(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Swift »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Swift »

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I

C’est le traducteur de Burns qui traduisit pour la première fois les Opuscules humoristiques de Swift, et quoique nous eussions mieux aimé qu’il eût traduit les œuvres complètes, cependant son travail mérite d’arrêter l’attention de la Critique ; car ce travail donne une idée, très vive et très nette, de l’esprit de Swift. On n’aurait que ce volume, que sur ce volume on le jugerait. Swift, en France, est fort peu connu. Il a été imparfaitement traduit quand même il l’a été. Ôtez le Gulliver, prostitué aux enfants comme les fables de La Fontaine, — mais avec cette différence que La Fontaine est le seul esprit qui résiste, sans se faner, à cette prostitution, — qui connaît Swift, parmi nous, autrement que de renommée ?… Or, la renommée qui pare les hommes les déguise souvent, et Swift a été très paré. Il a eu pour femmes de chambre de sa toilette officielle et publique, la coquinerie et l’honnêteté, Voltaire et Walter Scott, qui l’ont attifé tous les deux, et trop attifé ! Il n’est point un Rabelais, comme l’a dit Voltaire ; il n’est même pas le second après Rabelais, comme l’a dit Walter Scott.

Très inférieur à Daniel de Foe par le génie, Swift a cette ressemblance avec Daniel de Foe qu’il n’est guères célèbre maintenant que par son Voyage en Lilliput, comme Daniel par son Robinson Crusoé ; mais, comme Foe, il n’a pas laissé sous les yeux indifférents des hommes qui ne lisent point un tas de chefs-d’œuvre : les Mémoires du capitaine Carleton, la Vie de Roxane, l’Histoire d’un cavalier, le Colonel Jacques, l’Histoire politique du Diable, etc., etc. Aussi l’oubli des hommes ou leur dédaigneuse ignorance n’ont pas pour lui la cruauté d’une injustice. Au fond, lorsqu’on y regarde, il méritait moins qu’il n’a eu. Avec une vocation manifeste pour l’observation de la nature humaine, profonde et sincère, en dehors de toute mode et de tout costume, il s’est détourné de l’œuvre éternelle pour s’occuper des questions éphémères de son temps. Fait, s’il l’eût voulu, pour devenir un moraliste énorme, il s’est ratatiné jusqu’à n’être qu’un pamphlétaire souvent immoral ; il a écrit enfin sur cette poussière que font les passions, politiques d’une époque, mais la plume dont on écrit là-dessus n’en change pas la nature, fût-elle une plume d’aigle ! C’est bien toujours de la poussière qui s’en va au premier souffle des générations qui s’élèvent ! Exemple de plus de ce manque de respect si fréquent envers son propre génie qu’on paye de plus que de son sang, car on le paye avec son immortalité. Même dans son pays et dans sa langue, l’astre de Swift a déjà pâli et ira chaque jour en décroissant, et par la souveraine raison que nous avons déjà donnée, mais que la Critique, cette vigie qui parle, doit incessamment répéter : c’est qu’en littérature tout ce qui ne s’appuie pas sur la grande nature humaine, doit, de nécessité périr !

II

Swift périra donc. Et voyez ! Scott lui-même, le doux Scott, le grand bonhomme indulgent aux romanciers, pour lesquels il aurait le droit d’être sévère, s’il les jugeait du haut de sa supériorité, Scott le reconnaît dans la notice qu’il lui consacre. La postérité, affirme-t-il, ne lira pas la plupart des œuvres de Swift. Elle ne lira pas ses fameuses Lettres d’un drapier, — ces lettres qui turent de l’O’Connell écrit cent ans avant qu’O’Connell fût du Swift parlé aux masses soulevées de l’Irlande ; elle ne lira pas davantage ce Conte du tonneau, qui est du Rabelais anglaisé, qui est à Rabelais, le gigantesque bouffon aux entrailles si humaines, ce que sont les six pouces d’un habitant de Lilliput à la taille proportionnée d’un homme ; mais elle lira Gulliver. Eh bien, nous qui n’avons pas les préjugés anglais de sir Walter Scott sur un écrivain encore tout à l’heure réputé grand dans son pays, nous ne craignons pas d’avancer qu’on ne lira pas Gulliver davantage, par la raison que c’est un livre dont il rie restera absolument rien quand la clef des allusions sur lesquelles il est bâti sera perdue. Or, cette clef se perd tous les jours.

