Le comte de Gobineau
La Renaissance.
I
Ce livre n’est pas une nouveauté par la date ; mais c’en est une par le talent. Il n’est pas d’hier ; mais il sera de demain. Et voilà pourquoi je veux en parler aujourd’hui. Dans l’indigence de la pensée publique qui se rue si badaudement aux Expositions, et le néant des œuvres qu’on publie, la Critique est heureuse de pouvoir, en se retournant, mettre la main sur un livre resté dans l’obscurité de son mérite, — le destin, d’ailleurs, de tout ce qui est élevé en littérature. Ce livre du comte de Gobineau, quand il le publia, a fait moins d’effet sur le pauvre public qu’on patine avec des journaux, que Le Bouton de rose, par exemple, de l’odoriférant M. Zola, ou les Mémoires d’une jeune femme, par une autre, de talent déjà vieille, et qui s’appelle M. Octave Feuillet. Indépendamment du sérieux d’un livre qui n’est pas au niveau de tous les esprits, il y a peut-être une autre raison encore du peu de bruit que le livre du comte de Gobineau a fait. L’auteur, qui a toujours beaucoup voyagé et qui a vécu depuis à l’étranger, avait le charmant dandysme d’abandonner ses livres à eux-mêmes et de n’y plus penser, quand ils étaient publiés. Stendhal aussi, eut cet élégant mépris des mendicités de la réclame et des petites organisations du succès. On se le rappelle, quand l’auteur de Rouge et Noir et De l’amour avait produit quelque chef-d’œuvre, il décampait de Paris comme s’il avait craint l’explosion d’un pétard. Et pourtant, il pouvait être bien tranquille, si c’était une explosion qu’il craignait ! car, excepté La Chartreuse de Parme, qui éclata tout à coup, un jour, du fond du silence dans lequel elle était enveloppée, parce que, de sa plume qui pouvait tout allumer, Balzac avait mis le feu à la mèche, les livres de Stendhal étaient trop raffinés et trop profonds pour avoir un succès bruyamment immédiat. L’auteur de La Renaissance n’était pas dans les mêmes conditions de talent que Stendhal, et je vais dire tout à l’heure en quoi il en différait, mais il était peut-être dans des conditions d’existence et de manière de sentir assez analogues. Il n’avait pas plus que Stendhal cette fringale de publicité dont se tordent et se meurent les médiocrités et les vanités de ce temps, et même il riait de cette colique. Il croyait qu’un livre trouve toujours sa place, dans un temps donné, sans qu’on prenne tant de peine pour la lui faire, et que — sans être un Moïse et la Critique une fille de Pharaon pour le ramasser — le livre, exposé sur le fleuve de la publicité, aborde toujours là où il devait aborder.
C’est peut-être là beaucoup d’optimisme, mais c’était son idée. Optimisme et fatalisme mêlés ! Mais, que voulez-vous ? il n’avait pas pour rien vécu si longtemps en Orient, cet homme qui a fait des livres comme le plus vif, le plus fringant, le plus spirituel des Occidentaux. Quoique occidental par la verve, Gobineau, quand il parlait de lui, prétendait qu’il était devenu en Orient légèrement derviche. Pour avoir vécu avec eux, il avait pris un peu de la sagesse des derviches, qu’il appelle des sages, et même de l’art des derviches tourneurs, qu’il appelle de grands artistes ; car s’il y a un homme qui ait jamais tourné dans ce monde qui tourne, c’est lui, le comte de Gobineau, diplomate toute sa vie : en Perse, en Suède, au Brésil, partout, et montrant partout, sans cesser de tourner, — ce brillant valseur diplomatique ! — les facettes d’un esprit taillé à facettes comme un diamant, et qui rayonne dans tous les sens où l’esprit d’un homme puisse rayonner.
