(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

Ducis épistolaire.

I

Je voyais l’autre jour, à l’Odéon, Macbeth si bien rendu, si bien exprimé et resserré au vif par notre ami Jules Lacroix, ce mouleur habile et consciencieux du groupe sophocléen, l’Œdipe roi : j’admirais, même dans les conditions inégales où elle nous est produite, cette pièce effrayante, effarée, sauvage, pleine d’hallucinations, de secondes vues ; où l’on voit naître, grandir et marcher le crime, le remords ; où l’horreur d’un bout à l’autre plane à faire dresser les cheveux ; où le cœur humain s’ouvre à tout instant devant nous par des autopsies sanglantes ; sillonnée de mots tragiques immortels ; où le poignard, l’éclair, le spectre, sont des moyens d’habitude et devenus vraisemblables ; où la faiblesse est forte, où le héros est faible et misérable ; où tout s’enchaîne et s’entraîne, où la destinée se précipite tantôt vers la grandeur, tantôt vers l’abîme ; où l’homme est montré comme le jouet de la fatalité, une paille dans le tourbillon ; où Shakespeare nous dit son dernier mot philosophique par la bouche de son Macbeth s’écriant : « Hors d’ici, éteins-toi, flambeau rapide ! La vie n’est qu’une ombre qui marche ; un pauvre comédien qui piaffe et trépigne, son heure durant, sur ses tréteaux, et puis on n’en entend plus parler ; c’est un conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fracas, qui ne signifie rien ! » Quelques jours auparavant, j’avais vu au Théâtre-Français Athalie : — Macbeth et Athalie, deux grands vaisseaux désemparés, sans grands acteurs, sans amiral et sans pilote ; mais, des deux, Macbeth est encore celui qui se gouverne le mieux tout seul et par l’infernale diablerie qui l’anime, celui qui, dans le désarroi, se souffle le mieux à lui-même le vent à pleines voiles et les tempêtes.

Puis je me suis mis à songer, non sans tristesse, à ce qu’il a fallu d’efforts, de bégayements, pour amener et rendre possible sur notre scène cette reproduction à peu près fidèle ; je repassais dans mon esprit et ces anciens combats et ces discussions si animées, si ferventes, dont rien ne peut rendre l’idée aujourd’hui ; ces-études graduelles qui faisaient l’éducation de la jeunesse lettrée, et par où l’on se flattait de marcher bientôt à une pleine et originale conquête ; je me redisais les noms de ces anciens critiques si méritants, si modestes et presque oubliés, de ces précepteurs du public qui, tandis que les brillants Villemain plaidaient de leur côté dans leur chaire, eux, expliquaient dans leurs articles et serraient de près leur auteur, le commentaient, pied à pied avec détail ; les Desclozeaux, les Magnin nous parlant dans le Globe, dès 1826 ou 1828, de ces pièces admirables dont bientôt nous pûmes juger nous-mêmes sous l’impression du jeu de Kean, de Macready, de miss Smithson, et nous en parlant si bien, dans une note si juste, si précise à la fois et si sentie. Car, avant de nous le faire accepter, il a fallu pour le Shakespeare comme aujourd’hui pour le Gœthe, comme pour tout ce qui est grand à l’étranger, nous couper les morceaux à l’avance, nous donner petit à petit la becquée ni plus ni moins qu’aux petits oiseaux ; l’image est vraie à la lettre : comptez un peu les allées et venues, les reprises et les temps d’arrêt, les bouchées successives : en prose, La Place, Le Tourneur, Guizot, Benjamin Laroche, François-Victor Hugo ; et en vers, Ducis avec Talma, un rêve, une création à côté ; puis Halévy, une transition, puis les Vigny et les Wailly et les Deschamps, lutteurs fidèles, et Dumas et Meurice avec leur acteur Bouvière, qu’il n’en faut pas séparer, et Jules Lacroix, le dernier de tous, heureux possesseur. Y sommes-nous enfin ? avons-nous l’estomac fait ? sommes nous assez forts et capables de digérer cette moelle de lion ? Je l’espère. En poétique comme en politique, peuple brillant, aimable et fragile, si engoué, si vite dégoûté, j’ai toujours des doutes, et je ne sais jamais, avec nous, si ce qui est acquis est acquis. Mais pourtant, en ce qui est de Shakespeare, la bataille semble bien gagnée en effet ; on vient, on applaudit, on s’intéresse, on frémit de bon cœur, on ne se scandalise plus ; la bataille est gagnée, dis-je ; mais qui nous rendra l’heure brûlante et l’émotion du combat ?