À part, en effet, ces allusions qui lui ont donné quelques jours de vie, quoi de plus froid et de plus mort avant d’avoir vécu, quoi de plus intolérablement abusif dans l’impossible, que la donnée de Gulliver ! Quoi de moins comique que ce prétendu comique qui consiste à rapetisser ou à allonger physiquement la taille des hommes, pour perturber entre eux tous les rapports ! Quoi de plus enfantin et de plus grossier que cette invention, qui ne peut être, pour être quelque chose, qu’une mauvaise plaisanterie exécutée avec une conscience et un sérieux sans égal par l’homme le moins gai, pour ne pas dire le plus sombre, par l’esprit le plus complètement et le plus férocement anglais, quoique Irlandais, qui ait jamais existé !

Jonathan Swift est né à Dublin, mais ses parents étaient du comté d’York ; il était donc Anglais de race, et on est bien aise de le savoir, quand on croit que la race est encore pour les hommes quelque chose… Mal élevé et malheureux dans les premiers temps de sa vie, Swift, né avec un esprit violent, fut de bonne heure misanthrope dans une société qui blessait son orgueil par toutes ses institutions, et quand le bonheur, la célébrité et l’influence sur les hommes lui vinrent, l’étoffe avait son pli et le vase était imbibé de liqueur amère. Jusque-là, rien d’étrange, mais voici où l’étrange va commencer. Cet Alceste, ou plutôt ce Timon, car Swift est trop robuste pour n’être qu’Alceste, cet homme enfin qui avait des manières presque shakespeariennes d’être misanthrope, et qui haïssait mortellement la société anglaise, était tellement le fils ou plutôt le produit de cette société, qu’il agissait comme elle quand il l’attaquait le plus violemment. Elle était hypocrite et il devint plus hypocrite qu’elle.

On a dit que le cant anglais souleva de mépris cette âme forte, qui n’avait rien d’aimable, mais on n’a pas dit encore et surtout on a oublié de voir que le cant de sa société ou de sa race était en lui tellement ancré qu’il influa, durant toute sa vie intellectuelle, sur les procédés les plus intimes de son esprit. Ainsi, il mania presque exclusivement l’ironie ; il s’en servit dans des proportions et avec une pertinacité prodigieuses et que tout à l’heure nous allons mesurer. Ce fut, pour parler exactement, son unique forme littéraire, rivée comme un masque d’acier sur sa pensée.

Or, qu’est-ce que l’ironie, si ce n’est pas l’hypocrisie transférée de la sphère morale dans la sphère intellectuelle, si ce n’est le cant même de la plaisanterie quand la pensée se sent trop hardie en face de la Convenance impérieuse et veut cependant l’outrager !

Tout Swift et tout dans Swift s’explique par l’ironie, depuis son Gulliver, plus bête qu’un Conte de Perrault s’il n’est pas une ironie contre l’Angleterre, jusqu’à ces Opuscules très curieux que publie M. de Wailly et qu’il appelle humoristiques, peut-être par faute d’un autre mot ; car Swift n’est pas plus humouriste qu’il n’est un excentrique, comme beaucoup de personnes paraissent le croire. Qu’on me passe le mot : il excentrique plutôt. Il est un hypocrite anglais de la plus magnifique espèce, poussé sur les plates-bandes de l’Hypocrisie dans un pays où la Loi sociale est si forte, que l’Indépendance comme le Vice est tenue de rendre cet hommage d’un mensonge à la Loi. S’il était excentrique, il ne le rendrait pas !

