(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Maurice Rollinat »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Maurice Rollinat »

M. Maurice Rollinat

Les Névroses.

I

Quand parut ce livre des Névroses, annoncé longtemps à l’avance, il était connu déjà dans une publicité qui tenait aux multiples facultés très rares chez les poètes, mais exceptionnellement puissantes dans celui-ci. Les Névroses avaient paru devant moi sous deux formes qu’elles ne pouvaient pas garder malheureusement, et qui devaient donner à ce livre une poussée formidable pour atteindre au succès qu’il a le droit d’ambitionner. L’auteur de ces poésies a ; inventé pour elles une musique qui fait ouvrir des ailes de feu à ses vers et qui enlève fougueusement, comme sur un hippogriffe, ses auditeurs fanatisés. Il est musicien comme il est poète, et ce n’est pas tout : il est acteur comme il est musicien. Il joue ses vers, il les dit et il les articule aussi bien qu’il les chante. Et même est-ce bien qu’il faut dire ?… Ne serait-ce pas plutôt étrangement ? Mais l’étrange n’a-t-il pas aussi sa beauté ! Et, chez Maurice Rollinat, cette étrange beauté est saisissante et pénètre jusqu’au fond de l’âme ceux qui en ont. Quel dommage qu’il ne puisse pas se mettre tout entier sous la couverture de son livre ! Il serait acheté à des milliers d’exemplaires. Il recommencerait le succès de Thomas Moore, au commencement du siècle, quand il chantait dans les salons de Londres ses touchantes Mélodies irlandaises. Seulement, ce ne serait pas un poète rose comme Little Moore, qui chantait l’amour et ses beautés visibles ; c’est, lui, un poète noir, qui chante ses épouvantes de l’invisible et qui nous les fait partager…

Ce jeune homme, sombre comme Manfred et comme la nuit dont son cœur est l’image, s’appelle Maurice Rollinat. Guérin aussi s’appelait Maurice. Sera-t-il plus heureux que Guérin, qui n’a pas vu sa gloire ?… L’enthousiasme a ses prophètes ; les ensorcelés qui l’ont entendu disent hautement, en parlant de lui : « Vous savez la nouvelle ? Baudelaire est ressuscité, et un second volume des Fleurs du mal sort avec lui de son tombeau. » Eh bien, c’est une erreur ! Rollinat n’a pas à mettre son blason « en Abîme » sur celui de Baudelaire. Il n’a pas cette identité absolue avec le grand poète d’hier, qui a, pour sa gloire, le bonheur d’être mort et dont il est fanatique. Maurice Rollinat, qui l’a ressuscité, disent ses amis, le ressuscitera-t-il par la longueur du temps qu’il mettra à s’attendre ? car Baudelaire, pendant toute sa jeunesse, traîna un livre de génie à travers d’imbéciles éditeurs qui n’en voulaient pas, et qui maintenant l’impriment à genoux ! Baudelaire ressuscita, lui, Edgar Poe ; car la poésie de ces deux poètes, dont l’un traduisit l’autre, n’est pas, comme on pourrait le croire, une imitation réussie, mais, dans leur double inspiration, c’est la plus puissante identité. Phénomène poétique sans exemple ! Ne faire qu’un étant deux, à distance, dans la vie d’un siècle, par le fait unique d’organisations étonnamment semblables et d’un accord parfait dans les impressions véritablement extraordinaire, constitue l’originalité collective et particulière à la fois de ces deux Ménechmes de génie, Edgar Poe et Charles Baudelaire. Maurice Rollinat s’ajoutera-t-il à eux pour une Trinité future, comme la troisième personne de cette Trinité dont le règne n’est pas venu encore ? — la seule ressemblance, par parenthèse, je le crains bien ! qu’elle aura jamais, celle-là, avec le Saint-Esprit.

