LXXXIIe entretien.
Socrate et Platon.
Philosophie
grecque. Deuxième partie.
I
Toute la substance et toute la beauté de la philosophie de Platon, ou plutôt de Socrate, sont contenues dans le sublime dialogue du Phédon, que nous venons de lire ensemble. Cette philosophie peut se résumer en ces mots :
L’intelligence humaine n’est que le reflet de l’intelligence divine ; nos idées ont leur source et leur type en Dieu, idée et type suprême de tout ce qui est dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel.
Les idées de Dieu sont le moule et le modèle de tout, la raison efficiente de toute beauté et de toute bonté dans les choses. Ces idées ne nous sont point données par les sens ; les sens, étant matière, ne peuvent pas penser, ni par conséquent produire les idées.
Les idées sont nées avec notre âme, et ne font que s’appliquer, pendant notre existence terrestre, aux phénomènes qui sont sous notre perception.
Comment l’âme, qui est immatérielle, peut-elle agir sur nos sens, qui sont matière ? et comment les sens, qui sont matière, peuvent-ils agir sur l’âme immatérielle ? Platon s’arrête ici comme l’esprit humain ; il s’embarrasse dans ses paroles équivoques, et il ne conclut pas, parce qu’il n’y a évidemment rien à conclure.
Un seul mot explique cette inexplicable union de l’âme et du corps, et ce mot est : mystère.
La philosophie arabe dit seule le vrai mot de ce mystère, comme la philosophie du christianisme : Dieu l’a voulu ainsi ! C’est le mot vrai, et hors ce mot tout est absurde.
L’âme ne tire donc, selon Platon, la lumière innée, ou la révélation préexistante qui l’éclaire, que d’une certaine participation non définie, et indéfinissable en effet, de l’essence divine ou de la nature de Dieu. Ce dogme vient évidemment du haut Orient ; il touche à ce qu’on appelle improprement panthéisme, panthéisme dont on pourrait également accuser le christianisme dans ces mots de saint Paul : Nous vivons en Dieu, nous nous mouvons en Dieu, nous sommes, nous existons en Dieu.
II
Il y a deux sciences, continue le platonisme : l’une, qui vient par les sens, et qui est faible, étroite, fautive, subalterne comme les sens ; de ce genre sont les mathématiques elles-mêmes, qui ne définissent que des choses matérielles elles-mêmes comme les sens, espaces, étendues, nombres, etc.
L’autre science, qui préexiste en nous, et qui est en nous une sorte de réminiscence des choses divines, est la science de ce qui est et ce qui doit être en soi-même, de ce qui est conforme au modèle intérieur divin des choses, le beau, le bon, le juste, le saint, le parfait, l’absolu, l’idéal, comme nous disons aujourd’hui.
Platon dégage de cette théorie toutes les applications morales ou politiques qui en découlent. Sa théologie et sa législation sont d’une seule et même nature : l’idéal de la perfection.
Une seule chose l’embarrasse dans cette théologie, c’est l’existence de la matière ; il ne veut pas la reconnaître divine, et cependant il ne veut pas reconnaître que Dieu ait pu créer, lui esprit, une substance si étrangère à sa perfection ; il fait donc coexister la matière avec Dieu.
Les théogonies indienne, persane, égyptienne, biblique même, qui toutes présentent au commencement une sorte de matière confuse et inorganique, nommée chaos, sur laquelle Dieu opère, en apparaissant, la forme, la vie, l’ordre, la lumière, la beauté, ont donné l’exemple de cette erreur.
Ici encore, Platon se trouble et balbutie comme tous ses prédécesseurs, faute de reconnaître son insuffisance à expliquer l’inexplicable, et à prononcer le grand mot de mystère, seule définition des opérations de Dieu.
III
On a vu cependant combien, dans le Phédon, cette philosophie spiritualiste, la seule vraie, la seule noble, la seule honnête dans ses conséquences, produit la moralité dans les paroles, dans la vie et dans la mort de Socrate. Quand on a lu cette mort dans le Phédon, on se sent comme un air de joie et de fête dans l’âme ; on croit sortir d’un banquet au lieu de sortir d’un supplice. Une émanation du ciel a découlé sur la terre de cet holocauste d’un philosophe à la vérité, d’un homme de bien à la vertu, et d’un mourant à l’immortelle espérance.
Mais, nous le répétons avec douleur, là s’arrête la divinité philosophique de Platon ; presque dans tous ses autres dialogues le saint disparaît, le rhéteur se montre, argumente, et le dialecticien, faisant un ennuyeux abus de la parole, se livre à des puérilités d’esprit qui font rougir le génie grec.
Nous ne vous en donnerons ici qu’un exemple ; il y en a presque autant que de pages dans ce pire des jeux d’esprit, le jeu de mots, le son pris pour l’idée, la parole pervertie de son sens.
Ouvrez le dialogue intitulé l’Euthydème. M. Cousin, justement scandalisé, n’y voit qu’une simple parodie des sophistes ; mais l’argumentation sophistique est trop semblable à d’autres argumentations employées très sérieusement et très habituellement par Platon, pour n’y pas reconnaître la manière de Platon lui-même.
IV
« Crois-tu qu’il soit possible de mentir ? » dit Euthydème à Ctésippe.
« — Oui, par Jupiter, à moins que je ne sois fou
« — Mais celui qui ment dit-il la chose dont il est question, ou ne la dit-il pas ?
« — Il la dit.
« — S’il la dit, il ne dit rien autre chose que ce qu’il dit.
« — Sans doute.
« — Or, ce qu’il dit, n’est-ce pas une certaine chose ?
« — Qui en doute ?
« — Donc celui qui la dit dit une chose qui est ?
« — Oui.
« — Mais celui qui dit ce qui est dit la vérité. Si donc Dionysodore a dit ce qui est, il a parlé vrai et n’a pas menti ?
« — Oui, Euthydème, répondit Ctésippe ; mais qui dit cela ne dit pas ce qui est ? » Alors Euthydème reprenant :
« Les choses qui ne sont pas ne sont pas, n’est-il pas vrai ?
« — D’accord, les choses qui ne sont pas, ne sont nullement.
« — Mais se peut-il qu’un homme agisse vis-à-vis ce qui n’est pas, et qu’il fasse ce qui n’est en aucune manière ?
« — Il ne me paraît pas, répondit Ctésippe.
« — Mais parler devant le peuple, n’est-ce pas agir ?
« — Oui, certes.
« — Si c’est agir, c’est faire ?
« — Oui.
« — Parler, c’est donc agir, c’est donc faire ?
« — J’en conviens.
« — Personne ne dit donc ce qui n’est pas, car il en ferait quelque chose, et tu viens de m’avouer qu’il est impossible de faire ce qui n’est pas. Ainsi donc, de ton propre aveu, personne ne peut mentir ; et, si Dionysodore a parlé, il a dit des choses vraies et qui sont effectivement.
« — Par Jupiter ! Euthydème, répondit Ctésippe, Dionysodore a dit peut-être ce qui est ; mais il ne l’a pas dit comme il est.
« — Que dis-tu, Ctésippe ? repartit Dionysodore ; y a-t-il des gens qui disent les choses comme elles sont ?
« — Il y en a, répondit Ctésippe, et ce sont les gens de bien, les hommes véridiques.
« — Mais, reprit Dionysodore, le bien n’est-il pas bien, et le mal n’est-il pas mal ?
« — Je l’avoue.
« — Et tu soutiens que les hommes honnêtes disent les choses comme elles sont ?
« — Je le prétends.
« — Les honnêtes gens disent donc mal le mal, puisqu’ils disent les choses comme elles sont ?
« — Par Jupiter ! oui. » reprit Ctésippe, etc.
La plume se refuse à copier de telles logomachies, et cependant, soit comme parodies, soit comme arguments, de semblables dialogues sont puérils d’un bout à l’autre. La verbosité oiseuse du philosophe et de ses interlocuteurs ne les rend pas moins fastidieux dans beaucoup de leurs parties, qu’ils ne sont frivoles dans quelques-unes.
Hélas ! les Grecs nous avaient devancés dans l’invention du jeu de mots. Mais nous ne jouons sur les mots que sur les théâtres forains ou triviaux de nos capitales : les Grecs d’alors jouaient sur le mot dans la chaire des philosophes et dans l’académie présidée par Platon. Jamais plus de scorie n’enveloppa, dans le livre d’un sage, le diamant rare, mais éclatant, de la vérité.
V
Le livre le plus célèbre de Platon, après les Dialogues, est sa République.
