CXXVe entretien.
Fior d’Aliza
(suite)
Chapitre III (suite)
LXVII
Les deux enfants, quand ils furent sevrés, grandirent bien et se fortifièrent à vue d’œil à ce régime.
Fior d’Aliza commençait déjà à aller ramasser le bois mort, dans le petit bois de lauriers, pour cuire les châtaignes dans la marmite de terre, et Hyeronimo commençait aussi à remuer la terre pour y semer le maïs et le millet. Quant aux chèvres, aux moutons et à l’âne, ils se gardaient eux-mêmes dans la bruyère, et quand ils tardaient à se rapprocher, le soir le chien que j’envoyais dans la montagne me comprenait ; il les ramenait tout seul à la cabane ; ce bon chien était le père de celui que vous voyez couché aux pieds de son maître ; il l’a si bien instruit, qu’il nous sert comme son père ; c’est un serviteur sans gages, pour l’amour de Dieu.
LXVIII
On pouvait encore mener doucement sa pauvre vie et bénir Dieu et la Madone dans cette condition ; je devenais vieille, Antonio était infirme, mais patient ; le temps coulait, comme l’eau de la source, entraînant sans bruit les feuilles mortes comme les années comptées dans sa course ; les enfants s’aimaient, ils étaient gais ; un frère quêteur du couvent de San Stefano leur avait appris, en passant, leur religion ; ils étaient aussi obéissants à moi qu’au vieil Antonio, et nous confondaient tellement dans leur tendresse, que la fille ne savait pas si elle était ma fille ou celle d’Antonio, et que le garçon ne savait pas dire s’il était mon fils ou celui du vieillard. C’étaient comme des enfants jumeaux, comme une sœur et un frère. Sans rien nous dire, nous nous proposions de les marier quand ils auraient l’âge et l’envie de s’aimer autrement.
Comment ne se seraient-ils pas aimés ? Ils ne voyaient jamais d’autres enfants de leur âge ; ils n’avaient qu’un même nid dans la montagne, et un même sang dans le cœur ; un même souffle dans la poitrine, un même air sur le visage ! Leurs jeux et leurs rires sur le seuil de la cabane, les jours de fête, en revenant de la messe des Ermites aux Camaldules du couvent, faisaient la gaieté de la semaine ; les feuilles des bois en tremblaient d’aise, et le soleil en luisait et en chauffait mieux sur l’herbe au pied du châtaignier.
Hyeronimo me rappelait tant mon mari par ses boucles noires, sous son bonnet de laine brune ! Antonio ne pouvait pas aussi bien voir sa fille à cause du voile qu’il a sur ses pauvres yeux ; mais quand il entendait les éclats de sa voix, à la fois tendre, joyeuse et argentine, comme les gouttes de notre source, quand elles résonnent en tombant des tiges d’herbes dans le bassin, il croyait entendre sa pauvre défunte, ma sœur.
— Comment est-elle ? me demandait-il quelquefois. A-t-elle un petit front lisse comme une coupe de lait bordée de mouches ?
— Oui, lui répondais-je, avec des sourcils de duvet noir qui commencent à lui masquer un peu les yeux.
— A-t-elle les cheveux comme la peau de châtaigne sortant de la coque, avant que le soleil l’ait brunie sur le toit ?
— Oui, lui disais-je, avec le bout des mèches luisant comme l’or du cadre des Madones, sur l’autel des Camaldules, quand les cierges allumés les font reluire de feu.
— A-t-elle des yeux longs et fendus, qui s’ouvrent tout humides comme une large goutte de pluie d’été sur une fleur bleue dans l’ombre ?
— Justement, répondais-je, avec de longs cils qui tremblent dessus comme l’ombre des feuilles du coudrier sur l’eau courante.
— Et ses joues ?
— Comme du velours de soie rose sur les devantures de boutiques d’étoffes à la foire de Lucques.
— Et sa bouche ?
— Comme ces coquilles que tu rapportais autrefois des maremmes de Serra Vezza, qui s’entrouvrent pour laisser voir du rose et du blanc, dentelées sur leurs lèvres, demi-fermées, demi-ouvertes, pour boire la mer.
— Et son cou ?
— Mince, lisse, blanc et rond comme les petites colonnes de marbre couronnées par des têtes d’ange, en chapiteau, sur la porte de la cathédrale de Pise.
— Et sa taille ?
— Grande, élancée, souple et arquée, avec deux légers renflements sur la poitrine, sous son corset encore vide.
— Ah ! Dieu ! s’écria-t-il, c’est tout comme sa mère à son âge, quand je la vis pour la première fois à ta noce avec mon frère, trois ans avant de la demander à votre mère. Et ses pieds ?
— Ah ! il faut les voir quand elle les essuie tout mouillés sur l’herbe, après avoir lavé les agneaux dans le bassin de la ravine : on dirait les pieds de cire de l’enfant Jésus, avec ses petits doigts, sur la paille de l’étable de Bethléem, que tu voyais, quand tu avais tes yeux, dans la crèche de Noël, au couvent des Camaldules.
— C’est encore comme sa mère, redisait-il en admirant et en pleurant, et cela continuait comme cela tous les soirs des dimanches.
LXIX
— Ah ! c’étaient de bons moments, monsieur, et puis je lui répondais ensuite sur tout ce qu’il me demandait de mon pauvre et beau Hyeronimo, le vrai portrait en force de sa cousine en grâce : comme quoi sa taille dépassait de la main la tête de la jeune fille, comme quoi ses cheveux moins bouclés étaient noirs comme les ailes de nos corneilles sur la première neige ; comme quoi son front était plus large et plus haut, ses joues plus pâles et plus bronzées par le soleil ; ses yeux aussi fendus, mais plus pensifs sous ses sourcils ; sa bouche plus grave, quoique aussi douce ; son menton plus carré et plus garni de duvet ; son cou, ses épaules, sa taille plus formés.
