La Grèce antique
Lerminier. Histoire des Législateurs et des Constitutions de la Grèce antique.
Les hommes doivent à l’Histoire, bien plus qu’ils ne le pensent, ce qu’il y a de faux et de vrai dans leurs sentiments ou dans leurs idées. Avec la badauderie de l’orgueil, chaque génération s’imagine avoir inventé ce que le plus souvent elle continue ou répète. L’histoire de l’antiquité, dont nous sommes la dernière page, présente aux regards de l’observateur deux grands peuples, — le peuple grec et le peuple romain, — qui tous deux mal vus longtemps, mais obstinément regardés, n’ont point été cependant assez rapprochés l’un de l’autre pour qu’on ait jusqu’ici séparé la vérité de l’erreur, et, puisque nous dépendons tant et du passé et de l’Histoire, nos devoirs de nos illusions.
Eh bien, ce rapprochement, qu’il faudrait faire beaucoup pour voir juste, nous croyons utile de l’essayer à propos de deux livres que la Critique, qui reconnaît ceux qui les ont écrits pour des maîtres, a traités avec un silence par trop respectueux. L’un de ces livres : l’Histoire des Législateurs et des Constitutions de la Grèce antique 7, par Lerminier, est une œuvre nouvelle, et, qu’on nous permette le mot ! deux fois nouvelle, puisqu’il atteste des modifications inespérées et profondes dans la pensée de son auteur, connu déjà par des publications importantes et tout un enseignement public. L’autre, l’Histoire des Césars, du comte de Champagny, est un livre qui a dix ans de date, mais qui pourrait prendre dix ans encore sans vieillir. Dans son ouvrage, Lerminier s’efforce de nous raconter, autant que possible, la Grèce antique, — car l’histoire des peuples artistes tient toujours un peu du roman. Chez les Grecs, les plus poètes des hommes, l’Histoire, pour emprunter une image juste au symbolisme qu’ils aimaient, l’Histoire ressemble au thyrse de leurs prêtresses. Les mille fleurs de l’imagination et de la fable s’enroulent autour des moindres faits, sous des mains divinement artistes, et il faut ôter ces voiles brillants, cette floraison de vigne enivrante d’autour du rameau sec et nu, pour nous le montrer tel qu’il est, travail difficile qui demande une main habile, un esprit ferme. Selon nous, Lerminier vient de l’accomplir. Grâce à un sens critique et une sûreté d’érudition dont nous parlerons tout à l’heure, il nous aide merveilleusement à séparer l’art et l’artiste des réalités de l’Histoire. De son côté, Champagny nous montre à son tour dans ses Césars, réédités avec beaucoup d’intelligence, Rome à ce moment formidable où, ayant conquis l’univers, il s’agissait pour elle de le gouverner. On voit, d’un seul coup, l’importance de ces deux livres. Les placer l’un à côté de l’autre, c’est y placer deux civilisations.
Mais, par là même, nous jugerons▶ mieux la nôtre et nous prémunirons notre temps, qui en a souffert beaucoup déjà, contre d’insidieux exemples de liberté pris dans des sociétés qui ne ressemblent en rien à notre société actuelle. L’examen de ces livres nous sera une bonne occasion de démontrer par les faits que les vrais exemples à suivre pour la politique des temps présents ne sauraient être invoqués que là où nous trouvons, soit en germe, soit développés, les deux principes de la société moderne : l’élévation des mœurs dans la famille, et la grandeur de la nationalité.
Cette conséquence, que nous tâcherons de faire ressortir avec force, n’a point échappé à Lerminier, esprit sagace, qui sait sa portée, mais qui ne l’indique pas toujours. Du reste, n’est-ce pas à la critique à faire ressortir cette conséquence ?… Les hommes qui pensent, dans une œuvre coordonnée ne peuvent pas tout dire. Ils sont les semeurs d’un grain invisible qu’ils jettent, pour ainsi dire, par-dessus le mur de leur œuvre et qui doit lever plus loin… Cependant, ne soyons pas injuste : si l’histoire de la Grèce antique par Lerminier est un ouvrage où nul mot n’a été écrit en dehors ou à côté du sujet qu’il traite, si le respect des faits et de l’unité de leur ensemble y est poussé jusqu’à la stoïque abstinence de ces déductions ou de ces inductions qui s’en élancent naturellement, et qui devaient tenter la verve philosophique de l’auteur, n’oublions pas qu’au seuil de ce livre il y a une préface dans laquelle l’historien, qui s’est imposé une réserve si haute et si sévère, signale néanmoins fort bien renseignement pratique qu’on peut tirer de son histoire. Et cet enseignement, c’est (du moins en partie) ce que nous disions plus haut sur les fascinations et les égarements produits, dans les meilleurs esprits, par l’Histoire mal étudiée ou mal comprise.
