XVIII. J.-M. Audin.
Œuvres complètes : Vies de Luther, de Calvin, de Léon X, d’Henri VIII, etc.
I
Dans les temps comme les nôtres, le meilleur soldat de l’Église, ce n’est plus le prêtre. Ces temps sont insolents et grossiers. De cela seul qu’un homme est un prêtre, le voilà suspect dans ce qu’il dit ou écrit pour la gloire ou le salut de l’Église. Cette cause lui est trop personnelle. C’est trop son devoir de la glorifier et de la défendre. C’est sa consigne. C’est presque son métier. Et, quand il n’y a plus de respect nulle part, ni d’autorité, ni de vertus humbles, le devoir, la consigne, le métier, sont des choses qu’il faut tenir en défiance et qui déshonorent l’indépendance de la pensée. Il est tel proverbe vulgaire qu’on ramasse alors contre le prêtre et dont l’irrévérente application dilate de gaieté les Compères Mathieu de la Philosophie. Relégué par l’indifférence sur ces hautes matières dans les grandes études théologiques de son état, le prêtre ne peut guère en sortir. On lui permet quelques apologies, inutiles à ceux qui les lisent, car ceux qui les lisent sont convaincus d’avance des vérités qu’il y proclame. Mais il lui est défendu de toucher à l’histoire. S’il y touche, le préjugé se lève ; et, s’il l’écrit, c’est qu’il la fait.
Tel est, au xixe
siècle, le sort du prêtre, — du lettré divin, — de l’enseigneur par excellence. On ne croit plus aux faits qu’il apporte dans ces mains qui portent Dieu, parce que ces mains sont bénies. Comme on dit dans ce jargon moderne qui a remplacé la langue de Bossuet, « on a sécularisé l’histoire. »
Les laïques et les philosophes, voilà les maîtres des temps futurs ! Parmi ces laïques et ces séculiers de la pensée qui n’ont pas sur les mains la lèpre de l’onction divine et qui ne sont pas exposés à infecter l’histoire de la sainteté du caractère sacerdotal, brillera au premier rang J.-M. Audin, — lequel a servi l’Église sans appartenir à l’Église, — autrement que par le baptême et par la ferveur de la foi.
II
Jean-Marie Audin est né à Lyon dans une année fameuse, — l’année où la royauté eut la tête coupée sur la place de la Révolution. À dater de cette époque, nous ne devions plus revoir que des fantômes de rois, demandant pardon à leurs peuples de ce qui leur restait de royauté. Issu d’une famille religieuse, Audin aurait pu avoir son berceau, comme les premiers chrétiens, dans des catacombes. Lorsque sa mère faisait sur lui ce signe de croix que la Philosophie n’a jamais pu effacer, Lyon, la cité des martyrs, la ville de saint Pothin, de saint Attale et de sainte Blandine, se mourait sous le fer et le feu. Elle avait pour Césars Collot d’Herbois, le Néron cabotin, et Couthon, le cul-de-jatte, et ces Césars-là ne se contentaient pas des flots de sang sur lesquels ils auraient pu donner des naumachies à leurs populaces ; ils abattaient encore le cirque sur les martyrs qu’ils avaient égorgés. Né dans ces massacres et grandi dans ces ruines, Audin eut pour premiers spectacles les malheurs de sa ville natale ; et les premières impressions, qui pétrissent et moulent si bien l’âme d’un homme, qu’elles en arrêtent la forme à jamais, affermirent dans l’enfant lyonnais le christianisme de sa mère, et apprirent à cet être doux, fin et candide qu’il était né et qu’il resta toujours, que la religion avait besoin, dans ce temps-là, pour se défendre, de ces doux auxquels elle a promis l’empire de la terre !
C’était, en effet, d’organisation, un esprit délicat qu’Audin, plus charmant que puissant, et dont la force, — car il eut un jour la force et l’éclat, — fut, comme les meilleures de nos vertus, lentement acquise. Au début d’une vie qu’on connaît à peine, tant elle fut modeste, on s’imagine que l’esprit d’Audin, gracieux, svelte et pur, devait ressembler à l’esprit et à l’âme d’une femme ; mais la religion et l’étude ouvrirent la poitrine à cet enfant bien fait et le développèrent. Après le rétablissement des séminaires, il fut certainement un des premiers de sa génération à en franchir les portes rouvertes. Ses parents, et notamment son parrain, un vieil abbé, chenu de foi et de vertus, le destinaient au sacerdoce, et, dans leurs espérances, lui marquaient sa place parmi les recrues de cette Église, veuve de ses prêtres, qui les pleurait comme la mère des Machabées pleurait ses enfants, en regrettant de n’en plus avoir à donner, pour augmenter la grandeur de son holocauste. Si ces projets de famille avaient été réalisés, que fût devenu Audin, l’historien et le biographe ?… Il est bien probable que les devoirs de son état, — immenses alors, — l’auraient dévoré. Il se serait élevé dans la hiérarchie ecclésiastique, et il aurait été l’une des figures les plus spirituelles et les plus calmes du clergé français ; mais, quand il fallut se décider, Audin n’entendit point en lui cette grande voix de la vocation qui fait tout taire, et le jeune lévite de Largentière quitta le séminaire pour s’en aller à Grenoble étudier la jurisprudence. Les lettres aussi l’entraînaient… Seulement, où qu’il allât dorénavant et quoi qu’il devînt, l’Église lui avait mis la main sur le front, et jamais cette main ne se pose sur une tête humaine sans y laisser quelque chose de supérieur à l’homme. Le caractère indélébile de l’Église romaine n’est pas que dans ses sacrements. Il est dans toutes ses influences. Les moralistes n’ont pas assez remarqué l’action mystérieuse de l’Église sur les esprits qu’elle touche. Même dans le mal, s’ils deviennent pervers, elle les fait grands. Racine, Boileau, Chateaubriand, ont été élevés pour être prêtres, et Diderot aussi, qui dégrada l’âme d’un apôtre en la mettant au service de l’erreur. Les trois têtes les plus fortes de la Révolution française sont des têtes de tonsuré, comme dirait agréablement la Philosophie. Ce furent Sieyès, Talleyrand et Fouché. Et, à Brienne, n’était-ce pas encore une main de prêtre qui passa sur les noirs cheveux de l’empereur futur, caché dans l’enfant corse, et qui le marqua pour son incommensurable grandeur ?…
Quand le jeune Audin eut passé sa licence, il se détourna tout à coup du barreau, « obéissant, a dit un de ses biographes, à cette timidité naturelle, venant d’une modestie extrême, qu’il conserva jusqu’à sa mort, et qui, même après tous ses succès, paralysait cet esprit si vif, si pénétrant, devant des étrangers, étonnés qu’on pût ignorer ainsi sa propre valeur »
. Fût-ce réellement ce motif qui détermina Audin à repousser une profession vers laquelle il semblait se porter avec tant de goût et de pente ? Il était timide, sans doute, comme les êtres nerveux et facilement émus et qui ont dans l’esprit un idéal très élevé avec lequel ils se comparent. Mais cette timidité, venant d’une exquise distinction dénaturé, arrivait-elle chez Audin jusqu’à cette faiblesse maladive ?… Nous ne le croyons pas. Le visage humain ne nous paraît guère valoir la peine que personne tremble devant lui, et surtout un chrétien qui sait bien que tout ce limon s’en va retourner en poussière. S’il fallait à toute force une explication à ce qui n’était probablement que la changeante inquiétude de la jeunesse, nous aimerions mieux croire qu’Audin, né pour la vérité absolue, ressentit un mépris légitime pour une profession qui ne se préoccupe que de la vérité relative, et qui s’appuie
le plus souvent sur le mensonge, la ruse, l’impudence, la dextérité et toutes les facultés de bas étage… La Fortune ne lui permettait pas ce luxe de la pensée, corrupteur parfois comme tous les luxes, — l’indépendance. La Révolution, qui avait jeté tout le monde en France sur le pavé, le contraignit à la nécessité d’un état… Audin, qui aimait les livres, se fit libraire comme Richardson… La librairie, qui a donné dans tous les pays beaucoup d’hommes distingués à la littérature, en a donné deux à la littérature du xixe
siècle qu’on n’oubliera plus, — tous deux Lyonnais : — Ballanche et Audin.
Ballanche était resté à Lyon. C’est à Paris qu’Audin fut libraire. En 1816, il ouvrit sur le quai des Augustins, 25, un humble magasin de libraire, dont les cases furent d’abord garnies des livres de sa propre bibliothèque. Ce détail, d’une simplicité naïve, qui serait charmant partout, comme le sont l’obscurité et les trois gouttes d’eau d’une source, sied mieux, selon nous, à Audin qu’à personne. Au fond de cette poétique pauvreté, on croit apercevoir déjà, comme un fruit sous une fleur indigente, l’ordre et l’économie qui produiront tout à l’heure la richesse, et l’on aime ce jeune homme de vingt-trois ans, ce Caleb commercial de bonne humeur, qui cache les vides de sa boutique avec ses chers livres de chevet pour faire honneur à la maison qu’il veut élever. Malgré ces commencements difficiles, Audin la fonda, cette maison, et la rendit bientôt florissante, à force d’intelligence spéciale, d’activité et de bonne foi. Il était bibliophile avec délices, il l’était comme le fut Nodier. Mais son goût épuré pour les livres rares, lequel avait l’ardeur d’une passion, ne l’empêcha pas d’être le commerçant le plus rassis et le plus positif. Cultivant les lettres en homme qui compte sur elles et sur la gloire qu’elles apportent, quelquefois trop tard, il dirigeait plus qu’il ne maniait les affaires ; mais, s’il l’avait voulu, il aurait prouvé une fois de plus aux ignorants, dont l’opinion gouverne le monde, que l’amour de la littérature ne coupe la main à aucune aptitude, et qu’on sut brasser les affaires avec le génie d’un commis en gardant au fond de soi le dangereux amour des choses intellectuelles. Pour être un homme supérieur en affaires, — a dit Chateaubriand, — il ne s’agit pas d’acquérir des facultés, il ne s’agit que d’en perdre ; — et entendait parler des affaires politiques. Mais tout ce li tient à nos intérêts et à nos relations avec les hommes se ressemble. C’est toujours la même manille à tourner ! Seulement, il faut louer les hommes de spiritualité et de poésie comme Audin, qui, pour remplir un devoir ou donner de la dignité à leur existence, ont le courage de se soumettre, — sans se diminuer, — à cette effroyable monotonie !
Il réagissait contre sa vie commerciale, — sa vie d’échéances, d’expéditions, de correspondances mises jour, en écrivant ici et là et en agaçant cette publicité dont tout jeune homme s’éprend dans les premières années de la vie. On sortait de l’Empire, de cette époque de silence sous les armes où le canon parlait seul et disait si tristement le mot imputé aux pères de la Trappe : « Frères, il faut mourir. » La vieille alouette des Franks, échappée à son terrible rétiaire, se prit à babiller et à chanter, comme un seau délivré. Les journaux, les recueils périodiques, pullulèrent… Audin, du fond de cette arrière-boutique qui était un cabinet d’étude où veillait cette lampe de l’écrivain d’Athènes dont on sentait un peu l’huile dans ce qu’il écrivait, mais qui était parfumée, rédigeait et envoyait aux journaux royalistes du temps, et en particulier au Journal de Lyon, fondé par Ballanche, un grand nombre d’articles que les biographes, qui aiment à écouter tomber les feuilles que le vent emporte, disent avoir été remarqués. Il lança même, à ce qu’il paraît, quand Bonaparte revint de l’île d’Elbe, plusieurs pamphlets politiques qui se perdirent dans la fusillade des brochures de cette époque, comme quelques grenades de plus. C’était alors (a écrit quelqu’un) un brillant émule de Colnet. Mais, pour l’être, fallait-il briller beaucoup ? Colnet tirait la rie de son talent des passions contemporaines ; qui pourrait le lire aujourd’hui ? tandis qu’Audin, qui s’y allumait, ne pouvait pas s’y éteindre. De nature plus haute qu’un folliculaire, il était organisé pour écrire l’histoire, non pour la troubler.
