(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre III »
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(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre III »

Chapitre III

Le gréco-français. — Les mots à combinaisons étymologiques. — Les mots composés français. — Le grec industriel et commercial. — Le grec médical. — Le grec et la dérivation française. — Le grec et le français dans la botanique, l’histoire naturelle, la sociologie — Les dieux grecs.

Le grec, assez peu senti pour qu’on ose y toucher sans scrupule, offre aux fabricants de mots nouveaux une facilité vraiment excessive.

Au lieu d’interroger la langue française, d’étudier le jeu de ses suffixes, le mécanisme de ses mots composés, on a recours à un lexique dont la tolérance est infinie et qui se prête aux combinaisons agglutinatives les plus illogiques et les plus inutiles. Avec deux signes (un peu retors, il est vrai), avec, par exemple, le mot chum (cloche) et un déterminatif, les Chinois disent : « Son que produit une cloche dans le temps de la gelée blanche » ; avec trois signes ils disent : « Son d’une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de bambous16. » Voilà sans doute l’idéal de tous ceux qui ignorent que, grâce à ce délicieux système, il faut une quarantaine d’années pour s’assimiler les « finesses » de ce langage immense mais immobile . Tout est prévu également par le gréco-français ; à la cloche chinoise il peut opposer, dans un genre plus sévère, icthyotypolite ou épiplosarcomphale.

Il est très mauvais, même dans la plupart des sciences, d’avoir des mots qui disent trop de choses à la fois ; ces mots finissent par ne plus correspondre à rien de réel, les mêmes combinaisons ne se représentant que fort rarement à l’état identique ; s’il s’agit de phénomènes stables il faut les qualifier soit par un mot net et simple, soit par un ensemble de mots ayant un sens évident dans la langue que l’on parle. L’abondance des termes distincts est une pauvreté, par la difficulté que tant de sonorités étrangères trouvent à se loger dans une mémoire et aussi parce que chacun de ces mots, réduit à une signification unique, est en lui-même bien pauvre et bien fragile. On arrive à ne coordonner qu’un assemblage énorme et disparate de vases de terre presque entièrement vides. Les langues viriles maniées par de solides intelligences tendent au contraire à restreindre le nombre des mots en attribuant à chaque mot conservé, outre sa signification propre, une signification de position . Ainsi le langage devient plus clair, plus maniable, plus sûr ; il donne, avec le moindre effort, le rendement le plus haut. Il ne s’agit pas de bannir les termes techniques, il s’agit de ne pas traduire en grec les mots légitimes de la langue française et de ne pas appeler céphalalgie 17 le mal de tête 18.

Le français, tout aussi bien que le grec et certaines langues modernes, se prête volontiers aux mots composés ; on en relève plus de douze cents dans les dictionnaires usuels qui ne les contiennent pas tous, et il s’en forme tous les jours de nouveaux. Plusieurs méthodes ont été employées pour joindre deux idées au moyen de deux mots qui prennent un rapport constant ; celle qui semble aujourd’hui le plus en usage consiste à unir deux substantifs en donnant au second la valeur d’un adjectif ; elle est infiniment vieille et sans doute contemporaine des langues les plus lointaines que nous connaissions. On peut se figurer un langage sans adjectifs ; alors pour dire un homme rapide (qui-court-vite) on dit un homme cheval (un coureur jadis reçut ce sobriquet) ; si le second terme passe définitivement à ridée générale de rapidité, la langue, pour exprimer l’idée de cheval, lui substitue un autre mot ; les langues bien vivantes ne sont jamais embarrassées pour si peu. Certains noms de couleurs en sont restés à la phase mixte, tantôt substantifs, tantôt adjectifs : teint brique, cheveux acajou, la Revue saumon 19 ; mais tout substantif français peut être employé adjectivement : le champ de la composition des mots selon ce système est donc illimité20. On forme encore beaucoup de nouveaux mots en faisant suivre d’un nom un verbe à l’impératif21 singulier ou un substantif verbal ; cette méthode a enrichi la langue française depuis l’origine : coupe-gorge, tire-laine, pèse-goutte, hache-paille. Les combinaisons sont nombreuses par lesquelles se façonnent les mots composés ; ce n’est pas ici le lieu de les expliquer, mais on peut conseiller, en principe, à tous les innovateurs d’avoir toujours sous la main les deux livres admirables de Darmesteter sur la formation actuelle des mots nouveaux et des mots composés . On vient d’inventer un appareil que l’on a bien voulu dénommer cinézootrope ; que nos aïeux n’ont-ils su le grec aussi bien que les photographes (encore un joli mot) et le tournebroche s’appellerait pompeusement l’obéliscotrope 22 !