C’est, en effet, et de fait, un diplomate. De fonction, il l’a été vingt ans et plus. Nouveau rapport avec Stendhal. Seulement, peut-on vraiment dire que Stendhal fût un diplomate, avec son malheureux petit consulat d’Italie ?… Il aurait pu l’être, certainement, et monter aux plus hauts emplois de la diplomatie. Il aurait eu le perçant du grand diplomate, la tenue correcte, l’empire sur lui-même et sur les autres, le silence, qui est une cuirasse et une visière de casque, et la séduction volontaire et calculée… Certes ! l’homme qui a pensé Julien Sorel et l’abbé Fabrice, parce qu’il était ces deux hommes, qui, du reste, n’en font qu’un, avait sous la peau du marbre dont les diplomates doivent être faits, comme les statues. Il l’eût été mieux que personne avec ce sang-froid, ce machiavélisme et ce diabolisme d’esprit auxquels son ministre, Guizot, qui ne fît de lui qu’un consul, évidemment ne comprenait rien. Mais voilà les jeux et les inconséquences de la destinée ! il ne le fut pas. Son petit consulat fut comme une stalle de chanoine où ses facultés de diplomate purent dormir… Et Gobineau, l’esprit le plus chaud que j’aie connu, l’homme qui avait le plus de verve, de profusion intellectuelle, d’expression en dehors, — poète, même en vers, — artiste, même de main, — toute sa vie, en a été un. Ah ! je suis convaincu qu’il en a été un très distingué et très excellent, mais ses facultés, à lui, étaient-elles naturellement diplomatiques ? Ne débordaient-elles pas sa fonction ?… Ne faisait-il pas mentir la tradition et le préjugé ?… Avait-il le boutonné de son état ?… Avait-il la stricte tenue de ces Silencieux aux monosyllabes d’éclairs quand ils parlent, de ces Sphinx qui se font partners, les uns aux autres, au whist muet de la diplomatie ?… Stendhal pouvait pincer cette bouche si ferme qu’on voit dans ses portraits, et garder par derrière sa tête, comme dit Pascal, ces observations qui avaient chez lui l’aigu du stylet. Il était un diplomate-né… Quand, en Russie, il se rasait, le matin, comme à Paris, dans les horreurs de cette retraite où les hommes, — des héros ! — abrutis et démoralisés, tombaient la face dans la neige, la boue et les excréments de toute une armée sans avoir le cœur de se relever, il était un diplomate : il faisait de la diplomatie contre le désespoir ! Quand, sur le tard de sa vie, ce mâle portail un corset sur son torse d’Hercule et teignait ses favoris, comme Maxime de Trailles, dans Balzac, il faisait de la diplomatie contre la vieillesse, — de même que Mazarin, qui mettait du rouge sur ses joues mourantes, en faisait, lui, contre la mort !… Stendhal avait (je l’ai entendu), comme Talleyrand, la grâce des anecdotes, cette distillation d’histoire, faite, goutte par goutte, dans l’esprit des fins, par les superfins. Mais le comte de Gobineau, ce n’est plus cela. C’est l’expansion ; c’est l’ouverture ; c’est la chaleur. C’était la conversation par nappes d’idées et de bien dires, c’était une de ces conversations qui font penser à celle de Diderot. Or, j’admets bien que le satrapesque Rubens, ce Magnifique de la Peinture, ait été un ambassadeur ; mais Diderot aurait-il pu l’être ? Cependant, Gobineau l’a été. Mais que de choses avec !… Il a été poète, historien, érudit, voyageur, fantaisiste, moraliste, numismate, antiquaire. Il a écrit le poème d’Amadis, qui malheureusement n’est pas un chef-d’œuvre, mais dont l’inspiration, du moins, est poétique. Il a écrit l’Histoire des Perses. Il a écrit Céphalonie, Naxie et Terre-Neuve. Il a écrit Les Pléiades. Que n’a-t-il pas écrit ! Et aujourd’hui, c’est La Renaissance que nous allons examiner.