Mais ce n’était pas tout d’abord qu’il pouvait l’écrire. Avec un esprit comme le sien, — et nous en dirons les qualités et les défauts, — Audin devait aller de prime saut aux choses ambiantes et se pénétrer des préoccupations générales qui circulaient autour de lui. Les badauds satisfaits, qui croient au progrès et font des compliments au xixe siècle, ont inventé un mot, « avoir l’esprit de son temps », comme un grand éloge. Ils en eussent déshonoré Audin. Il l’avait trop, en effet, cet esprit facile, que les femmes mêmes ont ou peuvent avoir, pour débuter par cette sévère abstraction du temps où l’on vit qu’on appelle l’étude de l’histoire ; Audin avait la sensibilité et l’imagination d’un artiste. Avant d’arriver à cette maturité de mépris dont il est besoin pour juger▶ ou raconter les hommes, il devait user, dans beaucoup d’expériences, un enthousiasme prompt à l’illusion. En 1822, il fut tenté par la grande question du Romantisme posée alors pour être discutée pendant dix ans, et il la traita dans un livre qu’on peut lire encore12. Il y montra beaucoup de largeur et un sentiment très vif de son sujet. Quand la majorité des esprits qui coudoyaient le sien ne voyait dans le romantisme que le soubassement protestant et le triomphe de l’individualité littéraire, le futur historien catholique y discernait le grand côté profond et vrai, la revanche tardive du sentiment historique et de la conscience d’une société, foulée aux pieds pendant trois siècles. Le mérite d’Audin fut de voir cela. Mais l’antiquité et Racine, — car Racine, c’est l’Antiquité passant à travers la société de Louis XIV, — agissant sur celle tète artiste par leurs indiscutables beautés, brouillèrent bientôt la vue du penseur et le firent conclure, mollement, il est vrai, contre ce qui était, littérairement, la vérité même ! Le Romantisme en effet (qu’importe son nom ?) était, dans les lettres, la Légitimité reprenant la place usurpée par la Bâtardise ! La civilisation chrétienne périssant sous la civilisation païenne, ressortie de ses ruines depuis le xve siècle, le mort revenant tuer le vif, la tradition coupée comme une corde de harpe, les ancêtres niés, les langues retardées dans leur développement par ce latin qui n’était plus le robuste latin des moines dans lequel palpitaient l’âme et le génie du Moyen Âge, mais un latin qui singeait l’antique et qui puait la tombe sous ses élégances comme les momies sous leur rouge ; l’imitation substituée à l’originalité et l’empêchant même de naître, tel fut, en quelques mots, le crime intellectuel de la Renaissance, et ce crime, dont nous portions la peine, s’était épuisé dans des littératures qui n’avaient plus une goutte de sang dans les veines. Qu’y avait-il là à respecter ?… Il y avait Racine. Mais le Génie, l’exceptionnel Génie qui, créé pour le vrai, se joue puissamment dans le faux, parce que, s’il est grand, il est plus fort que ses atmosphères, n’aurait pas arrêté un critique en possession de sa pleine vigueur.
Audin n’en jouissait pas. Il cherchait sa voie. Il la chercha longtemps. De 1818 à 1829, il publia plusieurs ouvrages qui semblent les tributs que les hommes destinés à la renommée doivent payer à l’oubli pour s’en racheter. Ces livres, manqués et médiocres, où le talent n’existe qu’à l’état d’éclair, étaient des tentatives dans des genres différents, et ils n’ont à présent d’autre intérêt que le profond mystère du développement des facultés d’un homme qui a battu opiniâtrement le buisson pour découvrir les sentiers cachés par où l’esprit s’élève, trace plus difficile à indiquer que celle du chamois. À cette phase de sa vie, le démon du roman obsédait Audin. Il l’emportait sur la montagne et le tentait en lui déroulant le triple monde de la passion, de la réalité et des chimères. Michel Morin, le Régicide, Florence ou la Religieuse, sont des romans sans grandeur d’invention ou sans observation profonde, dans lesquels le sentiment chrétien se sauva seul des naufrages de la pensée.
Vers ce temps, Audin écrivit aussi sous ce titre « l’An 1860 » un panégyrique de Charles X, ressouvenir des plus emphatiques éloges de Thomas, et médiocre de tout, excepté d’intention. C’était cependant une idée heureuse que de mettre un quart de siècle entre soi et un homme pour le louer, quoiqu’il faille souvent davantage pour donner à la pensée le sang-froid nécessaire à la justice. Charles X, cette victime du temps, forcera un jour le temps à lui faire réparation sur sa tombe. Les années, qui rongent vite les règnes populaires, diminueront l’impopularité du sien. Elles ne lui répéteront pas l’insolent « Il est trop tard » de La Fayette. Au contraire, plus il sera tard dans l’histoire, plus elles lui apporteront de respects.
Mais l’ouvrage capital de cette période fut un livre d’histoire et sur le sujet le plus magnifique qui pût s’offrir à l’intelligence et au génie historique d’un moderne, puisque le monde moderne tout entier est contenu, comme le sens de l’énigme sous sa lettre, dans ce redoutable sujet. C’était l’Histoire de la Saint-Barthélemy. La seconde édition de cet ouvrage eut lieu en 1829. Des esprits dont l’admiration s’est gauchie à se trop presser d’admirer ont avancé que ce livre marqua le genre d’Audin comme historien, de même que son Essai sur le Romantique révéla sa forme littéraire ; et rien n’est plus faux d’une double fausseté. Le style des livres d’Audin, quand Audin est tout à fait éclos, ce style d’un carmin lumineux quand il écrit Luther ou Henri VIII, n’est pas plus la pâle forme littéraire de l’Essai que sa manière d’entendre l’histoire dans la Saint-Barthélemy n’est celle qu’il finit par dégager, lucide et vivante, du chaos sensible dans le quel elle plongea si longtemps… En se mesurant avec ce grand sujet vierge de la Saint-Barthélemy, qui n’avait encore inspiré que des déclamations ou des impostures, Audin eut plus d’instinct que de puissance, plus d’ailes pour aller à un beau et terrible sujet d’histoire que de serres pour le tenir et de regards pour le percer. Il y échoua en partageant l’erreur commune. Il y échoua en voulant sauver, à tout prix, le catholicisme, qui ne périssait pas, qui ne se noyait pas dans le sang qu’il avait versé. Or, comme Audin est un catholique dont la foi, le talent, l’érudition, les services et l’autorité ne sont mis en doute par personne, il est bon de dire comme il s’est trompé. Il est utile de montrer comment de ce sang répandu, dont il a méconnu la source, il ne retira rien, parce qu’on ne retire pas des flots les ombres qu’on y fait tomber !… D’ailleurs, dans l’existence si studieuse et si réglée d’Audin, les événements véritables et réellement importants étant les pensées, dire ces pensées et les ◀juger▶ sera continuer de raconter et de ◀juger▶ sa vie.
III
Lorsque l’exécution du 24 août 1572 eut été accomplie, le gouvernement de Charles IX fit frapper, en commémoration de ce terrible événement, une médaille qui représentait le roi, assis sur son trône, sceptre d’une main, épée de l’autre, avec cette légende : « Virtus in rebelles. »
Au revers, étaient gravées les armoiries de France avec la devise de Charles :
« Pietas justitiam excitavit. »
Une autre médaille, qui fut aussi frappée à la même époque, portait l’effigie du monarque avec l’inscription : « Charles IX, vainqueur des rebelles »
, et sur le revers se dressait un Hercule. « Cette médaille, dit Audin, suffirait pour démontrer que le crime de la Saint-Barthélemy fut un crime tout politique »
, et c’est sur ces deux faits de si peu d’épaisseur qu’il appuie sa thèse historique. C’est sur l’angle tremblant de cette affirmation négative qu’il élève toute sa conception, qui serait pire qu’un mensonge, — si on l’admettait, — car ce serait une erreur. Lui qui demain sera si sagace, et qui fut toujours d’une si grande droiture, Audin a torturé le sens des légendes qu’il a interprétées, ou il les traduit sans les comprendre. Tout cela pour innocenter le catholicisme, qui n’a pas besoin d’être innocenté. Aberration et peine inutiles ! On ne ferme pas la bouche à la Vérité avec des médailles. Tout le bronze de la numismatique n’y suffirait pas.
Grande faiblesse, mais qui tient à l’énervation universelle du xixe siècle ! Les catholiques de ce temps, si faibles de cœur, n’ont pas le courage d’accepter ce que leurs pères ont eu le courage d’accomplir. Eux, les seuls maintenant qui croient à la Famille, ont oublié que c’est manquer à la mémoire de ses pères que d’en répudier l’héritage.
L’excuse d’Audin fut ce qui excuse tout, la jeunesse. S’il n’avait pas été à l’époque inférieure de la vie morale où l’on est perméable à son temps ; si, devant un des mille ruisseaux de sang qui sillonnent l’histoire, il avait eu cette fermeté de raison qui écrit pour les gens d’État, non pour les têtes poétiques, les enfants et les femmes, il aurait laissé la chimère d’un crime uniquement politique, et il aurait fait de la Saint-Barthélemy ce qu’elle est réellement, une action catholique, à laquelle nul historien n’a encore osé donner son nom. Ici nous voudrions que l’on pesât bien nos paroles… Le catholicisme, — et non l’Église catholique, — a déterminé la Saint-Barthélemy. C’est un fait indéniable ; mais il faut comprendre ce fait et les circonstances dans lesquelles il se produisit. Elles étaient telles, que ni Charles IX, le fantôme, ni Catherine de Médicis, la magicienne, n’auraient pu les surmonter et les gouverner. Le protestantisme, c’est-à-dire l’étranger, gagnait chaque jour un terrain énorme. Le Havre n’était plus à nous ! Les catholiques menacés, qui n’avaient pas l’Inquisition pour les sauver, comme elle avait sauvé l’Espagne, regardaient l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Angleterre devenus protestants, et se croyaient perdus. Ils se soulevèrent, et ce ne fut pas seulement un peuple, mais ce fut la Tradition même du pays, ce fut l’histoire de France tout entière qui se souleva avec eux. Cela dut être quelque chose d’implacable, car on ne touche pas pour la première fois au Passé, sans que ce vieux lion, qui a ses ongles enfoncés dans le sol, ne rugisse et ne se défende. Véritable Josaphat de cercueils, onze siècles de monarchie catholique se levèrent de leurs sépulcres et dirent à la Réforme les mots de Dieu aux flots de la mer : « Tu n’iras pas plus loin ! » Hélas ! elle a été plus loin, et les siècles se sont recouchés trop tôt dans leur tombe… Mais enfin, à cette heure où la Religion était la première idée des hommes, elle accomplit, l’épée dans la gorge, cet acte de désespoir que le Patriotisme accomplit depuis en 1808 en Espagne, aux applaudissements de tout l’univers. La Religion eut son suprême effort comme depuis l’a eu la Patrie. Et ce ne serait pas tout, si on voulait tout analyser. Aujourd’hui que les questions de subsistance, les questions du vivre et de l’économie, priment la question d’honneur dans une société dont l’âme a passé dans le ventre, ce dernier refuge de l’image de Dieu dans les sociétés matérialistes, il faudrait encore du bas de ces questions comprendre la Saint-Barthélemy comme on la comprend du haut des questions spirituelles, à présent délaissées. En effet, il est maintenant démontré que la libre industrie protestante rompait les catégories de la corporation catholique, — de cette corporation — toute la France industrielle d’alors — qui avait transfiguré l’esclavage antique et constitué cette immense fortune sur le pillage de laquelle le Protestantisme, père du Paupérisme moderne, — car tous les pillards sont réservés à mourir de faim, — trouve à peine de quoi vivre depuis trois cents ans !