— As-tu vu saint Sébastien tout nu, attaché à son tronc d’arbre, percé de flèches, avec des filets de sang qui coulent sur sa peau lisse et brune ?
— Oui.
— Eh bien ! on dirait mon fils quand sa chemise ouverte laisse voir ses côtes et qu’il s’appuie au châtaignier, en s’essuyant le front, au retour de l’ouvrage. J’ai bien vu des hommes, à la foire de Lucques et sur le quai de Livourne, déchargeant des felouques, mais je n’en ai point vu d’aussi beau, d’aussi fort, quoique aussi délicat ; c’est tout mon pauvre mari quand il partit, si peu de jours après m’avoir courtisée, pour ces fatales moissons des Maremmes !
Et voilà comme nous abrégions les dimanches à nous réjouir dans nos deux enfants, et tous les pèlerins qui passaient en montant aux Camaldules s’arrêtaient pour respirer sous le châtaignier de la montagne et disaient : « Le ciel vous a bien bénis ! il n’y a rien de si beau qu’eux à la ville. »
LXX
Mais nous eûmes bien du malheur une fois, pour la trop grande beauté de Fior d’Aliza. Il arriva une bande de jeunes messieurs de Lucques qui allaient par curiosité, car vous allez voir que ce n’était pas par dévotion, au pèlerinage des Camaldules. Le malheur voulut que, dans ce moment-là, la petite sortait de laver les agneaux dans le bassin d’eau sombre, où vous voyez reluire le ciel bleu au milieu des joncs fleuris, au fond du pré, sous les lauriers ; elle s’essuyait les pieds, debout, avec une brassée de feuilles de noisetier, avant de remonter vers la cabane ; sa chemise, toute mouillée aux bras et collant sur ses membres, n’était retenue que par la ceinture de son court jupon de drap rouge, qui ne lui tombait qu’à mi-jambes ; ses épaules nues, partageant en deux ses tresses déjà longues et épaisses de cheveux, qui reluisaient comme de l’or au soleil du matin ; elle tournait çà et là son gracieux visage et riait à son image tremblante dans l’eau, à côté des fleurs, ne sachant pas seulement qu’un oiseau des bois la regardait.
LXXI
Les pèlerins, surpris, s’arrêtèrent à sa vue et firent silence pour ne pas l’effaroucher, comme quand un chasseur voit un chevreuil confiant, seul au bord du torrent, à travers les feuilles. Ils se faisaient entre eux des gestes d’admiration en regardant la belle enfant.
— En voilà une de Madone ! s’écria un des plus jeunes de la bande.
— C’est la Madone avant la visite de l’ange, dit le plus vieux. Ah ! Dieu ! que sera-ce quand elle aura quinze ans !
LXXII
— Elle n’en a que douze, messieurs, leur dis-je, pour les détourner de regarder plus longtemps la petite, craignant qu’ils ne lui fissent honte, en s’arrêtant plus curieusement sous l’arbre ; mais ils s’assirent au contraire, à la prière du plus vieux.
La petite, qui remontait les yeux à terre, sans défiance, ne les ayant ni vus ni entendus, rougit tout à coup jusqu’au blanc des yeux, en se voyant toute nue et toute mouillée devant des étrangers ; elle se sauva, comme un faon surpris, dans la cabane, et rien ne put l’en faire sortir, bien qu’elle se fût habillée derrière la porte.
LXXIII
Les étrangers se parlèrent longtemps à voix basse entre eux, et me demandèrent ceci et cela sur notre famille. Je les satisfis honnêtement.
— Nous reviendrons, jeune mère, me dirent-ils, en me saluant poliment, et si vous voulez marier votre fille dans un an ou deux, nous la retenons pour mon fils, que voilà, et qui en est déjà aussi fou que s’il la connaissait depuis sept ans, comme Jacob. (C’était le chef des sbires de Lucques.)
— Ah ! que non, seigneur capitaine des sbires, lui répondis-je en riant, ma fille est verte, elle n’est pas mûre de longtemps pour un mari ; de plus, elle n’est pas faite pour un capitaine des sbires de la ville qui mépriserait notre humble famille, et puis elle est déjà fiancée en esprit avec son cousin, le fils de l’aveugle que voilà. Les deux enfants s’accordent bien ; il ne faut pas séparer deux agneaux qui ont été attachés par le bon Dieu à la même crèche.
Le capitaine fit un signe de l’œil à ses compagnons, et se retourna deux ou trois fois, en me disant adieu avec un air de dire au revoir.
Voilà tout ce qui fut dit ce jour-là.
LXXIV
Je n’y pensais plus deux jours après, et je n’en parlais déjà plus à la maison, quand le jeune capitaine des sbires redescendit avec ses amis de l’Ermitage.
Cette fois, Fior d’Aliza, c’était un dimanche, revenait de la messe des Camaldules avec son cousin Hyeronimo, revêtu de ses plus beaux habits. Les derniers sons de la cloche d’argent des ermites résonnaient encore, comme une gaieté des anges, à travers les branches du châtaignier ; le soleil d’automne éblouissait dans les feuilles jaunes ; les châtaignes, presque mûres, tombaient une à une, avec les feuilles d’or, sur l’herbe court tondue par les brebis ; on entendait la cascade pleuvoir allègrement dans le bassin, et les merles siffler de joie en se frôlant les ailes et en se rappelant dans les lauriers. Il semblait qu’une joie sortait du ciel, de l’eau, de l’arbre, de la terre, avec les rayons, et disait, dans le cœur, aux oiseaux, aux animaux, aux jeunes gens et aux jeunes filles : « Enivrez-vous, voilà la coupe de la vie toute pleine. » Dans ces moments-là, monsieur, on se sentait, de mon temps, soulevé pour ainsi dire de terre, comme par un ressort élastique sous les pieds.