En sortant d’une étude si consommée des faits, Lerminier, son œuvre achevée, s’est mis à conclure, les yeux sur son siècle, et sa conclusion, qui va du monde ancien au monde moderne, atteint le monde moderne et lui montre cruellement ses fautes. « L’erreur — dit excellemment Lerminier — est pire que l’ignorance. »
Or, l’erreur, en matière d’histoire, — et particulièrement d’histoire grecque, — date de loin, et, singulière fortune ! il n’a pas manqué d’hommes de génie et de talent pour la soutenir. L’erreur a quelquefois des chances que n’aurait pas la vérité ! C’est à la Renaissance, en effet, que l’idolâtrie de l’imitation du monde grec a commencé. Elle saisit alors ces vieux chrétiens du Moyen Âge, élevés dans la forte discipline d’un esprit doublement romain, comme une passion juvénile et contre-nature qui saisirait un vieillard austère et dégraderait sa noble vieillesse. Se faire Grec, rentrer dans le paganisme, retourner boire à l’outre épuisée, tel fut le mouvement furieux de ce temps, ivre et altéré d’Antiquité tout ensemble. Léon X y gagna une dure page d’histoire. Ronsard y perdit son génie. Et le mal fut si grand et si invétéré que plus tard, au xviie
siècle, il avait infecté Fénelon, le pur et saint Fénelon ! Lerminier voit tout cela comme nous, et l’indique. Seulement, nous croyons qu’il aurait dû appuyer davantage sur cet amour de l’antiquité grecque qui gâte, même littérairement, Fénelon, amour ignorant comme tous les amours, car si Fénelon savait les lettres grecques, il ne savait pas l’histoire grecque. S’il l’avait sue, ce beau chimérique aurait probablement moins rêvé ! Quoi qu’il en soit, après Fénelon, contre lequel le cœur lui a manqué un peu, Lerminier retrouve toute l’indépendance de sa pensée ; et, suivant l’erreur qui tombe, d’esprit en esprit, toujours plus bas et toujours plus large, de Fénelon en Montesquieu, de Montesquieu en Mably, de Mably en Barthélemy, de Barthélemy en Saint-Just et en Robespierre, et de ces derniers en toute cette plèbe de démocrates timbrés encore de République, il dresse admirablement le compte de cette longue lignée d’adorateurs de la Grèce, qui l’aiment, il est vrai, à la manière grecque, avec un bandeau sur les yeux, et qui ont cru, soit dans leurs livres, soit dans leurs essais d’organisation politique, qu’on pouvait détremper et pétrir les cendres des civilisations consumées pour en faire le ciment des institutions des peuples vivants !
Prenons garde, toutefois, à une confusion qui pourrait avoir lieu dans l’appréciation de l’immense niaiserie que Lerminier a si bien vue. Ce n’est point uniquement — qu’on ne l’oublie pas ! — parce que les civilisations sont éteintes qu’il n’est pas permis au législateur d’en soulever l’image inanimée dans de nouvelles institutions, ou au philosophe politique d’en évoquer le souvenir et de l’imposer comme un modèle. Sans doute, c’est déjà une raison pour n’y plus toucher qu’une chose soit morte parmi les choses humaines. Vider des tombeaux est toujours malsain, même quand ce n’est pas sacrilège. Mais là n’est point la raison suprême qui doit arrêter le législateur et le philosophe. Une chose morte peut avoir laissé aux choses vivantes une âme, un esprit, que sais-je ? tout un ordre d’impressions ou d’idées qui n’a point péri avec elle. L’Histoire a présenté plusieurs fois le spectacle de ces survivances de civilisations à elles-mêmes. Ainsi, quand nous examinerons le livre de Champagny, nous montrerons que, la chose romaine périssant, un esprit qui s’échappait d’elle passa du côté des Barbares qu’elle avait vaincus, si bien que sous les nombreuses transformations du temps, et malgré ce grand coup de foudre du Christianisme qui a rompu le monde en deux, jetant l’Antiquité par là et le monde moderne par ici, nous, Français, nous continuons en bien des points la chose romaine.