Incontestablement une société qui avait de la force au cœur et dans les bras ne pouvait accepter des conditions si accablantes et si certaines. Nous-mêmes, qui la ◀jugeons▶ aujourd’hui, catholiques du xixe siècle, lui en aurions-nous donné le conseil ? Ne savons-nous pas le mépris que l’Histoire inflige aux sociétés qui ne savent pas se défendre ? Ne savons-nous pas que, pour les chefs politiques comme pour les chefs de guerre, la gloire est la même, et que cette gloire est de résister longtemps ? L’honneur des peuples est comme l’honneur des femmes : si les violées de l’histoire sont des héroïnes parce qu’elles ont tué leurs Tarquins ; un peuple catholique, violé dans sa conscience et violé dans son territoire, devait-il laisser faire ses profanateurs ?
Mais ces mâles considérations, qui simplifient tout dans l’histoire de la Saint-Barthélemy et qui couvrent les faits particuliers, les horreurs de détail, le massacre à l’heure, et toute cette frauduleuse mise en scène des partis vaincus, ont échappé au jeune historien. C’est l’homme sensible de Mackenzie. Il ne voit pas même ce qu’il y a de vrai et de révélateur sur l’état exaspéré des partis en 1572 dans les lettres de Charles IX à ses gouverneurs et aux Ligues : « C’est un accident advenu ces jours passés dans la ville de Paris à la suite d’une querelle particulière arrivée à telle rage, etc. »
Et cependant il cite ces paroles à la fin de son volume, mais il les cite comme des justifications après l’évènement. Il ne se doute pas qu’elles renferment sinon toute la vérité, au moins la meilleure partie de la vérité.
Quant à la vérité complète, qui sera peut-être dite un jour par un écrivain assez fier pour se soucier peu d’être impopulaire, elle est, d’une part, dans cette furie incoercible du peuple, victime des protestants depuis plusieurs années déjà, — attaqué et périssant dans ses œuvres vives ; — mais elle est aussi dans la tentative du gouvernement de cette époque pour s’emparer du mouvement populaire, pour le diriger et en assurer le résultat. Les horripilés de la Saint-Barthélemy, qui ne parlent que des droits du peuple et de la sainteté des constitutions, oublient que le Peuple et la Royauté s’entendaient en 1572, et qu’il y avait encore de l’unité dans cette France que le protestantisme allait diviser. À prendre la tête du mouvement populaire, le gouvernement ne descendait pas. Il ne cédait pas à une tempête de sédition ; il restait lui-même, et ce que la constitution de l’État l’obligeait d’être, car la loi salique n’était plus qu’un vieux texte invoqué par le pédantisme des Parlements. Pour monter sur le trône de France, ce n’était pas le sexe qui importait, c’était la croyance. L’essentiel de la constitution exigeait que le sceptre fût porté par des mains catholiques avant tout. Lorsqu’on arrivera aux détails personnels de l’histoire, Charles IX, Catherine de Médicis et le cardinal de Lorraine prendront chacun leur part dans ce conseil suprême qui précéda une exécution impossible à empêcher, et dont la Haine a fait plus tard un guet-apens ; mais les hommes qui ont le sentiment des nécessités politiques ne s’abaisseront jamais à reprocher à ces trois têtes, jusqu’à présent maudites, d’avoir voulu transformer un coup de peuple en coup d’État.
Pas plus que le fait en lui-même de la Saint-Barthélemy, engendré par l’opinion du temps, sorti de ses entrailles, — plus que de ses entrailles : de sa conscience en colère, c’est-à-dire de ce que les hommes ont tout ensemble de plus profond et de plus violent, — Audin n’a compris les grandes personnalités de l’époque qu’il a essayé de raconter. Il est vrai qu’il importe moins d’être injuste pour les personnes que pour les choses. Il n’a su pénétrer ni les Guise, ni les Valois, ni personne, à plus forte raison ni Catherine de Médicis, l’un des caractères les plus compliqués des temps modernes : Catherine de Médicis, toute l’Italie de Machiavel, que Machiavel lui-même, revenant au monde, ne peindrait que par le dehors, s’il n’ajoutait pas à son génie. Dans le livre d’Audin, c’est l’envoûteuse de la France, chose trop facile à dire et trop vite dite. Elle était mieux que cela. De même que le sang de la Saint-Barthélemy fait voir tout rouge aux regards affermis de l’historien, de même une crainte singulière, — la peur d’être dur pour les protestants, — agite sa plume et l’égare. Scrupule qu’une connaissance plus approfondie de leur histoire détruira bientôt chez le futur auteur du Luther ! Qui sait ? Audin croyait peut-être, à cette époque de sa vie, qu’être magnanime pour les protestants était un noble moyen de les accabler. Ivresse de générosité juvénile ! Il oubliait qu’il n’est permis à personne d’être magnanime aux dépens de l’histoire, et que la vérité est La seule chose que l’homme, qui n’est grand que par le sacrifice, ne puisse sacrifier. Dans la Saint-Barthélemy de ce catholique presque infidèle à sa cause par scrupule d’impartialité, les protestants ont le beau rôle, poétiquement parlant. La figure que l’auteur a le plus épousée est celle de Coligny, — un Coligny, type dans lequel la Bible et la Henriade se confondent, — et qui n’est pas la haute, mais étroite figure de l’amiral de Châtillon.
Telle est cette histoire, qui, grandement entendue, aurait suffi à la gloire d’un homme. S’il est permis de parler de style après avoir montré de si tristes défaillances dans la pensée, celui d’Audin avait tout ce qu’il fallait pour porter loin ses erreurs au moment où il écrivait son histoire. Il est chaud, coloré, cherchant incessamment l’effet pittoresque, la jeune manie d’un siècle de vingt-neuf ans, qui est resté le vétéran de toutes les manies de sa jeunesse. On sent là-dedans, il est vrai, un tempérament littéraire ; mais, encore une fois, s’il a vie, il n’est pas en possession de son organisation tout entière. Il se remue dans je ne sais quel amnios dont il n’est sorti que plus tard. En fait de talent et d’intelligence, ce n’est pas comme en fait d’hommes. Les gestations ne sont pas régulières, et les enfants les plus forts dépassent bien souvent les neuf mois.
L’effet du livre d’Audin fut à peine remarqué dans la littérature contemporaine. On le traita comme s’il valait quelque chose ; on n’en parla pas. Que sont quelques articles de journaux ?… L’esprit du temps parfois est ingrat. Quand on lui renvoie trop fidèlement sa pensée, il la regarde, se reconnaît et se rendort. Audin avait sacrifié au Mélodrame, si cher aux sensibilités vulgaires du xixe
siècle. Il plaçait un livre faux, sur une époque dont l’énergie répugne à notre vieille société, entre le 1572 de M. Mérimée et les États de Blois de M. Vitet, et il n’était pas, comme ces messieurs, de la coterie du Globe, de ce conseil des Dix littéraire qui faisait et défaisait les réputations. En 1829, il n’était qu’un obscur écrivain qui se détirait à grand’peine de son limon originel. Dans son histoire, il disait trop de bien des protestants pour provoquer la colère de leurs héritiers, les Libres Penseurs, — et, d’un autre côté, il mettait trop le catholicisme hors de cause, en l’imputant à la politique, pour remporter leurs applaudissements. Les partis qui allaient consommer l’odieux attentat de 1830 et qui l’avaient préparé par une comédie de quinze ans,
ne trouvaient pas assez leur compte au livre d’Audin pour en faire grand état ou grand bruit. Cette Saint-Barthélemy de fantaisie fut donc entraînée et perdue dans le torrent des livres dangereux qui circulaient à cette époque, et ne produisit pas tout le mal qu’elle eût pu produire. « Ce n’est pas le non-savoir qui perd les peuples, c’est le mal-savoir »
, a dit un écrivain qui savait mieux que personne. Or le livre d’Audin apprenait mal l’histoire la plus importante à connaître ; car 1572 est la clef de l’abîme de 1789. Par cela seul, il ajoutait à la fausseté des notions générales, et l’auteur lui-même, avec son grand bon sens, l’a reconnu depuis. Dans une lettre rendue publique, il s’est confessé de cette histoire avec l’humilité d’une intelligence chrétienne qui ne recule ni devant les aveux ni devant les réparations.
IV
Cependant la vocation d’Audin, éprouvée par des études nouvelles, allait l’emporter. Mal entré dans le xvie siècle par la brèche de la Saint-Barthélemy, il devait remonter vers l’origine du mal et pénétrer dans ses sources mêmes une phase d’histoire dont on peut dire qu’il l’a possédée à la fin, tant il l’a bien comprise ! Plongé dans les livres et les manuscrits comme un Bénédictin et un Bollandiste, ayant appris l’allemand avec une ténacité enflammée, comme Alfieri avait appris le grec, à un âge où l’on ne vit plus que par les idées, il ajouta l’érudition des yeux, les voyages, les monuments, les antiquités, à l’érudition purement littéraire ; et, comme les assujettissements du commerce devenaient de plus en plus incompatibles avec l’étendue des travaux historiques qu’il méditait, il céda sa librairie en 1836 à l’éditeur actuel de ses Œuvres complètes, et partit pour faire le tour des bibliothèques de l’Europe.
Il en rapporta un livre d’une touche inconnue, une grande œuvre, la Vie de Luther. Publié en 1839, cet ouvrage atteignit les passions protestantes dans les pays où il y en avait encore, en Suisse et en Allemagne, et frappa, en France, les esprits élevés, du moins ceux qui n’étaient pas rongés par les verbiages parlementaires, cette vermine du temps qui a failli nous dévorer et qui n’a pas été suffisamment écrasée. C’était le moment de cette chose petite qu’on a appelée la Coalition, — un grand nom qui la fait paraître plus petite encore. Nous étions en pleine Fronde de bourgeois. On n’avait donc pas grand loisir pour s’occuper d’un livre qui reprenait, dans la personne de Luther, toutes les questions religieuses et dogmatiques du xvie
siècle. Cette cohue qui fait la renommée et travaille aux bas-côtés de la gloire avait d’autres noms que celui d’Audin à répéter. Mais la plus forte tête vivante du xixe
siècle pensait encore. M. de Bonald remarqua le livre, et il en pressentit l’avenir. C’était, en effet, un de ces livres qui épuisent les questions qu’ils traitent, — qui jettent aux choses et aux hommes la
pelletée de terre sur la tête
dont parle Pascal, et font dire : « En voilà, pour jamais ! » C’était enfin une œuvre de grand artiste où se révélaient des facultés, pour cette fois, nettement supérieures et
incontestables. Bossuet avait écrit de la controverse et de l’histoire théologique ; il restait à faire ce qu’a fait Audin. Seulement il aurait fallu que la pensée de l’homme d’État dominât la pensée de l’artiste, et c’est au contraire la pensée de l’artiste qui domine, dans Audin, celle de l’homme d’État.