LXXV
Les enfants le ressentirent et se mirent à danser, l’un devant l’autre, comme deux chevreaux, au pied du châtaignier, moitié dans l’ombre, moitié sous les rayons. Hyeronimo avait ses guêtres de cuir serrées au-dessus du genou par ses jarretières rouges, son gilet à trois rangs de boutons de laiton, sa veste brune aux manches vides, pendante sur une épaule ; son chapeau de feutre pointu, bordé d’un ruban noir, qui tombait sur son cou brun et qui s’y confondait avec ses tresses de cheveux ; sa cravate lâche, bouclée sur sa poitrine par un anneau de cuivre, sa zampogne sous le bras gauche qui semblait jouer d’elle-même, comme si elle avait eu l’âme des deux beaux enfants dans son outre de peau.
LXXVI
Fior d’Aliza avait son riche habillement des dimanches, ses épingles de fer à bouts d’or traversant ses cheveux, son collier à trois rangs de saintes médailles, avec des reliques, dansant sur son cou ; son corset de velours noir sur sa gorgère rouge et évasée, que son jeune sein ne remplissait pas encore ; son jupon court, de laine brune, ses pieds nus, ses sandales à la main, comme deux tambours de basque, avec leur courroie. Ils dansaient ainsi de joie, pour danser, sans se douter seulement que le malheur les épiait sous la figure de ce capitaine des sbires et de ses amis, en habits noirs, derrière les arbres.
LXXVII
— Allons, mon garçon, viens avec nous pour nous montrer les sentiers qui raccourcissent la descente vers Lucques, cria tout à coup à Hyeronimo le chef des sbires. Nous te donnerons une poignée de baïoques pour la récompense.
— Volontiers, messieurs, répondit gracieusement Hyeronimo en reprenant ses sandales ferrées et en jetant à terre sa zampogne, mais je n’ai pas besoin de baïoques pour rendre service ; nous sommes assez riches à la cabane, avec nos châtaigniers et notre maïs, pour donner aux pauvres pèlerins sans rien demander aux riches comme vous.
Il se mit à marcher gaiement devant eux en laissant la pauvre Fior d’Aliza, un pied levé, tout étonnée et toute triste de ne plus pouvoir continuer la danse, par un si beau matin d’automne.
LXXVIII
De ce jour-là, monsieur, il n’y a plus eu une belle matinée pour nous.
Mais, excusez-moi, le reste est si triste, qu’une pauvre femme comme moi ne pourrait plus vous le raconter sans pleurer. Si vous en voulez savoir plus long, il faut que l’aveugle vous le raconte à son tour, ou bien Fior d’Aliza elle-même, car, pour ce qui concerne la justice qui vint se mêler de nos affaires et nous ruiner, Antonio comprend cela mieux que moi ; et, pour ce qui concerne l’amour avec son cousin Hyeronimo, rapportez-vous-en à la jeune sposa ; c’est son affaire à elle, et je ne crois pas que, de notre temps, on s’aimât comme ils se sont aimés…
— Et comme ils s’aiment, dit, en reprenant sa belle-sœur, l’aveugle…
— Et comme ils s’aimeront, murmura tout bas entre ses dents la fiancée.
Chapitre IV
LXXIX
L’aveugle, après avoir bu une goutte de mon rosoglio dans ma gourde, reprit le récit juste où la veuve l’avait interrompu
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— Quand Hyeronimo remonta de Lucques le soir, bien avant dans la nuit, à la cabane, il nous raconta que les messieurs de Lucques avaient été pleins d’honnêteté et de caresses pour lui pendant tout le chemin, qu’ils s’étaient arrêtés dans toutes les osteries des gros villages qu’ils avaient rencontrés pour s’y rafraîchir d’un verre de vin, d’une grappe de raisin, d’un morceau de caccia-cavallo, sorte de fromage dur et brillant, comme un caillou du Cerchio, et que partout on l’avait forcé de se mettre à table avec eux et de boire comme un homme, jusqu’à ce que les yeux lui tournassent dans la tête et la langue dans la bouche, comme pour le faire babiller à plaisir sur Fior d’Aliza, sa cousine ; sur Léna, sa tante ; sur l’aveugle et sur sa famille.
Le capitaine des sbires lui-même, un peu aviné, ne tarissait pas, nous dit-il, sur la beauté de Fior d’Aliza sortant tout échevelée de la grotte aux chèvres, s’essuyant les pieds à l’herbe, et les bras à la laine des petits agneaux qu’elle venait de laver. « Encore un ou deux printemps », disait-il tout bas.
LXXX
Un vieux petit pèlerin tout mince et tout vêtu de noir, d’un habit râpé avec un rabat mal blanchi autour du cou et une plume à écrire derrière son oreille, l’écoutait en l’approuvant finement du sourire.
— Signor Bartholomeo del Calamayo, lui disait à l’oreille le capitaine à moitié gris, vous êtes mon ami ou vous ne l’êtes pas.
— Votre ami à tout faire, lui répondit le scribe. Commandez-moi, il n’y a rien à quoi je ne puisse réussir avec ma plume, comme vous avec votre espingole.
— Ceci ne sera pas œuvre d’espingole, mais de plumitif, reprenait le sbire, en lui passant le bras autour du cou et en le pressant contre sa poitrine. Jurez que vous me servirez pour découdre d’un coup de canif cette fiançaille entre ces enfants, qui ne savent pas même ce que fiançaille veut dire.
