu’elle exerçait non sans talent. Entièrement dévouée à Prudhon, enseignée par lui, travaillant sans cesse à ses côtés, elle s’était si complétement identifiée avec son ami, son maître, qu’elle était parvenue à reproduire sa manière, et qu’elle l’aidait souvent dans la préparation de ses ouvrages. Il ne nous est resté aucune lettre, aucun témoignage authentique de la longue tendresse de ces deux êtres, toujours réunis sous le même toit et dans le même atelier ; on sait seulement que pendant de longues années ils ont été unis par les liens de l’amitié la plus profonde et par des occupations communes. Cependant les enfants de Prudhon, élevés par les soins de son amie, grandirent, se formèrent et il fallut pourvoir à leur établissement dans le monde. Ils quittèrent la maison paternelle. Déjà Mlle Mayer n’était plus jeune. Parvenue à cet âge où les femmes, perdant de leurs charmes, n’en sentent qu’avec plus de force le besoin d’aimer, son imagination, naturellement ardente, lui présenta sa position comme incertaine et fâcheuse. Son âme, qui s’était sentie calme tant que la présence des enfants lui avait assuré le titre et le rang de mère, s’effraya tout à coup du nouveau rôle dont elle était menacée. Dans son innocence, cette âme honnête s’exagéra sa faute, en fit un crime, eut l’idée qu’elle serait méprisée, abandonnée peut-être par celui qu’elle s’était accoutumée à regarder comme son époux, et sa tête se perdit. Dans un de ces moments critiques où l’avenir se présente tout à coup comme un malheur inévitable, Mlle Mayer, dans ce même atelier où elle avait conversé, travaillé, vécu si longtemps auprès de Prudhon, se coupa la gorge avec un rasoir. Prudhon ne peut se consoler de ce malheur. Deux ans après il mourut de langueur, en 1823. C’est quelque temps après la mort de Mlle Mayer que Prudhon fit ce tableau de l’Ouvrier mourant. Il y avait mis toute sa douleur ; depuis il ne fit plus rien.

Cet artiste avait acquis sa célébrité peu à peu, et par le développement lent et successif de son talent. En outre, quoiqu’il eût formé plusieurs élèves habiles, aucun cependant n’a contribué à augmenter l’éclat de son école. Mais il n’en fut pas de même d’un peintre de la même époque à peu près, dont les ouvrages firent grand bruit, et qui eut pour élèves des hommes qui devaient bientôt opérer une nouvelle révolution dans l’art, bouleverser les doctrines adoptées par David, par ses élèves et ses imitateurs : c’est Pierre Guérin62, formé à l’école de Regnault. Lauréat à l’Académie en 1794, ce peintre exposa au Salon, quatre ans après, le tableau de Marcus Sextus revenant d’exil et retrouvant chez lui sa femme morte et sa fille dans les larmes. Cet ouvrage dont le succès, comme on l’a vu, fut immense, et du en partie à l’importance que le parti royaliste et les émigrés attachèrent alors au sujet, est cependant une production assez faible.

Ce succès fixa le choix du genre de composition que Guérin adopta, genre dont le style est particulièrement théâtral. En effet, la conception première de ses ouvrages tend toujours à surprendre et à émouvoir, et l’artifice avec lequel il place ordinairement ses personnages, tient de la symétrie calculée à laquelle les acteurs ont recours pour se donner le temps de se reconnaître, et, comme on dit au théâtre, pour arrondir la scène. Ces artifices, ces compositions où tout est calculé, comprennent les qualités et les défauts du talent de Guérin, homme de pure réflexion.

Ce peintre présenta successivement : à l’exposition fameuse de 1808, un sujet tiré d’une idylle de Gessner et Bonaparte pardonnant aux révoltés du Caire, tableau où il y a de la poésie ; à celle de 1810, Andromaque et l’Aurore et Céphale ; et à celle de 1817, l’une de ses bonnes compositions, Didon écoutant le récit d’Énée.

La santé de Guérin, déjà chancelante, s’affaiblit encore après l’exécution de ces divers ouvrages. Depuis la Didon il ne fit plus rien d’important, à l’exception de l’ébauche restée imparfaite d’une grande scène de la dernière nuit de Troie. La vogue extraordinaire de plusieurs productions de cet artiste fut de courte durée, et il survécut au moins de six ou sept années à sa gloire. Cependant, considéré comme chef d’école, et directeur de l’Académie de France à Rome, Guérin mérite les plus grands éloges. Il est le seul de son temps, après David toutefois, qui ait eu le sentiment véritable de l’enseignement. Comme David, il reconnut qu’un maître ne doit pas chercher à transmettre sa manière, mais que son devoir est de cultiver et de développer les facultés saillantes de ses élèves. Or, cette précieuse qualité qui distinguait particulièrement David, maître de Drouais, de Girodet, de Gérard, de Gros, de M. Isabey, de M. Ingres, de Granet, de M. Schnetz et de Léopold Robert, on la retrouve encore, quoique affaiblie, dans Guérin, dont l’école a produit Géricault, MM. P. Delaroche, E. Delacroix et Scheffer.

Peut-être eût-il été à propos de restreindre l’étendue de ces analyses biographies ; mais il était indispensable, au moment où nous avons laissé David occupé à achever le tableau du Couronnement, de donner une idée précise du talent et du caractère des artistes que la voix publique et que lui-même reconnaissaient, à quelques égards, pour ses rivaux à cette époque. Quoique ayant exercé de 1806 à 1818 une immense influence sur les arts, les ouvrages de David n’étaient plus exclusivement admirés ; et le chef de l’État, l’empereur Napoléon, crut pouvoir, sans faire tort à la réputation de son premier peintre, ordonner un concours décennal où figureraient les meilleurs ouvrages faits pendant les dix années précédentes par les artistes en renom, y compris le chef de l’école. Ce décret impérial qui agita vivement la république des lettres et celle des arts, sans qu’il pût jamais recevoir d’exécution, fut

un événement grave, en ce qu’il porta une forte atteinte à la suprématie, jusque-là inattaquée, du talent de David, ainsi qu’à l’unité de doctrine en fait d’art que ce peintre avait établie en France et presque dans toute l’Europe.

Cet événement important pour l’art, mais provoqué par des intérêts politiques et privés, ne pouvait être bien compris, sans que l’on connût d’abord les droits plus ou moins bien fondés des principaux artistes dont les ouvrages furent mis en concurrence avec ceux de David.

X. Les prix décennaux.
1810.

David employa près de quatre années à l’exécution du tableau du Couronnement, et pendant les derniers temps, Napoléon envoyait souvent chez lui pour savoir à quel point en était l’ouvrage. Lorsque l’artiste crut avoir épuisé toutes les ressources de son talent, il alla lui-même annoncer à l’empereur que sa tâche était remplie, et bientôt le nouveau monarque désigna un jour pour se rendre à l’atelier de son premier peintre.

Ce jour venu, l’empereur Napoléon, l’impératrice Joséphine et toute leur famille, accompagnés des officiers de leur maison et des ministres, précédés et suivis d’un cortège nombreux de musiciens et de cavalerie, s’acheminèrent vers la rue Saint-Jacques et mirent pied à terre sur la place de la Sorbonne, près de la petite porte latérale de l’ancienne église de Cluny. Depuis quelque temps, il avait été fort question dans les salons de Paris, de la manière dont David avait disposé de sa scène principale. Les personnes de la cour surtout critiquaient l’attitude de l’empereur, et reprochaient au peintre d’avoir fait de l’Impératrice l’héroïne du tableau, en représentant plutôt son couronnement que celui de Napoléon. L’objection n’était certainement pas sans fondement, et tous les gens jaloux de la gloire et de la faveur de David espéraient avec malignité que Napoléon, en critiquant cette disposition, déprécierait par cela seul toute l’économie de l’œuvre du peintre. Il est assez difficile de comprendre comment les gens de cour et les artistes de ce temps ont pu s’imaginer que David eût pris sous sa responsabilité l’attitude qu’il devait donner à Napoléon pendant la cérémonie de son sacre. On aurait dû s’en reposer sur la prudence et la susceptibilité du nouveau souverain, et penser qu’il avait tout prévu, tout calculé, tout arrangé d’avance avec son premier peintre. Le vrai programme donné à David et scrupuleusement suivi par lui, était de montrer Napoléon déjà couronné, imposant la couronne sur la tête de Joséphine devant le pape, qui n’assistait là que comme témoin.

Lorsque toute la cour fut rangée devant le tableau, Napoléon, la tête couverte, se promena pendant plus d’une demi-heure devant cette toile large de trente pieds, en examina tous les détails avec la plus scrupuleuse attention, tandis que David et tous les assistants demeuraient dans l’immobilité et le silence. La solennité de cette visite et la curiosité extrême que chacun éprouvait de savoir le jugement que l’empereur allait porter de cette œuvre produisirent, à ce qu’ont rapporté ceux qui étaient présents, une émotion profonde. Enfin, portant encore les yeux sur le tableau, Napoléon prit la parole et dit : « C’est bien, très-bien, David. Vous avez deviné toute ma pensée, vous m’avez fait chevalier français. Je vous sais gré d’avoir transmis aux siècles à venir la preuve d’affection que j’ai voulu donner à celle qui partage avec moi les peines du gouvernement. » En ce moment, l’impératrice Joséphine s’approchait de la droite de l’empereur, tandis que David écoutait à sa gauche. Bientôt Napoléon, faisant deux pas vers David, leva son chapeau, et faisant une légère inclination de tête, lui dit d’une voix très-élevée : « David, je vous salue. — Sire, répondit le peintre, qui se sentit ému, je reçois votre salut au nom de tous les artistes, heureux d’être celui auquel vous daignez l’adresser. »

Pendant que Napoléon remontait en voiture, tous les courtisans s’empressèrent de faire au peintre des félicitations sur son ouvrage, et chacun se retira bien persuadé que le couronnement de Napoléon ne pouvait être autrement représenté que comme on venait de le voir.

Après cette épreuve, le tableau du Couronnement exposé au Salon de 1810, en subit une nouvelle non moins importante. Il n’y eut qu’une voix sur le mérite éminent qui brille dans tout le groupe formé par Napoléon, par le pape et le clergé. L’ampleur avec laquelle sont dessinés et peints les grands dignitaires de l’empire, placés à la droite du tableau, rappelle tout ce qu’il y a d’énergique dans le talent de David ; mais quant aux princes, aux princesses et aux personnes de la cour qui occupent la gauche, ainsi que les personnages placés comme spectateurs dans les tribunes de l’église, ils furent jugés faibles sous le double rapport du dessin et du coloris. On fut frappé surtout de l’immensité du champ du tableau comparé à la petitesse relative des figures, disparate qui semblait détruire l’importance qu’il eût été si à propos de conserver aux personnages.

Malgré les imperfections qu’une critique sévère peut découvrir dans cet ouvrage, la plus grande partie des figures placées sur les marches et près de l’autel peuvent être considérées comme ce que David a peint avec le plus de simplicité et de puissance tout à la fois. La tête du pape Pie VII et ses deux mains sont un véritable chef-d’œuvre ; et bien que David ait presque également réussi dans le portrait isolé de ce pontife, placé au musée du Louvre, cependant il règne dans celui du couronnement quelque chose de grand, d’auguste et de candide qui forme un ensemble d’expression élevée que l’artiste n’avait jamais eu l’occasion de rendre aussi heureusement63.

Mais à partir de ce tableau, le talent de David commença à faiblir. La Distribution des aigles au Champ-de-Mars, peinte bientôt après, en donne la preuve évidente. Ce que l’on appelle communément les sujets d’expression et de mouvement ne convenaient point à ce peintre, dont l’imagination était bien plus propre à rendre les beautés de détail que l’ensemble et la combinaison d’une action vive et d’une scène compliquée. En faisant accourir tous les officiers vers les marches de l’estrade d’où Napoléon distribue ses drapeaux, le peintre n’a été préoccupé que du mouvement isolé des personnages ; en sorte que chacun d’eux remue et se tourmente d’une manière excessive, bien que la masse qu’ils forment paraisse froide et inanimée. Avec moins d’originalité et de verve que dans la composition du Serment du Jeu de Paume, la distribution des aigles rappelle le système de composition tant soit peu théâtrale que David avait adopté de 1783 à 1790.

Au surplus, ce maître, dont l’admiration pour les ouvrages de Gros était aussi vive que sincère, sentit qu’il fallait laisser traiter ce genre de sujets à son élève ; et soit qu’il se sentit découragé par le peu de succès du tableau des aigles, ou qu’on lui eût fait entendre que les quatre grands tableaux qui lui avaient été commandés par Napoléon ne seraient pas tous exécutés, il ne compta plus sur les deux grands ouvrages qui restaient à faire et qui, en effet, ne furent même pas commencés.

David était alors tranquille sur sa fortune et sur le sort de ses enfants64. Peu disposé au fond à peindre des uniformes, des sabres et des bas de soie ; certain, d’ailleurs, par le succès du tableau du Couronnement, qu’il pouvait encore se considérer comme maître en ce genre, il revint à son goût naturel, aux études de toute sa vie, à la peinture qui a le nu et le beau pour objets, et se remit, avec une ardeur toute juvénile, à son tableau des Thermopyles.

Il y a lieu de croire aussi qu’un des motifs de cette espèce de retraite fut le mode d’administration des arts établi à cette époque. Comme on l’a vu dans la lettre de Moriez, David, qui n’était pas sans prétendre au gouvernement des arts sous Bonaparte premier consul, sentit renaître cette ambition après avoir peint le Couronnement, et quand Napoléon, dans tout l’éclat de sa puissance, fit restaurer et achever le vieux Louvre, David demanda à l’empereur de lui confier la décoration des appartements de ce palais, en s’engageant à faire une suite de compositions dont les principales eussent été peintes par lui-même, et les autres sous sa direction, par ses élèves les plus distingués. Ce projet qui n’a peut-être existé réellement que dans l’imagination de David, était un des rêves dont il se berçait lorsqu’il reprit le tableau des Thermopyles, et quand déjà les présages malheureux de la fin de l’empire ne permettaient plus à Napoléon de porter sérieusement son attention sur des objets de cette espèce.

C’est ici l’occasion de faire connaître Vivant Denon, dont l’influence sur les vicissitudes de l’école pendant près de quatorze ans mérite d’être signalée.

Le baron Vivant Denon65, admis de bonne heure aux emplois de la cour de Louis XV, fut très-favorisé par ce prince, qui se plaisait à voir les dessins et les gravures à l’eau-forte de son jeune page d’abord, puis de son gentilhomme de sa chambre. Nommé bientôt gentilhomme d’ambassade à Saint-Pétersbourg, cet emploi donna assez d’importance à Denon auprès de son ambassadeur, M. le baron de Talleyrand, pour qu’il fût forcé de ralentir ses études d’artiste, afin de se livrer entièrement à la correspondance diplomatique avec Versailles, travail dont il avait été particulièrement chargé. À la mort de Louis XV, Vivant Denon quitta la Russie pour la Suède, d’où M. de Vergennes le fit bientôt revenir en France pour l’envoyer en mission près du corps helvétique, puis à Naples, où il demeura sept ans en qualité de chargé d’affaires.

Dans cette ville, le goût de Denon pour les arts se réveilla plus vif que jamais, et c’est alors qu’il prit une part très-active à la publication du Voyage pittoresque de Sicile de l’abbé de Saint-Non.

De Naples il alla à Rome, où il ne séjourna que peu de temps auprès de l’ambassadeur de France, le cardinal de Bernis. Il revint en France, et après s’être fait recevoir membre de l’Académie, il abandonna la carrière diplomatique et alla à Venise, à Florence et en Suisse, pour se livrer exclusivement à son goût particulier pour la culture des arts.

Quoiqu’il y eût une forte dissidence d’opinions politiques entre Denon et David, leur profession commune paraît avoir été un lien sacré entre eux ; et lorsque l’artiste diplomate attaché à la cour fut sur le point d’être décrété d’accusation comme émigré, par la Convention, David le défendit et lui fournit même l’occasion de rentrer en France, en lui donnant, pour lui faire obtenir un certificat de civisme, la commission de graver à l’eau-forte les costumes républicains, dont on discutait alors l’adoption66.

Sous le Directoire, Denon, lié intimement avec le jeune Eugène Beauharnais, s’attacha à la fortune de Bonaparte, et fit partie de l’expédition d’Égypte en qualité de savant et d’artiste. De retour en France, il publia, en 1802, son Voyage dans la haute Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, ouvrage dont les planches se sentent tout à la fois de la promptitude avec laquelle les dessins ont été faits sous le feu de l’ennemi, et de l’incertitude de la main de l’auteur. Mais la relation écrite qu’il y a jointe est pleine d’intérêt et de vivacité, et souvent remarquable par la vérité avec laquelle l’auteur a peint ce qu’il a vu, et exprimé les émotions que lui ainsi que ses compagnons ont éprouvées.

Parmi les qualités qui honorent le caractère de Bonaparte, la constance de ses amitiés, la durée de sa reconnaissance envers ceux qui l’ont accompagné et suivi dans ses diverses expéditions, ne sont pas les moindres. Comme presque tous ceux qui avaient fait partie de l’expédition d’Égypte et dont les travaux et les écrits avaient concouru à en consacrer la mémoire, Vivant Denon avait des droits à la reconnaissance du général Bonaparte, qui, en 1804, étant devenu empereur, le nomma directeur général des Musées. On peut dire que l’influence exercée par ce ministre des arts, car il l’était en effet, eut toujours un double caractère : très-libérale, très-impartiale tant qu’il agissait de lui-même, elle devenait absolue et peu favorable aux arts quand il était obligé de suivre les idées de l’empereur, ce qui était le cas le plus fréquent. Le conseil donné à David par Bonaparte, d’abandonner les sujets tirés de l’histoire ancienne pour peindre les événements de la sienne ; la commande que le nouvel empereur fit de quatre grands tableaux pour consacrer le souvenir de son couronnement ; et enfin, le salut tant soit peu théâtral donné par Napoléon à son premier peintre dans son atelier, suffisent pour faire apprécier le genre d’importance que ce souverain prêtait réellement aux arts, et particulièrement à la peinture.

Denon veilla à l’exécution des ordres de son maître ; mais cette immense série de tableaux de cérémonies, de batailles et d’entrevues, exécutés pendant le cours de dix années par une foule d’artistes médiocres, et offerts à la multitude comme une espèce de Moniteur visible où le fait représenté captivait toute l’attention, sans que le travail des artistes en réclamât la moindre part, est une des circonstances qui, à cette époque, a été le plus nuisible au développement de l’art considéré sérieusement. C’est surtout à ce mode de peinture, où l’imitation des accessoires finit par devenir l’objet principal, que l’on doit le développement excessif des peintures anecdotiques et comiques dont on a été inondé bientôt après. On peut donc avancer sans injustice que tous les hommes de talent tels que David et ses principaux élèves, ainsi que Prudhon et Guérin, étaient formés et avaient produit leurs plus importants ouvrages avant que Napoléon fût empereur ; et que la nature, le genre et le nombre des tableaux qui ont été faits sous son règne, on peut même ajouter par ses ordres, n’ont été rien moins que favorables à l’avenir de l’école française.

L’expérience aurait dû apprendre depuis longtemps, à ceux qui gouvernent les États, que les artistes, tout aussi bien que les poëtes et les écrivains, ne sont que trop portés à flatter ceux dont ils attendent un salaire ou des faveurs. Pour les gouvernements et les rois, l’important est qu’il se fasse à leur époque de bons ouvrages, abstraction faite du choix des sujets. Le Saint Bruno de Lesueur, la Rebecca et le Déluge du Poussin, jettent plus d’éclat sur le nom et le règne de Louis XIV que les immenses tableaux que Le Brun a faits pour célébrer la gloire et les conquêtes de ce monarque.

Ce fut en se laissant aller à ces idées de fausse grandeur et d’apparat, que Napoléon prit la résolution d’instituer des prix décennaux ; son intention était que tous les ouvrages scientifiques, littéraires et toutes les productions des arts achevés depuis 1800 fussent présentés à des concours, jugés par l’Institut, et que l’auteur du meilleur ouvrage en chaque genre fût couronné et reçût une récompense nationale. Cette idée gigantesque, accueillie d’abord avec enthousiasme par le public, se réduisit bientôt à rien ; et dans cette circonstance, Napoléon aurait pu reconnaître que, malgré l’excès de la puissance, les choses du domaine exclusif de l’intelligence ne peuvent se plier aux fantaisies du pouvoir le plus absolu.

Les journaux, qui alors étaient soumis à une censure si rigide, ressaisirent une espèce de liberté en cette occasion. Pour ce qui appartenait aux arts, comme le fond des sujets traités par les peintres ne pouvait prêter à aucune allusion politique, les journalistes ne disputèrent que sur la forme de la composition, sur le mérite relatif de l’exécution, de telle sorte qu’ils purent énoncer leurs goûts différents avec une entière liberté.

Il est déjà curieux aujourd’hui (1854), et il le sera sans doute bien plus encore dans trente ans, de lire la liste des tableaux présentés en 1810 au concours du prix décennal, avec le nom des auteurs ; la voici :

PEINTURE.

TABLEAUX D’HISTOIRE.
Les Sabines par David.
La Consternation de la famille de Priam Garnier.
Les Trois Âges Gérard.
Scène de déluge Girodet.
Atala Girodet.
Marcus Sextus Guérin.
Phèdre et Hippolyte Guérin.
Les Remords d’Oreste Hennequin.
Télémaque dans l’île de Calypso Meynier.
La Justice et la Vengeance divine Prudhon.
Deux plafonds allégoriques au Louvre Berthélemi.
TABLEAUX REPRÉSENTANT UN SUJET HONORABLE POUR LE CARACTÈRE NATIONAL.
Couronnement de Napoléon par David.
L’Empereur saluant des blessés ennemis Debret.
Allocution de l’Empereur à ses troupes Gautherot.
L’Empereur recevant les clefs de Vienne Girodet.
La Peste de Jaffa Gros.
Champ de bataille d’Eylau Gros.
Bataille d’Aboukir Gros.
Les soldats du 76e retrouvant leurs drapeaux à Inspruck Meynier.
Révolte du Caire Guérin.
Passage du Saint-Bernard Thévenin.
Matin de la bataille d’Austerlitz Carle Vernet.

De tous les peintres d’histoire, les deux seuls qui entrèrent réellement en lutte, au jugement du public, furent David et son élève Girodet, et parmi les tableaux représentant un sujet honorable pour le caractère national, on ne mit en opposition que le Couronnement et la Peste de Jaffa. Il s’établit sur cette rivalité une polémique très-animée dans les journaux de Paris, à la suite de laquelle les avis furent plus divisés que jamais.

Cependant, aux termes du décret qui instituait les prix décennaux, l’Institut restait chargé de faire un rapport sur le mérite relatif de l’ensemble des travaux, et il devait désigner absolument quel était le meilleur. Les savants, les littérateurs et les artistes de l’Institut, dont plusieurs se trouvaient être eux-mêmes concurrents, sentirent combien la tâche qu’on leur avait imposée était devenue de jour en jour plus délicate ; aussi, quant à la peinture au moins, la commission fit un rapport évasif, dans lequel les ouvrages de tous les concurrents reçurent une dose de louanges mêlées d’observations critiques qui ne pouvaient contenter ni blesser personne. En résumé, les avis comme les goûts restèrent partagés dans le public ainsi qu’à l’Institut, et Napoléon laissa peu à peu s’apaiser le grand fracas que cette affaire avait excité, sans qu’il y eût aucun jugement définitif de rendu ni de récompenses décernées.

Ce concours eut cependant une influence, passagère il est vrai, mais qu’il faut signaler, puisque la rivalité qui en résulta entre Girodet et son maître porta pendant quelque temps atteinte à la prééminence de David. Cet échec, joint au succès douteux de la Distribution des aigles, fut le premier présage de l’affaiblissement du chef de l’école.

Si l’institution des prix décennaux ne put prendre racine, l’année 1810, pendant laquelle on en fit l’essai, restera comme une époque capitale dans l’histoire des arts en France, sous le règne de Napoléon67.

Quand on considère avec attention les meilleurs ouvrages d’art faits depuis 1800 jusqu’à 1810, décade pendant laquelle l’école française a donné les témoignages les plus éclatants de sa force, il est facile de déterminer la cause pour laquelle la plupart de ces productions n’ont pas conservé dans la mémoire des hommes cette importance monumentale qui donne encore tant de prix, après plusieurs siècles, aux peintures religieuses ou historiques faites en Italie et dans quelques parties de l’Europe. Il faut le reconnaître, il a manqué à David, à ses élèves, ainsi qu’à tous leurs contemporains, une idée mère, qui, comme une étoile, les guidât dans la marche qu’ils avaient à suivre. Par suite des révolutions terribles qui se sont opérées de leur temps en religion, en morale et en politique, ils se sont vus forcés d’obéir à la multiplicité des systèmes différents qui se sont succédé dans les croyances, dans les goûts, dans les habitudes. La plupart d’entre eux, et David principalement, auteur, depuis 1779 jusqu’à 1810, de la Peste de saint Roch, des Horaces, de Marat, des Sabines, du Couronnement de Napoléon et du Portrait de Pie VII, n’a pu donner à la partie visible de ses productions cette unité matérielle qui résulte de l’harmonie et de l’unité des pensées, sans lesquelles il est impossible de faire des choses grandes et durables. Enfin il a manqué à cet homme, ainsi qu’à tous ceux dont il était entouré, une foi quelconque, fixe et inébranlable. De là cette diversité dans les sujets ; de là l’inutilité, l’inopportunité de la plupart de ces productions, fort remarquables sous le rapport de l’art, mais qui distraient les esprits au lieu de les captiver et de les instruire ; qui font diverger les idées au lieu de les ramener à un centre unique, et dont en somme l’incohérence et la multiplicité affaiblissent promptement le souvenir.

Si les travaux donnés arbitrairement aux artistes par M. de Marigny ont porté un coup fatal à ce que l’art de la peinture peut avoir d’action dans l’instruction morale et intellectuelle d’un peuple, il faut convenir que les expositions au Louvre, créées dans l’intérêt de ceux qui font profession de la peinture, ont encore bien plus puissamment contribué à diminuer l’importance de cet art. C’est depuis cette institution surtout que les salons du Louvre ont pris d’année en année le caractère d’un bazar, où chaque marchand s’efforce de présenter les objets les plus variés et les plus bizarres, pour provoquer et satisfaire les fantaisies des chalands. Cet usage des expositions publiques combinées avec la formation des musées, qui date à peu près du même temps, ont anéanti l’effet moral que pouvait avoir la peinture sur les masses. Dans ces lieux, où l’on arrive malgré soi avec la disposition d’esprit froide et impartiale d’un critique jugeant l’art, abstraction faite du sujet, on regarde tout avec indifférence comme dans un marché, jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce qui est à sa convenance et à sa fantaisie.

Pendant toute la période comprise entre l’établissement du système d’archaïsme, par Heyne et Winckelmann, jusqu’à 1810, époque où l’on ouvrit le concours des prix décennaux, ce défaut d’élément moral dans les arts a été senti et signalé par tous les bons esprits. Parmi les artistes, David est celui que son instinct a porté à faire les plus constants efforts pour découvrir un principe vivifiant, au moyen duquel il espérait toujours donner de l’importance et de la grandeur aux productions de l’art. Malgré la mobilité extrême des idées de cet artiste, pour qui tous les régimes et tous les personnages politiques nouveaux devenaient l’objet d’une admiration et d’un enthousiasme puérils, il est facile de distinguer chez lui la recherche habituelle d’une base politique ou morale sur laquelle il eût pu appuyer solidement l’édifice qu’il voulait élever.

En ces occasions, l’homme, chez David, s’est montré sans doute irréfléchi, imprudent, coupable même ; cependant quand il a fait successivement, de 1779 à 1810, Saint Roch, les Horaces, Socrate, le Serment du Jeu de Paume, Marat, les Sabines, Napoléon, Pie VII et les Thermopyles, on sent qu’il s’est bercé, en travaillant à chacun de ces ouvrages, de l’espoir d’avoir trouvé des sujets, des événements et des personnages dont l’intérêt profond, dont la mémoire durable, devaient donner à ses productions cette valeur historique et même morale dont ne peuvent se passer les ouvrages d’art les plus habilement travaillés. Aussi, malgré la fréquence et la diversité de ses tentatives, doit-on lui rendre cette justice qu’il a toujours été travaillé du besoin de rattacher ses conceptions à un principe grand, fort et solennel.

