Section 10, continuation des preuves qui montrent que les anciens écrivoient en notes la déclamation
des changemens survenus vers le temps d’Auguste dans la déclamation des romains. Comparaison de ce changement avec celui qui est arrivé dans notre musique et dans notre danse sous Louis XIV . retournons aux preuves de fait, qui montrent que les anciens écrivoient en notes la déclamation de leurs pieces de théatre. Elles sont ici d’un tout autre poids qu’un raisonnement fondé sur des possiblitez.
Toutes les fois que Ciceron parle de la déclamation des vers dramatiques, il en parle, non pas comme nous parlerions de la déclamation des vers de Corneille qui est arbitraire. Ciceron parle de la déclamation des vers dramatiques comme d’une mélodie constante, suivant laquelle on prononçoit toujours ces vers. Il en parle comme d’une beauté, pour ainsi dire, aussi inherente aux vers qu’il cite, que la beauté qui résultoit du sens qu’ils renferment, et du choix des mots dont ils sont composez. Ciceron, après avoir rapporté quelque vers d’une tragédie, dit, voilà des vers excellens. Les sentimens, l’expression, la modulation, tout y respire le deüil.
C’est ainsi que nous loüerions un récit des opera de Lulli.
Ciceron dans plusieurs endroits de ses ouvrages parle des pieces de théatre de Livius Andronicus, d’Ennius et de Noevius, trois poëtes qui vivoient environ deux cens ans avant lui, comme d’une déclamation composée quand ils avoient mis leurs pieces au théatre, et qu’on suivoit encore cependant dans le temps qu’il écrivoit. Si cette déclamation n’eut point été couchée par écrit, auroit-elle pû se conserver si long-temps ? Qu’on juge si je change rien au sens de Ciceron. Nous avons vû, dit-il, introduire sur la scéne, à la place de la musique simple et grave, des pieces de Noevius et de Livius Andronicus une musique si pétulante, que les acteurs, pour suivre la mesure, sont obligez de s’agiter, de faire des roulemens d’yeux et des contorsions de tête, en un mot, de se démener comme des forcenez.
C’est ainsi qu’il s’explique après avoir dit que Platon n’a point tout-à-fait tort lorsqu’il soutient qu’on ne sçauroit changer la musique dans un païs sans que ce changement produise une altération sensible dans les moeurs des habitans.
Nous avons déja vû que le geste des comédiens des anciens étoit aussi assujetti à la mesure que la récitation même.
On commençoit donc du temps de Ciceron à changer la déclamation théatrale.
Cent ans après Ciceron, Quintilien trouvoit déja cette déclamation si remplie de tons effeminez et si lascive, qu’après avoir décidé qu’il faut faire apprendre la musique aux enfans, il ajoute, qu’il n’entend point dire qu’il faille leur faire prendre le goût de la musique, qui de son temps regnoit sur la scéne. Ses chants, continuë-t-il, sont si remplis d’impudence et de lasciveté, qu’on les peut accuser d’avoir beaucoup contribué à étouffer le peu de courage viril qui nous restoit.
Tous les anciens étoient persuadez que le caractere de la musique qui étoit le plus en usage dans un certain païs, influoit beaucoup sur les moeurs de ses habitans. Oserons-nous condamner une opinion si generale sur des choses de fait et qui se passoient sous les yeux de ceux qui les ont écrites, quand nous n’avons qu’une connoissance imparfaite de la musique des anciens ? J’en appellerois à la philosophie dont notre siecle fait particulierement profession. On peut même observer aujourd’hui dans les lieux où les habitans sont de religions differentes qu’ils ne sortent pas de leurs églises après le service avec la même humeur. Cette affection passagere s’y tourne même en habitude. En quelques païs le souverain a été obligé d’exciter par des actes publics le peuple devenu protestant, à prendre les mêmes divertissemens les jours de dimanche après le service, qu’il prenoit bien avant que le culte religieux y eut été changé avec la confession de foi, sans qu’on l’y exhortât. Quittons une matiere qui deviendroit bien-tôt trop sérieuse, et revenons à notre sujet.