Jusqu’ici j’ai méprisé le mariage, je suis arrivé à quarante ans sans que mon cœur ait battu plus vite d’une pulsation à la vue d’une femme, veuve ou fille, contadine de village ou dame de la ville ; mais l’âge vient, je suis libre, je suis riche. Chacun à son heure, il faut faire une fin. Une belle fille à la maison, c’est une fin de l’homme ; la voilà mûre bientôt, et moi encore assez vert. C’est à San Stefano que je dois d’avoir changé d’idée. J’allais y chercher le bon Dieu et j’y ai trouvé le diable sous la figure d’un ange. Allons, Bartholomeo del Calamayo, arrangez-moi cela avec votre bec de plume ; je vois bien que ce sera difficile, si ces enfants savent déjà s’aimer ; mais vous en savez plus que l’amour, astucieux paglietta (chicaneur) que vous êtes ; imaginez-moi quelque bon filet de votre métier pour faire tomber cette chevrette des bois dans ma carnassière. N’ayez pas peur, Bartholomeo, mon compère ; l’argent, s’il en faut, ne vous manquera pas, le crédit non plus ; je suis l’ami du camérier du duc ; les juges de Lucques ne peuvent pas exécuter un de leurs arrêts sans moi ; le chef de la police du duché a épousé la fille de ma sœur ; tous les sbires de la campagne sont sous mes ordres ; c’est moi qui préserve contre les braconniers les chasses du souverain ; on m’aime et l’on me craint partout, là-haut et là-bas, comme un grand inquisiteur des forêts du duché. À nous deux, vous le chien quêteur, moi le tireur, ne rapporterons-nous pas au logis cette colombe aux pieds roses ?
Bartholomeo riait bêtement des joyeusetés dites à demi-voix par son ami le sbire ; les autres remplissaient et vidaient leurs verres avec moi. À la porte de Lucques, je leur ai souhaité felicis sima notte , et je les ai laissés regagner, tout trébuchant de fatigue et de vin, chacun leur porte.
LXXXI
Nous ne fîmes pas beaucoup d’attention, les uns et les autres, à ces propos de buveurs ni à ces projets du dimanche que le lundi dissipe, et nous continuâmes à vivre en paix et en gaieté jusqu’après l’hiver.
Au printemps, la petite, qui touchait à ses treize ans, et qui avait grandi jusqu’à la taille de sa tante, commença à craindre de s’éloigner seule de la maison pour aller sarcler le maïs ou cueillir les feuilles de mûrier. Elle rencontrait souvent des inconnus dans le sentier du couvent, ou auprès de la grotte, ou sur le bord du bois de lauriers, ou même jusque sous le châtaignier, qui faisaient semblant de se reposer à l’ombre, en montant aux Camaldules ou en chassant dans la montagne.
Le capitaine des sbires cherchait, de temps en temps, à l’aborder sur le seuil de la maison, et il lui adressait des compliments qui la faisaient rougir et fuir. Elle avait peur sans savoir de quoi ; les yeux de cet homme ne lui plaisaient pas ; plus ils étaient tendres, plus ils l’effrayaient ; elle priait sa tante ou son cousin de ne jamais la laisser seule avec lui.
Quand il vit cela, il cessa, un certain temps, de rôder dans la montagne ; mais un jour que ma sœur était seule à la maison, parce que j’avais suivi Hyeronimo et Fior d’Aliza au ruisseau pour tondre les brebis et pour laver avec eux les toisons, un petit monsieur sec, mince et noir comme un homme de loi ou comme un huissier, entra dans la cabane en saluant bien bas et en présentant un papier à ma belle-sœur.
Elle ne savait pas lire ; elle pria l’étranger de mettre le papier timbré sur la huche, en lui disant que nous le ferions lire le lendemain par le frère camaldule qui passait deux fois par semaine pour porter les vivres au couvent.
— Il n’y a pas besoin, dit l’homme de loi ; appelez votre fils, votre frère et votre nièce, qui ne sont pas loin ; je vais vous lire la citation moi-même.
Nous remontâmes tout surpris. Hyeronimo reconnut la ressemblance de ce messager avec Bartholomeo del Calamayo, l’ami du capitaine des sbires, de l’année précédente, mais il ne fit pas semblant, et l’enfant garda sa pensée en lui-même.
LXXXII
— Vous êtes bien, dit l’homme de loi à mon frère, Antonio Zampognari, fils de Nicolas Zampognari et d’Annunziata Garofola, vos père et mère ?
— Oui, dit mon frère.
— Et vous, me dit-il, vous êtes bien Magdalena Zampognari, fille de Francesca Bardi et de Domenico Cortaldo, vos père et mère, du village de Bel-Sguardo, en plaine ?
— Oui, répondis-je.
— Eh bien ! poursuivit-il d’une voix tranquille comme s’il nous avait dit bonjour, voici une citation des enfants et héritiers de Francesco Bardi et Domenico Cortaldo, représentants légitimes de la branche aînée des Zampognari, qui réclament, en vertu d’un jugement en bonne forme, le partage de la maison, domaine, eaux, bois et champs du domaine des Zampognari, leurs ancêtres, dont il ne vous revient que le quart, puisque vous, Antonio Zampognari, et vous, Magdalena Bardi, épouse de Felice Zampognari, vous ne représentez que le quart de la succession totale consistant dans le domaine habité et cultivé par vous. Ordre donc, ci-dessous, du tribunal souverain de Lucques de procéder au partage du domaine et du podere (métairie), et d’en remettre les trois quarts aux héritiers Bardi di Bonvisi, légitimes propriétaires du reste, se réservant, lesdits héritiers, de revendiquer contre vous, quand ils le jugeront opportun, leur part arriérée de jouissance des fruits dudit domaine, injustement retenus par vous et vos ascendants depuis l’année 1694.
LXXXIII
Si les murs de la maison et le châtaignier qui la couvre s’étaient tout à coup écroulés sur nos têtes, nous n’aurions pas été plus atterrés que nous ne fûmes à la lecture de cette sommation, de rendre les trois quarts de notre domaine ; c’est comme si on nous avait demandé les trois quarts de notre vie à tous les quatre.
— Qu’avez-vous à dire ? nous demanda froidement, la plume en main et le papier sur le genou, l’homme de loi.
Nous nous regardâmes tous les quatre sans rien répondre ; que pouvions-nous répondre, monsieur ? Nous étions nés là comme le figuier, la vigne et les chèvres, sans savoir qui nous avait semés. Il n’y avait jamais eu, de père en fils, d’oncle en neveu, dans la famille, ni de titre de propriété, ni division, ni partage ; nous croyions que le domaine était à nous comme la terre est aux racines du châtaignier qui nous avait vus naître, ombragés et nourris depuis le premier jour ; l’habitude de vivre et de mourir là était notre seul acte de propriété.