Éternel écueil de cette tête éminente, le côté d’art qui attire Audin, ce côté sentimental et extérieur, a énervé, en bien des points, une sévérité nécessaire. Comme certains peintres plastiques qui flattent en peignant exactement tous les traits, il peint en beau Luther, Charles-Quint, Léon X ; Léon X surtout, pour lequel il témoigne une incroyable tendresse. Or peindre en beau n’est pas permis au peintre d’histoire. Cependant le Luther, comme le Calvin, comme le Henri VIII et le Léon X, respire une saine orthodoxie, et le service rendu au catholicisme par ces trois publications est immense. Écoutez :
Elles ont porté à la réforme le coup de grâce. Bossuet, dans ses incomparables Variations, armé du glaive de saint Paul, avait scindé l’affreux dragon dans toutes les articulations de son être. Audin en a haché les tronçons, et si menu, sous sa critique aiguisée, sous cet infatigable canif qui trouve encore de la besogne à faire là où le glaive fulminant de l’Apôtre a passé, qu’on peut assurer qu’ils ne se rejoindront plus. Il a complété le travail de Bossuet en l’achevant. Bossuet, homme de sommet, et d’un sommet qui touche au ciel, reste sur sa hauteur dans son histoire. Populaire pour les théologiens, il ne l’est pas, il ne pourrait pas l’être pour la populace de la lecture. C’est pour cette masse qu’Audin a écrit. Bossuet a fait voir dans Luther le grand hérésiarque, le descendant de tous les hérésiarques, ses précurseurs, Cerinthe, Pélage, Arnaud de Brescia, Bérenger, Abailard, Pierre de Vaud, Jean Huss, Wickleff, les dépassant tous et montant jusqu’à la taille d’Arius ! Mais Audin, lui, a voulu peindre Luther en entier. Il n’a pas enfermé son buste dans l’orbe majestueux d’un cadre historique, et il ne l’a pas placé dans cette perspective qui impose au plus ferme regard. Il l’a montré passé la ceinture, — de la tête aux pieds, de cette tête orgueilleuse de génie jusqu’à ces pieds de bête impure qui relevaient cyniquement sa robe de docteur ! À part cette flatterie involontaire dont nous parlions plus haut, à part cet éblouissement des quelques lueurs qui restent au front du Lucifer tombé, et cet attendrissement causé par ces fibres humaines qui étaient en Luther comme elles furent en Danton, du reste, et qui mettaient la grâce et la beauté des larmes dans ces deux natures de porcher, Audin a saisi Luther par toutes ses faces, extérieures ou intimes, élevées ou basses, éclatantes ou sombres, mais avec une force et une souplesse de préhension irrésistible. Sous sa main inspirée, c’est le Luther de la Wartbourg et de Worms, c’est l’évangéliste d’Eisleben ; puis aussi c’est le Luther de la famille, du coin du feu, du cabaret ! Après avoir retracé les vastes mouvements d’une scène historique, Audin a retourné la toile et nous a donné un tableau d’intérieur et de genre, mariant dans un mélange inattendu, qui est presque une invention, la biographie à l’histoire. Mérite énorme ! Quand des hommes, lassés des conventions d’une poétique fausse, eurent élargi le théâtre et mesuré le drame à la vie, ils accomplirent, certes, littérairement, une grande chose. Mais ils avaient sous les yeux un modèle ; ils copiaient. Ils avaient Shakespeare. Pour inventer une histoire qui s’emparât de l’homme dans sa réalité complète, Audin n’avait que lui. Aussi, ce jour-là, il a été créateur.
On avait, il est vrai, des biographies. Cette composition était née. L’Angleterre, nation superbement profonde, qui a donné au Roman tous ses développements et l’a élevé à ce degré de variété, d’analyse et de puissance qui ne peut pas être surpassé, l’Angleterre avait créé aussi la biographie. C’était bien dans ce pays intérieur, dans ce pays du logis, du home, où chaque maison, selon la grande expression de lord Chatam, est une « inviolable forteresse », que devait naître cette histoire intime qui, dans la vie de tout homme public, double son histoire extérieure. Elle devait y naître, mais y naître tard, dans ce repli des mœurs modernes qui se creusent comme nos fronts, comme le sol, comme tout ce que le temps approfondit en le rongeant ; le Temps, ce fossoyeur de gouffres ! Des vies éparses, détachées de la trame de l’histoire générale, encadrant plus étroitement un homme public, un personnage célèbre, il y en avait partout, dans toutes les littératures, à toutes les époques ; mais ces vies, ces récits, ces portraits, n’avaient rien de la biographie telle que les modernes l’ont réalisée, et qui consiste à étudier l’individualité humaine dans l’individualité historique, comme les naturalistes étudient une plante ou un animal dans tous ses mystères et toutes ses manifestations. C’est cette étude à double aspect qui devait être la gloire d’Audin et sa destinée. Jusqu’à lui, les essais de biographie pratiqués, soit en Angleterre, soit en France, ne pouvaient même faire pressentir le parti qu’il allait tirer de ce genre de composition. En Angleterre, on avait bien Boswell sur Johnson, — un homme qui n’oublie rien, mais à quel prix ? — Moore sur Sheridan, — un esprit médiocre affecté sur un grand esprit négligé. Enfin, on avait cette Vie de Nelson, par Southey, que les Anglais regardent comme leur chef-d’œuvre… par patriotisme. En France, nous avions le cardinal de Bausset et Walckenaër. Mais le livre de Southey, de ce Pindare artificiel, aux lauriers déchiquetés à la mécanique, plus capable de tracer une apothéose que d’écrire la vie épique et romanesque d’Horace Nelson, est bien pâle et bien inanimé auprès de cette Vie de Luther par Audin, aux tons vigoureux et transparents, et dont on sent, pour ainsi parler, battre les artères. Bausset, dans ses Vies de Bossuet et de Fénelon, est agréable de diction, mais ses doctrines sont loin d’être pures ; et quant aux Vies de La Fontaine et de madame de Sévigné, par Walckenaër, elles sont plutôt de la critique ingénieuse et patiente qu’autre chose. Travail de fourmi littéraire, cela est fin, charmant, remué, inépuisable ; mais ce genre de talent, qui décompose une existence, ne la recompose jamais, tandis qu’Audin en dresse la synthèse sur les analyses et les atomes de l’érudition et de la recherche. Dieu lui a donné les deux gouttes de vie qu’il met aux doigts de tous les poètes, et qui leur ont valu leur nom.
C’est le poète de la biographie. Il n’a pas les facultés devineresses et la profonde bonhomie de ce Walter
Scott, par exemple, qui a pris par le roman pour arriver aussi à la biographie et à l’histoire ; mais, s’il a d’autres procédés de divination, il arrive aux mêmes résultats de vérité et de ressemblance, et, de plus, il possède une faculté que ne connut point la tête carrée et rassise du grand Écossais. Il a l’enthousiasme, la sensibilité, une flamme qui s’enlace comme une spirale éthérée et lumineuse à tous les débris du passé, semblable à ce feu léger dont le poète couronne les cheveux du jeune Iule. Certainement, dans les lettres modernes, — dans les lettres sérieuses, — on peut admettre sans témérité qu’il n’y a pas de talent plus véritablement jeune qu’Audin. La jeunesse, la santé, la fraîcheur, le bon sourire, la cordialité, la larme à l’œil, les beaux tremblements de la main émue, toutes ces qualités si rares dans les talents graves, quels que soient les sujets auxquels ils s’appliquent, Audin ne les a jamais perdues à remuer les impalpables poussières du sépulcre. C’est à cause de cela, sans doute, que les hommes qui l’ont lu autrefois et qui ne sont pas revenus à sa lecture, s’imaginent qu’il a dû passer comme le temps et comme eux ; l’idée de la jeunesse étant éternellement liée dans l’esprit des hommes à l’idée contraire. Mais la jeunesse du talent d’Audin n’est pas de celles que le temps emporte ; elle ne tient pas aux formes de l’imagination de son époque ; car chaque époque a son genre d’imagination comme son genre de sensibilité. Elle vient d’un principe immortel, de cette « chaleur de cœur » que Schiller exigeait pour écrire artistement l’histoire. « Il faut, — dit Schiller — que l’historien, après avoir soigneusement recueilli et étudié les sources, les réduise par la seule
chaleur de son cœur en une seule et nouvelle fusion pour en faire jaillir une œuvre d’art. »
Précepte difficile à suivre, parce qu’il suppose une grande faculté. Audin s’y conformait sans s’en rendre compte, et il en a jailli trois œuvres d’une beauté semblable et différente : Luther, Henri VIII et Calvin !
Et cette chaleur, de cœur ne se révèle pas seulement dans le Luther par l’unité de cette œuvre composite d’histoire et de biographie, elle s’atteste encore par cet esprit de polémique qui y circule d’un bout à l’autre avec une puissance de ressources et une longueur d’haleine qui n’y défaille pas un moment. Audin n’est pas, comme M. Michelet en France, ou Thomas Carlyle en Angleterre, un faiseur de discours, un brillant souteneur de thèses sur l’histoire ; il s’enchaîne fidèlement aux événements ; il respecte le tissu des faits ; il ne se donne pas des airs d’aigle qui plane ou s’élève dans un orgueilleux caprice. C’est un historien de temps et d’espace ; mais, tout historien qu’il soit, il ne raconte pas pour raconter. Soldat de l’Église militante, il a trop de foi religieuse dans l’âme, et dans l’esprit trop de facultés positives, pour concevoir l’histoire à la manière des sceptiques et des philosophes. Il n’admet pas l’histoire impartiale. L’impartialité doit lui paraître ce qu’elle est réellement, — une négation. Il fait de l’histoire passionnée comme en doivent faire les faibles créatures humaines qui aiment la vérité et la justice. Mais, consciencieux et de cette conscience qui sait, s’indigne et repousse, Audin, partial de vérité, a poussé la passion du vrai jusqu’à n’employer exclusivement contre les protestants que les textes protestants ! Le Luther d’Audin,
ou, pour mieux parler, toutes ses œuvres historiques sont des œuvres armées. La Science y amène toujours la Discussion par la main, au milieu du récit des faits et de la citation des textes. Cela devait résulter, du reste, des sujets qu’Audin a choisis, et qu’on peut appeler les sujets les plus intellectuels de l’Histoire. Depuis, en effet, que l’Église romaine a posé dans le monde le principe de l’autorité sur les débris de l’oppression et de l’usurpation antiques, il n’y a pas eu et il ne pouvait pas y avoir un fait d’ordre intellectuel plus considérable dans les annales de l’Esprit humain que la négation et le renversement de ce principe qui avait régné quinze cents ans. Dire comment il fut renversé n’est pas assez pour l’historien. Ici l’Histoire revêt un caractère qu’elle n’a point ailleurs. Dans la chronique des autres choses humaines, ce qui importe et ce qui suffit, ce sont les effets et les résultats ; mais, dans l’histoire religieuse, quand on a raconté les luttes, les combats, les victoires, il faut encore peser les boulets, et montrer quel fil avaient les épées qui ont été faussées et les épées qui ont vaincu ! Or voilà ce que fait Audin avec une entente merveilleuse. Il reprend une à une les questions que le protestantisme a soulevées, et il les débat brièvement, mais péremptoirement, à la manière de l’historien qui ne peut pas s’attarder dans les mille replis de la controverse, et qui aimerait pourtant à s’y jouer, car il semble créé pour elle. Dans le débat rapide de ces questions, on entrevoit des fonds de connaissances prodigieux, et les spécialités d’aptitudes de cette intelligence presque sacerdotale, dont les études se sont creusées dans les grandes préoccupations du
prêtre ! Homme du monde par les extériorités de sa vie, Audin semble être resté prêtre par le centre, par l’esprit et par le savoir. Compréhension des Écritures, lecture des Pères, histoire ecclésiastique, théologie, exégèse, Audin a tout traversé avec son esprit agile et pénétrant, et il a rapporté du fond de ce fourré d’érudition, où il ne s’alourdit jamais, de ces notions que des laïques pouvaient avoir encore au xviie
siècle, mais que ceux du xixe
n’ont plus et qui étonneraient leur frivolité. Sans ces connaissances générales, il n’est pas d’histoire particulière dans l’histoire du catholicisme que l’historien pût toucher, tant les mailles de ce magnifique réseau rentrent profondément les unes dans les autres, tant le fil électrique de la tradition, remué à une place, tressaille et vibre dans toute sa longueur, de l’une à l’autre de ses plus distantes extrémités ! Audin, le plus intéressant et le plus savant des biographes modernes (car la Vie de Rancé par Chateaubriand, cet orgueil de dégoûté qui se raconte, en racontant l’humilité d’un saint, n’est qu’une sublime flânerie d’un grand poète à travers l’histoire), Audin a quelquefois porté son regard par-dessus le cadre dans lequel il aimait à le ramasser, et l’étendue de l’horizon qu’il a embrassé montre bien que, s’il avait voulu, il aurait pu s’arracher à l’encoignure d’une biographie. Nous citerons, en preuve de ceci, le morceau très vaste et très élevé qui précède la Vie de Luther, et que l’auteur a divisé en deux parties, « de l’idée protestante avant et après la Réforme »
. Ce morceau, un de ces points de vue qui plaisent à la pensée du xixe
siècle, lequel, comme tous les fatigués, aime à se retourner et à regarder de
loin les longs espaces par lesquels il est venu jusqu’à cette borne du temps, dit éloquemment comment Audin aurait entendu l’histoire générale, s’il s’y était adonné. En peu de mots on a rarement dit autant de choses. L’antagonisme de la foi et de la raison, cet antagonisme profond comme l’homme et comme sa chute et qui est toute la métaphysique du catholicisme, — la lutte éternelle de ces deux principes dans le monde, — la nécessité, même pour la foi, de la puissance temporelle de la Papauté, contrairement à l’idée moderne que la Papauté gagnerait en autorité parmi les peuples en reprenant la robe déchirée de saint Pierre et en retournant aux Catacombes, — l’envahissement des dignités ecclésiastiques par les puînés des grandes maisons séculières, — le transport du saint-siège à Avignon, ces deux fautes que la papauté a rachetées en les payant avec des malheurs, — enfin cette préparation incessante, énorme et troublée du protestantisme, qui, si Luther avait manqué, se serait appelé d’un autre nom, tout cet ensemble, complet sinon de détail, au moins de déduction et de contour, promet et indique la main d’un maître. Le maître a abdiqué avant de régner. Audin, dans Calvin, dans Henri VIII, dans Léon X, dans tous ses ouvrages, a mieux aimé rester le grand portraitiste révélé par la Vie de Luther que d’être un brasseur de généralités, un allongeur de perspectives ! Il l’a mieux aimé, mais il pouvait choisir. Il est bon de le dire à un siècle qui, de toutes les qualités de l’esprit, ne fait plus cas que de l’étendue, et qui, hébété de philosophie comme les Chinois le sont d’opium, a traité Audin et ses livres comme il traite les matières
religieuses, avec l’indifférence distraite de sa propre superficialité !
