(1890) L’avenir de la science « IV » p. 141
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(1890) L’avenir de la science « IV » p. 141

IV

La science n’a d’ennemis que ceux qui jugent la vérité inutile et indifférente et ceux qui, tout en conservant à la vérité sa valeur transcendante, prétendent y arriver par d’autres voies que la critique et la recherche rationnelle. Ces derniers sont à plaindre, sans doute, comme dévoyés de la droite méthode de l’esprit humain ; mais ils reconnaissent au moins le but idéal de la vie ; ils peuvent s’entendre et jusqu’à un certain point sympathiser avec le savant. Quant à ceux qui méprisent la science comme ils méprisent la haute poésie, comme ils méprisent la vertu, parce que leur âme avilie ne comprend que le périssable, nous n’avons rien à leur dire. Ils sont d’un autre monde, ils ne méritent pas le nom d’hommes, puisqu’ils n’ont pas la faculté qui fait la noble prérogative de l’humanité. Aux yeux de ceux-là, nous sommes fiers de passer pour des gens d’un autre âge, pour des fous et des rêveurs ; nous nous faisons gloire d’entendre moins bien qu’eux la routine de la vie, nous aimons à proclamer nos études inutiles ; leur mépris est pour nous ce qui les relève. Les immoraux et les athées, ce sont ces hommes fermés à tous les airs venant d’en haut. L’athée, c’est l’indifférent, c’est l’homme superficiel et léger, celui qui n’a d’autre culte que l’intérêt et la jouissance. L’Angleterre, en apparence un des pays du monde les plus religieux, est en effet le plus athée ; car c’est le moins idéal. Je ne veux pas faire comme les déclamateurs latins le convicium seculi. Je crois qu’il y a dans les âmes du XIXe siècle tout autant de besoins intellectuels que dans celles d’aucune autre époque, et je tiens pour certain qu’il n’y a jamais eu autant d’esprits ouverts, à la critique. Le malheur est que la frivolité générale les condamne à former un monde à part et que l’aristocratie du siècle, qui est celle de la richesse, ait généralement perdu le sens idéal de la vie. J’en parle par conjecture ; car ce monde m’est entièrement inconnu, et je pourrais plus facilement citer d’illustres exceptions que dire précisément ceux sur qui tombe ici mon reproche. Il me semble toutefois qu’une société qui de fait n’encourage qu’une misérable littérature, où tout est réduit à une affaire d’aunage et de charpentage, qu’une société, qui ne voit pas de milieu entre l’absence d’idées morales et une religion qu’elle a préalablement désossée pour se la rendre plus acceptable, qu’une telle société, dis-je, est loin des sentiments vrais et grands de l’humanité. L’avenir est dans ceux qui, embrassant sérieusement la vie, reviennent au fond éternel du vrai, c’est-à-dire à la nature humaine, prise dans son milieu et non dans ses raffinements extrêmes. Car l’humanité sera toujours sérieuse, croyante, religieuse ; jamais la légèreté qui ne croit à rien ne tiendra la première place dans les affaires humaines.

Il ne faut pas, ce semble, prendre trop au sérieux ces déclamations devenues banales contre les tendances utilitaires et réalistes de notre époque, et, si quelque chose devait prouver que ces lamentations sont peu sincères, c’est l’étrange résignation avec laquelle ceux qui les font se soumettent eux-mêmes à la fatale nécessité du siècle. Presque tous en effet semblent assez disposés à dire en finissant :

Oh ! le bon temps que le siècle de fer !

Quelque opinion qu’on se fasse sur les tendances du XIXe siècle, il serait juste au moins de reconnaître que, la somme d’activité ayant augmenté, il a pu y avoir accroissement d’un côté, sans qu’il y eût déchet de l’autre. Il est parfaitement incontestable qu’il y a de nos jours plus d’activité commerciale et industrielle qu’au Xe siècle, par exemple. En conclura-t-on que ce dernier siècle fut mieux partagé sous le rapport de l’activité intellectuelle ?

