Horace Walpole
Lettres de Horace Walpole, traduites par le comte de Baillon.
I
C’est une chose incroyable à quel point la tête française répugne aux ensembles. On a dit qu’elle n’était pas épique ; elle n’est pas synthétique non plus. Voici un traducteur qui, comme tout traducteur, adore l’homme qu’il traduit ; car, Dieu le damne ! il faut aimer diablement un homme pour se fourrer les pieds dans les sabots en plomb d’une traduction ; et ce traducteur, au lieu de nous donner la traduction intégrale de la correspondance d’Horace Walpole, ne nous en donne qu’un fragment. Il trousse son petit volume, — le petit volume cher à l’éditeur parce qu’il se vend bien et s’enlève, considération puissante sur le noble éditeur ! Horace Walpole était le premier épistolier de l’Angleterre, non pas seulement par le talent, mais par l’emploi de son talent… Il a écrit pendant quarante-cinq ans à la même personne, en coupes réglées, et il a dit de lui : « Ma vie n’a été qu’une longue lettre. »
Certainement, vous pensez — n’est-ce pas ? — qu’il serait très intéressant d’avoir sous sa main l’œuvre complète d’un tel correspondant, de faire le tour de cet esprit qui aimait à se révéler sous cette forme de lettres, véritablement magique ; car elle évoque et fait apparaître l’homme dans la palpitation de sa vie la plus intime, la plus instantanée et peut-être la plus involontaire. Eh bien, non ! vous ne l’aurez pas ! Vous pouvez aller vous promener ! Le titre même du livre vous en ôte l’illusion. Ce n’est pas ici la Correspondance de Walpole ; ce n’est que les lettres de Walpole à quelques amis, — et pour que la chose soit encore plus française dans l’incomplet et l’abrégé, choses déjà si françaises ! on a choisi exclusivement les lettres écrites de France et sur la France, et on les a traduites pour la France. On n’est pas plus Français !
Tel a fait le comte de Baillon. Je lui demande bien pardon du jeu de mots auquel il fait penser : il a bâillonné son sujet. Il pouvait nous donner tout Walpole ; il nous a donné un choix de Walpole. Il y a mis trop de friandise ou trop de sobriété. Il a écrémé la Correspondance. L’a-t-il même écrémée ?… Nous en a-t-il donné la crème ?… En est-ce la crème que ces Lettres sur la France, si ce n’est pour un chat français ?… N’y a-t-il pas d’autres lettres à saveur variées, aussi charmantes, aussi piquantes que celles-ci, et dont celles-ci nous donnent la curiosité et l’envie ?… M. de Baillon n’a voulu nous servir que du Walpole par petites tranches. Il dole avec une cuiller à café la glace panachée qu’il a devant lui et nous en offre la dolure du bout de la cuiller, comme un papa à de petites filles gourmandes et qui leur dit : « Mesdemoiselles, vous n’aurez que cela. » Voyons, du moins, ce que nous avons !
II
Et j’ai raison avec ma glace, car Walpole en est une, — exquise, je le veux bien, mais c’est une glace. Son esprit est un fruit brillant, amer et glacé. De toutes les qualités qui lui manquent, et il y en a beaucoup qui lui manquent et je vous dirai lesquelles (jamais plus riche ne fut plus indigent), celle qui lui manque assurément le plus, c’est la chaleur. Il est étincelant et coupant comme un glaçon. Il a les dentelures et les arabesques brillantes de la gelée sur les vitres, mais la chaleur ne lui vient et il ne la donne aux autres que par la sensation du froid… Horace Walpole a la froideur de l’Anglais et de la plaisanterie anglaise, et il en a encore une autre bien supérieure à celle-là : il a la froide plaisanterie du dandy. Car ce fut un dandy, Horace Walpole, un dandy inconscient, mais positif ; et quoi de plus positif qu’un dandy, dans sa légèreté et sa superficialité même ? Il était un dandy d’attitude, de diaphragme, de nature, parce qu’on est dandy comme on est gentilhomme. On naît dandy. On ne le devient pas. Tout au plus on le parachève en soi, on l’accomplit. Mais on ne se fait pas plus dandy qu’on ne se fait poète ou — selon Brillat-Savarin — rôtisseur !