Quand il en est ainsi, qui ne le voit ? des exemples, des conseils, de hautes leçons, sinon des calques d’institutions toujours impossibles, peuvent être proposés d’un peuple à un peuple. Entre les manières de penser et de sentir d’un peuple mort, mais qui laissa sur le front du peuple vivant comme les dernières haleines de son génie, entre la civilisation de l’un et de l’autre, il y a un lien, un rapport, une espèce de communauté qui tient à bien des causes, visibles ou mystérieuses, mais qui est. Ce lien, ce rapport existe-t-il entre la Grèce et nous comme il existe, par exemple, entre nous et Rome ? Pour l’instant, voilà la question ! L’histoire de Lerminier, plus qu’aucun autre document, parce qu’il est le plus sûr de tous, prouve au contraire à quel point entre nous, modernes, et la Grèce antique, la différence est profonde, et par conséquent toute imitation insensée. Et cette différence nous frappe d’autant plus que, dans tout le cours de cette histoire, qui a la juste prétention d’être fidèle et impassible comme un miroir, l’historien n’a pas songé une minute à la faire saillir.
Et qu’avait-il besoin de le faire, du reste ? Cette différence ne prend-elle pas tout d’abord aux yeux l’esprit du lecteur ?… À travers ce beau tableau, non de la Grèce, mais des républiques de la Grèce, — espèces de Cyclades de l’histoire, sans esprit général, sans cohésion et sans unité, et que Lerminier nous peint les unes après les autres avec un pinceau si lumineux et si pur, — ne voit-on pas tout ce qui nous sépare de cette Grèce qui a tant pesé dans les destinées de la pensée européenne, moins pour sa gloire que pour son malheur ?… N’est-elle pas pour nous une étrangère, une ennemie, — une belle ennemie, si l’on veut, mais une ennemie ? Ce qui nous distingue d’elle et nous en sépare, c’est ce qu’il y a de plus profond dans l’être des peuples, ce sont nos instincts et nos mœurs. La force parvenant à produire l’harmonie et les effets de la beauté, tel est le caractère de la Grèce antique dans les individus et dans les peuples. Le mot n’est pas de nous, il est de Lerminier, mais, dans sa hauteur intellectuelle de généralité sereine, ce mot vrai exprime une chose atroce, qui fera bondir l’âme de tout moderne chez lequel le sentiment moral n’aura pas été tué. La force ! oui, voilà la Grèce ! La force y fait tout : l’État et la famille ; une force de brigands, qui se changent peu à peu et se drapent en législateurs et en sages, mais qui, même alors, n’en est pas moins la force des brigands de caverne, lesquels ont laissé leur empreinte sur cette terre, belle comme un butin, depuis les vaincus de Thésée jusqu’aux Pallikares ! On ne déclame point. Prenez les plus anciennes législations de la Grèce et les plus honorées par elle, la législation Crétoise, par exemple, et la législation de Sparte ; voyez si le brigandage n’est pas au fond avec le vol et, ce qui est encore plus essentiel que le vol au brigandage, l’absence de la famille ; la communauté ! Malgré des différences bien plus dans la forme que dans le sens des choses, toutes les législations de la Grèce reçurent l’influence de ces deux législations. Partout, sur ce sol fragmenté par des institutions diverses, vous chercheriez en vain la famille, la famille comme nous la comprenons et qui est l’âme de la vie moderne. Là, le fils porte à peine le nom de son père, mais le petit-fils ne le porte plus. Nulle obligation d’honneur imposée au nom des ancêtres. Les aïeux n’ont point d’honneur à faire continuer à leurs descendants. La femme, si toutefois il y en a une parmi les concubines qu’on puisse appeler la femme légitime, la femme, l’épouse, que le droit romain avait grandie jusqu’à la Matrone et que le Christianisme seul pouvait grandir davantage, n’existe pas pour la Grèce. Ce n’est qu’une nécessité physiologique qu’il faut cacher sous les voiles fermés du gynécée. De là, l’inaptitude à élever les enfants pour cette pauvre chose qu’on appelle encore la femme ! De là, aussi, le communisme dans l’éducation, comme il avait d’abord été dans la propriété civile. Assurément, le Christianisme, qui élève les mœurs de la famille à une hauteur après laquelle il n’y a plus à monter, le Christianisme, qui remplace le despotisme du père par l’intervention de la mère et des autres parents, devait avoir de mortelles peines à s’établir dans un pays où ne subsistait pas la famille au sens que ce mot rappelle à nos affections comme à nos devoirs.