Nous baissâmes la tête et nous dîmes à l’homme de loi qui venait nous retrancher les trois quarts du bien :
— Puisque les juges de Lucques, qui sont si savants, le disent, il faut bien que cela soit vrai. Nous ne voulons pas garder le bien d’autrui, n’est-ce pas ? Faites donc de nous ce que vous voudrez ; partagez le bien et les bêtes, pourvu qu’on nous laisse la cabane et le châtaignier, dont les racines sont dessous et dont les branches tombent sur le toit, et un chevreau sur trois, et mon pauvre chien qui les garde et qui me conduit quand je monte à la messe les dimanches ; et nos deux enfants, qui sont bien à nous, puisque c’est nous qui les avons nourris et élevés, et qu’ils s’aiment bien et qu’ils nous aident comme nous les avons aidés dans leur enfance. Nous vivrons de peu, mais nous vivrons encore. Qu’il soit fait selon ce papier, et le bon Dieu pour tous !
LXXXIV
— Eh bien ! dit l’homme de loi, puisque vous n’en appelez qu’au bon Dieu, on vous enverra demain deux commissaires au partage qui limiteront votre quart d’avec les trois quarts revenant par le jugement aux Bardi de Bel-Sguardo ; j’oubliais de vous dire que, par un autre papier que voici, les Bardi, vos parents, ont vendu leurs droits sur l’héritage à Gugliamo Frederici, capitaine des sbires de la ville et du duché de Lucques ; c’est un brave homme avec qui vous pourriez vous accommoder et qui pourra, par charité, vous laisser le choix du quart du domaine qu’il vous conviendra de garder à vous, en réservant de faire valoir ses droits sur les intérêts accumulés, depuis que vous jouissez indûment de la totalité des revenus. Qui sait même si tout ne pourra pas s’arranger entre lui et vous, de bonne amitié ; l’homme est puissant et riche, et si vous y mettez de la complaisance, il n’y mettra peut-être pas de rigueur.
Là-dessus il nous remit les deux papiers, nous salua poliment et redescendit à Lucques.
LXXXV
Nous restâmes muets et pétrifiés sur le seuil, comme les roches qui pleurent au bord de la caverne.
— Pourvu qu’ils nous laissent le châtaignier, les sept figuiers et les ceps de vigne dont nous faisons sécher les grappes, les figues et les châtaignes pour l’hiver ! dis-je à ma belle-sœur.
— Pourvu qu’ils nous laissent les chevreaux et leur mère que j’ai élevés, et dont le lait et les fromages nous nourrissent à leur tour ! dit-elle.
— Pourvu qu’ils nous laissent la fontaine, avec le bassin à l’ombre de la grotte, où je me vois dans l’eau en me baignant les pieds et en filant ma quenouille, comme une sainte Catherine dans un ciel d’église, quand je garde les brebis paissant sur le bord !
— Pourvu qu’ils nous laissent le chien de mon père pour me remplacer auprès de lui quand il sort en tâtant le terrain avec son bâton autour de la maison, je suis content ! dit Hyeronimo. J’irai m’engager tous les étés dans les bandes de moissonneurs de la campagne de Sienne, et peut-être de Rome ; je travaillerai pour nous quatre, comme quatre ; le soir, pendant que les autres se reposeront, je jouerai de la zampogna pour les pèlerins ou les pèlerines des saintes du pays ; ou bien je ferai danser dans les noces des riches métairies de la plaine de Terracine, et je rapporterai bien assez de froment ou assez de baïoques (monnaie du pays) pour vous nourrir et vous chauffer le reste de l’année.
— Est-ce que nous avons besoin de nous quitter pour bien vivre ? reprit Fior d’Aliza toute pâle (à ce que dit sa mère), comme si son cœur s’était arrêté de battre dans sa poitrine. Est-ce que la farine de châtaignes, quand je l’ai bien passée au tamis, bien séchée, bien pétrie avec de la crème de chèvre et bien cuite en galettes dans la cendre entre deux feuilles de châtaignier, n’est pas aussi bonne que le pain ou la polenta (galette de maïs dont se nourrissent les paysans d’Italie) ? Est-ce que le bois mort dans les bois de lauriers n’appartient pas à celle qui le ramasse, comme l’épi oublié à la glaneuse ? Nous n’aurons pas besoin qu’Hyeronimo aille gagner la mal’aria dans les eaux dormantes de la Maremme, dont on voit d’ici les brouillards traîner au bord de la mer comme des fumées d’enfer, n’est-ce pas ?
LXXXVI
— Ah ! que tu as raison, dit ma belle-sœur à ma fille ; si mon pauvre mari avait pensé comme toi, je ne serais pas sans appui sur cette terre.
Je dis la même chose à Hyeronimo, et nous nous reconsolâmes comme nous pûmes le soir, en allant visiter, l’un sa fontaine, l’autre ses plants de maïs déjà en fuseaux et commençant à jaunir ; l’autre, ses ceps de vigne en fleur qui embaumaient jusqu’à la maison ; l’autre en comptant ses brebis et ses chèvres ; moi, en touchant le poil et les oreilles dressées de mon chien qui me léchait le visage et les mains, comme s’il avait compris à je ne sais quoi que nous avions besoin d’être consolés.
L’un disait : Ils nous laisseront ceci ; l’autre disait : Ils ne nous prendront pas cela. Fior d’Aliza prenait de la belle eau du bassin dans sa main, s’en lavait le visage et embrassait l’eau qui fuyait entre ses doigts roses, comme si elle avait dit adieu à la source.
Hyeronimo, en regardant ses belles tiges de maïs et en mesurant sa taille à leur hauteur, disait : S’ils nous les prennent, me rendront-ils les gouttes de sueur que j’ai versées sur leurs racines en les plantant dans ce sol si dur et si épierré ?