Bien avant, en effet, que Maurice Rollinat se débattit dans cette pénombre d’obscurité dont un poète encore plus fier que lui ne serait pas pressé de sortir et qu’il épaissirait autour de lui comme un mystère, plus beau que l’indiscrétion de la gloire, c’était Baudelaire et Edgar Poe qui partageaient à eux seuls l’empire de l’imagination de ces derniers temps. Ils pouvaient la troubler profondément et ils l’ont troublée, mais ils la dominaient. À eux deux, en attendant le troisième, qui viendrait ou qui ne viendrait pas, ils étaient devenus la plus éclatante expression de la poésie moderne. Ils étaient les rois de cette poésie qui s’est assise sur la tombe de la poésie du Passé, — la poésie sereine, idéale, lumineuse ! Ils étaient enfin la poésie du spleen, des nerfs et du frisson, dans une vieille civilisation matérialiste et dépravée, qui prend ses dépravations pour des développements et qui en est à ses derniers râles et à ses dernières pâmoisons.

II

Mais n’importe ! Après tout, c’étaient encore des poètes ! C’était encore de la poésie ! Elle était gâtée dans sa source, je le reconnais ; elle était physique, maladive, empoisonnée, mauvaise, décomposée par toutes les influences morbides de la fin d’un monde qui expire, mais elle n’en était pas moins de la poésie, prouvée même par la puissance qu’elle a sur nous tous, cette poésie faussée dans son inspiration et qui tournait et touchait souvent à la démence. Est-ce qu’Edgar Poe et Baudelaire ne se complaisent pas quelquefois dans la sensation de la démence ?… Je sais bien que dans des temps comme il n’en est plus, aux époques de l’Histoire les plus pures et les plus harmonieuses, tous les Irrespectueux et les Vulgaires, dans l’intérêt du prosaïsme de leurs esprits et de leurs âmes, traitaient les poètes avec insolence et marquaient du mot méprisant de « folie » la magnifique exaltation des facultés qu’ils n’avaient pas. Mais quand les temps actuels ne sont plus guères explicables qu’à la pathologie, le mot insultant et superficiel a pris la profondeur d’une vérité. Certes ! on trouverait plus aisément qu’autrefois sur le front des Edgar Poe et des Baudelaire le coin de la démence que les Anglais cherchaient sur le beau front de leur Byron, et qu’ils croyaient y voir pour l’y trouver. Aujourd’hui, la Poésie n’est qu’une Ophélie sans pureté et sans amour… Mais quelque démente qu’elle puisse être, cette poésie moderne, au cerveau plus ou moins lézardé, cette fille de l’Égarement universel n’en est pas moins toujours la Poésie, c’est-à-dire la plus belle ou la moins laide des choses humaines ! Elle n’en demeure pas moins dans son rapport naturel et inaltérable avec nous, et fussions-nous plus bas ou plus insensés que nous sommes, la proportion entre les poètes et les hommes n’en resterait pas moins dans son éternelle inflexibilité.

Et encore faut-il ajouter, pour être juste, que cette poésie physique et maladive d’une époque si désespérément décadente, cette poésie du spleen et du spasme, de la peur, de l’anxiété, de la rêverie angoissée, du frisson devant l’invisible, — cette poésie adorée dans leurs œuvres par des générations qui n’ont plus que des nerfs et qui est la poésie habituelle d’Edgar Poe et de Baudelaire, — n’en est pas moins, malgré l’effroyable perversion des têtes dont elle est sortie, le dernier cri — noble quand on le compare à tant d’autres cris ! — de la matière impuissante, si stupide, si vile et si lâche devant le menaçant mystère des choses qui nous étreignent de leurs ténèbres pendant notre passage de quelques minutes ici-bas. Tout est, en ce moment du xixe  siècle, plongé dans un matérialisme qu’on ne sait plus, pour peu qu’on respecte sa langue, même comment nommer, mais les poètes modernes, de cela seul qu’ils sont des poètes, ont l’horreur instinctive de cette fange dont ils veulent dégager leurs pieds divins, et ils les en arrachent pour ne pas être étouffés par elle. C’est alors qu’ils se rejettent aux nervosités de la nature humaine ; car les nerfs sont plus spirituels que la chair. Ce qui fait presque pardonner à la poésie de Baudelaire et de Poe ses insanités, c’est que, nés tous deux fatalement du matérialisme contemporain, ils sont moins des matérialistes que des nerveux. Leur poésie remonte par les nerfs — ces subtils fils conducteurs — vers la spiritualité céleste, et la poésie aussi de Maurice Rollinat, qui intitule nettement son livre : Les Névroses.