Je sais bien qu’ils n’étaient pas nés encore, alors, les dandys, au temps de Walpole, mais ils allaient naître. On n’en était encore en Angleterre qu’aux macaronies qui les précédèrent, Nash trônait à Bath. Brummell n’était pas levé, cette aurore boréale du dandysme dans sa neige ; car le dandysme, c’est le Nord. Le Midi, l’Italie, l’Espagne, l’Orient, ne le connaissent pas. Horace Walpole est le précurseur immédiat de Brummell, qui, lui, — je l’ai dit dans sa Vie, — ne fut absolument qu’un dandy, sans un zeste de plus, — un zeste des citrons dont il faisait du punch ! De naissance, Walpole était presque un grand seigneur. Il était fils de ministre, de ce Robert Walpole, le Robert-le-Diable de la corruption, qui savait le taux des consciences de son temps et qui les achetait, ces laides filles, comme si elles avaient été belles et qu’il eût été un marchand turc… Horace Walpole était un lettré sur toutes les coutures. Il avait l’intérêt des lettres. Il avait l’intérêt des jardins, — une manie des riches de son époque ! Il avait l’intérêt de beaucoup de manies : il avait l’intérêt des petites boîtes, des bagues, des tableaux, des estampes, du bibelot enfin, comme on dit maintenant, et qui est devenu la manie aussi de ce pauvre vieux xixe siècle, lequel niaise avec tous ces osselets comme Ferragus idiot avec le cochonnet, dans Balzac. Pour que le dandy pût apparaître en Walpole dans toute sa pureté, il aurait fallu que tous ces divers genres d’intérêt se détachassent de lui comme des eschares, et aucun ne s’en détacha. Il resta pris, figé, enseveli là-dedans. Pâté d’ortolans, en fait d’esprit, dont les manies faisaient la croûte, il est mort enveloppé dans ses manies comme une momie (qu’il était devenu) en ses bandelettes. Il a vécu une vie pleine de jours, comme dit la Bible, et il a eu beau faire le dégoûté, le hautain, le railleur avec soi-même et avec les autres, dans ses lettres, il ne l’était pas tant que cela ! Il n’était blasé, ni ennuyé, ni nonchalant, comme il s’en vante.
Que de choses il faisait ! Il faisait une tragédie monstrueuse, qu’auraient vomie tous les théâtres. Cela s’appelait la Mère mystérieuse. Il paradoxait sur Richard III, aussi monstrueux que sa tragédie ! Il écrivait le Château d’Otrante, le premier œuf de cette noire couvée qu’Anne Radcliffe, imitatrice comme toute femme, a, depuis, pondue. Il latinisait, comme Trissotin, sur la maison de son père : Ædem Walpolianam. Poète, historien, romancier, auteur dramatique, et finalement imprimeur pour s’imprimer soi-même, comme il a été son propre majordome et son propre concierge à lui-même dans son baroque château, chinoisement gothique, de Strawberry-Hill, cette espèce d’éléphant en porcelaine dont il fut, jusqu’à son dernier jour, l’orgueilleux cornac. Dégoûté, lui ! Mais il ne cessa, toute sa vie, de chiffonner, de brocanter, de flâner aux boutiques de curiosités, de calliborgner aux vitrines !… Côté très inférieur dans sa personne pour un dandy, c’est-à-dire pour un homme qui sent en soi quelque chose de plus grand que ce qui se voit et qui doit avoir le beau don naturel de l’indifférence ! Et cependant, malgré tout cela, malgré le curieux, le flâneur, l’antiquaire, l’auteur, l’amateur des jardins et des tabatières, et des petits pois, il y avait en lui fibre de dandy, — fibre de dandy qui se moque bien de tous les systèmes nerveux et même du sien, de tous les étonnements, de toutes les émotions. Madame Du Deffand, qui l’aimait trop, disait qu’il avait le fou moquer, comme elle aurait dit le fou rire. Mais elle n’y voyait goutte, la clairvoyante ! Il n’y avait rien de fou, rien d’effréné, rien de nerveux dans les moqueries d’Horace Walpole. Il n’y avait que la chanterelle de l’ironie sur laquelle il jouait avec un archet de fils d’acier fin, et c’est cette chanterelle, qu’on entend perpétuellement dans sa correspondance, et qui plaisait tant à Lord Byron, lequel savait jouer aussi sur cette chanterelle, mais avec un bien autre archet !