Il y a là une sorte d’illusion d’optique fort dangereuse en histoire. Le siècle présent n’apparaît jamais qu’à travers un nuage de poussière soulevé par le tumulte de la vie réelle ; on a peine à distinguer dans ce tourbillon les formes belles et pures de l’idéal. Au contraire, ce nuage des petits intérêts étant tombé pour le passé, il nous apparaît grave, sévère, désintéressé. Ne le voyant que dans ses livres et dans ses monuments, dans sa pensée en un mot, nous sommes tentés de croire qu’on ne faisait alors que penser. Ce n’est pas le fracas de la rue et du comptoir qui passe à la postérité. Quand l’avenir nous verra dégagés de ce tumulte étourdissant, il nous jugera comme nous jugeons le passé. La race des égoïstes, qui n’ont le sens ni de l’art, ni de la science, ni de la morale, est de tous les temps. Mais ceux-là meurent tout entiers ; ils n’ont pas leur place dans cette grande tapisserie historique que l’humanité tisse et laisse se défiler derrière elle : ce sont les flots bruyants qui murmurent sous les roues du pyroscaphe dans sa course, mais se taisent derrière lui.

Que ceux donc qui redoutent de voir les soins de l’esprit étouffés par les préoccupations matérielles se rassurent. La culture intellectuelle, la recherche spéculative, la science et la philosophie, en un mot, ont la meilleure de toutes les garanties, je veux dire le besoin de la nature humaine. L’homme ne vivra jamais seulement de pain ; poursuivre d’une manière désintéressée la vérité, la beauté et le bien, réaliser la science, l’art et la morale, est pour lui un besoin aussi impérieux que de satisfaire sa faim et sa soif. D’ailleurs, l’activité, qui, en apparence ne se propose pour but qu’une amélioration matérielle, a presque toujours une valeur intellectuelle. Quelle découverte spéculative a eu autant d’influence que celle de la vapeur ? Un chemin de fer fait plus pour le progrès qu’un ouvrage de génie, qui, par des circonstances purement extérieures, peut être privé de son influence.

On ne peut nier que le christianisme, en présentant la vie actuelle comme indifférente et détournant par conséquent les hommes de songer à l’améliorer, n’ait fait un tort réel à l’humanité. Car, bien que « ce soit l’esprit qui vivifie et que la chair ne serve de rien », le grand règne de l’esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l’homme. D’ailleurs, la vie actuelle est le théâtre de cette vie parfaite que le christianisme reléguait par-delà. Il n’y a rien d’exagéré dans le spiritualisme de l’Évangile ni dans la prépondérance exclusive qu’il accorde à la vie supérieure. Mais c’est ici-bas et non dans un ciel fantastique que se réalisera cette vie de l’esprit. Il est donc essentiel que l’homme commence par s’établir en maître dans le monde des corps, afin de pouvoir ensuite être libre pour les conquêtes de l’esprit. Voilà ce qu’il y a d’injuste dans l’anathème jeté par le christianisme sur la vie présente. Toutes les grandes améliorations matérielles et sociales de cette vie se sont faites en dehors du christianisme et même à son préjudice. De là, cette mauvaise humeur que les représentants actuels du catholicisme montrent contre toutes les réformes les plus rationnelles des abus du passé, réforme de la justice, réforme de la pénalité, etc. Ils sentent bien que tout cela se tient, et qu’un pas fait dans cette voie entraîne tous les autres. L’avenir n’approuvera pas sans doute entièrement nos tendances matérialistes. Il jugera notre œuvre comme nous jugeons celle du christianisme et la trouvera également partielle. Mais enfin il reconnaîtra que, sans le savoir, nous avons posé la condition des progrès futurs et que notre industrialisme a été, quant à ses résultats, une œuvre méritoire et sainte.