Puis, et toujours de souvenir en souvenir, je me suis mis à ressonger mélancoliquement à Ducis, au bon Ducis, comme on l’appelle, qui en son temps avait entamé et remué cette grosse question dramatique à tout hasard et par pur instinct ; qui aima Shakspeare d’élan et de vague sympathie sans trop savoir pourquoi et sans l’avoir jamais connu, et de qui l’on a pu dire bien spirituellement, ici même, « qu’il a fait toute une révolution sans le vouloir, comme cela est arrivé quelquefois à la garde nationale67. » Le mot est parfait, mais il y a des jours, ne l’oublions pas en parlant de Ducis, où un garde national a son héroïsme aussi et se bat comme un lion. Le brave Ducis a eu de ces journées-là.

Il serait tout à fait fastidieux aujourd’hui de recommencer ce qui a été fait avec tant de supériorité et de goût par M. Villemain, et de rechercher ce qu’il y a de Shakespeare ou plutôt ce qu’il n’y en a pas dans les pièces de Ducis ; il n’a guère emprunté de son original que les titres et une certaine excitation chaleureuse pour se monter l’imagination sur les mêmes sujets ; et il n’a guère fait, à son tour, que fournir des motifs de beaux rôles et de masques tragiques à de grands comédiens comme Brizard, La Rive, Monvel, et en dernier lieu Talma. Lui-même, il l’a reconnu avec naïveté, il n’est qu’un shakespearien de hasard et de rencontre : il y va de confiance et à l’aveugle ; l’étude directe et la science lui manquent ; il n’a pas la première clef, la plus indispensable, pour s’initier au génie du poète auquel il semble pourtant s’être voué par culte. C’est un prêtre qui ne sait pas le latin. J’ai sous les yeux trois lettres de lui à Garrick, le grand tragédien, celui qui, vers le milieu du dernier siècle, ressuscita Shakespeare tout entier aux yeux des Anglais étonnés et le remit en plein honneur. Je donnerai ces lettres, non recueillies dans les œuvres de Ducis68.

« A Paris, ce 14 avril 1769.

« Monsieur, je ne puis vous exprimer toute ma reconnaissance pour les doux présents que vous avez bien voulu me faire. Votre gravure dans Hamlet et celle de Shakespeare sont l’une et l’autre sous mes yeux et devant ma table ; c’eût été sans doute leur faire souffrir un divorce trop cruel que de les séparer. Je conçois, Monsieur, que vous avez dû me trouver bien téméraire de mettre sur le Théâtre-Français une pièce telle qu’Hamlet. Sans parler des irrégularités sauvages dont elle abonde, le spectre tout avoué qui parle longtemps, les comédiens de campagne et le combat au fleuret, m’ont paru des ressorts absolument inadmissibles sur notre scène. J’ai bien regretté cependant de ne pouvoir y transporter l’Ombre terrible qui expose le crime et demande vengeance. J’ai donc été obligé, en quelque façon, de créer une pièce nouvelle. J’ai tâché seulement de faire un rôle intéressant d’une reine parricide et de peindre surtout, dans l’âme pure et mélancolique d’Hamlet, un modèle de tendresse filiale. Je me suis regardé, en imitant ce caractère, comme un peintre religieux qui travaille à un tableau d’autel. Mais pourquoi, Monsieur, ne sais-je pas votre langue ! pourquoi ne puis-je consulter en vous le plus sûr confident du génie de Shakespeare ! Je n’ai eu qu’un secours, c’est l’attrait inexplicable qui soumet mon âme à ce poète extraordinaire. Je vous remercie de tout mon cœur du succès que vous me désirez. On trouve en général que mon ouvrage est simple et sans incidents ; mais mon succès fût-il un triomphe, ce que je suis bien loin d’espérer, recevez d’avance ma protestation, Monsieur, que je pose ma couronne sur la base et aux pieds de la statue de Shakespeare. C’est déjà une récompense de ma hardiesse que cette occasion de vous écrire. Il ne tient qu’à vous d’y ajouter encore en me permettant de cultiver l’honneur de votre correspondance… »

Ainsi Ducis ne savait pas l’anglais, et le progrès en toute chose est si boiteux, que l’idée ne lui vint jamais de l’apprendre ; mais il sentait de ce côté de Shakespeare un « attrait inexplicable » qui n’est pas la moindre singularité de cette nature candide. Il adorait Shakespeare comme les anciens Gaulois adoraient dans une forêt druidique le dieu qu’il ne leur était pas donné de voir face à face, et il était vrai de dire de lui :

…………………..Tantum terroribus addit,
Quos timeant non nosse deos !…….

