(1859) Cours familier de littérature. VII « XXXVIIe entretien. La littérature des sens. La peinture. Léopold Robert (2e partie) » pp. 5-80
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(1859) Cours familier de littérature. VII « XXXVIIe entretien. La littérature des sens. La peinture. Léopold Robert (2e partie) » pp. 5-80

XXXVIIe entretien.
La littérature des sens.
La peinture.
Léopold Robert (2e partie)

I

Nous avons dit, en finissant le dernier Entretien, qu’il y avait un amour d’abord innocent, puis imprudent, puis mortel, mais toujours inspirateur, dans le génie de Léopold Robert, et que le secret de ses tableaux était dans son âme. Racontons ce qu’on sait de ce mystère ; cela nous aidera à comprendre le prodigieux effet des peintures de ce jeune homme, dès qu’elles parurent aux regards du public. Il en sortit comme une flamme, parce qu’il avait délayé ses couleurs sur sa palette avec des larmes et avec du feu. Telle inspiration, tel effet ; voilà le secret de l’impression qu’on produit dans tous les arts, soit avec la parole écrite, soit avec les notes, soit avec le pinceau ; car l’art, au fond, ne vous y trompez pas, ce n’est que la nature.

II

En ce temps-là vivaient, tantôt à Florence, tantôt à Rome, tantôt en Suisse, au bord du lac de Constance, des familles exilées, dont les prodigieuses vicissitudes d’élévation et de chute seront l’étonnement de l’histoire. Elles étaient alors le spectacle de l’Italie : c’étaient des branches de la famille des Bonaparte. Plusieurs de ces branches, détachées du tronc par l’exil de Napoléon à Sainte-Hélène, s’étaient réfugiées en Italie, terre des ruines et patrie de leurs ancêtres. C’était d’abord la mère de Napoléon, Hécube de cette race, vivant à l’ombre, avec ses orgueils et ses mémoires d’aïeule, dans le palais du cardinal son frère. C’était Lucien Bonaparte, dont le nom répondait autant à la République qu’à l’Empire, caractère à deux aspects des hommes de deux dates, la République et l’Empire. Il avait dédaigné un trône offert au prix de la répudiation d’une épouse de son choix ; il élevait une belle et nombreuse famille de fils et de filles qui portent tous, dans un coin de leur nature, le sceau d’une étrange puissance d’originalité et de volonté. Parent de la femme de Lucien par ma mère, j’ai eu moi-même l’occasion de connaître cette femme, que son mari avait préférée à un sceptre. Ceux de ses enfants que j’ai connus par elle avaient une empreinte de son énergie : Romains, Corses, Toscans, natures granitiques.

III

C’était ensuite Louis Bonaparte, roi volontairement descendu du trône de Hollande, homme né pour être le contraste avec le chef de sa maison, fait pour la vie privée, ambitieux de repos, de mérite littéraire, et non de puissance. Je l’ai connu mystérieusement à Florence, pendant plusieurs années, sans que le public soupçonnât nos rapports, que les convenances politiques de ma situation m’empêchaient d’ébruiter. Je n’allais jamais dans son palais ; il venait chez moi, la nuit, dans une voiture sans armoirie, suivi d’un seul valet de chambre qui aidait ses pas infirmes à monter l’escalier de ma villa, hors des murs de Florence. Nous passions de longues soirées, tête à tête, dans des entretiens purement littéraires ou philosophiques qu’il avait la complaisance de rechercher. Je servais les Bourbons ; il était Bonaparte : il y avait cette incompatibilité entre nous ; mais il était avant tout philosophe et poète ; il me lisait ses compositions ; j’oubliais qu’il était roi d’une dynastie que je ne reconnaissais pas : les lettres nivellent tout pendant qu’on en parle. L’entretien terminé, bien avant dans la nuit, je le reconduisais respectueusement jusqu’à sa voiture ; il laissait après lui dans ma pensée un parfum d’honnêteté que je crois respirer encore.

IV

C’était la famille de Joseph Bonaparte, ex-roi de Naples et d’Espagne, réfugié en Amérique avec d’opulents débris de ses royautés.

C’était la princesse Borghèse, sœur de Napoléon. Je vivais familièrement avec son beau-frère, le prince Aldobrandini, et je voyais habituellement son mari, le prince Borghèse, le Crassus de l’Italie moderne. Il était né pour jouir et pour faire jouir, non pour gouverner ; homme féminin, mari indulgent, prince nul. Il habitait ses palais de Toscane ; sa femme habitait son palais et ses villas impériales de Rome. Je ne l’ai jamais connue, mais je l’ai entrevue quelquefois dans ses promenades en voiture sous les pins parasols, à travers les statues, moins belles qu’elle, des jardins Borghèse. C’était dans les dernières années de sa courte vie ; elle resplendissait encore des reflets de son soleil couchant, comme une tête de Vénus grecque effleurée, dans un musée, par un dernier rayon du soir. Je ne sais par quel caprice, dans une femme où tout était caprice, jusqu’à la mort, elle menait ordinairement avec elle un pauvre capucin, assis à ses côtés dans sa voiture. Le contraste de ce capuchon de laine brune, de cette tête de l’ascétisme chrétien, à côté de ces cheveux semés de fleurs et de ce visage de beauté mourante après tant d’éclat, faisait monter le sourire aux lèvres ou les larmes aux yeux. Charmante créature qui mourait enfant !

V

C’était la reine Hortense, femme de Louis Bonaparte, qui venait de temps en temps à Rome ou en Toscane voir ses fils, et qui retournait vite à sa solitude de Suisse. J’étais déjà prématurément connu littérairement alors ; elle était illustre par son rang, ses malheurs, son goût pour les lettres, son talent pour la musique ; elle voulait me voir ; elle me fit témoigner le désir de me rencontrer, comme par hasard, dans une allée des Cascines, où j’avais l’habitude de me promener à cheval ; elle m’assigna plusieurs fois la place et l’heure. J’y manquai toujours ; j’avais contre elle les préventions vives d’un partisan de Louis XVIII ; j’accusais cette reine d’avoir trempé dans le retour de l’île d’Elbe, en 1815. Je me privai d’un grand plaisir pour ne pas faire une infidélité de simple politesse aux rois que je servais.

C’était enfin le prince Napoléon, fils aîné du roi de Hollande et de la reine Hortense, frère du prince, alors inconnu, à qui les versatilités du peuple, les inexpériences de la liberté, les impatiences de la multitude et les péripéties du sort préparaient de loin, dans l’ombre, un second empire.

Ce prince, fils d’Hortense (nous parlons de celui qui n’est plus), était un des hommes que les dons de la nature et les perfectionnements de l’éducation avaient façonnés pour toutes les fortunes. On venait, par un mariage de famille, de lui donner pour épouse sa cousine, la princesse Charlotte, fille aînée de Joseph Bonaparte : cette famille, impériale par le souvenir, proscrite par le présent, ne pouvait guère s’unir qu’avec elle-même. Je n’ai fait qu’entrevoir cette princesse Charlotte, cause innocente ou fatale de la mort de Léopold Robert. J’en dirai peu. Quant à son mari, le prince Napoléon, l’attrait empressé qu’il témoignait pour moi établit entre nous des rapports gênés par la politique, mais bizarres, qui ressemblaient à ces inclinations furtives qu’on s’avoue du regard et qu’on se dissimule des lèvres.

Il avait l’extérieur d’un héros de roman, mais tempéré par la modestie, ce voile du vrai mérite. Sa taille était élégante ; sa tête, dégagée de ses épaules minces, semblait s’incliner de peur d’humilier la foule ; son œil était limpide, sa bouche ferme ; sa physionomie intéressait avant qu’on eût appris son nom ; il y avait dans ses traits cette dignité qui survit aux éclipses du sort. Il n’y avait pas de mère qui n’eût désiré l’avoir pour époux de sa fille, pas d’homme qui n’eût voulu en faire son ami. Je n’ai connu que le duc d’Orléans, en France, qui représentât si bien l’espérance d’une dynastie ; mais le duc d’Orléans avait trop d’intention dans l’attitude : on voyait qu’il posait involontairement pour un trône populaire. Le prince Napoléon ne posait pas, il primait et il charmait. S’il n’avait été Bonaparte je l’aurais aimé avec plus de liberté.

VI

Nous nous rencontrions souvent à la cour : les convenances politiques ne nous permettaient pas de nous voir ailleurs ; même à la cour, et confondus par le mouvement du salon dans les mêmes groupes, nous ne pouvions pas, sans éveiller les ombrages de la diplomatie, nous adresser directement la parole. Il avait donc été convenu entre nous, par l’intermédiaire d’un ami commun, que nos conversations seraient à double entente ; que nous ne nous regarderions jamais face à face en causant ensemble, mais que nous aurions l’air de nous adresser à un troisième interlocuteur dans la confidence des deux ; que chacun de nous paraîtrait adresser à ce tiers complaisant ce que nous avions à nous dire ; que nous nous entretiendrions obliquement, par ricochet, et que nos paroles, insaisissables ainsi à la foule, ressembleraient à ces projectiles qu’on dirige d’un côté pour frapper ailleurs. Nous observâmes longtemps, avec une égale adresse, cette convention diplomatique de salon. La conversation y perdait en abandon, mais elle y gagnait en piquant ; la gêne inspire, et l’attrait d’esprit que nous éprouvions l’un pour l’autre s’en accrut encore. Il n’espérait pas me ramener à ses opinions de famille ; je n’avais rien à flatter en lui que la proscription : il y avait entre nous toute une dynastie.

VII

Un jour cependant, et sans avoir concerté la rencontre, nous nous trouvâmes inopinément rapprochés par un de ces accidents de voyage qui ont l’air de préméditation et qui sont des hasards.

C’était dans une chaude semaine du mois de juillet, en Italie. Nous allions chercher, ma jeune femme et moi, les sites pittoresques et la fraîcheur des eaux et des bois dans les hautes gorges du groupe des Apennins, à Vallombrose et aux Camaldules, deux célèbres abbayes presque inaccessibles, comme la Grande-Chartreuse de Grenoble.

Après avoir passé là quelques-uns de ces jours qui ressemblent à des haltes du temps où la vie cesse de fuir, dans les vastes cellules, dans les longs corridors frais, au bord des bassins glacés et sous les sapins aux murmures lyriques de Vallombrose, nous redescendîmes dans la profonde vallée qui sépare de la Toscane habitée cette oasis de paix, et nous reprîmes à cheval la route d’une autre oasis encore plus enfoncée dans le ciel au-delà des nuages : les Camaldules.