Et de fait, Byron, le jaloux des gilets de Brummell, l’auteur du Don Juan et du Beppo, et qui jouait sur cette petite chanterelle comme Paganini sur sa seule corde, avait en lui du dandy, comme Horace Walpole ; mais Byron était un dandy dans un poète, et la flamme céleste du poète dévorait sans cesse le dandy toujours renaissant dans ses lettres, commentaire singulier de ses poèmes ! Le poète, chez Byron, était plus fort que le dandy, tandis que dans les lettres de Walpole rien n’est plus fort que le dandysme, et on se demande ce qu’elles seraient, ces lettres, sans cet accent dandy qui y vibre et qui y circule ! Les lettres d’Horace Walpole vivent encore et vivront. Le reste de son œuvre est maintenant à tous les diables de l’oubli, les seuls diables qui se tiennent tranquilles ! Mais, sans le ton dandy de ces lettres, que seraient-elles ?… Pompons et fariboles ! Du cailletage, moins aimable que celui de Madame de Sévigné, cette perruche inouïe, qui a un style de génie dans sa petite tête de perruche ! C’est ce ton dandy, c’est ce fumet si particulièrement anglais, qui permet à Walpole de se passer impunément de tout ce qu’il n’a pas ; car, outre la chaleur absente, il n’a ni le mouvement, ni la rondeur, ni l’abandon, ni le flou, ni les grâces relevées ou tombantes, ni les flamboiements d’imagination qu’a, par exemple, le prince de Ligne, qui était un épistolier comme lui, un auteur comme lui, un châtelain comme lui, un jardinier comme lui, et qui eut le génie des lettres, quoiqu’il n’en ait pas écrit autant que lui. Walpole, l’humoriste anglais, n’a rien de ce fantaisiste éblouissant, incroyablement belge et autrichien, mais bohème et hongrois plutôt, ce brillant hussard de la correspondance, aux fleurs roses de la gaieté la plus charmante qui ait jamais fleuri un kolback ! Walpole n’a point de ces dons entraînants. Il est trop anglais pour être gai, même quand il rit, même quand il dit avec mélancolie : « Je veux mourir le jour où je ne trouverai plus quelqu’un pour rire avec moi. »
Car on ne rit point avec lui ; on sourit peut-être, et c’est tout ! Le rire de Walpole ne se partage pas ; il n’est ni contagieux, ni sympathique. C’est un rire de misanthrope. À chaque instant, Walpole se pique d’être misanthrope ; mais c’est de la misanthropie née dans les salons du xviiie
siècle, c’est de la misanthropie… au pastel ! « Tous les hommes se ressemblent, — dit-il, — et comment se fâcher contre tout le monde ?… »
Nous voilà bien loin de la misanthropie de Swift. Walpole est autrement fin que Swift, autrement distingué, autrement homme du monde. Au fond, cependant, peut-être ne valait-il pas mieux. Comme Swift, qui fut affreux, à plus de cinquante ans, comme un vieux homme à bonnes fortunes, avec les deux femmes qui l’aimèrent et dont il brisa le cœur par une férocité d’égoïsme qui le déshonora, Walpole a été cruellement dur avec l’unique femme qui l’ait aimé et dont l’amour, le seul amour octogénaire qui ait jamais existé dans l’histoire des cœurs, exalta, humilia et inquiéta tout à la fois ses mille vanités de dandy. Il eut avec cette femme, dont il dit qu’elle lui faisait croire l’âme immortelle, la fameuse main de fer dans du velours, et quelquefois avec des déchirures au velours. Madame Du Deffand parle, dans une de ses lettres, « des premiers mouvements de sensibilité qui la ravissaient en Walpole ».
Elle a pu savoir ce que c’était que les seconds ! Walpole n’était pas meilleur à aimer que les dandys, tous plus ou moins bourreaux. La femme ne lui dit presque rien. Il ne s’en soucie que pour le monde et la causerie. Il n’a peut-être jamais aimé de femme que Madame de Sévigné, mais c’était d’un amour littéraire, avec un platonisme forcé puisqu’elle était morte, heureusement pour lui ! car elle n’avait pas l’âme plus passionnée que lui :
Et corsaires à corsaires,Tous les deux s’attaquant font bien mal leurs affaires.
Dans la correspondance publiée par M. de Baillon, Walpole, entouré des plus délicieuses femmes de France, qu’il met, pour ce qu’il en veut faire, bien au-dessus des hommes de leur temps, n’en voit qu’une qui le fait rêver ou dont il voudrait rêver pour une nuit, et, le croira-t-on ? c’est une religieuse de quarante ans, une Madame de Cambis,
belle comme une Madone
(dit-il) sous sa guimpe et sous son bandeau, et entraperçue une minute, dans une visite de curiosité à Saint-Cyr. Mais c’est l’histoire du méchant dans les Psaumes, que cette rêverie :
Je n’ai fait que passer. Il n’était déjà plus !