III

Et ces Opuscules l’attestent mieux que les autres œuvres de Swift. Je me fie à ce fond de vieux tiroir, qui ne fut ouvert peut-être qu’après la mort du doyen, et qui m’éclaire sa personnalité restée obscure. Le volume de M. Léon de Wailly commence par un écrit, le plus long de tous les écrits composant ce volume, qui porte ce titre, horriblement modeste : Instructions aux Domestiques. Seulement, vous ne vous douteriez jamais de ce que peut être ce petit et doux évangile de ménage… Eh bien, ce n’est ni plus ni moins que le Traité du Prince, transporté du dais des souverains à la cuisine. C’est le Traité du Prince à l’usage des valets. Machiavel, le sphynx de Florence, a laissé un doute sur le sérieux de son Traité du Prince. C’est, de soupçon, un ironique aussi que ce fin serpent qui se tord avec tant de grâce autour de son vase de poison. Mais Swift, lui, est un ironique de certitude, car si son livre aux domestiques, incroyable même quand on l’a expliqué, n’était pas la plus grosse, la plus colossale et la plus sanglante ironie, il ferait vomir de dégoût… Règle générale, du reste : si vous supprimez l’ironie dans le doyen Swift, ce bon prêtre anglican, ce digne homme, comme dit peut-être ironiquement à son tour le bon Walter Scott, il n’y aurait plus là qu’un cynique bon à jeter à la porte de toutes les maisons honnêtes pour sa peine d’en corrompre si abominablement les serviteurs. Cette instruction, divisée par chapitres et où nul n’est oublié du personnel de la valetaille : le butler (sommelier), la cuisinière, le laquais, le cocher, le groom, l’intendant, le portier, la femme de chambre, la fille de service, la fille de laiterie, la bonne d’enfants, la nourrice, la femme de charge et la gouvernante ; ce mandement d’un doyen que Mascarille, après boire, refuserait de signer, ne peut être évidemment qu’une mystification immense et même une mystification à commencer par l’auteur lui-même, — car rien ne doit équivaloir, non seulement pour un esprit élevé, mais pour un esprit quelconque, au dégoût d’écrire, dans quelque but de raillerie que ce soit, ces conseils de friponnerie et de bassesse où tout le sens est dans la grosseur de l’ironie et dans une impudence égale entre l’idée et le langage…

Et ce n’est pas tout. Après ces premiers conseils dont nous ne pouvons rien citer, on en trouve d’autres à un jeune poète, dans lesquels, si le sujet est moins ignoble, l’auteur n’en continue pas moins son éternelle et implacable ironie. Pour être poète, dit le terrible et opiniâtre railleur, qui ne se déferre jamais de sa plaisanterie effrayante de vulgarité, il faut d’abord « ne pas croire à Dieu et lire la Bible pour y prendre des métaphores ; — ne rien savoir, puisque les plus beaux génies de ce temps n’ont pas, en connaissances, de quoi couvrir une pièce de six pence au fond d’une cuvette ; — traiter tous les auteurs comme des homards, dont on choisit le meilleur dans la queue et dont on rejette le reste au plat ; — avoir toutes prêtes des comparaisons comme le cordonnier a ses formes ». C’est dans ces conseils à un jeune poète que Swift pose, toujours sans rire, la nécessité des bouts rimés pour que la poésie soit florissante, et demande une banque pour la poésie, la poésie étant, dit-il, d’autant de valeur et chose aussi réelle que nos fonds, puis une corporation de poètes, et enfin l’entretien d’un poète par famille, indépendamment du fou et du chapelain, qui ordinairement ne font qu’un. Telle est la plaisanterie de Swift, ce sanglier saxon, qui n’a pas d’articulation dans le cou et qui se retourne tout d’une pièce ; tel est l’esprit de ce Voltaire anglais, de ce bouffon au masque immobile, qui, à force de sérieux, finit par être sinistre, et qui l’a été, une fois, plus que les fossoyeurs de Shakespeare bouffonnant avec des têtes de mort dans le cimetière d’Elseneur.

Et cette fois-là se trouve encore dans les Opuscules traduits par M. Léon de Wailly, sous la rubrique où vous reconnaissez ce que, plus haut, nous appelions le cant de la plaisanterie : « Modeste proposition — nous dit Swift — pour empêcher les enfants des pauvres d’Irlande d’être à charge à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public. » Or, cette modeste proposition, c’est tout simplement, le croirez-vous ?… de les cuire et de les manger ! L’ironie, qui n’était qu’énorme et difforme jusque-là, tout à coup devient monstrueuse et anthropophage. Mais ce qui la rend insupportable, ce n’est pas son horreur oratoire, qui pouvait produire un salutaire effet sur les oppresseurs de l’Irlande et les épouvanter de l’état de malheurs et de misère dans lequel ils tenaient ce pauvre pays, mais c’est le détail avec lequel elle est travaillée et retravaillée, pendant je ne sais combien de pages, comme un outil compliqué pourrait l’être par un ouvrier de Birmingham ou de Manchester, et c’est encore plus que tout le reste la froideur avec laquelle elle est travaillée.

