(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « La Femme au XVIIIe siècle » pp. 309-323
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « La Femme au XVIIIe siècle » pp. 309-323

La Femme au XVIIIe siècle

Edmond et Jules de Goncourt, La Femme au xviiie  siècle.

I

J’attendais la nouvelle édition de ce livre pour parler de l’auteur de La Fille Élisa, — de cette production jalouse et désespérée, sur laquelle j’ai gardé le silence par respect pour l’homme qui l’a écrite. J’attendais ce livre, qui m’en fera parler mieux… MM. de Goncourt, qu’on pourrait appeler M. de Goncourt, tant ces deux adorables frères n’étaient qu’un, sont, en fait, — qu’on en convienne ou qu’on n’en convienne pas ! — une des grandes importances littéraires de ce temps-ci par l’action qu’ils ont exercée ; et il est facile d’expliquer leur succès et leur influence. Leur talent — incontestable, d’ailleurs, — est dans le sens des passions et des manies de leur époque. Il n’y a de succès qu’à ce prix. Populaires, mais en haut et non point en bas, populaires parmi les lettrés et les artistes, ils sont devenus peu à peu, et comme sans y penser, des Chefs d’École. Ils le sont devenus sans programme et sans fracas. Ils n’ont point fait de Préface de Cromwell, eux ! ils n’ont pas pompeusement dogmatisé. Ils n’ont pas battu en brèche la tradition et l’histoire. Ils n’ont point, à un jour donné, proclamé qu’ils allaient changer le monde et métamorphoser la littérature. Non ! ils ont fait modestement un livre, — puis deux, — puis trois, et la littérature du temps a été modifiée. Il y avait en ces livres une manière — il faut bien le dire ! — inconnue avant eux ; et c’est cette manière-là, imitée, précisée et exagérée par leurs imitateurs, et par eux-mêmes, hélas ! qui est devenue, en quelques années, la monstruosité inaperçue d’abord et plus tard affirmée et nommée : le réalisme, et que voilà établie partout, dans les lettres et les arts du xixe  siècle, et y souillant tout, comme les Harpies à la table des Troyens.

L’aurait-on cru ! L’auraient-ils cru eux-mêmes, quand ils écrivaient le livre que voici, ces distingués, ces aristocrates de talent, ces élégants, ces admirateurs des élégances pomponnées du xviiie  siècle, le plus artificiel des siècles, le plus recherché et le plus quintessencié dans ses mœurs et dans ses arts, et dont le Diogène fut Rousseau, qui eut la prétention de le ramener à la nature ? Dieu sait, du reste, par quels chemins il l’y ramena et comme il l’y ramena, — à cette nature que le menteur qu’il était faussa davantage !