Napoléon reconnut comme tout le monde, et plus rapidement que beaucoup d’autres, combien la voie suivie par les artistes était vague et même fausse. Mais au lieu de méditer sur cette question comme l’aurait pu faire un prince pacifique, il la trancha brusquement et dans l’intérêt de son ambition. Par égard pour le talent de plusieurs hommes célèbres aimés du public, il fit, à propos des prix décennaux, une catégorie des tableaux d’histoire admis au concours ; mais ce qui formait évidemment pour lui le lot le plus important était cette suite de tableaux représentant un sujet honorable pour le caractère national, qui tous, à l’exception d’un seul sur onze, la Bataille d’Aboukir, se rapportent à des événements qui lui sont personnels.

Que l’on se rappelle la puissance exorbitante de ce souverain, dont tous les désirs et les rêves même étaient en quelque sorte réalisés par le pinceau des artistes, et il sera facile de comprendre l’effet que produisit sur l’esprit d’une foule de peintres, las de chercher des sujets et embarrassés depuis si longtemps d’en trouver parmi les saints et les héros, l’ouverture d’une carrière nouvelle, où ils purent exercer leur pinceau sans grands frais d’imagination et sans que l’on exigeât même d’eux une grande perfection. À compter des prix décennaux, chaque exposition fut encombrée d’une foule de cadres grands, moyens et petits, où les moindres circonstances de la vie de l’empereur Napoléon étaient reproduites. Ce qui se fit de mauvais tableaux en ce genre, de 1810 à 1813, est innombrable ; c’étaient le plus souvent de plates gazettes qui, par la nature des sujets, excitaient la curiosité, mais qu’il était impossible de regarder deux fois, et qui encombrent aujourd’hui les greniers du Louvre et de quelques grands établissements publics.

Tel fut le résultat du concours pour les prix décennaux, sans compter que les comparaisons critiques faites sur les ouvrages présentés, ainsi que le refus d’un jugement définitif sur leur mérite, tirent naître entre les artistes des jalousies plus vives qu’elles ne l’avaient jamais été.

XI. David reprend le tableau des Thermopyles. — Son exil — 1810-1815.

Si, comme on le pense généralement, les Sabines et le Couronnement de Napoléon sont les deux ouvrages, l’un du genre élevé, l’autre du genre tempéré, dans lesquels David a donné la mesure de toute la force de son talent, ce n’est pas pendant la période de temps qu’il a employée à les faire que ce chef d’école a formé les meilleurs élèves. À l’exception de Granet, de M. Ingres, puis de Léopold Robert et de M. Schnetz, qui étudièrent vers ce temps, les autres sont demeurés plus ou moins obscurs. Un bon nombre de ceux qui, malgré la bizarrerie de leurs idées, donnaient cependant de si brillantes espérances, sont morts jeunes. Tel fut le sort de Maurice, le chef des penseurs, et de tant d’autres que nous avons déjà fait connaître.

Ordinairement, dans les écoles, les plus jeunes élèves se font un point d’honneur d’imiter les plus âgés, surtout dans leurs travers. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver vers 1800-1801, lorsque la secte des primitifs eut pris tout son développement : Maurice eut parmi les jeunes dessinateurs un imitateur ou plutôt un singe, qui donna dans toutes les folies de la secte des penseurs. Ce nouvel inspiré était Monrose, auquel s’étaient joints plusieurs autres élèves. Tandis que son frère aîné jouait la comédie au Théâtre-Français, dans l’emploi des grandes livrées, Monrose le jeune était attaché comme danseur au théâtre des Jeunes Artistes68, et il en était là quand des dispositions plus que douteuses lui firent prendre la résolution d’étudier la peinture chez David. Lorsqu’il entra dans cette école, il se ressentait encore des habitudes de sa première profession, et il lui arriva longtemps de faire plus de pirouettes que de dessins. Forcé d’être économe, mais mourant d’envie de se singulariser par son costume, à l’imitation des primitifs ses aînés, il laissa croître ses cheveux et sa barbe, espèce de travers qui se reproduit tous les dix ans chez les élèves en peinture, et se mit à prêcher de la morale et à commenter les poésies d’Ossian devant son petit auditoire. Les poëmes de ce barde étaient exclusivement le livre, la Bible de ces sous-sectaires, qui se recrutaient de tout ce que l’atelier de David avait de plus turbulent et de plus inepte parmi les rapins. Mais une aventure burlesque, mit fin à ces niaiseries. Vers 1805, Monrose et sa troupe désirant s’échapper de Paris, que dans leurs discours boursouflés ils ne désignaient jamais autrement que comme une nouvelle Babylone, réceptacle de tous les vices, résolurent de fuir dans les forêts pour passer une journée à la manière des héros d’Ossian. Le chef de la bande, Monrose, muni d’une guitare dont il raclait tant bien que mal, conduisit ses adeptes au bois de Boulogne, où Dieu sait comme la journée se passa. Vers le soir, il leur vint l’idée, toujours dans le but de se conformer aux mœurs et usages des héros d’Ossian, de mettre le feu à un arbre ; mais les surveillants et les gendarmes, accourus à la vue de cet incendie menaçant, mirent la main sur le collet des jeunes bardes, que l’on conduisit à la préfecture de police, où on leur enjoignit de se faire raser et de s’habiller comme tout le monde. Telle fut la fin des derniers rejetons de la secte des penseurs ou primitifs, dont les principaux chefs étaient morts à cette époque, ou au moins rentrés dans la vie commune, et complétement désabusés.

Mais tandis que l’école de David réunissait une foule de jeunes gens dont les qualités intellectuelles étaient si diverses, bien que tous fussent atteints d’un certain degré de folie, dans la même enceinte, au milieu de ces jeunes gens dont l’imagination devait rester stérile, s’exerçaient journellement à une pratique laborieuse quelques hommes, habiles de la main, mais dépourvus d’idées et d’invention, et qui bientôt, par l’insignifiance et la pédanterie de leurs travaux, jetèrent de la défaveur sur les doctrines professées par leur maître.

Ces artisans de peinture étaient parvenus à réduire l’art à la perfection d’un dessin et d’un coloris purement matériels, destinés à réaliser entre leurs mains une manière de beauté conventionnelle qui consistait particulièrement dans la répétition de certaines attitudes et de certaines formes extraites systématiquement des statues ou des bas-reliefs antiques. Depuis l’apparition des ouvrages de Gros et de quelques peintres traitant des sujets tirés de l’histoire moderne, ces praticiens avaient pris à tâche de former une opposition à ce mode nouveau, en se cramponnant avec opiniâtreté aux sujets de la mythologie grecque, qui exigeaient l’emploi du nu et faisaient rejeter toute espace d’accessoires comme contraires à la gravité requise pour les compositions dites historiques.

Ce qui explique assez bien pourquoi les compositions de ces peintres étaient si roides, si inanimées, c’est la disposition de leur esprit et de leurs habitudes intellectuelles. Entièrement privés du don de l’invention, n’ayant été sujets à aucune de ces passions, folles sans doute, mais qui dans la jeunesse sont indispensables pour ouvrir l’âme et faire prendre un essor rapide à l’esprit, ces hommes, apprenaient leur art comme un métier, commençaient et terminaient une étude d’après nature comme un écolier médiocre achève sa page d’écriture. Pour eux, le bien-faire était tout jusque dans les mots dont ils faisaient usage pour exprimer les différents degrés où était parvenue leur besogne ; chaque terme trahissait l’apprenti qui se forme à son métier, qui brosse sa figure et va livrer son ouvrage.

Pour l’étude de la composition, le mode qu’ils employaient n’était ni plus relevé ni plus délicat. Ils s’exerçaient à faire une foule de croquis d’après l’antique et les estampes des grands maîtres, de manière à se graver dans la mémoire et à se mettre dans la main l’apparence, le croisement et toutes les combinaisons matérielles des formes, des lignes et des grands effets de la lumière ; alors ils étaient censés savoir la composition ; et en l’absence d’une idée, d’un sentiment ou d’une scène que leur eût fourni et inspiré la nature, ils prenaient Homère, les tragiques grecs ou plus souvent encore un dictionnaire mythologique, pour en tirer au hasard un sujet dont ils agençaient les personnages de placage au moyen des souvenirs ou des imitations qu’ils empruntaient à leurs croquis préparatoires. Une habitude non moins déplorable adoptée par ces praticiens, c’était de ne parler qu’avec ironie des sujets élevés qu’ils se proposaient de traiter. Ces faiseurs de peinture riaient des Hercule, des Apollon et des Junon dont ils s’efforçaient en vain de reproduire l’image ; aussi, quoique leurs tableaux ne fussent pas ouvertement ironiques, le défaut de foi envers les idoles que le hasard offrait à leurs pinceaux se trahissait par la sécheresse et le manque de réalité qui glaçaient leurs compositions.

Depuis 1804 jusqu’à 1815, ce furent des praticiens de cette espèce, doués de plus ou moins de talent manuel, qui, en sortant de l’école de David, recueillirent les couronnes académiques, étudièrent comme pensionnaires à Rome, et enfin mirent aux expositions du Louvre, vers cette époque et quelques années plus tard, ces ennuyeuses productions que l’on signala comme des œuvres classiques, et qui préparèrent la réaction qui se manifesta plus tard contre l’école de David. Pour signaler cette décadence pédantesque par un fait important, il faut dire que ce fut cette même affectation de classicisme et ce goût suranné pour les sujets mythologiques qui entraînèrent Gros à braver le goût du public en traitant cet inconcevable sujet d’Hercule tuant Rhésus faisant manger le cadavre de ses ennemis par ses chevaux. Par cet ouvrage, indignement traité alors par la critique, bien que, sous le rapport de l’exécution, il ne fût pas inférieur aux meilleures productions du peintre de la Peste de Jaffa, Gros, qui avait tant de respect et de reconnaissance pour son maître, porta cependant un coup terrible à son école. Avant de terminer les détails relatifs aux élèves de David, il faut revenir encore une fois, mais pour la dernière, à cette âme d’élite, à ce Moriez qu’aucun talent n’a fait connaître et qui n’a laissé que les nobles souvenirs que l’on s’est plu à consigner dans ce livre. Rien n’est si fréquent, dans les écoles, que de rencontrer des êtres organisés à demi, les uns, comme les praticiens dont il a été question, ayant l’œil et la main trop habiles, tandis que l’intelligence est inerte ; les autres, âmes pleines de générosité, d’ardeur et d’espérances, mais privées du secours indispensable des talents pour produire leurs idées, et qui languissent et s’éteignent sur la terre comme un aigle à qui l’on a ravi l’usage de ses ailes. Parmi les élèves de David, il n’y en avait pas un qui ne fît secrètement des vœux pour que le talent de Moriez se développât tout à coup : on l’entourait de soins, on lui prodiguait les conseils ; les plus habiles lui eussent même achevé ses ouvrages, s’il eût été possible de partager avec lui des facultés intellectuelles, comme on partage sa bourse avec un ami. Hélas ! vains efforts, vœux inutiles ! le pauvre Moriez, que son amour stérile pour la peinture avait éloigné de la carrière des armes, où il se serait indubitablement distingué, vécut pauvre et bénissant le ciel quand il trouvait l’occasion de peindre un triste portrait qu’on lui payait à peine. Il exerçait encore sa chétive profession vers 1812, à Saint-Germain en Laye, exécutant ses ouvrages avec conscience, et supportant sa pauvreté avec une force d’âme véritablement héroïque, lorsqu’il fit une chute grave.

Ceux qui ont passé leur jeunesse dans les collèges et les écoles savent que les camarades qui s’aiment et s’estiment le plus sont presque toujours entraînés

dans des directions différentes en entrant dans le monde. Ducis, Duphot et Moriez continuèrent à se fréquenter, tout en exerçant leur profession d’artistes ; mais Étienne, lancé dans une autre direction, n’eut qu’à de rares intervalles l’occasion de voir Moriez, auquel il témoignait toujours et ses respects et la constance de son amitié quand il le rencontrait. Un jour cet excellent homme vint chez Étienne ; c’était la première fois qu’il s’y présentait. Étonné, quoique satisfait de cette visite inattendue, Étienne reçut cordialement son ancien camarade, et l’engagea à s’asseoir, ce que son hôte fit péniblement. Il était pâle, fort maigri, et sur son visage tout indiquait la souffrance, bien que son sourire bienveillant et noble donnât toujours du charme à l’expression de ses traits. « Je ne saurais vous exprimer, mon cher Moriez, dit Étienne, le plaisir véritable que je ressens en vous voyant chez moi ; mais comme c’est la première fois que j’ai cette bonne fortune, est-ce que j’aurais encore celle de pouvoir vous être utile ? — Non, mon cher Étienne, non ; je n’ai besoin de rien. Je viens vous voir… c’est un projet que j’ai formé bien des fois et que je n’ai pu réaliser… Vous savez comment la vie est faite, et que les gens que l’on voit le plus souvent ne sont pas toujours ceux que l’on aime le mieux… ; mais une fois entré dans la vie réelle, celui-ci va à droite, celui-là à gauche, et il faudrait achever le tour du monde pour se rencontrer. Cette fois, comme je n’ai pas de temps à perdre, et que je ne voulais pas laisser au hasard le soin de nous joindre, je suis venu vous voir, et me voilà ! »

Malgré la franchise naturelle de Moriez, sa pâleur, l’affaiblissement visible de sa santé, et plus encore peut-être l’inattendu de sa visite et l’indécision de son discours, firent penser à Étienne que peut-être son camarade, pressé par un défaut subit d’argent, avait eu la bonne idée d’avoir recours à lui en cette occasion. Moriez devina la pensée d’Étienne, et lui dit : « Non, mon cher ami, je n’ai besoin que de vous voir » ; puis, appelant sur ses lèvres un sourire fin et plein de noblesse qui seyait si bien à sa physionomie, il ajouta : « Je suis sur le point de faire un long voyage, et je n’ai pas voulu partir sans vous faire mes adieux. » Comme Étienne fit un mouvement de surprise qui allait être suivi d’une question, Moriez, mettant doucement sa main sur celle de son camarade pour réclamer le silence, continua en ces termes : « J’ai fait, il y a quelques mois, une chute fâcheuse : je me suis luxé une vertèbre, et depuis ce moment ma santé va toujours en s’affaiblissant. Je n’ai plus que peu de temps à vivre, et je viens faire ma visite pour prendre congé de vous. »

Le calme, la douceur du sourire avec lesquels Moriez prononça ces paroles ne permirent pas à Étienne de répondre, et d’autant moins que le malade reprit sur-le-champ la parole pour répéter à Étienne, en lui rappelant le temps où ils fréquentaient la même école, ces recueils de sentences sur le mépris de la vie et de la mort qu’il se plaisait à débiter autrefois à ses camarades dans les instants où ceux-ci se livraient avec le plus d’emportement aux plaisirs de la jeunesse.

Pour dire toute la vérité, Étienne, en entendant ces étranges paroles et en voyant surtout le calme parfois ironique avec lequel elles étaient prononcées, eut l’idée que l’esprit de son ancien camarade pouvait être altéré. Cette pensée l’engagea à ne pas insister sur ce sujet, mais à faire tourner la conversation sur le charme que l’on éprouve à recevoir des compagnons d’études et de jeunesse. Tout en acceptant cette diversion, Moriez, toujours avec le même calme et la même aisance, fit sentir de nouveau à Étienne le prix qu’il attachait à cette visite suprême ; et après l’avoir embrassé et lui avoir serré tendrement les mains, il lui dit adieu et se retira. L’esprit de Moriez était parfaitement sain, et tout ce qu’il avait accusé était vrai. Il mourut, en effet, peu de temps après cette visite et au jour qu’il avait désigné. Depuis sa mort, on sut qu’il était allé voir plusieurs de ses camarades pour leur faire, ainsi qu’à Étienne, un dernier adieu.

Cependant David avait senti ses entrailles d’artiste émues de nouveau par le tableau des Thermopyles, délaissé si longtemps. Les événements politiques, depuis la guerre d’Espagne, étaient loin d’ailleurs de se montrer sous un jour favorable, et l’âme mobile du premier peintre de Napoléon s’était assez enivrée d’images monarchiques pour qu’elle éprouvât le besoin de se rafraîchir quelque peu dans l’atmosphère républicaine des guerriers de Lacédémone.

Lorsqu’il reprit son Léonidas, l’admiration excessive que l’on avait eue pour les ouvrages antiques s’était affaiblie parmi le public et chez les artistes. David lui-même, en achevant le Couronnement et les Aigles, s’était laissé aller à peindre tout simplement en copiant la nature, et en faisant, selon son expression, des tableaux-portraits ; son imagination, ainsi que sa main, étaient moins disposées à l’imitation des productions de l’antiquité, quelque parfaites qu’elles lui parussent toujours. Il est certain, comme on peut s’en convaincre en regardant le Léonidas avec attention, que cet ouvrage, considéré sous le rapport de la composition et de l’exécution, a été achevé sous l’influence de deux manières, de deux systèmes très-distincts. Le jeune homme qui lie sa chaussure, les deux autres qui offrent des couronnes, celui qui trace l’inscription, et le groupe du vieillard et de son fils se tenant embrassés, ont été conçus, tracés et presque entièrement peints à la première époque ; tandis que l’aveugle, le personnage assis à la gauche de Léonidas, les deux soldats nus qui vont prendre leurs armes à un arbre, ainsi que les figures du fond, ont été dessinés et entièrement peints lorsque David termina cet ouvrage ; en effet, l’œil le plus faiblement exercé ne pourra manquer de saisir l’extrême différence qu’il y a entre les attitudes élégantes et la fermeté du dessin des figures peintes vers 1802, et le laisser-aller de celles que l’artiste n’exécuta que douze années après. Cette disparate est sensible au point d’en devenir parfois choquante.

Quant à Léonidas, l’intention prêtée à ce personnage, son attitude et son expression n’étaient point encore entièrement arrêtées dans l’esprit du peintre que déjà le reste du tableau était presque entièrement terminé. Ce qui fixa ses idées à ce sujet est un camée antique69, qui représente un héros de la mythologie grecque ayant absolument la même attitude que le Léonidas. Ce plagiat reproché, avec beaucoup d’autres, à David, ne portait aucune atteinte à sa conscience d’artiste ; il allait même jusqu’à prétendre que les emprunts faits aux anciens loin d’être, ainsi qu’on le prétendait, une faiblesse de sa part, devaient lui être reprochés comme des actes de présomption et même de témérité, parce que rien n’est si dangereux pour un artiste, disait-il, que de s’emparer d’un type consacré, pour le reproduire.

Plus d’une fois aussi on lui objecta le choix de ses sujets tirés de l’histoire proprement dite, tels que ceux des Sabines et du Léonidas, tandis qu’il les traitait poétiquement comme des scènes héroïques, mythologiques. À cette critique, dont il ne pouvait détruire toute la force, il répondait : « Je sais que pour être conséquent aux principes que j’ai adoptés, je ne devrais tirer mes sujets que des poëmes d’Homère ou de ses successeurs ; mais j’ai cru remarquer que les ouvrages des artistes de notre temps qui en ont agi ainsi sont toujours restés, dans l’opinion du public, fort au-dessous de l’idée qu’ils devaient exprimer et des personnages qu’on s’était proposé de rendre. Quant à moi, j’ai cru montrer plus de prudence qu’eux, en adoptant un fait historique dont je restais maître, et que je poétisais à ma façon, au lieu de peindre un sujet de poésie pure, pris dans Homère ou Sophocle, par exemple, sujet auprès duquel, malgré tous mes efforts, je paraîtrais toujours inférieur et prosaïque. D’ailleurs, ajoutait-il avec une bonne foi qui fait bien connaître la nature de son génie, je n’aime ni je ne sens le merveilleux ; je ne puis marcher à l’aise qu’avec le secours d’un fait réel.

Malgré ce qu’il y a de juste dans ces réflexions, on ne saurait disconvenir que leur réunion est loin de former un système qui soit susceptible de recevoir une application facile et satisfaisante. Si le sujet des Sabines ne réalise pas cet ensemble et cette unité dramatique que les modernes exigent si impérieusement, cependant la vue de ces guerriers près de combattre, mais séparés par des femmes jetant entre eux leurs enfants, présente une scène si simple, que le spectateur, sans s’inquiéter de ce qui a précédé ou de ce qui suivra, peut y prendre intérêt instinctivement. Mais il n’en est pas ainsi des préparatifs du combat des Spartiates, ni surtout de la figure de Léonidas.

L’expression méditative de ce personnage, son attitude vague, restent isolées de tout ce qui les entoure. En admettant le système de composition choisi par l’auteur, on est en droit d’observer que dans celle des Thermopyles, le choix de l’action et du moment exigeait une combinaison plus dramatique. La position critique de Léonidas et de ses guerriers inquiète trop ceux qui en sont instruits, pour que le peintre n’ait pas fait quelques efforts afin de la rendre intelligible. Ce qui nuit donc le plus à l’effet général de cette scène est sa nature, qui la classe au nombre des sujets dramatiques, tandis que David l’a traitée originairement dans un mode lyrique, s’il est permis d’appliquer cette qualification à l’art de la peinture.

Mais, outre cette première incohérence, il s’en manifeste encore une autre toute matérielle, qui résulte des époques différentes et assez éloignées auxquelles ce tableau a été commencé et fini. Dans ce dernier temps David, ramené par ses travaux intermédiaires du Couronnement et des Aigles à une imitation de la nature plus exacte, finit en prosateur ce tableau, qu’il avait entrepris en poëte. Le jeune homme qui se chausse, les trois jeunes gens offrant des couronnes, et le groupe du père embrassant son fils, conçus, dessinés et peints vers 1800, offrent des beautés lyriques, que l’on passe encore une fois sur cette expression, qui ne le cèdent en rien à celles qui brillent dans le tableau des Sabines. Quant aux figures accessoires, telles que le compagnon de Léonidas, les deux jeunes soldats décrochant leurs armes suspendues à un arbre, et l’aveugle, cette partie prosaïque du tableau est inférieure aux personnages analogues introduits dans les Sabines, tels que les enfants, le soldat étendu mort, le chef de la cavalerie et plusieurs autres figures du fond, où le peintre cette fois avait rendu et imité la nature simple, vulgaire même, avec une supériorité de talent que l’on ne retrouve que dans le groupe du pape et du clergé, du Couronnement de Napoléon. Quant à la figure de Léonidas, elle semble tenir précisément le milieu entre ces deux modes extrêmes, et quoique fort remarquable par la largeur de son exécution, elle est inférieure à celle du Tatius des Sabines, à laquelle on peut la comparer.

Pendant que David achevait cet ouvrage (1812-13), les événements politiques commençaient à faire naître de vives inquiétudes dans tous les esprits. Quoique habituellement très-réservé sur ces matières, il en parlait franchement lorsque l’occasion s’en présentait et qu’il pouvait s’exprimer en toute confiance. Sans que son attachement et sa reconnaissance pour Napoléon fussent le moins du monde altérés, il trouvait cependant que son héros avait l’humeur un peu trop guerrière, et que le chef de la nouvelle dynastie était au moins aussi absolu dans ses volontés que ceux de l’ancienne. Parfois même, lorsqu’il reportait ses souvenirs aux années d’espérances de 1789, il lui arrivait de dire en soupirant : « Ah ! ah ! ce n’est pas là ce que l’on désirait précisément ! » Souvent il paraissait soucieux, et au plaisir qu’il prenait au travail de son atelier, au soin avec lequel il amenait constamment la conversation sur son art, il était facile de voir qu’il redoutait les entretiens que provoquaient partout ailleurs les entreprises périlleuses où le chef de l’État s’était engagé. Tout changement de gouvernement était naturellement un sujet d’inquiétude profonde pour l’homme que la puissance de Napoléon avait replacé dans le monde ; pour le chef d’école dont l’influence sur les artistes était une sorte de magistrature ; pour celui dont les fils étaient employés dans l’administration et dans l’armée, et dont les filles avaient épousé des généraux. David n’était pas doué de ce besoin de s’épancher qui force certains hommes à exprimer ce qu’ils éprouvent. L’affection qu’il portait à sa famille, à ses amis ou à ceux qu’il distinguait, ne se manifestait guère que par la bienveillance égale, mais calme, peu expansive, qu’il leur montrait toujours de la même manière et en toute circonstance. Il faisait peu de caresses à ses enfants, mais il s’occupait de leur sort et ne négligeait aucune des occasions qui pouvaient leur devenir favorables. Depuis l’époque où sa femme était venue le rejoindre, le secourir, le soigner en prison, son affection pour elle ne s’était jamais démentie ; quant à ses élèves, ceux au moins qui, comme Gros, se trouvaient honorés de son amitié et fiers de sa confiance, c’était pour eux qu’il se laissait presque aller à la tendresse d’un père.

Ses habitudes journalières étaient très-exactement réglées. Toujours simplement mais très-proprement vêtu dès le matin, c’était vers neuf ou dix heures, à l’instant de son déjeuner, que ses élèves et les artistes des autres écoles étaient reçus par lui. Ordinairement on venait pour lui soumettre le projet d’un tableau, ou pour le prier de venir donner ses avis sur un ouvrage commencé ou auquel il fallait mettre la dernière main avant l’ouverture du Salon. Sur les derniers temps de son séjour en France, non-seulement ses élèves, mais la plupart des artistes réclamaient et obtenaient de lui cette faveur, et pendant les expositions au Louvre, il n’y avait pas d’ouvrage, quelque faible qu’il fût, s’il renfermait toutefois quelque qualité enfouie, qu’il ne découvrît et dont il ne trouvât moyen de faire complimenter l’auteur.

Ses idées étaient toujours tournées vers son art chéri, et ordinairement pendant les visites du matin que lui faisaient ses élèves, il leur montrait la gravure de l’ouvrage de quelque grand maître, dont il faisait ressortir les beautés avec un tact particulier ; ou bien, présentant une composition sur laquelle il travaillait lui-même, il recueillait les avis, recevait les observations, profitait d’un bon conseil donné par ses jeunes hôtes, et cela avec une simplicité qui n’appartient qu’aux hommes réellement passionnés pour leur art.

Ses récréations se bornaient à fréquenter le Théâtre-Français, mais plus particulièrement l’Opéra-Italien, dont la musique avait conservé pour lui un attrait particulier depuis son séjour à Rome. Quant au monde, il n’y allait pas et en recevait peu ; à l’exception de quelques fêtes de famille qu’il donna vers le temps où il maria ses filles, les habitudes de sa maison étaient habituellement graves, et même austères.

Pendant la belle saison, David prenait souvent le plaisir de la promenade et, comme on a eu l’occasion de le dire plus d’une fois, il se plaisait assez dans la compagnie d’Étienne. Pendant ces courses, l’entretien roulait habituellement sur les arts, quelquefois cependant sur la politique ; alors Étienne écoutait avec avidité et sans se permettre la moindre interruption, les réflexions de cet homme, toujours aveuglément conduit par son instinct, et aux idées duquel l’expérience la plus dure et les événements les plus extraordinaires n’avaient apporté presque aucune modification. David croyait encore de la meilleure foi du monde que Robespierre et Marat étaient des hommes vertueux ; il signalait Fouquier-Tinville comme un monstre et un scélérat ; il méprisait Fabre d’Églantine en disant que c’était un insigne fripon ; aimant, d’ailleurs, tous les hommes dont les manières rappelaient la politesse de l’ancienne cour ; admirant alors Napoléon et Pie VII comme il avait admiré Robespierre et Marat, et, en somme, parlant des grands événements dont il avait été témoin et des hommes qu’il avait connus, avec un sang-froid apparent qui lui donnait l’air du philosophe le plus impartial jugeant les affaires de ce monde.

Ce sang-froid, cette impassibilité prirent quelquefois chez lui le caractère du courage. Dans une de ces longues promenades qu’il faisait avec Étienne, il leur arriva un jour, en revenant du Jardin des Plantes, de suivre les boulevards du Temple, où ils s’arrêtaient en observant nonchalamment les baraques des baladins, les boutiques des restaurateurs et des marchands d’oiseaux qui y étaient établis. Arrivés au cabinet des figures de cire de Curtius, et après avoir considéré pendant quelques instants le Turc et le grenadier de la Garde impériale placés aux deux côtés de la porte d’entrée, David, souriant aux invitations bruyantes du crieur chargé de faire entrer les curieux, se tourna vers Étienne en lui disant : « Eh bien ! entrons-nous ?… Allons, Étienne, je vous régale ! » et ils entrèrent en effet.