La République de Platon est ce qu’on appelle une utopie. Une utopie est une chimère qu’un esprit juste ou faux, ingénieux ou borné, se complaît à créer pour incarner son idéal ou son système dans une institution religieuse, politique ou sociale, le modèle de ses pensées.
De tous temps, il y a eu des esprits oisifs et rêveurs qui ont prétendu ainsi refaire de fond en comble le monde religieux, politique ou social à leur image. Tous ont échoué et tous échoueront éternellement, parce que le monde religieux, politique ou social qui a été fait jour à jour, pendant les siècles des siècles, conformément à la nature de l’homme, ne peut se refaire aussi que jour à jour pendant la durée des siècles, conformément aux idées plus développées de l’humanité tout entière.
Un homme seul peut rêver éveillé tout ce qui lui plaît ; il soulève le monde, mais le monde ne se sent point soulevé ; et, s’il se sentait soulevé un moment par le rêve de l’utopiste, il écraserait, en retombant de tout son poids de monde réel, le monde chimérique du nouveau Platon.
Entre un politique et un utopiste, il y a la différence du songe à la réalité, c’est-à-dire d’une ombre à un monde : l’un plane dans les régions du possible ou de l’impossible (car ces songes, si l’utopiste est absurde, sont bien souvent même des impossibilités) ; l’autre marche sur le sol inégal, raboteux et résistant des choses humaines. L’un pense, et l’autre touche. Du contact à la pensée il y a un monde aussi.
VI
Ce fut la tentation de beaucoup de grands esprits, depuis qu’il y a des penseurs dans le monde, de se révolter, au moins en imagination, contre la nature des choses ; de s’imaginer qu’ils étaient dieux, de critiquer avec mépris l’œuvre du Créateur ; de reprendre l’univers moral en sous-œuvre, de renverser toutes les institutions plus ou moins parfaites de l’humanité, et de reconstruire idéalement une société sur le plan radical de leur imagination, en faisant abstraction des instincts, des traditions, des habitudes, cette seconde nature, des nécessités, des expériences, des nationalités et des faits historiques, qui ont produit, fait par fait et siècle par siècle, les institutions fondamentales et universelles sur lesquelles repose l’espèce humaine.
Platon, en Grèce ;
Thomas Morus, en Angleterre ;
Vico, en Italie ;
Fénelon même, en France, dans son poème politique du Télémaque ;
J.-J. Rousseau, dans son Contrat social et dans ses Plans de constitution pour la Pologne ;
L’abbé de Saint-Pierre, dans sa Paix universelle ;
Robespierre et Saint-Just, dans leur système d’égalité et de nivellement démocratique à tout prix, qui auraient décapité la société jusqu’à la dernière unité vivante, pour que l’un ne dépassât pas l’autre d’une faculté, d’une obole ou d’un cheveu ;
Babeuf, dans sa communauté des biens ;
Saint-Simon, de nos jours, dans sa proportion algébrique entre les aptitudes et les fonctions ;
Fourrier, dans son cauchemar d’industrie, réduisant toute la société physique et morale à une association en commandite dont Dieu est le commanditaire, et promettant à l’homme jusqu’à des organes naturels de plus, pour jouir de félicites plus matérielles ;
Cabet, dans son Icarie indéfinissable, chaos d’une tête vague, qui ne savait pas même rêver beau ;
Tel autre, dans son égalité des salaires, charité idéale inspirée de l’Évangile sans doute, mais qui deviendrait la souveraine injustice envers le travail et le talent, et la prime réservée à l’oisiveté et aux vices, système des frelons qui pillent la ruche ;
Tel autre, enfin, dans ses sentences de philosophie suicide, expropriant la famille, cette unité triple, qui enfante, nourrit, moralise et perpétue seule l’humanité, pour assouvir l’individu qui la tue : maximes folles, mais comminatoires, qui firent écrouler d’effroi toute démocratie progressive devant la démagogie des idées ; sophiste néfaste, mille fois plus funeste à la République que tous les poètes chassés de la République par Platon :
Voilà ce qu’on entend par utopiste : ce sont les sophistes de la politique.
VII
Nous avons dit que Platon fut le premier de ces sophistes de la société. Voyons son système dans le rêve en deux volumes intitulé : la République.
Il met, comme partout dans ses Dialogues, ses idées dans la bouche de Socrate ; mais il est évident que c’est pour leur donner l’autorité du philosophe mort. Socrate était trop expérimental et trop logique pour avoir jamais substitué la chimère à la nature dans le plan des institutions politiques.
Selon son habitude toute poétique, Platon commence le dialogue par une gracieuse et pittoresque exposition de la scène et des personnages qui doivent prendre part à l’entretien.
La scène est au Pirée, petit port d’Athènes, à quelques stades de la ville, le soir d’un jour de fête en l’honneur de la Diane de Thrace.
VIII
« La pompe formée par nos compatriotes me parut belle, et celle des Thraces ne l’était pas moins. Après avoir fait notre prière et vu la cérémonie, nous regagnâmes le chemin de la ville.
« Comme nous nous dirigions de ce côté, Polémarque, fils de Céphale, nous aperçut de loin, et dit à son esclave de courir après nous et de nous prier de l’attendre. Celui-ci, m’arrêtant par derrière par mon manteau : — Polémarque, dit-il, vous prie de l’attendre.
« Je me retourne, et lui demande où est son maître.
« — Le voilà qui me suit ; attendez-le un moment.
« — Eh bien, dit Glaucon, nous l’attendrons.
« Bientôt arrivent Polémarque avec Adimante, frère de Glaucon, Nicérate, fils de Nicias (général athénien qui périt au siège de Syracuse), et quelques autres qui se trouvaient là, revenant de la fête.
« Nous nous rendîmes donc tous ensemble, ses deux frères Lysias et Euthydème, avec Thrasymarque de Chalcédoine, Charmantide du bourg de Péanée, et Clitophon, fils d’Aristonyme. Céphale, père de Polémarque, y était aussi.
« Je ne l’avais pas vu depuis longtemps, et il me parut bien vieilli. Il était assis, la tête appuyée sur un coussin, et portait une couronne ; car il avait fait ce jour-là un sacrifice domestique. Nous nous assîmes auprès de lui sur des sièges qui se trouvaient disposés en cercle.
« Dès que Céphale m’aperçut, il me salua, et me dit :
« Ô Socrate, tu ne viens guère souvent au Pirée ; tu as tort. Si je pouvais encore aller sans fatigue à la ville, je t’épargnerais la peine de venir ; nous irions te voir : mais maintenant c’est à toi de venir ici plus souvent. Car tu sauras que, plus je perds le goût des autres plaisirs, plus ceux de la conversation ont pour moi de charme.
« Fais-moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes gens de ne pas oublier non plus un ami qui t’est bien dévoué.
« — Et moi, Céphale, lui répondis-je, j’aime à converser avec les vieillards. Comme ils nous ont devancés dans une route que peut-être il nous faudra parcourir, je regarde comme un devoir de nous informer auprès d’eux si elle est rude et pénible, ou d’un trajet agréable et facile. J’apprendrais avec plaisir ce que tu en penses, car tu arrives à l’âge que les poètes appellent le seuil de la vieillesse. Eh bien, est-ce une partie si pénible de la vie ? comment la trouves-tu ?
« — Socrate, me dit-il, je te dirai ce que j’en pense.
« Nous nous réunissons souvent un certain nombre de gens du même âge, selon l’ancien proverbe. La plupart, dans ces réunions, s’épuisent en plaintes et en regrets amers au souvenir des plaisirs de la jeunesse, de l’amour, des festins et de tous les autres agréments de ce genre : à les entendre, ils ont perdu les plus grands biens ; ils jouissaient alors de la vie, maintenant ils ne vivent plus. Quelques-uns se plaignent aussi que la vieillesse les expose à des outrages de la part de leurs proches ; enfin ils l’accusent d’être pour eux la cause de mille maux.
« Pour moi, Socrate, je crois qu’ils ne connaissent pas la vraie cause de ces maux ; car, si c’était la vieillesse, elle produirait les mêmes effets sur moi et sur tous ceux qui arrivent à mon âge ; or j’ai trouvé des vieillards dans une disposition d’esprit bien différente.
« Je me souviens qu’étant un jour avec le poète Sophocle, quelqu’un lui dit en ma présence : — Sophocle, l’âge te permet-il encore de te livrer aux plaisirs de l’amour ? — Tais-toi, mon cher, répondit-il, j’ai quitté l’amour avec joie comme on quitte un maître furieux et intraitable. — Je jugeai dès lors qu’il avait raison de parler de la sorte, et le temps ne m’a pas fait changer de sentiment.