La saison était caniculaire, malgré les haleines du torrent presque desséché dont nous suivions les bords, et qui montrait ses blocs roulés à nu dans son lit, comme Job montrait ses os à Dieu dans sa nudité sur sa couche. La réverbération du soleil contre les parois de marbre de la vallée incendiait l’air respirable ; nous cherchâmes, vers le milieu du jour, un abri sous un vaste caroubier, espèce d’oranger sauvage et gigantesque qui affecte la régularité immobile de l’oranger taillé par la main de l’homme, qui porte des fèves succulentes pour les chevaux du désert, et qui verse, de son dôme touffu et toujours vert, une ombre imperméable au soleil de midi.

Nous nous oubliâmes trop longtemps, sur la foi de nos guides, dans cette sieste sous l’arbre. Quand nous remontâmes sur nos vigoureux petits chevaux de Corse, pour gravir le plateau rocheux qui monte aux Camaldules, la nuit en descendait à grandes ombres.

Avant d’atteindre la cime du plateau, et de tourner à gauche dans la gorge sombre de pâturages, de torrents, de grands bois qui servent d’avenues à l’abbaye, la nuit était faite ; on ne voyait plus le chemin sous les pas de son cheval ; quelques rares lueurs, à travers les branches d’arbres, indiquaient seules une ou deux chaumières éparses, châlets des pasteurs de l’Apennin plaqués sur les flancs de la montagne, à notre gauche ; à droite, le murmure d’un torrent invisible et profondément encaissé montait comme une terreur dans la nuit.

VIII

Après avoir suivi longtemps à tâtons le sentier ténébreux qui mène à l’abbaye, nos guides arrêtèrent nos chevaux ; ils sonnèrent aux grilles pour demander l’hospitalité habituelle aux pèlerins et aux voyageurs. On leur répondit rudement des fenêtres que l’heure était indue, qu’on n’ouvrait plus à de nouveaux hôtes, et que d’ailleurs le monastère était plein de visiteurs arrivés avant nous. Les guides eurent beau répliquer qu’ils conduisaient le ministre de France et sa famille, que nous avions des lettres du tout-puissant ministre d’État Fossombroni, qui nous recommandait au prieur, les fenêtres se refermèrent, les lueurs des flambeaux s’éteignirent dans le monastère, et il nous fallut reprendre, pour trouver un abri, le sentier par lequel nous étions venus.

IX

Pendant que nous vaguions ainsi, à la froide rosée de la nuit, de châlet en châlet, sans qu’une porte voulût s’ouvrir à la voix des guides, les frissons qui sortaient des sapins et des cascades nous saisissaient ; la faim et le sommeil, après une journée de marche, faisaient transir et grelotter les femmes ; une nuit sans foyer, sans toit et sans nourriture, sur une couche d’herbe humide de neige, au sommet de l’Apennin, alarmait ma tendresse pour des santés chères et délicates. Je commençais à maudire ma curiosité, quand un bruit de pas, à travers le feuillage, sous les arbres sur notre droite, appela notre attention.

C’était un pâtre d’un châlet voisin qui accourait, envoyé vers nous par deux étrangers abrités, comme nous cherchions à nous abriter nous-mêmes, sous son toit de feuilles. Ces deux jeunes et aimables étrangers, nous dit le pâtre, étaient le prince Napoléon et la princesse Charlotte, sa femme, arrivés un peu avant nous au monastère, et, comme nous, repoussés du seuil par l’affluence des pèlerins aux Camaldules. Ils venaient d’apprendre que le ministre de France et sa suite avaient été renvoyés comme eux, sans égards, des portes du couvent, et qu’ils cherchaient en vain un toit de berger pour y reposer leur tête. Bien que le châlet où ils nous avaient devancés fût étroit, ils nous en offraient avec empressement la moitié. Le prince avait chargé son envoyé d’ajouter de sa part que, si nous avions quelque scrupule à loger ainsi les représentants de deux dynasties opposées dans la même chaumière, nous serions libres de ne pas nous voir, et qu’il se retirerait avec la princesse dans la partie séparée du châlet où les montagnards gardent le foin des vaches pour l’hiver.

Nous acceptâmes, avec les expressions d’une vive reconnaissance, l’obligeante proposition ; seulement nous insistâmes pour que rien ne fût dérangé à l’établissement nocturne dans le châlet intérieur, et nous ne consentîmes à accepter que le logement du fenil. Nos hôtes ajoutèrent, à cette exquise politesse, l’envoi de la moitié de leur souper ; mais les frontières furent fidèlement respectées de part et d’autre, et, malgré le désir de nous voir plus intimement à cette hauteur, au-dessus des petites convenances diplomatiques, nous ne franchîmes, ni l’un ni l’autre, la palissade de branches de châtaignier qui séparait le fenil du châlet.

X

Nous passâmes une nuit délicieuse, sous les couvertures de nos mules, étendus sur le foin embaumé par les fleurs du thé de montagnes, au bruissement des feuilles de sapin et des châtaigniers, qui faisaient chanter, sur des modes différents, les brises de la nuit. Le torrent des Camaldules grondait dans le fond de son ravin, comme un mouvement convulsif de la terre qui fait mieux goûter l’immobile sérénité du ciel ; les aigles jetaient des cris sur leurs rochers au lever de la lune et de chaque grande étoile qu’ils prenaient pour l’aurore. Une bande blanche et jaune à l’horizon de la mer Adriatique annonça le jour. Le prince et la princesse, qui voulaient poursuivre leur voyage plus loin que nous, sortirent, couverts de leur manteau, du châlet, au premier crépuscule du matin. Nous les saluâmes respectueusement du geste par la fenêtre sans vitres du fenil, et nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir.

La princesse Charlotte, jeune, mince, grêle, flexible comme un roseau qui n’a pas encore ses nœuds, était plus semblable à un enfant qu’à une jeune femme. On n’entrevoyait sa puissance d’attraction future qu’à l’extrême finesse de sa physionomie et à la profondeur précoce de son regard ; la passion encore absente pouvait un jour se répandre de là sur les traits pour tout animer. C’était un visage qui ne charmait pas au premier regard, mais qui saisissait l’œil et qui forçait à y revenir. La beauté de son mari jetait encore une ombre de plus sur elle. À cette époque, cette femme était quelque chose de fragile qui pouvait se consolider ou se briser, selon le sort. Telle était cette princesse ; elle devait tuer un jour, bien involontairement, le jeune peintre qui aurait pu devenir le Raphaël de son siècle et qui ne fut que Léopold.

J’ai passé souvent bien des heures, au palais Barberini de Rome, à contempler cette naïve et opulente figure de la belle Fornarina, dont l’attrait consuma Raphaël. Quelle différence entre ces deux visages ! Mais l’amour se cache sous la laideur comme sous la beauté : ce n’est pas le regard qui aime, c’est le cœur.

XI

C’est dans cette famille des Bonaparte, réfugiés pour la plupart à Rome, et protégeant les arts afin de prolonger au moins ses règnes éphémères sur les peuples, en régnant sur les talents, que Léopold Robert passait ses soirées à Rome : on lui avait commandé quelques tableaux. Son génie, encore énigmatique, jouissait d’être compris par anticipation sur sa gloire. Être compris, pour un artiste, poète, peintre, musicien, statuaire, c’est être obligé. L’admiration, voilà le salaire des grandes âmes ! Léopold fréquentait surtout le palais de la princesse Charlotte ; cette jeune femme s’essayait sous sa direction à dessiner, à peindre, à graver les œuvres du maître ; l’intimité des occupations amena l’intimité des cœurs. Léopold Robert, timide d’abord, encouragé ensuite, familier enfin, devint l’habitué de ce salon. Le sauvage montagnard du Jura oublia une distance qu’on s’étudiait à effacer par tant d’égards. Il se plaisait là où il plaisait lui-même ; il n’avait rien de séduisant, ni dans les traits du visage, ni dans les grâces de l’entretien, excepté son génie, mais il était attachant par son dévouement modeste et exclusif à ses amis. Silencieux, réservé, susceptible, comme toutes les délicates natures, il intéressait vivement par son silence même. On aime à ouvrir ce qui est fermé ; le prince et la princesse lisaient seuls dans l’âme de Robert ; cette âme était un abîme de mystères du beau qui ne sortaient qu’un à un, non de ses lèvres, mais de ses pinceaux. C’était une faveur que d’y lire avant le public : voir éclore les œuvres de génie, c’est presque participer à la jouissance de les enfanter.

Léopold Robert avait renoncé à tout, même à la pauvre Thérésina, son premier amour1, sans se rendre compte à lui-même du vrai motif de son inconstance. On lui parlait en vain de mariage avec quelque jeune fille de son pays, dont la chaste affection aurait animé l’isolement de son atelier : il écartait toutes ces perspectives de sa pensée ; il cherchait (comme on le voit dans ses lettres) tous les sophismes de situation pour se justifier à lui-même sa vie solitaire.

XII

Une si vive imagination ne pouvait cependant se sevrer si jeune d’amour. Il était évident que son cœur était assez rempli d’un rêve pour ne pas sentir le vide de toute affection domestique. La douce intimité dans laquelle il vivait avec le prince et la princesse suffisait à son existence ; lui-même paraissait nécessaire à leur bonheur. Ces trois personnes de rangs si différents, mais également exilées dans la patrie des arts, associaient leurs talents comme leurs cœurs. Le prince composait de grands paysages historiques avec les pages de la nature que la mer, les montagnes, les ruines déroulaient sous ses yeux ; Léopold Robert y jetait des groupes humains et pittoresques qui les animaient de leurs scènes ; la princesse Charlotte les gravait sous l’inspiration du jeune maître. Rien n’était plus innocent que ces rapports du professeur à l’élève ; mais cette innocence même cachait un piège à Léopold Robert : ce piège, c’était la perfide habitude, qui fait germer, sans qu’on s’en aperçoive, les premières racines d’un sentiment innomé dans les cœurs : si le danger était connu on le fuirait ; on s’y expose parce qu’on ne le voit pas. L’histoire célèbre d’Héloïse et d’Abeilard, mille autres histoires domestiques aussi fatales attestent le danger de ces rapprochements trop habituels entre une élève innocente et un maître imprévoyant ; le péril pour tous les deux naît précisément de l’ignorance du péril. Quelques écrivains, selon nous trop austères, ont paru reprocher amèrement à la princesse Charlotte trop de complaisance à laisser naître cet amour dans le cœur de son maître et de son ami ; rien ne justifie à nos yeux ce reproche : elle était trop exclusivement attachée au prince son mari, un des hommes les plus séduisants de l’Italie, pour songer seulement à la nature des sentiments qu’elle pouvait inspirer à un pauvre artiste, fils d’un châlet du Jura et enfoui dans les ruines de Rome. D’ailleurs, nous l’avons dit, la physionomie ingrate et le caractère concentré du jeune artiste ne laissaient ni prévoir en lui, ni éclater hors de lui, des sentiments contre lesquels la princesse aurait pu avoir à se défendre. Elle fit une victime sans préméditation ; pas une goutte de ce sang ne doit rejaillir sur sa mémoire. Ses lettres, après la mort de Robert, ont la candeur de l’étonnement et de la douleur, mais aucun remords ne s’y mêle aux profonds regrets. C’est une sœur qui pleure un frère ; ce n’est nullement une amante qui s’accuse de la mort d’une victime.