II
La Renaissance, — comme son titre le dit, — c’est de l’histoire. Mais ce n’est pas de l’histoire décrite et jugée▶ par un historien qui vient derrière les faits, qui en prend la mesure, les interprète, les glorifie ou les flétrit. C’est déjà beau et difficile que cette manière d’écrire l’Histoire, et l’homme qui réussit à l’écrire est aussi grand qu’elle. Tacite vaudrait tous les Césars du monde, s’ils étaient de grands hommes et qu’il les racontât… Monstres au lieu d’être de grands hommes, il est, lui, à les raconter, un prodige, comme ils sont des monstres. Il est en équation sublime, par l’histoire qu’il en écrit, avec leur monstruosité, leur infamie ou leur bassesse. Cela est difficile et c’est grand. Mais il y a, selon moi, une histoire encore plus difficile à écrire, et dont les historiens sont plus rares que les Thucydide, les Tacite, les Salluste et les Machiavel. C’est l’histoire faite par des historiens comme Shakespeare, dans ses Chroniques d’Angleterre mises au théâtre (mais la place n’y fait rien), et Montesquieu, par exemple dans son Dialogue d’Eucrate et de Sylla. Ce sont des historiens non plus de derrière les faits, mais du fond des faits ; des historiens qui osent faire penser et écrire l’Histoire par ceux mêmes qui l’ont faite ; qui, par une merveilleuse intuition rétrospective, la prennent à la source humaine dont elle est sortie, — dans la conscience révélée de ceux qui l’ont créée ; qui se mettent enfin, sans façon, sur les épaules, la tête de Sylla ou de Richard III, et parlent par leur bouche comme ils auraient parlé eux-mêmes, s’ils avaient voulu se faire comprendre et expliquer leurs actes à la Postérité… Ah ! pour ceux-là, quand ils réussissent, ils sont patiemment les plus grands. Ah ! ce qu’ils font la est autrement difficile que de décrire une action, quand même on la décrirait divinement, et d’appliquer sur elle et sur ceux qui la commirent le laurier de la gloire ou le fer rouge du châtiment. Seulement, pour cela, il faut réussir. Des scènes historiques qui ne sont que de l’imagerie historique, des découpures de personnages avec la petite couleur locale appropriée, ne valent pas la plus médiocre narration ou le plus médiocre jugement d’un historien quelconque ; car une narration et un jugement sont, après tout, des choses viriles, et des scènes historiques qui ne sont pas des chefs-d’œuvre ne sont que de la puérilité. Le malheureux et oublié Vitet a fait autrefois des Scènes historiques, Rémusat, son digne collègue à l’Académie et dans l’oubli, en a fait aussi. Le premier a écrit Les États de Blois, pour les petits garçons romantiques de 1830. Le second, un Abélard et une Saint-Barthélemy publiés dernièrement. Abélard, une honteuse bouffonnerie ; car elle ne fait pas rire et manque son coup, même comme bouffonnerie ! La Saint-Barthélemy, évocation moins impuissante, où un peu d’esprit, emprunté aux mémoires ou aux pamphlets protestants, pétille, tisonné par les pincettes d’un vieux bonhomme qui, comme Guizot, montre à ses petits-enfants la lanterne magique historique — comme on leur montrerait les vaches noires dans le feu — pour les amuser, mais aussi pour nous montrer, à nous, que, pour écrire des scènes historiques, un peu d’esprit ne suffit pas.
Beaucoup même non plus, — et Gobineau en a cependant beaucoup. Mais il a de plus l’érudition exacte, certaine, immense, et, par-dessus toutes les qualités qui concourent à l’ensemble et au détail d’un livre comme le sien, la divination historique, — ou mieux encore : la faculté du poète dramatique, la faculté d’entrer dans la peau, la cervelle et les entrailles d’une personnalité historique. Et ne l’eût-on que pour une seule personne, cette faculté, ce serait déjà glorieux ! mais Gobineau l’a pour toutes. Ses Scènes historiques, qui embrassent tout le cintre de cet Arc de triomphe de la Renaissance élevé à l’Antiquité par l’Italie, sont divisées en cinq parties qui en sont comme les bas-reliefs, — de puissants et magnifiques bas-reliefs. Ces cinq parties portent chacune un de ces noms sous lesquels toute l’Italie de la Renaissance a palpité, et qui, à cette distance, la font palpiter encore. C’est Jérôme Savonarole, — César Borgia, — Jules II, — Léon X, — Michel-Ange. C’est l’Italie et c’est le monde tout entier, passant par l’Italie ou tressaillant électriquement à chaque tressaillement de l’Italie. Mais, quoique ces noms soient bien retentissants et bien pleins, et même pleins de ces choses restées mystérieuses pour l’Histoire et que l’auteur de La Renaissance pénètre et dévoile, ce n’est pas seulement ces cinq personnalités, qui semblent de leur grandeur agrandir l’Italie, que le comte de Gobineau nous a fait parler, mais c’est toutes les personnalités éclatantes, à différents degrés d’éclat, ou vulgaires, qui fourmillent dans l’histoire de cette époque ressuscitée de 1492 à 1559. Et c’est là ce que je me permets d’admirer.