« En effet, la vieillesse est, à l’égard des sens, dans un état parfait de calme et de liberté. Dès que l’ardeur des sens s’est amortie, on se trouve, comme Sophocle, délivré d’une foule de tyrans insensés. Pour cela, comme pour les chagrins domestiques, ce n’est pas la vieillesse qu’il faut accuser, mais seulement le caractère des vieillards. La modération et la douceur rendent la vieillesse agréable ; les défauts contraires font le malheur de l’homme âgé, comme ils feraient celui de l’homme jeune. »
Il cite ces vers de Pindare à l’appui de son opinion, sur le bonheur de vieillir dans l’honneur et dans l’aisance :
« L’espérance l’accompagne en berçant doucement son cœur et allaitant sa vieillesse, l’espérance, qui gouverne à son gré l’esprit flottant des mortels, etc. »
IX
Après ce naïf préambule, on s’entretient de la justice ; cette partie de l’entretien est, dans sa forme, aussi hérissée d’ambages, aussi touffue de vaines paroles, aussi sophistique de forme que les dialogues cités tout à l’heure par nous, en exemple des abus de la dialectique.
Ce verbiage impatiente Thrasymaque, un des interlocuteurs.
« Plusieurs fois, pendant notre entretien, Thrasymaque s’était efforcé de prendre la parole pour nous contredire. Ceux qui étaient auprès de lui l’avaient retenu, voulant nous entendre jusqu’à la fin. Mais, lorsque la discussion s’arrêta, et que j’eus prononcé ces dernières paroles, il ne put se contenir plus longtemps, et, prenant son élan comme une bête sauvage, il vint à nous comme pour nous mettre en pièces. La frayeur nous saisit, Polémarque et moi. Élevant ensuite une voix forte au milieu de la compagnie :
« — Socrate, me dit-il, que signifie tout ce verbiage ? et à quoi bon ce puéril échange de mutuelles concessions ?
« Veux-tu savoir sincèrement ce que c’est que la justice ?
« Ne te borne pas à interroger les gens, et à faire vanité de réfuter ensuite leurs réponses, quand tu sais bien qu’il est plus aisé d’interroger que de répondre ; réponds à ton tour, et dis-nous ce que c’est que la justice. Et ne va pas me dire que c’est ce qui convient, ce qui est utile, ce qui est avantageux, ce qui est lucratif, ce qui est profitable ; fais une réponse nette et précise, parce que je ne suis pas homme à me payer de ces niaiseries.
« À ces mots, épouvanté, je le regardai en tremblant, et je crois que j’aurais perdu la parole s’il m’avait regardé le premier ; mais j’avais déjà jeté les yeux sur lui, au moment où sa colère éclata par ce discours. Je fus donc en état de lui répondre, et lui dis avec un peu moins de frayeur : — Ô Thrasymaque, ne t’emporte pas contre nous. »
X
Socrate laisse Thrasymaque déborder en un interminable discours contre l’utilité de la justice ; puis il reprend :
« Fais-moi la grâce de me dire si un État, une armée, une troupe de brigands, de voleurs, ou toute société de ce genre, pourrait réussir dans ses entreprises injustes si les membres qui la composent violaient les uns à l’égard des autres les règles de la justice ?
« — Elle ne le pourrait pas. « — Et s’ils les observaient ? « — Elle le pourrait. « — N’est-ce point parce que l’injustice ferait naître entre eux des séditions, des haines et des combats, au lieu que la justice y entretiendrait la paix et la concorde ? « — Soit, pour ne pas avoir de démêlés avec toi.
« — On ne peut mieux, mon cher. Mais, si c’est le propre de l’injustice d’engendrer des haines et des dissensions partout où elle se trouve, elle produira sans doute le même effet parmi les hommes libres ou esclaves, et les mettra dans l’impossibilité de rien entreprendre en commun ?
« — Oui. « — Et si elle se trouve en deux hommes, ne seront-ils pas toujours en dissension et en guerre, et ne se haïront-ils pas mutuellement, comme ils haïssent les justes ?
« — Ils le feront.
« — Mais quoi ! pour ne se trouver que dans un seul homme, l’injustice perdra-t-elle sa propriété, ou bien la conservera-t-elle ?
« — Qu’elle la conserve, à la bonne heure. « — Telle est donc la nature de l’injustice, qu’elle se rencontre dans un État ou dans une armée, ou dans quelque autre société, de la mettre d’abord dans une impuissance absolue de rien entreprendre par les querelles et les séditions qu’elle y excite ; et ensuite de la rendre ennemie et d’elle-même, et de tous ceux qui lui sont contraires, c’est-à-dire des hommes justes, n’est-il pas vrai ? « — Oui. « — Ne se trouvât-elle que dans un seul homme, elle produira les mêmes effets : elle le mettra d’abord dans l’impossibilité de rien faire, par les séditions qu’elle excitera dans son âme, et par l’opposition continuelle où il sera avec lui-même ; ensuite elle le rendra son propre ennemi et celui de tous les justes ; n’est-ce pas ? « — Soit.
« — Mais les dieux ne sont-ils pas justes aussi ?
« — Supposons-le.
« — L’homme injuste sera donc l’ennemi des dieux, et le juste en sera l’ami.
« — Courage, Socrate, régale-toi de tes discours ! je ne te contredirai pas, pour ne pas me brouiller avec ceux qui nous écoutent.
« — Hé bien, prolonge pour moi la joie du festin, en continuant à répondre.
XI
« Nous venons de voir que les hommes justes sont meilleurs, plus habiles et plus forts que les hommes injustes ; que ceux-ci ne peuvent rien faire de concert ; et c’était une supposition gratuite que de supposer que des gens injustes aient jamais rien fait de considérable de concert et en commun, car, s’ils eussent été tout à fait injustes, ils ne se seraient pas épargnés les uns les autres. Évidemment, il faut qu’il y ait eu entre eux un reste de justice qui les ait empêchés d’être injustes entre eux, dans le temps qu’ils l’étaient envers les autres, et qui les a fait venir à bout de leurs desseins.
« À la vérité, c’est l’injustice qui leur avait fait former des entreprises criminelles ; mais elle ne les avait rendus méchants qu’à demi, car ceux qui sont entièrement méchants et injustes sont par cela même dans une impuissance absolue de rien faire. C’est ainsi que la chose est réellement, et non pas comme tu le disais d’abord.
« Il nous reste à examiner si le sort du juste est meilleur et plus heureux que celui de l’homme injuste. »
Il poursuit et termine en remontant à l’essence de l’âme, qui, selon lui, est composée de vertu.
« L’âme, dit-il, n’a-t-elle pas sa vertu particulière ?
« — Oui.
« — L’âme dépourvue de cette vertu (qui est son essence) pourra-t-elle jamais s’acquitter bien de ses fonctions ?
« — Cela est impossible.
« — Mais celui qui vit bien est heureux, celui qui vit mal est malheureux ?
« — Assurément.
« — Donc le juste est heureux, et l’injuste est malheureux.
« — À merveille, Socrate : voilà ton bouquet des idées ! »
On voit que tout repose, dans cette philosophie, sur les doctrines du Phédon, qui supposent l’âme créée par Dieu, avec des idées innées et fatales qui forment sa conscience, sa nature comme sa morale, doctrines que nous croyons aussi vraies que celles qui attribuent à la matière ou au corps des instincts ou des lois absolues qui font sa nature, et au-dessus de toute discussion.
XII
Dans le deuxième livre de la République, après avoir magnifiquement développé cette idée de la divinité de la justice, le dialogue passe du particulier au général. On examine si la justice, vertu de l’individu, n’est pas logiquement aussi vertu de l’État.
« Qui est-ce qui a donné naissance aux États ?
« Voyons, dit Socrate : c’est, selon moi, l’impuissance de chaque individu isolé de se suffire à lui-même. Ainsi, le besoin d’une chose ayant poussé un homme à se joindre à un homme, la multiplicité des besoins a réuni dans une même demeure plusieurs hommes pour s’entraider, et nous avons donné à cette association le nom dérivant d’État. »
Les fondements de l’État sont donc nos besoins, et, de cette vérité, Platon, dérivant tout à coup des spécialités de besoins, qui demandent des spécialités de fonctions pour les satisfaire, établit des catégories de citoyens et des castes de professions correspondantes à tous ces besoins.