L’inconnu ajoutait encore à la terreur religieuse qu’il éprouvait, rien qu’à sentir courir à son front le souffle sacré. Ne lui en demandez pas davantage. Et quant à l’idée qui lui appartient ici en propre, de faire un Hamlet modèle de piété filiale, et de travailler à ce beau portrait comme un peintre de sainteté ferait « à un tableau d’autel », c’est bien l’idée la plus contraire à l’original et la plus anti-shakespearienne qui se puisse concevoir ; c’est un contre-sens à la Greuze. — Voici la seconde lettre à Garrick ; dans chacune, d’ailleurs, il y a quelque mot remarquable :

« A Versailles, le 15 septembre (1772).

« Monsieur, après avoir mis Hamlet sur notre théâtre, je viens d’y mettre Roméo et Juliette. C’est aujourd’hui ma dix-huitième représentation. Je désire que vous ne soyez pas mécontent de cette nouvelle tragédie, dont je vous prie de vouloir bien accepter l’exemplaire ci-joint. Pourquoi, Monsieur, ne vous ai-je point vu, ne vous ai-je point entendu ! Il manquera toujours à mon âme une énergie dont elle a le soupçon, tant que je n’aurai pas vu Shakespeare vivant et animé sur votre théâtre. Vous avez bien voulu m’y accorder mes entrées ; je suis bien tenté d’aller les mettre à profit, pour voir une nation respectable dont j’estime le caractère fort et prononcé, et pour causer avec vous, en les prenant sur le fait, des plus hauts mystères de la tragédie.

« Je vous prie, Monsieur, de me continuer les sentiments dont vous m’honorez, et de me croire pour jamais avec la reconnaissance et l’attachement que je vous dois, etc. »

 

Le bonhomme sent bien ce qui lui manque, et il exprime cette lacune en lui avec tant de franchise, qu’il la couvre au même instant à nos yeux ; et pourtant elle existe et ne sera pas comblée. — Enfin, une troisième lettre de lui à Garrick mérite encore d’être donnée, au moins en partie :

« A Paris, le 6 juillet 1774.

« Monsieur, je profite de l’occasion du départ de M. Suit pour vous marquer combien je suis véritablement sensible aux invitations que vous m’avez faites d’aller à Londres, et combien je suis fâché de n’avoir pas encore fait ce voyage, dont le plaisir de vous admirer sera le principal motif. Je porte envie à M. Suit

Je viens de terminer une nouvelle tragédie : c’est Admète et Alceste, sujet tiré de notre Euripide. Je suis à la veille de la faire lire à la Comédie-Française. Aussitôt qu’elle aura paru, j’aurai l’honneur de vous en envoyer un exemplaire.

Je suis maintenant occupé de Macbeth. Pourquoi ne puis-je causer avec vous une demi-heure, et vous voir dans les morceaux terribles de cette admirable tragédie ! J’ai affaire à une nation qui demande bien des ménagements quand on veut la conduire par les routes sanglantes de la terreur. Mon âme s’efforce, en composant, de prendre vos vigoureuses attitudes, et d’entrer dans la profondeur énergique de votre génie. Continuez-moi, je vous prie, les sentiments dont vous m’honorez, et soyez persuadé de la haute estime et de la reconnaissance avec lesquelles j’ai l’honneur, etc. »

On s’explique assez difficilement que, sentant de la sorte ce qui lui manquait sur Shakespeare et ce que la vue de Garrick pouvait lui apprendre, lui rendre immédiatement, il n’ait pas fait cet effort de passer le détroit, et, puisqu’il n’avait pas vu apparemment le grand tragédien dans son ancien voyage à Paris, qu’il ne soit point allé l’admirer une bonne fois sur son théâtre, avant sa retraite, et, comme on dit, prendre langue avec lui. C’était l’Alpha, ce semble, et par où il fallait commencer. Mais Ducis était encore moins artiste que père, fils, époux, veuf, ami : toutes ces belles qualités de cœur et de famille lui nuisaient autant qu’elles lui servaient. Sa femme ou ses filles, son ami Thomas à soigner, ses deuils fréquents, que sais-je ? l’empêchèrent de faire le voyage qui lui aurait permis d’aller s’éclairer face à face et d’allumer sa torche tragique non plus à la lanterne sourde de Le Tourneur, mais au tonnerre même ; il n’était pas homme à se dire à la manière d’Épaminondas : « J’ai deux filles immortelles, Juliette et Lady Macbeth ! voilà ma postérité. » Trop de vertu, trop de sensibilité en pratique et en action autour de nous, nuirait-il donc au talent et au génie, à ce serviteur et à cet esclave de son art, qui ne doit être ni distrait ni partagé ?