III

C’est à lui que je dois revenir. Les deux autres, Edgar Poe et Baudelaire, ont eu leur destinée. Ils ont, enfin, à force de génie, violé cette gloire qui longtemps avait fait la bégueule avec eux, et ils l’ont maintenant, comme une maîtresse esclave. Mais Maurice Rollinat n’en est qu’où ils en furent toute leur vie avant de mourir. Il est en train, comme eux, d’acheter des tortures de la vie entière la justice qu’ils n’eurent que quand ils n’étaient plus. Je l’ai dit dès les premiers mots de ce chapitre, M. Maurice Rollinat a fait avec ses poésies ce que Baudelaire, à son âge, faisait avec les siennes. Baudelaire fut le rhapsode de ses Fleurs du mal dans les quelques salons qui ne craignaient pas l’odeur, dardant la cervelle, de ces syringas terribles. Il les disait, ces Fleurs du mal, avec cette voix douce et mystificatrice qui hérissait le crin des bourgeois quand il les distillait suavement dans leurs longues oreilles épouvantées. Rollinat est aussi son propre rhapsode, mais c’est un rhapsode d’un autre pincement de voix que l’ironique Baudelaire, ce diable en velours… Lui, Rollinat, c’est un diable en acier aiguisé, qui coupe et fait froid en coupant. Inférieur à Baudelaire pour la correction lucide et la patience de la lime qui le font irréprochable, Rollinat pourrait bien lui être supérieur ainsi qu’à Edgar Poe par la sincérité et la profondeur de son diabolisme. Poe a souvent mêlé au sien bien de la mathématique et de la mécanique américaine, et Baudelaire, du versificateur. Il avait ramassé chez Théophile Gautier le petit marteau avec lequel on martèle les vers, par dehors. Quand Baudelaire et Poe sont à bout d’inspiration et d’expression diaboliques, ils s’appliquent des espèces de traitements atroces, et ils remuent, à l’aide des moyens les plus grossièrement meurtriers, leur punch infernal, pour que la flamme bleuâtre ne s’en éteigne pas. On le sait maintenant, Edgar Poe lampait en enfilée douze verres d’eau-de-vie avant d’écrire ; Baudelaire se jetait à l’opium et à la morphine. Et ils sont morts tous les deux pour avoir voulu raviver à ce prix les défaillances de leur génie ! Et c’est par là que Rollinat, tout en leur ressemblant, diffère d’Edgar Poe, l’ivrogne sublime, et de Baudelaire, l’homme au hatchich des Paradis artificiels.

Pour être poétiquement diabolique, Rollinat, cet homme de nervosité naturelle, n’a besoin ni de piments, ni de moxas, ni de cantharides. Il n’a ni habileté, ni subtilité, ni retorsion, ni préméditation d’art scélérate. D’impression, c’est un naïf, et de longueur de souffle, un infatigable. Quand il dit ses vers ou qu’il les chante, avec cette voix stridente qui semble ne plus sortir d’entrailles humaines, il a ce que Voltaire exigeait qu’on eût quand on jouait la tragédie : il a, positivement, le diable au corps. Il en a même deux : le diable de la musique et le diable de la mimique, et, tous les deux, tout-puissants ! Mais le jeune sorcier qui a ces deux diables-là à son service, et qui les fait obéir comme l’autre sorcier faisait obéir son balai, n’a rien de sorcier dans son apparence. C’est un jeune homme de gracile élégance, de pâleur plus distinguée que sépulcrale, aux traits fins, beaux et purs. Mais tout cela flambe et se transfigure quand il est saisi par ces trois mains de la poésie, de la musique et de la mimique… et on ne le reconnaît plus ! Rollinat n’a rien dans le monde de l’air macabre de Paganini ni de la chevelure de Liszt, qui semblait, Samson musical, jouer du piano avec ses cheveux. C’est, lui, le naturel dans l’étrange, si on peut dire de l’étrange qu’il soit naturel… et on ne se douterait jamais, en l’entendant parler des choses de la vie réelle, que c’est là un poète visionnaire !