V
Du reste, le grand portraitiste historique avait aussi sa manière de comprendre l’ensemble d’une période d’histoire. Dès qu’il eut plongé dans Luther et trouvé sa veine, l’idée lui vint de donner la galerie de toutes les figures qui dominent et gouvernent le xvie siècle. Selon nous, même au point de vue le plus général, ceci valait bien les petits chapitres de Montesquieu, facettes qui ne sont pas toujours de diamant. Quand Audin touchait à la figure principale du xvie siècle, son plan existait déjà dans son esprit. Il se proposait de commencer par les réformateurs d’une époque où la révolte naissait de la révolte, et réalisait, dans la sphère morale, la divisibilité impossible de la matière à l’infini. Ce grand travailleur creusait sous lui assez profondément le sol pour que le tour d’un siècle suffît au labeur entier de sa vie, quand même cette vie n’eût pas été si promptement interrompue par la mort.
Il nous a appris lui-même qu’en terminant les dernières pages de son Luther, il préparait déjà son Calvin. C’était la même série d’études, mais c’était un autre homme à mettre debout, un autre monde à lever de la tombe, une autre erreur à démontrer. Comme il l’a très bien dit dans une de ces introductions où il excellait, la Réforme fut à Wittemberg le produit d’une révolte de cloître, à Genève d’un mouvement politique, et, les points de départ différant, les aboutissants différèrent. En Saxe, l’anarchie brouilla tout, dans des torrents de fange et de sang qui ont séché où ils coulèrent ; mais, en Suisse, de ce sang et de cette fange, le despotisme fit un mortier singulièrement tenace, et en bâtit un édifice qui dure encore sur les débris du protestantisme allemand, pulvérisé par son propre principe, cette roue d’Ixion qui tourne toujours, même dans le vide, depuis que Luther lui a imprimé le mouvement ! Si les grands peintres, pour être grands, doivent changer de manière en changeant de modèles, on allait ◀juger▶ du talent d’Audin. Calvin et Luther sont l’antithèse la plus complète qui puisse exister dans le tempérament des hommes. Ils sont si opposés de tout, qu’ils semblent opposés encore dans l’identité de leur crime. L’un est le feu, l’autre est la glace ; mais, comme le froid, à force d’être intense, finit par brûler comme la flamme, suivant la loi qui veut que les extrêmes se touchent et confluent, il s’est trouvé que Luther et Calvin, avec leurs organisations contraires, ont développé un mal confluent dans l’intelligence humaine et dépravé, à la même profondeur, les générations. Luther et Calvin, ces deux faces du monstre bicéphale de la Réforme, — car Henri VIII, le cuistre sanglant, n’est qu’un Luther portant couronne, — c’est la pléthore de Luther, la pléthore de sa chair, de son orgueil, de sa lubricité, de tout son être, excepté de son génie ; — Luther et Calvin, l’Homme rouge et l’Homme pâle, pour emprunter à l’Apocalypse, en parlant de ces deux fléaux, le saisissant de ses images, sont les derniers jumeaux de cette ventrée de rebelles que l’Humanité portait depuis tant de siècles et mettait bas, à certains jours. Ils devaient grandir comme ces frères que nous avons vus, qui adhéraient par la poitrine, mystère de physiologie ; mais, plus effrayants que les frères de la chair, qui s’aimaient et ajoutaient tendrement à leur attache par l’entrelacement de leurs bras, ces frères de l’esprit, liés par le même principe, devaient se nier, se déchirer et se maudire. Jamais on ne vit rien de si différent et de si semblable, et, comme l’Erreur, en se faisant homme, se rame toujours de la même manière dans le tempérament de l’humanité, nous avons vu, quand, de religieux, le principe protestant est devenu politique, se reproduire le même phénomène d’identité dans le mal et d’antagonisme dans les facultés. Mirabeau et Robespierre, c’est Luther et Calvin, rapetissés par le xviiie siècle, le siècle des athées, des laquais et des courtisanes, ne pouvant donner à l’erreur sortie de son sein les proportions humaines que lui donnait encore le Moyen Âge, cette épopée de héros, au commencement du xvie siècle. Des deux géants qu’il jeta au monde, assurément le moins colossal, le plus cruel, le plus odieux, le plus anti-homme, est Calvin ; mais, malgré les dons surnaturels que Dieu avait versés comme à plaisir sur la tête de Luther et dans sa poitrine, le plus abject, c’est Luther ! car chez Luther, le sycophante et le menteur ont également dégradé l’homme de cœur et l’homme de génie. Si Thomas Carlyle, en voulant relever Cromwell de cette accusation d’hypocrisie qui accable sa gloire, a eu raison de dire qu’il n’y avait pas de grands hommes sans bonne foi, sans au moins la croyance en quelque supposition ontologique que l’on prend pour la vérité et même sans le fanatisme de cette croyance, il faut chasser Luther de ce troupeau superbe… Toute sa vie et jusqu’à la fin, il n’a cessé de dire, sur toutes choses, le contraire de ce qu’il avait avancé.
Eh bien, dans la biographie de ces deux hommes, Audin fit preuve d’un talent, comme eux différent, et comme eux semblable. L’écrivain se modifia, se varia sans changer. Tout d’abord on aurait cru que Luther et l’Allemagne, ces deux opulences de vie et de pensée, qui s’entendirent si bien au premier mot, et bondirent de joie en venant l’un vers l’autre, comme deux lions des Écritures, convenaient mieux au talent brillant, mouvementé, pathétique d’Audin, que Calvin, tapi, comme un cloporte, dans sa démocratie bourgeoise, et les tristes momeries de Genève ! Cependant on se serait trompé. Audin sait étendre les couleurs de Velasquez sur sa palette et tirer d’un clair-obscur à la Rembrandt, aussi nette que la face pourprée de Luther, bombant dans la lumière, cette autre face hâve, bilieuse, au front proéminent sous sa calotte noire, et dont les yeux, qui n’ont jamais connu les larmes, distillent infatigablement, dans leur méditation immobile, la lueur jaune des regards du tigre et des lampes. Tout ce qu’il y a de heurté et de contraste entre la grande orgie allemande consommée sur des autels renversés et qui finit par cet immense et furieux combat de Lapithes et de Centaures qu’on appelle la Guerre de trente ans, et l’opposition étroite, formaliste et cruelle de Calvin, de ce théologien de l’esclavage qui avait concentré dans la boutique d’horlogers et de pelletiers où il régna, l’espionnage, le silence et la terreur de Venise, Audin l’exposa avec la même vigueur en ces deux ouvrages, cariatides futures de sa renommée qui s’adossent en se regardant. Mais, également réussis tous les deux, le Calvin devra étonner davantage. Il témoigne, plus qu’aucun autre livre de son auteur, l’impersonnalité et la souplesse. Il n’est pas dans son inspiration naturelle. Le Léon X, avec toute la Renaissance groupée autour de lui, comme un Olympe envahisseur, le Henri VIII, avec l’effroyable drame de ses femmes, que le génie de Shakespeare n’a qu’effleuré, mais comme un tel génie effleure, en laissant dans le marbre qu’il touche l’empreinte du coup de son aile, — ont leurs splendeurs et leurs passions qui rappellent les splendeurs et les passions de Luther avec sa diète de Worms, sa guerre des Paysans, sa solitude de la Wartbourg, toutes ces choses dignes de la grande peinture. Mais Calvin et Genève, c’est la sécheresse de l’argument, c’est la terreur rabougrie, c’est le pédantisme dans la tyrannie, c’est enfin, dans sa forme la plus dure, la plus envieuse et la plus hypocrite, ce qui domine actuellement le monde humilié, — c’est-à-dire — le rationalisme philosophique et le sentiment bourgeois. Le monde moderne est surtout sorti de Calvin, ce fils de scribe qui n’avait rien de prêtre ; il en est sorti plus que de Luther, qui a du moine encore, même après son apostasie. Audin n’eut pas peur de la sécheresse de son sujet. Comme tous les artistes puissants, à force de creuser dans ce gypse, dans cette prose, dans cette réalité abaissée, il devait finir par retrouver cette poésie cachée dans les entrailles de toutes choses, même les plus antipoétiques à ce qu’il semble, et qui est la poésie tirée de sa gangue, — ce diamant d’une eau si pure, — le plus intime de la vérité !