On aura remarqué dans ces lettres de Ducis de beaux mots et une large touche ; il n’en est aucune des siennes qui n’offre ce caractère : et j’ai souvent pensé que si, par bonheur pour lui, et dans quelque naufrage pareil à celui de l’Antiquité, toutes ses tragédies étaient perdues et que s’il ne restait que ses lettres, on aurait d’éternels regrets ; on croirait avoir affaire en lui à un génie complet dont il faudrait déplorer les chefs-d’œuvre. C’est que si Ducis n’avait pas le talent d’un grand tragique, il avait l’âme d’un grand tragique. N’ayant pas reçu de bonne heure toute l’éducation qu’il aurait fallu, s’étant refusé par vertu, par scrupule, par esprit étroit de bourgeoisie, toute celle même qui était à sa portée, l’expérience de Versailles et de la Cour, celle des femmes et des grands seigneurs, et plus tard le spectacle de l’ambition la plus gigantesque dans le sein du plus grand héros moderne, il avait pourtant des débris, des fragments de poète pathétique et terrible. Ses lettres qui sont la partie durable de son œuvre et qu’on devrait recueillir à part, dans un volume où il n’y aurait pas autre chose, sont semées de paroles d’or. Né à Versailles, dont il est resté le poète chéri, où il a vécu tant d’années et où il est mort69, fils d’un père savoisien et patriarcal, de qui il a prétendu tenir toute sa poétique, bien différente, dit-il, de celle des Marmontel et des La Harpe, et d’une mère, bonne femme humble et antique ; d’abord secrétaire de maréchaux et de généraux, il fit la guerre et la vit de près, sans en tirer grand profit pour son observation de poète : « Ducis a fait la guerre de Sept-Ans avec nous, dit le prince de Ligne. Il était secrétaire de M. de Montazet ; je l’aimais beaucoup. Il ne se doutait pas du talent qu’il avait, ni qu’il remplacerait Voltaire à l’Académie. Il avait une belle voix. » Cette belle voix était l’organe d’une belle âme. Il ne s’avisa de tragédie que vers l’âge de trente-six ans, et il marqua vite ; en quoi il l’emportait sur les La Harpe, les Chamfort, les gens d’esprit et de goût sans étincelle. La Harpe le jugeait bien, mais comme il jugeait trop souvent, avec sécheresse et d’un ton rogue ; écoutez plutôt le petit dialogue suivant (1784) :

« Ducis n’entend rien à la combinaison d’un plan. Les siens sont dénués de toute raison, particulièrement celui du Roi Lear. L’auteur s’y montre encore plus insensé que son héros. » — « Cet ouvrage obtient pourtant un grand succès. » — « Ouvrage détestable ! » — « Il y a, ce me semble, de bien belles scènes. » — « Eh ! Monsieur, qui vous dit le contraire ? Sans doute il y a de belles scènes dans le Roi Lear, dans Hamlet, dans Roméo et Juliette, dans Œdipe chez Admète, et même dans ce Macbeth qui vient de tomber ; mais de belles scènes ne constituent pas seules un bel ouvrage. Si M. Ducis faisait une pièce comme il fait une scène, il serait notre premier tragique70. »

Et dans ses moments de plus grande franchise La Harpe ajoutait encore : « C’est bien heureux que cet homme n’ait pas le sens commun, il nous écraserait tous. »

Je voudrais insister sur les beautés de ces lettres de Ducis, dont la collection ferait un trésor moral et poétique ; on y joindrait les lettres de Thomas fort belles, fort douces et bien moins tendues de ton qu’on ne le suppose. C’est dans une de ces lettres de Thomas que je lis à propos de la mort d’un de leurs amis communs, Saurin : « Il ne sera pas aisément remplacé avec tout ce qu’il avait. Une qualité, surtout rare aujourd’hui, c’est une certaine tempérance de raison qui connaît les bornes et les limites de tout. On est porté aujourd’hui à précipiter tous les mouvements ; lui, savait s’arrêter et arrêter les autres. » Ce Saurin, dont on n’a gardé qu’un bien faible souvenir, s’il avait cette faculté-là, nous manque bien aujourd’hui.

Autrefois, quand on prenait un livre ancien ou nouveau, on voulait être ému, touché, intéressé ; maintenant on veut être empoigné, c’est le mot. Nous nous contenterons, cette fois, d’être touchés et charmés en parcourant les lettres de Ducis.

II.