Cinézootrope appartient au grec industriel et commercial : c’est une langue fort répandue, qui se parle au Marais et qui s’écrit dans les prospectus. Selon cet idiome, un empailleur devient un taxidermiste et un vitrier un vitrologue ; le papier-cuir devient du papier skytogène 23 et toute pommade est philocome 24 comme tout élixir odontalgique 25. Beaucoup de ces barbarismes sont assez fugitifs, mais il en demeure assez pour infecter même la langue commerciale qu’on aurait pu croire à l’abri du delirium græcum. C’est que l’auteur d’une invention souvent insignifiante croit ennoblir son œuvre en la qualifiant d’un mot qu’il achète et qu’il ne comprend pas26 ; c’est aussi que les commerçants connaissent le goût du peuple pour les mots savants ; en prononçant des bribes de patois grec ou latin, la commère se rengorge et la femme du monde sourit, pleines de satisfaction. Un marchand d’appareils photographiques a baptisé sa boutique, Photo-Emporium ; il vend des vitagraphes et des kromskopes ! Tel industriel se vante d’être le créateur du cuir pantarote. Celui-ci trafique orgueilleusement d’huiles qu’il dénomme : enginer-auto et moto-naphta ! Voilà les résultats de l’instruction vulgarisée sans goût. Il y a là quelque chose de honteux, mais le grand point est de parler français le moins possible et d’avoir l’air, en prononçant des syllabes barbares, d’avouer un secret.

Les médecins de Molière parlaient latin, les nôtres parlent grec. C’est une ruse, qui augmente plutôt leur prestige que leur science. Ils commencèrent à user sérieusement de ce stratagème au dix-huitième siècle ; du moins ne voit-on, avant cette époque, même dans Furetière, que peu de termes médicaux tirés du grec. Peu à peu ils se mirent à divaguer dans une langue qu’ils croyaient celle d’Hippocrate et qui n’est qu’un jargon d’officine. Les vieux noms des maladies, tels que pourpre, grenouillette, poil 27, taupe, écrouelles, échauboulures, tortue, ongle, clou, fer-chaud, fie, thym (verrue) furent chassés ; chassées aussi les appellations populaires comme : mal S. Antoine, mal rose, mal des Ardents, trois noms de l’érysipèle ; comme mal d’aventure, pour panaris, mal S. Main, pour la gale, mal de mère, pour hystérie ; comme mal caduc, haut mal et mal S. Jean, pour épilepsie. Cependant Villars les cite encore28 ainsi que les noms vulgaires des instruments de chirurgie : bec de cygne, bec de cane, bec de grue, bec de lézard 29, bec de perroquet, bec de corbeau, bec de bécasse, pélican, érigne, feuille de myrte, etc. Il nous apprend que le sieur Mauriceau, accoucheur, ayant inventé un instrument, l’appela tire-tête. Ce médecin osait encore parler français. J’ignore le nom de l’actuel tire-tête, mais je suis sûr que ce nom commence par céphalo 30. Malgré ce retardataire la nomenclature médicale s’ornait de vocables décisifs. On avait décidé de nommer acrochordons les verrues, emprosthotonos les convulsions, lipothymie la pâmoison, alexipharmaques les contre-poisons, anacathartiques les expectorants, eccoprotiques les purgatifs, anaplérotiques les cicatrisants ; il y eut des médicaments antihypocondriaques, à savoir : l’ellébore noir, la scolopendre, l’hépatique, le senné, le safran de mars, les capillaires et l’extrait panchimagogue. Ce fut un grand progrès d’avoir appelé histérotomotocie l’opération césarienne31, scolopomacherion le bec de bécasse et méningophylax un couteau à pointe mousse pour la chirurgie de la tête !

Les médecins modernes n’ont presque rien inventé de plus absurde, mais ils ont inventé davantage, et renouvelé à la fois leur science et l’art d’en voiler la faiblesse au vulgaire. Le Dr Bazin, qui avait du mérite, aurait rougi de ne pas appeler un cor, tylosis 32. La petite maladie des paupières qu’Ambroise Paré nommait ingénument des grêles, ses héritiers l’ont baptisée chalazion ; ce mot était technique dans la médecine grecque, mais grêles [mot en caractère grec] le traduit fort bien, image pour image. « Les médecins, dit avec sagesse M. Brissaud, sont coupables de conserver — et surtout d’inventer des formes bâtardes, métissées de grec et de latin, dans les cas où le fond de notre langue suffirait amplement » ; et il cite le mot excellent de cailloute, nom d’une phtisie particulière aux casseurs de cailloux, ou provoquée par des poussières minérales ; les nosographes, le trouvant trop clair et trop français, l’ont biffé pour écrire pneumochalicose. Mais n’avaient-ils pas déjà substitué phlébotomie à saignée ! Voici sans observations une liste de mots français avec leur nom correspondant en patois médical ; on jugera de quel côté sont la raison et la beauté :

