(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXII. Des panégyriques latins de Théodose ; d’Ausone, panégyriste de Gratien. »
/ 2456
(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXII. Des panégyriques latins de Théodose ; d’Ausone, panégyriste de Gratien. »

Chapitre XXII.
Des panégyriques latins de Théodose ; d’Ausone, panégyriste de Gratien.

Thémiste fut le dernier orateur grec qui laissa une grande réputation ; l’histoire nous parle encore de plusieurs panégyriques qui furent prononcés après lui. L’étiquette de la cour de Byzance, qui tint toujours un peu de la pompe asiatique, autorisa longtemps et consacra cet usage ; mais, ou ces éloges sont perdus, ou ils sont restés manuscrits dans les bibliothèques. Cependant leur nombre devait diminuer, les esprits se tournaient insensiblement vers d’autres objets : le christianisme sur le trône était en proie aux guerres civiles. Cet esprit actif et querelleur des Grecs, l’anarchie, l’indépendance, la curiosité inquiète, la fureur d’expliquer par la raison ce qui est au-dessus de la raison, la fureur plus grande encore d’avoir un parti et de dominer, opposait les opinions aux opinions et les erreurs aux erreurs. Les hérésies naissaient de toutes parts ; on disputait, on écrivait, on cabalait, on séduisait les favoris, les eunuques et les femmes. Pendant ce temps-là, les peuples gémissaient, les barbares pillaient, les empereurs s’égorgeaient, et ceux qui restaient quelque temps sur le trône, la plupart voluptueux et fanatiques, superstitieux et féroces, controversistes aussi ardents que lâches guerriers, placés entre les hérétiques et les barbares, donnaient des édits au lieu de combattre ; et tandis que les Huns, les Goths, les Arabes, les Vandales, les Bulgares et les Perses ravageaient tout, du Tibre au Pont-Euxin, et du Danube au Nil, les empereurs de Byzance oubliaient l’empire pour usurper les droits des évêques et proscrire ou soutenir des erreurs qui ne devaient être jugées que par les pontifes ; on sent bien que des temps d’avilissement et de malheur ne sont pas favorables ni aux panégyriques, ni à l’éloquence. Il y a des époques où le plus lâche orateur rougirait de louer et où cette espèce de mensonges serait ridicule, même dans les cours : celle de Byzance ne pouvait alors espérer que le silence et la honte.