Ceux qui ne connoissent pas d’autres théatres que le théatre françois, ne comprendront pas d’abord tout le sens du passage de Quintilien que je viens de citer. Quoiqu’on y ait vû quelques pieces assez licentieuses, néanmoins on y a toujours observé une grande décence, soit quant aux tons, soit quant aux gestes. Mais il y a des théatres étrangers où les acteurs tombent tous les jours dans le vice que Quintilien reprend, en imitant tous les tons et tous les accens pour ne point entrer dans d’autres détails, que prennent les personnes les plus passionnées quand elles se trouvent enfin en pleine liberté.
En lisant l’art poëtique d’Horace, on voit bien que le vice reproché par Quintilien à la déclamation théatrale de son temps, venoit de ce qu’on l’avoit voulu rendre plus vive, plus affectueuse et plus expressive, tant du côté de la récitation que du côté du geste, qu’elle ne l’avoit été dans les temps anterieurs. Comme Horace a écrit après Ciceron et avant Quintilien, il est curieux d’examiner ce qu’il dit sur les changemens arrivez dans la déclamation théatrale, et sur la difference qu’il y avoit entre la nouvelle maniere de réciter, et l’ancienne.
Autrefois, dit Horace, on ne se servoit point pour accompagner ni pour soutenir les choeurs de flutes d’un volume égal à celui de nos trompettes, et qu’il fallut relier avec du fil de laiton. On n’emploïoit au théatre que des instrumens à vent des plus simples, et dont la portée étoit très-bornée, parce qu’ils n’étoient percez que d’un petit nombre de trous.
Mais, ajoute Horace, la chose est bien changée. Premierement, le mouvement a été acceleré, et l’on se sert pour le regler de mesures dont on ne se servoit pas autrefois, ce qui a fait perdre à la récitation son ancienne gravité.
On a encore donné, continuë Horace, aux instrumens une portée plus grande que celle qu’ils avoient précedemment. Les tons sur lesquels on déclame s’étant ainsi multipliez, il entre plus de sons differens dans la récitation qu’il n’y en entroit autrefois. Il faut que les acteurs tirent de leurs poumons bien des sons qu’ils n’étoient pas obligez d’en tirer, s’ils veulent suivre ces nouveaux instrumens dont les cordes leur font leur procès avec severité quand ils y manquent. En effet, plus une déclamation étoit chantante, plus les fautes de ceux qui l’executoient devoient être sensibles.
Qu’il me soit permis, pour éclaircir ce passage d’Horace, de me servir d’une comparaison tirée du chant de l’église. Saint Ambroise ne fit entrer dans le chant qu’on nomme encore aujourd’hui le chant ambroisien, que quatre modes, qu’on appelle les autentiques.
Ce chant en étoit toujours plus grave, mais il en avoit moins de beauté et moins d’expression. Des quinze cordes ou des quinze notes principales qu’avoit le systême de la musique harmonique, il y avoit même quatre tons, sçavoir le ton le plus haut et les trois tons les plus bas qui n’entroient point dans le chant ambroisien. Quand saint Ambroise le composa, les théatres étoient encore ouverts, et l’on y récitoit dans la même langue en laquelle on chantoit à l’église. Ce saint ne voulut point, suivant l’apparence, qu’on entendît à l’église les tons propres et fréquens au théatre. Saint Grégoire qui regla le chant qu’on appelle gregorien, environ cinquante ans, après que les théatres eurent été fermez, y emploïa huit modes, en ajoutant aux quatre dont S. Ambroise s’étoit servi, les modes appellez plagaux. Ainsi les quinze cordes de la musique ancienne entrerent dans le chant gregorien, et tout le monde a trouvé que le chant grégorien surpassoit tellement en beauté le chant ambroisien, que dès le temps de nos rois de la seconde race, les églises des Gaules quitterent l’usage du chant ambroisien pour y substituer le chant grégorien.
Horace reprend la parole. Les acteurs se sont encore trouvez en même-temps dans l’obligation de presser leur geste et de hâter leur prononciation, parce que le mouvement avoit été acceleré. Ainsi leur déclamation précipitée a paru une maniere de réciter toute nouvelle.