Pendant que l’homme armé de sa baguette expliquait l’histoire tragique d’Holopherne et le couronnement de Napoléon, David faisait observer à son élève quelques manques en cire qui évidemment avaient été moulés sur la nature ; et, profitant de l’occasion que lui offrait la comparaison de ces empreintes avec d’autres masques qui avaient été faits par la main des sculpteurs, l’artiste ne put s’empêcher de faire plusieurs réflexions pleines de sens sur l’imperfection de toutes les imitations. Pendant l’entretien que ce sujet fit naître, le démonstrateur, après avoir cessé d’expliquer, parce qu’il s’était aperçu qu’on ne l’écoutait pas, s’appuya sur la balustrade en prêtant l’oreille à la conversation des deux curieux, qui bientôt se mirent en marche pour se retirer.

Mais à la conversation qu’il venait d’entendre, le garçon de Curtius s’était aperçu qu’il avait affaire à des amateurs dont il pourrait tirer quelque profit supplémentaire. S’approchant donc de David avec un air avisé et respectueux tout à la fois : « Je vois, Messieurs, dit-il, que vous êtes des connaisseurs. Nous avons ici quelques pièces curieuses, mais que nous ne montrons pas à tout le monde ; et ces messieurs, ajouta-t-il en saluant profondément, seront sans doute satisfaits des pièces en réserve que je puis leur montrer. » La première idée qui vint à l’esprit de David et d’Étienne, en entendant cette proposition, fut de penser qu’il s’agissait de quelque représentation licencieuse, et ils remercièrent le garçon. Mais celui-ci, à la manière dont le refus lui fut indiqué, s’étant aperçu de la supposition que l’on avait faite, affirma que l’établissement ne renfermait rien de semblable et que l’on serait content. En achevant ces mots, il conduisit David et Étienne près d’un renfoncement, dans lequel était établi une espèce de coffre dont il leva le couvercle. Dans la longueur de ce coffre étaient suspendues, à une tringle de fer, les têtes moulées en cire d’Hébert, de Robespierre et de quelques hommes suppliciés à la même époque. « Vous voyez, messieurs, dit le garçon en récitant son explication banale, ceci est la tête d’Hébert, dit le père Duchesne, que ses crimes ont conduit à l’échafaud ; cette autre, c’est la tête de Robespierre ; remarquez, messieurs, qu’elle est encore entourée du bandeau qui retenait la mâchoire fracassée par un coup de pistolet, qui lui fut tiré lorsque… » David, conservant le plus grand calme, fit un petit signe de la main au garçon, pour lui faire entendre que son explication était superflue, regarda assez longtemps et avec la plus grande attention ces deux têtes sur lesquelles on avait exprimé, avec un soin minutieux, tous les accidents qui résultent du supplice, et dit enfin, en se mettant en marche et sans s’adresser directement à Étienne ou au démonstrateur, auquel il mit une pièce de monnaie dans la main : « C’est bien imité, c’est très-bien fait. »

David et Étienne quittèrent ce lieu et parcoururent presque tout un boulevard sans échanger une parole. La conversation reprit cependant son cours sur les objets indifférents qui s’offrirent à leurs yeux, mais jamais ni l’un ni l’autre ne reparlèrent de la visite au salon de Curtius.

Cette singulière aventure est restée ignorée tant que David a vécu. Étienne pensa que du vivant du maître il devait respecter son secret. L’anecdote une fois connue aurait pu être infidèlement racontée en passant de bouche en bouche, et être transformée en sarcasme. Mais Étienne a conservé de cette scène inattendue et terrible un souvenir entièrement

favorable pour son malheureux maître, qui, dans cette occasion, montra, tant par le calme de ses traits que par la convenance du peu de paroles qu’il prononça, une dignité sans ombre d’affectation qui prouve que son âme n’était pas sans grandeur.

Les derniers ouvrages de David où il ait imprimé nettement le sceau de son talent sont l’étude peinte qui fut faite d’après le pape Pie VII, représenté avec le cardinal Caprara, et le beau portrait du pontife seul, vu de face, dont l’original est au musée du Louvre. Ces productions du genre tempéré, mais où la naïveté de l’imitation est si heureusement jointe à la dignité qu’il convenait de donner à ces deux personnages historiques, sont de celles qui font le plus d’honneur à David.

Il fut moins heureux dans les portraits de l’Empereur qu’il fit dans les années qui précédèrent les événements de 1814. Celui où Napoléon est représenté dans le costume impérial, et qui était destiné à Jérôme Bonaparte, alors roi de Westphalie, se sent de la contrainte où le peintre s’est trouvé, obligé qu’il était de donner à son personnage et à ses vêtements un aspect théâtral.

Quelque temps après, un Anglais, le comte de Douglas, lui demanda un portrait en pied de Napoléon, mais représenté dans son cabinet, et vêtu comme ce souverain avait coutume de l’être. David qui, pendant l’exécution du tableau précédent, n’avait que trop de fois reconnu l’inconvénient du costume impérial, saisit avec empressement l’occasion de faire un portrait simple et naturel de Napoléon. Sur ce tableau, haut de six pieds et demi, on voit l’Empereur debout, dans son cabinet, vêtu d’un frac vert uniforme, avec les épaulettes de général. Il est près de son bureau chargé de papiers, et censé avoir travaillé pendant une partie de la nuit. Le jour paraît, et pour exprimer cette circonstance, le peintre a eu soin de laisser fumer plusieurs bougies qui viennent de s’éteindre dans un flambeau à branches.

Considéré au point de vue de l’art, on peut reprocher à ce morceau de manquer de fermeté. Quant à l’idée principale de la composition, qui était heureuse, David n’a peut-être pas osé la rendre avec assez de franchise. La tête de Napoléon, médiocrement ressemblante, a surtout le défaut d’être rendue d’une manière trop idéale. Tout en conservant à cet homme infatigable l’énergie même corporelle qui lui était propre, il eût été possible cependant d’exprimer la lassitude passagère dont les travaux nocturnes laissaient ordinairement des traces sur sa physionomie ; c’était même le seul moyen de faire ressortir l’espèce de poésie qui devait résulter d’un pareil sujet.

Napoléon ayant entendu parler de ce portrait, dont sa vanité fut sans doute intérieurement flattée, en apprenant qu’il avait été commandé par un Anglais, voulut voir l’ouvrage. On rapporte qu’il en parut très-satisfait, et qu’après l’avoir attentivement regardé, il dit à son premier peintre : « Vous m’avez deviné, mon cher David ; la nuit je m’occupe du bonheur de mes sujets, et le jour je travaille à leur gloire. »

On a avancé, mais sans preuves, que quelques réponses un peu brusques avaient failli plusieurs fois attirer sur David la disgrâce de Napoléon. Tous les faits connus semblent prouver le contraire ; et, sans rappeler ici ce qui a été dit à ce sujet, le brevet de commandant de la Légion d’honneur que David reçut en 1812 suffirait pour prouver que s’il a existé quelques petits dissentiments entre ces deux hommes, ces dissentiments n’ont été que passagers. Tout concourt, au contraire, à faire croire que Napoléon, indépendamment de l’importance qu’il pouvait attacher comme souverain au talent de David, a toujours porté à l’homme une affection sincère. Parlant un jour avec son premier peintre, l’Empereur lui dit « qu’il avait conçu le projet de réunir tous ses tableaux dans le musée impérial. Il y a une galerie de Rubens, ajouta-t-il, je veux que la France me doive la galerie de David. — Sire, répondit David après l’avoir remercié, je crois qu’il est impossible aujourd’hui de former cette collection. Mes ouvrages sont trop dispersés ; ils sont entre les mains d’amateurs trop riches pour espérer qu’ils veuillent s’en détacher. Ainsi, par exemple, je sais que le propriétaire de la Mort de Socrate, M. Trudaine, met une grande importance à conserver ce tableau. — Nous l’obtiendrons avec de l’or, lui dit l’Empereur ; offrez-en quarante mille francs, et allez s’il le faut jusqu’à soixante mille. » Ce tableau, commandé originairement par M. Trudaine le père, pour le prix de six mille francs, avait été payé dix mille à l’auteur pour lui témoigner la satisfaction que l’on avait eue de l’ouvrage. Cependant, malgré les offres qui furent faites à plusieurs reprises et avec beaucoup d’instances au propriétaire du Socrate, par David lui-même, de quarante et de cinquante mille francs, il ne put l’obtenir. « Ce refus me flatte, dit alors le peintre, mais je dois insister ; j’en ai l’ordre de Napoléon. Il m’a autorisé à aller jusqu’à soixante mille francs. — Je les refuse, lui répondit-on, et je vous prie de dire à Napoléon que j’estime votre ouvrage au-dessus de toute offre. Si je lui faisais ce sacrifice, je voudrais qu’il fût gratuit. » On ajoute que lorsque David alla rendre compte, de la commission dont il avait été chargé, Napoléon, se levant brusquement de son fauteuil, dit avec humeur : « Il faut bien que je respecte la propriété ; je ne puis forcer cet enthousiaste à nous abandonner sa maîtresse ! »

Mais le temps approchait où tous ces rêves de gloire allaient s’évanouir. Les désastres de l’armée de Napoléon à Moscou, l’approche menaçante de celles des étrangers du territoire de l’empire, et les bruits précurseurs de la restauration des princes de la maison de Bourbon sur le trône de France, portèrent un coup terrible dans l’âme de ceux dont les intérêts de tout genre et jusqu’à leur sûreté personnelle dépendaient presque exclusivement de la puissance de Napoléon. Ceux qui, ainsi que David, pouvaient concevoir de justes craintes sur les actes de rigueur et de vengeance même que les Bourbons exerceraient contre les hommes qui avaient pris une part si active à la chute du trône et à la mort du dernier roi tremblèrent pour leur existence.

Dès que le territoire français eut été envahi, et que l’alarme fut donnée jusqu’à Paris, David, craignant que le fruit de ses longs travaux ne devînt la proie de vainqueurs dont on redoutait la furie, fit transporter loin de la capitale menacée tous ceux de ses ouvrages dont il put disposer. Ils furent déposés sur les côtes de l’Ouest, comme le lieu le plus favorable pour leur faire prendre la mer, ainsi qu’à David, si les chances de la guerre et de la nouvelle révolution imminente ne laissaient point d’autre voie de salut70. On ne reviendra pas ici sur les grands événements de la fin de 1813 et du commencement de 1814. Ceux qui en ont été témoins n’ont pas besoin qu’on les leur rappelle, et les jeunes générations en ont sans doute lu le récit. Un seul fait sur lequel il est important d’appuyer pour l’intelligence de cette histoire est la terreur profonde que l’on éprouva à Paris en voyant approcher les armées au 30 mars (1814), et l’espèce de désappointement que reçut l’orgueil national quelques jours après, lorsque l’on fut certain que la prudence des ennemis jointe à une générosité que l’on reconnut plus tard, avait épargné à la capitale de la France les violences, les rapines et les scènes que l’on attendait d’une douzaine d’armées victorieuses après avoir été si longtemps vaincues. Pendant les jours qui précédèrent et suivirent la capitulation de Paris, chacun était tellement préoccupé et des siens et de soi-même, qu’à moins d’habiter le même quartier, les amis avaient suspendu leurs relations habituelles. Étienne était dans ce dernier cas à l’égard de son maître David, logé alors dans la rue d’Enfer, en face du Luxembourg. Cependant il était impatient de le voir, et tout en se rendant chez lui, il se représentait la douloureuse impression qu’avaient dû faire sur cet homme la chute de Napoléon et surtout la présence des troupes étrangères dans Paris. Comme dans beaucoup de quartiers on avait établi des logements militaires, il pensait que David habitant une maison assez vaste, dans une partie moins peuplée de la ville, avait sans doute été compris au nombre de ceux qui payaient cette contribution aux vainqueurs. Alors, chemin faisant, il s’affligeait pour son maître de ce voisinage humiliant, et allait même jusqu’à craindre que quelque rustre

vainqueur ne se fît un malin plaisir de reprocher brutalement à l’artiste son dévouement à Napoléon, ou même ses idées républicaines. L’esprit rempli de ces inquiétudes, Étienne entra, non sans que le cœur lui battît, dans la maison de son maître. La vue de soldats russes bouchonnant dans la cour le cheval d’un officier ne fit qu’augmenter cette disposition, et Étienne était réellement mal à son aise quand il ouvrit la porte de la pièce où David se tenait ordinairement.

Près de lui et de sa femme se trouvaient effectivement deux officiers russes, qui se levèrent très-civilement de leurs sièges lorsque Étienne entra et que David le leur eut présenté comme un de ses élèves. Trompés par cette qualification, à laquelle ils attachaient plus d’importance que n’en avait réellement celui à qui le maître l’avait donnée, les jeunes Russes regardèrent Étienne avec la même curiosité respectueuse qu’ils auraient éprouvée s’ils eussent vu Gérard, Girodet ou Gros, tant le seul titre d’élève de David avait alors de retentissement en Europe. Cependant la conversation ne tarda pas à reprendre son cours, et Étienne n’éprouva pas un médiocre étonnement en voyant les deux jeunes officiers s’exprimer en français de la manière la plus pure, et prier David d’avoir la complaisance de continuer les récits qu’il leur faisait, soit des habitudes journalières de l’empereur Napoléon, soit des circonstances de son couronnement, ou de la naissance du roi de Rome. En un mot, les vainqueurs étaient les vaincus, ils étaient enthousiastes de la France, se trouvaient particulièrement heureux que le sort les eût conduits chez un de ses plus grands artistes, pour lequel ils avaient dans toutes les circonstances de la vie journalière les égards les plus délicats et les plus flatteurs. Les tableaux de David ne tardèrent pas à être rapportés à Paris ; tous les étrangers s’empressèrent d’aller les voir, et il n’y eut que le portrait équestre de Napoléon, placé à Saint-Cloud, qui fut violemment enlevé par les Prussiens.

La mansuétude des princes alliés en s’emparant de Paris en 1814 est une des choses qui ont le plus contribué alors à adoucir les rapports de nation à nation et de proche en proche, à détruire ces haines si invétérées et si honteuses qui divisaient instinctivement les peuples de l’Europe. Cet exemple de modération donné par les ennemis de la France fut sans doute aussi ce qui aplanit le chemin du trône aux Bourbons, qui, sans ce précédent, se seraient peut-être cru le droit d’user de plus de rigueur. Pendant la première restauration, les hommes qui concevaient le patriotisme de la manière la plus rude et la plus sauvage furent souvent obligés de supporter avec le plus de sang-froid certaines mortifications qui les eussent fait entrer en fureur quelques mois auparavant. David en fournira un exemple. Les personnes à qui cet artiste témoignait de l’affection avaient l’habitude d’aller lui souhaiter sa fête le jour de la Saint-Louis. Parmi celles qui étaient les plus attentives à lui donner cette marque d’intérêt se faisait remarquer une dame de l’ancienne noblesse, fort âgée en 1814, et à laquelle David, à ce qu’il paraît, avait eu l’occasion de rendre un service très-important, lorsqu’il était membre du comité de sûreté générale. Cette dame, toute dévouée à l’ancienne monarchie, n’en avait pas moins conservé pour David une reconnaissance que le temps semblait rendre toujours plus vive. Aussi, sans compter certaines époques de l’année où elle rendait visite

à David et à sa famille, ne manquait-elle pas de se présenter régulièrement le jour de la Saint-Louis avec un fort beau bouquet. À la suite de la première restauration, pendant tout le cours de l’année 1814, les lis qui distinguent l’écu de France avaient mis cette fleur à la mode, et on la cultivait à profusion. Si le lis, symbole de la puissance de la maison de Bourbon, était chéri de ceux qui se rattachaient à l’ancienne monarchie, les partisans de Napoléon et surtout les anciens républicains l’avaient en exécration. Sans faire attention à ces signes d’amour ou de haine politiques, la bonne dame, tout occupée de payer le tribut annuel de sa reconnaissance à David, et voulant lui offrir ce qu’elle avait trouvé de plus beau parmi les fleurs, lui présenta, le 24 août 1814, une tige de lis si grande et si fournie de fleurs, que l’on aurait pu difficilement retrouver la pareille dans Paris. Étienne se trouvait là lorsque Mme de *** entra avec son bouquet, et sa première idée fut d’observer la physionomie de son maître, pour découvrir si la distraction de la vieille dame ne donnerait pas lieu à quelque scène embarrassante. Mais David se levant tout à coup en la voyant entrer, sourit spirituellement à la vue de cette fleur intempestive, et fit à celle qui la lui offrait des remercîments où il parut mettre plus d’effusion que de coutume, comme s’il eût voulu lui tenir compte de son innocente méprise. Lorsque la bonne dame se fut retirée, David pria sa femme de donner ordre d’enlever le lis, en faisant observer que l’odeur pourrait incommoder. Puis se tournant vers Étienne, auquel il fit un sourire en montrant la fleur : « Cette excellente personne, dit-il, m’a donné ce lis avec la même candeur que la vieille femme qui portait son fagot pour brûler Jean de Hus. Il faut que je m’écrie aussi : O sancta simplicitas ! »

Pendant la première année de la Restauration, David, peu satisfait comme tous les hommes de son parti qui espéraient mourir tranquilles sous le gouvernement de Napoléon, n’eut cependant pas à se plaindre des princes de la maison de Bourbon ni de leurs ministres. Il vécut retiré chez lui, évitant de se présenter dans les lieux publics et s’occupant à faire plusieurs portraits de personnes de sa famille, entre autres celui de sa femme qui avait redoublé de soins et de tendresse pour lui, depuis que la rentrée des Bourbons semblait donner des craintes pour son avenir. En se livrant à ces travaux, dont il se faisait plutôt une distraction qu’une occupation réelle, il acheva plusieurs compositions parmi lesquelles il soigna particulièrement celle d’Apelles et Campaspe qu’il exécuta bientôt après en exil. Cependant cette année de la vie de David fut perdue pour son art, et la seule satisfaction qu’il ait éprouvée alors lui vint des visites de la foule d’étrangers de marque venus à Paris, qui ne voyaient en lui que le grand artiste, le chef d’une école célèbre.

L’année 1815 ne lui fut pas plus favorable sous le rapport de l’art ; et lorsque Napoléon rentra à Paris, au 20 mars, il n’est pas certain que ce retour, qui excita si vivement l’enthousiasme chez tous les Français qui portaient les armes, ait produit un effet analogue dans l’esprit des bonapartistes dont l’existence et l’avenir étaient mis en loterie sur la chance, jugée déjà fort douteuse, d’une victoire. Ce grand événement politique du gouvernement de Napoléon pendant les cent-jours compromit le repos d’une foule de gens restés obscurs depuis le 18 brumaire, et qui tout à coup, au 21 mars 1815, se trouvèrent obligés de prendre parti de nouveau dans la lutte qui s’engageait. David était plus qu’un autre dans ce cas. Il avait atteint sa soixante-septième année ; non-seulement il était las et dégoûté à tout jamais des affaires publiques, auxquelles il avait renoncé et dont on l’avait éloigné, mais, environné d’une considération qu’il ne devait qu’à son talent, il ne voyait pas sans inquiétude des événements qui menaçaient de le priver de cet avantage sans espoir d’en retrouver aucun qui le compensât.

Néanmoins, lié par la reconnaissance, par des serments et par l’imminence même du danger auquel Napoléon se trouvait exposé ainsi que ses partisans, David alla faire visite à l’Empereur, et l’Empereur, malgré la complication de ses travaux et de ses inquiétudes, témoigna l’intention de voir le Léonidas aux Thermopyles, tableau dont il avait condamné le sujet, mais qu’il voulut connaître d’après ce qu’il en avait entendu dire. Cette fois la visite de Napoléon à l’atelier de David ne fut pas si pompeuse que quand, dans toute sa puissance, il était allé voir le Couronnement ; et quoique ce fût bien plus un acte de souverain qu’il prétendait faire qu’une fantaisie d’amateur qu’il voulût contenter, en cette occasion, Napoléon mit à cette visite la réserve et la brièveté que la gravité des circonstances commandait. Bien qu’en entrant chez le peintre, il lui eût dit qu’il connaissait le tableau avant de l’avoir vu, et qu’il en avait entendu faire un grand éloge, cependant, après avoir considéré l’ouvrage, lui qui s’était toujours attendu à la représentation de l’attaque des Perses et de la défense vigoureuse des Spartiates, il témoigna son étonnement sur la disposition de la scène telle que David l’avait composée. L’artiste toujours plein de sa première pensée, expliqua alors son intention, fit connaître en détail son sujet tel qu’il l’avait conçu, mais Napoléon ne put jamais se faire à l’idée de David, qui, au lieu de peindre le combat même, avait choisi le moment qui le précède.

Quoi qu’il en soit, l’Empereur témoigna sa satisfaction à son premier peintre, et lui dit au moment de le quitter : « Continuez, David, à illustrer la France par vos travaux. J’espère que des copies de ce tableau ne tarderont pas à être placées dans les écoles militaires ; elles rappelleront aux jeunes élèves les vertus de leur état. »

Cette visite de Napoléon dans le malheur faite au peintre rappelait celle dont il avait honoré l’artiste dans tout l’éclat de sa puissance ; cela seul eût engagé David. Bientôt le fils aîné de l’artiste fut nommé préfet, et le plus jeune obtint le grade de chef d’escadron dans les cuirassiers de la garde. Quant à ses deux gendres, généraux de Bonaparte, ils étaient rentrés sous les drapeaux de Napoléon.

C’est dans de telles circonstances que se trouva David, lorsque, à la suite de la constitution de l’empire, furent présentés les actes additionnels, par lesquels, en jurant de la maintenir, on excluait les Bourbons du trône. L’acceptation de ces actes additionnels fut sans doute, pour une grande partie de ceux qui se rallièrent à Napoléon pendant les cent-jours, une résolution des plus hasardeuses, mais pour les hommes qui, ainsi que David, ayant voté la mort de Louis XVI, n’avaient eu à se plaindre cependant d’aucune vengeance particulière ou juridique du gouvernement de Louis XVIII, il est clair qu’à la veille de la bataille de Waterloo, c’était pour eux une question de vie ou de mort.

Sans parler des intérêts de l’avenir de sa famille, liés au sort de Napoléon, David avait à peser, pour ce qui le touchait personnellement en cette affaire, si l’indulgence du gouvernement de Louis XVIII à son égard pouvait entrer en comparaison avec la protection de Bonaparte, qui lui avait offert un asile dans son armée, à la suite de la terreur ; qui, premier consul, l’avait rétabli honorablement dans le monde et l’avait enfin comblé de faveurs et d’honneurs pendant son règne. La comparaison était évidemment tout en faveur du dernier souverain, pour lequel d’ailleurs il est inutile de dire que David avait une prédilection aussi marquée qu’il avait d’aversion pour l’autre.

Ce qui fit honneur à David en signant les actes additionnels, en s’exposant à la vengeance des Bourbons et en restant fidèle à Napoléon, c’est que dans les premiers jours de juin (1815), lorsque tout le parti militaire s’enivrait d’avance de la victoire sur laquelle il comptait, l’artiste faisait partie du grand nombre de ceux qui regardaient la destinée de Napoléon comme accomplie, et d’autre part, qu’en outre il était certain que s’abstenir de signer les actes additionnels, c’était assurer la tranquillité du reste de ses jours. Mais vaincu à Waterloo, Napoléon abdiqua l’empire, et David n’eut plus d’autre protection que celle de son talent. Ainsi que les régicides signataires des actes additionnels, il fut donc condamné à l’exil cinq mois après, en vertu d’une loi rendue par les deux chambres le 12 janvier 1816.

Pendant l’espace de temps qui s’écoula depuis la journée de Waterloo jusqu’à sa condamnation, David vécut plus retiré que jamais, s’occupant à faire des études, des portraits et des compositions. Son art paraissait avoir un charme nouveau pour lui depuis que, déjà chargé d’années, forcé de se faire une existence nouvelle, il prévoyait qu’il ne finirait pas ses jours dans son pays. Les derniers temps que cet artiste passa en France furent pour lui pleins de tristesse, et quoique l’austérité de ses manières ne lui permit jamais de se laisser aller à la plainte, même au sein de l’amitié, cependant, pour ceux qui le connaissaient, il était facile de juger par certains souvenirs qu’il invoquait, par les attentions délicates qu’il montrait plus souvent que de coutume à ceux qui l’entouraient, que son âme était habituellement et profondément émue.

Quelques-uns de ses élèves se montrèrent plus assidus que jamais auprès de lui pendant ces tristes jours. Mais Gros fut celui de tous qui obéit le mieux en cette occasion à la générosité de son cœur. Sans faire la moindre attention aux fâcheux résultats que sa conduite pourrait avoir pour lui, homme célèbre, peintre habile, qui ne renonçait point à participer aux travaux que pourrait lui confier le gouvernement des Bourbons, Gros tout occupé de l’abandon de son maître, inquiet sur son avenir, ne cessait d’aller le soutenir de sa courageuse amitié et de l’entretenir de ses généreuses espérances.

Protégé par son obscurité, Étienne n’avait point le même mérite en assistant son maître, mais il se rendait souvent près de lui, parce qu’il savait que sa société lui était douce et que sa conversation interrompait le cours habituel de ses tristes pensées. Ils s’entretenaient sur les arts, sur les ouvrages de l’antiquité, vers lesquels David se sentait alors vivement ramené. Versé dans la théorie et la pratique de la perspective, Étienne offrait le secours de son talent à son maître, qui plus d’une fois ne dédaigna pas d’en faire usage, lorsqu’il voulait coordonner les personnages d’une esquisse avec les accessoires qui devaient les entourer. D’autres fois ils parcouraient des cartons remplis de gravures, de grands livres où David avait fait rassembler les études qu’il fit à Rome quand il étudiait l’antiquité pour échapper à la manière académique ; en revoyant ces tentatives laborieuses, ces études faites dans sa jeunesse, et auxquelles s’étaient attachées tant d’espérances, plus d’une fois il laissait échapper un soupir qui semblait résumer tous les événements qui avaient agité les trente dernières années de sa vie. Un jour, en feuilletant ainsi ces cartons, David retrouva deux esquisses de la main d’Étienne. L’une représente Cimon faisant embarquer les femmes et les enfants au Pirée, pour défendre Athènes ; et l’autre, Léonidas se préparant avec ses Spartiates au combat. Ces deux compositions, que David avait distinguées dans les concours institués dans l’atelier de ses élèves, avaient été honorablement placées par lui dans ses cartons. Le maître, mû par une bienveillance que la disposition de son âme rendait sans doute plus vive encore, renouvela les éloges qu’il avait donnés autrefois à ces essais ; puis, tirant tout à coup l’esquisse de Léonidas du carton : « Tenez, mon cher Étienne, dit-il, je vous rends ce dessin que vous m’avez prêté et qui m’a fourni l’idée de deux groupes que j’ai placés dans mon tableau des Thermopyles. Gardez-le, ce sera tout à la fois un souvenir de vos études et de la manière dont travaillait votre maître. Quant à celui de Cimon, cette esquisse me plaît, vous me l’avez donnée, je la garde71. » Étienne ne put pas voir alors David aussi souvent qu’il l’eût désiré ; la présence des troupes étrangères à Paris multipliait tellement les devoirs que les citoyens avaient à remplir pour assurer le repos de la ville, que l’on était rarement maître de son temps et de ses actions. Plusieurs jours s’étaient passés sans qu’Étienne eût pu remplir ce devoir, lorsqu’il reçut de son maître l’invitation de dîner chez lui, la veille de son départ pour l’exil.

L’élève s’y rendit. La famille de David était absente à l’exception de sa femme. Si quelque chose peut faire connaître le caractère d’un homme, c’est à coup sûr la contenance que David conserva en faisant les honneurs d’un pareil repas. Il était placé au milieu de la table, ayant sa femme à sa droite, son élève à sa gauche. Pendant tout le dîner, il servit lui-même, en parlant de choses indifférentes, comme de coutume, et sans laisser échapper un seul mot qui fît allusion à son éloignement de la France, à l’avenir qui l’attendait ou aux hommes qui le frappaient d’exil. Attentif à prévenir les désirs d’Étienne à table, il ne lui donna aucune marque extraordinaire de tendresse, mais sut lui faire sentir, par l’exactitude et la fréquence de ses soins, qu’il avait besoin de le sentir près de lui en ce moment suprême. Plusieurs fois la femme de David, qui, dans ce jour, paraissait être soutenue, animée même par des espérances qu’elle exprima plutôt par des mouvements de joie que par des paroles bien claires, devint l’objet de l’attention de son mari, qui l’engagea à conserver plus de calme. En somme, quoiqu’il s’en faille bien qu’Étienne soit resté froid en cette occasion, cependant ni son maître ni lui par conséquent ne se laissèrent aller à ces élans de tendresse que l’on se

prodigue ordinairement en semblable circonstance. Étienne en se retirant dit adieu à son maître, qui l’embrassa, ce qui n’était jamais arrivé ; il embrassa ensuite Mme David, qui lui dit en lui donnant la main : « Soyez tranquille, j’aurai bien soin de votre maître. » Le lendemain, David était en route pour Bruxelles.