On voit tout de suite ce que devient la liberté matérielle, morale et politique de l’individu. Puis il passe à la catégorie capitale des gardiens de l’État, les soldats, et, dans la vue de former cette catégorie de défenseurs de l’État avec toutes les conditions et les vertus de la profession, il se jette dans des utopies presque aussi révoltantes et aussi absurdes que les utopies des blasphémateurs de la propriété, des destructeurs de la famille et des expropriateurs de nos jours.
Et d’abord, il s’occupe de leur éducation sur les genoux des nourrices ; il en exclut les fables qui défigurent les dieux dans l’imagination de ce premier âge ; il prescrit pour cela des règles aux poètes, pour qu’ils n’attribuent aux dieux, dans leurs œuvres, que le bien et jamais le mal ; il leur défend de faire craindre la mort à ces hommes par la déception des enfers ; il n’autorise le mensonge que dans les magistrats, pour l’utilité du peuple, maxime honteuse qui honore dans l’État le crime contre la vérité puni dans le citoyen, sophisme qui rappelle les deux morales de Machiavel, de Mirabeau, de tous les faux politiques, une morale pour la vie privée, une pour la vie publique ; absolution philosophique des crimes d’État.
Platon flétrit ensuite Homère, pour avoir donné aux dieux des passions humaines.
XIII
« Tu diras peut-être, continue-t-il, que toutes ces institutions ne concordent pas avec le plan de notre République, etc.
« Oui, sans doute, c’est une chose particulière à notre République, que chacun n’y fait qu’un seul métier, que le cordonnier n’y est que cordonnier, et non pas, en outre, pilote ; le laboureur, laboureur, et non pas, en même temps magistrat ; le guerrier, guerrier, et non pas aussi commerçant. Et ainsi de tous les autres…, etc. »
« Et si jamais, ajoute-t-il, un homme habile dans l’art d’exercer divers rôles venait dans notre République et voulait nous réciter ses poèmes, nous lui rendrions honneur comme à un être divin, privilégié, enchanteur ; mais nous lui dirions qu’il n’y a pas d’homme comme lui dans notre République, et, après avoir répandu des parfums sur sa tête et l’avoir couronné de fleurs, nous le proscririons de l’État. »
Si cette division des facultés et des professions ne vient pas de l’Inde, par une servile imitation des castes, elle prélude à cette division moderne du travail, mutilation tout industrielle des facultés de l’homme, qui fait d’excellents ouvriers machines, et de détestables hommes pensants.
XIV
Platon règle ensuite tout aussi arbitrairement, dans sa République, la musique, la médecine, l’amour, la justice. Il donne à la vieillesse vertueuse l’autorité et le gouvernement. Il veut que les gardiens de l’État et les guerriers ne possèdent rien en propre, comme dans nos ordres monastiques du moyen âge.
« Je veux qu’ils vivent ensemble, assis à des tables communes. « Dès qu’ils auraient en propriété des terres, des maisons, de l’argent, ils deviendraient économes et orgueilleux : de défenseurs de l’État, ils deviendraient ses ennemis et ses tyrans.
« — Ils ne seront pas heureux, lui objecte Adimante.
« — C’est possible, lui répond le législateur chimérique, mais nous ne fondons pas un État pour qu’une classe de citoyens soit heureuse ; nous avons en vue le bonheur de tous et non celui des individus. »
En sorte que, par une absurdité d’utopiste, le bonheur de tous se composerait du malheur de chacun !
Il va plus loin, et il interdit aux ouvriers, laboureurs ou potiers, de s’enrichir, car, dit-il, ils deviendraient oisifs ou moins bons ouvriers.
En sorte encore qu’il veut le travail et l’habileté avec la récompense inverse de l’habileté et du travail ! Cela ne ressemble-t-il pas presque à l’égalité des salaires, que des utopistes de la même école nous recommandaient il y a quinze ans ?
Il interdit toute nouveauté dans les arts ou dans les mœurs à sa République.
Il n’interdit pas moins rudement toute émulation et tout progrès social à sa démocratie :
« Mais, si celui que la nature a destiné à être artisan ou mercenaire, enorgueilli de ses richesses, de son crédit, de sa force ou de quelque autre avantage semblable, entreprend de s’élever au rang des guerriers, ou le guerrier à celui des magistrats, sans en être digne ; s’ils faisaient échange et des instruments de leurs emplois et des avantages qui y sont attachés, ou si le même homme entreprenait d’exercer à la fois ces divers emplois, alors tu croiras sans doute avec moi qu’un tel changement, une telle confusion de rôles, serait la ruine de l’État ?
« — Infailliblement.
« — Ainsi donc, réunir ces diverses fonctions, ou passer de l’une à l’autre, c’est ce qui peut arriver de plus funeste à l’État et ce qu’on peut très bien appeler un véritable crime. »
XV
La communauté des femmes et des enfants, ce scandale de la raison et ce sacrilège contre la nature, est un des fondements de sa société. Écoutez, non plus ce rêve, mais ce délire philosophique, hélas ! aussi renouvelé de nos jours par des hommes qui ne se croient philosophes que quand ils ont cessé d’être hommes :
« Les hommes, nés et élevés comme nous avons dit, n’ont rien de mieux à faire, selon moi, touchant la possession et l’usage des femmes et des enfants, qu’à suivre la route que nous avons tracée en commençant. Or nous avons représenté les hommes comme les gardiens d’un troupeau.
« — Oui.
« — Suivons cette idée, en donnant aux enfants une naissance et une éducation qui y répondent, et voyons si cela nous réussira ou non.
« — Comment ?
« — Le voici. Croyons-nous que les femelles des chiens doivent veiller comme eux à la garde des troupeaux, aller à la chasse avec eux, et faire tout en commun, ou bien qu’elles doivent se tenir au logis, comme si la nécessité de faire des petits et de les nourrir les rendait incapables d’autre chose, tandis que le travail et le soin des troupeaux seront le partage exclusif des mâles ?
« Nous voulons que tout soit commun. Seulement, dans les services qu’on réclame, on a égard à la faiblesse des femelles et à la force des mâles. »
Il veut que les femmes, jeunes et vieilles, soient exercées à la gymnastique, devant le peuple, dans la nudité des athlètes. Des instincts de la nature il ne conserve pas même la pudeur !
Il veut que le magistrat accouple les hommes et les femmes les plus parfaits
physiquement et moralement pour produire des enfants perfectionnés : « Il faut,
dit-il, élever les enfants de ces couples parfaits, et non ceux des couples
viciés. »
Il veut que les magistrats maintiennent, par des mesures restrictives, la population de l’État toujours au même niveau.
XVI
Écoutez encore ; l’infanticide est à peine déguisé sous les mots :
« Les enfants, à mesure qu’ils naîtront, seront remis entre les mains des hommes et des femmes réunis, et qui auront été préposés au soin de leur éducation, car les charges publiques doivent être communes à l’un et à l’autre sexe.
« — Oui.
« — Ils porteront au bercail commun les enfants des citoyens d’élite, et les confieront à des gouvernantes qui auront leur demeure à part dans un quartier de la ville. Pour les enfants des citoyens moins estimables, et même pour ceux des autres qui auraient quelque difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans quelque endroit secret et qu’il sera interdit de révéler.
« — Oui, si l’on veut conserver dans toute sa pureté la race des guerriers.
« — Ils veilleront à la nourriture des enfants, en conduisant les mères au bercail, à l’époque de l’éruption du lait, après avoir pris toutes les précautions pour qu’aucune d’elles ne reconnaisse son enfant ; et, si les mères ne suffisent point à les allaiter, ils se procureront d’autres femmes pour cet office ; et même, pour celles qui ont suffisamment de lait, ils auront soin qu’elles ne donnent pas le sein trop longtemps. »
Suivent des détails que la pudeur écarte de l’âme.
N’est-ce pas là l’origine de la plupart des utopies soi-disant maternelles de J.-J. Rousseau, ce Platon de Genève, dans l’Émile, le plus beau des styles, la plus contradictoire des utopies ?
Les précautions que Platon décrit pour prévenir la confusion des parentés et le danger des incestes dans cette promiscuité légale des sexes, ne sont pas moins impudiques que ridicules. Oh ! que la nature est un plus grand philosophe que ces sophistes !
XVII
Quant à la communauté des biens, le plus grand avantage que Platon y voie, c’est la suppression des procès. On n’inventerait pas de pareils truismes. Lisez :
« Et puis, la chicane et les procès ne sortiront-ils pas d’un État où personne n’aura rien à soi que son corps et où tout le reste sera commun ?