Car il est visionnaire, et je crois même qu’il l’est comme jamais personne ne le fut. Certainement, ni Baudelaire, ni même Edgar Poe, d’un fantastique plus funèbre que Baudelaire, n’ont au même degré dans leurs poésies la sincérité de l’accent trembleur du visionnaire qu’a toujours dans les siennes Rollinat, ce hanté de tout et cet épouvanté de tout devant les visions immatérielles et intangibles qu’il met derrière toutes les choses de la vie. Ni Baudelaire, ni Poe, n’ont souffert plus continûment de ce vague mystérieux qui, tout vague qu’il soit, oppresse l’âme comme l’objet le plus lourd et le plus physique, et auquel le visionnaire préférerait la vue nette et positive de l’enfer. Ce vague qui est l’angoisse éternelle de Rollinat, l’angoisse de ne pas savoir ce qu’il y a partout, dans les choses et derrière les choses, et d’avoir peur de ce qu’il pourrait y avoir, Rollinat l’a même avec les choses qu’il aime le plus. Il l’a avec la nature, qu’il adore ! Il l’a avec la femme qu’il vient de presser sur son cœur ! Ce visionnaire, qui n’est pas mystique comme Pascal, que le vague de tout précipita dans des dogmes incompréhensibles, mais du moins précis, est moins religieux que le satanique Baudelaire lui-même, et par là il en diffère encore. Baudelaire, au fond de son âme révoltée et païenne, avait quelque chose d’indestructiblement chrétien. Le nom de Dieu invoqué à toute page dans ses poésies l’atteste, et ses blasphèmes prouvent la profondeur de sa foi. Rollinat, au contraire, chose prodigieuse ! dans ses trois volumes, dont le second est énorme, n’a pas une seule fois écrit le nom de Dieu, même par distraction… L’auteur des Névroses est un Pascal sans Dieu, qui ne l’a jamais vu qu’une fois dans le fond de son gouffre, quand il pousse la clameur inconséquente de son De profundis qui clôt le livre. Il a tué Dieu au profit du Diable. Mais alors il n’a plus été que le visionnaire des visions qu’il ne voit pas. Le Diable est partout. Châtiment terrible !… Dieu s’est revanché.

Et c’est ainsi que nous avons eu un poète moderne de plus.

IV

Elles parurent et firent leur effet, ces Névroses que j’avais annoncées bien avant tous les autres qui en ont parlé, bien avant que les Spéculateurs connus en matière de publicité, avec leurs trompettes, — qui ne sont pas les trompettes du jugement dernier, — aient vomi le nom de Rollinat de leurs horribles conques, intéressées seules au bruit qu’elles font ! J’avais montré, de loin, à l’horizon, le poète qui allait y poindre et qui l’a, d’un trait, subitement envahi, pour y rester, étoile à sa place, malgré les efforts réagissants de l’Envie qui voulait l’en précipiter, et j’attendis longtemps alors avant de parler des Névroses. Je tenais à expliquer leur genre de succès. Nerveux aussi, retentissant, violent, orageux, emporté et déchiré à deux courants contraires, ce succès a été ce qu’il devait être. Le poète, sensible comme ces sybarites qu’on appelle des poètes, a pu s’en plaindre et en souffrir, mais ce n’est pas moi ! Il était dans la nature des choses. Il ne pouvait pas être un succès uni comme le plat de la main, facile à enlever comme un ballon dans lequel il n’y a personne, fluant, sans rencontrer d’obstacle, comme une inondation de bêtise satisfaite rappelant, par exemple, le grand succès de feu Ponsard, dont la Lucrèce fut d’abord un succès de lecture dans je ne sais plus quel salon et qui devint célèbre du soir au matin, tant cet adorable médiocre de Ponsard était délicieusement en accord parfait avec la médiocrité universelle, qui décide de tout dans un pays où la majorité fait loi. Mais, que diable ! quand on est Maurice Rollinat, on n’est pas Ponsard.