On pourrait continuer, car le vocabulaire gréco-français est fort abondant. Les lexiques spéciaux contiennent environ trois mille cinq cents mots français tirés du grec, mais ils sont tous incomplets ; il est vrai que l’un de ces ouvrages attribue au grec la paternité d’une quantité de vocables purement latins, ou allemands, comme pain et balle. L’auteur, pour l’amour du grec, fait venir bogue, une sorte de poisson, de [mot en caractères grecs], qui veut dire crier : c’est peut-être aller un peu loin ! Mais le nombre exact de ces mots importe peu ; il y en aura toujours trop, bien qu’ils meurent assez rapidement. Rien ne se fane plus vite dans une langue que les mots sans racines vivantes : ils sont des corps étrangers que l’organisme rejette, chaque fois qu’il en a le pouvoir, à moins qu’il ne parvienne à se les assimiler. Prosthèse, terme grammatical, — élégante traduction de greffe ! — a échoué sous la forme prothèse chez les dentistes qui bientôt n’en voudront plus. Déjà les médecins qui ont de l’esprit n’osent plus guère appeler carpe le poignet ni décrire une écorchure au pouce en termes destinés sans doute à rehausser l’état de duelliste, mais aussi à ridiculiser l’état de chirurgien. Si beaucoup de mots nécessaires à la médecine et à l’anatomie (celui-ci même, par exemple) sont irremplaçables, il faut tout de même tenter de les rendre moins laids en les francisant complètement et non plus seulement du bout de la plume ; nous examinerons ce point.

De l’usage des termes grecs dans les sciences médicales, on donne cette explication qu’il est impossible de tirer tel dérivé nécessaire de tel mot français. Que faire de oreille par exemple, ou de œil ? Mais du mot œil l’ancienne langue a été œillet, œillade, œillère 33 ; de oreille, elle a tiré oreillon (orillon, dans Furetière), oreillard, oreiller, oreillette, oreillé (terme de blason). Oreillon, c’est pour le peuple toute maladie interne de l’oreille ; cela vaut otite, il semble. Œil était tout disposé à donner bien d’autres rejetons : œiller, œilliste, œillage, œillon, œillard, etc. ; et oreille : oreilliste, oreilleur, oreillage. Qui même peut affirmer que ces termes ne sont pas usités en quelque métier ?

Mais le médecin des yeux eût rougi de s’appeler œilliste, comme le médecin des dents s’appelle dentiste ; déjà la qualification d’oculiste, insuffisamment barbare, humilie ses prétentions : il est ophtalmologue. Il y a aussi des otologues, des glossologues et peut-être des onyxologues.

Comme la médecine, la botanique, dont les éléments premiers, les noms vrais des plantes, sont pourtant de forme populaire, a été ravagée par le latin et par le grec . Là, il n’y a aucune excuse, car toutes les plantes ont un nom original et rien n’obligeait les botanistes français à accepter la ridicule nomenclature de Linné, alors que la nomenclature populaire est d’une richesse admirable. Pour le seul mot clematis vitalba ou clématite, en véritable français, viorne, du latin viburnum, il n’y a pas dans la langue et dans les dialectes moins d’une centaine de noms34 ; en voici quelques-uns, parmi lesquels on pouvait choisir : aubevigne, vigne blanche, vignolet, fausse vigne, veuillet, vioche, vigogne, viorne, vienne, vianne, viaune, liaune, liane, viène, vène, liarne, iorne, rampille, et des mots composés très pittoresques : barbe de chèvre, barbe au bon Dieu, cheveux de la Vierge, cheveux de la Bonne Dame, consolation des voyageurs 35. A quoi bon alors le mot clématite (qui n’est d’ailleurs pas laid) ? Quel est son rôle si ce n’est celui de négateur de tous ceux qu’il a l’orgueil de remplacer ? Elle est singulière la légendaire pauvreté d’une langue où l’on pourrait dans l’écriture d’un paysage nommer trente fois une plante sans répéter deux fois le même nom ! Mais une langue est toujours pauvre pour les demi-savants36. Que d’images pleines de grâce dans ces noms que le peuple donna aux fleurs ! Ainsi l’adonis aestivalis ou autumnalis est appelé : goutte de sang, sang de Vénus, sang de Jésus ; l’anémone nemorosa est la pâquerette, la demoiselle, la Jeannette, la fleur des dames ; la pulsatilla vulgaris est la coquelourde, la coquerelle, le coqueret, la coquerette, la clochette, le passe-velours, la fleur du vent. Cette coquerelle, des botanistes ont osé la dénommer alkékange, mot dont j’ignore l’origine37, mais dont la laideur est trop évidente. L’ortie de mer est devenue l’acalèphe ; le chardon, une acanthe, et l’épine-vinette, une oxyachante ; l’âne qui broute en remuant les oreilles reçoit la qualification pompeuse d’acanthophage.