Et ce n’est pas tout, quoique tout ceci soit fondamental. En Grèce, dans les diverses républiques que nous voyons se mouvoir sous les faces multiples de leur vie intérieure, plusieurs se sont vaincues alternativement les unes les autres ; mais le trait commun est que, pour elles, la victoire n’est jamais le commencement du gouvernement. On légifère beaucoup en Grèce ; on y fait des constitutions comme des tragédies ; on y fait des discours comme des statues ; on agite les places publiques, et on y commande des armées qui réalisent de magnifiques œuvres d’art militaire à Marathon et à Salamine ; mais on n’y gouverne pas. L’art de gouverner, la politique, manque à la Grèce. La malheureuse et brillante nation en eut l’ambition, mais elle n’en eut point la puissance. Qui en doute ne se rappelle donc pas comment elle est morte, avec Démosthène, aux pieds d’un des successeurs d’Alexandre ?… Hélas ! gouverner passait son génie. Aristote, il est vrai, est un Grec ; mais si cet homme incomparable se montre encore plus fort que les hommes d’aujourd’hui dans son livre sur la politique, ce livre, par contre, fait ressortir combien ses contemporains étaient inférieurs aux hommes d’aujourd’hui. Double rapprochement, qui, pour le dire en passant, ne rend que plus étrange la singulière élévation d’Aristote. Et, d’ailleurs, quelle influence Aristote exerça-t-il sur l’esprit et les affaires de la Grèce ? À quoi lui servirent et sa pénétration inouïe de la destinée des peuples, et sa toute-puissante analyse du mécanisme des constitutions ? Lerminier assure avec juste raison que tout cela n’épargna pas une seule faute à un État quelconque de cette Grèce, livrée à ses passions. Même Alexandre, le plus politique des Grecs, après son père Philippe, Alexandre, qui ajoute à sa gloire d’avoir été l’élève d’Aristote, le prit en suspicion et se détourna de ses conseils. Platon, qui, comme tête politique, est bien au-dessous d’Aristote, l’utopiste Platon, qui avait la beauté symbolique du langage si cher à ces Grecs, avait pour leur démocratie la répugnance des esprits délicats ; mais comme l’impuissance politique des Grecs ne venait pas seulement de cette démocratie tapageuse, il trouva Syracuse aussi dure et aussi sourde qu’Athènes, malgré l’engouement des Denys, ces Frédéric de Prusse de la Grèce. Dégoûté de tant d’inconsistance, Platon refusa de donner des lois à Cyrène. Ainsi, tous deux, Aristote et Platon, restèrent pour leurs compatriotes dans des théories inaccessibles. Et si des esprits comme Montesquieu, par exemple, l’inventeur de la vertu des républiques, se sont trompés d’une si lourde façon sur la Grèce, c’est qu’ils l’ont ◀jugée à travers les théories politiques des hommes qu’elle n’écouta jamais.
Ainsi, quand on l’oppose au nôtre, on peut résumer le monde grec dans une douloureuse infériorité : l’absence de la famille, entraînant nécessairement l’abaissement le plus honteux de la morale, le règne des courtisanes, etc., etc., et l’inhabileté constatée au grand art, le plus digne de la mâle raison de l’homme, la politique, l’art de gouverner. Quand on dit cela, on semble avoir tout dit. Non ! pourtant. Si nous nous préoccupions beaucoup de la chimère de ce siècle, de cette liberté dont il est si follement épris, nous citerions encore Lerminier : « La liberté antique — dit-il — était le triomphe de la forme sur le fond des choses humaines. Quand la statue était brisée, il n’y avait plus de Dieu. »
Pour les Grecs, même la liberté, c’est-à-dire ce qui tient le moins dans une forme quelconque, tout était dans la forme, et, que disons-nous ? dans une certaine forme précise, circonscrite, définie. Cette forme aimée et poursuivie comme un rêve, et enfin saisie par ces esprits nets et aiguisés, comme la lumière est saisie par les angles du diamant taillé qui la captive, explique la seule supériorité qu’ils eurent, leur force incomparable dans les arts, et surtout dans les arts plastiques, où la conception de l’infini est le moins nécessaire. Seulement, toute chose humaine ayant son revers, cette supériorité des Grecs nous a brillamment faussé l’Histoire. Cette religion du vrai a été chez eux soumise aux profanations de l’amour artistique du beau, et Thucydide et Hérodote lui-même, l’Homère en prose, comme on l’a dit, nous ont parlé de la Grèce bien plus comme ils la comprenaient que comme elle fut.