III
Et voilà ce qu’il fut à peu près, Walpole ! Voilà ce que les nouvelles Lettres publiées nous montrent de cet homme, qui avait en lui du signor Pococurante, du cousin Pons, alors inconnu, et du dandy qui commençait à poindre. Il passa sa vie à se moquer de sa vie et à n’en rien changer. Moquerie vaine ! Il était perpétuellement occupé à se regarder dans les lettres qu’il ne cessait d’écrire ; car les lettres que nous écrivons sont nos miroirs ! Narcisse mécontent, qui disait du mal de sa figure avec coquetterie… « Squelette je suis né, — disait-il, — squelette je suis, et la mort ne me changera pas… »
Ce squelette, il l’enveloppait dans un costume complet couleur de lavande, la veste, avec un mince filet d’argent ou de soie blanche, brodée au tambour, des bas de soie œil de perdrix, des boucles d’or, des manchettes et un jabot de dentelles, ce qui, pour un squelette, n’est pas trop mal !
Dans le monde des dernières années qu’il passa à Paris, on le comparait au duc de Richelieu, dont il a laissé un impitoyable portrait, en deux à trois touches. « Mais je ne lui ressemble — écrivait-il — que par les rides. »
Le plus grand malheur de sa vie furent ces rides-là et la goutte, une goutte anglaise comme son dandysme ! Cette goutte, qui le prit de bonne heure comme Pitt, et l’envahit des pieds aux mains, n’empêcha que fort peu sa main d’écrire. C’était un petit homme solide, très pâle cependant, au rire étrange et forcé, et gastralgique comme sa gaieté. Il prétendait qu’il renfermait plus de craie que de muscles dans sa mince personne, et cette idée de craie, rapprochée de l’idée de sa gaieté froide et forcée, fait penser à ces clowns anglais qui s’en barbouillent et qui rient, comme par ressorts, sous ce masque blanc…
« Je sais maintenant comment je finirai, — écrit-il à Lady Ossory, le 16 janvier 1785. — Comme je ne suis plus qu’une statue de craie, je m’émietterai en poussière. Alors le vent dispersera toute ma personne du haut de ma terrasse, et la vieille Marguerite — (sa servante) — pourra dire aux personnes qui viendront visiter la maison :
Un matin, nous l’avons perdu,Sur la colline accoutumée ! »
C’est la seule fois qu’il ait parlé de lui avec cette poésie, digne de l’ancien ami de Gray ; car il avait été lié avec le divin poète du Cimetière de campagne. Ils avaient été élevés au même collège. Ils s’étaient écrit bien longtemps, puisque c’était sa manière de vivre. Un moment, la vie les avait séparés, mais ils s’étaient rapprochés par la force des premières années, qui décident toujours des dernières dans nos pauvres cœurs, si craie soient-ils ! En 1771, Gray était mort « J’ai bondi, — écrit Walpole au révérend William Cole, — j’ai bondi sur mon fauteuil à cette nouvelle. Un boulet de canon ne m’aurait pas plus surpris. »
On aurait dit que ce boulet de la mort de Gray, qui n’était que d’un an plus âgé que lui et qui mourait de cette terrible goutte dont lui, Walpole, devait aussi mourir, avait, du coup, commencé la dissolution qu’il prévoyait de cette craie qu’il était devenu sous les méchancetés de la douleur et de la vie, — ou qu’il avait été toujours !
IV
Et, en effet, je le crois bien qu’il était né craie, de substance ! Il avait peu d’âme. C’était un égoïste du xviiie siècle. Il en pleuvait, des égoïstes, au xviiie siècle ! Sa supériorité, très réelle, était toute en esprit, mais, sentimentalement, il n’avait nul charme. Il était sagace et pénétrant et disait bien ce qu’il avait vu, dans une langue originale, imagée, épigrammatique, d’un tour bien à lui. Il avait le portrait et le trait. Sa Correspondance en fourmille. Dupe souvent de son faux goût en art, s’il se trompe souvent sur un tableau ou sur un vase, il se trompe rarement sur les hommes. Les spectacles que lui avait donnés Robert-le-Diable, son père, lui avaient appris à les mépriser. Il avait renoncé de bonne heure au plaisir de les rencontrer sur la terre plate de la politique, pour ne plus avoir affaire à eux que là où ils étaient moins dégoûtants et moins malpropres, — dans la tenue obligée de gens du monde et sur le parquet des salons. Moraliste mondain, observateur de société, il en savait les petites lois et les grands ridicules, — et, puisqu’il s’agit de ses Lettres écrites de France et sur la France, il porta sur les hommes et les choses de la société de ce pays des jugements presque toujours justes et que l’amabilité et l’engouement dont il fut l’objet à Paris ne firent jamais fléchir. Mais si c’est par patriotisme que M. de Baillon a choisi ces Lettres pour les traduire, c’est du patriotisme qui se sera joliment trompé !