Ce sentiment, confus et non analysé dans l’âme de Robert, se révèle cependant, dans ses grands ouvrages à cette époque de sa vie intérieure, par deux symptômes de l’art qui sont en même temps deux symptômes de la passion. Ces deux symptômes sont la grande poésie et la grande mélancolie de ses œuvres.

C’est en effet à ces jours heureux de sa jeunesse que se reportent la conception et la lente exécution de son tableau qu’on peut appeler le portrait de l’Italie : les Moissonneurs.

XIII

Qu’est-ce que les Moissonneurs ?

En contemplant bien ce magnifique tableau, et en entrant, par tous les pores, dans la pensée du peintre, c’est la poésie du bonheur, c’est l’idéal de la paix des champs, c’est l’infini dans la calme jouissance de la nature, c’est l’idylle de l’humanité, dans son premier Éden, devant le Créateur : idylle transposée aujourd’hui sous le soleil, dans ce monde de travail et de sueur, mais pleine encore de toute la félicité que cette terre corrompue peut offrir à l’homme.

Telle est évidemment, selon nous, la pensée du tableau : c’est un hymne, c’est un Évohé, c’est un cantique peint en formes et en couleurs sur la toile ! Toute la toile chante, nous le répétons. De Théocrite, de Virgile dans ses églogues, de Gessner, ce compatriote de Robert, nous le demandons au spectateur, qui est-ce qui a le mieux chanté ? qui est-ce qui a été le plus poète de ces poètes ou de ce peintre ? Nous ne craignons pas de répondre : C’est le peintre, c’est Robert, c’est le grand lyrique des Moissonneurs.

XIV

Asseyez-vous avec nous devant cette incomparable page, et regardez la scène, et puis retournez-vous et regardez en vous-mêmes : que sentez-vous ? Je vais vous le dire.

À l’âge de quinze à vingt ans, à cette époque de l’existence où l’horizon de la vie est tout voilé d’une brume chaude qui noie et qui colore les contours secs de toutes choses ; à ce moment où la vie, commencée sans qu’on en aperçoive le terme, paraît longue comme l’infini ; à cette heure où cette vie n’a pas dit encore son dernier mot à l’adolescent qu’elle caresse ; à cette minute où l’amour, qui n’est au fond que l’éternité de la vie, déborde du cœur dans les sens et des sens dans le cœur, comme un océan de cette vie qui baigne tous les objets et qui les transfigure ; à cette période de votre jeunesse, disons-nous, avez-vous jamais voyagé en Italie, en rêvant, éveillé, la félicité d’Éden sous le ciel d’été de la campagne de Naples ou de Rome ? Vous souvenez-vous des impressions que vous a fait éprouver l’heure de midi, un jour de canicule, à l’ombre d’un caroubier ou d’un pan d’aqueduc romain entre les Abruzzes ? Si vous ne vous en souvenez pas, je vais m’en souvenir pour vous : écoutez, et reconnaissez vos impressions physiques et morales dans les miennes. Je suis ivre d’Italie depuis que j’ai respiré son atmosphère.

XV

La plaine est grise comme une cendre d’herbes brûlées par le soleil ; autour de vous une vapeur ambiante sort des pierres et rampe presque visible sur le sol ; de légers nuages de poussière rose s’élèvent et retombent çà et là sous les pieds de l’alouette qui secoue en partant la tige des pavots saupoudrés de terre ; le silence du sommeil, à l’heure de la sieste, pèse sur l’espace ; on entend seulement, de loin en loin, le frôlement métallique de l’épi contre l’épi, quand la brise de mer effleure en passant les grands champs de blé ; les ombres crues de l’aqueduc se replient, comme pour fuir la chaleur du milieu du jour, sous les arcades.

Les montagnes de Tivoli, de Frascati, d’Albano, du Soracte, s’élèvent, grandies par le mirage de la vapeur diurne, et semblent danser derrière vous dans le firmament ; l’horizon de la mer ne se distingue de l’horizon du ciel que par un ruban d’azur foncé qui indique au pêcheur le premier frisson du vent qui se lève ; une ou deux voiles commencent à palpiter dans le lointain ; la lumière qui descend de la voûte céleste, qui rejaillit des montagnes, qui flotte sur les vagues, qui se répercute du sol au mur de l’aqueduc et de l’aqueduc au sol, vous immerge dans un éblouissement tiède, où vous croyez voir, sentir, respirer le jour sans ombre et sans fin ; il vous semble nager en Dieu, la lumière des pensées.

Votre âme se transfigure en rayons et se répand, comme cette pluie de feu, dans toute l’étendue ; vous n’êtes plus ici ou là ; vous êtes partout, vous contractez l’ubiquité de cette lumière : elle est si transparente que vous croyez lire jusqu’au fond du firmament, comme on voit dans une eau claire, à l’ombre d’un cap, jusqu’aux grains de sable de la plage. Une silencieuse contemplation qui flotte sur tout, qui ne s’attache à rien, s’empare de vous, semblable à un sommeil imparfait où l’on se sent rêver, mais où on sait qu’on rêve.

XVI

Cependant le soleil, qui marche toujours, a dépassé les arcs de l’aqueduc et penche vers les montagnes ; un souffle fait voler çà et là le duvet des chardons qui floconnent à vos pieds ; de temps en temps le gémissement d’un chariot rustique résonne sur la route ; la cigale, cette guitare de la terre chaude, grince dans le sillon. On voit se dessiner sur la ligne de la mer les profils de quelques vieilles glaneuses qui portent une gerbe sur leurs têtes, ou de quelques belles jeunes filles balançant à la cadence de leur pas, sur leurs épaules, une urne étrusque contenant l’eau pour les lieurs de blé mûr ; leur ombre lapidaire les suit sur la route comme un pli de leur lourde robe. Les sons de la musette de Calabre, sur laquelle les pfifferari préludent dans le lointain aux danses du soir, grondent en approchant de la plaine. Une indescriptible impression de bien-être, de paix, d’existence, de sécurité, de plénitude des sens et du cœur, pénètre l’âme avec les rayons, avec l’air, avec le son, avec l’horizon sans bornes de la campagne de Rome ; on se sent noyé dans la béatitude du soleil d’été ; la vie surabondante écume et murmure, comme une cascade de Terni, dans la poitrine ; on craindrait de troubler par une parole, par le bruit même d’une respiration, l’extase qui vous soulève d’ici-bas on ne sait où ; on se tait, et ce silence est l’hymne inarticulé de la saison où l’homme fructifie avec l’herbe des champs.

XVII

C’est là l’impression qui avait évidemment saisi Léopold Robert, homme des champs lui-même, dans ses haltes fréquentes sous le chêne ou sous le rocher de Sonnino, pendant ses excursions pittoresques avec la sauvage et tendre Thérésina. C’est cette félicité de l’humanité naïve, laborieuse, opulente de peu, qu’il avait rêvée, qu’il avait vue, et qu’il voulait reproduire en un groupe, comme une image complète du bonheur terrestre, comme l’hymne sans mots de la création.

Il pouvait prendre cette image de l’extase humaine sous mille aspects, sous mille formes, dans mille attitudes et dans mille scènes plus élevées du drame de la vie : les palais, les temples, les bosquets, les bords des fontaines lui offraient ces images de la félicité ou de la volupté, dans les champs de victoire, dans les triomphes des guerriers ou des orateurs sauveurs de la patrie et idoles des peuples, dans les actes de foi et de culte qui unissent les hommes à Dieu par la piété, cette plénitude de l’âme ; par les langueurs de l’amour heureux, dans les jardins d’Armide et d’Alcine, où le Tasse et l’Arioste enlacent leurs héros dans les bras de beautés ivres de regards. Tout cela lui parut ou trop abstrait, ou trop conventionnel, ou trop mystique, ou trop sensuel : il conçoit, plus près de terre, une félicité rurale et domestique plus accessible à l’universalité de l’espèce humaine, félicité fondée non sur les chimères d’esprit ou de cœur, mais sur les instincts innés de l’homme et sur les réalités péniblement douces de la vie. La famille, l’amour, le travail, l’enfance, la jeunesse, la maturité, la sainte vieillesse, la récolte après la moisson, la mort dans l’espérance, après la vie dans la sueur. En un mot, sa félicité ce n’est pas l’Éden c’est la terre. Regardez ! voilà le groupe.

XVIII

C’est l’été ; le ciel est pur ; on ne le voit qu’à sa clarté ; il revêt tout de sa lumière, dans laquelle il se noie et se confond lui-même ; l’air, on ne le voit pas non plus, mais on le sent : il est chaud, mais déjà trempé de ces premières moiteurs d’un beau soir qui se mêlent, sur le front, avec la sueur de la journée de l’homme, pour la rafraîchir et pour l’embaumer ; on distingue l’heure, non seulement aux lourdes ombres qui s’allongent derrière les roues du char et derrière les épaules des jeunes filles, mais on la discerne plus visiblement encore aux deux ou trois légers nuages qui flottent très loin dans le ciel et qui se teignent, seulement par le haut, des lueurs répercutées du soleil. Quelques lignes indécises des Abruzzes s’articulent à peine dans l’horizon, derrière le groupe animé.

Une longue plaine basse, vers laquelle le char va descendre, s’incline vers la mer et se relève à gauche par le cap Circé. On est sur un plateau intermédiaire entre l’Abruzze et la grande mer.

À l’extrémité du plateau, qui commence à incliner vers les marais Pontins, une mer d’épis prélude à une mer de vagues : pas un arbre à l’horizon ; rien que la glèbe nue et chaude sous le soleil, la terre cultivée et non ombragée, la terre féconde, la terre nourricière, Alma parens ! Admirez la profonde réflexion du peintre, qui pouvait être tenté par un beau chêne aux bras tortueux ou par quelques fraîches fleurs de lotus endormies sur le lit des eaux. Non, rien pour l’agrément, tout pour l’idée, tout pour l’homme, tout pour le travail. Quel rigorisme de conception ! et cependant quel charme ! Qui songerait à regretter l’arbre ou la source, une fois qu’on a porté ses regards sur le groupe humain ?