On reproche souvent à certaines doctrines sociales de ne se préoccuper que des intérêts matériels, de supposer qu’il n’y a pour l’homme qu’une espèce de travail et qu’une espèce de nourriture et de concevoir pour tout idéal une vie commode. Cela est malheureusement vrai ; il faut toutefois observer que, si ces systèmes devaient avoir réellement pour effet d’améliorer la position matérielle d’une portion notable de l’humanité, ce ne serait pas là un véritable reproche. Car l’amélioration de la condition matérielle est la condition de l’amélioration intellectuelle et morale, et ce progrès comme tous les autres devra s’opérer par un travail spécial : quand l’humanité fait une chose, elle n’en fait pas une autre. Il est évident qu’un homme qui n’a pas le nécessaire, ou est obligé pour se le procurer de se livrer à un travail mécanique de tous les instants, est forcément condamné à la dépression et à la nullité. Le plus grand service à rendre à l’esprit humain, au moment où nous sommes, ce serait de trouver un procédé pour procurer à tous l’aisance matérielle. L’esprit humain ne sera réellement libre que quand il sera parfaitement affranchi de ces nécessités matérielles qui l’humilient et l’arrêtent dans son développement. De telles améliorations n’ont aucune valeur idéale en elles-mêmes ; mais elles sont la condition de la dignité humaine et du perfectionnement de l’individu. Ce long travail, par lequel la classe bourgeoise s’est enrichie durant tout le Moyen Âge, est en apparence quelque chose d’assez profane. On cesse de l’envisager ainsi quand on songe que toute la civilisation moderne, qui est l’œuvre de la bourgeoisie, eût été sans cela impossible. La sécularisation de la science ne pouvait s’opérer que par une classe indépendante et par conséquent aisée. Si la population des villes fût restée pauvre ou attachée à un travail sans relâche, comme le paysan, la science serait encore aujourd’hui le monopole de la classe sacerdotale. Tout ce qui sert au progrès de l’humanité, quelque humble et profane qu’il puisse paraître, est par le fait respectable et sacré.

Il est singulier que les deux classes qui se partagent aujourd’hui la société française se jettent réciproquement l’accusation de matérialisme. La franchise oblige à dire que le matérialisme des classes opulentes est seul condamnable. La tendance des classes pauvres au bien-être est juste, légitime et sainte, puisque les classes pauvres n’arriveront à la vraie sainteté, qui est la perfection intellectuelle et morale, que par l’acquisition d’un certain degré de bien-être. Quand un homme aisé cherche à s’enrichir encore, il fait une œuvre au moins profane, puisqu’il ne peut se proposer pour but que la jouissance. Mais, quand un misé-[145] rable travaille à s’élever au-dessus du besoin, il fait une action vertueuse, car il pose la condition de sa rédemption, il fait ce qu’il doit faire pour le moment. Quand Cléanthe passait ses nuits à puiser de l’eau, il faisait œuvre aussi sainte que quand il passait les jours à écouter Zénon. Je n’entends jamais sans colère les heureux du siècle accuser de basse jalousie et de honteuse concupiscence le sentiment qu’éprouve l’homme du peuple devant la vie plus distinguée des classes supérieures. Quoi ! vous trouvez mauvais qu’ils désirent ce dont vous jouissez. Voudriez-vous prêcher au peuple la claustration monacale et l’abstinence du plaisir, quand le plaisir est toute votre vie, quand vous avez des poètes qui ne chantent que cela ! Si cette vie est bonne, pourquoi ne la désireraient-ils pas ? Si elle est mauvaise, pourquoi en jouissez-vous ?

La tendance vers les améliorations matérielles est donc loin d’être préjudiciable au progrès de l’esprit humain, pourvu qu’elle soit convenablement ordonnée à sa fin. Ce qui avilit, ce qui dégrade, ce qui fait perdre le sens des grandes choses, c’est le petit esprit qu’on y porte ; ce sont les petites combinaisons, les petits procédés pour faire fortune. En vérité, je crois qu’il vaudrait mieux laisser le peuple pauvre que de lui faire son éducation de la sorte. Ignorant et inculte, il aspire aveuglément à l’idéal, par l’instinct sourd et puissant de la nature humaine, il est énergique et vrai comme toutes les grandes masses de consciences obscures. Inspirez-lui ces chétifs instincts de lucre, vous le rapetissez, vous détruisez son originalité, sans le rendre plus instruit ni plus moral. La science du bonhomme Richard m’a toujours semblé une assez mauvaise science. Quoi ! un homme qui résume toute sa vie en ces mots : faire honnêtement fortune (et encore on pourrait croire qu’honnêtement n’est là qu’afin de la mieux faire), la dernière chose à laquelle il faudrait penser, une chose qui n’a quelque valeur qu’en tant que servant à une fin idéale ultérieure ! Cela est immoral ; cela est une conception étroite et finie de l’existence ; cela ne peut partir que d’une âme dépourvue de religion et de poésie 50. Eh, grand Dieu ! qu’importe, je vous prie ? Qu’importe, à la fin de cette courte vie, d’avoir réalisé un type plus ou moins complet de félicité extérieure ? Ce qui importe, c’est d’avoir beaucoup pensé et beaucoup aimé ; c’est d’avoir levé un œil ferme sur toute chose, c’est en mourant de pouvoir critiquer la mort elle-même. J’aime mieux un yogi, j’aime mieux un mouni de l’Inde, j’aime mieux Siméon Stylite mangé des vers sur son étrange piédestal qu’un prosaïque industriel, capable de suivre pendant vingt ans une même pensée de fortune.