On n’a jamais jugé▶ plus cruellement le xviiie
siècle. Horace Walpole en est le peintre le plus terrible, cet incisif léger ! Les philosophes, qui, à cette époque, commençaient de régner sur les peuples un peu plus que les rois, ne lui firent pas la moindre illusion. Il les méprisa dès qu’il les vit. Il les trouva ce qu’ils étaient,
insolents et mal élevés
… et,
folie pour folie
, dit-il, il leur préféra les jésuites. Il allait pourtant intimement dans la maison de Choiseul ! Ces effroyables pédants de philosophes avaient tourné le sang à la France et remplacé sa gaye science par la science ennuyeuse. C’était le temps, dit-il, de la
gravité en conscience
. Lui qui sortait de l’Angleterre, que, par parenthèse, il n’aima jamais qu’à Paris, pour se débarbouiller de la politique, du spleen et du cant, il fut presque attrapé, ce dandy ! de retrouver à Paris les discussions et Richardson : « Je nous croyais déchus, — écrit-il, — mais les Français le sont cent fois plus que nous. L’odieux Rousseau les intéresse et Marivaux les ennuie. Crébillon le fils est démodé. »
Lui encore, qui avait appris ce qu’il savait de français dans les adorables Mémoires du comte de Grammont, édités d’admiration par lui, il se demande où, dans l’empâtement philosophique universel, s’en était allée la délicieuse et ancienne vivacité française, cette furie qui gagnait les batailles de l’esprit comme les autres ! « Si on excepte — mandait-il — l’étourderie des mousquetaires et deux à trois petits maîtres impertinents, les Français me semblent plus inanimés que les Allemands. Charles Townsend, à lui seul, a plus de sel volatil que toute cette nation. »
Et il ajoutait, plus galamment pour lui que pour nous : « Si j’ai la goutte l’année prochaine et si elle me met tout à fait à bas, j’irai à Paris pour me trouver à leur niveau. »
Les hommes lui paraissaient inférieurs même aux femmes. « Ils nous ont envoyé — (en ambassade) — ce qu’ils avaient de mieux, le duc de Nivernois. »
Quel étiage ! « Le duc de Nivernois qui n’avait pas — (dit-il ailleurs) — plus de vitalité qu’un enfant gâté malade… »
S’il trouvait les femmes plus sensées, c’est qu’il les ◀jugeait — et peut-être un peu trop — à travers Madame Du Deffand, qui avait certainement plus de raison et de piquant en son petit doigt de vieille fée que tous les encyclopédistes dans leurs abominables caboches ! Encore une fois, ces Lettres de Walpole — et c’est leur bon côté — sont mortelles au xviiie
siècle, et c’est peut-être pourquoi le xixe
en a si peu parlé depuis qu’elles sont publiées. Elles arrachent au xviiie
siècle, dont la philosophie et les mœurs sont maintenant estimées ce qu’elles valaient, sa dernière loque de considération intellectuelle, — la considération de l’esprit qu’il avait encore ! Seulement, l’homme qui n’est dupe de rien, dans Walpole, l’est des deux faux bonshommes Turgot et Malesherbes, comme tous les niais du temps le furent. Il finit par là sa Correspondance, ce qui prouve qu’il n’a pas de venin dans la queue, venenum in cauda. Triste chose ! il y a dans tout homme d’esprit un tendon d’Achille, et nous ne sommes jamais trempés assez avant dans le Styx du mépris pour qu’il n’y ait pas toujours en nous une petite place où ne puisse atteindre la flèche d’une bêtise.
Mais on n’en meurt pas, comme Achille de celle de Pâris ! Horace Walpole reste un homme d’esprit, malgré ses opinions sur Turgot et Malesherbes, et ses Lettres le renseignement le plus vrai, le plus amusant et le plus cinglant contre la dernière moitié du xviiie siècle. Il sera compté dans la littérature épistolaire et mis très haut, j’ai dit pourquoi… Mais si haut qu’il soit mis parmi les épistoliers de son siècle, il en est trois — Voltaire d’abord, puis le prince de Ligne, et enfin Madame Du Deffand elle-même, — qui doivent passer bien avant lui.