Jamais peut-être l’influence d’un homme de talent n’a été plus forte que celle qu’exerçait David à Paris et dans toute la France ; mais, dès le lendemain de son départ pour l’exil, les artistes, à peu d’exceptions près, se sentant affranchis de sa longue autorité, affectèrent tout à coup mille prétentions qu’ils avaient tenues soigneusement cachées jusqu’alors. Ce fut, dans des proportions plus grandes et dans des intentions beaucoup plus graves, un hourra tumultueux qui rappelait les bruyantes espiègleries des élèves de ce maître lorsque, après les avoir corrigés, il s’éloignait de l’atelier. L’école et les principes de David étaient presque universellement rejetés.

XII. Temps d’exil. — Mort de David. — École nouvelle. — 1816-1825.

Rien n’est plus dangereux pour la gloire d’un artiste que les louanges qui lui sont indiscrètement prodiguées. Les regrets qu’excita l’exil de David chez ses admirateurs sincères, et surtout les déclamations des partisans de Napoléon, qui exploitèrent l’expulsion de David au profit de la haine qu’ils portaient aux Bourbons, furent les premières causes du refroidissement du public à l’égard de David et de ses doctrines. À en croire les écrivains et les critiques qui exaltèrent le mérite de l’artiste, David était dans toute la force de son talent ; le tableau des Thermopyles devait passer pour le meilleur ouvrage qu’il eût encore fait, et on pouvait attendre de sa main un nouveau chef-d’œuvre qui surpasserait tout ce que l’on connaissait déjà de lui. Bien plus, ces paroles inconsidérément avancées furent répétées, soutenues avec passion ; et pendant tout le temps de l’exil de l’artiste, à chaque production nouvelle qu’il acheva sur la terre étrangère, on ne manqua pas d’assigner à la dernière une supériorité marquée sur la précédente.

Deux motifs que la faiblesse humaine doit faire juger avec indulgence ont entretenu cette illusion pendant les années que David a passées à Bruxelles : l’esprit de parti dans la capitale de la France, et à Bruxelles, le désir qu’avaient tous les amis de David de l’entourer en pays étranger d’une atmosphère de gloire qui ne lui permît pas de s’apercevoir des rigueurs de l’exil. En effet, la plupart de ses élèves belges, MM. Odewaere, Navetz, Paelinck, Moll et Stapleaux, entre autres, n’ont pas manqué un seul instant, par leurs efforts particuliers ou réunis, de rendre les dernières années de leur maître aussi douces, aussi belles qu’il était possible qu’elles le fussent. Si, dans l’estime qu’ils ont témoignée pour les derniers ouvrages de leur maître, ils ont été, ainsi que beaucoup de critiques de Paris, au-delà de ce que la stricte vérité exigeait de dire, loin de les en blâmer, il n’est personne au contraire qui ne respecte cette illusion filiale. Mais si les malheurs et l’âge de David rendaient excusable et même juste cette prolongation de sa gloire jusqu’au moment de sa mort, à partir de son dernier jour il a fallu dire la vérité.

Cette tâche a été remplie par celui qui retrace cette histoire, et la postérité, qui a déjà commencé son action sur les œuvres de David, signale les Sabines et le Couronnement comme les deux plus grands efforts de son talent dans des sujets de genres différents.

Quant aux ouvrages qu’il acheva en exil, quoique dans tous on retrouve des détails et parfois des parties importantes, où tantôt l’accent de la nature et tantôt, l’élévation du style ne le cèdent pas aux qualités analogues qui brillent dans des productions beaucoup plus complètes de lui, il faut avouer cependant que pris dans leur ensemble, ce que David a peint à Bruxelles est inférieur aux grands ouvrages qu’il acheva plusieurs années avant son exil. Quoi qu’il en soit, la célébrité de David était non-seulement intacte lorsqu’il quitta la France, mais son malheur le rendit plus grande en pays étranger qu’elle n’avait jamais été. Dès qu’il fut arrivé à Bruxelles, le roi de Prusse, par l’intermédiaire du comte de Gortz, son ambassadeur près de la cour de France, lui fit offrir la direction des arts dans son royaume.

« Monsieur, lui écrivait de Paris (12 mars 1816) le comte de Gortz, le roi, mon maître, me charge de vous faire savoir que Sa Majesté, charmée de fixer un artiste aussi distingué que vous, aimerait que vous vinssiez vous établir dans sa capitale, où Sa Majesté est disposée à vous procurer une existence agréable et tous les secours dont vous pourriez avoir besoin.

« Votre départ pour Bruxelles ne m’ayant pas permis de m’entretenir avec vous des intentions de Sa Majesté, je vous engage à écrire de suite et directement à Son Altesse Monseigneur le prince d’Hardenberg, à qui vous ferez connaître vos vœux. Je prends toutefois le parti de vous adresser un passe-port avec lequel vous vous rendrez, si vous voulez, à Berlin, où vous trouverez un accueil digne de vos talents… »

M. Alexandre de Humboldt, Prussien de nation et collègue de David à l’Institut de France, unit ses instances à celles du comte de Gortz pour engager l’artiste proscrit à se rendre aux offres du roi de Prusse. Mais, malgré ce qu’elles avaient d’honorable et de flatteur, David, naturellement peu disposé à mettre son talent et sa personne au service d’un autre pays que le sien, voulut prendre le temps de se consulter. Une indisposition grave de sa femme lui en fournit l’occasion ; s’adressant donc au prince d’Hardenberg, comme le comte de Gortz le lui avait conseillé, il témoigna sa reconnaissance de ce que l’on voulait faire pour lui, tout en priant le prince d’attendre sa réponse définitive jusqu’au moment où sa femme serait rétablie. Le prince de Hardenberg répondit à David qu’il trouvait la cause du retard de son voyage à Berlin trop légitime pour que le roi ne l’approuvât pas ; qu’on l’y attendait toujours avec impatience ; et il finissait sa lettre par ces mots : « Sa Majesté vous accordera toutes les facilités que vous pourrez désirer pour votre établissement, et je serai charmé de pouvoir m’entendre avec vous à ce sujet immédiatement après votre arrivée à Berlin, dont je vous prie de vouloir bien me prévenir. »

Cependant la maladie de Mme David se prolongeait et la réponse si vivement attendue à Berlin n’arrivait pas. Le prince d’Hatzfeld, alors ambassadeur de Prusse auprès du roi des Pays-Bas, fut chargé de joindre ses instructions verbales aux offres qui avaient déjà été faites par son souverain, et il se rendit chez l’artiste, qui était absent de chez lui. Le lendemain David se présenta chez l’ambassadeur, qui, après lui avoir rappelé l’objet des lettres qu’il avait déjà reçues, ajouta : « Mais pourquoi ne pas vous rendre aux invitations de mon roi ? Il met le plus grand prix à vous voir habiter sa capitale… Quel était votre traitement comme premier peintre de Napoléon ? — Douze mille francs. — Oh ! le roi ferait mieux que cela ; l’intention de Sa Majesté est de vous posséder comme ministre des arts. Vous jouirez de tous les avantages et des honneurs dus à ce titre ; allez à Berlin créer une école de peinture, soyez-en le directeur ; la reconnaissance du roi sera sans bornes si vous acceptez. — Mon grand âge, la faiblesse de la santé de ma femme, répondit David, mon amour de l’indépendance, les bontés dont le gouvernement des Pays-Bas m’honore, et le désir de répondre à des instances aussi flatteuses que celles que vous me faites, toutes ces causes, prince, sont de nature à me jeter dans une grande perplexité ; permettez-moi donc de prendre quelques jours pour répondre. »

David jugea à propos de ne pas se décider sans prendre conseil. Il s’adressa à deux de ses compagnons d’exil, Cambacérès et Sieyès, auxquels, après avoir exposé l’offre qui lui était faite, il fit part encore de toutes les lettres qu’il avait reçues à ce sujet, et de son dernier entretien avec le prince d’Hatzfeld. L’ex-archi-chancelier de Napoléon l’engagea d’accepter ; Sieyès, au contraire, lui conseilla de n’en rien faire. « Libre, indépendant, honoré et dans l’aisance, pourquoi, dit-il à l’artiste, renonceriez-vous à ces avantages ? »

Cet avis prévalut, et dès le jour suivant, David alla chez l’ambassadeur, à qui il porta son refus en s’excusant ainsi : « Les bontés de votre roi m’honorent, et j’en sens tout le prix. Elles signaleront une époque remarquable de ma vie, et présenteront le roi de Prusse à la postérité comme l’ami des arts et le protecteur de David dans son exil. Veuillez être auprès de Sa Majesté l’interprète de ma profonde gratitude. Je suis vieux, j’ai soixante-sept ans ; qu’elle me permette de conserver la tranquillité dont je jouis sous un gouvernement conforme à mes opinions. » Malgré ce refus positif, la cour de Prusse ne perdit pas encore tout espoir. La princesse d’Hatzfeld, accompagnée de ses trois filles, voulant faire une nouvelle tentative, alla chez David au moment même où la comtesse L…, amie particulière du roi de Prusse, s’y rendait avec les mêmes intentions. « Je regarde comme un heureux présage, dit la princesse à cette dame, que vous réunissiez vos efforts aux nôtres. M. David est inébranlable ; veuillez bien peindre sa résistance à Sa Majesté, de manière à la convaincre que nous avons employé tous les moyens pour le persuader. » Malgré ces instances nouvelles, David tint bon et refusa. Enfin, le frère du roi de Prusse vint chez l’artiste sous le nom du prince de Mansfeld, et lui dit qu’il avait ordre de son souverain de l’emmener à Berlin dans sa voiture, « Eh bien ! monsieur David, lui dit-il, vous rendez-vous enfin à nos vœux ? Allons, décidez-vous à partir avec moi ; nous voyagerons ensemble. » Puis, se tournant vers le portrait du général Gérard, qui était commencé et sur le chevalet : « J’espère, ajouta-t-il, que vous débuterez par me peindre comme le général. Votre présence nous comblera de joie. » Mais David resta inébranlable dans sa résolution, s’établit à Bruxelles et reprit le cours de ses travaux de peinture.

L’ardeur nouvelle que mit David à produire pendant son exil, et les nobles efforts qu’il fit pour développer son talent sous des formes et dans des modes qu’il n’avait pas encore employés, indiquent peut-être mieux que tous les travaux précédents de sa vie à quel point son âme était vivace, énergique et susceptible de grandes résolutions quand il s’agissait de son art. Les paroles qu’il dit quelque temps avant sa mort, et lorsque sa main lui était devenue tout à fait inutile, serviront encore à faire éclater cette vérité, et à prouver ce que l’expérience a démontré si fréquemment, que chez les hommes d’un mérite extraordinaire, l’âme ne s’affaiblit pas, mais qu’elle est seulement trahie par les organes de la vie matérielle.

« Je me sens l’imagination aussi vive et aussi fraîche que dans les premières années de ma jeunesse, disait-il à ses amis qui l’entouraient, je compose avec la même facilité tous les sujets qui me viennent à la pensée ; mais quand je prends mes crayons pour les tracer sur la toile, ma main s’y refuse. »

Cet affaiblissement de la main, dont l’artiste ne dut naturellement s’apercevoir que quand il fut complet, on en saisit les symptômes dans les dernières figures qu’il a peintes dans le tableau des Thermopyles et surtout dans les personnages qui occupent le fond de cette composition. Il est juste, cependant, de faire observer que dans le premier et le dernier des grands ouvrages qu’il a achevés en exil, on remarque plusieurs parties que le peintre a traitées avec une audace et une verve qui n’appartiennent ordinairement qu’à la jeunesse. C’est l’Amour quittant Psyché et Mars désarmé par Vénus 72. Sensible au reproche qu’on lui avant souvent adressé de n’être qu’un imitateur, qu’un copiste même de l’antique, David, rassemblant tout ce que son instinct et son talent avaient encore de force pour imiter la nature sans chercher à la modifier et à l’embellir, acheva le tableau de l’Amour et Psyché, et prouva qu’il pouvait représenter le naturel, même sans choix, copié immédiatement sur le modèle. Cet ouvrage, lorsqu’il fut exposé à Paris, vers 1823, valut les louanges et attira les critiques les plus excessives à l’auteur, et on peut le regarder comme le dernier de ceux de David qui ont eu de l’influence sur l’esprit des jeunes artistes qui en ce moment s’apprêtaient à faire une révolution dans l’art de la peinture. Les admirateurs exclusifs des anciens ouvrages du peintre des Sabines et des Horaces ne purent lui pardonner d’avoir ainsi représenté la nature telle quelle, dans un sujet appartenant à la plus haute poésie ; tandis qu’au contraire ceux qui repoussaient les doctrines antiques et demandaient du naturel à tout prix surent gré au vieil artiste exilé de se rajeunir en quelque sorte à la fin de sa carrière, en admettant des principes contraires à ceux qu’il avait professés jusque-là.

Sans aborder encore cette querelle, il faut ajouter cependant que, dans ce tableau de l’Amour et Psyché, si David a sacrifié certaines convenances que semble exiger le sujet, il a imprimé à ses figures un accent de vérité dans les formes, au coloris même et à l’expression, qui classe ce tableau dans une catégorie toute différente de celle où se rangent ses autres productions. Évidemment il a cherché cette fois à rendre la nature avec cet instinct fort qui a dirigé plusieurs peintres hollandais et flamands. Cet effort tenté à l’âge de soixante-huit ans, et par un artiste qui avait affermi sa réputation en Europe en travaillant jusque-là dans une direction toute contraire, un tel effort mérite d’être consigné dans l’histoire de ce peintre.

Toutes les autres productions, même les plus faibles, achevées en exil, ont au moins ce grand mérite, qu’elles témoignent que le peintre s’est aventuré chaque fois dans une voie nouvelle, ce qui fut la disposition d’esprit naturelle et constante de l’auteur du Saint Roch, des Horaces, du Socrate, du Marat, des Sabines et du Couronnement. La composition du Mars désarmé par Vénus peut être considérée comme le retour et le dernier hommage du peintre à ses idées, à ses rêves de prédilection pendant sa longue carrière. Contre les principes qu’il s’était prescrits et qu’il a toujours observés en France, de poétiser, comme il disait, les sujets tirés des historiens ; pendant ses années d’exil, il puisa plus d’une fois ses sujets dans des livres de poésie, comme le prouve le choix des scènes de l’Amour et Psyché, de Télémaque et Eucharis, de la Colère d’Achille, et enfin de Mars et Vénus. Pour juger ce dernier tableau avec équité, il ne faut pas oublier que David l’a achevé à l’âge de soixante-seize ans ; et alors on reste confondu de la délicatesse et de l’énergie d’exécution qui brillent en plusieurs parties de cet ouvrage de sa vieillesse. Lorsqu’il parut à Bruxelles, il produisit le plus grand effet, et la rétribution que l’on exigeait de ceux qui venaient le voir fut consacrée au soulagement des vieillards des hospices de Sainte-Gertrude et des Ursulines.

La curiosité des Parisiens ne fut pas moins vivement excitée par ce dernier ouvrage du peintre de l’empereur Napoléon, et si l’exposition que l’on en fit, en 1825, à Paris, avec beaucoup d’autres tableaux du maître, fut pour la nouvelle école, qui allait renverser momentanément celle de David, une occasion de triomphe, elle eut l’avantage de rendre publiques plusieurs productions, le Marat entre autres, qui n’étaient point connues des dernières générations.

Nul doute que le conseil donné à David par Sieyès ne fût le bon ; et, quelque distingué qu’eût pu être l’accueil que le roi de Prusse aurait fait au premier peintre de Napoléon, David n’eût pas vécu au milieu

de plus d’hommages qu’à Bruxelles, et eût été beaucoup moins indépendant à la cour de ce prince que dans la position qu’il s’était choisie. Cette position était vraiment honorable, et, en s’y tenant, l’artiste usa du seul moyen qu’il eût de rester Français malgré l’exil dont on l’avait frappé.

Contre l’ordinaire, la vie de David a mieux fini qu’elle n’avait commencé, et l’on serait tenté de croire que la peine de l’exil, si terrible ordinairement pour les hommes, devait donner à celui-ci un calme d’esprit, une justesse de jugement et une fermeté de résolution qu’il n’avait jamais montrées auparavant. Relativement à sa satisfaction intérieure d’artiste, peut-être n’a-t-il jamais exercé la peinture avec plus d’indépendance et d’agrément qu’à Bruxelles. Sa fortune s’y est accrue, car, outre les sommes que lui valut l’exhibition de plusieurs de ses ouvrages (celle de Mars et Vénus, notamment, rapporta 45 000 francs), on lui commanda une copie du Couronnement de Napoléon qui lui fut payée 75 000 francs. Quant aux égards et aux honneurs, il en était continuellement comblé, et il ne passait pas un étranger marquant à Bruxelles qui ne s’empressât d’aller rendre hommage au talent du peintre de Napoléon. Le roi des Pays-Bas lui-même, Guillaume, se sentait fier de posséder David dans ses États, et souvent, à la promenade, il prévenait la politesse du peintre en lui faisant un salut affectueux. Ses élèves belges, on l’a déjà dit, ne perdaient aucune occasion de lui être utiles ou agréables, et il avait auprès de lui sa femme et fort souvent le reste de sa famille.

David avait repris à Bruxelles ses habitudes de Paris ; sa journée était remplie par les travaux de son atelier, la conversation avec ses amis ou avec ses élèves, et le spectacle. Chaque soir il se rendait au théâtre, où il avait adopté une place à l’orchestre, et lorsque par hasard il ne l’occupait pas, elle était respectée. Si quelque étranger la prenait par méprise, tous les voisins l’avertissaient, en disant : « C’est la place de David. » Plus d’une fois même, lorsque dans les pièces que l’on représentait quelque passage faisait allusion ou au talent ou aux infortunes d’un artiste, il arriva qu’on lui en fît l’application en lui adressant d’une manière directe des applaudissements. C’était même au théâtre que se rendaient les étrangers curieux de voir l’artiste célèbre, mais qui n’avaient pu avoir accès chez lui.

À l’occasion de ces visites faites ainsi par des curieux, on a rapporté, dans quelques journaux de ce temps, une anecdote qui pourrait bien avoir été forgée malignement par ceux qui voyaient avec regret l’exil de David changé en une espèce de triomphe. On prétend que, l’artiste exilé étant à l’orchestre du théâtre de Bruxelles, un Anglais, qui depuis longtemps témoignait le plus vif désir de le voir et de lui parler, parvint à s’approcher de lui pendant un entr’acte, et qu’après quelques civilités réciproques, l’étranger témoigna au peintre le plaisir, le bonheur même qu’il ressentait de se trouver près d’un si grand homme et d’avoir pu lui toucher la main. Quoique assez accoutumé à ces témoignages d’admiration, David, flatté cependant de la démarche d’un homme qui semblait avoir choisi un lieu public pour mieux faire éclater son enthousiasme, dit à l’Anglais : « Vous êtes donc un amateur bien passionné des arts, monsieur, que vous veuillez les honorer ainsi en témoignant une admiration si grande pour ceux qui les cultivent ? — Moi, monsieur, point du tout, dit l’étranger, je voulais voir les traits et toucher la main de l’homme qui a été l’ami de Robespierre. »

Cette anecdote, il faut le redire, a probablement été faite à plaisir ; cependant l’incroyable admiration des radicaux de tous les pays pour Robespierre, pour Marat et d’autres hommes de la révolution, ne rend pas improbable qu’il se soit trouvé un Anglais assez fou pour féliciter sincèrement David de ses anciennes amitiés de 1793.

Outre les témoignages de considération qu’il reçut des princes étrangers et des hommes marquants dont il fut entouré pendant son exil, il lui en vint de France qui n’étaient pas moins éclatants et qui durent le toucher bien davantage. Plusieurs dames élevèrent la voix en sa faveur ; et soit par leurs écrits, soit par leurs démarches, elles firent de nobles efforts auprès du gouvernement des Bourbons, pendant les dernières années de l’exil du peintre, pour le faire rentrer en France. Mme de Genlis, dans ses Mémoires, écrivit ces généreuses paroles : « J’ai blâmé David, j’ose le dire, avec énergie, dans le temps de ses erreurs ; mais il est malheureux, il est exilé, il gémit sous le poids de la vieillesse et des infirmités ; je ne vois plus en lui que son infortune et son talent sublime. Enfin, tout le rappelle à ma pensée quand j’admire le talent supérieur de ses élèves : oui, les nombreux chefs-d’œuvre de Gérard, de Girodet, de Gros, semblent implorer son rappel ; et la gloire, la conduite, les sentiments de ces illustres artistes, leur donnent à cet égard les droits les plus touchants. » Mme Récamier, qui avait des sympathies pour toutes les infortunes nées de nos révolutions, fit les démarches les plus actives, et usa du crédit de ses amis les plus puissants pour obtenir le rappel de David en France.

Enfin, Gros, son élève, qui eut pour lui la tendresse d’un fils, employa tout ce que son talent et son âme généreuse pouvaient lui donner d’énergie, de patience et de crédit pour obtenir la grâce de son maître ; mais inutilement. On ignore les conditions précises imposées à David par le gouvernement des Bourbons pour se racheter de l’exil, mais tout indique qu’elles furent telles, que l’artiste eut raison de ne pas les accepter.

Le témoignage de respect et d’admiration qui dut le plus toucher David, après les vains efforts que l’on avait tentés pour le faire rentrer dans sa patrie, fut sans doute la médaille que ses anciens élèves firent frapper en son honneur en 1823. L’exécution en avait été confiée à Galle, et lorsqu’il fut question de choisir celui qui serait chargé d’aller l’offrir au maître, tous ses élèves désignèrent Gros, qui, en effet, la porta à Bruxelles73.

Les derniers mois de la vie de David prouvent combien sa vocation pour la peinture était irrésistible. Quand il s’aperçut que sa santé déclinait, que sa main devenait lourde, il résolut de ne plus peindre. Pour se distraire il faisait alors des promenades plus fréquentes, mais une passion invincible le poussait toujours à prendre de préférence les rues qui le ramenaient vers son atelier,

situé à l’ancien archevêché de Bruxelles. Là il faisait l’inspection de tous ses meubles d’artiste, prenait un crayon et traçait quelques croquis sur les murs. Parfois, lorsqu’il croyait se sentir animé d’une force inaccoutumée, il allait jusqu’à reprendre ses pinceaux ; mais, accablé par le poids de la palette, devenue un fardeau pour son bras affaibli, il la jetait loin de lui en s’écriant avec chagrin : « Ma main s’y refuse ! »

Pendant l’été de 1825, il tomba malade au point que l’on craignit pour ses jours ; sa femme devint paralytique, et leurs enfants, qui habitaient Paris, vinrent tour à tour à Bruxelles pour rendre les derniers soins à leurs parents. Pendant l’automne de la même année, David se rétablit, il se sentit même plus de forces qu’il n’en avait eu depuis longtemps : « Je rajeunis, je vais me remettre à peindre », disait il à ceux qui l’entouraient ; et, en effet, il entreprit un tableau de demi-figures de grandeur naturelle, représentant la Colère d’Achille. L’ardeur avec laquelle il commença cet ouvrage et en acheva une partie tient du prodige, ou plutôt prouve combien l’organisation de cet homme était vivace et énergique. Il ne pouvait quitter son chevalet ; et, bien qu’il s’aperçût que cet excès de travail lui était contraire, il disait en souriant à ceux qui le regardaient s’acharnant à cet ouvrage : « Voilà mon ennemi ; c’est lui qui me tuera. » Enfin, dans les premiers jours de décembre, une rechute qui lui ravit tout espoir de guérison l’empêcha de continuer ; mais, ayant désigné M. Stapleaux pour finir l’ouvrage, il l’y fit travailler sous ses yeux, dictant en quelque sorte ses pensées à son élève. Enfin, au milieu de douleurs cruelles et lorsque sa vie allait s’éteindre, il eut assez de courage et put encore rassembler assez de force d’attention pour voir et corriger une épreuve du Léonidas aux Thermopyles, qui venait de lui être envoyée par Laugier, chargé d’en faire la gravure à Paris. David alité fit placer la gravure devant lui, demanda sa canne, avec laquelle il indiqua à M. Stapleaux les diverses corrections qu’il désirait que l’on fît : « Trop noir… Trop clair… La dégradation de la lumière n’est pas assez bien exprimée… Cet endroit papillote… Cependant… c’est bien là une tête de Léonidas… » dit-il, ne pouvant presque plus se faire entendre. Bientôt sa voix s’éteignit entièrement, la canne tomba de sa main et il rendit le dernier soupir. C’était le 29 décembre 1825, à dix heures du matin.

Les honneurs funèbres qui lui furent rendus à Bruxelles sont encore des preuves de l’immense célébrité que cet artiste avait acquise même depuis son exil. Après l’autopsie, on embauma le corps, qui fut exposé le 5 janvier 1826. Le 7, on le transporta de sa demeure à l’église de Sainte-Gudule. Le cortège du deuil qui l’accompagnait était composé :

1° Des élèves de l’académie royale de peinture et de sculpture, portant des couronnes de laurier et des palmes ;

2° Des élèves de M. Stapleaux et de M. Rude, statuaire, portant des bannières surmontées de couronnes d’immortelle et de laurier. Sur chacune des bannières étaient inscrits les titres des principaux ouvrages de David, tels que Léonidas, les Sabines, Brutus, les Horaces, Mars et Vénus, etc., etc. ;

3° De la musique de la garnison, exécutant des marches lugubres ;

4° D’un char funèbre portant le cercueil, traîné par six chevaux noirs qu’autant de laquais vêtus de deuil conduisaient par la bride ; 5° De M. Eugène David, fils du défunt, ex-officier supérieur en France, accompagné de MM. Merlin de Douai, Ramel, Hennery, le directeur de l’académie royale de peinture, et Michel, ecclésiastique attaché à l’église de Sainte-Gudule ;

6° Le poêle était porté par six personnes : trois élèves de David, MM. Navez, Paelinck et Stapleaux, et MM. Rude, Vangel et Bodumont ;

7° Du valet de chambre de David, en grand deuil, tenant l’habit de son maître, habit uniforme de l’Institut, décoré des insignes de commandeur de l’ordre de la Légion d’honneur.

Ce cortège s’était encore grossi des amis du défunt, des artistes de Bruxelles portant des flambeaux ou des couronnes, et d’une foule d’autres personnes, les uns suivant à pied et les autres en voiture. Tels furent les derniers témoignages d’admiration que l’on donna au peintre David sur la terre d’exil.

En France, ses élèves et les personnes qui continuaient d’apprécier ses ouvrages et ses principes avaient conservé pour lui et pour ses productions une respectueuse admiration. Cependant, dès le lendemain de l’exil de David on avait vu apparaître une secte nouvelle, d’artistes qui, par leurs discours d’abord, puis bientôt par leurs productions, avaient attaqué et étaient même parvenus à ternir momentanément la réputation et les ouvrages de David.

Mais cet événement tient une place trop importante dans l’histoire de l’art à cette époque, et fait ressortir trop vivement l’une des infirmités du cœur humain pour que nous ne nous y arrêtions pas. Sans parler des quatorze gouvernements sous lesquels Étienne a vécu, il a vu se succéder deux générations d’artistes, et de tous les

spectacles pénibles dont il a été témoin dans sa vie, celui du mépris, de l’ingratitude cruelle des générations nouvelles à l’égard de celles qui les ont précédées, est l’un des plus tristes et des plus humiliants pour l’humanité. Quoique moins âgé de dix ou douze ans que Girodet, Gérard et leurs contemporains, Étienne a connu la plupart de ces artistes lorsque, jeunes encore, ils étaient dans l’ivresse de leurs premiers succès et de leurs triomphes sur les vieux académiciens ; cela est triste à dire, mais ils furent sans pitié, et je ne doute pas que quelques-uns, vieux vers 1830, et se sentant pressés, menacés même par l’assurance orgueilleuse d’une école nouvelle, ne se soient reproché intérieurement d’avoir donné quarante ans avant l’exemple des duretés qu’on leur a fait subir.