Or voici le groupe.

XIX

Un char robuste à deux roues massives, un char de moisson dans la campagne de Rome, vient, à vide de gerbes, chercher aux champs les meules du jour. Le char se présente au spectateur la pointe du timon en avant ; il est traîné ou plutôt il était traîné tout à l’heure par une paire de buffles robustes, attelés au timon par une longue tringle de bois arrondi qui passe par-dessus le timon ; ce joug y est fixé par le milieu au moyen d’une chaîne, en anneaux luisants de fer, qu’on voit briller et qu’on croit entendre cliqueter au branle du front des buffles. Des cordes de chanvre redoublées relient le joug aux cornes épatées des deux animaux domestiques. Un large collier, en lames de cuivre, pend sous leur poitrail, luxe du riche laboureur plutôt qu’une nécessité de l’attelage.

Les deux larges têtes des buffles, dans lesquelles on distingue l’obéissance affectionnée dans l’indépendance naturelle, tendent vers le marais leurs naseaux relevés ; on voit qu’ils aspirent de là l’air salin et marin de leurs mares habituelles, dans le marais au-delà du champ qu’on moissonne ; leurs yeux sont doux et résignés. Des poils d’un noir fauve se rebroussent sur leurs larges fronts ; leurs lourdes paupières clignottent pour écarter les mouches par le mouvement de leurs cils ; une écume sanglante, mêlée de poussière, suinte autour de leurs bouches et de leurs naseaux. On aime ces deux colosses apprivoisés qui souffrent l’ardeur du jour et qui semblent jouir de souffrir pour l’homme. Ils sentent leur dignité et font corps avec la famille humaine.

XX

Un jeune homme, d’une beauté apollonienne sous le costume d’un bouvier des Abruzzes, est debout entre les deux têtes de buffles : c’est le fils de la maison ; il tient renversée la baguette armée de l’aiguillon, comme on tiendrait un sceptre : il pèse en arrière, de tout son poids, sur le timon pour arrêter le char sur sa pente ; un de ses coudes pose avec confiance sur le cou d’un des buffles ; son autre coude s’étend nonchalamment sur le joug.

Son attitude rappelle, sans les imiter, les attitudes les plus naturelles et les plus articulées des figures de Phidias, dans les bas-reliefs du Parthénon. Le costume de ce jeune homme même, quoique conforme à celui des paysans des montagnes de Rome, paraît aussi antique et aussi sculptural que s’il était copié sur une médaille d’Athènes ou d’Argos. Il en est de même de tous les costumes d’hommes, de femmes, d’enfants, de pêcheurs, de bergers, de laboureurs, de mendiants, dans les tableaux de Léopold Robert. On voit que le costume, cet écueil de tous les peintres modernes, et l’homme sont sortis du même jet de son imagination pittoresque ; ses figures naissent toutes vêtues ; il a l’inspiration du haillon comme du soulier, de la guêtre, du manteau. Mérite prodigieux qu’on n’a pas assez remarqué dans ses œuvres, le choix et l’ajustement de ses costumes sont tellement adaptés aux figures qu’on ne s’aperçoit pas si ces vestes, ces chemises, ces pourpoints, ces chausses sont coupés par un tailleur ou drapés par un statuaire. Il n’a pas eu besoin de dénaturer le costume moderne pour peindre des hommes et des femmes d’hier en habits antiques ; son œil groupe la toile, le drap, le cuir, comme il groupe les personnages ; en restant vrai il transfigure tout en beau : le vulgaire devient idéal sous sa touche.

L’expression de ce bel adolescent qui gouverne les bœufs est fière, pensive et mâle ; son front est encadré dans des boucles épaisses de cheveux noirs ; ses cheveux sont surmontés d’une calotte brune ; il penche l’oreille d’un côté pour écouter la zampogna des pfifferari ; il regarde, de l’autre côté, un groupe de trois femmes de différents âges qui marchent près des roues pour ramasser les épis tombés du char. Il nous a semblé reconnaître, dans le visage d’une de ces jeunes femmes, le portrait un peu idéalisé de la princesse Charlotte.

XXI

Un homme d’un âge plus mûr, quoique jeune encore, est assis, les jambes pendantes, sur la croupe du second buffle : c’est le gendre du père de famille ; sa femme est derrière lui, debout sur le plancher du chariot ; adossée aux ridelles, elle tient entre ses mains un petit enfant de trois mois, emmailloté comme une chrysalide.

La figure de cette sposa, toute majestueuse et maternelle, rappelle la chaste matrone impassible aux légèretés de la jeunesse ; elle a quelque chose de saint et de froid qui imite une Madone de pierre dans sa niche sur le chemin.

Elle écoute cependant aussi la zampogna, mais comme un souvenir de ses jeunes années, ou plutôt elle la fait écouter à son enfant, dont le sourire est toute sa joie.

Au fond du char, le vieillard maître du champ, et père, beau-père ou aïeul de toute cette famille, gouverne. Assis sur une botte de foin des buffles, il témoigne de son rang et de son autorité en posant avec une impérieuse douceur la main sur le bras d’un serviteur qui replie, à l’ordre de son maître, les toiles étendues tout à l’heure sur le char pour le garantir contre le soleil. Nous ne connaissons pas, dans toute la sculpture antique, ni dans toute la peinture moderne, de groupe pastoral plus simple et plus classique à la fois que ces buffles, ce bouvier, ce gendre, cette jeune femme, ce vieillard, ce serviteur, ces glaneuses, dans leurs attitudes, dans leurs perspectives, dans leurs contrastes, dans leurs expressions différentes et concordantes sur le char et autour du char de la moisson. C’est un poème plus qu’un tableau. Le poème expose, mais il faut qu’il chante. Il va chanter.

XXII

À gauche du timon, deux pfifferari, joueurs de cornemuse des Calabres, dansent lourdement aux sons de leur musette devant les buffles, comme pour célébrer la bienvenue du maître de la maison sur son champ ; leurs pas pesants et malhabiles touchent au grotesque sans dépasser le sourire ; l’ivresse de la récolte respire dans leurs pieds ; leurs coudes pressent l’outre musicale pleine d’air modulé ; l’ébriété est dans leurs épaules, dans leurs genoux.

L’un d’eux recourbe sur sa tête, en la tenant par la pointe et par le manche, la mince faucille avec laquelle il va faucher les épis mûrs ; c’est le délire du travail heureux, le Te Deum de la vie domestique. On sent que le peintre fut paysan comme nous, dans le champ paternel de la Chaux-de-Fonds : nous ne sommes bien inspirés que par nos souvenirs. Moi aussi j’ai chanté l’épisode des Laboureurs dans mon poème domestique de Jocelyn ; mais combien mon encre est pâle à coté de cette palette !

XXIII

Un peu au-dessous des deux joueurs de musette dansants on aperçoit les têtes de quelques moissonneuses courbées sur le sillon. La première et la plus rapprochée du char se relève aux sons de la zampogna, et tourne aux trois quarts son visage du côté du groupe.

Ce visage est un des plus ravissants qui soient jamais sortis d’une toile. La belle moissonneuse de Léopold Robert compte dix-neuf ans ; la délicatesse et la force de cette saison de la vie se marient, dans un harmonieux ensemble, sur ses traits ; elle regarde avec un demi-sourire de distraction et de raillerie les grotesques gambades des danseurs maladroits de l’Abruzze ; mais son œil large, ouvert et tendu par une arrière-pensée, lance au-dessus d’eux un regard chargé de rêverie vers le bel adolescent qui retient les buffles ; on voit qu’elle a l’espérance d’être bientôt la fiancée de cet Antinoüs rustique et de monter à son tour sur le char comme fille du maître du champ. Il ne manquait à ce drame rural que l’amour : le voilà ! Il sort, tout voilé, mais tout brûlant, du regard de la belle moissonneuse et de l’attitude langoureuse, pensive et fière, du toucheur de buffles. Évidemment cette tête est un portrait encore. Est-ce la princesse ? Est-ce Thérésina ? Qui sait si ce n’est pas l’une et l’autre, fondues et transfigurées en une seule réminiscence ?

XXIV

C’est là tout le tableau ; c’est-à-dire ce sont là tous les personnages ; mais l’expression profonde, variée, naïve, et pourtant auguste, de toutes ces figures ; mais les attitudes, ces physionomies du corps ; mais les costumes, ces draperies de la statue animée de l’homme et de la femme ; mais le geste, cette langue du silence ; mais l’ombre, cette contre-épreuve de la réalité des personnages ; mais le jour, cet élément de la couleur ; mais l’horizon, cet infini de la toile ; mais l’air, cet élément impalpable qu’en ne doit voir qu’on ne le voyant pas, quelle plume pourrait donner l’impression d’un tel pinceau ? Tout est inspiration dans la conception, et tout est réflexion dans l’exécution. Le groupe monte du sol au sommet du char en concentrant le regard et l’intérêt sur toutes les figures en particulier, puis en reportant cet intérêt de chacune à toutes et de toutes à chacune, en sorte que la beauté de l’une contraste et concourt avec la beauté de l’ensemble, et qu’il en résulte un rejaillissement général de splendeur et de félicité qui produit en un instant l’enthousiasme. On ne peut trouver qu’un mot pour exprimer l’impression des Moissonneurs : Raphaël a fait la transfiguration d’un Dieu, les Moissonneurs sont la transfiguration de la terre.

XXV

Le succès fut soudain, universel, immense ; Rome l’acclama tout entière dans l’atelier ; Paris l’acclama avec la même unanimité involontaire dans le Louvre ; ce ne fut qu’un cri. Ce cri, évidence du génie, fut bien, comme à l’ordinaire, suivi de ce murmure sourd de l’étonnement et de l’envie, qu’est la basse continue des acclamations humaines ; mais la critique fut submergée dans l’enthousiasme : le graveur vendit en peu de mois pour plus d’un million d’estampes2. Jamais aucun livre ne se répandit à un si grand nombre d’exemplaires dans la circulation de l’Europe ; jamais poète ou écrivain ne communiqua sa pensée à plus d’âmes à la fois dans le monde. Avions-nous tort, en commençant, de ranger la peinture dans la catégorie des littératures ? Quelle imprimerie a multiplié une idée plus que cette gravure de Mercuri ? Quel poète a soupiré comme ce peintre ?

XXVI

C’est surtout dans les yeux et dans le cœur de ses amis, le prince et la princesse Bonaparte, qu’il savoura sa gloire. La gloire est un isoloir qui sépare l’artiste de son humble berceau, qui l’élève dans la sphère des abstractions, qui confond tous les rangs à une hauteur où il n’y a plus de mesure humaine pour discerner les distances ; la gloire seule est au-dessus des distinctions sociales, parce qu’elle est la distinction divine, l’ennoblissement par la nature, le sacre d’en haut.