Héros de la vie désintéressée, saints, apôtres, mounis, solitaires, cénobites, ascètes de tous les siècles, poètes et philosophes sublimes qui aimâtes à n’avoir pas d’héritage ici-bas ; sages, qui avez traversé la vie ayant l’œil gauche pour la terre et l’œil droit pour le ciel, et toi surtout, divin Spinoza, qui restas pauvre et oublié pour le culte de ta pensée et pour mieux adorer l’infini, que vous avez mieux compris la vie que ceux qui la prennent comme un étroit calcul d’intérêt, comme une lutte insignifiante d’ambition ou de vanité ! Il eût mieux valu sans doute ne pas abstraire si fort votre Dieu, ne pas le placer dans ces nuageuses hauteurs où, pour le contempler, il vous fallut une position si tendue. Dieu n’est pas seulement au ciel, il est près de chacun de nous ; il est dans la fleur que vous foulez sous vos pieds, dans le souffle qui vous embaume, dans cette petite vie qui bourdonne et murmure de toutes parts, dans votre cœur surtout. Mais que je retrouve bien plus dans vos sublimes folies les besoins et les instincts suprasensibles de l’humanité que dans ces pâles existences que n’a jamais traversées le rayon de l’idéal, qui, depuis leur premier jusqu’à leur dernier moment, se sont déroulées jour par jour exactes et cadrées, comme les feuillets d’un livre de comptoir !

Certes, il ne faut pas regretter de voir les peuples passer de l’aspiration spontanée et aveugle à la vue claire et réfléchie ; mais c’est à la condition qu’on ne donne pas pour objet à cette réflexion ce qui n’est pas digne de l’occuper. Ce penchant, qui, aux époques de civilisation, porte certains esprits à s’éprendre d’admiration pour les peuples barbares et originaux, a sa raison et en un sens sa légitimité. Car le barbare, avec ses rêves et ses fables, vaut mieux que l’homme positif qui ne comprend que le fini. La perfection, ce serait l’aspiration à l’idéal, c’est-à-dire la religion, s’exerçant non plus dans le monde des chimères et des créations fantastiques, mais dans celui de la réalité. Jusqu’à ce qu’on soit arrivé à comprendre que l’idéal est près de chacun de nous, on n’empêchera pas certaines âmes (et ce sont les plus belles) de le chercher par-delà la vie vulgaire, de faire leurs délices de l’ascétisme. Le sceptique et l’esprit frivole hausseront à loisir les épaules sur la folie de ces belles âmes ; que leur importe ? Les âmes religieuses et pures les comprennent ; et le philosophe les admire, comme toute manifestation énergique d’un besoin vrai, qui s’égare faute de critique et de rationalisme.