« D’où viendraient toutes les dissensions qui naissent parmi les hommes à l’occasion de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants, lorsque la matière de toute dissension sera ôtée ?
« Tous ces maux seront nécessairement prévenus.
« Il n’y aura non plus aucun procès pour sévices et violences : car nous dirons qu’il est juste et honnête que les personnes du même âge se défendent les unes les autres, déclarant inviolable la sûreté individuelle. »
Nous sommes étonnés, en lisant de pareilles naïvetés, soi-disant philosophiques, que quelqu’un ne propose pas aussi de supprimer le corps pour supprimer l’ombre !
Et cependant Platon s’irrite, à la fin du cinquième livre, que des sophistes tels que lui ne soient pas charges exclusivement de gouverner les hommes !
« Tant que les philosophes ne seront pas rois, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se trouveront pas ensemble, et qu’une loi supérieure n’écartera pas la foule de ceux qui s’attachent exclusivement aujourd’hui à l’une ou à l’autre, il n’est point, ô mon cher Glaucon, de remède au maux qui désolent les États, ni même, selon moi, à ceux du genre humain, et jamais notre État ne pourra naître et voir la lumière du jour.
« Voilà ce que j’hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant bien que je révolterais par ces paroles l’opinion commune ; en effet, il est difficile de concevoir que le bonheur public et particulier tienne à cette condition.
« — Mais dis-moi, reprend le disciple, de tous les gouvernements, lequel convient au philosophe ?
« — Aucun. »
Quel philosophe que celui qui ne peut s’accommoder d’aucune chose humaine !
XVIII
Platon conclut de là qu’au lieu de plier le philosophe à la nature des choses, il faut contraindre la nature à la philosophie, et il part de là pour rêver, comme J.-J. Rousseau, un système d’éducation qui transforme les hommes.
Ce système d’enseignement consiste dans une métaphysique tellement éthérée qu’elle échappe à l’intelligence ; c’est prétendre planer au sommet sans avoir gravi les degrés qui y montent. Cette éducation ne sera terminée qu’à cinquante ans ; c’est une suite d’examens et d’épreuves qui viennent sans doute, dans l’esprit de Platon, des initiations d’Égypte et qui rappellent assez le mandarinat chinois.
Cependant il ne prédit pas l’éternité à sa République ; il reconnaît l’instabilité organique des choses humaines ; il ne croit pas à ce beau rêve moderne d’un progrès indéfini et continu dans la race. Il attribue la ruine future de son institution à l’erreur des magistrats, qui n’auront pas suffisamment bien accouplé les pères et les mères des générations à naître.
XIX
Il traite ensuite épisodiquement des formes du gouvernement oligarchique, qui périt par la cupidité et par hostilité qui s’établit entre les riches et les pauvres. Il définit aussi le gouvernement démocratique :
« La démocratie arrive quand les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, chassent les autres et partagent également avec ceux qui restent l’administration des affaires et les charges publiques, lesquelles, dans ce gouvernement, sont données par le sort pour la plupart.
« Par conséquent un pareil gouvernement doit offrir, plus qu’aucun autre, un mélange d’hommes de toute condition.
« Vraiment, cette forme de gouvernement a bien l’air d’être la plus belle de toutes, parce que, grâce à la liberté, il renferme en soi tous les gouvernements possibles. »
Platon critique ensuite ironiquement les vices propres à toute nature de gouvernement démocratique. Il montre comment un jeune homme, flatteur du peuple, finit par y devenir l’idole de la multitude et par affecter la tyrannie, troisième forme de cette rotation éternelle des gouvernements humains.
Ainsi, dans un État, comme dans un particulier, ce qui doit succéder à l’excès de liberté, c’est l’excès de servitude.
Il fait ici la théorie de la tyrannie en homme qui l’avait pratiquée, puis il montre le tyran malheureux et puni par sa propre toute-puissance.
XX
Le dixième livre est une invective philosophique contre les passions et contre les poètes ; contre Homère principalement, le plus grand de tous. On dirait que Platon est jaloux de la divine sagesse du poète, mille fois plus philosophe et plus politique que lui. Il n’admet dans sa République que des hymnes en l’honneur des dieux ; toutes les œuvres d’agrément sont proscrites.
Ici une longue digression sur l’immortalité de l’âme interrompt ses plans politiques. Il raconte la descente aux enfers d’un Arménien laissé pour mort sur un champ de bataille et qui revient, après dix jours, raconter ce qu’il a vu des supplices des morts.
Cette partie de la République semble avoir été la première esquisse du poème de Dante, empruntée originairement de Platon. Les supplices mêmes se ressemblent dans les deux visions du philosophe grec et du poète toscan ; on y retrouve jusqu’aux cercles inférieurs du Dante. Nous ne voyons pas qu’aucun des commentateurs du Dante ait fait cette remarque jusqu’ici.
Et le tout finit par une homélie vague en l’honneur de la vertu.
XXI
Voilà la fameuse République de Platon. Elle a servi depuis de texte à mille rêveries prétendues sociales et politiques, mais qui ne sont, en réalité, ni politiques, ni philosophiques, ni même poétiques, à l’exception de la descente de l’Arménien aux enfers. Cette énorme chimère en dix livres se résume dans cinq ou six énormités aussi paradoxales qu’impraticables ; c’est le contrepied de la nature, de l’expérience et de l’histoire : un monde renversé.
La division du peuple en professions arbitraires et infranchissables ;
La suppression de la propriété, seule responsabilité de l’homme rétribué héréditairement par son travail ;
La communauté des biens, c’est-à-dire de la misère ;
La communauté des femmes et des enfants, qui supprime du même coup les trois amours dont se perpétue l’espèce humaine : l’amour conjugal, l’amour maternel, l’amour filial, et toutes les vertus aussi humaines que divines qui émanent de ces trois sources d’amour ;
L’impudeur, aussi flagrante que l’impudicité, dans cette gymnastique des femmes de tout âge s’exerçant nues devant le peuple à des luttes dégoûtantes d’obscénité ;
Le meurtre des enfants mal conformés, punissant le tort de la nature par la mort de ses victimes ;
La population maintenue, au moyen d’une loi révoltante, au même nombre par l’immolation des hommes nés en dépit de la loi ;
Les arts, proscrits de cette démocratie des métiers, de peur que l’esprit ne se corrompe par ses plus belles manifestations intellectuelles ;
Enfin, on ne sait quel gouvernement de vieillards, écoliers jusqu’à cinquante ans dans des gymnases de sophistes, et n’arrivant au gouvernement qu’à l’âge où les passions généreuses meurent généralement dans l’homme en même temps que les passions fougueuses, c’est-à-dire un gouvernement d’eunuques sur un troupeau de brutes esclaves :
Voilà, encore une fois, ce délire d’un philosophe que l’on continue à appeler le divin Platon !
Si un tel politique est divin, Dieu n’est plus Dieu ! Car il n’y a pas une des lois du philosophe qui ne soit la négation des lois de la nature promulguées par la divinité de nos instincts sociaux.
XXII
La politique, selon nous, n’est en effet que la nature, étudiée avec intelligence et respect dans les instincts sociaux de l’homme ; la nature, révélée par ces instincts, vivifiée par l’expérience, promulguée en lois et instituée en gouvernement par les législateurs de génie de tous les pays et de tous les siècles.
Que nous disent ces instincts, depuis que l’homme est né de la femme, pour enfanter à son tour dans son union avec la femme des enfants qui le font revivre à perpétuité dans sa race, et qui immortalisent dès ici-bas l’humanité ?
Ces instincts nous disent précisément le contraire de ce que le philosophe institue dans ses prétendues lois ; suivons ces lois une à une.
Platon, de qui descendent, par une filiation de démence, ces niveleurs radicaux de nos jours, destructeurs en idée de la propriété, dont ils sont nés et dont ils vivent, Platon défend aux membres de son troupeau humain de rien posséder en propre.
Or que dit l’instinct, ce législateur inné de la société humaine ?
Il dit que la propriété est la première loi de la nature. L’homme ne vit que des choses qu’il s’approprie, c’est-à-dire qu’il incorpore à son être. Il s’approprie l’espace, par la place qu’il y occupe et dont on ne peut le priver qu’en le tuant ; il s’approprie le temps, par la durée plus ou moins prolongée qu’il lui emprunte ; il s’approprie la lumière, par le regard, qui fait entrer tout ce qui est visible dans son âme à travers ses yeux ; il s’approprie les bruits, les sons, les paroles, les significations des paroles, par l’oreille ; il s’approprie l’air nécessaire à sa poitrine, par la respiration ; il s’approprie les fruits et les aliments de la terre indispensables à sa conservation, par la main et par la bouche ; et, quelle que soit l’étendue de ses possessions ou de ses domaines, il ne peut s’approprier réellement et corporellement en effet que la partie de ces éléments ou de ces aliments nécessaires à ses cinq sens : le surplus, sous une forme ou sous une autre, retourne aux autres hommes, qui ont le même droit de vivre que lui.