III
Il est des scènes dans ce livre d’une beauté absolue, mais les moins belles sont encore tout ce qu’elles doivent être. Elles ont, quelles qu’elles soient, la toute-puissance de la réalité. C’est l’Histoire qui apparaît, remue, se voit, et même s’entend, comme dans cette glace enchantée dans laquelle les Sorciers — disent les Croyances populaires — font voir les choses absentes dans le présent, mortes dans le passé, et inaccomplies dans l’avenir… Gobineau est un de ces sorciers-là. Le charme est complet. Quand l’auteur de La Renaissance fait parler un de ces personnages dont on ne voit que l’action morte dans les autres histoires, il le fait positivement renaître, et son livre mérite d’être appelé Renaissance deux fois. L’imagination ne peut pas supposer une minute qu’il ait pu parler autrement. C’est le tour de force du poète dramatique accompli ; et encore le poète, dans l’intérêt qu’il veut produire, idéalise autant qu’il le peut. L’auteur de La Renaissance n’idéalise jamais, et ce n’est pas pourtant le sentiment de l’idéal qui lui manque ! La poésie ressemble, d’essence, au masque du théâtre antique, qui amplifiait les proportions du visage humain. Mais il n’y a ici que les proportions du visage historique. Pour se faire bien comprendre, il faut en revenir sans cesse à l’image de la glace, de cette glace d’une si belle eau et dont le seul enchantement — comme pour les cœurs — est d’être très pure et très fidèle.
Et celle-ci est soumise naturellement aux conditions de sa nature ; les glaces n’ont pas d’opinion et les miroirs sont impassibles. Mais quand on voit si clair, mais quand on représente si clair en Histoire, on a donné son opinion sans l’exprimer, et on la voit à travers cette clarté. À part la grandeur de l’expression, qu’il faut épique parfois, quand on fait parler, par exemple, des hommes comme Michel-Ange et comme Jules II dans le registre colossal de leur voix, au moins, la tonalité de cette voix, l’imagination la connaît et sur elle ne peut se méprendre. Mais il est, dans l’Histoire, de ces voix que les cris de la passion, du préjugé ou de l’ignorance ont couvertes, et qu’il faut aller chercher sous tous ces cris, pour les faire distinctes. Il y a, dans l’Histoire, de terribles personnalités troubles, que le devoir de l’Historien est de clarifier… — Or, — puisqu’il s’agit d’eux dans le cadre du livre de Gobineau, — Alexandre VI, César et Lucrèce Borgia, sont de ces personnalités troubles par elles-mêmes ou troublées, par les autres, et que l’auteur de La Renaissance a replacées dans l’accent juste de leur propre voix.
IV
Et ceci, pour le dire en passant, est une des choses les plus intéressantes de ce livre sur La Renaissance. L’auteur a résolu à sa manière ce qui est encore une question historique à cette heure, et il l’a résolue sans avoir l’air d’y toucher. Toujours la glace ! Il a fait voir, au lieu de raisonner et de discuter. Cette question des Borgia, qu’on n’agite si fort que parce que, en l’agitant, on croit compromettre l’Église, a été reprise dernièrement dans les deux sens où l’on peut la prendre. Un livre que j’ai signalé quand il parut et qui a manqué à ses promesses en s’interrompant, le livre du Père Olivier, le dominicain, avait été entrepris pour la purification historique d’un homme que Voltaire lui-même :
Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête !
avait trouvé par trop calomnié… Mais, par ordre — m’a-t-on conté — de ses supérieurs, le Père Olivier a été obligé de s’arrêter au tiers de son œuvre, — et il ne nous a purifié que Lucrèce :
Si méchamment mise à mal par Hugo !
Les Pères dominicains n’ont pas voulu qu’on réhabilitât, si possible était, la mémoire du Pape qui avait touché à la robe blanche de Savonarole le dominicain, le Luther d’avant Luther, le Calvin d’avant Calvin, le Jansénius d’avant Jansénius ; le précurseur, enfin, de cette diabolique Trinité ! Avant le Père Olivier, onctueusement prié de se taire :
Tout doux ! un amené sans scandale suffit !
des historiens, même parmi les ennemis de l’Église, avaient cherché le vrai sous le faux dans cette question de la personnalité des Borgia ; et voici qu’il se trouve que, grâce à la glace historique du comte de Gobineau, qui réfléchit si exactement et si lucidement les choses, la question embrouillée reçoit du jour. La Lucrèce Borgia des Scènes historiques, comme dans le livre du Père Olivier, y est complètement justifiée.