En effet, Swift a beau s’élever, dans cet odieux morceau, jusqu’au cannibalisme de l’ironie, l’humour, s’il est permis de parler comme M. de Wailly de cet épouvantable humouriste, est de l’humour aux écrouelles. Comme Johnson, une nature profondément anglaise aussi, Swift était affecté d’humeurs froides, et on les retrouvait dans leur esprit, à tous les deux.

IV

Tel est pour nous, cependant, ce fameux Jonathan Swift qu’on a osé comparer à Rabelais qui, du moins, fait entendre un rire inspiré du fond de sa fange. Swift, lui, n’a pas de rire du tout. Il a pour tout talent l’uniformité dans l’ironie, et pour toute ressource, dans sa lutte contre une société qu’il haïssait, la forme littéraire la plus hypocrite, l’ironie n’étant jamais que cela. Voilà tout son bilan, je crois. Je ne parle point du bruit qu’il a fait, je parle du bruit qui lui reste à faire. Interrompu, ce bruit ne recommencera pas. Doué d’une indéniable puissance, de la force d’application anglaise, il avait une originalité profonde et laborieuse, mais il avait le génie aussi sec que le cœur. On sait que, vieux, cet anglais, chez qui tout fut si anglais, fut aimé de deux femmes, dont l’étrange passion ne pouvait aussi exister que dans deux cœurs de femmes anglaises. Il les leur brisa à toutes deux, tua l’une et abandonna l’autre. Cela lui apprit tard la fatuité :

« Le plus beau jeune homme de la terre — dit-il — « n’a jamais que vingt-quatre heures d’avance sur moi. »

Du reste, il n’avait jamais aimé les femmes, et il avait pour elles un mépris qu’il ne pensait pas à recouvrir d’ironie. Ce mépris-là fut toujours sérieux. Dans les Opuscules de M. de Wailly, il y a une lettre à une jeune fille qui se marie où ce mépris est exprimé avec une brutalité nue, et c’est tout simple : dès qu’il n’était plus ironique, Swift était grossier. La femme est au-dessous du singe, dit-il à cette pauvre enfant qui venait lui demander, en tremblant et en rougissant, des conseils. Il y a pourtant du bon sens très mâle dans cette lettre, mais un tel tuteur, un tel Bartholo-Barbaro-Barbe-à-croc, devait rendre hideuse la raison même et donner précisément l’envie de faire ce qu’il ne fallait pas. La toilette, pour ce bœuf qui écrit, dans ses Résolutions pour l’époque où il deviendrait vieux, cette ligne affreuse : Ne point aimer les enfants , la toilette était ce qu’est le rouge pour le taureau.

Si le bon sens suffisait pour être un homme de génie, Swift l’eût été, mais il faut plus, pour la gloire de la pensée et même pour le bonheur de la vie. Le sien, qui croyait préserver les autres, ne le préserva pas. Lui qui avait fait trembler Walpole et commencé de jouer sur ce grand instrument de la popularité en Irlande, qu’O’Connell, cet immense virtuose, a fait vibrer si magnifiquement de nos jours, il resta malheureux d’orgueil et d’ambition au sein de ses succès stériles. Il avait écrit, dans une distraction de sincérité, un mot, qui n’est pas une ironie, sur les bassesses de l’ambition : « L’homme a la même posture, qu’il rampe ou qu’il grimpe ! » et peut-être se l’appliquait-il, à lui, qui était monté à ce mât de triste Cocagne du pouvoir auquel il avait grimpé sans aller au faîte. D’ailleurs, son bon sens, la master piece de ses facultés anglaises et utilitaires, il le perdit avant la vie. Il devint fou et puis idiot. Comme disait sublimement Byron : « Il s’éteignit par la cime ( died by the top ) », expression qui fait un voile de pourpre en deuil à la plus abjecte de nos misères… Seulement, dans l’avenir déjà commencé, il n’y aura pas de Byron qui puisse couvrir avec un mot brillant l’extinction de cette gloire qui mourra aussi de la cime au pied, — tout entière ! Et Walter Scott l’a bien prouvé.