Léopold Robert dut jouir, avec plus de délices encore que d’orgueil, de ce rapprochement par la gloire avec ceux qu’il aimait d’en bas et qu’il pouvait dès lors aimer de plain-pied.

Cependant il éprouva le besoin, à la voix de ses amis et de ses protecteurs en France, de venir à Paris étudier son succès afin de le dépasser encore. L’histoire doit conserver les noms de ces rares patrons du génie de Robert : M. Marcotte, M. Paturle, M. de Lécluse, sans lesquels le génie lui-même ne serait qu’une éclatante mendicité. Ces hommes de cœur et de goût furent la Providence de sa fortune et de sa renommée : que son nom rayonne sur eux, ce n’est que justice ; leur opulence et leur amitié ont rayonné longtemps sur son obscurité ; la postérité doit reconnaissance à ceux qui furent les nourriciers de ses grands artistes.

XXVII

Léopold s’achemina donc vers Paris à l’appel de ces amis, mais déjà triste ; la gloire a ses mélancolies comme la religion, comme l’amour : plus on monte, plus l’on voit de profondeur sous ses pieds ; plus on possède, plus on sent le néant de ce qu’on atteint. D’ailleurs, ce qu’il aimait au fond, sans peut-être se l’avouer, il ne le possédait pas, il ne pouvait se flatter de le posséder jamais.

Il s’achemina lentement, très lentement, vers Paris ; la chaîne d’amitié qui le retenait en Italie était lourde ; il accompagna à Florence le prince et la princesse qui fuyaient Rome. La révolution de 1830 venait d’éclater en France et de triompher en trois jours. À chaque secousse de la liberté en France on sent trembler par sympathie le sol antique de l’Italie indépendante, hélas ! de cœur. Les États romains s’agitaient : les populations les plus vivaces habitent ces montagnes.

Le prince Napoléon était dans une pénible perplexité d’esprit : d’un côté sa famille et lui devaient une généreuse hospitalité au pape ; reconnaître l’asile qu’ils avaient reçu par une participation aux insurrections contre leur hôte, c’était une ingratitude ; d’un autre côté, agrandir la révolution française, incomplète, selon eux, en France, où elle venait de couronner un autre Bourbon, la fomenter, la servir, la transformer en révolution générale en Italie, c’était ouvrir des perspectives à leur dynastie napoléonienne ici ou là ; c’était de plus acquérir des titres de popularité héroïque dans cette ancienne patrie de leur famille, redevenue la patrie de leur exil.

Enfin ils étaient jeunes, et les révolutions sont l’instinct de la jeunesse, parce qu’elles pressent le pas du temps et parce qu’elles arrachent violemment à l’avenir le mot du destin. L’impatience, dans l’âme vraiment italienne du fils aîné de la reine Hortense, l’emporta sur la convenance de sa situation envers le pape ; il se laissa entraîner à la voix des patriotes romains, ses amis ; il marcha en volontaire avec eux contre les troupes du pape. Le feu de l’insurrection s’amortit avant de s’être propagé jusqu’à Rome : l’Italie se lève, mais ne se tient pas assez longtemps debout. Les fatigues d’une campagne d’hiver, les agitations d’un esprit qui ne savait pas bien où était le devoir, les fièvres contractées dans les campements nocturnes au milieu des régions insalubres de la malaria, emportèrent en peu de jours le prince. Il mourut sans gloire, quoique né pour la gloire : il se pressa trop de la saisir là où il crut apercevoir son ombre ; le Ciel lui devait peut-être une meilleure occasion, et une meilleure mort. L’impatience est le défaut, mais aussi la vertu de la jeunesse. Il fut jeune ; la mort l’en punit : c’était une grande dureté du destin.

XXVIII

Pendant que le prince mourait dans une bourgade des montagnes de Rome insurgées, la princesse Charlotte était restée à Florence, chez sa mère mourante. Léopold Robert donnait aux deux femmes les soins de l’amitié.

Léopold Robert, quoique républicain de patrie et plébéien de naissance, n’aimait pas les révolutions. — « Je ne les trouve bonnes », écrit-il à cette époque à son ami, M. Marcotte, « que quand elles sont faites par la plus grande masse, quand personne n’est sacrifié, et quand elles satisfont tout le monde. Je suis bien aise d’être à Florence, où tous les habitants aiment trop leur tranquillité et leur prince pour remuer ! »

Un pareil révolutionnaire était peu à compter parmi les patriotes d’Italie, car toute révolution est un déplacement, et tout déplacement dérange quelque chose ou quelqu’un dans le monde. Une révolution voulue et faite par tout le monde n’est plus une révolution ; c’est un progrès dans l’ordre. Mais le peintre raisonnait en politique comme Platon : c’est le défaut des artistes.

XXIX

La perte de son ami causa une profonde douleur à Robert ; cette douleur même le rendit plus empressé à consoler le deuil de la princesse. Sa mère et elle ne voyaient que lui, dans les premiers moments, à Florence. Voici en quels termes il en écrit à son correspondant le plus intime de Paris, M. Marcotte.

« Florence, 1831.

Je vois tous les jours ici les Bonaparte. Je connaissais particulièrement ce pauvre prince Napoléon ; sa femme et sa belle-mère, qui sont naturellement très affligées, m’engagent tant à y aller que chaque jour j’y vais un moment. Je les connaissais de vieille date. Elles sont extrêmement simples et accueillantes. Mais figurez-vous la situation de cette jeune veuve qui vient de faire une perte si cruelle ! La mère est infirme et ne peut vivre longtemps ; la fille est menacée de se voir bientôt seule au monde, ce qui rend sa position si intéressante. Vous me demandez pourquoi ce jeune prince Napoléon se trouvait avec les insurgés. C’est une de ces destinées qu’on peut dire malheureuses. Homme charmant, réunissant toutes les qualités, estimé de tous, aimant l’étude et fort instruit. Quand la fatalité amena ici son jeune frère, qui avait été renvoyé de Rome comme suspect, ces deux jeunes gens, ayant appris que leur mère (la reine Hortense) partait de Rome pour venir les rejoindre à Florence, à cause des troubles de la Romagne, voulurent aller au-devant d’elle ; ils furent reçus à Perugia, à Foligno, à Spoleto, à Terni, avec de si vives démonstrations de joie, on leur fit tant d’instances pour se joindre aux insurgés et pour leur prêter l’appui d’un grand nom, qu’ils se laissèrent entraîner, Napoléon par faiblesse. Quand je le vis à Terni, je m’aperçus combien il était préoccupé de la position où il mettait sa famille ; il m’en parla beaucoup, mais enfin le sort était jeté. Il a succombé à l’agitation d’une vie trop rude pour lui, accoutumé au calme et au repos ; on ne sait pas bien encore par quelle mort ; on parle de fièvre, de duel, de poison ; pour moi, je crois sa mort naturelle. Sa veuve est dans les larmes ; je n’ose encore la revoir. »

Quelques jours après il s’excuse, dans une lettre du 16 mai 1831, d’avoir suspendu son voyage vers Paris. On devine à ses expressions quel intérêt tendre l’attache presque à son insu à ce séjour. « Que vous dirai-je, sinon que Florence m’est chère par plus d’un motif, et que je pensais bien peu à y trouver des empêchements si forts pour la quitter. Croyez cependant que ce n’est rien d’indigne d’un honnête homme qui me lie ici, et, sans vous donner pour le moment d’autres détails, conservez-moi toute votre estime ! Le scrupule parle dans la réticence. »

XXX

Le secret est maintenant dévoilé par la mort : il aimait ; peut-être se flattait-il d’être aimé un jour !

L’isolement et les malheurs de cette jeune et intéressante princesse, poursuivie par la politique et par le sort, et jetée par ses adversités mêmes dans une intimité plus fraternelle avec ce seul ami de ses meilleurs jours, avaient changé la douce amitié de Rome en une irrémédiable passion. Cette flamme qui avait couvé sept ans dans le cœur du jeune homme, amortie par le devoir et par le respect, venait d’éclater sous la main même de la mort.

Dès qu’il s’en aperçut il eut le courage de s’enfuir jusqu’à Paris. Il y resta peu et il n’y jouit de rien. Il attrista ses amis par sa mélancolie, écrite sur ses traits. Il repartit soudainement pour Neuchâtel ; il chercha quelques souvenirs de ses jours obscurs dans sa famille, à la Chaux-de-Fonds. Il ne s’arrêta de nouveau qu’à Florence. « J’y ai retrouvé, dit-il, la princesse Charlotte ; sa mère et elle ne sortent pas du tout. Leur société m’est très agréable, parce qu’elle est douce, naturelle, simple, droite de cœur, vraie et franche. Je voudrais travailler à mon tableau des Saisons, mais il y a une épine dans ma vie qui me pique ; il faut que je m’éloigne ; peut-être à distance la sentirai-je moins ! » L’épine, c’était le regard de Charlotte.

Les lettres de Robert à cette époque sont pleines d’inspirations mystiques vers cette autre vie où l’on sera réuni à ce qui est digne d’être aimé dans ce bas monde. Il dessine son tombeau d’artiste, symbole des sombres pressentiments qui travaillaient son âme. Il s’enfuit de Florence à Venise pour exécuter ce tombeau. Qu’est-ce qui le décida cette fois à se détacher d’un séjour et d’une société intime qui le possédaient par tous les liens mystérieux de l’âme ? On l’ignore ; peut-être une jalousie maladive qu’il n’osait s’avouer à lui-même, mais dont la suite des événements a révélé quelques symptômes dans la vie de la princesse comme dans les lettres de Robert.

XXXI

À Venise, le secret de son amour lui échappe dans quelques-unes de ses lettres à son ami d’Argenteuil, M. Marcotte.