Les premières sont adressées à Sedaine, un homme de génie dans son genre, inégal, mais qui trouve du neuf à chaque pas, et qui s’était formé seul. Ducis, avec qui il avait quelque parenté de talent et d’origine, a dit dans un portrait qu’il a donné de lui : « Il aimait passionnément Molière, Montaigne et Shakespeare ; il y trouvait ce fonds immense de naturel, de raison,  de force, de grâce, de variété, de profondeur et de naïveté qui caractérise ces grands hommes ; aussi, était-il né avec un sens exquis et une âme excellente : c’était tout naturellement qu’il voyait juste, comme c’était tout bonnement qu’il était bon. »

On est sous Louis XVI, aux premières et belles années, sous un jeune roi plein de mœurs et de bon sens. Turgot est au pouvoir, la vertu respire ; « les gens de bien, cette graine timide qui n’ose se montrer, peuvent maintenant sortir de terre, prendre racine et porter des fruits. » Toute cette école vertueuse et cordiale, les Sedaine, les Thomas, les Ducis, les de Belloy, se croient presque sur leur terrain à Versailles : on les voit d’ici se réjouir et se féliciter.

Ducis est sur le point de lire son OEdipe aux comédiens (février 1775) et il n’attend pour cela que le Carême : « Me voilà toujours ici, en attendant que la cendre du saint mercredi qui s’approche fasse tomber toute cette fureur de fêtes et de danses qui tournent les têtes : on ne pourrait pas entendre mon Œdipe avec des oreilles pleines du bruit des orchestres et du tumulte des bals. » Cependant, déjà revenu de la Grèce à ses dieux du Nord et à Shakespeare, il a choisi Macbeth pour sujet de pièce nouvelle :

« Tout le monde me gronde ici, mon cher ami, écrit-il de Versailles à Delevre, à cause du genre terrible que j’ai adopté. On me reproche déjà le choix du sujet de Macbeth comme une chose atroce. « Monsieur Ducis, me dit-on, suspendez quelque temps ces tableaux épouvantables ; vous les reprendrez quand vous voudrez : mais donnez-nous une pièce tendre, dans le goût d’Inès, de Zaïre, une pièce qui fasse couler doucement nos larmes, qui vous concilie enfin les femmes, cette belle moitié de votre auditoire qui entraîne toujours l’autre. »

« Qu’en dites-vous ? me laisserai-je aller à ce conseil ? Mais il faut un sujet qui me tente, qui porte bien aux développements d’un cœur amoureux, au flux et reflux de cette passion douce et terrible. Ce genre de tableau demande les pinceaux de Racine, et que je suis loin de ce grand écrivain ! Il faudrait, pour me soutenir, de l’extraordinaire dans les situations. »

Et continuant sa pensée, il explique à son ami pourquoi, entre autres choses, il ne saurait réussir à ces nuances de sentiment, à cette finesse et à ce délié de la passion où excelle Racine ; il a l’instinct, sans bien s’en rendre compte, d’un genre opposé à celui de Racine et qui procède autrement que par analyse, qui marche et se développe à l’aide de situations visibles, frappantes, extraordinaires :

« Il me semble, dit-il ingénument, que je ne manquerais ni de chaleur ni de vérité ; mais il y a, dans cette passion, une certaine délicatesse fine qui m’échappe, peut-être parce qu’il m’a toujours été impossible de tromper une femme, et que toutes ces ruses d’amour ne me sont pas seulement venues dans l’idée. Je n’ai su qu’aimer et me donner sans réserve. »

Et comme son ami lui avait écrit qu’il s’était mis à relire l’Ariane de Thomas Corneille, « cette pauvre Ariane abandonnée par un ingrat », Ducis achève, à ce propos, de caractériser la passion chez Racine :

« Personne sans doute n’approche de cette pureté élégante et soutenue de Racine ; mais il y a dans ce rôle admirable d’Ariane, où toute la passion de l’amour est rassemblée, un fonds de tendresse, d’abandon d’âme, d’ivresse et de désespoir, qu’on ne trouve point dans Racine, parce que Racine n’est pas très naïf, et qu’il est très possible, je crois, d’être plus tendre encore que lui. »