La vérité ! la vérité ! il n’y a plus que ce dernier pas à faire en histoire. Les formes littéraires sont épuisées. Elles sont toutes permises peut-être, parce qu’il n’y en a plus de nouvelles à attendre de l’esprit humain affaibli. Mais la vérité complète, la vérité dans sa variété infinie, tel est le but, plus profond que la forme, de toute histoire, et qui restera à atteindre, quand il n’y aurait plus de littérature, jusqu’au jour de la mort de l’esprit humain. Audin le comprenait ainsi. Il a repoussé l’histoire officielle et drapée, l’histoire ad usum Delphini qui subsiste encore, et pour des dauphins qui ne sont, certes, d’aucune manière des fils de roi. Il concevait l’histoire et l’a réalisée, sévère et railleuse en même temps, spirituelle et lyrique, respectueuse et insolente, épique et familière comme la vie des hommes et des peuples. Il l’a illuminée de ces anecdotes que les pédants méprisent, et que les penseurs ramassent, car l’homme se réfléchit mieux dans les facettes d’une anecdote que dans tout autre miroir. Il est plus de taille avec elles. Audin a descendu la Muse de son socle. Il l’a forcée à mettre ses deux pieds sur la terre, — plus bas que sur la terre, aux endroits où la main de l’homme a ramolli le sol et creusé quelque trou honteux. Il l’a conduite partout, n’ayant ni souci, ni horreur, ni dégoût pour elle. Il s’est dit que l’historien n’était au-dessous, en candeur hardie, ni du savant, ni du juge, ni même de la simple jeune fille, et il a voulu que l’histoire eût la vérité de la Science, de la Justice et de l’Innocence. La première édition de Luther donna mieux que les autres ouvrages l’idée de la notion intrépide qu’Audin — cet esprit si délicat pourtant — avait de l’histoire. En lisant et discutant Luther, il avait trouvé dans les écrits de ce révolté, qui fit flèche de tout contre Rome, de ces passages qui retombent sur sa renommée pour la salir, car l’apostat des derniers temps n’avait pas la grandeur tragique de l’apostat des premiers, et c’était autre chose que son propre sang qu’il lançait en blasphémant contre le ciel. Eh bien ! ces passages à couvrir de confusion ceux qui croient en Luther, Audin les avait cités audacieusement, sans se soucier du bégueulisme qui les eût proscrits. Quelques esprits bien intentionnés, mais d’une susceptibilité par trop muliébrile, se plaignirent de cette impassibilité de citations. Un homme dont l’opinion avait en soi quelque chose d’auguste, M. de Bonald, fut le premier à conseiller à Audin de supprimer les morceaux, plus forts que toute réflexion, où l’ennemi de l’Église se noyait dans l’écume de son injure, et Audin se conforma, dans la seconde édition du Luther, au conseil donné par une voix si imposante et si grave, agissant en cela avec une vertu plus haute que l’amour de son œuvre, mais affaiblissant en réalité sa ferme conception de l’histoire. À notre estime, la modestie d’Audin eut tort, et M. de Bonald, homme d’une autre époque et qui entendait la littérature comme au temps des grandes décences du siècle de Louis XIV, méconnut les nécessités de celui-ci. Nous sommes arrivés à cette heure de civilisation où la vérité doit être dite avec une sainte impudence, j’allais presque écrire une sainte impudeur ! Ce n’est pas, en effet, quand toutes les pudeurs ont été outragées qu’il convient d’en faire contre la vérité. La peau de bête dans laquelle se cacha Adam était bonne après sa première faute ; mais lorsque les vieilles sociétés ont entassé sur elles les vices et les crimes, il faut arracher cette peau de bête des épaules qu’elle ne couvre plus et montrer à fond les ulcères ! Parler du danger de certaines expressions est de la pusillanimité de rhétorique. Nous savons bien que tout est danger, même l’histoire, et que le mot d’Omar est le plus profond qui ait été dit… Mais puisque le silence, que Goethe finit par adorer, ne peut remplacer ce langage qu’il trouvait désœuvré, frivole, inutile et qu’il eût pu trouver pervers, ne faut-il pas opposer les livres aux livres comme le poison au poison ? Or voiler la vérité ou la taire, sous quelque prétexte que ce soit, c’est diminuer la force du poison qui neutralise, contre le poison qui doit tuer.
Audin avait l’instinct de ces choses ; mais, chrétien de cœur comme il l’était d’intelligence, il avait aussi l’humilité qui s’efface et l’abnégation qui se sacrifie. En ouvrant trop l’oreille au conseil, l’homme parfois ferme les yeux à la lumière que Dieu lui a mise dans la main. C’est ainsi qu’Audin éteignit ou du moins modéra dans son Henri VIII, pour obéir à certaines influences, le feu de polémique qui brûlait dans son Calvin et dans son Luther, et qu’il affaiblit à dessein un des caractères de son talent, essentiellement militant. L’originalité d’Audin est d’être un missionnaire historique… Les esprits qui croient encore à la division des genres en littérature l’ont loué d’être revenu, dans son Henri VIII, aux vieilles formes conventionnelles de l’histoire. Heureusement qu’il n’y revint pas au point que ces esprits sans hardiesse auraient appelé l’idéal. L’énergie, la vivacité, l’involontaire spontanéité de son talent, le sauvèrent et du conseil et de sa propre volonté. Le Henri VIII, publié en 1847, moins polémique que les deux précédents ouvrages, est pourtant encore de l’histoire agressive, et la controverse, immaîtrisable et souveraine dans toute histoire religieuse, s’y trahit par les ardeurs de l’accent, et y allume le récit des faits. Il n’y a plus, il est vrai, de ces ingénieuses ou éloquentes digressions qui vous saisissent tout à coup, comme la Main mystérieuse prenait le prophète par la chevelure, et vous enlèvent au récit pour vous y ramener ; et on les regrette, non dans l’intérêt de l’art, cette voluptueuse bagatelle de l’esprit, mais dans l’intérêt d’une chose plus grande que l’art, et devant laquelle tout ce qui est de cette vie défaille, — la conquête des âmes à Dieu. L’Henri VIII d’Audin, écrit pour tout ce qui sait lire, l’a surtout été pour l’Angleterre. L’historien de la réforme en ce pays ne pouvait pas se détourner de l’état dans lequel l’anglicanisme commençait de tomber, quand il entreprenait d’en raconter l’origine, et, si le Luther et le Calvin avaient causé dans la patrie du réformateur allemand, où l’on est encore fier de lui, une impression que l’admirable candeur de l’Allemagne n’a pas cachée, que n’était-on pas en droit d’attendre d’un Henri VIII, peint tel qu’il fut, dans le pays qui en a honte, et dont l’établissement politique ne satisfait aucun sentiment religieux ? Seulement, pour agir avec fruit sur l’opinion de la Grande-Bretagne, il fallait à la hideuse chronique de Henri VIII, de ce César de la décadence romaine, tombé, on ne sait comment, dans les temps modernes, ajouter cette discussion de doctrines dont l’Angleterre a plus besoin que tous les autres pays protestants, en raison du peu d’épaisseur de ce qui la sépare de la vérité. Il était évident que le livre d’Audin devait y produire un bien déterminé dans les classes élevées, — or c’est par elles que commencent toujours les révolutions ; — mais il en aurait produit un plus grand, si le missionnaire historique l’avait emporté davantage sur l’historien proprement dit. L’ignorance en matière de catholicisme est incroyable en Angleterre, même chez des lettrés de la distinction de MM. Bulwer et Macaulay. Ôtez le docteur Pusey et son école, qui remontent vers Rome par la science, vous n’avez plus sur cette terre des Free-Thinkers que les préjugés du xviiie siècle, passés à l’état de momies. La haine même n’y vit plus : elle y radote. Elle croit avoir répondu à tout quand elle a parlé de bigoterie et de papisme (ces mots essentiellement de fabrique anglaise), comme au temps de lord Bolingbroke.
VI
Quand on se rappelle que les neuf volumes d’Audin sur Luther, Calvin, Henri VIII, Léon X, avec l’imagination qui y brille et le torrent d’érudition qui y circule, ont été écrits de 1839 à 1847, — la première édition du Léon X est de 1847, — on est étonné qu’un pareille suite d’études fortes, consciencieuses, animées, n’aient pas eu le retentissement qu’elles méritaient. Mais un regard sur le temps actuel fait bientôt cesser l’étonnement. Les catholiques de notre âge semblent persuadés que la vérité est assez robuste pour se sauver toute seule des périls qu’elle court, et ils se préoccupent à peine des nobles dupes qui se dévouent à son triomphe. Moyen comme un autre de développer l’abnégation dans les âmes chrétiennes ; mauvais moyen de servir une cause que nos ennemis s’entendent mieux à ruiner que nous à défendre ! Lorsque dernièrement un écrivain soi-disant catholique13, dans une histoire de la Littérature française sous le gouvernement de Juillet, pieux ossuaire de toutes les médiocrités que le temps a balayées déjà et qu’il pousse à la fosse commune de l’oubli, a, parmi cette tourbe de noms qui importunent le regard, consacré trois lignes de protecteur distrait au respectable nom d’Audin, — c’est-à-dire de l’homme qui, après MM. de Maistre et de Bonald, a le plus contribué à la diffusion des idées catholiques au xixe siècle, comment s’étonner que les panthéistes, les libres penseurs, les journalistes, les vaudevillistes (plus nombreux qu’on ne croit), et les jongleurs de feuilleton, composant la littérature contemporaine, aient répugné à parler d’un écrivain qui n’est pas des leurs, et d’ailleurs irréfutable pour des gens de notions aussi peu certaines ? Nous l’avons dit plus haut, les esprits élevés, à études sévères, dont le nombre n’est jamais assez considérable pour constituer un public, furent à peu près les seuls en France qui, pendant dix pleines années, prirent garde à cet éminent historien, plus connu et plus salué dans la patrie des Hurter et des Léopold Ranke que dans la sienne. Mais, si les catholiques furent ingrats, comme les masses d’hommes le sont toujours, le clergé et les évêques furent reconnaissants comme des prêtres. Eux comprirent tout de suite la grande valeur de l’auxiliaire que Dieu leur envoyait, et ils patronnèrent sa renommée. La vraie gloire, comme la lumière et comme la royauté, ne vient point d’en bas, mais d’en haut… Commencée par le sacerdoce, la gloire d’Audin s’achèvera comme elle pourra. Elle a le temps ! elle est certaine. Un jour, les critiques distraits sortiront de leur distraction, et, clignant comme le dieu Siva ces yeux de lynx qui dorment du sommeil des marmottes, finiront par découvrir le monument de science et d’art qui s’était élevé pendant dix ans sans qu’ils l’eussent vu. Alors Audin, le Mabillon laïc de notre époque, aussi peu lu que l’énorme Bénédictin, aura les honneurs rétrospectifs des journaux et des revues, ces chacals intellectuels qui aiment à déterrer les morts célèbres, qu’ils n’auraient pas touchés vivants ! Alors il prendra son rang, qu’il ne perdra plus, comme un des premiers historiens du xixe siècle et comme son premier biographe.