Il s’était trop fié, lui, Rollinat, à la première impression causée par le plus inattendu des talents, et il fallait d’autant moins s’y fier que c’était la bonne. Elle avait été très vive et très profonde. Le coup avait porté à fond, quoique soudain. Mais comme on devait revenir vite contre cette impression première, et comme on aurait peu dû s’en étonner ! Talent à triple face, M. Maurice Rollinat, trois fois poète, l’était deux fois trop dans un pays où c’est même souvent trop que de l’être une fois. Il était poète, comme tous les poètes, mais il était le grand diseur et le grand acteur de ses vers comme il en était le musicien. Il les chantait lui-même sur une musique jumelle, puisée à la même source d’inspiration que sa poésie. Et, par ce genre d’exécution, il rappelait, je viens de le dire, Thomas Moore, l’ami de lord Byron, qui avait enchanté autrefois les salons de Londres avec ses Mélodies irlandaises. Seulement, en Angleterre, pays fortement hiérarchisé où l’orgueil supprime la vanité et où la supériorité n’est pas une insulte, tant l’orgueil doublant leur égoïsme fondamental rend les Anglais contents d’eux-mêmes, cela n’avait pas d’inconvénient et n’offensait personne, tandis qu’en France cela devait, en y pensant bien, blesser tout le monde. En France, la moins pardonnée des impertinences c’est de se permettre de ne pas emboîter le pas avec tous.

Et c’est ce qui est arrivé. La girouette française, sur son pivot fixe, la vanité, a tourné, et elle s’est retournée. À la réflexion, on a été injuste, après avoir été juste dans la surprise de l’émotion. On a été injuste et ingrat envers un talent qui avait donné un plaisir de la plus étonnante électricité, et on est allé dans l’ingratitude jusqu’à nier au poète sa sincérité. L’émotion qu’il avait causée était indéniable, c’était un fait comme un coup de marteau sur une enclume est un fait, mais on lui chicana la vérité intime du sentiment qui la produisait. Il avait eu son petit quart d’heure de Sarah Bernhardt, mais la pendule retentissante, après avoir si fort retenti, ne sonna plus. Elle s’était arrêtée. Ceux qui avaient applaudi avec le plus d’enthousiasme l’étrange poète à trois voix, ont mieux aimé se déclarer dupes d’un faux artiste que de reconnaître la force réelle d’un talent vrai. Les petits poètes du temps qui lisent leurs vers dans les salons de manière à faire bailler les chaises, les musiciens qui osent s’entendre, et, qui sait ? peut-être aussi les acteurs, dont le talent n’est au fond qu’une singerie, ont déclaré, en leur âme et conscience, que Rollinat et ses Névroses — ces Névroses (malheureusement !) vraies jusqu’à la maladie — n’étaient pas sincères. Le serpent charmeur des soirées de Paris n’était plus pour eux qu’un clown déhanché qui, la sébile aux pieds, jouait l’épileptique de grand chemin. Ils lui avaient donné. Ils avaient mis dans sa sébile. Maintenant, ils y reprenaient leurs gros sous. Noble spectacle !… J’ai ouï même qu’un grand sincère en littérature, le grand sincère de Tragaldabas et de Profils et Grimaces, qui doit justement se connaître en grimaces, celui-là ! avait dit, un soir, après avoir entendu cet extraordinaire Rollinat, qu’il était certainement très puissant, mais qu’il doutait qu’il fût sincère. Comme si ce n’était pas trahir et déshonorer sa propre admiration à soi-même que d’exprimer, après elle, un pareil soupçon ! Comme si on pouvait faire la preuve mathématique de la sincérité d’un homme ! Comme si cette sincérité, fille mystérieuse et invisible de la conscience, pouvait se prouver autrement que par la puissance de l’accent qu’elle a, et dont, ce soir-là, précisément, on convenait !