— Et nos écureuils de printemps, et nos corneilles d’hiver, et nos hirondelles d’été, et nos colombes et nos rossignols dans le bois de lauriers ou sur le châtaignier, nous les prendront-ils aussi et se laisseront-ils partager, comme le reste, entre le sbire et nous ? disait ma belle-sœur. À ces mots, elle voulait bien rire, mais elle avait comme une larme dans la voix, comme une goutte d’eau dans le goulot d’une gourde qui ne peut ni rester ni couler par le cou de la courge.
Moi, j’étais bien triste aussi, mais je me raisonnais en me disant, à part moi : Ils ne partageront du moins ni ma sœur ni sa fille, ni mon enfant, ni mon pauvre chien. Si tout cela me reste, qu’importe un peu plus ou un peu moins de mesures de terre sur une montagne ! Il y en aura toujours assez long et assez large pour recouvrir mes pauvres os quand j’irai rejoindre au ciel la céleste mère de Fior d’Aliza, à qui je pense toujours quand j’entends sa voix si claire dans les lèvres de l’enfant !
LXXXVII
Le surlendemain, les commissaires-arbitres montèrent avec leur écritoire, leurs piquets et leurs compas, à la cabane ; nous ne voulûmes seulement pas voir ce qu’ils faisaient, tout cela nous fendait le cœur. L’avocat noir, mince et râpé, avec sa plume au chapeau, que mon fils Hyeronimo avait vu et entendu en guidant les pèlerins, l’année précédente, avec le capitaine des sbires, était auprès d’eux. Ma belle-sœur et les enfants me dirent qu’il avait l’air de compatir à notre chagrin et de s’excuser de représenter, dans l’opération, son ami le capitaine des sbires, mais qu’en dessous il avait plutôt l’air triomphant comme un homme qui a trouvé une bonne idée et qui s’en réjouit avec lui-même.
— Ne vous attristez pas, disait-il à ma belle-sœur, à sa fille et à Hyeronimo, le capitaine est de bon cœur ; il ne veut que ce qui lui revient, il ne poussera pas les choses à l’extrême ; il m’a chargé de vous ménager. Qui sait même si tout ce que nous allons déchirer ne pourra pas se recoudre, si vous êtes des gens accommodants et de bonne oreille ? Il est garçon, il est riche, il voudra se marier un jour ; vous avez une belle enfant qui pourra lui plaire. Eh, eh, eh ! ajouta-t-il en passant sa main noire d’encre sous le menton de Fior d’Aliza tout en larmes, comme elle a grandi, mûri et embelli, la petite chevrette du châtaignier ! C’est un bel avocat que vous avez là en herbe ; cet avocat-là pourra bien vous rendre plus qu’on ne vous enlève. Le capitaine n’a que d’honnêtes intentions ; n’aimeriez-vous pas bien, ma belle enfant, à changer cette robe de bure brune et ces sandales sur vos jambes nues contre de riches robes de soie, de fins souliers à boucles luisantes comme l’eau de cette cascatelle, et à devenir une des dames les plus regardées du duché de Lucques, où il y en a tant de pareilles à des duchesses ?
Il voulut l’embrasser sur le front. Fior d’Aliza se recula comme si elle avait vu le dard d’un serpent sous le bois mort.
— Je ne serai jamais que la fille de ma mère, la sœur ou la femme d’Hyeronimo, dit-elle entre ses dents ; et elle se sauva vers son cousin, qui n’avait rien entendu.
Il portait les paquets et les chaînettes des commissaires, comme saint Laurent quand il portait l’instrument de son supplice.
Ma belle-sœur rentra triste et pensive à la maison ; elle me raconta l’air et les propos de l’avocat. Nous commençâmes à nous méfier de quelque chose.
LXXXVIII
Deux heures après, tout était fini ; les commissaires revinrent avec Hyeronimo, plus pâle, dit-on, qu’un mort ; ils nous lurent un acte de partage et de délimitation par lequel on nous retranchait de toute possession et jouissance les trois quarts du bien paternel. Dans ce retranchement étaient compris d’abord le champ défriché de maïs d’où nous tirions le meilleur et le plus sûr de notre nourriture, le bois de lauriers qui chauffait le four, la plantation de mûriers qui nous donnait la feuille pour les vers à soie (une once de soie avec quoi nous achetions le sel et l’huile pour toute l’année), enfin le petit pré avec la grotte, la source et le bassin où Fior d’Aliza lavait les agneaux et où pâturaient les brebis et les chevreaux. Hélas ! que nous restait-il, excepté la roche et les broussailles autour de la maison et la vigne rampante sur la pente de grès qui descend de la terrasse au midi vers le pré de la grotte !
— Encore la vigne ?
— Non, monsieur. Le terrain sur lequel nos pères l’avaient plantée et les vieux ceps tortus et moussus comme la barbe des vieillards ne nous restaient pas en propriété ; seulement les vieux pampres qui sortaient du terrain enclos de pierres grises, qui avaient grimpé de roc en roc jusqu’à la maison, et qui formaient une treille devant la fenêtre et un réseau contre les murs de la cabane et jusque sur le toit, nous restaient ainsi que les grappes que ces branches pouvaient porter en automne ; c’était assez pour notre boisson, car les enfants et ma belle-sœur ne buvaient que de l’eau, et je ne buvais du vin moi-même que quelques petits coups les jours de fêtes.
— Mais qu’est-ce qui vous restait donc ? demandais-je au vieillard aveugle.
— Ah ! monsieur, il nous restait le châtaignier, notre père nourricier d’âge en âge, et le vaste espace d’herbe fine et de mousse broutées qui s’étend sous son ombre et sur ses racines… C’est-à-dire, continua-t-il en se reprenant, que le châtaignier, principale source du revenu du domaine des Zampognari, avait été partagé en quatre parties par les arpenteurs arbitres : le tronc de l’arbre avec toutes les branches qui regardent le nord, le couchant, le matin, appartenaient au sbire, représentant de nos anciens parents ; ils pouvaient en faire ce qui leur conviendrait, même l’étroncher en partie s’il leur paraissait nuisible ; mais tous les fruits qui tomberaient ou que nous abattrions des vastes branches qui regardent le midi et qui s’étendent comme des bras sur la pelouse, sur la cour et sur le toit de la maison, étaient à nous. Il y en avait encore bien assez, tant il est gros et fertile, pour nous nourrir presque toute l’année, pourvu que le caprice ne prît pas aux propriétaires du fonds et du tronc de l’arbre de le couper. Mais il n’y avait pas de crainte ; car les trois quarts des fruits rapportent bien, bon ou mal an, pour eux soixante sacs de belles châtaignes : ils auraient ruiné leur propre domaine en l’abattant.