Au temps de Théodose, on trouve encore quelques traces d’éloquence dans l’Occident. Nous avons un panégyrique latin de cet empereur ; il est d’un Gaulois d’Aquitaine, nommé Pacatus : ce Gaulois était en même temps poète et orateur. Sidoine Apollinaire en parle, et Ausone le cite avec éloge : il prononça son panégyrique dans le sénat de Rome. On voit combien ce nom et le souvenir d’une ancienne grandeur en imposaient encore : « L’orateur, dit-il, craint de faire entendre devant les héritiers de l’éloquence romaine, ce langage inculte et sauvage d’au-delà des Alpes, et son œil effrayé croit voir dans le sénat les Cicéron, les Hortensius et les Caton assis auprès de leur postérité pour l’entendre. » Il y a trop d’occasions où il faut prendre la modestie au mot, et convenir de bonne foi avec elle qu’elle a raison ; mais ici il y aurait de l’injustice : l’orateur vaut mieux qu’il ne dit ; s’il n’a point cet agrément que donnent le goût et la pureté du style, il a souvent de l’imagination et de la force, espèce de mérite qui, ce semble, aurait dû être moins rare dans un temps où le choc des peuples, les intérêts de l’empire et le mouvement de l’univers, qui s’agitait pour prendre une face nouvelle, offraient un grand spectacle et paraissaient devoir donner du ressort à l’éloquence : la sienne, en général, ne manque ni de précision, ni de rapidité. Au reste, dans sa manière d’écrire, il ressemble plus à Sénèque et à Pline, qu’à Cicéron ; quelquefois même il a des tours et un peu de la manière de Tacite : ses expressions ont alors quelque chose de hardi, de vague et de profond qui ne déplaît pas. L’endroit le plus éloquent de cet éloge, est la peinture de la tyrannie de Maxime, vaincu par Théodose. Maxime était un général des troupes romaines en Angleterre, qui, révolté contre Gratien, l’avait joint à Paris, lui avait enlevé son armée sans combattre, et l’avait ensuite fait assassiner à Lyon. Ce meurtrier usurpateur domina cinq ans dans les Gaules, c’est-à-dire que, pendant cinq ans, il usa de son pouvoir pour commettre impunément des crimes. L’orateur parle avec éloquence de tous les maux que nos ancêtres ont soufferts sous ce tyran ; il peint les brigandages et les rapines, les riches citoyens proscrits, leurs maisons pillées, leurs biens vendus, l’or et les pierreries arrachées aux femmes ; les vieillards survivant à leur fortune ; les enfants mis à l’enchère avec l’héritage de leurs pères ; le meurtre employé comme les formes de justice, pour s’enrichir ; l’homme riche invoquant l’indigence, pour échapper au bourreau ; la fuite, la désolation ; les villes devenues désertes et les déserts peuplés ; le palais impérial, où l’on portait de toutes parts les trésors des exilés et le fruit du carnage ; mille mains occupées jour et nuit à compter de l’argent, à entasser des métaux, à mutiler des vases ; l’or teint de sang, posé dans les balances, sous les yeux du tyran ; l’avarice insatiable engloutissant tout, sans jamais rendre, et ces richesses immenses perdues pour le ravisseur même qui, dans son économie sombre et sauvage, ne savait ni en user, ni en abuser ; au milieu de tant de maux, l’affreuse nécessité de paraître encore se réjouir ; le délateur errant, pour calomnier les regards et les visages, le citoyen qui de riche est devenu pauvre, n’osant paraître triste, parce que la vie lui restait encore, et le frère, dont on avait assassiné le frère, n’osant sortir en habit de deuil, parce qu’il avait un fils.

On trouve encore dans ce discours un morceau plein de force sur la lâcheté du tyran, qui, vaincu et sans ressource, n’avait pas eu, dit l’orateur, assez de courage pour ne pas tomber entre les mains du vainqueur. Cette idée, comme on voit, tenait à l’ancien préjugé romain, qui mettait de la gloire dans le suicide ; erreur justement condamnée aujourd’hui par la religion et par les lois. On peut observer que la doctrine du suicide, qui était celle des stoïciens, et qui semblait devoir être adoptée à Rome par un peuple libre, ne commença cependant à s’introduire que dans Rome esclave. Le Romain, fier et courageux, voyant approcher les tyrans, choisit la mort pour barrière ; alors il crut avoir trouvé une ressource contre le malheur : et par un sentiment bizarre, mais vrai, le pouvoir de se donner la mort fit braver la mort même. L’exemple avait commencé par les Brutus, les Cassius et les Caton : il continua sous les empereurs. On vit plus d’une fois ce genre de fermeté dans des âmes amollies par les plaisirs. Othon passa presque pour un grand homme pour avoir su mourir, et Pétrone, l’homme le plus voluptueux de son siècle, se donna la mort avec plus de tranquillité que Caton. Dans la suite, tous ceux qui formèrent de grands projets, et qui échouèrent, tous ceux qui aspirèrent au trône et qui furent vaincus, choisirent le même asile. Survivre à sa défaite, eût passé pour une lâcheté, et le suicide fut presque un devoir d’honneur pour les malheureux. La religion chrétienne changea ces idées ; elle enchaîna l’homme, qui rentra tout entier dans la dépendance des lois. L’homme, plus éclairé, apprit que le courage était de souffrir, et que l’honneur n’était pas de prévenir la mort, mais de savoir l’attendre. On voit, par ce panégyrique, que la révolution n’était pas encore faite à la fin du quatrième siècle.