Dans les années qui précédèrent 1816, les indices de déclin qu’on remarqua dans le tableau des Thermopyles, et surtout les malencontreuses productions de quelques-uns des derniers élèves formés par David, qui affectaient de n’admettre que le mode rigoureusement classique, lassèrent, non sans quelque raison, la patience de la jeune génération d’artistes à qui la présence du maître imposait encore, mais qui s’affranchirent de toute contrainte quand il fut sur la route de Bruxelles. Cette révolution dans les arts fut aussi subite et aussi complète que l’est dans un État le passage de la monarchie à un gouvernement populaire. L’importance des quarante ans de gloire et d’influence acquise par David et son école fut contestée, puis niée, et devint enfin un sujet de sarcasmes. Les jeunes peintres se révoltèrent contre la longue tyrannie de David, qui pendant quarante ans, disaient-ils, avait imposé son goût au public et aux artistes ; à les entendre, ses ouvrages n’étaient que la copie de statues antiques coloriées en camaïeux ; ses compositions n’avaient ni sens ni poésie, et ses personnages, placés un à un et sans intelligence, semblaient coulés en plâtre. Quant au respect que David professait et recommandait aux autres pour l’antiquité, ce n’était qu’un fanatisme au moyen duquel le maître et son école dissimulaient l’aridité de leur imagination et l’incertitude de leur but ; enfin l’exactitude du dessin et de l’imitation des formes, ainsi que la recherche de la beauté visible, tant recommandée par ce maître, tout cela n’était dans l’idée des jeunes restaurateurs de l’art qu’un matérialisme païen introduit dans la peinture, ou une imitation machinale des objets dont les peintres d’alors ne pénétraient pas le sens. De la critique du maître et de son école, ils remontaient à celle de leur doctrine et des principes même qui avaient servi à la fonder. L’idée de la recherche du beau visible comme l’avaient faite les anciens fut réputée fausse et ridicule dans son application chez les modernes, et il fut reconnu que les ouvrages de la statuaire antique, uniquement faits pour plaire aux yeux, laissent l’âme froide et inactive. Mais, sans même chercher à déterminer le principe qu’il serait à propos de substituer à celui que l’on rejetait, ces jeunes artistes, fiers de leur indépendance et impatients de l’augmenter encore, avancèrent que l’unité d’école, quel que fût son principe, était une donnée fâcheuse ; que la durée de celle de David en était la preuve, et qu’il était bien temps que chacun, n’obéissant qu’à son inspiration propre, à son originalité native, fixât lui-même les principes qui lui conviennent, étudiât la nature selon son goût et produisit des compositions à sa fantaisie. De là est résultée cette diffusion ou plutôt cette confusion de systèmes, dont le plus remarquable et le plus important est l’admission, la recherche même du laid, ce qui a fait admettre dans l’art l’imitation du naturel, quel qu’il soit et sous quelque forme qu’il se présente.

Quoi qu’on en ait dit, il est fort douteux que si David fût resté en France il eût eu assez d’influence sur la jeunesse qui menaçait depuis longtemps son école pour arrêter ou même pour tempérer la violence de la révolution dont on vient d’indiquer l’origine et la marche. Avec le déclin de son talent et son affaiblissement causé par l’âge et les maladies, il n’aurait pu résister à cette attaque. Plus jeunes et soutenus encore par l’opinion publique, Girodet, Gérard et Gros lui-même ne se sentirent pas assez forts pour résister avec leurs idées vieillies à des idées nouvelles. Tout concourt donc à faire penser que pendant l’exil, où David a été constamment environné d’hommages flatteurs et entouré si soigneusement d’une atmosphère de louanges, cet artiste a dû penser que sa gloire et celle de son école étaient demeurées intactes à Paris comme à Bruxelles ; tout porte à croire qu’il a fini ses jours plus doucement sur la terre étrangère que s’il était mort à Paris, avec la conviction d’avoir survécu à sa gloire.

De tous les griefs imputés à David par l’école romantique, car tel fut le nom qu’elle se donna, le plus étrange et le moins fondé est sans doute l’influence tyrannique reprochée à ce chef d’école. Si l’autorité qu’a pu prendre un artiste sur l’esprit de ses contemporains par des études et des travaux où il a montré la puissance d’un talent qui s’est transformé complétement quatre ou cinq fois ; si la soumission volontaire à des doctrines consacrées dans l’antiquité, renouvelées en 1772 et mises en pratique jusqu’en 1825 peuvent être considérées, l’une comme une tyrannie de la part du maître, et l’autre comme une lâche complaisance de la part de quinze ou seize cents artistes qui se sont fait un honneur de les suivre, certes David a gouverné l’art tyranniquement pendant l’espace de près de quarante ans, comme cela était arrivé près de trois siècles avant à Michel-Ange.

Ce n’est donc pas chose commune qu’une idée, un système, une doctrine dont les résultats ont été : un maître d’une grande habileté ; sept ou huit élèves qui se sont distingués par une manière qui leur était propre et dans des genres souvent opposés, et enfin une école qui pendant quarante ans a donné une forte impulsion à tous les arts et même à l’industrie.

En somme, quarante années d’existence glorieuse suffiraient pour constater l’importance qu’ont eue David et son école, si, comme on le verra, le mérite de trois de ses élèves n’avait pas prouvé, après la mort du maître et au fort de l’anarchie qui régnait dans les arts en 1825, l’excellence des principes qu’ils avaient reçus et qui les mit en état de produire des ouvrages qui calmèrent l’effervescence de quelques novateurs imprudents et firent rentrer l’art dans ses véritables limites.

Revenons d’abord sur quelques faits antérieurs. En 1819, lorsque David, honoré à Bruxelles, était presque tourné en ridicule à Paris, parurent à l’exposition du Louvre deux ouvrages qui attirèrent particulièrement l’attention : le Gustave Wasa de M. Hersent, dont le mérite remarquable augmenta l’importance qu’avaient déjà les sujets anecdotiques, et le Radeau de la Méduse du jeune Géricault74.

On ne parle pas ici de la vogue extraordinaire qu’eurent, à compter de 1815, les sujets militaires, les détails stratégiques auxquels le talent si ferme et si brillant de M. Hocace Vernet donna tant de popularité, parce que ce mode de peinture, considéré comme il doit l’être ici, ne fut réellement alors que la continuation de celui que Gros avait remis en honneur, par ses compositions de la Peste de Jaffa, et des Batailles du mont Thabor, d’Aboukir et d’Eylau. Mais dans le tableau du Radeau de la Méduse, il se trouvait des innovations importantes, si toutefois le mot innovation, qui n’est ici que relatif, convient à des moyens que Géricault avait empruntés aux peintres de l’école des Carraches et à quelques artistes français, à Jouvenet entre autres. Sans entrer dans les détails de la composition de la Méduse, une fois que l’on connaît et que l’on a adopté le point de départ de l’artiste, ainsi que le but qu’il se proposait, on ne peut disconvenir que son ouvrage ne soit remarquable et ne mérite de grands éloges. Mais, pour s’expliquer aujourd’hui le succès extraordinaire qu’il eut au Salon de 1819, il faut remarquer qu’il servit à peu près également le parti d’opposition politique qui rejetait la faute du malheur des naufragés sur la complaisance coupable avec laquelle le gouvernement des Bourbons distribuait ses faveurs, et la réaction violente des jeunes artistes qui voulaient détrôner David et renverser son école.

On reprochait au peintre des Sabines le choix des sujets pris dans les temps du paganisme, la recherche exagérée du beau visible, l’étude pédantesque du dessin, et surtout l’emploi du nu pris abstraitement, poétiquement, et sans qu’il fût raisonnablement motivé. Jusqu’à l’apparition du tableau de la Méduse, ces reproches ne furent guère que le sujet de conversations satiriques plus ou moins mordantes, plus ou moins spirituelles. Géricault, en homme de talent et d’exécution, car il n’y a jamais que ceux-là qui avancent les affaires, mit la main à l’œuvre et réalisa, dans un tableau fort grand, toutes les idées, toutes les espérances de réforme artistique rêvées jusque-là par ses jeunes confrères. Dans le Radeau de la Méduse, il développa un sujet non-seulement moderne, mais du moment ; l’état où se trouvaient les naufragés n’admettait pas la recherche du beau ; le beau n’y étant pas nécessaire, le choix des formes, et le plus ou moins de pureté avec laquelle elles étaient rendues, devenait chose indifférente ; enfin le nu qui y était prodigué se trouvait être une circonstance inévitable, puisqu’il était inhérent au sujet. L’ouvrage présentant des qualités incontestables, et faisant par cela même la satire la plus juste de l’abus que quelques élèves de David avaient fait des principes de leur maître, il arriva que la Méduse de Géricault, mise en avant par la jeune école comme l’expression la plus nette et la plus énergique de son système, occasionna une levée de boucliers contre le peintre exilé. De ce moment, les jeunes artistes se ruèrent dans la carrière avec l’impétuosité de jeunes soldats montant à la brèche. Au fond, Géricault n’avait eu l’idée que d’imiter la nature, sans choix il est vrai, mais sans s’appuyer systématiquement sur le laid ; il avait peint du nu parce que son sujet l’y obligeait, et il n’avait point affecté, comme cela arriva bientôt après, de subordonner l’imitation des formes humaines à celle des vêtements et des accessoires.

Cet artiste si regretté, et si regrettable en effet, fit une chute de cheval qui le mit hors d’état d’entreprendre de grands travaux. Après avoir langui plusieurs années, il mourut en 1824, à l’âge de trente-quatre ans. Il avait donné des preuves éclatantes de la franchise et de l’énergie avec lesquelles il pouvait rendre les sujets compris dans le cercle de la réalité et dans les compositions ; dans plusieurs croquis des dernières années de sa vie, on remarque une élégance et une élévation de pensée et de style qui donnent lieu de croire qu’il était appelé à devenir un peintre très-distingué.

Les ouvrages laissés par Géricault, si on les considère relativement à son âge et aux circonstances au milieu desquels ils les a produits, lui font donc beaucoup d’honneur ; mais, forcé d’envisager ici son Radeau de la Méduse comme représentant une doctrine mise en opposition à celle de David, on ne peut plus y voir qu’une rénovation de l’école et de la manière de Jouvenet, en sorte que l’on est amené à conclure que l’effort de ce jeune peintre fut dirigé dans un sens rétrograde, et qu’il est loin d’avoir fait avancer l’art, comme on l’a cru pendant quelque temps. Mais enfin, le grand coup était porté contre les éléments matériels qui servait de premiers remparts à la doctrine de David. Le nu était proscrit, le beau rejeté, et le choix des sujets antiques absolument condamné.

Si les Français sont avides d’innovations en matière d’art, il faut remarquer aussi qu’ils s’y montrent peu inventifs. Les Italiens appelés en France par Charles VIII et François Ier y introduisirent la peinture ; ce fut en Italie et d’après les maîtres de ce pays que se formèrent plus tard Poussin, Lesueur et Claude le Lorrain ; vers 1772, ainsi qu’on l’a déjà dit, deux Allemands, Winckelmann et Heyne, ouvrirent la route de l’archaïsme que David a parcourue, et enfin à l’époque où nous sommes arrivés, vers 1819, la révolte contre l’école de David fut encore excitée par une influence étrangère. Mais cette fois l’impulsion a été double, car elle vint simultanément de l’Allemagne et de l’Angleterre.

Pendant les préparatifs de guerre que les nations du Nord firent de 1812 à 1814 pour se soustraire au joug de Napoléon, l’amour de la patrie se combina si fortement avec l’esprit religieux, qu’une espèce de poésie nouvelle où les souvenirs de la vieille Allemagne se liaient aux anciennes croyances chrétiennes servit à exalter l’enthousiasme militaire des populations germaniques, déjà sous les armes. Tous les souvenirs mythologiques et historiques des temps païens furent rejetés, et des armées entières se mirent en marche contre la France, en invoquant ceux de la terre natale et en relevant le signe de la croix. Ce grand mouvement patriotique et religieux, qui produisit d’abord la double invasion de 1814 et de 1815, après avoir donné une forme nouvelle à la poésie en Allemagne, ne tarda pas, en s’insinuant dans les autres arts, à renouveler les formes de la peinture. C’est de cette époque à peu près que date la nouvelle école allemande dont Cornelius et Overbeck peuvent passer pour les fondateurs et ont été les plus solides appuis.

L’humeur tant soit peu indévote des Français, jointe à la répugnance fort naturelle qu’ils éprouvèrent à étudier l’origine et les résultats d’un enthousiasme qui leur avait été si fatal, fut cause que le système religieux des nouveaux peintres allemands ne fut reçu avec quelque calme en France que vers 1822 et 23. Mais on l’accepta alors d’autant plus facilement, que depuis 1816 les idées audacieuses d’un poète anglais, lord Byron, et l’originalité d’un prosateur de la même nation, sir Walter Scott, avaient préparé les voies en effaçant de la mémoire des jeunes générations toutes les idées qui y avaient été le plus profondément enracinées jusque-là. Ainsi, en moins de deux ans, le résultat de la lecture des poésies de Byron fut de substituer une ironie amère et sérieuse aux formes moqueuses, mais gaies, du scepticisme de Voltaire, et de remettre en question l’importance des principes de toutes les grandes époques et le mérite de tous les grands hommes. L’antiquité, dont on avait fait depuis Winkelmann l’objet d’une étude presque exclusive, fut tournée en ridicule, bafouée et entièrement abandonnée. La mode fut de prendre la vie en dédain, la société en haine ; et conformément aux exemples donnés par les héros des poëmes de Byron et par le poëte lui-même, on se fit moqueur, insolent par vanité, on affecta de n’établir aucune différence entre un divertissement et la débauche, pourvu que l’on trouvât un moyen de s’étourdir sur l’inanité reconnue des choses de ce monde. Les lecteurs enthousiastes de Byron affectèrent cet impertinent dédain, ce dégoût de la vie, cette insouciance pour le bien et le mal, cette indifférence pour le vice et la vertu, que l’on n’avait trouvés jusque-là que chez quelques individus rares, malheureusement organisés ou pervertis par l’orgueil de la naissance, par l’abus des richesses et des jouissances. Bref, les écrits de Byron produisirent en moins de deux ans tout un peuple de marquis plébéiens, cent fois plus insolents et plus désabusés que Byron lui-même, et se croyant le talent et le droit de tout penser et de tout dire. Cette déplorable influence des écrits et des manières du poëte anglais se manifesta en France dès les premières années de la Restauration, dans les œuvres littéraires ainsi que dans les arts.

Mais cette impulsion fut double, avons-nous dit, et, en effet, dans le même moment où la bise poétique de Byron soufflait sur la France. Walter Scott, dont les romans charmaient les lecteurs de toutes les classes, préparait, grâce au point de vue dont il a envisagé l’histoire, une révolution importante dans les esprits, même les plus sérieux. Par l’attrait qu’offrent ses productions, par l’érudition piquante et solide qu’il mit si heureusement en œuvre, il sortit des vieilles habitudes des savants, et trouva le moyen de donner à l’histoire moderne un charme qu’elle n’avait point eu jusque-là. Déplaçant l’intérêt, concentré jusqu’à lui sur les événements, sur leur importance et leur enchainement, il le porta plus particulièrement sur les personnages, peignant les mœurs de préférence aux faits, faisant connaître les allures des hommes plutôt que leurs desseins secrets, en un mot, ramenant l’histoire à la chronique et au mémoire. Ce mode littéraire, qui, ainsi que celui de Géricault en peinture, était au fond une marche rétrograde, fit cependant illusion aux meilleurs esprits ; aussi les écrits, les romans de Walter Scott, après avoir évidemment dégoûté la génération présente de l’étude de l’antiquité, et lui avoir donné cet engouement exclusif pour celle du moyen âge, ont-ils conduit beaucoup de gens à traiter l’histoire en minutieux archéologues.

Enhardie par la tentative de Géricault, la nouvelle école de peinture, travaillée bientôt par la triple influence du mysticisme allemand, des poésies sataniques de Byron et de l’érudition pittoresque de Walter Scott, trois systèmes opposés, mais d’accord au moins pour mettre l’antiquité hors de cause, la jeune école se sentit assez forte pour jeter définitivement l’anathème sur le système de David, pour le stigmatiser en lui donnant le nom classique, mot qui alors, et dans l’opinion des romantiques, ne voulait dire autre chose que faux, usé et hors de la sphère des idées reçues.

Peu après l’exposition du Radeau de la Méduse, de Géricault, on avait vu surgir du sein de la tourbe romantique trois hommes de talent pleins d’idées et d’imagination : MM. Scheffer, E. Delacroix et P. Delaroche. Le premier, que l’origine de sa famille, la tournure de son esprit et de son talent rattachent aux idées et aux goûts des nations septentrionales, devint l’artiste de prédilection de la jeune école française, qui, à l’instar des jeunes peintres allemands, traita des sujets modernes et nationaux en mêlant des sentiments de patriotisme à des scènes passionnées ou tendres, sentimentales et quelque peu religieuses. Jamais M. Scheffer ne fit du laid de propos délibéré ; mais, beaucoup plus préoccupé de l’action dramatique ou du sentiment intérieur de ses personnages que de leur extérieur, il s’appliqua surtout à l’expression du sens intime, négligeant d’abord l’imitation rigoureuse de la forme. Les sujets où son talent se développa le plus complétement sont ceux qui se prêtaient le mieux à cette forme de l’art ; aussi réussit-il particulièrement à peindre Faust, Marguerite, le Vieux chevalier pleurant sur le corps de son jeune fils. Enfin la tendance mystique de son esprit, que l’on avait pu reconnaître déjà dans plusieurs de ses productions, s’est tout à fait développée dans les deux tableaux qu’il a exposés depuis : l’un représentant Françoise de Rimini, l’autre le Christ consolateur… Évidemment M. Scheffer, l’un de ceux qui ont introduit la manière romantique en France, a reçu et transmis l’influence de la nouvelle école de Cornélius et d’Overbeck. D’un esprit plus téméraire et d’un goût moins sûr, M. Delacroix fut séduit par la poésie tour à tour sauvage, tendre et ironique de Byron, et crut se sentir appelé par la nature à peindre avec le laisser aller grandiose qui frappe dans les écrits du poëte anglais. Comme son modèle, mais plus souvent que lui, le jeune artiste français se permit des productions bizarres. On crut même voir, dans son Massacre de Chio, en 1826, la théorie du laid opposée systématiquement à celle du beau, et depuis, ce peintre n’a cru devoir modifier ni ses idées ni sa manière. Son Sardanapale, les scènes de Lara et du Corsaire, son Samaritain et sa Médée, ouvrages empreints de talent, offrent cependant des scènes sans clarté, où l’imitation du naturel exclut sans cesse les convenances du goût. C’est Byron, avec ses grands défauts excessivement exagérés.

Comme Walter Scott, M. Delaroche ne sort pas de la vie réelle, ne dépasse jamais le degré d’élévation que comporte la chronique plutôt que l’histoire ; enfin il a charmé, attaché et subjugué le public par la vérité des expressions et le fini des détails de plusieurs de ses ouvrages, sa Jeanne Gray, entre autres.

Tel est le caractère du talent des trois hommes qui ont mis à flot la barque romantique, qui ont contredit le système classique de David, puisque tous trois ont traité exclusivement, et de parti pris, des sujets modernes, puisqu’ils ont rejeté l’étude de l’idéal de la forme et l’emploi du nu, puisqu’enfin leur intention a été de substituer absolument, dans l’art de la peinture, le beau moral au beau visible.

S’il ne se fût présenté dans l’arène romantique que des athlètes de la force et du mérite de ces trois jeunes peintres, le danger n’eût été ni de longue durée ni

redoutable ; mais, comme il arrive ordinairement dans les révolutions, les hommes qui les font sont bientôt dépassés dans leurs projets par ceux qui les ont aidés et qui les suivent. Aussi n’entreprendra-t-on pas d’énumérer les inconcevables extravagances barbouillées sur la toile par les mille et un imitateurs des trois peintres à qui l’école allemande, Byron ou Walter Scott avaient servi d’étoiles lumineuses ; ce fut à qui d’entre eux reproduirait les scènes et les formes les plus laides, les plus ignobles, les plus révoltantes. Sous prétexte de faire naturel, il n’y eut pas de formes gauches et désagréables, d’infirmités même que ces peintres ne recherchassent avec soin pour les représenter dans leurs tableaux ; et si l’on joint à ces inconcevables fantaisies celle de traiter le dessin et le modelé avec une incorrection préméditée, on pourra se former une idée juste de la cacophonie de tous ces ouvrages discordants et du désordre profond qui régnait dans l’esprit de la plupart de ces jeunes artistes.

Mais le public, malgré son amour des nouveautés, est juste au fond, et lorsqu’il s’aperçut, vers 1824 et 1825, qu’en dernière analyse cette nouvelle école, qui promettait tant de variété dans ses productions, était tout aussi esclave que l’ancienne des systèmes qu’elle avait adoptés ; que, par exemple, aux Grecs d’Homère on substituait constamment les Grecs modernes ; qu’à la nudité des héros païens on faisait succéder les éternelles armures chevaleresques ; qu’à la recherche, peut-être trop constante, du beau, on opposait le parti pris de représenter l’horrible et le laid ; on rabattit un peu des espérances qu’avait données l’école romantique, et deux de ses chefs, MM. Delaroche et Scheffer, sentirent bientôt qu’en ne se mettant pas en garde contre ces extravagances, ils risquaient de compromettre l’avenir de leur talent.

C’est ainsi que la partie était engagée parmi les jeunes peintres de la nouvelle école, lorsque les ouvrages d’un élève de David, qui, sans avoir obtenu le prix, était allé étudier à Rome et y avait perfectionné son talent dans la solitude, fixèrent l’attention de tous les spectateurs quels que fussent leur goût et leur école. Les sujets n’étaient que des scènes familières entre des paysans d’Italie, mais il y régnait une grâce, une élévation unie au naturel, qui charmaient sans que l’on sût pourquoi. Ces compositions, beaucoup mieux coloriées que celles qui sortaient ordinairement de l’atelier des élèves de David, se recommandaient particulièrement par le choix heureux des attitudes et des formes, et par une certaine pureté de dessin qui trahissait l’école où le peintre avait été enseigné. M. V. Schnetz, car c’est lui dont il est question, fut, depuis l’exil de son maître et l’invasion des peintres romantiques, le premier qui eut le privilége de ramener l’attention du public sur des tableaux dont la composition était attrayante sans être bizarre, et dont le coloris n’était pas entaché d’exagération. Traitant des sujets modernes, et les ajustant avec une originalité et un naturel qui leur donnaient le charme de la nouveauté, M. Schnetz, quoique élève de David, prit une place à part au milieu des nouveaux peintres, et se forma un groupe d’admirateurs que ses autres ouvrages rendirent chaque jour plus nombreux.

L’ami de M. Schnetz, son condisciple chez David, l’infortuné Léopold Robert parut bientôt après. On sait la glorieuse carrière qu’a fournie ce peintre, et certes ses beaux et nombreux ouvrages n’ont pas peu contribué, pendant le temps de l’anarchie romantique, à ramener les esprits vers les lois immuables de la raison et du bon goût75. À la vue de ses tableaux, chacun, par instinct ou par raisonnement, fut obligé de reconnaître que quelque nouveau, quelque bizarre même que soit en lui-même un sujet, le spectateur l’accepte avec plaisir lorsque le peintre a mis en œuvre toutes les ressources réelles de son art pour lui donner de la vraisemblance et du charme ; quand, au lieu d’exagérer ce qu’il peut avoir d’étrange, on donne à cette singularité tout l’attrait d’une chose simple, tout le mérite d’une scène humble, mais qui a été ennoblie et élevée par le talent de l’artiste. Aucun des disciples de David n’a mieux mis en pratique ce que le maître avait l’intention de faire, lorsqu’il disait « qu’il prenait ses sujets dans les historiens et les prosateurs, pour être maître de les poétiser à sa manière. » De quelques tribus de paysans, Léopold Robert a fait un peuple, un monde avec lequel chacun de nous vit, pense ou au moins désire de vivre et de penser.

La gravité et la vigueur du talent de Léopold Robert imposèrent le respect aux peintres romantiques dès 1824, lorsqu’il exposa son Improvisateur napolitain et ses Pélerines dans la campagne de Rome.

Mais les plus abandonnés de cette secte, ceux qui se riaient de la forme et du dessin, qui ne parlaient de la beauté des anciens et des sujets mythologiques qu’en assaisonnant leurs discours de sarcasmes contre les artistes qui s’occupaient encore de ces rêveries surannées, ces imprudents causeurs reçurent un rude échec lorsque M. Ingres, après avoir exposé le Vœu de Louis XIII, en 1824, traita bientôt après le sujet de l’Apothéose d’Homère.

M. Ingres, destiné par le sort à rester le dernier rejeton brillant de l’école de David, y était entré fort jeune, en 1796, et s’y était fait remarquer, dès ses premiers essais, comme l’un des élèves les plus distingués. Pendant le cours de ses études, il ne cessa d’attirer l’attention sur lui ; et après avoir remporté le grand prix, en 1800, il employa les cinq années de son pensionnat à perfectionner son talent et revint en France pour le faire connaître. Le mérite particulier de cet artiste consiste dans l’énergie et la finesse avec lesquelles il sent, voit et sait rendre les modifications de la forme. Cette rare et précieuse qualité, cet instinct presque créateur au moyen duquel le peintre poursuit l’âme jusque dans les plus légères ondulations de l’épiderme, M. Ingres l’a toujours possédée à un degré éminent, et toujours il a vu se presser autour de lui un petit nombre d’hommes qui n’ont cessé de reconnaître et d’apprécier le caractère particulier de son talent. Cependant, lorsque vers 1805 il envoya de Rome le tableau de Thêtis implorant Jupiter ; quand, plus tard, il peignit Napoléon sous le costume impérial et assis sur son trône, non-seulement ces productions ne furent pas goûtées du public, mais ceux même qui exerçaient alors la critique dans les journaux ne s’aperçurent pas des qualités réelles de l’auteur. Sensible aux critiques amères auxquelles il avait été en butte, mais décidé à suivre avec persévérance la voie dans laquelle il se sentait entraîné par la nature, M. Ingres, renonçant à tous les secours qu’il espérait trouver à Paris pour développer son talent, prit la résolution de retourner en Italie et d’y exercer son art selon son goût, sans s’inquiéter des avantages qu’il pourrait en retirer pour son bien-être. Pendant plus de quinze ans il vécut obscur et dans une honorable pauvreté, n’accordant rien aux exigences du goût et des modes qui se succédaient, mais perfectionnant toujours son talent au contraire dans la direction que son instinct lui avait fait choisir dès sa jeunesse. Cette constance dans les résolutions d’un artiste et le noble courage avec lequel il en a supporté si longtemps les tristes conséquences seront toujours un fait honorable pour M. Ingres, et qui devra éternellement servir d’exemple à ceux qui s’engageront dans la même carrière que lui.

En 1823, il était encore à Florence, pauvre et assez découragé, bien que le gouvernement français l’eût chargé de l’exécution d’un tableau représentant le Vœu de Louis XIII. Étienne, passant alors par cette ville, alla voir son ancien camarade, et le trouva en effet ayant à peu près terminé la figure de la Vierge, mais éprouvant des incertitudes et du découragement à l’idée de compléter son ouvrage. Frappé de la beauté de la Vierge, Étienne pressa vivement l’artiste de mettre la dernière main à un tableau qui devait incontestablement être goûté à Paris par tout ce qu’il y avait de connaisseurs éclairés et impartiaux. M. Ingres acheva en effet le Vœu de Louis XIII, l’exposa au Salon du Louvre en 1824, et, pour la première fois, reçut les justes éloges que méritait son talent.

Dans tout autre moment, cette justice n’eût été que naturelle ; mais si l’on réfléchit que cette composition, dont la donnée est si simple, si sévère, brille par la pureté et la correction du dessin ; les figures, et particulièrement celles de la Vierge et des anges, rappellent la majesté et le grandiose des personnages sacrés ou héroïques introduits dans les ouvrages de la renaissance ou de l’antiquité, on a peine à concevoir comment elle put trouver grâce auprès de cet essaim de jeunes artistes livrés alors à tout le dévergondage de leur imagination, et qui n’estimaient une œuvre qu’en raison de l’excès de sa bizarrerie et de son étrangeté.