« Quant à des sentiments autres que ceux de l’estime et d’une vive amitié de la part de la princesse, je crois qu’ils n’existent pas. Ne serait-ce pas d’ailleurs une grande folie à moi de m’abandonner à un attrait toujours combattu par la raison ? Car, enfin, quelle illusion puis-je me faire, cher ami ? Cette liaison, je vous le répète, ne peut que m’élever l’âme et me donner le désir de me maintenir dans le sentier de la vertu. Quel avantage n’y a-t-il pas dans ces attachements qui donnent de l’intérêt à la vie et qui retrempent l’énergie du cœur ?… »« Elle part pour l’Angleterre », écrit-il en novembre de la même année, « elle laisse sa mère malade pour aller secourir son père infirme, à qui l’on ne permet pas de passer la mer. J’en éprouve une peine mortelle, et c’est le jour des Morts que j’ai appris cette triste nouvelle. Sans être superstitieux, il y a des coïncidences qui frappent, quoique la raison les écarte ; il me semble que je suis encore plus seul depuis hier !… Tant que j’ai conservé l’espoir de la revoir, je croyais mes sentiments pour elle très naturels ; à présent ils me possèdent trop. Tenez, voilà cette page que je vais vous confier et qui vous fera connaître cette inclination que vous avez soupçonnée et que je voulais me dérober à moi-même. »

Nous n’avons pas la page, mais, dans plusieurs lettres consécutives, il s’étudie en homme scrupuleux à justifier la princesse, non seulement de toute faiblesse, mais même de toute séduction volontaire avec lui… « Moi, moi seul, dit-il, je suis la cause d’un malheur que j’aurais dû renfermer en moi seul. Ne pensez pas qu’un autre que moi en soit coupable ou qu’elle ait le moindre reproche à se faire envers moi ou envers le monde. »

« Mon ami ! écrit-il encore trois mois avant sa mort, cet attachement ne me rend pas malheureux autant que vous le pouvez penser, et, vous le dirai-je ? toute remplie qu’en soit mon âme, je trouve cet état moins pénible que le vide du cœur. Je ne puis penser à Florence sans émotion ; la raison, le devoir, le caractère de mon attachement peut-être ne permettent pas à une tristesse violente de s’emparer de moi ; c’est seulement une mélancolie qui ne peut nuire à mes travaux. Une inclination qui n’a pour objet que les sens tourmente et abaisse ; celle qui ne s’attache qu’à la beauté de l’âme, à la bonté du cœur, aux charmes de l’esprit, ne peut qu’élever. Vertu, candeur, simplicité, tout est en elle ! Je ne romprai jamais des relations qui me sont si chères.… J’aime mieux que le temps amortisse une inclination que vous croyez trop passionnée et qu’il la transforme en amitié. Je dirai plus : je n’aurais point fait mon tableau (Les Pêcheurs) si mon cœur n’eût été nourri de cette tendresse. Elle m’a donné une énergie, une inspiration, un ressort que je n’aurais pas eus sans elle… Quant à la religion, si elle condamne les passions qui conduisent au vice, défend-elle les penchants qui en éloignent ? »

XXXII

Ce tableau des Pêcheurs, c’était sa vie et c’était sa mort ; il y peignait ses pressentiments et son dernier soupir. Aussi ce tableau fut-il son chef-d’œuvre. Jetons-y un long et dernier regard.

Les Moissonneurs avaient été l’apothéose de la félicité humaine ; les Pêcheurs sont l’agonie de la terre, le Dies iræ de l’art, le prélude de mort du génie frappé au cœur, l’angoisse des cruelles séparations.

Le ciel bas et brumeux de Venise en automne, le silence des grèves interrompu seulement par le bruit des pierres de ses quais qui tombent une à une dans l’eau morte de ses lagunes, étaient un site et un séjour admirablement choisis d’instinct pour la conception et pour l’exécution d’une telle œuvre. L’œuvre, la voici.

La scène se groupe sur un quai de Venise, en face de la mer ; une grande barque pontée de pêcheurs est à l’ancre sur le bord du quai. On passe du quai au navire par une planche qui sert de pont pour le chargement. Le mât se dresse dans le ciel ; la vergue, lourde de voile à demi déroulée, se hisse sur le mât ; un matelot, chargé d’un paquet de filets, passe sur la planche et jette son fardeau sur le pont. Au-delà du navire on voit se dérouler une mer terne et indécise entre le calme et la tempête ; le ciel est gris ; un gros nuage noir à gauche renferme des grains sinistres dans ses flancs ; de légers flocons de nuages, détachés et effilés en charpie sur la droite, annoncent que le vent souffle déjà impétueux dans les hautes régions de l’atmosphère, quoiqu’on ne le sente pas encore en bas. Quelques voiles lointaines rentrent au port en dansant sur les premières lames, comme des mouettes fouettées par l’ouragan de la haute mer. Les présages sont douteux ; la saison même n’est pas propice, l’heure ne l’est pas davantage ; on reconnaît le soir aux grandes ombres qui traînent sur la terre et aux reflets pâles d’un soleil couchant sur le sommet des édifices. Une branche de vigne à demi défeuillée, et dont les dernières feuilles, rougies par la gelée, pendent mortes le long d’un mur de clôture, pronostique l’hiver, qui double les périls du flot. Les pêcheurs sont réunis sur l’extrême bord du quai, un pied sur la terre, prêts à mettre l’autre sur le pont du navire. C’est là que se déroule tout le drame muet du tableau.

XXXIII

La première figure qui attire le regard, au sommet du groupe, est celle du père de famille, maître de la barque, roi de l’équipage. Il est déjà vêtu de sa capote de laine de pêcheur ; d’une main il s’appuie sur le trident et le harpon, instruments de pêche ; de l’autre il montre, par un geste inquiet, le nuage qui plombe dans le lointain sur la mer ; il sonde l’horizon d’un regard plein de pressentiments.

À sa gauche est un vieillard, compagnon résigné et insoucieux de la fortune du navire, qui apporte sur son épaule les diverses provisions de la navigation.

Devant lui, deux petits enfants, dont il est l’aïeul vont faire leur première campagne sur les flots. L’un des deux enfants, vêtu d’une capote à capuchon qui retombe sur son visage mouillé des larmes de sa mère, s’appuie sur l’épaule de son frère, en cherchant la main de son camarade pour y enlacer ses doigts : l’autre, plus jeune encore, mais d’un visage plus réfléchi, tourne et élève son joli visage vers la figure de son grand-père ; il semble lire dans les yeux du chef de la famille les terreurs de la prochaine nuit.

Ce groupe, qui fait contraster la mort et l’enfance, est digne, par l’expression des figures et par la naïveté des poses, de Corrége, ce poète des enfants.

XXXIV

En face de ce groupe, et plus rapprochés du navire, sont deux hommes de mer dans la vigueur de l’âge et de la rude profession. L’un est accroupi sur un tas de voiles ; il regarde obliquement le bord qu’on va quitter, sans savoir s’il le reverra jamais ; l’autre, debout, en beau costume dalmate, s’appuie d’une main sur une borne du quai, et tient de l’autre la boussole, prête à être encastrée dans l’habitacle ; on voit que c’est le pilote de la barque et vraisemblablement le gendre du pêcheur. Il détourne ses regards du quai et les plonge dans le lointain pour ne pas voir sa jeune épouse et son nouveau-né, qui sont debout aussi sur une marche du quai, assistant à l’embarquement en silence.

Entre le quai et le bord, un bel adolescent, au geste d’Achille, déroule et jette héroïquement sur la barque les lourds filets qui ruissellent en mailles et en cordages sur ses pieds. Ces trois figures sont d’une mâle beauté qui rappelle aussi l’antique ; quelques critiques les trouvent trop belles ; ils accusent l’expression de leur physionomie et leur attitude de trop de majesté pour des hommes de leur profession. Mais ces critiques de Paris ne sont jamais allés en Italie ou en Grèce ; ils auraient vu partout des physionomies et des poses héroïques, dans des groupes de pasteurs ou de matelots. Cette terre est majestueuse de naissance ; la nature humaine y porte la couronne, une empreinte de dignité et de noblesse qu’aucune profession ne fait déroger. Voyez Homère : est-ce que Nausicaa n’est pas princesse en lavant ses robes à la fontaine ? Est-ce que le conducteur de bœufs, de porcs ou de mules, n’y tient pas le fouet ou l’aiguillon comme les rois y tiennent le sceptre ? Les regards de tous ces hommes, admirablement groupés dans leurs attitudes diverses, ont l’unité du même sentiment : l’attention sombre à l’horizon menaçant ; la préoccupation muette du vent qui va sortir du nuage. Une transe courageuse, mais prévoyante, jette le même frisson sur tous ces visages, à l’exception du jeune adolescent ; celui-là n’a sur la figure que la mâle fierté de son métier et la présomption de son ignorance. Le danger, pour lui, n’existe pas. On le regarde, on l’admire ; il suffit.

XXXV

Mais à deux pas de l’adolescent sont sa mère et sa sœur ; le pathétique commence là avec la femme et l’enfant : la mère, vieillie par la maladie plus que par l’âge, est languissamment assise sur une des marches du quai des Esclavons, adossée au mur d’une masure qui est sans doute la sienne ; son bâton, qui échappe à sa main affaissée, atteste qu’elle est infirme et qu’elle s’est traînée avec effort jusque-là, pour voir une dernière fois l’embarquement de son mari et de ses jeunes enfants ; elle les recommande à Dieu de ses lèvres pâles et balbutiantes. Son regard est attaché sur le mari et sur les enfants. L’adieu est déjà dit ; ces chers parents ont le pied sur le pont de la barque ; la mer les ramènera-t-elle ? la retrouveront-ils quand ils reviendront ? Problème touchant qui se pose sur tous les visages ! Pour elle, le problème semble déjà résolu ; elle n’a plus qu’un souffle de vie, ce souffle est dans son cœur. Une larme monte aux yeux quand on la regarde.

XXXVI

À côté d’elle, mais debout, est une toute jeune femme, sa fille sans aucun doute ; elle tient sur son bras un petit enfant nouveau-né, sur la tête duquel elle incline et elle presse son front, comme si cette tendre pression s’adressait à son mari qui s’embarque.

Son mari est un de ces deux beaux et vigoureux marins, tout pensifs, qui se préparent au départ ; elle ne les regarde déjà plus, car elle ne verrait plus à travers ses larmes ; ses joues sont pâles et fanées de sa douleur ; mais cette douleur est calme et belle comme l’habitude de la résignation dans une profession qui vit de périls mortels. Son attitude et son pauvre costume de contadine de Chioggia rappellent les madones de Perugin ou de Sasso-Ferato ; mais la divinité ici n’est que dans la tristesse : c’est la figure du pressentiment ; on voit, dans la mère malade, le tombeau ; on voit, dans la jeune femme et dans l’enfant, la future indigence. Nul doute, cependant, qu’une réminiscence de la princesse Charlotte ne se retrouve dans le charmant visage de la jeune mère. La main ne peut pas s’abstraire du cœur ; quand le modèle est sans cesse dans l’âme, il se reproduit à notre insu dans le tableau.