L’ami à qui il écrivait de la sorte mérite d’être connu. Deleyre, ami de Jean-Jacques Rousseau, qui l’estimait plus qu’il ne l’a témoigné dans ses Confessions, et qui ne cessa de le recevoir jusqu’à la fin de sa vie, Deleyre dont le nom ne se rencontre qu’incidemment dans les mémoires des contemporains, était un de ces hommes secondaires du xviiie  siècle, qui offrent bien de l’intérêt à qui les observe de près. C’est un de ces hommes comme il y en a eu de tout temps, qui n’ont pas assez de force pour être auteurs, mais qui valent mieux que la plupart des auteurs. Il avait été engagé parmi les Jésuites dans sa jeunesse et avait eu sa période de tendresse et de rêverie religieuse : il ne s’en guérit jamais entièrement. Non qu’il eût conservé aucune croyance : on nous assure même qu’il était le plus dénué des hommes à cet égard ; mais il en avait gardé comme le vague besoin, et il en sentait le vide. Après une vie assez errante à l’étranger où il fut attaché d’abord à l’ambassade devienne, puis à l’éducation du duc de Parme, revenu à Paris et très mêlé aux Encyclopédistes, il portait dans cette société si tranchée d’opinion et si mordante d’accent une âme timide, craintive, rongée de scrupules. Qui ne l’eût connu que par l’Analyse qu’il avait donnée de la philosophie de Bacon, n’aurait jamais soupçonné ces mystères de souffrances. Pour bien le définir, je dirai que s’il y avait au xviiie  siècle les femmes de Jean-Jacques, tant celles de la noblesse que de la bourgeoisie, — les Boufflers, les d’Houdetot, les d’Épinay, les La Tour-Franqueville, plus tard Mme Roland, — qui étaient plus ou moins d’après la Julie ou la Sophie de l’Émile, il y eut aussi les hommes à la suite de Rousseau, les âmes tendres, timides, malades, atteintes déjà de ce que nous avons depuis appelé la mélancolie de René et d’Oberman. Deleyre était une de ces âmes-là, une âme sensible, inquiète, dépaysée, déclassée, tirée du cloître où elle n’avait pu rester, et souffrant dans la société d’où il lui tardait toujours de s’enfuir, une de ces organisations ébranlées comme il ne s’en trouve pas sous cette forme au xviie  siècle, et comme il devait s’en rencontrer beaucoup au commencement du nôtre ; il allait avoir son expression, mais imparfaite et insuffisante encore, dans les Rêveries d’un Promeneur solitaire ou dans les Confessions. C’était un athée vertueux, un M. de Wolmar, mais qui n’avait pas tout à fait la force de l’être et qui se dévorait lui-même. Il unissait en lui bien des contrastes : il guerroyait à mort, en zélateur ardent, contre la superstition et tout ce qu’elle engendre : Tantum Relligio potuit suadere malorum ! et il était l’auteur de la célèbre romance sentimentale : Je l’ai planté, je l’ai vu naître, dont Rousseau a fait la musique.

Toute la branche des lettres de Ducis qui s’adresse à lui est d’un charme douloureux et délicat, et je ne sais pas, dans les figures de second plan qui passent et repassent devant nous sans qu’on les remarque d’abord, de physionomie plus attrayante à la longue que celle de ce futur membre de la Convention et de l’Institut naissant, et à qui l’on dut même l’idée des fameuses Écoles normales.

Car le nom de Deleyre figure, à côté de celui de Lakanal, au bas de l’Arrêté qui institue ces Écoles, un moment si utiles. L’ancien disciple de Bacon se retrouve avec toute son initiative dans la pensée et dans les considérants de cet acte mémorable qui honore sa vieillesse et sa fin de carrière. Mais auparavant, que de soucis et de tristesses sans nom, que d’anxiétés sans cause apparente, dans lesquelles il nous est donné tardivement de pénétrer !

L’un des ces roseaux pensants et gémissants dont Pascal est le roi, dont Rousseau n’est que le premier révolté et le rebelle ; pauvre Deleyre, qui avait besoin de soutien et de support, de confiance et de foi, et peut-être d’autel, la croyance au progrès humain et l’indéfinie perfectibilité, la religion de Diderot et de Condorcet put-elle jamais toute seule lui suffire ? On a le droit de se le demander quand on a vu de près les tourments et les défaillances de ce futur instituteur du genre humain.

Ducis qui, en ces années de crise, s’est fait son conseiller, son directeur ami, et qui est plus fait que personne pour comprendre cette espèce d’inquiétude indéfinissable, lui prescrit les remèdes qu’il estime les plus salutaires pour le corps et pour l’âme : nous assistons à toute une cure morale :

« Votre tristesse opiniâtre m’afflige, mon ami. Il y a des moments où mon amitié pour vous serait tentée de devenir despotique, au risque de vous affliger. Ce n’est que malgré vous qu’on pourra vous guérir. Votre imagination a le malheureux secret de tout empoisonner. Songez qu’il n’y a jamais eu de temps en France où le trône ait été entouré de plus d’honnêtes gens : voilà d’abord un bon oreiller pour votre tête. Après cela, pensez à votre santé ; comprenez bien ce mot de santé. C’est un bien qui appartient à votre femme, à vos enfants, à moi, à tous ceux qui vous aiment. Vous êtes encore à temps ; peut-être avant peu n’y serez-vous plus. Moi. qui vous observe, j’ai pitié de votre pauvre corps que votre âme dévore. Mon Dieu ! que vous êtes cruel à vous-même ! C’est le seul mal au monde que vous aurez fait ; mais il peut avoir des suites funestes. Répondez moi de votre corps, et je vous réponds de tout le reste.