Cette loi d’appropriation universelle a été la loi primitive de toute propriété. L’homme est un être propriétaire ; celui qui le nie n’a pas lu les premières lettres du code de la nature. La propriété, c’est la vie : voilà l’axiome vraiment philosophique ; quiconque dépossède tue !
XXIII
Mais l’homme social n’est pas seulement individu, il est être collectif ; il se compose du père, de la mère et de l’enfant ; le père, la mère, l’enfant, voilà la trinité terrestre ou plutôt voilà l’unité humaine, voilà la famille. L’homme isolé n’est pas tout entier homme, car il n’a pas la faculté de se reproduire et de se perpétuer. C’est la famille qui est l’homme, car elle est l’homme dans les trois temps de son être : le passé, le présent, l’avenir. L’homme a le jour, la famille seule a la perpétuité ; la famille, c’est la vie de l’humanité.
Or, du jour où l’homme s’est uni à la femme, il a senti doubler en lui l’instinct de la propriété, car, ce qu’il s’appropriait pour un, il a fallu songer à l’approprier pour deux, c’est-à-dire pour lui et sa compagne. Et, du jour où il a eu un fils, il a senti tripler en lui l’instinct sacré de l’appropriation, car, ce qu’il s’appropriait pour deux, il a fallu songer à se l’approprier pour trois ; et, quand la famille a multiplié encore par la fécondité de sa compagne, il a senti multiplier d’autant l’instinct, et, disons plus juste, le droit de son appropriation.
Mais, quand il a vu naître des fils de ses fils, et que sa famille, en s’étendant à l’infini, lui a montré au-delà de lui la multitude indéfinie de sa génération future, son instinct de propriété s’est multiplié dans la même proportion, c’est-à-dire à l’infini en lui, et cela non plus pour le temps, c’est-à-dire pour une jouissance viagère, mais pour autant de temps que sa famille subsistera sur la terre, c’est-à-dire à perpétuité.
De là est née, non d’une usurpation ou d’un caprice, mais de là est née d’une nécessité et d’un droit, l’hérédité de la propriété, aussi logique que l’hérédité du sang dans les mêmes veines.
Celui donc qui, comme Platon, défend à ses sujets ou à ses disciples de rien posséder en propre, défend à l’individu de suivre la loi même physique de la nature, et défend à la famille, ce nid de l’humanité, réchauffé de tendresse, pourvu d’aliment et couvé de prévoyance, de se fonder et de se conserver ici-bas. Il ne resterait plus à un pareil législateur qu’à interdire le mariage et qu’à honorer le célibat philosophique pour consommer autant qu’il serait en lui le suicide de l’espèce humaine !
XXIV
D’autres philosophes de l’Orient ne se sont pas arrêtés devant ce suicide de l’espèce, témoin les faquirs de l’Inde et les monastères du Thibet. Une fois entré dans le domaine du sophisme contre nature, il y a toujours un fou qui en dépasse un autre : la démence a son émulation comme le génie. Les instincts seuls ramènent le monde à la vérité.
Aussi voyez combien, dans son utopie d’éducation des enfants sans mère, Platon s’enfonce dans l’absurde en contredisant la nature, plus divine heureusement que lui !
XXV
La nature a donné à la mère un admirable instinct d’amour pour l’enfant sorti de son sein, formé de son sang, et à qui la nature a préparé, avant de l’appeler au jour, un berceau tiède et un lait nourrissant sur le sein de la femme. Cet instinct d’amour, qui se satisfait d’abord providentiellement pour l’enfant par le soulagement que la mère éprouve à donner son lait, devient ensuite une habitude de tendresse maternelle qui transforme l’attrait physique en sollicitude morale, et qui attache la mère à l’enfant et l’enfant à la mère, comme la branche au bourgeon, comme le fruit à la tige.
Une mère est une providence innée que chaque enfant trouve d’avance couchée près de son berceau, debout près de sa jeunesse. Que pourrait inventer de mieux un législateur, s’il avait la nature à sa disposition et s’il était chargé de perpétuer et de moraliser l’espèce humaine ? Nous défions les utopistes d’inventer un plus beau et plus doux poème que celui-là !
Eh bien, que fait Platon ? Il bouleverse à l’instant ce divin poème de la maternité ; il défend à la mère de connaître son enfant, à l’enfant de se suspendre à la mamelle de sa mère ; il condamne celle-ci à subir les souffrances de la gestation et de l’enfantement, à faire tarir dans son sein le lait providentiel qui demande à couler ou qui reflue avec fièvre et danger de mort au cœur de la mère.
Il enrôle à prix d’argent une bande de nourrices mercenaires, fécondées on ne sait par qui ni comment, et il charge cette cohue d’allaiteuses prostituées, sous la direction de matrones indifférentes, de nourrir et d’élever en commun la génération future de son peuple.
Personne n’aura ainsi ni père ni mère ; personne ne sera ni mère ni père, à son tour ; égalité d’abandon, de misère et d’ignorance de son origine ! C’est-à-dire, en deux mots, qu’il faut un troupeau au lieu d’une humanité.
Pire qu’un troupeau, car dans le troupeau le petit tète, connaît et caresse sa mère ; mais le petit de l’homme et de la femme sucera le sein de l’étranger et ne connaîtra que le lait vénal de la nourrice mercenaire payée par l’État.
XXVI
C’est là aussi la conséquence immédiate et forcée de toutes les utopies de communautés des biens que nous avons vues se renouveler sous différents noms depuis deux mille ans en Orient et en Occident, et depuis J.-J. Rousseau et leurs plagiaires de ces derniers temps.
Platon est le générateur de toutes les utopies contre nature ; c’est le patron du radicalisme dans tout l’univers ; ses rêves ont égaré en législation même les premières sectes chrétiennes. Dans toutes les erreurs sociales du monde, vous retrouverez une réminiscence de Platon !
Que dire enfin de l’immolation légale des enfants moins bien conformés que les autres, afin de purifier l’espèce physique en dépravant l’espèce morale ? Y a-t-il rien de plus contraire à l’instinct de tendresse, de pitié, de sollicitude privilégiée, qui attendrit et qui affectionne les mères, les pères, les étrangers même, à proportion des infirmités et des faiblesses des êtres moins favorisés de la nature ?
N’est-ce pas là la négation en pratique de cette plus belle vertu de l’instinct, la pitié ? N’est-ce pas là le sacrilège contre la nature ? Y a-t-il une vertu de la nature qui ne soit violentée et anéantie ainsi dans l’utopie de Platon et de ses disciples ? Y a-t-il un vice qui ne soit cultivé et exalté par ce législateur à l’envers de la nature ?
XXVII
Enfin, à supposer qu’une société pût subsister de ce renversement de toutes les lois naturelles, de ce retournement de tous les instincts sociaux, vous le voyez encore :
Une première loi établissant un minimum de population au-dessous duquel il serait permis aux sexes de s’unir sous le choix et sous l’inspection des magistrats ! Une autre loi de maximum de population au-dessus duquel il serait défendu de faire naître ou d’élever les enfants !
Si c’est là de la divinité, c’est la divinité de la démence !
Et, après tout cela, quelle société !
Société sans famille ! société d’orphelins ! société de pères et de mères d’occasion, sans affection survivant à leur accouplement ! société d’Œdipes aveugles, meurtriers de leurs enfants ! société sans ancêtres, société sans postérité, société sans propriété, société où la terre, qui a besoin elle-même de l’amour de son propriétaire pour être féconde, ne serait cultivée que par ordre des magistrats pour produire juste ce qui est nécessaire à la consommation du chiffre des hommes vivants, et dont les fruits mercenaires seraient distribués par rations égales à des râteliers du troupeau humain !
Société d’où seraient expulsés tous les arts qui ennoblissent, cultivent, consolent, sublimisent l’espèce humaine ! société où Homère, Pindare, Phidias, Praxitèle, Zeuxis, seraient proscrits pour crime de corruption de l’hébétement systématique de la multitude !
Société où les vieillards, hommes, femmes, déshérités de leur providence à eux, qui est la reconnaissance et la tendresse de leurs enfants, seraient condamnés à mort pour leur infirmité et pour leur faiblesse ; comme les enfants mal nés, condamnés à être égarés dans les lieux sombres !