XXXVII

Léopold Robert travaillait au tableau des Pêcheurs avec patience et assiduité, comme au monument de sa vie, tantôt ardent à l’œuvre, tantôt découragé et laissant tomber ses pinceaux. Enfermé avec le seul compagnon de sa vie, son frère Aurèle Robert, dans le grenier d’un palais de Venise qui lui servait d’atelier, il retouchait et modifiait infatigablement ses figures. Il finit par leur donner à toutes cette impression de terreur tragique ou de douleur anticipée qui en fait un drame pathétique, intelligible au premier regard, et indélébile dans le souvenir une fois qu’on l’a regardé.

On voit dans ses lettres, à cette époque, qu’il tremble également de l’achever ou de le laisser imparfait. C’est son adieu au monde ou c’est le chef-d’œuvre qu’il veut faire acclamer par l’univers, pour que l’excès de sa gloire lui mérite l’excès du bonheur dans la possession de ce qu’il aime. Il rêvait évidemment, pendant ce travail à Venise, ce que le Tasse avait rêvé à Ferrare pendant qu’il composait le huitième chant de la Jérusalem, de légitimer, à force de renommée, ses prétentions à la main d’une autre Éléonore.

Son secret, concentré dans son cœur, s’y envenimait par le silence ; tantôt il songeait à revenir à Florence, après avoir fini son tableau, tantôt à fuir plus loin encore de l’idole qui le retenait et qui le repoussait tour à tour. Une correspondance fréquente, et dont on ne connaît pas les termes, existait entre la princesse et lui. Son frère Aurèle, cependant, voyait quelquefois les lettres, brûlées depuis ; si l’on en croit ce témoin consciencieux et véridique, ces lettres n’exprimaient que l’amitié la plus vive, mais la plus irréprochable. L’homme souvent traduit mal le cœur de la femme ; souvent aussi l’expression, sous une plume de femme, dépasse la pensée, quand elle écrit à celui par qui elle se sent aimée ; il y a une politesse tendre du cœur qui flatte et qui prolonge l’illusion d’un ami. On laisse trop croire, de peur de trop détromper. Si c’est une faute, c’est la faute de la bonté.

« Les lettres de la princesse que j’ai vues, dit le frère de Léopold, étaient empreintes d’un intérêt constant, qui pouvait provenir seulement de l’estime pour le talent et pour le caractère de Léopold. Il aurait fallu des yeux plus clairvoyants que les miens pour y découvrir d’autres sentiments, car il y régnait une réserve d’expressions toute platonique… Peut-être, ajoute-t-il, est-ce là ce qui a fait durer l’illusion. Si le génie ne se croit pas égal au rang, pourquoi s’approche-t-il de ce qui est au-dessus de lui (par les convenances de ce monde) ? »

Ces expressions du frère et du confident du grand artiste ne laissent aucun doute sur la cause de sa mort ; on ignore seulement quelle en fut l’occasion immédiate et déterminante. Des révélations subséquentes, et que le double respect de deux tombes ne permet pas d’approfondir, laissent seulement entrevoir dans ce mystère une vague probabilité.

La princesse n’avait donné qu’une tendre amitié au fidèle artiste. Un jeune et héroïque étranger, d’un grand nom, exilé comme elle de sa patrie et errant en Italie, comme elle, après l’ombre de la liberté, avait son amour. Cet amour se dénoua bientôt après par une catastrophe dont elle fut la victime. Elle n’en avait pas fait la confidence encore à son ami de Venise. On conçoit tout ce qu’il devait en coûter à cette femme, qui recevait de Léopold plus qu’elle ne pouvait rendre, de lui faire un pareil aveu ; cet aveu ne se fait jamais que par l’événement à un ami jeune et passionné, qui regarde toujours comme dérobé à son espérance ce qu’on a donné de tendresse à un autre.

Peut-être y eut-il un jour, une heure, une lettre de la princesse à Léopold, où cet aveu s’échappa, par devoir ou par nécessité, de sa plume. Peut-être une rumeur publique, venue de Florence et mentionnée par hasard dans une conversation devant lui, un soir à Venise, lui apporta-t-elle la fatale révélation. On n’a pas lu la dernière lettre, on n’a pas su avec quel indiscret étranger Léopold s’était entretenu, ce jour-là, sur le quai de Venise. Tout est resté mystère, conjecture, énigme, dont un seul homme a le mot, l’illustre étranger aimé d’une femme morte, et qui ne peut, sans sacrilège, trahir sa vie et sa mort ! Léopold Robert semble avoir pris soin lui-même, peu de moments avant sa fin, de prévenir toute interprétation offensante à l’honneur de la princesse. « Je ne veux pas quitter ce sujet (sa tristesse) », écrit-il à M. Marcotte, « sans vous faire une prière… c’est de ne faire aucune supposition qui puisse être désavantageuse à une personne dont les qualités et les mérites appellent non seulement la considération, mais l’attachement de tous ceux qui l’approchent. D’ailleurs mes sentiments pour elle sont nobles et purs, et, quand ils auront plus de calme, ils me feront trouver un bien dans ce qui m’a tant agité… »

Il cherchait ce bien et cet apaisement dans la religion et dans la prière ; la Bible de sa mère était sans cesse dans ses mains ; il y trouvait des souvenirs ; il n’y puisa pas assez la résignation et la force ; il ne trouva pas non plus en lui-même la mâle et tendre impassibilité de Michel-Ange, qui, voyant dans son cercueil, couvert de fleurs, passer le visage adoré de Vittoria Colonna, s’écria : Que ne l’ai-je du moins baisée au front !… Mais Michel-Ange était un héros ; Léopold Robert n’était qu’un homme ; et puis, ne se console-t-on pas plus virilement de la mort que de l’indifférence de celle dont on se flattait d’être aimé ?…

XXXVIII

Quoiqu’il en soit, le 20 mars 1835, après avoir entendu dans la soirée de la veille le Requiem de Mozart, chanté, à sa prière, par deux Allemands musiciens de sa connaissance ; après avoir donné quelques coups de pinceau à son tableau et après avoir lu en silence quelques versets de sa Bible, il était monté à son atelier, où son frère, en entrant, le trouva sans vie au pied de son chevalet. Il s’était frappé à la gorge d’un seul coup qui avait tranché sa destinée, son amour, sa gloire : malade, comme il l’avait dit une fois lui-même, de la maladie de ceux qui ont aspiré trop haut !…

Il dort dans la patrie de Canova, avec lequel il eut tant de ressemblance par le sentiment du beau, ce vrai but de l’art. Son corps est indiqué au passant par une simple pierre où ses amis ont gravé son nom. Il repose dans la petite île de Saint-Christophe, parmi les lagunes de Venise. La mer qu’il peignit de là, dans ses Pêcheurs, se déroule terne et brumeuse autour de l’îlot. Était-ce une prévision de sa destinée ? Son tombeau était dans son horizon, sa tristesse était dans les physionomies de ses figures ; le navire sur lequel cette famille va s’embarquer ressemble à un catafalque, au sommet duquel la vergue et le mât figurent une croix funèbre sur la sépulture des vagues !

Que les voyageurs sympathiques à la mélancolie de l’âme et à la maladie mortelle du génie (trop aspirer) aillent penser et prier sur ce petit tertre de sable qui recouvre sa tombe. Son âme n’était pas responsable de sa main ; la nature ne l’avait pas doué ou il n’avait pas exercé en lui la force nécessaire à ces grands hommes, destinés à lutter avec ce qu’on nomme l’idéal ; l’idéal fait plus de victimes qu’on ne pense : c’est la maladie des grandes imaginations qui ont un faible cœur. Où Michel-Ange aurait survécu, Léopold Robert succomba. Plaignons-le, ne l’accusons pas. Sa mort ne fut pas une délibération de sa raison, mais un accès de défaillance qui anéantit sa raison. Il y a des organisations qui n’ont pas la trempe de leur volonté ; la vie les tue par leur puissance même de trop sentir. Nous ne l’excusons pas, à Dieu ne plaise ! Nous l’interprétons.

XXXIX

Tel fut Léopold Robert. Quand on mesure par la pensée tout ce qu’il y a de sensibilité dans ses deux œuvres capitales : les Moissonneurs et les Pêcheurs de l’Adriatique ; quand on le voit passer, comme par une gamme prodigieuse, des impressions humaines de l’excès de vie, de jeunesse, d’amour, de bonheur, dans le char des Moissonneurs, à l’excès de mélancolie et d’abattement dans la barque des Pêcheurs ; quand on parcourt la distance morale qu’il y a de la figure de la fiancée couronnée d’épis et de pavots, dansant devant les bœufs du tableau de la Madonna dell’Arco, à la figure de la jeune épouse transie des frissons du départ, pressant son nourrisson dans ses bras, ou à la figure de la femme âgée et mourante, voyant partir pour la première fois ses deux petits-fils et voyant partir, pour la dernière fois aussi, le mari vieilli de ses beaux jours, qu’elle ne verra plus revenir, on comprend tout ce qu’a dû sentir, dans la moelle de ses nerfs, le peintre capable d’avoir exprimé ainsi les deux pôles extrêmes de la sensibilité humaine : l’excès de la félicité, l’excès de la douleur. Une telle puissance de sentir était, pour Robert, une impuissance de vivre. Notre faculté de souffrir est en raison de notre faculté de sentir : tel meurt d’un événement dont tel autre sourit ; en lui la note avait brisé le clavier.

XL

Le succès des Pêcheurs de l’Adriatique, qui arrivait à Paris le jour ou l’âme de Robert s’envolait rejoindre ailleurs l’âme de Titien et de Raphaël, ne fut pas un succès, mais un triomphe. La couronne d’enthousiasme, comme celle du Tasse, ne décora qu’un tombeau ; les gravures, à millions d’exemplaires, cette édition des tableaux, répandit, du palais à la chaumière, l’œuvre posthume de Léopold. Depuis ce jour on n’a pas cessé de s’extasier sur ces deux pendants de la joie et de la tristesse, les Moissonneurs et les Pêcheurs. La critique, qui constate la gloire comme l’ombre constate le corps quand il y a du soleil en haut, n’a pas cessé non plus de protester contre notre enthousiasme à nous ignorants ; mais l’ignorance aura le dernier mot, car elle est l’instinct des sens et de l’âme. L’âme et les sens ne se trompent pas, tandis que la critique se trompe et que l’envie blasphème au lieu de juger.