J’ai prié instamment M. Le Roy, capitaine des chasses, chez qui nous faisons des petits soupers fort agréables, de vous découvrir dans nos bois un bien-fonds ; de le choisir solide, parce que vous êtes père de famille ; dans le plus épais de nos forêts, parce que vous êtes un incurable mélancolique, et surtout très voisin de Versailles, parce que vous êtes mon ami et mon malade. Il est bien convenu que nous ne verrons ni statues, ni bronze, ni marbre ; je bouche tous les jets d’eau de notre parc ; je me voue, pour vous plaire, aux arbres sauvages, aux fontaines rustiques : placeant ante omnia sylvae ! mais je veux que vous viviez, et que mon amitié rafraîchisse votre âme.

J’irai très souvent vous voir, et vous montrer mes vers tragiques, encore tout rouges et sortant de la forge ; enfin j’irai jouir de votre nouvelle existence. »

Ce M. Le Roy, lieutenant des chasses du parc de Versailles, observateur philosophe des mœurs des animaux sur lesquels il a écrit des Lettres que tous nos psychologistes devraient avoir lues71, s’était donc chargé de trouver l’ermitage où s’abriterait Deleyre avec sa famille, et il en avait découvert un à souhait. Ducis le lui annonçait en termes souriants : « Eh bien ! mon mélancolique ami, le brave M. Le Roy vous a déterré un antre de sanglier que vous pourrez habiter. C’est la vraie retraite d’un sauvage ; vous pourrez aller cacher là vos vertus, comme un malfaiteur y cacherait ses crimes. » C’était près de la source de la rivière des Gobelins, dans le voisinage de larges étangs, au bord d’un vallon tortueux « qui se plonge dans un site lugubre pour s’ouvrir ensuite sous un horizon assez étendu et très agréable. » Cela s’appelait du joli nom de Dame-Marie-les-Lis. Les deux filles de Deleyre allaient y fleurir au bord et au murmure du ruisseau « comme deux beaux lis du désert. »

Deleyre s’y installe pour quelques années. Ducis ne l’y laissait point trop seul ; après une visite de quelques jours, il l’emmenait ou à Versailles ou d’autres fois à Paris ; ils y allaient voir ensemble Rousseau, encore logé rue Plâtrière, et qui, « malgré ses plaintes contre le genre humain, ne laissait pas de montrer une assez bonne gaieté72. » Ducis craignait pour son ami songeur le trop de solitude et le manque de distractions ; il aurait voulu lui en procurer d’un ordre élevé pour chasser les vapeurs : « Vous n’êtes pas encore obstrué, mais vous n’avez que trop de dispositions à le devenir : Annibal ad portas. C’est à l’amitié à s’emparer de vous. Je serai le barbare qui vous ferai vivre malgré vous. » Après un de ces petits voyages où il l’avait eu près de lui, il écrit à Mme Deleyre pour lui rendre compte de la santé morale qui les intéresse. Deleyre n’a contre lui que son organisation trop nerveuse, trop susceptible ; il ne lui faut d’autres remèdes que « de la dissipation, des soins, de la vigilance pour les choses essentielles, et un entier abandon, une insouciance vraiment sage dans les détails :

« C’est mon fort de le prêcher en vers et en prose. Dites-lui bien que ma grande sagesse est un profond mépris pour ce qu’on appelle la sagesse humaine ; que je n’en fais aucun cas ; que je ne l’ai jamais estimée, et que je me suis aperçu que, les trois quarts du temps, ce n’est qu’une vanité triste et tourmentante. Dites-lui que j’aime mieux le voir ranger ses tonneaux que ses livres, et végéter comme un peuplier des bords de son ruisseau que pâlir sur son Juvénal ou son Tacite. Qu’il soit heureux, voilà le point ! »

Mais combien il a plaisir à apprendre que son ami a des jours de calme et qui ressemblent presque à du bonheur ! il l’en félicite et l’y encourage en philosophe tout à fait pratique, et en ne lui demandant que peu, rien que ce qu’il est possible d’obtenir :

« Conservez-vous dans ces bonnes dispositions. Il y a un certain travail qu’on peut faire sur soi-même. Ces triomphes obscurs et journaliers sont plus méritoires que les grandes vertus, où l’on est soutenu par l’importance de la victoire et l’étendue même du sacrifice ; ces triomphes, mon ami, sont dignes de vous. »