Tout vainqueur est sûr d’être loué. Après la victoire de Théodose sur Maxime, parurent plusieurs autres panégyriques latins en l’honneur de ce prince. Nous venons d’en voir un d’un orateur gaulois ; un autre Gaulois, né à Bordeaux, et disciple d’Ausone, qui à vingt-quatre ans commença par être consul, et qui, après avoir occupé au Capitole la place des Fabius et des Émile, entra dans l’église, fut prêtre, ensuite évêque, et obtint, après sa mort, l’apothéose que la religion accorde aux vertus. Saint-Paulin composa aussi un panégyrique de cet empereur. Nous ne l’avons plus ; nous savons seulement que Théodose y était beaucoup plus loué comme chrétien que comme prince58. On croit que saint Augustin, alors professeur d’éloquence à Milan, prononça un discours public sur le même sujet. Le célèbre Symmaque, préfet et sénateur de Rome, et le Romain le plus éloquent de son temps, fit l’éloge de Théodose, comme Cicéron avait fait l’éloge de Caton, et Xénophon celui d’Agésilas.

À sa mort son oraison funèbre fut prononcée dans Milan par saint Ambroise. Cet ouvrage est parvenu jusqu’à nous, et il a, en grande partie, les défauts de ce temps-là ; mais l’évêque qui osa reprocher au maître du monde le meurtre de Thessalonique, et commanda à son empereur d’expier devant les hommes et devant Dieu un crime que des courtisans féroces avaient conseillé et que des courtisans lâches n’avaient pas manqué d’applaudir, mérite bien grâce pour les défauts de goût, et pour quelques phrases peut-être ou faibles ou barbares.

Les hommages suivirent Théodose jusqu’au-delà du tombeau. Il fut ordonné que son anniversaire serait célébré tous les ans par un éloge public prononcé dans Constantinople. Saint Jean Chrysostôme, qui alors était l’orateur le plus fameux du christianisme et de l’Orient, et qui avait tout à la fois l’éloquence de sa religion, de son caractère et de son génie, prononça, en 339, cet éloge, dont une partie nous a été conservée59. Enfin, pour qu’il ne manquât rien à sa gloire, les arts lui élevèrent des statues, des obélisques, et une colonne semblable à celle de Marc-Aurèle et de Trajan.

À examiner en général le règne de ce prince, ses succès, ses triomphes, son application au gouvernement, enfin le mérite qu’il eut, et qu’il partagea avec si peu de souverains, de devenir meilleur en montant sur le trône, il paraît avoir mérité une partie de ces hommages. Presque tous les historiens de l’empire l’ont peint comme un grand homme, qui donna l’exemple du courage et des mœurs, se fit respecter des Barbares, soutint l’éclat des victoires par celui des vertus, et jamais n’avilit, dans le palais, l’empereur qui avait vaincu sur les champs de bataille. On le voit exerçant la main de ses fils, encore jeunes, à écrire les grâces qu’il accordait aux criminels : on le voit ouvrant les prisons, et se plaignant au ciel de ce qu’il ne peut ouvrir les tombeaux. Enfin, il publia cette loi célèbre, par laquelle il défend aux juges de punir les paroles qui n’attaquent que lui. « Si l’accusé, dit-il, a parlé par légèreté, il faut le mépriser ; si c’est par folie, il faut le plaindre ; si c’est pour nous faire outrage, il faut lui pardonner. » Cette loi paraît être l’ouvrage de la grandeur d’âme et de l’humanité unies ensemble.

Quoi donc ! est-ce le même homme, qui, pour punir quelques séditieux, fit égorger une ville entière ? l’homme qui, sous prétexte d’un spectacle, fit rassembler tous les habitants dans le cirque, afin que, dans la paisible sécurité des jeux, se trouvant sans défense, on pût les égorger plus aisément ? afin que, mieux réunis sous les poignards, le carnage fût plus rapide, et qu’on n’eût qu’à frapper ? l’homme qui, pour prévenir tout sentiment de pitié, et étouffer d’avance les impressions que la faiblesse, les cris, les larmes ne pouvaient faire sur les assassins même, donna l’ordre exprès de ne rien épargner, et de massacrer tout, sans distinction d’âge ni de sexe ? Comment concilier tant de vertus et de fureur ?