Enfin il est devenu necessaire que le joüeur d’instrument qui doit donner des tons si difficiles à prendre, passât souvent d’un endroit de la scéne à l’autre, afin que les tons qu’il donneroit fussent mieux entendus des acteurs quand il seroit plus proche d’eux. Ainsi notre déclamation théatrale est devenuë si vive et si passionnée, que l’acteur qui devroit réciter le plus posément, qu’un personnage qui raisonne sensément sur l’avenir, débite aujourd’hui les maximes les plus sages avec autant d’agitation que la prêtresse de Delphes en pouvoit montrer lorsqu’elle rendoit ses oracles assise sur le trépié.
La gesticulation précipitée de ces acteurs aura paru des mouvemens convulsifs à ceux qui avoient été accoutumez à une récitation plus unie et plus lente.
C’est ainsi que le jeu des comédiens italiens paroîtroit une déclamation de possedez à des spectateurs qui n’auroient jamais vû joüer que des comédiens anglois.
La nouvelle maniere de réciter aura donc paru fort extraordinaire aux romains dans ses commencemens, mais ils s’y seront habituez dans la suite, parce qu’on s’accoutume facilement aux nouveautez, qui mettent plus d’action et qui jettent plus d’ame dans les représentations théatrales.
Il y a même de bonnes raisons pour croire que la premiere cause du changement qui survint dans la déclamation théatrale du temps de Ciceron, venoit de ce que les romains, qui depuis cent ans avoient beaucoup de commerce avec la Gréce où ils alloient même étudier les arts et les sciences, changerent alors leur maniere de prononcer. Le théatre n’aura fait qu’imiter le monde et copier son original.
C’est Ciceron même qui nous apprend que la prononciation des romains de son temps étoit bien differente de la prononciation de leurs ancêtres. Elle étoit devenuë chargée d’accens, d’aspirations et de ports de voix imitez de la prononciation des étrangers. Voilà ce que Ciceron appelle une nouvelle mode venuë d’ailleurs.
Jugeons▶, fait dire cet auteur à Crassus, de l’ancienne prononciation, par la maniere dont quelques femmes prononcent encore aujourd’hui. Comme les femmes sont moins souvent dans le monde que les hommes, elles sont moins sujettes qu’eux à rien altérer dans la prononciation qu’elles ont apprise durant l’enfance. Lorsque j’entens parler ma belle-mere Laelia, continuë Crassus, il me semble que j’entens réciter les pieces de Plaute et de Noevius, car elle prononce uniment, sans emphase et sans affecter les accens et les infléxions de voix des langues étrangeres.
Ne suis-je pas bien fondé à croire que le pere de Laelia prononçoit comme elle prononce.
Nous avons déja cité ce passage pour montrer que la déclamation des pieces de théatre n’étoit point un chant proprement dit, puisqu’elle étoit si semblable à celle des conversations ordinaires. Les nations peuvent changer de prononciation comme elles peuvent changer de langue.
Sous le regne de Henri IV le ton et l’accent des gascons s’introduisoient à la cour de France. Mais la mode de prendre l’un et l’autre y finit avec le regne de ce prince, qui aimoit les gascons et qui les avançoit préferablement à ses autres sujets, parce qu’il étoit né et parce qu’il avoit été élevé dans leur païs.
Il est comme impossible que le geste des personnes qui parlent une langue dont la prononciation est devenue plus vive et plus accentuée, ne devienne pas aussi et plus vif et plus fréquent. Cela s’ensuit de l’organisation du corps humain.
(…), dit Quintilien. En effet, cet auteur après avoir loüé les préceptes que Ciceron donne sur le geste de l’orateur, ajoute : nous sommes accoutumez présentement à voir un geste plus animé. Nous exigeons même de nos orateurs cette action plus agitée, pour ainsi dire.
Pline le jeune qui avoit été disciple de Quintilien, écrit à un de ses amis qu’il a honte de lui raconter ce qu’avoient dit les orateurs qu’il venoit d’entendre, et de l’entretenir des diminutions de voix efféminées, dont leur déclamation étoit remplie.
Une déclamation où l’on veut mettre trop d’expression, doit tomber dans les deux vices opposez. Quelquefois elle doit être trop emportée et remplie de ports de voix outrez. Quelquefois la récitation doit être trop énervée.