Léopold Robert survivra, parce qu’il est, comme le tendre et pieux Scheffer, qui vient de mourir, un novateur, un initiateur, un inventeur d’un nouveau genre de peinture : la peinture d’expression, la peinture spiritualiste, la peinture qui vient de l’âme, qui s’adresse à l’âme, qui émeut l’âme presque sans passer par les sens. C’est un défaut, disent les savants ; cette peinture n’est qu’une sorte de gravure, cette peinture fait penser et sentir, mais elle ne fait pas assez voir ; elle n’accentue pas assez les objets ; elle ne colorie pas assez la nature ; elle ne sculpte pas assez les figures sur la toile, par le jeu savant et puissant des jours et des ombres, pour faire saillir en relief les objets de la surface plane du tableau ; elle n’étonne pas comme Michel-Ange ; elle n’illumine pas comme Raphaël ; elle n’éblouit pas comme Titien ; elle n’éclabousse pas comme Rubens ; oui, mais elle rappelle Van Dyck, ce traducteur de l’âme sur les traits presque incolores de la physionomie.

XLI

Tout cela est vrai ! Nous ne voulons pas louer un genre par ses défauts, ni donner à deux grands peintres quelques qualités de métier qui peuvent leur manquer. Sans doute il y a eu et il y a, aujourd’hui surtout, en France, où une génération de grands peintres prépare un second siècle de Léon X, en deçà des Alpes, il y a des peintres qui peignent, comme Géricault, ou dessinent, comme Michel-Ange, avec le crayon fougueux et infaillible qui calque les formes du Créateur, qui sculpte la charpente des os et des muscles du corps humain ; il y en a qui ont ravi à Titien le coloris, à Raphaël la grâce, à Rubens l’éblouissement et l’empâtement profond, délayés dans des rayons par leurs pinceaux ruisselants ; il y en a qui font nager, comme Huet, leurs paysages, sévèrement réfléchis par un œil pensif, dans les lumières sereines de Claude Lorrain ou dans les ombres transparentes de Poussin ; il y en a qui pétrissent, comme Delacroix, en pâtes splendides, les teintes de l’arc-en-ciel sur leurs palettes ; il y en a qui, comme Gudin, font onduler la lumière et étinceler l’écume sur les vagues remuées par le souffle de leurs lèvres ; il y en a, comme Meissonier, qui donnent aux scènes et aux intérieurs de la vie domestique l’intérêt, la réalité, le pittoresque et le classique de la peinture héroïque ; il y en a qui, comme mademoiselle Rosa Bonheur, transportent avec une vigueur masculine, sur la grande toile, les pastorales de Théocrite, les chevaux de charrette ou les taureaux fumants dans le sillon retourné par le soc luisant ; il y en a qui, comme les deux Lehmann, dont le plus jeune, dans sa Graziella écoutant le livre qu’on lui lit à la lueur du crépuscule, sur la terrasse de l’île de Procida, au bord de la mer, semblent avoir retrouvé sur leur palette l’âme mélodieuse de Léopold Robert. Mais y en a-t-il qui, avec tout leur art, quoique techniquement très supérieurs à Léopold Robert, fassent penser et parler la toile, la langue, l’âme, en termes aussi expressifs et aussi pathétiques que l’écrivain des Moissonneurs et des Pêcheurs ? Y en a-t-il qui donnent en quelques traits de pinceau une émotion si profonde et si durable au cœur ? En un mot, y en a-t-il qui sentent plus et qui exprimeraient mieux ? Or peindre n’est-ce pas exprimer ? Que me font le dessin et la couleur si vous ne me faites pas penser et sentir ? Un rayon de soleil sur la plaque du photographe dessine mieux encore que votre crayon, et un arc-en-ciel a plus de couleurs que vos palettes.

Mais prenez un enfant, menez-le devant le tableau des Moissonneurs, demandez-lui ce que disent ces deux têtes de buffles attelés au timon. — Ils disent, répondra l’enfant, la fatigue du jour qui se repose et l’obéissance des animaux heureuse d’obéir au jeune bouvier qui caresse de sa main distraite leurs rudes poils entre leurs cornes sur leurs fronts. C’est l’association volontaire de l’animal domestique et de l’homme, l’amour entre deux. — Que disent ces deux joueurs de cornemuse, par leurs gestes et par le mouvement gauche et aviné de leurs pieds poudreux ? Ils disent l’ivresse de la moisson qui commence, et la joie de la terre qui fait bondir les pieds de l’homme à la réception des dons de Dieu. — Que dit le visage de cette jeune et belle moissonneuse, regardant de loin les musiciens des Abruzzes ? Elle dit que les pas grotesques des danseurs la font sourire en dedans, mais qu’elle pense au jour prochain de ses noces avec le fils du maître du champ qui gouverne les buffles, jour où elle formera elle-même, avec ses compagnes, aux sons de la même zampogna, des pas plus légers et plus gracieux. — Et que dit le toucheur de buffles ? Il dit qu’il est fier et content de son attelage, qu’il a le consentement de son père à sa prochaine union avec la belle Coupeuse des gerbes voisines, et qu’il défie avec assurance le destin de lui ravir sa jeunesse et son bonheur. — Et que dit la jeune mère, debout sur le char, son nouveau-né dans les bras ? Elle dit qu’elle méprise désormais ces musiques, ces danses, ces joies folles de la jeunesse, qu’elle a recueilli toute sa pensée dans la tendresse sévère de son mari, assis sur le buffle, et tout son avenir dans ce nourrisson pressé sur son sein. — Et ce vieillard, maître du champ, accoudé sur les sacs, regardant avec une affectueuse indifférence les musiciens, les danseurs, la moisson, le soleil couchant, que dit-il ? Il dit que son soleil, à lui, baisse aussi, que sa famille est établie et prospère, que ses champs sont riches de gerbes, que ses cheveux blancs, qui s’échappent de son chapeau sur ses tempes amaigries et pâles, lui annoncent la fin des labours et des moissons ici-bas, et que l’automne de la terre lui prédit sa propre automne.

XLII

Passons à l’autre tableau : les Pêcheurs de l’Adriatique, et continuons d’interroger l’enfant sur la signification si différente de ces visages attristés, par ce nuage, sur ce départ. — Que dit le maître de la barque ? Il dit que le coup de vent est là-bas sous ce nuage lointain, qu’il montre du geste à l’équipage, et qu’il faut s’attendre à de rudes lames en pleine mer. — Que disent les deux têtes de ces deux petits enfants sous leur capuchon ? Elles disent qu’elles affrontent pour la première fois la mer, qu’elles sont toutes tièdes encore des baisers de leur aïeule malade, qu’elles frissonnent au vent froid de la vague salée, et qu’il faut bien écouter et bien regarder le père, leur seule et tendre providence sur les flots pendant la manœuvre.

— Et que disent ces deux mâles, mais sombres visages de pilote et de chef d’équipage, adossés à la barque et détournant leurs regards du quai, d’où les femmes regardent l’embarquement ? Elles disent que la résolution et le péril visible luttent dans leurs pensées, muettes sur leurs lèvres, et qu’il y a à l’horizon un point noir d’où la mort peut tomber avec le vent. — Et que dit le visage du jeune fils qui déplie si majestueusement les filets, sans rien regarder ni sur terre ni sur mer ? Il dit l’orgueil de son premier embarquement pour une grande traversée et la présomption de la jeunesse qui ne peut pas croire à la mort. — Et que dit la jeune mariée, debout, son nouveau-né dans le pli de son manteau sur ses bras ? Elle dit que son cœur n’est déjà plus dans sa poitrine, mais qu’il est déjà sur la barque, à demi mort, au milieu de la bourrasque, avec son mari qui la quitte pour la première fois. — Et que dit la femme malade, assise sur la marche du quai, auprès du cep de vigne défeuillé par le vent de mer ? Elle ne dit plus rien ; elle est déjà morte, morte d’angoisse autant que de maladie, sans avoir revu ni son mari, compagnon encore robuste de sa longue vie, ni ces deux petits garçons, ces derniers-nés lancés à la mer avant l’âge. — Et que dit l’ensemble de toutes ces figures et de toutes ces physionomies répercutées les unes sur les autres ? Il dit l’agonie sur la terre et le naufrage sur la mer, l’angoisse de la mort partout, l’éternelle séparation.

XLIII

Or combien n’a-t-il pas fallu de réflexion, de sensibilité, de création mentale et manuelle, au peintre de ces deux grandes scènes de la vie humaine, pour avoir conçu, reproduit, exprimé tant de sentiments divers dans les physionomies de tant de personnages, si heureusement ou si douloureusement impressionnés ? Combien n’a-t-il pas fallu de génie expressif pour traduire tant d’âme et tant de nuances d’âme sur les traits de ces visages ? et, ajoutons, sur des traits toujours beaux ; car, dans Léopold Robert comme dans la statuaire grecque, l’expression n’enlève jamais rien au beau, cette première condition de l’idéal dans l’art.

Et comment distinguerez-vous, dans des œuvres si fortement empreintes de pensées et si communicatives de sentiment, comment distinguerez-vous, disons-nous, la peinture de la littérature, le dessinateur du poète, le peintre du philosophe, le tableau du livre ? Est-ce que l’un ne vous parle pas aussi clairement et aussi éloquemment que l’autre ? Est-ce que la toile ne vaut pas la page ? Est-ce que le pinceau ne rivalise pas avec la plume ? Est-ce qu’il y a plus de langage dans un mot écrit que dans un trait peint ? Est-ce que Michel-Ange n’est pas aussi foudroyant que Bossuet ? Est-ce que Raphaël n’est pas aussi lyrique dans la Transfiguration qu’Isaïe ? Est-ce que Scheffer n’est pas aussi mystique que saint Augustin ? Est-ce que Léopold Robert n’est pas aussi pathétique que Bernardin de Saint-Pierre dans son naufrage de Virginie ? Est-ce qu’en sortant d’une galerie du Louvre ou du Vatican vous ne vous sentez pas l’âme aussi remuée qu’en fermant les plus beaux livres d’une bibliothèque ?

S’il en est ainsi, pourquoi donc vous étonneriez-vous que j’aie fait entrer, pour la première fois, la musique et la peinture, et bientôt la statuaire, dans un cours de littérature ?

Et pourquoi n’aurais-je pas choisi, pour cette innovation, un des plus littéraires des peintres de ce temps, Léopold Robert ? Car c’est véritablement pour moi celui dont le crayon se rapproche le plus de la plume, le plus pensif et le plus senti, avec Scheffer, de tous ceux qui ont écrit leur âme avec des formes et des couleurs sur une toile. Ce ne sera pas un peintre si vous voulez, dirai-je à ces critiques, mais ce sera le plus lyrique, le plus pathétique, le plus dramatique, le plus idéal des écrivains à l’huile ! Et si vous doutez de son talent, regardez sa vie et regardez sa mort ; il a vécu de ses rêves, il a peint du sang de son cœur, il est mort de son génie. Blâmons son acte ; plaignons sa défaillance ; mais aimons son âme. Tout est infini en Dieu, même le pardon !

Lamartine.