De loin, il cherche à le distraire en lui donnant des nouvelles du théâtre, des succès ou des chutes, — de l’arrivée de Voltaire, fêté, couronné, visité, qui vient de se rompre un petit vaisseau dans la poitrine et qui va succomber à son triomphe :

« Bon Dieu ! comme je fuirais la capitale, si j’avais la centième partie de la gloire de M. de Voltaire, avec ses quatre-vingt-quatre ans ! comme je me tiendrais sur mon pré, auprès de mon ruisseau, car j’aurais un ruisseau alors ! Cette soif insatiable de gloire au bord du tombeau, cette inquiétude fiévreuse, cette complexion voltairienne, je ne comprends rien de tout cela. »

En revanche il apprend avec plaisir que son ami s’est livré, comme un bon paysan, aux travaux de la fenaison, et qu’en fatiguant le corps il a forcé au repos son âme trop active. Il l’interroge cependant sur Rousseau qui vient de se retirer à Ermenonville et que Deleyre fait dessein d’aller visiter :

« Est-il vrai, comme on me l’assure, qu’il ait pleuré la mort de Voltaire, et qu’à la nouvelle du refus de sépulture, il ait eu un saignement de nez de colère et d’indignation ? Dites-moi ce qu’il y a de vrai… »

Mais voilà Ducis, cet homme bon, naïf, tout cœur et tout âme, talent chaud et simple, lui qui n’a jamais parlé de sa vie à M. de Voltaire, et qui n’a été ni loué ni connu personnellement de lui, le voilà qui est choisi, sans brigue, pour remplacer Voltaire à l’Académie. La voix du public le désigne et le nomme. Il y a de ces justices imprévues que le monde parfois se plaît à faire. C’est en effet, bien réellement, une forme nouvelle de tragédie qui succède à l’autre, et bien qu’éphémère elle-même, elle était digne d’être saluée et intronisée à son jour. Mais cet honneur qui vient le saisir ne l’enivre pas ; il le sait et il le dira à merveille dans la première phrase, restée célèbre, de son discours de réception : « Il est des grands hommes à qui l’on succède et que personne ne remplace ! » Ce maudit discours pourtant lui aura coûté bien des soins ; il faut écarter tout ce qui est scabreux, tout ce qui peut être matière à reproche, maintenir les bienséances, et ne laisser arriver que le respect :

« Mon discours touche à sa fin, écrit-il à Deleyre (janvier 1779), mais vous ne sauriez croire, mon ami, combien ce travail me déplaît et me fatigue. C’est un sot usage que d’avoir à louer par fondation. Cela ne sert de rien à celui qui n’est plus, et c’est un rude embarras pour son successeur. A quoi bon dire que M. de Voltaire est un très grand écrivain ? on le sait de reste. »

Le nom et l’amitié de Thomas viennent sans cesse se mêler dans la pensée de Ducis à ces soins affectueux pour Deleyre. Thomas, plus jeune de quelques années, est plus malade de corps que ce dernier, mais il a l’esprit tranquille, bien que souvent découragé ; lui, il ne se plaint pas : « Il semble que les âmes douces habitent dans des corps douloureux, où elles supportent leur détention sans murmure et sans emportement. » Ducis prévoit le malheur prochain de le perdre : « Nous ne vivons qu’une minute ; et, dans cette minute, que de secondes pour la douleur ! Cela est horrible : « tout le bonheur dont l’homme est susceptible n’est que dans la consolation. » Ailleurs il dira d’un mot plus court et définitif : « Notre bonheur n’est qu’un « malheur plus ou moins consolé. »

Avant d’aller mourir dans le Midi, Thomas est installé à Auteuil. Deleyre vient y passer quelques jours en tiers avec Ducis et s’en trouve bien ; une lettre qu’il a écrite au retour respire un certain calme, une certaine paix de l’esprit qui prouve que le bonheur n’est pas chose tout à fait étrangère à sa nature ; Ducis lui répond :

« Vous voilà bien, mon cher Deleyre, conservez-vous dans cet état. M. Thomas et moi nous sommes charmés que notre société vous ait été douce et agréable. Il y a des façons d’être qui sont plus puissantes que les discours ; on les gagne, on les respire. Le cœur jouit, la tête se repose ; on ne définit plus, on goûte. »

Ce mot nous rappelle involontairement celui de La Bruyère sur l’amitié :

« Être avec les gens qu’on aime, cela suffit : rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d’eux, tout est égal. »

L’un et l’autre mot sont aussi beaux que du La Fontaine. Et en général, toutes ces lettres de Ducis sont la poésie même de la vie intérieure, du foyer ou de la charmille.