Sous le nom de zoologie, l’histoire naturelle s’est glorifiée, comme la botanique, d’un mépris complet pourla langue populaire et raisonnable : l’espadon est promu à la dignité de xiphias et le raveçon devient un uranoscope, de sorte qu’on doute si ce poisson n’est pas plutôt une lunette d’approche ; les fourmiliers sont des oryctéropes ; les crabes, des ocypodes ; les chauves-souris, des chéiroptères ; traduit bien soigneusement en gréco-français, le fourmi-lion38 devient le myrméléon.

Il y a un oiseau que Buffon appelle courlis de terre ou grand pluvier ; Belon, pour le mieux caractériser, adopte le terme populaire, jambe enflée, lequel est fort juste, puisque ce pluvier est remarquable par un renflement particulier de la jambe au-dessus du genou. Une telle bonhomie a choqué les naturalistes modernes et ils ont traduit soigneusement en grec jambe enflée, ce qui a donné le mot charmant œdienème. Ce sont les mêmes ravageurs qui baptisèrent brutalement orthorrhynque le miraculeux oiseau-mouche, la petite chose ailée par excellence, et dont on disait jadis qu’il vole sans jamais se reposer, qu’on croyait dénué de pattes, parce que les Indiens qui le capturaient les enlevaient si adroitement que toute trace de la blessure avait disparu ! Une histoire naturelle pour les enfants commence ainsi un chapitre : « Le nom du chœropotamos vient de deux mots grecs, choiros, porc, et potamos, rivière. » N’est-elle pas amusante cette explication, qui répète sans doute littéralement le raisonnement du savant inventeur de ce mot grotesque ? Mais ni le savant ni personne n’ont jamais songé combien il serait simple, clair et logique, et économique de dire, avec naïveté : porc de rivière. Ensuite les Grecs pourront traduire cela en grec, les Anglais en anglais, les Allemands en allemand ; cela ne nous regarde pas.

Outre sa nomenclature, où je veux encore relever quelques mots galants tels que chondroptérygien et macrorrhynque (comment des créatures humaines ont-elles pu émettre de tels sons39, volontairement ?), l’histoire naturelle possède une langue générale dont elle a malheureusement imposé l’usage aux historiens et aux critiques. En voici un aperçu :

Quelques-uns de ces mots sont d’une laideur neutre et bête ; les autres sont hideux à dégoûter de la science et de toute science. Buffon cependant, qui avait du génie, a écrit sur l’homme tout un volume, encore scientifiquement valable, et dans une langue qu’un enfant de douze ans comprend à la première lecture. La notion contenue dans hyperdolychocéphale n’est pas de celles dont l’importance puisse justifier la méchanceté du mot.

Le grec admettait des combinaisons de lettres que nous ne pouvons plus juger, la prononciation ancienne nous étant inconnue ou mal connue. C’est pourquoi aucun mot grec, ni même les noms propres, ne peut être transposé littéralement en français. J’ignore comment les Grecs articulaient [mot en caractère grec], mais certainement ils ne disaient pas Hèraklès. Hercule n’est pas une transcription beaucoup moins exacte. Du xive au xviie  siècle, le français, alors si puissant, avait dompté et réduit au son de son oreille presque tous les noms grecs historiques. C’est de cette époque que datent Troie, Ulysse, Hélène, Achille, Cléopâtre, Thèbes, qu’on a voulu réformer plus tard et arracher de la langue en les écrivant Troiè, Odysseus, Hélénè, Akhilleus, Cléopatrè, Thébè. Quant à la nécessité de différencier [mot en caractère grec] d’avec Neptunus, elle est certaine ; là, on pourra peut-être innover, mais en se souvenant que notre langue est latine et que la transcription latine de [mot en caractère grec] est Posidion 41. Il faut beaucoup de tact et beaucoup de prudence pour franciser des mots grecs, sans offenser à la fois le grec et le français.