Car tel a été le point de départ d’Edmond et Jules de Goncourt : — le xviiie  siècle et son histoire… Et non pas sa grande histoire, l’histoire de ses faits et gestes politiques, littéraires et sociaux, mais la petite histoire de sa petite société, de ses petites mœurs, de ses petites passions, de ses petits arts, à tout ce petit monde qui n’eut de grand que sa corruption. Excepté leur étude sur Marie-Antoinette, dans laquelle ils se haussent par le sujet et par l’émotion jusqu’à la grande histoire, MM. de Goncourt ne firent que celle des frivolités de ce siècle frivole, — qui rendit frivole jusqu’à l’âme de Marie-Antoinette, retrouvée tout à coup si sérieuse et si héroïque devant l’échafaud ! Ils écrivirent : Les Maîtresses de Louis XV, — Portraits intimes du xviiie  siècle, — et cette Femme au xviiie  siècle 29. Quand le xviiie  siècle fut épuisé, quand cette orange de madame Dubarry eut été sucée par eux jusqu’à la dernière goutte, ils en rejetèrent l’écorce et se retournèrent vers le xixe  siècle. Ils abordèrent le roman contemporain ; mais ils y portèrent des yeux accoutumés à regarder les petites choses du xviiie  siècle et à tenir compte des moindres détails de cette société de dessus de porte et de trumeau. Ils exercèrent sur le xixe  siècle les facultés d’observation qu’ils avaient développées sur le xviiie . Ils écrivirent, à diverses époques : Charles Demailly, Manette Salomon, Madame Gervaisais, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Sœur Philomène. Mais tout en écrivant ces romans avec un procédé littéraire de pointillement dans le détail que je trouve inférieur, et qu’ils avaient pris dans le genre d’étude qu’ils avaient fait du xviiie  siècle, ils perdirent peu à peu le sentiment moral qui se révoltait souvent en eux contre le siècle même qu’ils aimaient tant, et dont ils n’avaient entrepris de faire l’histoire que parce qu’ils l’aimaient. Chose inouïe ! ils perdirent cette flamme de moralité éloquente. Dans leurs romans, ils se desséchèrent. Ils racontèrent pour raconter. Ils devinrent des observateurs impassibles, — scientifiques, disaient-ils (ils s’en sont assez vantés !), — méconnaissant l’idéal ou le rapetissant jusqu’à n’être que la photographie exacte des formes extérieures de la vie. Au lieu de choisir, acceptant tous les sujets, et préférant même les plus bas aux plus nobles : « J’ai pensé — a dit l’un d’eux — que les larmes avaient assez coulé en haut, et qu’il fallait les faire couler en bas. » De ce jour-là, le réalisme était né, et ils le lançaient dans le monde. Il y grandit sous la plume de Flaubert. Il y grossit sous celle de bien d’autres. Et il atteignit un si profond degré de difformité sous la plume de Zola, qu’un degré de plus n’était pas possible. Le monstre était accompli.

Et cela est si vrai, ce que j’écris là, le réalisme est si bien l’œuvre de MM. de Goncourt, — aveugles comme toutes les paternités, qui ne savent pas l’enfant qu’elles font, — qu’éclairé après L’Assommoir, et fier comme ces bêtes de pères, qui sont fiers de leurs petits hiboux, Edmond de Goncourt (le survivant des deux) s’est senti jaloux de Zola, et, pour prouver qu’en fait de réalisme le dernier venu ne l’emportait pas sur le premier, il a commis La Fille Élisa.

II

Mais il s’est trompé. La Fille Élisa n’est qu’un mauvais livre inutile. Zola n’a point de rivaux. Il est, en ce moment, le premier des réalistes dans l’espace. M. de Goncourt ne l’est que dans le temps. C’est lui et son frère qui ont donné le la de l’horrible musique qu’à présent on chante. Je crois même que si on remontait jusqu’à cette Femme au xviiie  siècle, leur meilleur livre pourtant, on pourrait y retrouver quelque chose des premiers linéaments, des premiers traits de ce réalisme dont ils ont été les générateurs, et le dégager de ce livre où il n’apparaît pas encore avec cette netteté qui viole le regard… L’abus du détail, l’accumulation des infiniment petits dans la description effrénée, illimitée, aveuglante, qui tient toute la place de l’attention et qui prend celle de la pensée, la matérialité plastique exagérée et impossible en littérature, on pourrait, en cherchant bien, trouver tout cela dans cette Femme au xviiie  siècle, qui, quand elle fut publiée pour la première fois, a passé sans qu’on y vit tout cela. On l’y trouverait peut-être, mais en germe. On l’y trouverait, indécis et charmant comme tout ce qui commence, — comme on retrouve un joli enfant dans le vilain homme que ce pauvre enfant est devenu. Mais, sûrement, mais, au moins, ce qu’on n’y trouverait pas c’est l’insouciance de la chose morale, c’est l’impassibilité devant les faits qu’on décrit et qui ne sourcille ni devant leur hideur, ni devant leur abjection ! ce sont ces deux laideurs du réalisme qui le rendent si affreux. La Femme au xviiie  siècle ne nous parut, quand on la publia, qu’un livre très neuf d’inspiration, ayant des qualités parfois exquises, d’autres fois des défauts, et même, à certaines places, des vices ; mais nul des plus sagaces d’entre nous n’y put voir, sous la flamme morale qui y circulait et y flambait encore, ce qui allait, sous la plume des imitateurs, se développer comme l’incurable mal de la littérature actuelle. On ne l’y vit pas plus qu’on ne voit dans un éclatant tissu des Indes l’atome de peste qu’il rapporte, tapi dans ses plis !