Mais, dans les idées les plus extravagantes que puissent admettre les hommes, on trouve toujours, quand on observe de bonne foi, un élément de raison qui leur sert parfois d’excuse. Depuis le tableau des Aigles de David, où l’affaiblissement de sa verve s’était fait sentir, et après l’Entrée de Henri IV, le dernier bon ouvrage de Gérard, maître et disciples, tous avaient décliné. La Galatée de Girodet, le Couronnement de Charles X, par Gérard, et la Fuite de Louis XVIII, de Gros, en fournissaient des preuves irrécusables. Quant aux peintres plus jeunes que ceux-ci, formés par David, la plupart, on l’a déjà dit, avaient si faiblement compris ses principes et tellement exagéré ce qu’il pouvait y avoir de défectueux dans ses doctrines et sa manière, que cette espèce d’épuisement de l’école dite classique, combiné avec le renouvellement complet des idées pendant les premières années de la Restauration, justifiait, jusqu’à un certain point, le besoin impérieux que ressentaient les jeunes peintres de produire des choses absolument différentes et entièrement nouvelles.

Cependant, lorsque cette jeunesse eut senti sa première ivresse calmée par la vue des ouvrages de M. Schnetz et de Léopold Robert, et qu’enfin, arrivée devant le tableau du Vœu de Louis XIII, de M. Ingres, elle se vit forcée de convenir que l’effet d’une composition, si belle qu’elle soit, gagne encore en charme et en puissance lorsqu’elle est soutenue par l’énergie, la pureté et le bon goût de l’exécution, toute la nouvelle école applaudit au talent de M. Ingres, et ce que Girodet, Gérard ni Gros n’avaient osé tenter, lui l’entreprit. Dès ce moment, la réaction contre la direction romantique en peinture était commencée.

La simplicité dans les lignes et dans la disposition de la lumière d’une composition ; l’exactitude, la pureté et l’élégance portée dans le dessin et le modelé des formes humaines, qualités techniques, objet constant des études de David, avaient été remises en honneur par M. Ingres dans le Vœu de Louis XIII. Mais il restait une difficulté plus grave à surmonter : c’était la répugnance, poussée jusqu’au fanatisme, que l’école romantique exprimait sans cesse pour l’antiquité et les sujets tirés de la mythologie et du paganisme. M. Ingres, chargé de décorer le plafond d’un des salons de la galerie de Charles X, osa braver les préjugés qui régnaient alors. Élevé dans l’admiration de l’antiquité, il choisit pour sujet l’Apothéose d’Homère. Partant de l’idée d’un bas-relief antique représentant le vieux poëte, qui, placé au sommet d’un mont et épanchant une urne, laisse couler le fleuve de sa poésie, où tous les hommes qui l’ont suivi courent se désaltérer, M. Ingres plaça Homère sur un trône, la tête ceinte du diadème, tenant le sceptre et assis devant le temple de Mémoire dont il semble garder l’entrée. À sa droite et à sa gauche sont rangés les orateurs, historiens, statuaires, peintres et savants les plus fameux de la Grèce ; et continuant cette série chronologique d’hommes célèbres, sans oublier ceux de l’ancienne Rome, de la nouvelle Italie, de l’Angleterre et de la France, il fit, vers la partie inférieure de sa toile, une suite de portraits de grands hommes modernes dont la réalité et la ressemblance forment un contraste piquant avec ce qu’il a mis d’idéal et de poétique dans les autres personnages que leur nation et leur temps rapprochent d’Homère.

Non-seulement M. Ingres se montra peintre supérieur en cette occasion, mais, eu égard à la disposition fausse et exaltée où se trouvaient les esprits par suite de mille idées contraires, il se fit connaître homme d’esprit et de bon goût. Profitant de toute la latitude que lui offrait son sujet, après avoir représenté Homère, les muses de la poésie et de l’histoire, Sophocle, Hérodote et Phidias, comme aurait pu le faire un peintre de l’antiquité, il peignit avec toute l’exactitude d’un portraitiste moderne Dante et Shakspeare, idoles de la nouvelle génération, près de Racine et de Boileau, qu’elle avait pris en horreur. Il n’était pas possible de faire plus spirituellement, dans un ouvrage d’ailleurs si élevé et si grave, la critique des esprits brouillons et exclusifs de ce temps.

L’apparition de l’Apothéose d’Homère marque la limite où s’arrête pour nous l’histoire de l’école de David. Par ce grand et bel ouvrage, M. Ingres ayant fait justice de ce que plusieurs des derniers élèves formés par cet artiste avaient introduit de faible et de conventionnel dans leurs productions, a rendu la vigueur, a donné une nouvelle vie aux principes fondamentaux du grand maître dont il a reçu lui-même les leçons. Voilà soixante-quatorze ans que l’influence de cette école règne (1780-1854) en France, et c’est M. Ingres qui est chargé maintenant de conserver et de transmettre ce précieux héritage.

XIII. Conclusion.

David n’était pas un savant, encore moins un homme systématique ; ses instincts étaient impérieux, il leur obéissait. C’est en vertu de cette disposition, qu’après avoir suivi assez longtemps les principes de l’école académique, au sein de laquelle il avait été élevé, conduit à Rome par son maître Vien, et lancé tout à coup dans cette ville où il n’était bruit que des merveilles de l’art antique, ses yeux se dessillèrent, son goût s’épura, et, pour la première fois, il apprécia à leur juste valeur les œuvres des peintres de son temps.

L’esprit se débarrasse plus facilement des habitudes prises que la main ; aussi David vit-il tout ce qu’il avait à faire longtemps avant de pouvoir réaliser ses projets de réforme ; et cette époque de sa vie est sans doute celle où il a déployé le plus de courage et de constance, pour se corriger des défauts qui lui avaient été inculqués et prendre entière possession de lui-même.

On peut résumer les efforts et les progrès que David a faits pendant sa longue carrière en citant les tableaux les plus parfaits traités dans chacune des manières qu’il a adoptées, depuis le Saint Roch, peint en 1779, jusqu’au Couronnement de Napoléon, terminé en 1810. Dans le premier de ces ouvrages, on aperçoit encore l’empreinte du vieux style académique ; mais dans les Horaces (1784), David apparaît comme un homme nouveau, maître de diriger son talent selon sa volonté et son goût. Quelques parties de cet ouvrage peuvent soulever des critiques ; mais aucun tableau, soit des maîtres anciens, soit des contemporains de David, n’a le moindre rapport avec les Horaces. Ce fait incontestable explique et justifie l’enthousiasme avec lequel il fut reçu au Salon de 1785, et comment, à partir de ce moment, David fit école.

Deux ans après (1787) paraissait la Mort de Socrate, composition supérieure à celle des Horaces, la plus parfaite peut-être que David ait conçue. Dans cet ouvrage, l’artiste se montre plus original par l’étude heureusement combinée de la nature et de l’antiquité. L’appareil un peu théâtral des deux groupes des Horaces ne se retrouve point dans le Socrate, où d’ailleurs l’élévation du style ne nuit en rien au naturel de la scène et des personnages.

Les Horaces et le Socrate, telles sont les deux productions capitales de la première manière de David. On n’y trouve plus trace de la vieille école académique ; mais l’œil exercé du connaisseur peut encore y reprendre quelque chose de tendu dans l’exécution et de recherché dans le coloris.

La seconde transformation de son talent coïncide avec la grande révolution de 1789, et il ne reste comme témoignage de ce changement que deux tableaux : l’un dont on n’a qu’une esquisse dessinée et le trait sur la toile, le Serment du Jeu de Paume (1790), l’autre, Marat, l’une des productions les plus simples et les plus originales qu’ait laissées David (1793). En comparant les Horaces et le Socrate au Marat, il serait impossible, si l’on n’était pas prévenu, de croire que le même peintre a exécuté ces tableaux à six ou huit ans de distance, tant sa manière s’est simplifiée et agrandie. C’est au milieu de l’emportement des passions politiques les plus violentes que David produisit ce dernier ouvrage, dont lui-même, il l’a dit bien des fois, ne reconnut tout le mérite que lorsque, plus calme, il oublia sa triste idole et put en considérer l’image terrible comme une œuvre d’art.

En se renouvelant, le talent du grand artiste avait mûri ; il semble même que le malheur ait modifié les idées gigantesques qu’il s’était faites de l’art à la tribune de la Convention. En prairial an III (1794), pendant sa détention au Luxembourg, il conçut la première idée du tableau des Sabines, terminé en 1800. Une disposition saillante de l’esprit de David fut qu’au lieu de se croire arrivé à la perfection, comme la plupart des hommes qui ont obtenu de grands succès, il obéissait à une voix intérieure, qui lui criait sans cesse de faire encore mieux ; que l’homme n’arrive jamais à la perfection et qu’il doit toujours s’efforcer de parvenir à un degré supérieur à celui qu’il a atteint.

Quant à son dernier grand ouvrage, le Couronnement de Napoléon (1810), si la nature du sujet n’a pas permis à David de déployer les qualités essentiellement artistiques qui brillent avec tant d’éclat dans les Sabines, le style en est si majestueux et si simple tout à la fois ; l’effet général en est si beau, le coloris si vrai, et toute la partie principale de la composition, depuis l’Empereur et l’impératrice jusqu’au pape et au clergé qui l’entoure, est traitée avec une telle supériorité, que l’on peut affirmer que David a abondamment fait preuve dans cet ouvrage de toutes les belles qualités dont il avait montré séparément les germes dans ses productions précédentes.

Les Horaces, le Socrate, le Marat, les Sabines et le Couronnement sont donc les grands jalons qui indiquent la marche ascendante de David dans son art.

Mais là ne se bornent pas son mérite et sa gloire, car il a droit à une place très-élevée comme chef d’école. A cet égard on ne peut mieux résumer ses titres qu’en rappelant les noms de ses plus célèbres élèves : Drouais, Wicar, Fabre, Girodet, Gérard, Gros, Granet, Revoil, Richard-Fleury, Daguerre, Bouton, et Léopold Robert, parmi ceux qui ne sont plus ; puis, MM. Isabey père, Ingres et Schnetz. L’influence exercée par David s’est même étendue jusque sur la statuaire ; car, indépendamment de Chaudet et Dejoux, qui le consultaient souvent, c’est de son école que sont sortis plusieurs sculpteurs habiles, entre autres Bartolini de Florence, l’Espagnol Alvarez, Tieck, le frère du fameux poëte allemand, et MM. Valois et Rude.

Depuis 1788, époque de la mort de Drouais, le premier élève célèbre de David, jusqu’au jour où ce livre est publié (1854), M. Schnetz étant directeur de l’école de France à Rome, et M. Ingres exerçant son art à Paris, ainsi que son habile élève, M. Flandrin, il s’est écoulé soixante-cinq années, pendant lesquelles les grands principes de l’école de David ont été observés sans interruption, malgré les nombreuses attaques dont ils ont été l’objet et à travers les variations presque annuelles du goût dans notre pays.

Quant à une théorie proprement dite, David n’en eut pas, car on ne peut donner ce nom aux systèmes purement imaginaires sur l’art qui lui furent soufflés et qu’il débita emphatiquement à la tribune de la Convention. On ne saurait trop le redire : David était un homme d’instinct, toujours entraîné par les idées qui le dominaient successivement ; et dans le cas où l’on voudrait faire de lui un homme à systèmes, il faudrait dire qu’il a adopté et suivi quatre théories, ou plutôt quatre manières, principalement caractérisées par les Horaces, le Marat, les Sabines et le Couronnement de Napoléon.

Après avoir considéré les ouvrages et le talent de David sous leurs différents aspects, il reste à indiquer la place que ce peintre mérite d’occuper parmi les artistes ses contemporains, puis à déterminer la valeur de ses œuvres relativement à celles des grands maîtres du xvie  siècle. Quant au premier point, il n’est pas vraisemblable qu’on lui dispute aujourd’hui la supériorité qui lui fut généralement accordée pendant sa vie ; mais il est moins facile de faire une appréciation comparative de ce maître moderne avec ceux qui vivaient il y a trois siècles. À cette dernière époque, les idées et les habitudes religieuses étant familières à toutes les classes de la société, les sujets qui en dérivent étaient compris et accueillis de tout le monde. Les artistes, trouvant une théorie et une poétique consacrées par un long usage, s’y conformaient sans réflexion, comme on obéit à une loi établie depuis longtemps. Or, rien n’est plus favorable au développement du talent des artistes que la permanence du goût fondé sur des croyances sérieuses, et l’on ne fait pas assez d’attention à l’immense avantage qu’ont eu les peintres de la Renaissance en n’éprouvant pas, ainsi que ceux de nos jours, l’embarras que causent incessamment la recherche et le choix des sujets de peinture. En lisant dans Vasari que l’intelligence de Pérugin était si épaisse que l’on ne put jamais y faire pénétrer l’idée de l’immortalité de l’âme, et que, d’autre part, on voit les peintures religieuses et vraiment angéliques du maître de Raphaël, on est bien forcé de conclure que ce bon Pérugin, imbibé, saturé de l’atmosphère religieuse et monacale au milieu de laquelle il vivait, a obéi aux exigences de son siècle et a fait des chefs-d’œuvre en quelque sorte à son insu.

Depuis longtemps on n’en est plus là ; la poétique religieuse, celle que fournit la mythologie, car toutes deux marchèrent de front pendant trois siècles, ont cessé presque tout à coup d’échauffer le génie des artistes et de satisfaire aux goûts des amateurs. Entre la fin du xviie  siècle et le commencement du xviiie se développa une idée nouvelle : on prétendit qu’à la faveur de la liberté du choix des sujets, le génie des artistes, dégagé de toute entrave, prendrait un essor plus hardi, plus vigoureux, et s’élancerait dans des sphères immenses et inconnues jusque-là. De cette époque date l’introduction de ce que l’on appelle encore aujourd’hui tableau d’histoire, œuvre conçue et exécutée sans destination précise, sans que le sujet ait ordinairement aucun rapport avec l’édifice et la place que sa dimension et le hasard permettent de lui assigner, et qui, faute de cette dernière faveur, est enfin relégué dans un de ces hôpitaux de la peinture auxquels on donne le nom fastueux de musées.

Telle était la direction donnée à l’art de la peinture, lorsque David exposa ses tableaux des Horaces et de Brutus (1785 et 1789), commandés par un des ministres de Louis XVI. Or, voici quelle a été la destinée réelle de ces deux tableaux. Ils portent seize pieds de long sur douze de haut environ, et conséquemment ne peuvent trouver de place que dans l’une des grandes salles d’un édifice public ; première difficulté. Ensuite, du nombre des monuments auxquels de pareils sujets pourraient convenir, il faut retrancher d’abord les églises, puis Versailles, les Tuileries, et toutes les résidences alors royales. L’hôtel de ville, le palais de justice et les Invalides ne pouvaient admettre aussi de pareils tableaux dans leur enceinte. Qu’arriva-t-il donc ? que les deux ouvrages de David, malgré leur mérite et leur grande célébrité, restèrent à l’auteur, qui les plaça dans un de ses ateliers au Louvre, l’atelier des Horaces, où ils ont demeuré jusqu’en 1802, époque à laquelle ils furent achetés par le gouvernement pour être placés au Louvre, où ils sont encore. Ce défaut de destination précise pour les ouvrages d’art, cette espèce de loterie à laquelle les peintres sont forcés de jouer continuellement pour éveiller la curiosité du public par la variété des sujets, tels sont les grands obstacles que David a si souvent rencontrés dans sa carrière, et qu’il n’a surmontés en partie que par la franchise et la vigueur de son talent.

Il a donc manqué à David, ainsi qu’à tous ceux de son temps dont le génie était porté vers les beaux-arts, ce qui a si puissamment aidé les artistes des xive , xve et xvie  siècles en Italie : un public qui eût une croyance vraie ou factice, mais fortement empreinte dans son imagination. Sans cet élément, sans ce lien, sans ce langage commun entre les artistes et les populations, il est impossible, quelle que soit la force, l’élévation du talent, de produire des choses réellement grandes, parce que les grands ouvrages ne sont que la haute expression des idées et des opinions généralement adoptées par un peuple.

Lorsque, vers 1784, David, si heureusement doué par la nature, se sentit en état de produire, jamais peut-être le conflit des opinions contraires n’avait encore excité une telle tempête dans les idées. Aussi le voit-on jusqu’en 1792, avant que les passions politiques eussent poussé les hommes vers une certaine unité accidentelle, traiter les sujets les plus disparates et la plupart sans véritable destination ; aussi est-ce comme à l’aventure qu’il a peint successivement la Peste de saint Roch, la danseuse Mlle Guymard, les Horaces, Pâris et Hélène, Andromaque, Brutus et Socrate, jusqu’en 1790.

Déjà le talent pratique de David était fort développé ; cependant la diversité des sujets, tout en faisant briller la flexibilité de son pinceau, avait suspendu jusque-là l’exercice d’une des facultés les plus importantes d’un artiste, celle d’imprimer dans l’imagination des hommes la trace profonde et ineffaçable de ce qu’il a senti le plus vivement, de ce à quoi il a cru. Par une fatalité déplorable, David n’a cru qu’à la république de 1793 et n’a eu qu’une idole, Marat. C’est à regret que nous revenons sur cette triste circonstance, mais cela est indispensable pour expliquer l’un des principaux mystères de l’art. Pleurez, dit Horace, si vous voulez que je pleure ; et, en effet, peintres ou écrivains, nul ne fera naître une émotion forte dans l’âme des autres s’il ne l’a pas éprouvée lui-même, au moins momentanément. Jusqu’à la composition du Jeu de Paume et du tableau de Marat, les ouvrages de David peuvent être considérés comme de nobles jeux de son esprit et de son imagination ; mais dès que, poussé par l’ouragan révolutionnaire, il mit sur la toile Bailly, Mirabeau, Barnave, Robespierre et enfin Marat, au lieu de consulter les échos vagues et lointains de l’histoire d’Athènes et de Rome, il se sentit tout à coup aux prises avec la réalité, avec la vie qu’il voulait exprimer. Aussi le Marat, s’il n’est pas précisément le chef-d’œuvre du maître, doit-il être regardé comme le premier ouvrage de sa main où percent toute la puissance et l’originalité de son talent. Il avait vu, il avait senti ce qu’il a peint, et ce fut un trait de lumière qui lui fit envisager son art sous un point de vue tout nouveau. De cet essai, fruit d’un enthousiasme réel, sont résultés d’abord les Sabines, puis le Couronnement, les deux chefs-d’œuvre de David ; car, malgré la diversité de ces sujets et le peu de rapport qu’ils ont heureusement avec celui de Marat, la composition et l’exécution de ces trois tableaux dérivent du même principe : le renoncement à toute pratique, à toute manière usitée jusque-là par les grands maîtres et par David lui-même, pour obtenir une imitation vraie, simple et noble de la nature.

Ce n’est point dans la composition que brille particulièrement l’originalité de David ; il fut trop préoccupé pendant toute sa carrière du soin de combattre et de réformer le système vicieux d’imitation suivi en Europe depuis la décadence de l’école des Carraches jusqu’aux faibles successeurs de C. Le Brun, pour avoir pu porter toute son attention sur l’art de développer et de faire valoir une idée. Son grand mérite consiste à avoir refait la grammaire et la syntaxe de l’art de peindre, que ses prédécesseurs avaient si étrangement corrompues. Il apprit d’abord pour son compte, puis enseigna à d’autres à dessiner, à peindre et à colorier avec vérité et distinction, ce que personne ne faisait plus avant lui, il y a soixante ans. Comme chef d’école, il doit donc être placé au rang des grands maîtres, avec cette distinction particulière qu’il est celui de tous qui a formé le plus grand nombre d’élèves habiles, sans qu’aucun d’eux soit devenu son imitateur, éloge que l’on pourrait peut-être donner à Raphaël, mais qui ne peut être accordé à Léonard de Vinci et encore moins au grand Michel-Ange.

Mais parmi ces hommes fameux, quel rang faut-il assigner à David comme dessinateur, comme interprète de la forme ? Né et élevé au milieu du xviiie  siècle, David, dont le naturel n’était rien moins que porté aux sentiments tendres et aux rêveries gracieuses de l’imagination, avait déjà produit les Horaces, sans que son instinct lui eût fait pressentir le mode qui convenait le mieux à son talent. Selon toute apparence, il fut arraché à cette incertitude par le hasard qui le fit tomber à Rome précisément lorsque la passion des ouvrages de l’antiquité, surexcitée par la découverte récente des villes d’Herculanum et de Pompéi, détermina le renouvellement complet de l’art. Jusque-là, flottant sans être guidé par une théorie, et n’ayant pas le génie de s’en créer une, David accepta avec empressement le système d’archaïsme préparé par Winkelmann et quelques savants, et dès ce moment il marcha d’un pas toujours plus ferme dans la carrière.

Entre le retour vers les idées de l’antiquité à la fin du xve  siècle et l’archaïsme adopté au milieu du xviiie , il y a une différence dont il faut tenir compte. Au temps de la Renaissance, les savants et les artistes, loin de faire entre les ouvrages de l’antiquité des distinctions de temps, de goût et de style, les confondaient à peu près tous dans la chaleur de leur admiration ; de telle sorte que les compositions, celles même des premiers artistes, furent des espèces de macédoines, plus souvent produites par le hasard de la découverte de certaines antiquités que par la réflexion. L’archaïsme moderne, au contraire, fruit de la science et du raisonnement, a été provoqué par des antiquaires, par des savants, et il se sentira toujours de cette origine. Un enthousiasme souvent désordonné entraînait les artistes de la Renaissance ; le calcul domine toujours dans les productions modernes.

Cette distinction n’est pas frivole : elle peut aider à faire l’appréciation comparative de l’art d’exprimer les formes, c’est-à-dire de l’art du dessin et du modelé, comme l’ont traité de leur temps Léonard de Vinci, Raphaël et Michel-Ange, et tel que nous le retrouvons dans les ouvrages de David.

Dans le petit nombre de tableaux authentiques qui restent de Léonard de Vinci, il y a peu de figures nues. La composition du Cénacle à Milan et celle de la Vierge assise sur les genoux de sainte Anne sont celles où les personnages de grandeur naturelle offrent le développement le plus complet. Dans ce dernier groupe, outre l’art du dessin qui y est si savamment traité, le peintre a répandu sur tout cet ouvrage un charme, une vénusté, pour rappeler un mot latin qui nous manque, dont aucune production moderne n’est aussi profondément empreinte ; et si jamais l’expression peint avec amour a dû être appliquée à un tableau, c’est certainement à celui de la Sainte Anne. Eh bien ! c’est cet amour profond et respectueux de la forme qui caractérise particulièrement le talent de Léonard de Vinci et des grands peintres de la Renaissance.

Cet amour, cette interprétation intelligente de la nature, mais plus passionnée, plus pittoresque encore, est aussi ce qui donne tant de puissance et d’attrait aux ouvrages de Raphaël. Moins exact, moins correct que Léonard de Vinci, Raphaël a parfois laissé échapper des incorrections matérielles ; mais ces peccadilles, qu’il faut chercher avec soin pour les découvrir, sont comme les fautes de grammaire que quelques pédants ont trouvées dans les vers de Racine ou dans la prose de Bossuet ; elles disparaissent au milieu des radieuses beautés qui les entourent.

À cet amour du beau, du délicat dans la forme, qui conduisit Léonard de Vinci et Raphaël à continuer instinctivement l’art dans la voie ouverte par les anciens, succède une espèce d’amour passionné pour la forme, que l’imagination gigantesque de Michel-Ange Bonarotti exagéra outre mesure. De son temps même, et malgré les applaudissements prodigués à son Jugement dernier, s’éleva contre lui le reproche de multiplier à plaisir le nombre des muscles du corps humain, de donner à quelques-uns de ses personnages des attitudes et des mouvements impossibles. L’exactitude et la correction matérielles préoccupaient si peu ce génie fougueux, que plus d’une fois le marbre lui a manqué pour achever ses statues, faute d’avoir pris les précautions que le plus humble des praticiens de nos jours se garderait de négliger. Mais le métier de praticien s’apprend, tandis qu’il faut être doué, comme un Michel-Ange, d’une intuition extraordinaire de la forme pour l’exagérer sans sortir du vrai, au point d’avoir la faculté de représenter des êtres humains dont la puissance vitale et intellectuelle semble être décuple de la nôtre.

David n’a eu à un degré supérieur ni cette disposition amoureuse de la forme qui distingue Léonard de Vinci et Raphaël, ni cette audace poétique qui fit créer à Michel-Ange un monde de géants. La qualité éminente de David est d’être un peintre vrai. Il ne composait ni ne peignait à la manière de Virgile ou d’Eschyle ; son véritable modèle est Tite Live, dont les tableaux nobles, élevés, énergiques, ont toujours pour fond la réalité. Au surplus, ce jugement est celui que David portait de lui-même.

Depuis les trois grands maîtres italiens, David est certainement celui qui a exprimé la forme, qui a dessiné et modelé, pour parler la langue technique, avec le plus de pureté et d’élévation. Après tout, si puissant que soient le génie et la volonté de certains artistes, comme les autres hommes, ils sont toujours tellement modifiés par les opinions et les préjugés de leur temps, qu’il serait bien difficile d’imaginer ce que Raphaël et Michel-Ange auraient produit s’ils eussent été les contemporains de Louis XV, de Voltaire, de Mirabeau et de Robespierre, et d’imaginer la direction qu’aurait prise le génie de David, si cet artiste, accoutumé dès l’enfance à respecter les institutions et les hommes qui gouvernaient la société, eût été protégé, caressé et comblé de biens par Léon X, comme Raphaël, ou employé à d’immenses travaux par Jules II, Paul III et les Médicis, ainsi que cela est arrivé à l’auteur de la chapelle Sixtine et de la coupole de Saint-Pierre de Rome.

Laissons donc les anciens maîtres italiens, et terminons en considérant L. David comme peintre français, afin de lui assigner la place qui lui est due parmi ceux de ses prédécesseurs qui se sont le plus distingués dans notre pays, à partir de N. Poussin et d’E. Le Sueur.

Ces deux grands hommes ont eu ce mérite suprême, qu’étant nés à une époque où la peinture italienne, en pleine décadence, servait cependant de modèle à presque tous ceux qui maniaient le pinceau en Europe, seuls ils ont eu la volonté et la force de résister à cette déplorable influence. L’un solitaire et studieux, au sein de cette Rome si turbulente et si corrompue alors, se corrigea patiemment des défauts que sa première éducation de peintre lui avait fait contracter. Poussin s’abstint de regarder les ouvrages des artistes modernes, ne fixa son attention que sur ceux des grands maîtres, et se trouva graduellement porté à n’admirer et à n’étudier, comme modèles entièrement purs, que ce qui a été produit par l’antiquité.

Solitaire aussi, mais à Paris, mais loin de cette Italie possédant presque exclusivement alors toutes les richesses d’art, E. Le Sueur, guidé seulement par les copies gravées des ouvrages de Raphaël et de quelques grands maîtres, pauvre et séquestré du monde, deux conditions, il est vrai, qui favorisent souvent l’essor du génie, échappa aussi à la triste influence des derniers peintres italiens transmise en France par Simon Vouet ; tandis que Charles Le Brun, son condisciple, entraîné sans doute plutôt par la nécessité de faire face aux grands travaux qui lui furent confiés que par son goût et ses instincts, qui étaient élevés, fit prendre à l’école française la fausse route ouverte par Carle Marotte et Pietre de Cortone, et la poussa dès son origine vers la décadence où elle était tombée quand David parut.

D’après cet aperçu rapide de la marche de l’art en France de 1660 à 1775, on voit qu’à un peu plus d’un siècle de distance, David, se trouvant dans des conditions analogues à celles où avaient été N. Poussin et E. Le Sueur, fut aussi forcé de rompre en visière avec les artistes de son temps, de remonter peu à peu de l’étude des grands maîtres à celle de l’antiquité, et d’exercer son art d’après des principes nouveaux ; effort courageux et si rare, qu’il faut remonter jusqu’à nos deux premiers grands peintres, Poussin et Le Sueur, pour en retrouver l’exemple.

Mais il y a trop de différence, soit en Italie, soit en France, entre les idées admises au commencement du xvie  siècle et celles du milieu du xviie , pour qu’il soit possible de comparer les éléments poétiques des compositions des anciens maîtres italiens et de nos deux grands peintres français. À plus forte raison l’embarras s’accroit-il, si à ces appréciations on cherche à ajouter celle de ce que les ouvrages de David renferment de poétique.