Il n’est que trop prouvé par l’histoire, que Théodose avait reçu de la nature un caractère violent. La réflexion, le sang-froid et les conseils mêlèrent quelquefois des mœurs plus douces à l’emportement d’un guerrier, et à la fierté d’un prince ; mais souvent le lion rompait sa chaîne, et cette fois-là il fut terrible. On sait qu’il se repentit ; c’est à la postérité à juger s’il y a des remords qui puissent effacer un pareil crime. Quoi qu’il en soit, avant de prononcer tant de panégyriques en l’honneur de ce prince, il eût peut-être fallu en demander la permission aux enfants, aux pères et aux épouses de tous les malheureux que ses soldats avaient assassinés par son ordre. Mais, depuis longtemps on est accoutumé à pardonner aux hommes leurs crimes, en faveur de leurs vertus. Trop heureux, quand ils daignent en avoir !

Gratien, qui eut de la faiblesse et du zèle, qui posséda peut-être le courage militaire, mais à qui le courage d’esprit et les talents manquèrent, que les écrivains d’un parti ont comparé aux meilleurs princes, que ceux du parti contraire ont comparé à Néron ; Gratien, dont le plus grand mérite peut-être est d’avoir, élevé Théodose à l’empire, et qui, après un règne de huit ans, mourut à vingt-quatre, vaincu à Paris et assassiné à Lyon, eut aussi ses panégyristes. Le plus célèbre est Ausone. Il naquit à Bordeaux, qui était alors l’Athènes des Gaules. Son père était médecin, et lui fut poète et orateur. Il préféra l’art qui amuse et séduit l’imagination des hommes en leur parlant, à l’art utile et souvent trompeur qui promet de les guérir. Nous savons qu’il enseigna l’éloquence avec éclat. On est intéressé, en tout pays, à chercher les hommes célèbres pour l’éducation des princes. Valentinien le donna pour précepteur à son fils. Gratien, sur le trône, le fit d’abord préfet des Gaules et d’Italie, et ensuite consul. En le nommant à la seconde place de l’empire, il lui écrivit : j’acquitte ce que je dois, et je dois encore ce que j’acquitte. Ausone, pour remercier son bienfaiteur, son élève et son prince, prononça alors le panégyrique de Gratien. Il s’en faut beaucoup qu’il vaille celui de Théodose, que nous ayons cité : il semblerait qu’entre les deux, il y a l’intervalle d’un siècle. L’ouvrage n’a aucun mérite pour le fond ; et, à l’égard du style, il est quelquefois ingénieux, mais sans goût, sans harmonie et sans grâce. Ce n’est presque partout que des sons brisés et heurtés les uns contre les autres, un choc éternel de petites phrases qui se repoussent, des déclamations, des figures incorrectes, de l’exagération, enfin nulle noblesse dans les sentiments. On dirait que l’orateur est accablé sous le poids de l’honneur qu’il a reçu. Il ne savait pas qu’il y a une fierté généreuse, qui honore le bienfaiteur même, et une bassesse de reconnaissance qui peut l’avilir. Par exemple, au milieu de son discours, il fait un long commentaire sur la lettre que Gratien lui a écrite, sur chaque mot dont il s’est servi, sur la robe qu’il lui a envoyée, enfin sur ce qu’en le nommant consul, il l’a nommé le premier et non pas le second. Je sais bien qu’il y a, dans Cicéron même, de ces petits détails de vanité ; mais, dans l’orateur romain, ces faiblesses d’amour-propre sont relevées par la beauté du style, par une éloquence harmonieuse et douce, par une certaine fierté de sentiment républicain qui s’y mêle, enfin par le souvenir de ses grandes actions, et le parallèle qu’il fait souvent de lui-même et de ses travaux, avec ces grands de Rome, endormis sous les images de leurs ancêtres, fiers d’un nom qu’ils déshonoraient, inutiles à l’État et prétendant à le gouverner, rejetant tous les travaux et aspirant à toutes les récompenses. Il semble qu’un orgueil noble donne du ressort à la vanité, et lui communique un peu sa grandeur. Mais ici on ne trouve rien de pareil : c’est un esclave peu éloquent qui remercie son maître à genoux. On n’a d’autres dédommagements que quelques épigrammes et des jeux de mots. Du reste, tout est petit, faible et barbare. Il faut plaindre au siècle où, avec de pareils ouvrages, on parvient cependant à être célèbre.