Ce livre, que j’aime à opposer aux autres livres de MM. de Goncourt, ce livre très pailleté et très étincelant, n’avait point d’analogue alors dans la littérature contemporaine. Rien ne lui ressemblait positivement. Mais quelques brillants coups de plume dans la grande histoire auraient pu le faire pressentir. Avant MM. de Goncourt, des historiens modernes : Michelet, Audin, Dargaud, saisis, tous les trois, en raison des plus rares facultés artistiques, de cet amour des arts plastiques devenu presque la seule passion d’une société qui gâte ses passions les meilleures par les affectations de sa vanité, et qui les déshonore bientôt en les transformant en manie, avaient deviné le parti qu’on peut tirer, pour l’histoire d’un temps, de l’art de ce temps, et ils l’avaient souvent évoqué dans leurs œuvres. Et non seulement ces Lavatériens de l’Histoire s’étaient servis des portraits d’une époque pour en connaître mieux les hommes, mais ils s’étaient emparés de tous les produits d’art laissés par les sociétés derrière elles pour expliquer l’état moral de ces sociétés. L’idée était juste et lumineuse ; elle avait passé sous les plumes de ces historiens comme un éclair perçant et pénétrant dans l’Histoire. Mais personne, avant MM. de Goncourt, n’avait appliqué cette idée à l’Histoire avec une telle précision et même une telle exclusion que si vous ôtiez de la leur les gravures, les miniatures, les portraits, les caricatures, l’ameublement, l’ornementation des appartements, tout le bric-à-brac, tout l’inventaire artistique du xviiie  siècle, on se demanderait ce qui resterait de l’Histoire !… Elle est surtout faite de tableaux vus et souvenus… Et en la lisant tulle qu’ils l’écrivent, on se demande si c’est la société du xviiie  siècle qui reflète son art, ou si c’est l’art du xviiie  siècle qui reflète sa société, et quel des deux est le caméléon ?… MM. de Goncourt traduisent littérairement les tableaux des Fragonard, des Chardin, des Greuze, etc., en cherchant à rivaliser de plasticité avec ces tableaux par le relief et par la couleur de leur style. Ils ne sont pas des moralistes exprimant largement, comme La Bruyère, toute une époque dans des Caractères, — étude humaine et grandiose ! Ils ne regardent pas si profondément dans le fond des cœurs. Mais, grande ou petite, voilà leur originalité et l’explication de leur succès parmi nous, les affaiblis de la raison, qui n’avons d’intérêt que pour les arts de l’imagination et de la main ! MM. de Goncourt ont compris les goûts de leur temps, ou plutôt ils les ont partagés, si même ils ne les ont subis ; et j’avais raison tout à l’heure de dire qu’avant eux, et avant que les choses de l’art eussent parmi nous leur toute-puissance, personne n’avait pensé, comme eux, à faire tenir toute l’histoire d’un temps dans un catalogue de peinture, et à l’écrire comme Diderot écrivait son Salon.

Toute ?… Non ! pourtant. Je dis trop ou je dis trop peu. Ils l’ont fait tenir ailleurs encore. Ils l’ont trouvée dans les correspondances secrètes, les papiers intimes, les mémoires, les recueils de scandale ou de mode, les journaux, les comédies, les vaudevilles, les chansons, dans toutes les plus futiles publications d’une époque passionnée et futile. C’était moins neuf, ceci, que l’histoire par l’art et toutes ses manifestations ; car on ne pouvait tirer d’une autre source que de celle-là l’histoire des mœurs d’une société morte et qu’on n’a pas observée soi-même sur le vif. L’histoire de la Femme au xviiie  siècle, qui est très complexe, — qui, socialement, n’est pas la femme égalitaire simplifiée du xixe , mais qui se scindait en plusieurs classes, qui était timbrée de plusieurs estampilles : titrée et à la cour, bourgeoise et à Paris, — cette femme différait de société, de salon, de langage, de mœurs et de ton. Il fallait la prendre de sa naissance à son mariage et de sa naissance jusqu’à sa mort, et depuis la naissance du siècle jusqu’à la mort du siècle. C’est ce que firent MM. de Goncourt, entassant ces cent années dans l’étroitesse d’un volume qui les étreignait, — les pressant dans un fourmillement éblouissant, enlevant à la force du poignet cette surcharge des livres d’une époque qui a immensément écrit, et la lançant d’un train si rapide qu’on pourrait regarder les deux auteurs de La Femme au xviiie  siècle comme les deux plus brillants postillons de l’Histoire, et qui l’aient jamais menée avec la vigueur de ce train-là !