Triste et grotesque histoire, malgré son éclat, et qu’on pouvait deviner avant qu’elle fût écrite ! M. Maurice Rollinat, le nouveau débarqué en trois bateaux dans la poésie contemporaine, qui, dès son début, trouvait un public qui s’offrait presque de lui-même, M. Maurice Rollinat était trop du pays bleu des poètes pour ne pas s’enivrer de son bonheur et ne pas se fier aux sympathies de gens qui ne voulaient se servir de lui que comme d’un plumet pour leurs journaux· Ils lui avaient, pour leur compte, préparé et arrangé des exhibitions qu’il croyait nécessaires, puisqu’il était musicien et qu’il faut bien prendre les oreilles dont on a besoin où elles sont… À présent, il en a fini de ces exhibitions dont il a senti le dégoût. Le musicien s’est évaporé dans les airs qu’il chantait avec cette voix chaude et vibrante qui n’a jamais manqué son coup sur les cœurs et qu’aucun musicien ne chantera jamais plus comme il les chantait. Mais son livre des Névroses nous reste, son livre, impersonnel et muet, sans déclamation et sans musique, et, à distance de ces deux fascinations, on peut le juger·

V

Peut-on dire qu’il a été jugé déjà ? Après avoir beaucoup parlé de M. Rollinat, on a beaucoup écrit sur lui et sur son livre, mais l’a-t-on vraiment jugé ?… La pile d’articles de journaux dont il a été l’objet est formidable. Il pourrait s’en faire, s’il le voulait, une petite colonne Vendôme, non pas de bronze, mais de papier. Et il n’y a pas que des ennemis là-dedans : il y a des admirateurs tout aussi passionnés que les ennemis ; car le mérite de M. Rollinat, c’est de ne laisser personne tranquille, c’est de tourmenter violemment les imaginations. Ses Névroses sont contagieuses ; elles donnent réellement des névroses à ceux qui parlent d’elles ! D’homme qu’il n’ait pas possédé comme le démon possède, d’homme qui reste se possédant lui-même avec ce terrible sorcier et qui se rende compte froidement de ses sorcelleries, à l’heure présente, je n’en connais pas. La Critique de ce moment du siècle a procédé avec M. Maurice Rollinat, hélas ! comme elle procède toujours. Elle a dit, à propos des Névroses, ses goûts ou ses dégoûts, à elle, ses préférences et ses horreurs, tirant tout de sa propre personnalité, faisant comme les peintres, qui se peignent plus que les gens qu’ils peignent, dans leur peinture. Le plus souvent incapable d’une synthèse quelconque, la Critique se contente de déchirer avec les petites épingles de l’analyse un livre quand il est d’ensemble, quand il a la prétention d’être lié en toutes ses parties et d’être parti d’une conception première, comme, par exemple, ces poésies de M. Rollinat, qui, tout détraquées qu’elles paraissent, ont l’honneur de vouloir être une unité. Seulement, qu’importe à la Critique, comme au Poète, qu’un monsieur quelconque, désarmé de tout principe et de toute sécurité d’affirmation et n’étant que la marionnette de son genre de sensibilité, trouve un poète adorable ou insupportable, selon le fil qu’il a entre les deux jambes, ce pantin ! La Critique est plus haute et plus simple que cela. Il ne s’agit, en définitive, que d’une seule chose pour elle : c’est, après avoir constaté le genre d’inspiration du poète, de déterminer son degré de puissance et sa place dans le hiérarchique Pandémonium des poètes, où il faut le mettre et où il doit rester.

Et toute la question est là, pour la Critique. Que cela plaise ou non à votre personne, à vos idées, à vos sentiments, à vos sensations, à votre éducation, à vos préjugés, l’homme que voici, l’inconnu d’hier qui s’appelle Rollinat et qui a écrit les Névroses, est-il puissant, oui ou non et quelle est la mesure de sa puissance ?

La mesure de sa puissance ? Je vais vous la dire… C’est l’état de détestation et de fureur où il vous met, vous qui la niez !