Certes ! on s’en doutait bien un peu, mais le livre de Lerminier rendra désormais à cet égard toutes les illusions impossibles. D’aujourd’hui, la Grèce est expliquée. Une critique savante et profonde, enrichie de toutes les découvertes historiques de notre époque, une critique qui, après avoir fait la part du génie grec, ôte avec un tact souverain l’imagination des Allemands de leurs travaux pour s’appuyer sur ce que ces travaux ont de plus solide, voilà ce qui donne au livre de Lerminier un mérite et un poids qu’aucun ouvrage sur la Grèce ne pouvait avoir plus tôt. Il fallait attendre, que les renseignements vinssent par l’effort d’une érudition patiente et acharnée, et il fallait aussi pour l’écrire que l’homme s’attendît lui-même.
C’est une œuvre de maturité. Quand rien n’est calme et personne impartial, à une époque telle que la nôtre, ingénieuse, entortillée, paradoxale, sceptique et nerveuse, vaniteuse à la rage et désespérée de philosophie impuissante, Lerminier, tranchant sur cette époque et sur son passé, car il eut son bouillonnement sanguin, son exubérance et ses systèmes de jeunesse, est enfin arrivé au calme et à l’impartialité. Contrairement à la mer qui se gonfle pour atteindre tout son niveau, la force, en montant dans l’homme, l’apaise et détend sa pensée. Semblable à tous ceux qui ont fait le tour de beaucoup d’idées, Lerminier ne se passionne plus. Il ne se sert pas de l’histoire pour faire la guerre, au profit d’une théorie, avec elle. Polémiste d’hier, le voici posé, comme le lion du Dante, sur ses griffes croisées, mesurant et perçant l’espace dans les choses de l’Histoire d’un œil dominateur et clair.
Par un reste des respects de sa jeunesse, il dit quelque part que Montesquieu avait la passion de l’impartialité, quoique Montesquieu, en fait d’impartialité, n’eût rien de plus qu’un manque absolu de principes et le parti pris de justifier toutes les erreurs du genre humain, enchâssées dans toutes les législations. C’est à Lerminier qu’il faudrait appliquer ce mot, écrit par lui de Montesquieu « : Il a la passion de l’impartialité, mais c’est une passion contenue, surveillée, sûre de son désir et de son effort, moins une passion qu’un art réfléchi, calculateur et caché, qui va du rayonnement du Beau jusqu’au rayonnement, plus pur encore, de la Justice, par le fait de cette loi magnifique qui veut que toutes les vérités se rencontrent, à une certaine profondeur. »
Nous avons dit qu’après avoir lu cette histoire il n’était plus possible de garder la moindre illusion sur la valeur morale et politique des Grecs, mais, en exprimant une telle opinion, nous n’avons point entendu parler des partis. D’ici longtemps encore, les démocrates modernes continueront à vanter la Grèce. Il y a dans les constitutions des diverses républiques de ce pays un despotisme de dispositions qui doit plaire à la plupart d’entre eux, hommes de formules, faisant, chacun à sa façon, de la liberté politique un système. Qui prendrait Saint-Simon, Fourier, Owen, Cabet, Blanc, et chercherait les parentés d’idées qui existent dans leurs systèmes avec les idées des anciens législateurs de la Grèce, s’émerveillerait de ce qu’il y trouverait d’analogue ou d’entièrement semblable. Hommes de progrès, disent-ils d’eux-mêmes nonobstant, hommes de progrès que j’appellerais plutôt, moi, des hommes de recul ! Manquant, comme les démocrates grecs, du véritable instinct politique, méconnaissant la réalité de leur temps comme les Grecs méconnaissaient la réalité du leur, ils établissent entre les gouvernements et les nations modernes, et les gouvernements et les nations de l’antiquité, un rapport qui n’a jamais existé que d’eux seuls à cette partie de l’antiquité, morte ! morte tout entière ! Ils n’ont pas vu que si quelque chose devait influer, des civilisations antiques, sur la civilisation chrétienne de ce temps, ce n’était pas à la Grèce qu’il fallait demander ce quelque chose, mais à Rome, — ainsi que nous allons le prouver, du reste, en parlant du livre de Franz de Champagny.