LXXXIX
Nous nous contentâmes donc de ce partage ; que pouvions-nous dire ? Dieu est le maître d’ouvrir ou de rétrécir sa main à ses créatures ! On nous laissait encore le troupeau composé de cinq brebis, de trois chèvres avec leurs chevreaux et du chien que vous voyez là sur ses trois pattes, et qui a l’air d’écouter sa propre histoire dans la nôtre. Hyeronimo enfant l’avait appelé Zampogna, parce qu’il aimait la musique comme un pifferaro, et que toutes les fois que nous voulions le faire revenir avec les chevreaux du pâturage où il gardait les moutons, nous n’avions qu’à sonner un air de musette sur la porte.
Nous avions de plus le droit de faire pâturer les cinq moutons et les trois chèvres dans tous les steppes en friche, dans les bruyères incultes et dans les bois de lauriers, pourvu que les bêtes ne touchassent ni aux mûriers, ni au champ de maïs, ni à la vigne, ni à l’herbe du pré dans le ravin de la source ; nous pouvions aussi faire un sentier à travers le pré et aller puiser de l’eau, pour nous et pour les bêtes, à la source sous la grotte ; mais il nous était défendu de troubler l’eau du bassin en y lavant les toisons ; le beau bassin d’eau claire, où Fior d’Aliza se plaisait tant à se mirer à travers les branches de saule, ne devait plus réfléchir que les étoiles de là-haut. C’était pourtant notre étoile, à nous, et la source parut devenir sombre depuis que l’enfant ne s’y mirait plus à côté de son cousin.
XC
Voilà, monsieur, comme tout fut fait par la volonté des juges de Lucques. Ces hommes s’en allèrent gaiement le soir, après leur opération finie, et nous restâmes tous les cinq sans nous dire un mot, jusqu’à la nuit noire, sur le seuil de notre porte. Chacun pensait, à part soi : « Qu’allons-nous faire ? » Fior d’Aliza pensait à son pré tout fleuri d’étoiles, de clochettes, de toutes sortes de fleurs dont elle ne ferait plus de couronnes pour la Madone, et dont elle ne rapporterait plus les brassées embaumées à l’étable des bêtes ; Antonio, à ses belles quenouilles de maïs barbues et dorées qui allaient être moissonnées par d’autres et pour d’autres que nous ; Magdalena, à ses vers à soie qui allaient mourir faute de feuilles de mûrier, et dont les cocons blancs et jaunes ne se dévideraient plus sur son rouet pendant les soirs d’hiver pour remplir de sel le bahut de bois de noyer au coin de l’âtre.
Moi, je pensais aux sacs de châtaignes que les cueilleurs de la plaine viendraient ramasser sous mes yeux au mois de septembre, et qu’ils emporteraient à Lucques, sans s’inquiéter s’il nous en resterait pour vivre sur les cinq branches réservées aux habitants de la maison.
Je pensais aussi à cette pauvre vieille vigne qui avait coûté tant de peine à cultiver, à nos pères et à nos mères, à ces ceps reconnaissants, comme s’ils avaient des cœurs humains, qui montaient de si loin pour embrasser la porte, la fenêtre, le toit, de leurs pampres les plus lourdes grappes. Pauvres ceps ! dont les racines ne seront plus à nous pendant que leurs feuilles, leur ombre et leurs grappes nous serviraient encore de si bas.
Quant aux sept figuiers, ils nous restaient tous les sept comme des arbres domestiques ; on n’avait pas pu nous en déposséder, parce que leurs racines étaient sous les murs de la maison ; c’était une bonne récolte qui n’était pas à dédaigner dans les années où la fleur des châtaigniers aurait gelé sous le givre ; les figues, séchées sur le toit dans les saisons chaudes, pouvaient bien remplir quatre sacs bien tassés ; c’était quasi de quoi nous empêcher de mourir de faim, en les faisant gonfler et cuire dans le lait des chèvres.
Nous nous couchâmes sans nous parler, de peur que le son de la voix de l’un ne fît pleurer l’autre, mais nous ne dormîmes pas, bien que nous en fissions le semblant. J’entendis toute la nuit chacun de nous se retourner dans sa couche et soupirer le plus bas qu’il pouvait, pour cacher son insomnie à la famille ; jusqu’au chien qui ne dormit pas cette nuit-là, et qui ne cessa pas de gronder ou de hurler du côté de Lucques, comme s’il avait compris que les hommes qui étaient partis par ce sentier n’étaient pas nos amis. Ah ! les bêtes, monsieur, cela en sait plus long que nous, allez ; celui-là vous le fera bien voir tout à l’heure.
XCI
Dès qu’il fit jour, nous sortîmes tous ensemble, y compris les bêtes et le chien ; nous allâmes reconnaître de l’œil, aux beaux premiers rayons du soleil d’été rasant les montagnes, dont il semblait balayer les longues ombres et sécher la rosée, le dommage que la journée de la veille nous avait fait.