Aussi Pline reproche-t-il encore à la déclamation qu’il censure, de dégenerer quelquefois en criaillerie. Il l’appelle, (…). Cet auteur raconte encore que Domitius Afer, orateur célebre dans l’histoire romaine, et qui pouvoit avoir commencé de plaider environ trente ans après la mort de Ciceron, appelloit la nouvelle mode de déclamer la perte de l’éloquence. artificium hoc periit, disoit-il, après avoir entendu plaider de jeunes gens. Mais la critique d’Afer étoit peut-être une censure outrée.
Du moins est-il certain que cet orateur déclamoit dans un goût entierement opposé à celui qu’il reprend ici, et qu’il prononçoit gravement, et même avec beaucoup de lenteur.
(…), dit Pline, en parlant d’Afer. Aussi mon intention n’est-elle pas, en rapportant tous ces passages, de prouver que les romains aïent eu tort de changer leur maniere de déclamer, mais bien de montrer qu’ils la changerent réellement, et que ce fut du temps de Ciceron qu’ils commencerent à la changer.
Il est vrai, suivant les apparences, qu’on aura outré les choses, parce que la moderation est rare parmi les hommes, et parce que les compositeurs de déclamation, les joüeurs d’instrumens et les acteurs se seront piquez de rencherir les uns sur les autres en fait d’expression.
C’est ce qui arrive toujours dans les nouveautez qui sont goûtées du public.
Quelques artisans restent en deça des bornes que la raison prescrit. D’autres les passent et donnent dans des excez outrez.
La musique a eu en France depuis quatre-vingt ans une destinée approchante de celle que la déclamation eut à Rome du temps de Ciceron. Il y a six vingt ans que les chants qui se composoient en France, n’étoient, géneralement parlant, qu’une suite de notes longues, et ce que les musiciens appellent quelquefois du gros fa. Le mouvement de l’execution étoit très-lent.
Les chantres ni les joueurs d’instrumens n’étoient point même capables d’executer une musique plus difficile.
On ne songeoit pas encore à en composer d’autres. Peut-être avoit-on fait mieux dans les temps anterieurs, mais on étoit déchu. Ceux qui sçavent le mieux la musique et l’histoire de notre musique, que j’ai toujours consultez avant que de rien mettre sur le papier, m’ont assuré que l’état de notre musique étoit, il y a six vingt ans, tel que je le décris. La necessité n’avoit pas même encore enseigné à la mesurer en l’écrivant. Le goût a bien changé depuis, et la progression de nos chants est devenuë si accelerée, qu’ils sont quelquefois et sans agrément et sans expression.
Ce changement a été l’occasion d’un changement encore plus grand survenu dans notre danse, et principalement dans la danse du théatre. Il y a quatre-vingt ans que le mouvement de tous les airs de ballet étoit un mouvement lent, et leur chant, s’il est permis d’user de cette expression, marchoit posement, même dans sa plus grande gaïeté.
On executoit ces airs avec des luths, des theorbes et des violes qu’on mêloit à quelques violons, et les pas et les figures de ballets composez sur les airs dont je parle, étoient lents et simples.
Les danseurs pouvoient garder toute la décence possible dans leur maintien, en executant ces ballets, dont la danse n’étoit presque pas differente de celle des bals ordinaires.
Le petit Moliere avoit à peine montré par deux ou trois airs qu’il étoit possible de faire mieux, quand Lulli parut, et quand il commença de composer pour les ballets de ces airs qu’on appelle des airs de vitesse. Comme les danseurs qui executoient les ballets composez sur ces airs, étoient obligez à se mouvoir avec plus de vitesse et plus d’action que les danseurs ne l’avoient fait jusqu’alors, bien des personnes dirent qu’on corrompoit le bon goût de la danse, et qu’on alloit en faire un baladinage. Les danseurs eux-mêmes n’entrerent qu’avec peine dans l’esprit des nouveaux airs, et souvent il arriva que Lulli fut obligé de composer lui-même les entrées qu’il vouloit faire danser sur les airs dont je parle. Il fut obligé de composer lui-même les pas et les figures de l’entrée de la chaconne de Cadmus, parce que Beauchamps qui faisoit alors ses ballets, n’entroit point à son gré dans le caractere de cet air de violon.