Ces trois siècles ont eu une vie intellectuelle propre à chacun d’eux, et à chaque époque les ouvrages d’art en ont fidèlement conservé et transmis le reflet. Au temps de Michel-Ange et de Raphaël, les sujets tirés de la Bible ou de la mythologie faisaient admettre le merveilleux. Déjà vers la moitié de sa carrière, le Poussin, renonçant à l’emploi des symboles et de l’allégorie, s’attachait à la réalité.

Quant à David, entraîné tout à la fois par les idées de son temps et par une étude plus exacte et plus profonde de l’art des anciens, à l’instar de l’école grecque, il mit toute son application à chercher et à rendre la poésie de la forme, à travers laquelle s’échappent la vie et la pensée, au lieu de suivre le système opposé, adopté par les artistes modernes, et qui consiste à rendre l’idée sans trop se soucier de la forme qui l’exprime.

Tels sont les efforts faits par David pendant toute sa vie, et dont le résultat le plus brillant, et presque complet, est le tableau des Sabines, ouvrage puissant, plus original qu’on ne le pense encore, et qui, après avoir déjà triomphé de toute espèce de critique pendant plus d’un demi-siècle, sera toujours compté, selon toute apparence, au nombre des premiers chefs-d’œuvre de l’école française.

Liste des élèves de Louis David, depuis 1780 jusqu’en 1816.

Abel de Pujol ¤, Institut.
Alberti.
Allais.
Allier, sculpteur.
Alvarez, sculpteur espagnol.
Aparicio.
Auger.
Augustin.

Bain, graveur.
Barbier-Valbonne ¤.
Bataglini.
Bailly.
Bayard.
Beaudoin.
Beauvoir.
Beaugard.
Bellefonds (les frères).
Bergeret ¤.
Bernier.
Berthon ¤.
Besselièvre, miniaturiste.
Bither.
Bodard, miniaturiste.
Bonvoisin.
Bourgeois, dit Perroquet.
Bourgeot.
Bourgeois, paysagiste.
Bourgeois.
Bosio, aîné, peintre.
Bouché.
Bouchet.
Bouchot ¤.
Broc ¤.
Bruslard (le marquis de).
Bruloy.
Buguet.
Bulgari, Grec.

Cagnot.
Cailier.
Camerenda.
Caminade ¤.
Camus (Ponce).
Chambray, ingénieur.
Chandepie.
Carbonnier.
Casanova.
Cathelineau.
Cayer.
Chaix (deux de ce nom).
Chéry.
Clesse.
Cochereau, peintre de genre.
Collet.
Collot.
Colombet.
Colson.
Constantin, de Smyrne.
Cotteau, dessinateur.
Couder ¤, Institut.
Crignier.
Craft, de Colmar.

Damame.
D’Aubusson (le marquis).
David (d’Angers) ¤, Institut.
Debourge, ingénieur.
Debret (J. B.).
Degeorge.
D’Hardivilliers.
D’Hautpoult (marquis général d’) C. ¤.
Delaille, Corse.
Delafontaine, ciseleur.
Delanoue.
Delaperche.
Delaroche (Jules).
Delaville.
Delavoipierre, de Rouen.
Delécluze (E. J.) ¤.
Delorme, miniaturiste.
Demontabert (Paillot) ¤.
Drolling ¤, Institut.
Drouais (J. G.).
Desaint ¤.
Desaubiers.
Destoucbes.
Desormerie, musicien.
Despois.
Devèze.
Desvosge (Anatole).
Devienne.
Devillers (Georges).
Devouge.
Dubois.
Dubois, antiquaire.
Dubufe, père ¤.
Ducis ¤.
Duffau.
Dumont ¤, Institut.
Dumont.
Dupavillon.
Dupont.
Dupré (Louis) ¤.
Durand, amateur de tableaux.
Duval Le Camus ¤.

Épinat. Éthis. Espercieux, statuaire.

Fabre (de Montpellier) ¤.
Franque (Joseph).
Fontenay.
Fouques.
Franque (Pierre) ¤.
Fragonard (Alexandre).

Gachot.
Gaillot ¤.
Gaétan.
Galimard.
Garnerey (F. J.).
Garreau.
Gassies.
Gaston.
Gauffier, pensionnaire.
Gautherot.
Genty.
Gérard (François), baron, O. ¤, Institut.
Girodet de Trioson (A. L.), C. ¤, Institut.
Giroust, statuaire.
Godefroy.
Gondret.
Gossard, graveur.
Gossuin.
Goupilleau de Fontenay, fils.
Granet, O. ¤, Institut.
Grandin, de Louviers.
Granger ¤.
Grégorius, de Bruxelles.
Grenier.
Gros, baron, O. ¤, Institut.
Gudin.
Gué (J. M.).
Guillemot ¤.

Harriet (F. J.).
Hennequin.
Hervier, miniaturiste.
Hesse, père.
Hollier, miniaturiste.
Houdetot (le comte d’) ¤.
Hubert.
Hue, fils.
Huin (les deux frères).
Huyot, arch. ¤, Institut.

Ingres, C. ¤, Institut.
Isabey, père, miniaturiste, O. ¤.

Jacques, miniaturiste.
Jeuffrain, de Tours.

Laby.
Lacroix (Pierre).
Lafaye, de Grenoble.
Laguiche.
Langlois, de Rouen, antiquaire.
Langlois ¤, Institut.
Lamadelaine (de).
Laneuville, portraitiste.
Larivière, père.
Lavalette.
Laville Le Roux (Mme Benoit).
Laville Le Roux (Mlle).
Lavit, professeur de perspective.
Lebel (C. J.).
Lebrun, peintre.
Le Brun (Topino).
Lebrun, architecte.
Le Cerf.
Lemaire.
Légé, ami de Gros.
Legendre.
Lemasle.
Leroy.
Leroux, graveur.
Letronne, antiquaire, C. ¤, Institut.
Letronne, frère du précédent.
Lisignol, de Genève.
Loche.
Lubin, décapité, 10 thermidor.
Lullin (A.), de Genève.

Macipe.
Madrazo (D. José de).
Madou, Belge.
Massard, aîné.
Massard (Félix).
Massard (V.). graveur.
Mélion.
Mendouze.
Mercier (Napomucène), Institut.
Mergerie.
Meslin.
Milon.
Mongetz (Mme).
Moll, Belge.
Monrose, frère de l’acteur.
Moreau, peintre.
Moreau (C), archit. et peintre.
Moriez.
Mourette, fameux joueur d’échecs.
Mouron.
Mulard.
Mullard, deuxième du nom.
Muller, graveur.
Musson.
Mutin.

Naigeon, père.
Naigeon, fils.
Navet.
Navetz, de Bruxelles.

Odevaere, Belge.

Paradis.
Parseval de Grandmaison ¤, Institut.
Parizeau.
Pâté-Desormes.
Patry ¤.
Pelletier.
Pernaux, professeur à Versailles.
Perrié, de Nîmes.
Peron (Alexandre).
Peyranne.
Pimentel.
Peytavin.
Pichaux, dessinateur, architecte.
Paelinck, Belge.
Poisson.
Poussin (A), à Bourbon.
Prial.
Prot.

Quay (Maurice).
Queylar (Paulin du).

Raffeneau de Lisle.
Rathier.
Remy.
Rétig.
Revené.
Revoil, de Lyon ¤.
Reverdin (G.) de Genève.
Richard-Fleury, de Lyon.
Richard, professeur.
Ribera.
Riesner, portraitiste.
Rioult.
Ris.
Robert (Léopold) ¤.
Robert.
Robin.
Rogues (G.), de Toulouse.
Roland, de la Jamaïque.
Roquefort, antiquaire.
Rouen-Delignière.
Rouget ¤.
Rouillard, portraitiste ¤.
Rude, statuaire.
Rumeau.
Rutxhiel, statuaire.

Saint-Aignan (le Cte de), O. ¤.
Saint-Omer.
Saint-Romain (de).
Saurin.
Sauvé, graveur.
Schnetz (V.), O. ¤.
Schnetz, deuxième du nom.
Schwekle, Allemand, statuaire.
Sedaine, fils, architecte.
Senave.
Simon.
Smitz, dit l’Espagnol.
Souchon.
Souflot fils.
Stapleaux, Belge.
Svoboda.
Suau.

Taban.
Tarin.
Ternie.
Tieck, de Berlin, statuaire.
Taunay, sculpteur.

Vinaché, aîné, ingénieur.
Vinache, jeune.
Vincent (F. P.)
Valois, statuaire ¤.
Vallin (Mme Nanine).
Vanderval.
Vanestadt.
Vangael.
Vanheglen.
Varlencourt.
Vaudran.
Vermay.
Veron-Bellecourt, p. de fleurs.

Wicar.
Wolf.

Appendice.

Pour compléter autant qu’il est possible ce qui se rattache à l’histoire de l’école de David, et en particulier à celle de la secte des Penseurs, née dans son sein, nous ajoutons à ce volume deux pièces publiées à ce sujet en 1832. L’une, les Barbus d’à présent et les Barbus de 1800, est comprise dans le VIIe volume des Cent-un ; l’autre, qui parut quelque temps après, est un article que feu Charles Nodier publia dans le journal le Temps, à la date du 5 octobre 1832.

Le jour quelque peu différent sous lequel les auteurs de ces deux pièces ont envisagé le caractère de Maurice Quay, et la secte dont il fut le chef, présentera peut-être quelque intérêt. Sans prétendre donner à ce mouvement intellectuel, qui n’a fait que paraître et s’arrêter, une importance qu’il n’a point eue et qu’il ne pouvait avoir, le souvenir mérite d’en être conservé par cela seul que la secte fondée par Maurice Quay, et dont Charles Nodier a fait partie pendant les dernières années du xviiie  siècle et les quatre premières du xixe peut donner une idée de l’esprit qui animait une partie de la jeunesse vers 1800, alors que, revenue des exagérations révolutionnaires et irréligieuses de 1793, et après avoir passé par les moineries des théophilanthropes, la France était ramenée par une pente invincible vers les autels chrétiens que le premier consul venait de relever.

Les Barbus d’à présent et les Barbus de 1800.

Je me suis toujours rasé, cependant j’ai eu autrefois et j’ai encore aujourd’hui des amis qui ont eu et ont la manie de porter leur barbe, de s’habiller d’une manière étrange et bizarre ; de se donner beaucoup de peine, en un mot, pour ne pas avoir l’air d’être de leur pays, de leur siècle, de leur temps. Au nombre de ces amis, de ces connaissances, il s’est trouvé et il se trouve encore des hommes qui n’ont manqué ni d’esprit, ni de mérite, ni même de talent. Or, il n’y a que les bizarreries des sots qui ne m’occupent pas. Quant à celles des gens d’une certaine étoffe, je les observe, je les étudie même volontiers et avec soin, comme on écoute avec d’autant plus d’attention la touche fausse d’un instrument qu’on désire le mettre d’accord.

J’ai donc eu deux générations d’amis barbus. Les uns, de 1799 à 1803 ; les autres, depuis 1827, à ce que je crois, jusqu’à l’année présente 1832. Remontons d’abord à l’histoire des premiers.

On sait que la révolution qui s’est opérée dans les beaux-arts et dans la science de l’antiquité en Europe a précédé la grande révolution politique de la France de quelques années. Les études sérieuses que Heyne et Winkelmann tirent sur les écrits et les monuments de l’antiquité ayant remis le Grecs et les Romains en faveur, il est assez naturel de croire que cette prédisposition des esprits put contribuer à donner aux révolutionnaires politiques de 1789 cette tendance qu’ils ont eue à nous gouverner, à nous habiller même à la Spartiate et à la romaine. Quoi qu’il en soit, le fait est que cette manie d’imiter les anciens s’est emparée alors, sinon des meilleurs esprits, au moins des plus énergiques et des plus entreprenants. Les arts d’imitation, les théâtres, la littérature en général et jusqu’aux ameublements, tout se ressentit de cette fureur d’imiter les Romains d’abord, puis, plus tard, les Grecs. Ce fut quelque temps après la terreur que la connaissance des vases grecs, dits étrusques, devint plus familière aux artistes ; et c’est de cette époque que date précisément le goût pour les formes et les ornements grecs, dont on lit l’application aux modes de femmes, à la décoration des appartements et aux ustensiles les plus communs.

Mes premiers amis barbus étaient de ce temps. Jusque-là ils s’étaient rasés et vêtus comme tout le monde. Mais il arriva que David, dont ils étaient élèves ainsi que moi, venait d’exposer son tableau des Sabines. Cet ouvrage, qui excita l’admiration du public, n’eut pas l’approbation entière de quelques disciples du maître. Ces jeunes gens osèrent hasarder d’abord des critiques légères, puis plus graves, tant qu’enfin le jugement porté sur ce tableau fut qu’il y avait bien quelque bonne intention de marcher dans la voie des Grecs, mais qu’on n’y trouvait rien de simple, de grandiose, de primitif enfin, car c’était là le grand mot, comme dans les peintures des vases grecs, et séance tenante, David fut déclaré, par ses élèves hérétiques, Vanloo, Pompadour et Rococo ; car il est bon que l’on sache que ces sobriquets, nés dans les ateliers de peinture, ont plus de vingt-cinq uns de date.

Cependant David ne put souffrir que l’on exerçât de pareilles critiques contre lui, dans son école même. Sans faire d’éclat, il trouva moyen de donner à entendre à ceux de ses disciples à qui ses leçons ne convenaient pas, de ne plus troubler les études de leurs anciens camarades.

C’est alors que se forma la secte des penseurs ou des primitifs, car on leur donnait indifféremment ces deux noms. Sans parler encore des principes singuliers d’après lesquels ils entendaient exercer l’art de la peinture, il fut convenu entre eux que, pour se garantir plus sûrement de toutes les habitudes maniérées et grimacières de la société des temps modernes, ils prendraient des costumes grecs, et parmi ces habillements, ceux encore qui étaient en usage dans l’ancienne Grèce ; car pour eux, Périclès était un autre Louis XIV et son siècle sentait déjà la décadence. Bref, ils firent tailler leurs habits sur le patron de ceux qui couvrent les figures représentées sur les vases siciliens, réputés les plus antiques de tous, et ils laissèrent croître leurs cheveux et leur barbe.

Le nombre de ceux qui eurent la volonté ferme et les moyens de se passer cette fantaisie ne fut pas grand ; il se monte à cinq ou six ; mais ils ont excité la curiosité ; et il y a sans doute encore à Paris des personnes qui doivent se souvenir d’avoir vu, vers 1799, se promener dans les rues deux jeunes gens portant leur barbe, dont l’un était vêtu en Agamemnon, et l’autre en Pâris, avec l’habit phrygien. J’étais lié d’amitié avec tous deux, mais plus particulièrement avec Agamemnon, qui venait assez souvent chez moi, au grand étonnement du portier de la maison et de mes voisins.

Agamemnon76 avait alors vingt ans environ. Grand, maigre, les cheveux et la barbe noirs et touffus, son regard ardent, et son expression tout à la fois passionnée et bienveillante, avaient quelque chose qui imposait et attirait en même temps. On retrouvait dans cet homme du Mahomet et du Jésus-Christ, deux personnages pour lesquels il avait du reste une profonde vénération. Agamemnon, jeune homme fort spirituel, avait l’élocution facile, nombreuse, élégante ; et, soit que cela lui fut naturel, ou que ce fût une qualité acquise, il trahissait toujours par le choix de ses expressions, par l’arrangement de ses phrases et par le fréquent emploi qu’il faisait des comparaisons et des images les plus brillantes, cette abondance un peu emphatique que l’on remarque dans les discours et les écrits des Orientaux. Cependant sa conversation était pleine, substantielle et variée. Quant à son costume, qui consistait en une grande tunique descendant jusqu’à la cheville du pied, et en un vaste manteau dont il couvrait sa tête en cas de pluie ou de soleil, il était fort simple, et j’ai vu peu d’hommes de théâtre, je n’en excepte pas même Talma, qui portassent cette espèce de vêtement avec plus de grâce et d’aisance que mon ami Agamemnon.

Il faut croire que le fond de mon caractère plaisait à Agamemnon, car j’étais loin de partager ses doctrines exorbitantes sur la pratique des arts d’imitation. Je ne prenais même aucune précaution pour combattre ses opinions, bien qu’il fût habitué à les voir reconnues comme des lois par ses adeptes et ses imitateurs. Je ne le vis qu’une ou deux fois dans son atelier. C’était une immense pièce dans laquelle une toile de trente pieds de long était placée diagonalement. Dans le triangle noir derrière la toile étaient de la paille pour dormir et quelques ustensiles de ménage. L’autre triangle formait l’atelier proprement dit, et c’est là où j’ai vu mon ami Agamemnon chargeant sa palette, qui avait quatre pieds de diamètre, devant sa toile, où était dessiné seulement le sujet de Patrocle renvoyant Briséis à Agamemnon, le roi des rois.

Cet ouvrage n’a jamais été même ébauché. Toutefois Agamemnon le peintre était fort laborieux, contre l’usage de tous les penseurs et primitifs, ses imitateurs. À l’école de David, il a fait une assez grande quantité d’études, auxquelles il a imprimé un cachet de vérité, de grandeur et de beauté qui frappait tout le monde. Depuis ce temps, où mon jugement s’est formé par la comparaison d’un grand nombre de peintures, j’ai eu l’occasion de revoir les productions de ce jeune homme, et il est certain qu’elles promettaient un peintre.

Ce fut lorsqu’il se déclara chef de secte et qu’il abandonna l’atelier de David, que ses idées, fort exagérées déjà, s’embrouillèrent et le conduisirent peu à peu à un état d’extase et d’enthousiasme permanent, qui tenait, je crois, de la folie. Mais c’est avant cette catastrophe qu’il est venu assez souvent chez moi, où nous nous réunissions avec quelques-uns de ses amis et des miens.

On sait déjà le petit nombre de monuments antiques qu’il admettait parmi ceux qui pouvaient servir de modèles pour appuyer les études et former le goût. Selon lui, afin de couper court aux pernicieuses doctrines et d’empêcher le faux goût de se propager, il aurait fallu ne conserver que trois ou quatre statues du musée des antiques d’alors et mettre le feu à la galerie des tableaux, après en avoir ôté une douzaine de productions, tout au plus. Le fond de son système était d’observer l’antique et de ne travailler que d’après nature ; mais il ne regardait l’imitation que comme un moyen très-accessoire, et la plus sublime beauté comme le seul but véritable de l’art.

Parmi les raisons qui ont pu lui rendre ma société agréable, malgré notre dissentiment d’opinion sur la nature et le but réel des arts dans nos sociétés modernes, j’ai pensé que l’étude assez suivie que je faisais alors de la langue grecque en était une assez forte. Ses goûts littéraires étaient tout aussi exclusifs que ses doctrines d’artiste. De même que dans l’art antique grec, il n’estimait que les peintures de vases, les statues et les bas-reliefs du plus ancien style ; en fait d’écrits, il ne trouvait de mérite vrai, solide, inattaquable, qu’à la Bible, aux poëmes d’Homère et d’Ossian. Il ramenait tout à ces trois chefs, et n’accordait d’attention à d’autres écrits qu’autant qu’ils participaient plus ou moins de ces trois monuments littéraires. Agamemnon avait réparé les inconvénients d’une éducation négligée par des lectures en général bien choisies et faites avec une rare pénétration d’esprit. Il était très-versé dans la connaissance de l’Ancien et du Nouveau Testament ; il avait lu, outre la traduction des poëmes d’Homère, celles de tous les écrivains grecs du meilleur temps, et enfin il savait la traduction française d’Ossian presque par cœur. J’eus alors l’occasion d’observer combien un petit nombre de livres, lus avec amour et intelligence, fécondent heureusement l’esprit. Agamemnon m’en donna une preuve frappante par un jugement, fort exagéré sans doute dans sa forme, mais vrai pour le fond. Après avoir parlé d’Homère, l’un de nos sujets de conversation favoris, le nom de Sophocle fut prononcé et ses tragédies passées en revue avec le respect dû à un disciple d’Homère, à un poëte qui avait eu la force de conserver intactes les hautes traditions de l’antiquité grecque. Mais lorsque le malheur voulut que le nom d’Euripide échappât de ma bouche, à ce mot, mon peintre Agamemnon se leva et, furieux, il s’écria avec l’accent du mépris : Euripide ! Vanloo ! Pompadour ! Rococo ! C’est comme M. de Voltaire !

Originairement, ses camarades d’atelier, chez David, l’avaient surnommé don Quichotte. Ce sobriquet, comme l’on voit, lui convenait assez bien. Mais ce qui mérite attention, c’est la satisfaction qu’éprouvait Agamemnon d’être comparé à ce personnage, pour lequel il avait une admiration respectueuse et qu’il mettait, quoique à une immense distance, sur la ligne de ceux qui, comme Jésus-Christ, sont nés pour faire de grandes choses et pour être raillés par les hommes. Aussi l’ironie, qu’il supportait d’ailleurs d’assez bonne grâce, était-elle le défaut qui lui donnait la plus défavorable idée du caractère de ceux qui s’y laissaient aller.

L’éloignement que j’ai toujours eu pour la moquerie m’avait donc mis tout à fait dans les bonnes grâces d’Agamemnon. Je me souviens d’un soir d’été où nous étions tous deux ensemble chez moi ; il avait apporté une traduction séparée de l’Ecclésiaste, livre de la Bible que je n’avais pas encore eu l’occasion de connaître. Il me le lut presque en entier avec une simplicité à la fois tendre et majestueuse, dont le souvenir s’est vivement empreint dans ma mémoire. En le remerciant, et de m’avoir fait connaître ce bel ouvrage, et de me l’avoir lu d’une manière si touchante, je lui demandai si, parmi les livres qu’il voyait près de nous, il y en avait dont il voulût connaître quelques beaux passages. — « Oui, me dit-il aussitôt, lis-moi un morceau d’Homère, mais en grec ! — En grec ! » Je ne sais si sa barbe et l’étrange habit qu’il portait me firent illusion, ou si ce fut la rapidité et la franchise avec lesquelles il manifesta son désir, qui m’interdirent toute réflexion en ce moment, mais je pris aussitôt un volume d’Homère, et je lui lus en grec l’admirable description de la tempête, dans le cinquième chant de l’Odyssée, que j’étudiais alors. Je le lui lus comme si j’eusse été certain qu’il dût comprendre ; et, de son côté, il écouta avec toute l’attention et la satisfaction apparente de quelqu’un qui aurait possédé à fond l’intelligence de la langue grecque. Lorsque j’eus fini, il paraissait ému. Il se leva ; et, m’imposant gravement la main sur la tête, il me dit d’un ton qui exprimait à la fois un remerciement et le regret de ne pas me voir plus enthousiaste : — « Pauvre enfant ! merci ; mais tu ne connais pas ton bonheur ! » Je ne savais pas trop où j’en étais, et je me demandais intérieurement s’il n’était pas préférable d’être ému par le son des syllabes grecques, plutôt que de comprendre raisonnablement le sens des mots et des phrases de cette langue. Toutefois, ni lui ni moi ne jugeâmes à propos de faire de trop longs commentaires sur cette bizarre lecture, et la conversation tomba bientôt sur les poésies d’Ossian.

Alors personne ne doutait de leur authenticité. Les uns seulement, comme mon ami Agamemnon, les trouvaient sublimes, admirables ; les autres les jugeaient monotones et parfois ennuyeuses : j’étais de ces derniers. Après de nombreuses citations qu’il me fit du poëme de Fingal, citations qui me fournirent l’occasion de donner encore plus de force et de justesse à mes critiques, Agamemnon, peu sensible aux reproches que je faisais à ses poésies de prédilection, et sans daigner répondre à mes critiques, me dit, avec l’autorité et l’enthousiasme grave d’un prophète : — « Homère est admirable ; mais la Genèse, Joseph, Job, l’Ecclésiaste et l’Évangile, sont bien supérieurs aux livres d’Homère, voilà qui est certain. Mais, je te le dis (ajouta-t-il avec plus d’emphase encore), Ossian surpasse tout cela en grandeur ! et en voici la raison : il est beaucoup plus vrai, écoute bien ! il est plus primitif ! » Comme ces phrases avaient plutôt l’air de l’exposition d’un dogme que d’une critique littéraire, je ne répondis rien, et je promenai mon regard incertain et douteux, comme quelqu’un qui n’est disposé ni à approuver une opinion qu’il condamne, ni à combattre une erreur qu’il regarde comme une folie. Ma perplexité accrut encore l’assurance de mon ami Agamemnon, qui, enveloppé dans son manteau à ce moment, caressant sa longue barbe et ayant l’air de concentrer toutes ses réflexions sur un point pour les réduire en une pensée, en une phrase ferme et courte : — « Homère ? Ossian ? se demanda-t-il, le soleil ? la lune ? Voilà la question. En vérité, je crois que je préfère la lune. C’est plus simple, plus grand ; c’est plus primitif ! »

Tels étaient à peu près les opinions et les discours du grand maître des hommes portant la barbe à Paris, dans la dernière année du xviiie  siècle ; d’un homme qui, malgré les travers de son esprit, a captivé l’estime, l’amitié et quelquefois l’admiration passagère de ceux qui l’ont vu et entendu. Quant à la plupart de ses imitateurs, qui n’étaient que des Grecs, des primitifs honteux ; qui n’émettaient leurs opinions que devant ceux qui les partageaient ; qui s’attachaient de fausses barbes et des tuniques le soir en rentrant chez eux, pour se regarder dans une glace ; qui s’endormaient auprès des statues antiques, en se donnant l’air de réfléchir sur l’art, et qui, enfin, parlaient à tort et à travers de la lune et du soleil, nous n’en dirons rien. C’était alors le troupeau des imitateurs niais et serviles ; comme chaque époque fournit le sien.

Chose bien commune ! qu’il est triste mais utile de dire : de tant d’efforts d’imagination, de ces conversations bizarres, originales même, qu’en est-il resté ? Rien ; pas un ouvrage de peinture, pas même une notice historique, une lettre du temps qui prouve que je ne conte pas ici une histoire faite à plaisir !

Cette secte d’artistes penseurs, primitifs, a été la partie la plus aiguë et la plus audacieusement élevée de cette espèce de cône où la société d’alors était contenue. C’était sous le Directoire cependant le Consulat. Depuis la fin de la terreur, le goût des arts antiques avait remplacé momentanément les sentiments religieux et toutes les distractions sociales et littéraires qui avaient occupé les facultés de l’âme et de l’esprit avant la révolution. C’était comme une représentation du paganisme que la France se donnait. Toutes les classes se confondaient dans les spectacles et au milieu des plaisirs. Dans les jardins publics, les femmes, vêtues à la grecque, allaient faire admirer la grâce et la beauté de leurs formes. Tous les jeunes gens, depuis les plus pauvres jusqu’aux plus riches, exposaient journellement leurs membres nus sur les bords de la Seine, et rivalisaient de force et d’adresse en nageant. Au bois de Boulogne il y avait, chaque soir d’été, une partie de barres célèbre. Les jours de fêtes, on faisait au Champ-de-Mars des courses à pied, à cheval et en chars, le tout à la grecque. Dans les cérémonies publiques, on apercevait des grands prêtres en façon de Calchas, des canéphores comme sur les frises du Parthénon, et plus d’une fois j’ai vu brûler, dans les grands carrés des Champs-Élysées, de la poix-résine au lieu d’encens, devant un temple de carton copié d’après ceux de Pæstum. Alors toutes les classes de la société, confondues, se promenaient, riaient, dansaient ensemble sous les auspices de la seule aristocratie véritable que l’on reconnût pour le moment en France, la beauté.

À vrai dire, l’histoire de la barbe de mon ami Agamemnon est le résumé de celle du temps où il a vécu, car il est mort jeune, et sa fin a coïncidé avec celle des saturnales ouvertes par le Directoire.

Agamemnon mort, tous ses cosectaires se coupèrent la barbe, remirent des bas et endossèrent de nouveau le vil frac. Bonaparte était déjà là avec son chapeau à trois cornes et l’épée au côté.