Il nous est facile, avec notre esprit positif de relever l’absurdité de tous les sacrifices que l’homme fait de son bien-être au suprasensible. Aux yeux du réalisme, un homme à genoux devant l’invisible ressemble fort à un nigaud, et, si les libations antiques étaient encore d’usage 51, bien des gens diraient comme les apôtres : Utquid perditio haec ? Pourquoi perdre ainsi cette liqueur ? Vous auriez mieux fait de la boire ou de la vendre, ce qui vous eût procuré plaisir ou profit, que de la sacrifier à l’invisible. Sainte Eulalie, fascinée par le charme de l’ascétisme, s’échappe de la maison paternelle ; elle prend le premier chemin qui s’offre à elle, erre à l’aventure, s’égare dans les marais, se déchire les pieds dans les ronces  Elle était folle, cette fille   Folle tant qu’il vous plaira. Je donnerais tout au monde pour l’avoir vue à ce moment-là. Les jugements que l’on porte sur la vie ascétique partent du même principe : l’ascète se sacrifie à l’inutile ; donc il est absurde ; ou, si l’on essaye d’en faire l’apologie, ce sera uniquement par les services matériels qu’il a pu rendre accidentellement, sans songer que ces services n’étaient nullement son but et que ces travaux dont on lui fait honneur, il n’y attachait de valeur qu’en tant qu’ils servaient son ascèse. Assurément, un homme qui embrasserait une vie inutile non par un besoin contemplatif, mais pour ne rien faire (et ce fut ce qui arriva, dans l’institution dégénérée), serait profondément méprisable. Quant à l’ascétisme pur, il restera toujours, comme les pyramides, un de ces grands monuments des besoins intimes de l’homme, se produisant avec énergie et grandeur, mais avec trop peu de conscience et de raison. Le principe de l’ascétisme est éternel dans l’humanité ; le progrès de la réflexion lui donnera une direction plus rationnelle 52. L’ascète de l’avenir ne sera pas le trappiste, un des types d’homme les plus imparfaits ; ce sera l’amant du beau pur, sacrifiant à ce cher idéal tous les soins personnels de la vie inférieure.

Les Anglais ont cru faire pour la saine morale en interdisant dans l’Inde les processions ensanglantées par des sacrifices volontaires, le suicide de la femme sur le tombeau du mari. Étrange méprise ! Croyez-vous que ce fanatique qui va poser avec joie sa tête sous les roues du char de Jagatnata n’est pas plus heureux et plus beau que vous, insipides marchands ? Croyez-vous qu’il ne fait pas plus d’honneur à la nature humaine en témoignant, d’une façon irrationnelle sans doute, mais puissante, qu’il y a dans l’homme des instincts supérieurs à tous les désirs du fini et à l’amour de soi-même ! Certes, si l’on ne voyait dans ces actes que le sacrifice à une divinité chimérique, ils seraient tout simplement absurdes. Mais il faut y voir la fascination que l’infini exerce sur l’homme, l’enthousiasme impersonnel, le culte du suprasensible. Et c’est à ces superbes débordements des grands instincts de la nature humaine que vous venez tracer des limites, avec votre petite morale et votre étroit bon sens !… Il y a dans ces grands abus pittoresques de la nature humaine une audace, une spontanéité que n’égalera jamais l’exercice sain et régulier de la raison et que préféreront toujours l’artiste et le poète 53. Un développement morbide et exclusif est plus original et fait mieux ressortir l’énergie de la nature comme une veine injectée qui saille plus nette aux yeux de l’anatomiste. Allez voir au Louvre ce merveilleux musée espagnol : c’est l’extase, le surhumain, saints qui ne touchent pas la terre, yeux caves et aspirant le ciel ; vierges au cou allongé, aux yeux hagards ou fixes ; martyrs s’arrachant le cœur ou se déchirant les entrailles, moines se torturant, etc. Eh bien ! j’aime ces folies, j’aime ces moines de Ribéra et de Zurbarán, sans lesquels on ne comprendrait pas l’Inquisition. C’est la force morale de l’homme exagérée, dévoyée, mais originale et hardie dans ses excès. L’apôtre n’est certainement pas le type pur de l’humanité, et pourtant dans quelle plus puissante manifestation le psychologue peut-il étudier l’énergie intime de la nature humaine et de ses élans divins ?