VI

Les Névroses forment un volume de poésies — faut-il dire lyriques ou élégiaques ? — d’une intensité d’accentuation qui les sauve de la monotonie. C’est par l’intensité prodigieuse de l’accent que ce livre échappe au reproche d’uniformité dans la couleur. Il trouve dans sa profondeur de la variété… Ces poésies, qui expriment des états d’âmes effroyablement exceptionnels, ne sont pas le collier vulgairement enfilé de la plupart des recueils de poésies, et elles forment dans l’enchaînement de leurs tableaux comme une construction réfléchie et presque grandiose. Les Névroses se divisent en cinq livres : Les Âmes, Les Luxures, Les Refuges, Les Spectres et Les Ténèbres. Comme on le voit, c’est le côté noir de la vie, réfléchi dans l’âme d’un poète qui l’assombrit encore. Les imbéciles sans âme et à chair de poule facilement horripilée, ont reproché à M. Rollinat, comme un abominable parti pris, le sinistre de ses inspirations.

C’était aussi bête que de lui reprocher d’avoir des cheveux noirs… Si Shakespeare, que ces imbéciles admirent par lâcheté de tradition, donnait aujourd’hui son Hamlet, le plus beau de ses drames, ils diraient de la scène du cimetière où Hamlet, de ses mains de prince, joue au bilboquet avec des têtes de mort fraîchement déterrées, ce qu’ils disent des peintures horribles et sépulcrales de l’auteur des Névroses ; car Hamlet et M. Rollinat font exactement la même chose, et cette chose doit soulever le cœur de ceux qui croient en avoir un bien placé auprès d’un estomac bien tranquille. La seule différence entre eux (avec celle du génie dont il ne peut pas être question ici), c’est que l’Hamlet du théâtre anglais est un sceptique désespéré qui n’a que mépris pour la vie humaine et pour le néant de l’humanité, et que l’Hamlet des Névroses n’a pour l’humanité et la vie que l’horreur, mais l’horreur la plus épouvantée !… Le poète des Névroses ne méprise pas à la manière d’Hamlet ; on ne méprise pas ce qui fait peur, et il a une peur atroce des mystères inscrutables et toujours menaçants de cette vie incompréhensible et même de la mort. D’ailleurs, dans la succession des génies noirs, on a plus noir maintenant et plus sépulcral que Shakespeare. Nous, les décadents d’une race qui s’éteint dans les amollissements convulsifs et la pourriture de sa propre civilisation, nous avons été trempés dans un bien autre Érèbe que le grand poète anglais. Nous avons, nous, passé par Edgar Poe et Baudelaire, les précurseurs de M. Rollinat et dont il va continuer la tradition. On a dit contre M. Rollinat les choses déjà dites contre Edgar Poe et Baudelaire. Ce n’est même pas là des pauvretés qui aient le mérite d’être nouvelles ! Tous les trois, ils ont obéi à la fatalité du même génie, et ils l’ont noir, comme un autre pourrait l’avoir rose, sans que la volonté, à laquelle les esprits faibles croient, y soit pour rien. C’est là une raison pour que, encore une fois, la Critique ne doive jamais poser, quand il s’agit de poètes, que la question de puissance, laquelle implique toujours la question de sincérité.

Il n’y a, en effet, que les faibles qui puissent ne pas être sincères. Tous les petits talents, tous les petits caractères, les petits arts ; les petites femmes, peuvent très bien n’être pas sincères et être charmants, de ce charme que la dépravation des hommes adore et qu’on nomme la félinité. Mais quand il y a de la force quelque part, fût-elle une erreur du génie, car le génie a ses erreurs, ou une bassesse d’animalité, l’homme de cette force, quelle qu’elle soit, est immanquablement sincère. Nier la sincérité dans l’auteur des Névroses, c’était nier ou entamer sa force. C’était acte de félin contre un sincère… Balzac dit que l’envie est un vice qui ne rapporte rien, et il s’est trompé, tout Balzac qu’il est ! Dans l’espèce, il a rapporté cela.