Le succès des airs de vîtesse donna l’idée à Lulli d’en composer qui fussent à la fois et vîtes et caracterisez. On appelle communément des airs caracterisez ceux dont le chant et le rithme imitent le goût d’une musique particuliere, et qu’on imagine avoir été propre à certains peuples, et même à de certains personnages fabuleux de l’antiquité, qui peut-être n’existerent jamais.
L’imagination se forme cette idée sur le chant et sur la musique, convenable à certains personnages, suivant ce qu’on peut sçavoir du caractere de ces personnages à qui le musicien prête des airs de son invention. C’est sur le rapport que des airs peuvent avoir avec cette idée, laquelle bien qu’elle soit une idée vague est néanmoins à peu près la même dans toutes les têtes, que nous ◀jugeons de la convenance de ces mêmes airs. Comme nous l’avons déja dit, il est un vraisemblable, même pour cette musique imaginaire. Quoique nous n’aïons jamais entendu la musique de Pluton, nous ne laissons pas de trouver une espece de vraisemblance dans les airs de violon, sur lesquels Lulli fait danser la suite du dieu des enfers dans le quatriéme acte de l’opera d’Alceste, parce que ces airs respirent un contentement tranquille et sérieux, et comme Lulli le disoit lui-même, une joïe voilée. En effet, des airs caracterisez, sont susceptibles de toutes sortes d’expressions de joïe et de douleur, d’amour et d’emportemens furieux, comme les autres airs. Ils expriment bien la même chose que les autres airs, mais c’est dans un goût particulier et conforme à ce caractere, que j’appellerois, si je l’osois, un caractere personnel.
Comme les compositeurs de ballet dont Lulli se servoit, ne se perfectionnoient pas aussi vîte que lui, il fut obligé souvent de composer encore lui-même le ballet des airs d’un caractere marqué. Lulli, six mois avant que de mourir fit lui-même le ballet de l’air sur lequel il vouloit faire danser les ciclopes de la suite de Poliphême. Mais les danseurs se sont tellement perfectionnez dans la suite qu’ils ont rencheri sur les musiciens, ausquels ils ont suggeré quelquefois l’idée d’airs de violon d’un caractere nouveau et propre à des ballets dont nos danseurs avoient imaginé l’idée.
Cette émulation a donné lieu de mettre dans les ballets et dans les airs de violon une varieté et une élegance qu’on n’y voïoit pas autrefois. Il y a soixante ans que les faunes, les bergers, les païsans, les ciclopes et les tritons dansoient presque uniformement.
La danse est aujourd’hui divisée en plusieurs caracteres, si je ne me trompe, les gens du métier en comptent jusques à seize, et chacun de ces caracteres a sur le théatre des pas, des attitudes et des figures qui lui sont propres.
Les femmes mêmes sont entrées peu à peu dans ces caracteres. Elles les font sentir dans leur danse aussi-bien que les hommes.
Je ne dirai pas qu’on n’ait point quelquefois gâté notre musique et notre danse à force de les vouloir enrichir et de vouloir les rendre plus expressives.
Mais c’est une destinée inévitable à tous les arts qui font un progrès considerable. Il se trouve toujours des artisans qui passent le but et qui défigurent leur ouvrage à force de vouloir le rendre élegant. Les personnes qui tiennent pour l’ancien goût alleguent ordinairement les excez où tombent les artisans qui outrent ce qu’ils font, lorsqu’elles veulent prouver que le goût nouveau est vicieux. Mais le public qui sçait discerner entre les défauts de l’art et les fautes de l’artisan, ne trouve pas que les inventions nouvelles soient de mauvaises choses, parce qu’on en abuse. Ainsi le public s’est si bien accoutumé à la nouvelle danse de théatre, qu’il trouveroit fade aujourd’hui le goût de danse, lequel y regnoit il y a soixante ans. Ceux qui ont vû notre danse théatrale arriver par dégrez à la perfection où elle est parvenuë, n’en sont pas si frappez, mais les étrangers qui ont été long-temps sans venir en France sont très-surpris d’un progrès qui leur semble un progrès subit. Je reviens à la déclamation théatrale des anciens. Ce que je vais dire sur la maniere dont elle s’executoit, suffiroit seul pour prouver tout ce que je puis avoir avancé.