Il faut faire à toute chose sa part. Il y a une incontestable vérité dans quelques-uns des reproches que les ennemis de l’esprit moderne adressent à notre civilisation bourgeoise. Le Moyen Âge, qui assurément entendait moins bien que nous la vie réelle, comprenait mieux à quelques égards la vie suprasensible. L’erreur de l’école néo-féodale est de ne pas s’apercevoir que les défauts de la société moderne sont nécessaires à titre de transition, que ces défauts viennent d’une tendance parfaitement légitime, s’exerçant sous une forme partielle et exclusive. Et cette forme partielle est elle-même nécessaire ; car c’est une loi de l’humanité qu’elle parcoure ses phases les unes après les autres et en abstrayant provisoirement tout le reste ; d’où l’apparence incomplète de tous ses développements successifs.

Si quelque chose pouvait inspirer des doutes au penseur sur l’avenir de la raison, ce serait sans doute l’absence de la grande originalité et le peu d’initiative que semble révéler l’esprit humain, à mesure qu’il s’enfonce dans les voies de la réflexion. Quand on compare les œuvres timides que notre âge raisonneur enfante avec tant de peine aux créations sublimes que la spontanéité primitive engendrait, sans avoir même le sentiment de leur difficulté ; quand on songe aux faits étranges qui ont dû se passer dans des consciences d’hommes pour créer une génération d’apôtres et de martyrs, on serait tenté de regretter que l’homme ait cessé d’être instinctif pour devenir rationnel. Mais on se console en songeant que, si sa puissance interne est diminuée, sa création est bien plus personnelle, qu’il possède plus éminemment son œuvre, qu’il en est l’auteur à un titre plus élevé ; en songeant que l’état actuel n’est qu’un état pénible, difficile, plein d’efforts et de sueurs, que l’esprit humain aura dû traverser pour arriver à un état supérieur ; en songeant enfin que le progrès de l’état réfléchi amènera une autre phase, où l’esprit sera de nouveau créateur, mais librement et avec conscience. Il est triste sans doute pour l’homme d’intelligence de traverser ces siècles de peu de foi, de voir les choses saintes raillées par les profanes et de subir le rire insultant de la frivolité triomphante. Mais n’importe ; il tient le dépôt sacré, il porte l’avenir, il est homme dans le grand et large sens. Il le sait, et de là ses joies et ses tristesses : ses tristesses, car, pénétré de l’amour du parfait, il souffre que tant de consciences y demeurent à jamais fermées ; ses joies, car il sait que les ressorts de l’humanité ne s’usent pas, que, pour être assoupies, ses puissances n’en résident pas moins au fond de son être et qu’un jour elles se réveilleront pour étonner de leur fière originalité et de leur indomptable énergie et leurs timides apologistes et leurs insolents contempteurs.

Je suppose une pensée aussi originale et aussi forte que celle du christianisme primitif apparaissant de nos jours. Il semble au premier coup d’œil qu’elle n’aurait aucune chance de fortune. L’égoïsme est dominant, le sens du grand dévouement et de l’apostolat désintéressé est perdu. Le siècle paraît n’obéir qu’à deux mobiles, l’intérêt et la peur. À cette vue, une profonde tristesse saisit l’âme : C’en est donc fait ! Il faut renon-cer aux grandes choses ; les généreuses pensées ne vivront plus que dans le souvenir des rhéteurs ; la religion ne sera plus qu’un frein que la peur des classes riches saura manier. La mer de glace s’étend et s’épaissit sans cesse. Qui pourra la percer ?

Âmes timides, qui désespérez ainsi de l’humanité, remontez avec moi dix-huit cents ans. Placez-vous à cette époque où quelques inconnus fondaient en Orient le dogme qui, depuis, a régi l’humanité. Jetez un regard sur ce triste monde qui obéit à Tibère ; dites-moi s’il est bien mort. Chantez donc encore une fois l’hymne funèbre de l’humanité : elle n’est plus, le froid lui a monté au cœur. Comment ces pauvres enthousiastes rendraient-ils la vie à un cadavre et, sans levier, soulèveraient-ils un monde ? Eh bien ! ils l’ont fait : trois cents ans après, le dogme nouveau était maître, et, quatre cents ans après, il était tyran à son tour.

Voilà notre triomphante réponse. L’état de l’humanité ne sera jamais si désespéré que nous ne puissions dire : « Bien des fois déjà on l’a crue morte ; la pierre du tombeau semblait à jamais scellée, et, le troisième jour, elle est ressuscitée ! »