VII

Eh bien, c’est cette souveraine équation entre la puissance du talent et la sincérité, qu’atteste, dans sa terrible beauté, le livre des Névroses, — même avec ses excès, ses défauts et ses indigences ; car certainement il en a, et je les connais aussi bien que vous ! Moi qui trouve une individualité à M. Rollinat qui jette à l’ombre les poètes actuels, je veux bien convenir de l’énorme trou que fait dans son livre et dans sa tête l’absence d’idéal religieux, de tous les idéals le plus élevé et le plus beau ! Je pourrais encore accorder que la langue poétique des Névroses, de cette poésie exaspérée, a trop souvent des bavures et des écumes, dues à l’exaspération de son énergie, et qu’il aurait fallu essuyer. Je pourrais, tout comme un autre, avoir la perfidie des citations, qui n’est pas une bien grande finesse, et, patient lapidaire de l’envie qui fait sa petite méchanceté, composer une petite mosaïque de citations tronquées, pour ridiculiser, en les isolant, un ensemble qu’on n’a pas sous les yeux… Il y a bien plus. Sur les cinq livres de mon poème, si j’avais été M. Rollinat, j’en aurais courageusement supprimé un : le livre des Luxures, et je n’en aurais gardé qu’une seule pièce : la Relique. Je regrette aussi qu’il n’ait pas écarté un certain nombre de pièces qui n’ajoutent rien à la manifestation de son grand talent et qui détonnent sur l’ensemble du livre, si absolument beau dans les pièces où la Nature, qu’il voit d’un œil si personnel, et les souffrances morales ou physiques de l’humanité, l’occupent seules. Voilà, pour mon compte, tout ce que j’aurais pu reprocher et arracher à ce livre des Névroses, qui n’en place pas moins son auteur entre Edgar Poe et Baudelaire, mais qui est plus foncé en noir, plus lugubre, plus démoniaquement lugubre qu’eux.

C’est, en effet, sa caractéristique. Le démoniaque dans le talent, voilà ce qu’est M. Maurice Rollinat en ses Névroses, C’est le démoniaque devant l’Inconnu embusqué derrière tout comme une escopette du Diable, devenu le seul Dieu, et qui a le tremblement du démoniaque devant le démon. C’est ce tremblement, l’inspiration vraie de M. Rollinat, qui fait sa puissance quand il la communique à ceux qui le lisent entre deux frissons. Je comprends très bien que la lecture de ce poète, hanté perpétuellement par tous les spectres de ce diabolique Inconnu qui se tapit dans toutes choses, soit importune aux imaginations qu’elle trouble. Je conçois très bien que toute cette littérature cadavérique, qui n’est pas une ironie, donne au cadavre vivant de tel vieux critique la peur désagréable d’être tout à fait un cadavre demain, et que cela influe légèrement sur son impartialité. Mais l’homme qui secoue de telles peurs est assurément un poète d’une énergie plus grande que celle des autres poètes contemporains, dont, certes ! le mérite n’est pas la force. Lui, il l’a jusqu’à en abuser. C’est évidemment un poète de la famille du Dante, qui a mal tourné en tombant dans le monde moderne. Mais ce n’est pas sa faute ! Du temps de Dante, l’enfer était sous terre, et à présent, il est dessus.

Un dernier mot sur sa sincérité. Ce sincère endiablé, c’est le mot, à qui on a reproché de n’être pas assez sincère, l’a été jusqu’à la maladresse. Il y en a une surtout, parmi les pièces laissées dans ce sombre volume et qui y font tache : La Belle Fromagère, qui a produit sur certaines âmes, et c’était ces âmes-là auxquelles le poète des Névroses aurait dû tenir le plus, un effet de dégoût si profond et si invincible, que ces âmes poétiques, dignes d’apprécier les beautés et les hardiesses du livre, l’ont fermé pour ne plus jamais le rouvrir. C’est le fanatisme dans un dégoût irrévocable. La Vache au taureau a révolté des pudeurs que je trouve, celles-là, par trop rougissantes, car c’est, pour moi, un groupe qui vaut le marbre dans sa plasticité et digne de la main de Michel-Ange ou de Puget, ces forts sincères qui n’avaient pas peur de la force ! Mais M. Rollinat a poussé la sienne jusqu’à la malpropreté du fromage, mêlé à l’amour. Il fallait laisser les fromages à M. Zola. M. Maurice Rollinat ne l’a pas fait. Je le regrette pour la gloire de son livre.

J’aimerais donc cette gloire mieux que lui !