III

Franchement, c’était prestigieux d’exécution et curieux d’érudition, de mots recueillis, de citations et d’anecdotes, et il y avait là une vie d’impression, d’imagination et d’âme, très intense, que ne connurent pas, depuis, les romans de MM. de Goncourt. Le seul reproche à faire à leur livre d’alors et d’aujourd’hui, puisqu’on le réimprime, était encore un beau reproche. C’était l’enthousiasme égaré pour un siècle qui, selon moi, n’en méritait aucun. MM. de Goncourt, je l’ai dit plus haut, adoraient le xviiie  siècle. Ils étaient trop du xixe pour ne pas l’adorer. Très modernes, et fous de son art, ils en avaient l’idolâtrie, et de leur livre il sortait clairement un xviiie  siècle plus grand que la réalité. Quoiqu’ils y eussent vu pourtant aussi, avec une masse trop forte, et, selon moi, exagérée de vertus et de sentiments individuels, les corruptions, les dépravations et les abominations de ce temps d’une immoralité à côté de laquelle peut-être rien ne peut être mis, sans déchet, dans l’histoire du monde, il n’en résultait pas moins, de l’effet prismatique de leur livre, que, tout compte fait, le xviiie  siècle était une époque qui valait mieux que ce qu’on en croyait et que ce qu’il en fallait croire. Et cependant, malgré leur enthousiasme pour ce siècle, ils s’efforçaient de le juger. Ils ne le racontaient pas pour le raconter, et ils ne le peignaient pas pour le bonheur et le mérite stériles de le peindre. Non ! ces jeunes gens, qu’aucun système, à cette époque, n’avait faussés, ambitionnaient encore l’aperçu qui sort des faits et qui, retombant sur eux comme une gerbe de lumière, les illumine. Ils mêlaient leur personnalité ardente et jeune aux récits qu’ils faisaient, et qu’ils ne voulaient pas impersonnels. Ils avaient enfin la passion, l’éloquence et la verve, tout ce que le réalisme fait mine de mépriser, et qu’on ne leur revit plus, dans cette proportion, désormais !