Elle y est humaine, touchante et chaste. C’est une veuve fidèle, soulevée d’indignation et de larmes contre l’ambition de la famille dont elle fait partie, — surtout contre celle de son frère César, qui, de ses crimes, — car il en fit, lui ! — a éclaboussé tous ceux d’une race dont il est probablement le seul grand coupable. Dans les Scènes historiques de Gobineau, l’ambition des Borgia a dit son secret dans le langage d’Alexandre VI. Ce n’est point comme Pape qu’il y parle, parce que, comme Pape, il n’avait pas besoin d’y parler, puisque lui, Alexandre, comme Pape, doctrinalement, n’a jamais été incriminé. Dans la superbe scène avec Lucrèce qui commence la première partie de La Renaissance, Alexandre juge, il est vrai, l’ambition de son fils avec trop d’entrailles paternelles et cette admiration politique qui ôte ordinairement les entrailles à ceux qui en ont, excepté, apparemment, aux pères pour leurs fils. Dans la partie des Scènes intitulée : César Borgia, c’est encore la domination voulue de César, et non les excès et les vices de César, que Gobineau fait agir et parler. Or, si les moyens de cette ambition, — qui furent les moyens employés par toutes les ambitions de l’époque que Gobineau a réfléchie dans sa glace historique, — si ces moyens furent répréhensibles, et le comte de Gobineau les montre tels, il faut se rappeler cependant que cette ambition voulait la force temporelle de l’Église, l’indépendance de l’Italie vis-à-vis des nations étrangères, l’abaissement des Maisons féodales, — qui a toujours fait la gloire de ceux-là qui les abaissèrent en vue de cette vérité politique (qui est la seule peut-être) ; l’unité du pouvoir, — l’écrasement enfin du Condottierisme, le fléau le plus épouvantable de cette époque. Et on pourra trouver cette terribilité d’ambition quelque peu diminuée par tant de grandeur !
V
Voilà ce que la Critique historique qui discute, pourra, par surcroît, tirer encore du livre de Gobineau, qui ne discute pas. Mettons cela de plus au bilan de ce livre, dont j’ai dit la supériorité. J’aurais voulu la prouver par des citations, mais on n’étrangle pas des scènes qui ont l’envergure de celles-là. — Concluons. Dans son livre de La Renaissance, le comte de Gobineau a fondu, pour faire un livre impersonnel, toutes les facultés divergentes de la plus complète individualité. Le poète, l’historien, le savant dans tous les genres, l’homme surtout qui a pratiqué toute sa vie les hommes et les choses de la politique, ont contribué à faire et à parfaire ce livre de La Renaissance. Ce qui distingue particulièrement son auteur, c’est l’encyclopédisme de ses connaissances et la force élastique de l’esprit qui s’en sert. Après toute une vie de voyages, d’affaires et d’études et de travaux dont j’ai signalé plus haut quelques-uns, le comte de Gobineau, qui vient de nous donner ce kaléidoscope lumineux et harmonieux de La Renaissance, lequel ne doit rien au hasard, comme les autres kaléidoscopes, de ses éblouissantes combinaisons, était capable de nous donner bien d’autres livres encore, et sans la mort, qui est venue, soyez sûr qu’il nous les aurait donnés !
Il avait renoncé à ses fonctions politiques. Il avait envoyé promener cette diplomatie qui l’avait fait tant se promener par le monde ; — il le lui avait rendu ! Il habitait Rome, cet asile des rois tombés qui n’ont plus rien à faire, et se livrent, lazzaroni forcés de la royauté, au far niente du détrônement. Mais lui, lui qui n’était pas un tombé de la littérature, il ne devait pas être le roi fainéant d’un esprit qui voulait agir toujours. Ce valseur, qui ne valsa pas qu’en diplomatie, ce derviche tourneur dans l’ordre de l’esprit, ne pouvait pas s’arrêter dans ses orbes intellectuels. Dans les derniers temps de sa vie, Gobineau se reposa à Rome de la plume par le ciseau. Après le marbre de l’Histoire fouillé par lui, il s’était mis à attaquer le marbre de la statuaire. S’il eût vécu, nous aurions pu ◀juger du talent de Gobineau comme sculpteur, et si ses figures de marbre auraient été aussi belles que ses figures historiques…