Je ne parlerais pas d’une vingtaine de mauvais petits écervelés, maladroits imitateurs de la secte d’Agamemnon, s’ils n’eussent pas porté la barbe. Mais comme ils ne se rasaient point et qu’ils fagotaient leurs vêtements à la grecque ou à la scandinave, ils appartiennent de droit au sujet que je traite. Ceux-là donc, bien que passant la plupart de leur temps en extase devant les vases étrusques, car ils étaient peintres aussi, s’embrouillaient particulièrement l’esprit avec les poëmes et la mythologie ossianiques. Tout en habitant Paris, ils parlaient sans cesse du bruit de la mer sur les récifs et des forêts de Morven. Un soir, après avoir bu un peu trop de bière, qu’ils préféraient au vin parce que c’était plus ossianique, ils résolurent, d’un commun accord, de quitter la cité des vices, Paris, pour aller vivre dans les forêts. Ils partent, ayant à leur tête le plus extravagant d’entre eux, chargé d’une guitare, à défaut de la harpe des bardes. Voilà mes gens qui, à force de marcher, arrivent au bois de Boulogne et se mettent à réciter et même à chanter la prose de M. Le Tourneur. C’était en automne : nos inspirés n’avaient pas réfléchi que la nuit vient vite, et que les soirées sont fraîches à cette époque de l’année. Surpris par l’obscurité et le froid, ils s’avisèrent, dans un accès d’enthousiasme, de se comporter tout à fait comme les héros d’Ossian, et, après avoir battu le briquet, ils voulurent mettre le feu à un arbre. Mais à peine la flamme commençait-elle à briller que la gendarmerie, alarmée de ce commencement d’incendie, vint, sur les lieux, vous empoigna tous les bardes parisiens et les conduisit à la préfecture de police, d’où on ne les lâcha qu’après les avoir fait raser.

Depuis ce temps, 1802, jusqu’à 1825 et 26, excepté les sapeurs de nos régiments, personne ne s’est promené dans Paris sans avoir fait sa barbe. C’est à la dernière époque que je viens d’indiquer, lorsque la mort de lord Byron en Grèce eut décidément mis à la mode chez nous la délivrance de ce malheureux pays, que l’on vit les jeunes Parisiens qui s’occupaient des lettres et des arts commencer à laisser croître leurs moustaches, à se coiffer avec la petite toque orientale et à fumer avec des pipes turques, en se tenant tout de travers sur leurs sièges et sur les canapés.

La révolution que Heyne, Winkelmann et Hamilton avaient faite par leurs travaux, en 1772, pour remettre en honneur l’antiquité, l’art antique, et opposer une digue au goût dépravé qui régnait dans toute l’Europe, lord Byron, par ses ouvrages, l’arrêta court, en refit une autre, et imposa aux hommes de son temps un goût tout particulier, excentrique, comme disent les Anglais, et qui n’est autre chose que les fantaisies énergiques et fashionables tout à lu fois de l’auteur de Lara et de don Juan. Depuis 1824, tout ce qui a été fait en prose, en vers et en peinture, sur le théâtre ou dans les romans, l’aspect donné aux appartements, la forme des meubles, tout enfin s’est senti et se sent encore de cette volonté fantasque, cruellement impartiale et moqueuse, qui se plaît à garrotter le bien et le beau avec le mal et le laid ; de cette volonté qui, du même effort, apprécie et rabaisse le mérite de chaque être, de chaque objet, de chaque chose ; enfin de cette volonté puissante, il est vrai, mais satanique, qui a imprimé aux ouvrages de lord Byron leurs beautés sublimes et leurs tristes défauts. C’est encore aujourd’hui le souffle capricieux de cet homme qui fait voguer depuis les frêles barques jusqu’aux grands navires sur lesquels nos écrivains et nos artistes se confient à l’océan poétique.

L’impulsion donnée aux lettres et aux arts par Byron, quoique excessivement puissante, n’ayant cependant frappé que de biais, si je puis m’exprimer ainsi, ne peut se faire sentir bien longtemps. En effet, l’expérience a déjà prouvé la vérité de ce que j’avance ; car, de l’imitation des ouvrages de ce poète, où il s’est plu à dépeindre les rêveries de personnages fantastiques dont on ne connaît ni le pays, ni le nom, ni précisément les malheurs, on n’a pas tardé, en imitant Walter Scott (car nous autres Français nous avons toujours besoin de quelqu’un qui nous pousse pour faire du nouveau) ; on n’a pas tardé, dis-je donc, à se jeter dans les pastiches des ouvrages du moyen âge. On a fait des chroniques des xiie , xiiie et xive  siècles ; on a contrefait le langage de Rabelais, en regrettant beaucoup de ne pouvoir faire revivre celui de Joinville et de Villehardouin ; et, non content de remettre en lumière ces curiosités du style ancien, on a compulsé les manuscrits, étudié les miniatures qu’ils renferment, pour donner au surcot, à l’aumônière et aux souliers à la poulaine, tout le degré de réalité possible dans les représentations que l’on en devait faire.

Dans le moyen âge, on portait de la barbe. L’engouement que l’on avait eu à Paris pour les Grecs modernes avait déjà introduit l’usage de la moustache. On laissa pousser la royale, et au bout de quelque temps on se décida à être complétement barbu.

Or, c’est en étudiant avec un amour désordonné les peintures des vases étrusques et la statuaire antique, que mon ami Agamemnon et ses imitateurs en sont arrivés à s’habiller à la grecque et à laisser croître leur barbe ; de même, dans les quatre ou cinq années qui viennent de s’écouler, tous ceux qui ont recherché curieusement les points de centre des ogives, qui se sont passionnés pour les costumes du temps de Charles VI, qui ont étudié les diablotins symboliques et énigmatiques sculptés sur les cathédrales, qui se nourrissent l’esprit de l’Enfer du Dante et de l’espèce de mythologie infernale introduite en Europe par le catholicisme et la chevalerie, tous ceux-là donc, apprenant par les manuscrits et les peintures qui les ornent que les hommes qui vivaient dans les temps où l’on a inventé, chanté, peint et aimé toutes ces choses, portaient la barbe, ont laissé pousser la leur, et, autant que la mode et les bienséances l’ont permis, ils ont même porté et portent encore des habits taillés et ornés comme ceux que l’on portait au moyen âge.

Cependant, il faut le dire, les gothiques de 1832 ne sont pas aussi sincèrement enthousiastes du moyen âge que les antiques de 1799 l’étaient de la Grèce du temps d’Homère. Ce n’est pas le costume de l’époque d’Alexandre ou même de Périclès qu’avait été prendre mon peintre primitif, mais celui d’Agamemnon, de Calchas.

Quelle honte pour les écrivains, les peintres, et même pour un certain nombre de fashionables d’aujourd’hui, épris des charmes du moyen âge, lorsque, au lieu de les trouver couverts des vêtements des xiie et xiiie  siècles, temps héroïques de la chevalerie, on les voit adopter l’habit (imparfaitement copié encore) de Henri III, et se donner l’air et la tournure de crispins sombres et préoccupés !

Mais cette différence peut s’expliquer par un mot : nos maniaques de moyen âge ne sont pas si fous qu’ils voudraient l’être, et, par nécessité comme par goût, ils portent des gants blancs, fréquentent le monde et les salons. Mon pauvre ami Agamemnon avait la société en horreur, parce qu’il y rencontrait des fracs et des bonnets à dentelles, et il s’habillait à la grecque pour régénérer les habitudes, les goûts, les mœurs mêmes de ses contemporains.

À part le degré de bonne foi ou de folie des uns et des autres, et en considérant cette manie qui s’est manifestée en Europe depuis la information de Luther, de restaurer les mœurs, les croyances, les gouvernements, les goûts, les arts, et jusqu’aux habillements d’après de vieux types usés par le temps et les améliorations progressives, on s’étonne que ces tentatives, qui en général ont eu un si mince succès et si peu de bons résultats, séduisent encore périodiquement toutes les jeunes têtes, à chaque génération. Le comique de la chose est de voir les fous enthousiastes venus en dernier se moquer très-justement et très-raisonnablement de ceux qui les ont précédés. Ainsi je me souviens d’avoir vu mon ami Agamemnon rire à se tenir les côtés en entendant le récit du repas où M. Dacier, le traducteur d’Homère sous Louis XIV, faillit empoisonner ses amis avec un brouet noir préparé à la lacédémonienne. Ceux de nos lecteurs qui portent la barbe pointue et des gilets pincés, comme on en vit, en 1581, aux noces du duc de Joyeuse, ne vont pas manquer de se récrier sur l’inconcevable folie de mon pauvre Agamemnon et de ses cosectaires. — « Mais c’est un conte que nous brode là l’auteur, diront-ils ; comment est-il possible que des hommes qui n’étaient pas fous à lier aient eu l’idée de faire revivre les idées, les usages et le costume du paganisme grec, dans un pays chrétien ? Ces idées étaient toutes contraires à nos croyances religieuses ; les pratiques des statuaires grecs et tout le système artistique de l’antiquité, basé sur une mythologie et des idées morales pétrifiées aujourd’hui comme les statues qui en consacrent le souvenir, ne sont plus en harmonie avec nos habitudes religieuses et nationales ! — Cela est hors de doute, dira un autre qui à grand’peine s’est donné l’air pâle et échevelé du chevalier Bertram dans Robert le Diable, ces gens-là étaient fous avec leur Grèce antique et leur costume d’Opéra. Mais tout ce qui se faisait alors dans les arts était théâtral. Rien n’était naturel, parce qu’on allait chercher le principe de tout ce que l’on avait à faire ou à dire, hors de notre religion, hors de notre pays, hors de nos mœurs. Nous sommes chrétiens ; disons mieux, nous sommes catholiques. La véritable civilisation moderne date du moyen âge ; elle est née avec les monuments à ogives, avec les poëmes religieux et chevaleresques de la Table ronde et du Dante. Notre imagination sympathise avec les géants, les nains, les anges, les fées, les diables, les goules et Satan. C’est là qu’il faut retourner pour reprendre la véritable route que les écrivains et les artistes de la prétendue renaissance sous François Ier, et du classicisme sous Louis XIV, nous ont fait abandonner. Alors nous serons véritablement originaux et naturels dans nos productions, et, si nous nous y prenons avec tant soit peu d’adresse, nous arriverons à être naïfs, soyez-en sûrs. »

Ce qu’il y a de curieux et de très-amusant, quand on compare les faits et les discours des barbus de 1799 avec ceux des barbus de 1832, c’est de reconnaître l’analogie qui se trouve dans les plus petits détails des opinions de ces deux sectes. Ainsi à l’Homère des uns s’oppose le Dante des autres ; les premiers voulaient redevenir primitifs, les seconds prétendent modestement à la naïveté ; mon ami Agamemnon n’admettait en architecture que les temples de Sicile et de Pæstum, que les vases grecs comme modèles de peinture ; les naïfs de nos jours étudient religieusement la cathédrale de Cologne, les peintures de la première école allemande et les vignettes des plus anciens manuscrits. Enfin il n’est pas jusqu’aux poésies septentrionales et vaporeuses de ce pauvre Ossian, si complétement oublié de nos jours, dont les naïfs de ce temps n’aient retrouvé l’analogue dans les ballades anglaises et écossaises du moyen âge, publiées par Percy et mises en œuvre par Walter Scott.

On voit que, sans compter celle de la barbe, toutes ces analogies sont frappantes.

Mais revenons à la barbe et examinons scrupuleusement l’influence qu’elle a pu avoir sur le mérite, les talents et les productions des primitifs qui l’ont portée en 1799, afin de préjuger des avantages qu’en retireront les naïfs barbus de 1832. À la première époque, nous voyons que mon ami Agamemnon et ses cosectaires n’ont rien produit, n’ont transmis aucun ouvrage qui témoigne de leur passage en ce monde, tandis que les deux Chénier, les Ducis, les Delille, les Parny, les David, les Girodet, M. de Chateaubriand, M. L. Lemercier, M. Gérard, M. Gros, M. Ingres, M. Hersent, et quelques autres qui se sont toujours rasés, ne laissent pas cependant d’avoir leur mérite et nous ont donné des ouvrages qui, bien que pour ne pas être à la mode, ont fait et font encore quelque bruit dans le monde.

La barbe, en 1799, a donc été un indice du mérite que l’on voulait avoir, du génie dont on se croyait doué, mais point du tout d’un talent acquis et réel que l’on possédât.

Or, j’observe que, de nos jours, outre les vivants déjà nommés ci-dessus, MM. de La Mennais, de Lamartine, Casimir Delavigne, Victor Hugo, P. Mérimée, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Robert, Schnetz, P. Delaroche, H. Vernet, Champmartin, E. Delacroix, les frères Johannot, et quelques autres, se rasent.

Porter la barbe longue quand tout le monde se rase n’est donc pas, comme quelques personnes le croient aujourd’hui, un moyen infaillible de devenir naïf, original ; d’avoir un talent vrai, fort ou poétique, et de donner une direction nouvelle et heureuse aux lettres et aux arts : cela indique tout simplement que l’on désire avoir ces qualités, ce mérite, et assez souvent que l’on croit les posséder.

Dans tous les pays et chez tous les peuples, la barbe, portée par des hommes isolés au milieu d’une population imberbe a toujours été la preuve non équivoque d’une prétention de leur part à restaurer, à régénérer quelques vieux usages ou des goûts anciens que le temps avait usés. Depuis qu’Octavien-Auguste avait pris pour lui et donné à la haute société de Rome l’habitude de se raser chaque jour, tous les marchands de philosophie, tous les gens qui colportaient de la rhétorique et des vers dans cette ville, ainsi que ces petits républicains entêtés et hargneux qui, sous les empereurs, parodièrent Caton l’ancien et Régulus, se teignaient la figure de cumin, afin d’être bien jaunes, et portaient le bâton, la barbe et des poignards, pour avoir l’air d’être plus vertueux et meilleurs citoyens que les autres.

Les folies des hommes changent de forme ; au fond ce sont toujours les mêmes.

E. J. DELÉCLUZE.

Les Barbus, par Ch. Nodier.

Je ne veux pas en vérité vous reparler aujourd’hui du Livre des Cent-un, dont nous vous parlons souvent, parce que les gens qui le font sont presque tous de nos amis. J’attendrai un autre volume. Je ne veux pas même vous parler en particulier du chapitre de M. Delécluze, parce que nous avons déjà dit qu’il était extrêmement joli. Je veux vous parler des Barbus d’autrefois, dont il est question dans le chapitre de M. Delécluze, et j’ai un certain intérêt à la chose, pour avoir été de ma personne un des Barbus d’autrefois, avantage de doyenneté que j’échangerais volontiers contre un brevet de Bousingot à la moustache vierge. Vous me direz peut-être là-dessus que Bousingot et Doyenneté ne sont pas dans le dictionnaire de M. Boiste, où se trouvent tant de mots français et tant de mots qui ne demandent qu’à l’être ; vous pouvez vous tenir bien tranquille sur cette petite difficulté, je vous donne ma parole d’honneur qu’ils y seront demain.

Il y a vingt-cinq ans, au moins, que je pétillais d’écrire sur les Barbus d’autrefois. C’était à la fois une pensée si délicieuse et si imposante dans ma vie ! Je ne sais quoi de plus qu’une pensée, un rêve, un poëme, un enchantement ! Souvent je me demandais si j’avais vu cela en effet, et si le souvenir qui m’en était resté n’appartenait pas tout bonnement aux hallucinations du sommeil. Voilà M. Delécluze qui m’a détrompé, grâce au Livre des Cent-un, car il ne l’aurait jamais écrit ailleurs ; il avait peur aussi de son sommeil, de son hallucination ; il reculait, homme grave, devant ses impressions de jeune homme ; il s’imaginait qu’on ne le croirait pas, et sa belle petite composition se ressent de cette innocente pudeur du sage. On sait que je n’ai pas les mêmes motifs de réticence, moi qui me fie à mes écrits par une puissance de crédibilité intime qui est le résultat très-naïf de ma sensation. Ce n’est pas ma faute, c’est celle d’un organe ou d’un instrument, celle des lunettes à travers lesquelles on voit la vie à vingt ans, avec ce drôle de regard d’un enfant à tête folle qui prend toutes ses illusions pour des réalités. Convenez que c’est bien dommage qu’il n’en soit pas ainsi, vous qui croyez qu’il n’en est pas ainsi ; et cependant, c’est vrai comme autre chose, entre nous, vrai comme ce que l’on appelle la vérité ! La preuve, c’est que M. Delécluze est venu et que me voilà parti.

Il vous a très-élégamment raconté cette société barbue d’hommes de génie qui ne savaient pas leur portée, ou qui se souciaient peu d’y atteindre ; de cœurs vite lassés, d’âmes soudaines et impatientes qui avaient traversé brusquement l’art et la poésie pour se réfugier dans la méditation ; il vous a parlé de ces pythagoriciens à costumes de théâtre, que David appelait ses Grecs, et qu’il repoussa sans façon, quand Napoléon, effrayé de l’habit de Pélopidas et de Philopœmen, craignit d’en retrouver l’inflexible caractère dans l’atelier d’un peintre ou la mansarde d’un publiciste. La mort, qui l’a toujours servi à souhait, même quand elle l’a frappé dans la gloire de sa solitude, le débarrassa en peu de temps de cette inquiétude frivole. L’âme de ces gens-ci dévorait promptement son enveloppe. La consomption ou le suicide en faisait raison avant l’âge de vingt-cinq ans. Ainsi s’évanouirent dans leur fleur les individualités les plus fortes et les plus tendres qui aient jamais honoré la race de l’homme ; et ce que je dis là, je n’aurais pas osé le dire avant M. Delécluze, quoiqu’il reste, grâce au ciel, cent témoins dignes de foi à l’appui de son témoignage.

Les sages se désintéressèrent peu à peu d’un sentiment qui pouvait n’être qu’une aberration : tout le monde le disait. Les faibles s’accoutumèrent à vivre autrement qu’ils n’avaient vécu. Certains consentirent à rejeter tout ce passé d’amour et de poésie dans les trésors stériles de la mémoire. Je suis des faibles et je me souviens.

M. Delécluze, qui se formait alors à de belles et savantes études, et qui avait déjà pour nous ce relief social que donnent une instruction acquise et une position préparée, ne nous connaissait que par des superficies, et je lui sais gré de n’avoir pas jugé désavantageusement une association d’hommes et de femmes dont la vie extérieure ne se distinguait que par la bizarrerie des vêtements. Cependant il s’agissait très-peu pour les penseurs ou primitifs de M. Delécluze de se montrer sous le manteau d’Agamemnon ou sous le bonnet phrygien de Pâris, sous les voiles d’Andromaque veuve ou de Cassandre prêtresse. D’autres pensées dominaient cette pensée, et l’Agamemnon dont il est question dans le Livre des Cent-un l’exprimait avec une haute puissance quand Napoléon, devenu à son tour roi des rois comme Agamemnon, le fit appeler pour donner des leçons de dessin aux filles de son frère, le comte de Survilliers, ou Napoléon III. Dieu me pardonne ; je me brouille toujours avec les noms !

« Pourquoi, lui dit le futur Empereur (il s’en fallait de deux ou trois mois), pourquoi avez-vous adopté une forme d’habillement qui vous sépare du monde ?

— Pour me séparer du monde », répondit le peintre.

Et le consul lui tendit cette main de fer qui ne se fermait que sur une épée. Il s’y connaissait.

Les penseurs ou primitifs ne s’étaient pas donné de nom. Ils n’avaient pas, comme toutes les théories d’aujourd’hui, une raison de commerce comptable et spéculative. Ils étaient pour cela trop au-dessus des combinaisons de l’orgueil et de l’intérêt ; mais ils reconnaissaient des principes fixes qu’il n’est pas inutile de rappeler pour expliquer le nom qu’ils acceptèrent quand ils devinrent quelque chose, une agrégation, une secte, une espèce de parti ; je ne répugne pas aux qualifications. Une telle société ne s’élève que dans une vieille société qui sent le besoin de se renouveler.

Leur théosophie se réduisait à peu de chose, à un sentiment immense, mais vague, du génie de la création, à un désir ardent, mais douteux, de l’immortalité. Leur morale était plus positive. Dans les caractères médiocres, elle n’était qu’austère et judaïque ; dans les caractères puissants, elle était prosélytique et passionnée. C’est le propre des belles âmes qui cherchent à se faire une foi de leurs affections. Il y avait en eux du gymnosophiste, de l’essénien, du morave et du quaker ; mais ce n’était rien de tout cela ; ce n’était peut-être pas mieux, c’était plus. C’était ce qui n’a jamais été deux fois et qui ne sera peut-être jamais.

Le sentiment général qui leur tenait lieu d’abord de religion (il faut le dire et surtout il faut le comprendre, car il n’y avait pas alors de religion dans le pays), c’était au commencement l’amour, le fanatisme de l’art. À force de le perfectionner, de l’épurer au foyer de leur âme, ils étaient arrivés à la nature modèle, à la nature grande et sublime, et l’art ne leur offrit plus, à cette seconde époque d’une institution fortuite qui se créait sans se connaître et sans se nommer, qu’un objet de comparaison et qu’une ressource de métier. La nature elle-même se rapetissa enfin devant leur pensée, parce que la sphère de leurs idées s’était élargie. Ils conçurent qu’il y avait quelque chose de merveilleux et d’incompréhensible derrière le dernier voile d’Isis, et ils se retirèrent du monde, car ils devinrent fous, c’est le mot, comme les thérapeutes et les saints, fous comme Pythagore et Platon.

Ils continuèrent cependant à fréquenter les ateliers, à visiter les musées, mais ils ne produisirent plus. Leurs costumes, leurs mœurs, leur sévérité, dirai-je la solennité qui leur était naturelle et qui était l’expression sans effort d’une habitude infatigable de contemplation, d’une vie intérieure toute spiritualisme, imposèrent à l’école entière (je ne crois pas exagérer ce sentiment) une sorte de pitié respectueuse. Aucune dénomination satirique ne vint flétrir leurs illusions d’enfants ou leurs superstitions de portes, et on sait si l’atelier en est avare. On appela les jeunes hommes les méditateurs et les jeunes femmes les dormeuses, parce que la méditation même a sa pudeur dans les femmes et qu’elles n’assistaient aux leçons parlées que la tête appuyée sur leurs mains. Un jour ils se retirèrent tous pour se distribuer par groupes dans deux ou trois solitudes philosophiques, mais les gazettes n’en ont rien dit.

Au-dessus de cette société, puisqu’on effet c’en était une, au-dessus de cette élite ardente et poétique d’une génération, s’élevait sans élection, sans titre, sans priviléges, sans l’avoir voulu et sans le savoir, l’Agamemnon de M. Delécluze. Nous ne l’appelions pas Agamemnon cependant. La modestie sévère, la modestie des hommes supérieurs aurait repoussé tous les noms qui pouvaient impliquer une comparaison flatteuse ; sa religiosité instinctive s’était soulevée contre les premiers qui lui décernèrent celui de Jésus-Christ, dont il rappelait l’idéal divin par la gravité de sa vie comme par son costume et par sa beauté. Entre nous il n’était connu que sous le nom de Maurice, et le nom de Maurice, tout étranger qu’il soit au reste des hommes, a encore un culte dans le cœur de tous ceux de ses contemporains qui ont eu le bonheur d’approcher de lui et le bonheur plus précieux d’en être aimés.

Si l’on pouvait retrouver quelque part les innocentes pages, toutes boursouflées de mauvaises phrases et de mauvais goût que je déposais sur son tombeau il y a trente, ans et dont le pilon a fait justice77, on verrait du moins que je n’ai pas attendu à vieillir au milieu des sectes nouvelles pour reconnaître l’homme que la Divinité avait marque d’un véritable sceau d’apostolat. Je désignais alors Maurice comme le plus beau type de l’organisation humaine, et il me semble que je ne disais rien de trop. L’âge, qui a dessillé mes yeux sur tant de choses et de réputations, me l’a encore agrandi. L’obscurité même dans laquelle il a vécu était une conséquence nécessaire de sa supériorité. Maurice Quay, dont rien ne m’empêche de prononcer le nom tout entier, était placé trop haut pour s’accommoder aux pensées et à la marche du vulgaire, pour prendre intérêt à ses passions et pour avoir foi dans ses perfectionnements. Il l’avait pris en dédain à vingt ans ; il n’en a compté que vingt-quatre et je me suis demandé souvent ce qu’il aurait pu faire au-delà, dans l’âge de la maturité, au milieu du train irrésistible des choses. Je suis encore à me répondre. Essai progressif mais impuissant d’une création qui cherche le mieux, il était armé avant le jour de sa mission, et il est mort de mort, sans tenter de l’accomplir. Son dernier regard sur le monde a dû être empreint d’une dérision bien amère.

Pour se faire une idée complète de cette destination inachevée d’une âme qui a cependant influé sur nous tous, et qui prolonge un reflet réel, quoique inaperçu à travers notre littérature et nos arts, il faudrait me suivre dans des développements dont ces lignes ne sont que la préface imparfaite, et qui ne peuvent trouver place que dans un cadre plus large. Il faudrait avoir vu Maurice, non tel que l’a vu M. Delécluze trois ans trop tôt, et qui ne se rappelle de lui que le galbe maigre et pâle d’un bel adolescent malade. Il faudrait l’avoir entendu parler poésie, philosophie, et cette science toute nouvelle alors sur laquelle se fondait dans son espérance la régénération de l’humanité, quand il enchantait nos oreilles de tant de prestiges d’éloquence et d’harmonie, sous les jolis cerisiers en fleur de nos terrasses de Chaillot. Étranges facilités dont les souvenirs peuvent s’amasser sur une seule mémoire d’homme ! C’est là qu’on a tracé depuis l’emplacement des palais d’un empereur enfant, pauvre créature royale que la nature a brisée ainsi qu’un insecte éphémère, comme pour prouver par un exemple de plus qu’il n’y a que vanité dans les plus hautes gloires et dans les plus hautes ambitions ! Qui dirait, au milieu de ces débris, que c’est là que le genre humain aurait pu trouver un jour son législateur ? Qui dirait que c’est là que le genre humain attendait son maître ? Vous rencontrerez cependant, sans aller bien loin de chez vous, des gens hardiment sincères qui croient être quelque chose.

On attache beaucoup d’importance aujourd’hui, dans une secte quasi-religieuse, dont nous avons vu les progrès et dont nous pourrions bien voir la chute, à ces avantages extérieurs que Montaigne appelle « la recommandation corporelle » ; et c’est le propre de toutes les sociétés qui se matérialisent. C’est seulement pour satisfaire à ce genre de curiosité, plus naturel et plus développé chez les femmes, qu’il convient d’ajouter ici que Maurice Quay était le plus beau des hommes. La nature avait voulu qu’il fût aussi imposant par ses formes sensibles que par son génie, et comme elle n’arrive à ce point de perfectionnement qu’en expiant son chef-d’œuvre par de grandes compensations, elle ne fit que le montrer. Il disparut avant d’avoir atteint les années viriles où la jeunesse commence à promettre l’âge mûr, et l’édifice dont il était la pierre angulaire s’écroula sur lui, la société des méditateurs descendit inconnue dans le tombeau de Maurice inconnu.

On me demandera maintenant si la société des méditateurs avait un but rationnel, une institution fixe, un système, si elle se proposait un avenir. Quelle agrégation énergiquement vitale d’êtres bien organisés s’est composée sur la terre sans marcher à quelque chose ? Ce n’est pas ici le lieu de pénétrer dans ce mystère de palingénésie où l’on voit que le sentiment et l’imagination prirent plus de part que le jugement et l’expérience. La seule manière de considérer ce peuple de soixante enfants, unis par les liens d’amour et de poésie, par l’enthousiasme du beau et du bon, de la gloire et de la vertu, c’est d’y chercher le modèle d’une civilisation presque fantastique où les mœurs de l’âge d’or, enrichis par toutes les perceptions du génie, brillaient d’un mélange inexprimable d’innocence et de grandeur, tant s’étaient facilement confondues en elle la naïveté du cœur et la perfection de l’esprit. Cet exemple, unique à la vérité, des nouvelles combinaisons sociales que l’homme peut essuyer d’appliquer à sa malheureuse espèce, ne m’a pas rendu fort indulgent pour celles qui les ont suivies, et je craindrais qu’on ne vit dans le poëme de cette tribu d’anges, où ma jeunesse a passé des jours si doux, une satire indirecte de nos essais philosophiques et de nos fières utopies. Ce dessein est loin de ma pensée, et mes facultés altérées par l’âge ne me permettraient pas d’ailleurs de fournir une carrière où j’ai plus d’une raison de m’arrêter au premier pas. Les couleurs de ce temps-là, vivent encore éblouissantes devant le prisme de ma mémoire, mais j’éprouve depuis longtemps qu’elles pâlissent sous le pinceau et qu’elles meurent sur la toile. L’image reste dans l’optique, mais la lumière n’y est plus.

Croirait-on enfin ce qui me reste à dire ? Et croit-on, hélas ! ce que j’ai dit ?

Ch. NODIER.