Et, chose dont il faut leur tenir compte encore plus que de l’enthousiasme et de la vie dont ce livre déborde par-dessus les frivolités dont il est plein, c’est le sentiment moral opposé bien souvent à l’enthousiasme que le xviiie  siècle leur inspire, et créant même, à certains moments, un enthousiasme contraire. En ce temps-là, les de Goncourt n’avaient pas la visée d’être scientifiques, et, dans un but d’enseignement social, d’exposer des faits répugnants ou odieux, avec l’impassibilité de la science. Dans leur chapitre consacré à « l’amour » au xviiie  siècle, et quand ils arrivent à la dépravation de ce sentiment tel qu’il est peint dans Les Liaisons dangereuses, par exemple, ce hideux chef-d’œuvre qui n’est pas le conte d’un infernal génie, mais une infernale réalité, ces historiens, sensibles et non impassibles, de la Femme au xviiie  siècle, ont une indignation et un accent superbes, et, pour mon compte, je ne crois pas que leur talent soit allé jamais au-delà ! Je cite rarement, mais il faut citer, pour que le Goncourt qui nous reste, le réaliste d’à présent, le jaloux de Zola, comprenne où est la vérité littéraire dans ce qu’elle a de plus profond, de plus pathétique et de plus grand, c’est-à-dire de plus moral. Après avoir fait la terrible histoire de l’amour dépravé de l’homme au xviiie  siècle, MM. de Goncourt passent à celui de la femme, objet de leur livre : « La femme — disent-ils — égala l’homme, si elle ne le dépassa, dans ce libertinage de la méchanceté galante. Elle révéla un type nouveau, où toutes les adresses, tous les dons, toutes les finesses, toutes les sortes d’esprit de son sexe, se tournèrent en une sorte de cruauté réfléchie qui donne l’épouvante. La rouerie s’éleva, dans quelques femmes rares et abominables, à un degré presque satanique. Une fausseté naturelle, une dissimulation acquise, un regard à volonté, une physionomie maîtrisée, un mensonge sans effort de tout l’être, une observation profonde, un coup d’œil pénétrant, la domination des sens, une curiosité, un désir de science, qui ne leur laissaient voir dans l’amour que des faits à méditer et à recueillir, c’étaient à des facultés et à des qualités si redoutables que ces femmes avaient dû, dès leur jeunesse, des talents et une politique capables de faire la réputation d’un ministre. Elles avaient étudié dans leur cœur le cœur des autres ; elles avaient vu que chacun y porte un secret caché, et elles avaient résolu de faire leur puissance avec la découverte de ce secret de chacun. Décidées à respecter les dehors et le monde, à s’envelopper et à se couvrir d’une bonne renommée, elles avaient sérieusement cherché dans les moralistes et pesé avec elles-mêmes ce qu’on pouvait faire, ce qu’on devait penser, ce qu’on devait paraître. Ainsi formées, secrètes et profondes, impénétrables et invulnérables, elles apportent dans la galanterie, dans la vengeance, dans le plaisir, dans la haine, un cœur de sang-froid, un esprit toujours présent, un ton de liberté, un cynisme de grande dame, mêlé d’une hautaine élégance, une sorte de légèreté implacable. Ces femmes perdent un homme pour le perdre. Elles sèment la tentation dans la candeur, la débauche dans l’innocence. Elles martyrisent l’honnête femme dont la vertu leur déplaît ; et, font-elles touchée à mort, elles poussent ce cri de vipère : “Ah ! quand une femme frappe dans le cœur d’une autre, la blessure est incurable…” Elles font éclater le déshonneur dans les familles comme un coup de foudre : elles mettent aux mains des hommes les querelles et les épées qui tuent. Figures étonnantes qui fascinent et qui glacent ! On pourrait dire d’elles, dans le sens moral, qu’elles dépassent de toute la tête la Messaline antique. Elles créent en effet, elles révèlent, elles incarnent en elles-mêmes une corruption supérieure à toutes les autres et que l’on serait tenté d’appeler une corruption idéale : le libertinage des passions méchantes, la Luxure du Mal ! » Et voilà comme ils peuvent, quand ils le veulent, écrire l’histoire, MM. de Goncourt ! Est-ce assez vu, cette page ? Est-ce assez analysé, assez approfondi, assez jugé ?… Ne sent-on pas, sous la phrase froidie par la volonté de rester dans le calme de l’historien, palpiter, contenus, l’horreur, le mépris, la colère qui donnent au talent une force que le talent n’a jamais seul ?… Et cette page est suivie de beaucoup d’autres de la même énergie, frémissante et surmontée. Après Laclos vient de Sade, sous la plume de MM. de Goncourt ; de Sade, dont ils ne disent qu’un mot et qui suffit : « Il vint pour mettre, avec le sang des guillotines, la Terreur dans l’Amour… C’en est assez, — ajoutent-ils, — ne descendons pas plus bas, ne fouillons pas plus loin dans les entrailles pourries du xviiie  siècle. L’histoire doit s’arrêter à l’abîme de l’ordure. Au-delà, il n’y a plus d’humanité ; il n’y a plus que des miasmes où l’on ne respire plus rien, où la lumière s’éteindrait d’elle-même aux mains qui voudraient la tenir. »

Et ils ont raison. Ou plutôt, ils avaient raison ! mais dans ce temps-là ! Et nous avons marché ! Ils auraient peut-être tort maintenant… Dans ce temps-là, ni l’un ni l’autre de ces Goncourt qui ont écrit le livre de La Femme au xviiie  siècle n’eût voulu descendre de cette conception littéraire, qui repousse l’ordure, l’observation, l’étude de l’ordure, comme indigne de l’esprit humain, et n’aurait voulu écrire La Fille Élisa !