Voilà ce qu’il est, en effet, sans exagération d’aucune sorte, — sans grossissement et sans diminution ! Ce n’est pas un homme de génie ; mais la vérité absolue du point de vue catholique dispense de cette terrible nécessité d’avoir du génie, et ce n’en est pas moins un maître. C’est un savant relevé d’un artiste, qui, pour la première fois peut-être, a fait entrer un agrément prodigieux dans les matières les plus hautes
sans les abaisser jamais et sans nuire à leur solidité. Les défauts ne sont pas, chez lui comme chez tant d’autres, la conséquence des fausses équerres de l’esprit, d’une altération dans le bon sens ou de quelque pauvreté de l’âme ; ils viennent justement de ce qui le crée artiste au même degré qu’il est savant. Il aime le beau jusqu’à l’enfantillage, et son imagination est trop bonne. Elle ressemble à son cœur, qu’il ne portait pas dans la tête, où les hommes d’État, a dit l’un d’eux, doivent mettre leur cœur. Sa nature l’attirait trop vers le miel qui est le poison de ce temps. Dans cette vie de sa pensée que nous écrivons à larges traits, parce qu’il n’eut presque pas d’autre vie que celle de l’esprit, de la méditation, de l’étude assise ou voyageuse, nous n’avons pas à entrer dans l’examen détaillé et minutieux de ses ouvrages ; mais nous pouvons dire sous la forme la plus générale que, quand il a failli, ce fut par le fait de la double bonté de son imagination et de son cœur. Ainsi, dans son Luther, il ne blâme pas Charles-Quint de son imprudente longanimité à Worms. Ainsi encore il nous conduit dans son Calvin jusqu’à la fin de son premier volume avant d’écrire cette phrase : « Il y a des moments où l’on dirait que l’épée de Charles-Quint est changée en quenouille. Il s’amuse à discuter avec la révolte : discuter, c’est parlementer. »
On le voit, la rectitude de l’esprit est encore la plus forte ; mais, si « discuter, c’est parlementer », et si parlementer c’est au moins s’humilier quand ce n’est pas se rendre, l’historien qui condamne Charles-Quint manque de consistance et de logique lorsqu’il vante la longanimité de Léon X, et cette fausse générosité de procédé qui lui fait
envoyer vers Luther, au lieu de juges, des théologiens et des diplomates. La faute de Léon X fut précisément de « parlementer » au lieu de frapper comme la foudre ; ce fut d’oublier qu’il ne s’agissait pas seulement de Luther, un pécheur de plus, mais que Jean Huss avait prédit qu’un « cygne merveilleux sortirait des cendres de l’oie »
, phénix supérieur au premier ! Suspendre une excommunication qui ne suffisait plus et qui devait descendre du monde spirituel pour s’incarner dans le châtiment matériel de l’hérésiarque, accessible à ce seul châtiment, n’était pas seulement le mal irréparable d’une perte de temps dans un incendie ; c’était aussi le renversement accepté des rapports qui devaient exister entre le Saint-Siège indéfectible et la folle personnalité d’un mauvais moine ! Il y a une question qu’Audin n’a pas soulevée, mais qu’un homme plus dévoué à la papauté qu’au pape Léon X n’aurait pas manqué d’examiner. Lorsque les prétentions révolutionnaires sont posées, un pouvoir doit-il consentir à une réforme, même nécessaire ? À l’époque de Luther, Rome ne commit-elle pas en cœur humain et en pratique politique la même faute qu’en France les États généraux et la Constituante ont recommencée sur un autre terrain, quand elle se prêta, pour avoir la paix, à des concessions, non sur le dogme, mais sur quelques points de discipline ecclésiastique ? N’était-ce pas là « parlementer » ? La République romaine, cet immense modèle, ne voulait entendre à rien avec ses ennemis avant qu’ils eussent mis bas les armes. Puisque Léon se détournait de la grande politique des papes du Moyen Âge pour écouter la voix du monde antique ressuscité autour de lui, il
aurait pu demander à cette Rome païenne, qu’il passait sa vie à exhumer de ses ruines, l’inspiration de force qu’il fallait avoir pour préserver la Rome de Jésus-Christ. Est-ce que dans le musée de cet antiquaire porte-tiare, qui oubliait la chrétienté en regardant le Laocoon, la Louve de bronze ne se trouvait pas ?…
Car telle est la faute de Léon X, que beaucoup de vertus d’ailleurs et tout l’art d’Audin ne sauraient effacer. Audin, le plus sensible et le plus aimable des hommes, a voué une espèce de culte passionné à ce pontife, magnifique et doux, qui avait pris pour armes un joug d’or avec ces paroles : « Mon joug est léger. »
Ravi par les arts et les lettres humaines, qu’il a toujours adorées, mais, selon nous, surfaisant beaucoup trop leur prix, Audin a cru que la civilisation du monde (un grand mot bête de ces derniers temps) gisait dans quelques palimpsestes ou quelques marbres retrouvés, et que Léon représentait cette civilisation parce qu’il avait richement payé ces palimpsestes ou fêté ces marbres comme il aurait fêté des saints ! De même que Roscoë, il a été séduit par ce qu’il y a de lettré, d’artiste et de grand seigneur dans le Médicis, mais, de plus que Roscoë, par la moralité élevée et pure du pontife. Malheureusement la plus haute dignité dans la vie, l’opulence des facultés, la sainteté, la miséricorde, ne sont pas assez pour le Pasteur universel qui doit conduire, châtier et séparer, et qui n’a pas pour rien à sa houlette le bâton qui frappe et le fer qui retranche. Léon X, excellent dans les temps ordinaires, ne convenait pas aux difficultés d’une époque de perdition. C’était un agneau sans colère.
Or Dieu lui-même a parlé de la colère de l’Agneau, plus terrible que la colère des lions, quand il viendra ◀juger les hommes. L’heure du jugement était venue pour Léon X, le représentant de l’Agneau divin sur la terre, et il fut moins grand que son devoir. Audin ne l’a pas dit ; mais est-il possible qu’il ne l’ait pas vu ? Il s’est détourné pour ne pas être sévère, et il a regardé dans les vertus du prêtre et dans les lumières de l’homme, pour ne pas apercevoir les faiblesses du Pontife-Roi. Il a regardé aussi, — et trop longtemps, — et avec trop d’ivresse, — dans ce siècle que Léon X a nommé de son nom. « Nous avons cherché, — dit-il quelque part, — à étudier la Papauté sous deux sortes d’aspects et telle qu’elle s’est produite à la Renaissance, comme fille du Christ, dans ses manifestations spirituelles, et comme Puissance mondaine, dans ses actes humains. »
Assurément le double aspect devait s’accepter ; mais, entraîné par ses facultés, ayant précisément celles-là qui auraient fait de lui un Bacchant de la Renaissance, s’il avait vécu alors, Audin a trouvé sa Capoue historique dans ce siècle de Léon X, peint par lui avec un amour dangereux. Il s’y est amolli. Il aurait produit une œuvre plus louable encore s’il avait opposé l’esprit du catholicisme, taillé sur les proportions de l’esprit humain, à la sécheresse indigente de l’esprit protestant. Mais ce n’est pas uniquement l’esthétique du catholicisme, cette grande poésie des sens purifiée, qui exalte son enthousiasme et enlève son admiration. Les lettres profanes, les arts plastiques, les souvenirs de l’antiquité, les manuscrits grecs, et jusqu’à l’imprimerie, ont à ses yeux, d’ordinaire si clairs et si purs, l’importance qu’ils ont
aux yeux troublés de la génération présente. Audin croit à l’heureuse influence du mouvement intellectuel provoqué par Léon X comme il croit à sa grandeur. Toutes ces fragiles gloires de passage, Bembo, Politien, Ficin, Sannazar, talents de reflet qui, n’ayant pas d’originalité à perdre, pastichèrent l’antiquité dans des écrits qu’on ne lit plus, lui semblent plus grandes qu’elles ne sont, et la superstition de l’humanisme le possède si bien, qu’il perd entièrement la mesure d’Érasme, — cette première et débile ébauche, essayée par la nature, de l’homme qui sera Voltaire plus tard ! Après avoir écrit le mot Civilisation avec la béate confiance d’un moderne, il en place l’idée dans le développement des lettres et des arts, et la diffusion des connaissances. Pour un chrétien, rien n’est plus chétif. La civilisation est-elle réellement dans ces misères ?… Ne serait-elle pas plutôt dans l’accroissement de la moralité chrétienne, que ni les lettres, ni les arts, ni les sciences n’ont jamais élevée d’un degré ?… Vertu à part, Adrien VI, le pauvre moine d’Utrecht, digne du xe
siècle, — cet âge d’or du monachisme, comme l’appelle Audin, — n’est-il pas plus véritablement dans le sens de la civilisation que Léon X avec tout son cortège d’artistes, de musiciens, d’antiquaires, d’orateurs et de poètes ?… Les matérialistes des vieilles civilisations les magnifient parce qu’elles filent des suaires brodés d’or et de pourpre aux nations sur le bord de leur tombe ; — mais la moindre vertu morale les empêcherait de s’y coucher !…
Du reste, malgré ces fléchissements de la raison d’Audin, quand il s’agit de la gloire d’un siècle qui a dupé l’Histoire elle-même, — car l’Histoire dit « le siècle de Léon X » et elle l’a placé entre celui de Périclès et celui de Louis XIV, — ce livre rentre, par des côtés nouveaux et courageux, dans l’ensemble des travaux accomplis par Audin contre les idées et les thèses du Protestantisme. C’est dans le Léon X qu’une grande justice est rendue à Jules II, dont l’épée a sauvé la nationalité italique, et qui, comme prince temporel, avait le droit de la tirer. En regard de Jules II, s’y dresse cette grande figure presque jumelle, Matthieu Schinner, le cardinal-reître, qu’on croirait une statue de Michel-Ange retrouvée dans les fouilles confuses de l’Histoire. Enfin il a versé les premières gouttes de vérité sur le front d’Alexandre VI, sali par les menteries d’un valet renvoyé ; crachats de Burchard qui ont fait mal au cœur à Voltaire lui-même ! Quoique chaque détail historique soit très soigné chez Audin comme chez toute intelligence artiste, néanmoins, c’est principalement par l’ensemble et par l’ampleur de ses travaux qu’il sera classé dans la littérature contemporaine. Si le talent et la science, dans leurs superbes certitudes, sont de véritables prises de possession, on peut dire que la Réforme appartient à Audin, et jamais personne n’en parlera désormais sans être obligé de le citer. Il a saisi ce grand fait par le côté qui intéresse le plus les hommes. Il n’y a de puissant que ce qui est personnel. Les choses (comme disent les philosophes) importent assez peu à la marionnette humaine, laquelle a pris au sérieux le mot d’Épicure et ne fait estime que de ce qui est coulé dans le moule et les proportions de sa petitesse. Tracer le tour du xvie siècle de personnalité en personnalité, — de biographie en biographie, était une idée qu’Audin eût complétée s’il avait vécu. Lorsqu’il est mort, il méditait une Elisabeth digne de l’Henri VIII. Sans Elisabeth, en effet, le musée de la Réforme a un lambris vide. Figure de premier plan et nécessaire que cette fausse Vierge, mensonge de vertu et presque de génie, qui pensait par la tête de Burleigh et coagulait en vice froid les passions bouillantes de son père ! Audin nous aurait donné le chiffre exact de cette contestable valeur… Augmentée par les protestants, à qui les écrivains catholiques ont laissé tout dire, comme les rois (Louis XIV excepté) ont laissé tout faire, Elisabeth est la vivante preuve du peu qu’il faut, à certains moments, pour mener les peuples. Quand elle commença de régner, l’Angleterre avait l’échine assouplie comme Rome après Tibère ou après Néron. Pour faire obéir cette nation si fière, la fille d’Henri VIII n’avait qu’à montrer ce fouet de chasse dont les Anglais connaissaient les coups.
Il ne reste malheureusement aucun fragment de l’Elisabeth qu’on puisse citer ; il n’en reste pas davantage de cette partie de l’histoire du schisme anglais qui d’Henri VIII devait descendre jusqu’à Édouard VI. Ces deux ouvrages n’ont pas dépassé le seuil de la méditation. En 1849, Audin, préoccupé incessamment de la Réforme, tourna un instant le dos à ses sources pour suivre les dégradations successives, les dépouillements religieux qu’elle subit avant d’arriver à la négation totale où elle est tombée. Il surveilla une traduction du curieux ouvrage de Hœninghaus intitulé la Réforme contre la Réforme, et l’orna d’une
introduction qui est certainement le chef-d’œuvre de sa manière, chaleureuse, poétique et spirituelle. La même année, son beau-frère, M. Alexandre Martin, ayant publié le Thomas Morus de Stappleton, Audin y introduisit aussi le lecteur par quelques pages animées de cette sorte de vitalité qui lui est propre et après lesquelles l’auteur anglais-latin paraît singulièrement froid. Pour un homme de l’activité d’Audin et de sa vigueur de travail, ces introductions, si graves qu’elles soient, et quelques lectures qu’elles aient entraînées, n’auraient pas interrompu la trame de ses travaux historiques ; mais un projet longtemps nourri le maîtrisait, et il le réalisa. Depuis plusieurs années il aspirait à voir l’Orient, et en Orient, ce qui attire le plus un chrétien, la Palestine et la Judée. Pèlerin du Moyen Âge attardé dans nos mauvais jours, il voulait aller à Jérusalem, non pas pour écrire à son retour ses impressions personnelles (il n’aurait pas pour si peu tracassé la poussière des chemins), mais pour en rapporter une œuvre savante, utile à sa foi, utile surtout à l’incrédulité des autres. Laissons-le parler. Il mandait à M. Collombet, son ami, qui devait l’accompagner dans ce voyage : « Nous écririons de conserve deux volumes in-8o qui auraient pour titre : Voyages sur les scènes de la Bible et du Nouveau Testament. À lire l’ouvrage de Keith, écrivain protestant qui fait concorder le récit biblique avec les mœurs actuelles de la Palestine, on dirait que la Bible a été écrite d’hier ; rien n’est changé dans l’aspect des lieux, dans les habitudes des personnages, dans les coutumes, les superstitions de ces peuples primitifs que Keith a visités ; mêmes fêtes, mêmes repas, et c’est cette
ressemblance qu’il nous faut saisir après lui. »
Les deux amis devaient sans doute en tirer d’autres conséquences. Mais le compagnon qu’il s’était choisi n’ayant pu venir, Audin partit seul avec son neveu, et seul il entreprit son ouvrage. Le moment, du reste, était favorable ; la République de 1848 s’épanouissait, cette république du Paupérisme qui n’a pas encore dégoûté les bourgeois de leur idéal économique : augmenter le nombre des consommateurs sur la terre, Pour qui sentait en soi saigner l’histoire, il était presque doux de se dérober aux atteintes des spectacles qu’offrait la France. Il y avait alors plus de honte à y rester que de regret à en partir.