Y eut-il jamais un attentat de l’esprit contre les instincts plus impie et plus criminel ou plus stupide que la République du divin Platon ?
XXVIII
Voltaire, dont le bon sens d’acier se révoltait comme le nôtre contre les inconséquences de l’utopie dans Platon et dans J.-J. Rousseau son disciple, non en crime, mais en niaiseries sociales, Voltaire osait dire de Platon et de J.-J. Rousseau ce que nous n’oserions répéter ici ; nous voudrions seulement que tous les utopistes radicaux de nos jours eussent sans cesse sous les yeux le miroir des institutions sociales du disciple rhétoricien, mais non philosophe, de Socrate, pour y contempler, avec leur propre image, les monstruosités du sophisme substituant la métaphysique, qui est de l’homme, aux instincts de la nature, qui sont de Dieu !
XXIX
Arrêtons-nous, car cet abîme des utopies antisociales n’a pas de fond. On y roulerait jusqu’au néant, et c’est là cependant ce qu’on fait étudier ou admirer sur parole au genre humain, depuis plus de deux mille ans !
C’est là ce que le philosophe, dans son préambule du livre des Lois de Platon, appelle une politique qui n’est point séparée de la morale !
XXX
Un livre où le traducteur cite ces pages, qui font rougir la pudeur et refluer tout instinct de famille jusqu’au fond du cœur scandalisé :
« Partout où il arrivera que les femmes soient communes, les enfants communs, les biens de toutes espèces communs, et où l’on aura retranché des relations de la vie jusqu’au nom même de propriété… on peut assurer que là est le comble de la vertu… Un tel État, qu’il ait pour habitants les dieux ou des enfants des dieux, est l’asile du bonheur parfait ; il faut en approcher le plus possible ! »
« La République de Platon, dit plus bas le philosophe français, est la conception d’un État fondé exclusivement sur la vertu ! »
Quoi ! la famille, que proscrit Platon, est donc l’opposé de la vertu ? La paternité est donc un vice ? La maternité est donc un crime ? La tendresse filiale est donc un forfait ? La propriété héréditaire, qui seule porte et perpétue ce groupe humain, est donc un attentat à la vertu ?
Nous savons bien que l’éloquent commentateur français de Platon proteste par son bon sens contre l’exagération de son maître et proclame la famille sainte, la propriété bonne et sacrée. Mais ce n’est pas moins fausser l’entendement humain en politique que de présenter la République de Platon comme un idéal de gouvernement dont une législation doit se rapprocher.
XXXI
M. Cousin, qui comprend tout de si haut, semble n’avoir pas assez sondé le danger d’offrir en admiration aux hommes des théories qui ne sont que des rêves contre la société possible : car la société est la première des réalités ; les rêves la tuent.
Ce qu’il y a selon nous de plus contraire au progrès, c’est de marcher à contresens de la nature. Les instincts sont les sources des lois bien faites ; tout ce qui ne découle pas directement des instincts s’égare ; les instincts sont la logique de Dieu en nous.
En politique, un crime est moins funeste à la société qu’une chimère, et, si l’on me donnait à choisir entre Machiavel, le législateur du crime politique, et Platon, le législateur des rêves, je choisirais plutôt Machiavel, car Machiavel ne déprave que l’âme d’un tyran, et Platon déprave la liaison du genre humain !
XXXII
Oh ! quand donc, au milieu de tant de cours de sciences physiques, théologiques, économiques, mathématiques, métaphysiques, qui aiguisent l’intelligence professionnelle, mais qui quelquefois faussent l’intelligence générale de notre siècle, aurons-nous enfin un cours de bon sens politique, non pas calqué sur les utopies de Platon, mais dérivé de la nature de l’homme ; retrouvant l’origine des lois dans ces législations innées qui sont nos instincts ?
Il nous faudrait pour cela un second Montesquieu ; le temps le demande et la Providence nous le doit. Le premier Montesquieu nous a fait l’Esprit des lois, le second nous ferait l’Esprit de la nature humaine ; plus son plan social serait parfait, plus il s’éloignerait en tout de celui de Platon.
Au lieu de prendre le contrepied de l’homme naturel et de l’homme historique, ce second Montesquieu suivrait pas à pas la nature humaine, pour lui faire des institutions à la mesure de ses organes, et non à la mesure de ses rêves.
Ne voit-on pas, dans plusieurs passages du premier Montesquieu, comme dans tant de pages de Voltaire, combien le législateur méprisait le sophiste ?
XXXIII
Après avoir lu dans la République de Platon comment il construit la société, on lit, dans ses Lois, comment il combine la législation, et comment il dégage confusément la forme politique, c’est-à-dire le gouvernement.
Il ne faut pas oublier que ce gouvernement, qui ne s’appliquait qu’à la petite municipalité d’une bourgade de quelques milliers d’âmes d’Athènes, pouvait être aussi arbitraire, aussi locale et aussi étroite que l’espace compris entre la muraille du Pirée et l’enceinte du Parthénon. Mais, même pour un si petit espace, la politique, pour être applicable, devait se mouler sur la nature, sur l’histoire, sur les traditions, sur les habitudes du peuple de Solon.
Il ne paraît pas qu’en cela Platon ait montré plus de bon sens pratique qu’il n’en a montré dans sa législation. C’était une tête comme J.-J. Rousseau, où tout le génie montait en rêves.
La question de la forme des gouvernements est cependant bien secondaire, comparée à la forme des sociétés : c’est la philosophie pratique qui décrète des lois ; c’est le lieu, le temps, ce sont les mœurs, les hommes, qui décident du gouvernement. Il faut du génie pour la législation, il ne faut que du sens commun pour faire le gouvernement d’un peuple.
XXXIV
La philosophie est absolue, la politique est relative : république, fédération, aristocratie, théocratie, démocratie, oligarchie, monarchie, dictature, tyrannie même, tout cela est bien ou mal selon les circonstances, les convenances, les nécessités du peuple, qui adopte ou qui répudie tour à tour ces formes bien ou mal appropriées à l’usage que le peuple veut en faire.
La Grèce, déchiquetée par la nature en détroits, en golfes, en îles et en presqu’îles, sans autre unité que la langue, ne pouvait être qu’une mosaïque de gouvernements, les uns monarchiques, les autres aristocratiques, ceux-ci démocratiques, ceux-là démagogiques, mal reliés par le lien d’une confédération confuse.
La Perse, où l’immensité de l’espace et les provinces séparées entre elles par des déserts et des chaînes de montagnes laissaient un grand arbitraire aux gouverneurs des satrapies, ne pouvait être qu’une monarchie militaire absolue. Il fallait que la force centrale réprimât sans cesse les rébellions de la circonférence.
Les Indes, où des révélations prétendues divines, expliquées dans l’origine et commentées sans cesse par les brahmines, avaient institué des castes serviles mais innombrables, ne pouvaient être soumises qu’à une théocratie inspirée d’en haut par des castes sacerdotales et gouvernée plus bas par des dynasties sacrées.
La Chine, patriarcale et sédentaire après avoir été nomade et pastorale, ne pouvait être qu’un despotisme paternel formé à l’exemple de la tribu, où le père est roi sans cesser d’être père.
Rome, association de brigands à son origine, pour ravager des voisins et se conquérir des territoires, ne pouvait être qu’une république militaire, soumise tour à tour à l’anarchie sanguinaire ou à la servitude féroce de cette nature d’institution armée.
Carthage, société de commerce et de navigation, comme aujourd’hui la Grande-Bretagne, ne pouvait être qu’un gouvernement mixte de marins, de soldats, de sénateurs enrichis, de pauvres acharnés à s’enrichir ; un gouvernement à trois ou quatre pouvoirs contrebalancés par des intérêts ; l’or devait être au fond de toutes ses expéditions comme au fond de toutes ses pensées. L’oligarchie royale ou républicaine était la forme obligée de ce gouvernement.
Plus tard, Rome, décomposée par sa grandeur et par ses vices, devait se sentir prête à laisser sa proie, à moins de resserrer sa serre par le despotisme et de se réfugier contre ses anarchies dans la servitude.
L’empire romain devait naître et mourir en peu de temps.
XXXV
La nécessité de la lutte contre les Romains devait prédisposer aussi la Gaule et la Germanie à l’unité monarchique, qui concentre les forces nationales défensives ; les chefs victorieux devaient logiquement devenir des rois. La monarchie, d’abord soldatesque, puis féodale, puis religieuse, puis nationale, puis populaire, devait naturellement s’y transformer et s’y adapter aux époques et aux instincts des nations.