Le voyage d’Audin dura six mois. Les notes qu’il a rapportées forment une espèce de carte topographique des sites qu’il avait visités. Elles embrassent Nazareth, Bethléem, Jérusalem, Cana, le Thabor, Jéricho, Jaffa, Béthanie, Damas, etc. Mais ces notes, — fixés d’impression qu’il devait reprendre et féconder avec cette force de souvenir qui a peut-être plus de relief que la réalité même, — sont des ébauches trop hâtées et trop incomplètes pour qu’il soit convenable de les publier. Elles ajouteraient à nos regrets, elles n’ajouteraient pas à sa gloire. Ces premiers traits, jetés sur un papier que le vent du désert a tourné, et qui furent écrits sur le pommeau de la selle ou sur la pierre de quelque chemin écarté, ressemblent à ces quadri d’André Chénier, base de prose d’où sa poésie s’envolait, trépieds préparés afin que le feu du ciel pût y descendre. Pour Audin, l’inspiration n’y descendit pas. Au moment où il revenait gerber sa moisson d’observations et d’études, il fut atteint d’une mort tout à la fois inopinée et prévue. Quoique d’une constitution résistante où la sécheresse marquait le nerf et le muscle, Audin, comme tous les grands travailleurs, avait un corps qui souffrait de l’activité de son âme. Depuis quelques années, il portait le germe de cette maladie des hommes vaillants qui meurent par l’organe dont ils ont le plus vécu, et chez qui l’intelligence émue a envoyé tant de sang au cœur que le cœur périt sous cette masse de forces généreuses. Revenu à Paris en 1850, lassé et toujours plus souffrant, il partit pour Rome, la cité de tous les repos, mais où les bibliothèques de cette ville, la tête du monde, attiraient encore ses mains mourantes infatigables. À la fin de janvier 1851, le mal empira. Dès que madame Audin eut appris les progrès de ce mal plus fort que les médecins, elle alla rejoindre son mari, l’atteignit à Civita-Vecchia, où il était venu au-devant d’elle. On s’intéressait dans la ville de la Papauté à l’historien catholique qui avait consacré sa plume à l’Église, et de beaucoup d’autels s’élevaient pour lui d’ardentes prières, mais Dieu ne les écouta pas. Il voulait ravoir son serviteur. Il était prêt, lui. Le chrétien s’était mis en mesure avec le ciel. Ce fut aux environs d’Orange, que, dans la voiture qui le ramenait de Marseille à Lyon, il expira sans agonie, la tête sur l’épaule de sa femme. Mort douce comme sa vie, et comme son esprit ! Madame Audin, pour ne pas être obligée d’abandonner la dépouille aimée et respectée qu’elle rapportait à la terre de la patrie, contint l’explosion de sa douleur et voyagea quatorze heures avec son mari expiré… Cette veillée des morts, sans lit et sans suaire, ce fardeau sacré qu’on emporte presque dans ses bras, termina par une scène sublime la vie d’un homme qui ne fit scène d’aucune de ses vertus, et laissa sur le front de sa veuve l’auréole d’une douleur courageuse, noblement seyante au nom qu’elle a l’honneur de porter.
VII
« Cache ta vie », a dit l’Antiquité. Audin n’a pas caché la sienne ; mais naturellement, par le fait de son amour de l’étude et du recueillement, par la tournure d’une imagination tout à la fois positive et rêveuse, par l’élévation d’un caractère qui se trouvait seul en s’élevant, il a vécu à peu près caché à la foule, même à ceux-là qui auraient besoin, dans l’intérêt de sa renommée, d’ausculter et de savoir sa vie. La timidité des âmes délicates, qui est aux plus beaux sentiments ce que la mousse est aux plus belles roses, qu’elle préserve en les voilant, l’éloigna des coteries, des sociétés retentissantes, de toutes les farandoles de vanité qui se donnent la main, et le retint entre sa famille, quelques amis, et plus tard, — quand ceux qui aiment l’Église surent le bon soldat que l’Église avait en sa personne, — quelques nobles et grandes relations qui lui restèrent toujours fidèles. Traité avec une affectueuse distinction par Grégoire XVI, et par Sa Sainteté le Pape actuel, Pie IX, il fut honoré de l’amitié de plusieurs cardinaux, entre autres le cardinal Lambruschini et le cardinal Mezzofante, le polyglotte qui semblait avoir le don des langues, comme
les apôtres. Il fut lié aussi avec monseigneur Sibour, alors évêque de Digne, depuis archevêque de Paris, et monseigneur Pavy, évêque d’Alger, lequel a trouvé un mot caractéristique en l’appelant dans sa lettre sur Henri VIII
« l’apologiste domestique de l’Église »
. Telle fut, ombragée d’humilité et fleurie d’affections d’élite, l’existence tranquille de ce juste dont Dieu seul a vu les mérites, car la vie des justes ne se raconte pas plus que celle des peuples heureux. Un jour cependant, le malheur, pour parler comme le monde, passa dans cette vie inénarrable. En 1848, la fortune d’Audin, gagnée à la sueur de son noble front, fut fortement endommagée par les événements politiques ; mais le chrétien sourit à une perte qui d’ailleurs ne fermait pas sa main à la charité. Si ce fut une douleur pour son âme, elle resta entre lui et Dieu. La plupart des écrivains célèbres de cette époque débordée qui ont l’orgueil de leurs haillons comme Antisthène, et qui les retournent pour les montrer mieux, marchent effrontément à la postérité avec leur cortège de passions, de douleurs et de fautes ; mais les passions et les chagrins d’Audin, — s’il en eut jamais, — furent un secret comme ses vertus et ses combats. Hormis dans ses récits, où l’on sent, à certaines touches profondes, que le cœur de l’historien connaît les épreuves dont le talent, pour être grand, a besoin comme la sainteté, Audin ne trahissait rien du mal intérieur de toute vie. Les passions même comprimées, même vaincues, laissent au front des stigmates de leur flamme ou les obscurcissements de leur fumée. Mais le visage d’Audin n’avait de flamme que la lueur de son sourire et d’ombres
que celles de sa réflexion. Nous l’avons connu en 1848. Il était pâle alors, un peu ridé, mais vert, l’œil noir, pensif et lucide, et ses cheveux, coupés très court, blancs et lisses, faisaient songer à un buste, — à ce buste qu’il n’a pas encore, lorsque par ce temps de démocratie orgueilleuse, où nous avons encanaillé jusqu’au marbre, il n’est pas de marché aux chevaux de village qui ne se hérisse de la statue de son grand homme ignoré. Audin est mort à cinquante-sept ans, jeune de tout, excepté d’années. L’étude des hommes n’avait pas flétri ce cœur et cet esprit plus fort que toutes les expériences. Jean-Paul a dit avec sa manière à lui : « Les femmes ont la délicatesse de l’hermine. Pour conserver leur pureté, il faut leur bâtir des maisons blanches et propres comme celles que l’on bâtit aux paons ; tandis que l’homme, quand il a l’âme pure, peut vivre impunément partout, même dans la cage aux canards ! »
La cage aux canards de Jean-Paul fut pour Audin une cage aux vautours. Ce fut le charnier de l’histoire ; mais il avait cette pureté virile, imperméable aux contagions, qui conserve jeunes les têtes blanchies. On ne pouvait pas dire de lui comme de Condorcet, qu’il était un volcan sous la glace ; mais n’y a-t-il pas une fleur qu’on appelle boule de neige et qui annonce le printemps ?
Ses manières étaient calmes et simples. D’ordinaire, il parlait peu, non par distraction, ni dédain, ni lassitude. Il était, au contraire, sympathique et infatigable ; mais il n’aimait pas les fracas de l’esprit, quoiqu’il en eût, dans le sens incisif et brillant qu’on donne en France à ce mot-là. Il savait s’effacer et garder l’incognito de sa propre supériorité, — comme les hommes qui observent les autres plus qu’ils ne se contemplent eux-mêmes. En cela, vraie nature d’historien ! Sa gravité était attentive et souriante. Voilà sous quels dehors nous apparut cet homme de bien en toutes choses. Sa modestie aimait la gloire avec décence et même les distinctions qui ne sont pas la gloire, — cette grande dignité sans livrée. Il était chevalier de la Légion d’honneur, de Saint-Grégoire, de Saint-Maurice, commandeur de Saint-Sylvestre et du Saint-Sépulcre, membre de l’Académie Tibérine ; une médaille d’or de grand module lui avait été adressée par le roi Charles-Albert. Quoiqu’il fût de l’Académie de Lyon, on peut dire que les pays étrangers lui avaient été meilleurs que son pays. En France, pour que l’attention publique, si distraite, se porte sur un nom ou un homme, il faut que ce nom soit longtemps sonné par les journaux, ces trompettes du rabâchage. Audin était d’un mérite trop sérieux et d’une science trop occupée pour aller soigner sa renommée dans des boutiques de bruit public. La littérature des vieilles civilisations est naturellement baladine. On a dit que dans sa jeunesse Audin s’essaya aux comédies ; mais il se détourna bien vite de ces amusettes, la grande affaire des peuples qui meurent dans un ennui affreux. S’il avait continué et poussé dans cette voie, il eût pu, les visites aidant, entrer comme un autre à l’Académie française ; mais il aima mieux produire dix volumes de travaux immenses, où le talent égale l’abondance des notions. Aussi vous rencontrez des littérateurs au courant de l’intelligence contemporaine qui demandent naïvement « ce que c’est qu’Audin ». Il faut leur répondre : Bibliographe comme M. Beuchot, et biographe comme Boswell, — un Boswell à distance de trois siècles, — curieux comme Plutarque et Suétone, — plus spirituel et plus artiste que Moore, — plus animé et plus vivant que Walckenaër, — aussi courageux que qui que ce soit, quand l’imagination ne l’entraîne pas vers ces choses de l’art et de la littérature qui furent toujours les Sirènes de sa pensée, — critique d’influences aussi ingénieux que M. Sainte-Beuve, et par-dessus tout historien : voilà, pour nous résumer, cet Audin dont les mérites sont trop ignorés ! Nous avons dû lui consacrer un chapitre plus long qu’à personne, car il s’agissait, non d’un livre, mais des œuvres complètes de toute une vie, et d’une vie méconnue par la Gloire, cette vieille aveugle, comme la Fortune et comme l’Amour !