L’Italie du moyen âge, démembrée par les invasions successives des peuples septentrionaux, et cependant respectée par eux comme siège de la religion nouvelle, devait se tronçonner en petites républiques presque municipales. Ces républiques, encore féroces de mœurs quoique avilies par leur petitesse, devaient lutter entre elles d’héroïsme, d’industrie, de commerce et d’arts. Le gouvernement démocratique, entrecoupé de fréquentes tyrannies, sortait logiquement d’une pareille situation.
L’Allemagne, vaste entrepôt des débordements de peuples de l’Orient ou du Nord délayés dans les peuples incohérents de la Germanie, devait se constituer en empire fédéral pour la guerre, en individualités nationales indépendantes pour la paix : république de monarchies où l’unité était impossible dans la forme, parce que l’unité manquait dans l’esprit.
L’Espagne, sorte d’Afrique européenne et d’avant-garde du catholicisme contre l’islamisme, devait être absolue comme son caractère oriental, inexorable comme sa théocratie militante. Charles-Quint, Philippe II, le duc d’Albe, l’Inquisition, l’ostracisme des races arabes de son territoire, la condamnaient à un gouvernement despotique et sacerdotal exprimé par une cour dans un couvent, l’Escurial.
Ce n’est qu’après le règne du sacerdoce que son gouvernement despotique devait se détendre, et que la monarchie représentative devait y introduire le goût et les institutions de la liberté.
L’Angleterre, emprisonnée dans une île sans proportion avec la grandeur de son intelligence, de son caractère et de son activité, devait, pour favoriser son expansion extérieure et pour conserver sa fierté au-dedans, se façonner un gouvernement nouveau dans le monde. Républicain dans ses chambres, dictatorial sur ses vaisseaux et dans ses colonies, monarchique dans sa cour, ce gouvernement seul correspondait à ses trois nécessités de situation : la liberté, la puissance, la stabilité ; il sortait de sa nature.
XXXVI
La France seule, par la diversité de son sol, de ses races, de ses caractères, de ses aptitudes, devait se plier, selon les heures de sa vie nationale, à toutes les formes de gouvernement.
La mobilité et l’universalité, c’est à la fois son défaut et sa vertu. Libre, sauvage et indomptée dans ses forêts de la Gaule, sacerdotale sous ses druides, chevaleresque sous ses Francs, féodale sous ses chefs militaires, municipale sous ses communes, monarchique sous ses rois, représentative sous ses états généraux, conquérante sous ses princes ambitieux, artistique sous ses Valois, fanatique sous ses ligueurs, anarchique dans ses dissensions religieuses, unitaire sous ses Richelieu et sous ses Louis XIV, agricole sous ses Sully, industrielle sous ses Colbert, lettrée sous ses Corneille et ses Racine, théocratique sous ses Bossuet, philosophe et incrédule sous ses Voltaire, réformatrice et révolutionnaire sous ses Fénelon et ses J.-J. Rousseau, constitutionnelle sous ses Mirabeau, démagogique sous ses Danton, républicaine et sanguinaire sous sa Convention, conquérante et despotique sous son Napoléon, insatiable de liberté sous sa dynastie légitime, agitée et indomptable sous sa dynastie élective de 1830, sublime, mais épouvantée d’elle-même, sous sa seconde république, rejetée par terreur de l’utopie sous l’épée d’un second empire ; prête à tout ce qui peut la grandir, la sauver, l’illustrer ou la perdre ; ni républicaine, ni constitutionnelle, ni monarchique, ni théocratique, mais changeante, révolutionnaire et contre-révolutionnaire selon les temps ; nation de volte-face pour faire face, sous toutes les formes, à tous les événements, pour rester grande !
Voilà la France.
Si Platon avait eu à lui donner un gouvernement, il aurait dû lui donner le gouvernement des circonstances, la constitution de l’à-propos, un costume aussi varié et aussi souple que l’air élastique qui l’environne, un manteau de pourpre sans forme et sans couture comme celui dont se vêtaient les Arabes, ces Français d’Asie, se pliant à toutes les saisons et à toutes les attitudes pour le jour et pour la nuit, pour la paix et pour la guerre, pour l’autorité ou pour la liberté, devant elle-même et devant l’ennemi.
Aussi voyez son histoire : ce n’est pas celle d’un peuple, c’est celle de vingt peuples successifs et contradictoires ; il n’y a d’unité en elle que l’unité de patriotisme. Elle a vécu, elle vit et elle vivra, parce qu’elle se transforme et qu’elle meurt et renaît sans cesse.
XXXVII
Qu’est-ce qu’un pareil peuple aurait fait du gouvernement chimérique et pédantesque de Platon ?
Le bon sens est son seul législateur possible. Ne vous étonnez pas de ses voltes, apparentes plus que réelles : elle a le gouvernement de ses instincts. Elle saura bien changer son gouvernement comme un vêtement à sa taille, retirer à soi le pouvoir quand il lui paraîtra la conduire hors de sa voie ; redevenir république quand il lui faudra la force unanime et irrésistible du peuple pour opérer ces grands changements devant lesquels la monarchie, conservatrice de sa nature, faiblit ou recule ; reprendre la monarchie quand elle redoutera le radicalisme, qui compromet tout en exagérant tout ; le gouvernement représentatif quand il faudra délibérer et transiger ; la dictature quand il faudra pacifier ; le gouvernement militaire quand il faudra combattre.
Sa puissance indestructible, aux yeux d’un vrai philosophe, est précisément de savoir se changer. Tout est temporaire en elle, excepté sa durée.
XXXVIII
La nature des différents gouvernements connus, depuis l’origine de l’histoire jusqu’à nos jours, est donc un démenti perpétuel aux théories politiques de Platon.
Si le vrai philosophe taille ses institutions sociales sur le patron de la nature humaine, il taille aussi ses institutions politiques sur le patron de l’expérience et de l’histoire.
C’était la politique d’Aristote, tout expérimentale et tout historique ; c’était la politique de Socrate. Platon ne le fait évidemment intervenir dans ses dialogues sur la République et sur les Lois, que pour donner de l’autorité à ses rêves.
XXXIX
Xénophon, disciple aussi, mais disciple plus sincère et plus littéral que Platon, parle de Socrate comme d’un philosophe aux yeux duquel les institutions sociales et politiques n’avaient qu’une importance très secondaire, et qui s’occupait infiniment plus d’améliorer les hommes que de les constituer.
La question pour le vrai Socrate, c’étaient les dieux, ce n’étaient pas les lois.
Xénophon insinue même formellement que Socrate fut bien moins condamné à mort pour ses audaces contre la religion de l’État, que pour n’avoir pas voulu partager assez les rancunes des factions populaires qui lui reprochaient son indifférence politique.
En lisant attentivement Xénophon, nous avons acquis la presque certitude que dans les Dialogues, les choses sublimes et simples sont de Socrate, et les choses sophistiques et alambiquées sont de Platon.
Les Dialogues seront éternellement et justement lus et exaltés pour ce qui est de Socrate, éternellement et justement réprouvés comme sophistiques pour ce qui est de Platon.
C’est la traduction faussée d’une belle âme de l’humanité par un bel esprit d’Athènes.
XL
En résumé, je vous en ai dit assez pour vous donner de la philosophie grecque, à son apogée, une idée que nous compléterons en étudiant bientôt ensemble la philosophie d’Aristote.
Aristote est le disciple sensé du disciple souvent si peu sensé de Socrate.
Il fut l’instituteur et le conseiller politique du plus grand des Grecs en génie, en politique et en héroïsme : Alexandre.
La philosophie de Socrate, quoique faussée par Platon, aura cet éternel mérite d’avoir été la première grande profession de foi spiritualiste du genre humain, non-seulement en Asie, mais en Europe. C’est par Platon que l’humanité de ce temps a su qu’elle avait une âme trois siècles avant la révélation du christianisme. La philosophie selon la raison précéda ainsi la philosophie selon la foi.
XLI
Le Phédon est le plus beau drame humain avant le drame du Calvaire. Socrate en fut la victime ; mais Platon, ce saint Paul du spiritualisme grec, mêla à la sublime doctrine de son maître tant de sophismes, tant de puérilités, tant de chimères et tant de dépravations d’idées, de lois, de mœurs, que cette pure philosophie socratique en fut viciée presque dans sa source, et qu’en se sanctifiant avec Socrate, on craint toujours de se corrompre avec Platon.