Hélas ! qu’on nous en avait pris long, et qu’il nous en restait peu. Comme Jephté, dans la Bible, monsieur, qu’on dit qui alla se pleurer elle-même sur les collines, nous ne pûmes nous empêcher de nous pleurer nous tous : Fior d’Aliza, sur son beau pré vert et sur les bords fleuris de son bassin au bord de la grotte, dont elle aimait tant la chute de la source, gaie et triste, dans le bassin ; Hyeronimo, sur ses tiges presque mûres de maïs, dont il embrassait des lèvres les plus belles quenouilles en leur disant adieu dans sa pensée ; Magdalena, dans la plantation des mûriers dont les feuilles ne gonfleraient plus son tablier pour les rapporter à ses petites bêtes fileuses comme elle ; moi, sous le châtaignier qu’on nous avait coupé en quatre sur le papier, dont nous n’aurions plus que l’ombre d’un côté, et ce que l’automne fait tomber par charité sur notre herbe, et dont je n’aurais pas même une branche en toute propriété, à moi, pour m’y tailler une bière !
XCII
Les bêtes ne comprenaient pas pourquoi nous les retenions à côté de nous par les cornes ou par la laine, et pourquoi nous les empêchions de s’aller repaître, comme à l’ordinaire, dans le bois, dans l’herbe, sous les mûriers, dans les allées gazonnées de la vigne.
Après avoir bien regardé, bien soupiré et bien sangloté devant chacun de ces morceaux du domaine, qui étaient aussi des morceaux de notre pauvre vie, nous rentrâmes en silence dans le petit espace presque inculte qui nous était réservé, nous attachâmes les bêtes dans la cour herbeuse, à la porte de l’étable. Fior d’Aliza alla ramasser des herbes le long des sentiers qui n’appartiennent à personne ; Hyeronimo alla ramasser des branches et des fagots de feuilles dans les rejets de châtaigniers, sur les hautes montagnes du couvent, abandonnées aux daims et aux chevreuils.
Les deux enfants revinrent bientôt, chargés de plus d’herbes et de feuilles qu’il n’en fallait pour les cinq brebis et les trois chèvres ; mais la liberté manquait aux pauvres bêtes : elles nous regardaient et semblaient nous demander de l’œil pourquoi nous ne les laissions plus brouter et bondir à leur fantaisie dans le ravin et sur le rocher. Il fallut même aller leur chercher à boire comme à des personnes. Fior d’Aliza et Hyeronimo commencèrent à tracer, en descendant et en remontant, leur sentier étroit vers la source, dont le pré, la grotte et le bassin leur appartenaient tout entiers la veille.
XCIII
Ce fut ainsi, monsieur, que notre vie se replia tout à coup comme un mouchoir qu’on aurait déchiré dans une large pièce de toile. Nous eûmes bien de la peine à nous y faire les premiers temps, et nos pauvres bêtes bien plus encore ; elles s’échappaient bien souvent de l’étable, de la cour, de la corde, des mains même de Fior d’Aliza pour courir dans le ravin, dans les mûriers, même dans la vigne.
Quand le fattore (le chef des métayers du capitaine des sbires) montait à la montagne, il y avait toujours quelques pampres traînants rongés par les chèvres dans les ceps, ou quelques maïs égrenés sur le champ, ou quelques branches pendantes des mûriers, effeuillées par les cabris.
Il nous injuriait quelquefois et nous menaçait toujours de faire tuer les bêtes si l’on venait à les surprendre hors de nos limites. Que pouvions-nous faire, que demander excuse et qu’offrir de réparer le dommage à nos dépens ? Nous recommandions bien à Fior d’Aliza de tenir de près ses chevreaux et de ne pas quitter de l’œil les animaux. Mais comme elle avait rencontré deux ou trois fois le capitaine des sbires qui cherchait à l’approcher, qui lui avait pris le menton et qui avait voulu l’embrasser sur ses cheveux, en lui demandant si elle voudrait bien devenir sa femme quand elle aurait ses seize ans ; et comme, malgré les honnêtetés de cet homme, elle en avait peur et répugnance, à cause de Hyeronimo et de nous, qu’elle ne voulait jamais quitter des yeux ou du cœur, la petite n’aimait pas à rester dehors toute seule loin de Hyeronimo et de nous ; c’est ce qui fait que les bêtes étaient moins bien gardées.
Quant à Hyeronimo, quand on lui parlait seulement du capitaine des sbires, il devenait pâle de colère comme le papier, et sa voix grondait en prononçant son nom, comme une eau qui bout dans la marmite de fer sur notre foyer ; pourtant, il ne lui souhaitait point de mal ; il était trop doux pour en faire à un enfant ; mais il voyait bien, sans que rien fût dit sur ce sujet entre nous, que cet homme puissant voulait nous enlever par caresse, par astuce ou par violence plus que le pré, la vigne, les mûriers ou notre part du châtaignier : c’est peut-être cela, monsieur, qui lui fit comprendre qu’il aimait plus que d’amitié sa cousine, et c’est peut-être aussi la peur du sbire qui apprit après à Fior d’Aliza combien Hyeronimo lui était plus qu’un frère.
Que voulez-vous, monsieur ? le chagrin mûrit le cœur avant la saison ; quand le ver pique le fruit et que le vent secoue la branche, le fruit véreux tombe de lui-même ; ils ne savaient pas ce que c’était que de s’aimer, mais la peur de se perdre faisait qu’ils ne pouvaient pas plus se séparer en idée que deux agneaux nés de la même mère et qui ont sucé leur vie au même pis et à la même crèche.
Ce fut bien là le malheur ; ces enfants s’aimaient trop pour que la fille devînt une grande dame de Lucques, et pour que le garçon fît une autre fortune que dans le cœur d’une fille des châtaigniers.
XCIV
— Notre malheur, s’écria la belle sposa, en se jetant d’un bond sur le berceau de son enfant, en l’élevant dans ses deux beaux bras nus jusqu’au-dessus de sa tête, et en collant ensuite son charmant visage sur la bouche souriante de son nourrisson ; notre malheur ! Ah ! si Hyeronimo vous entendait comme je vous entends, père !… Et elle lui fit une délicieuse moue avec les lèvres.
Elle se rassit et se remit à remuer du pied le berceau du petit, toute rêveuse et toute rouge d’avoir laissé échapper ce cri de deux amours dans une seule voix.
XCV
— Eh bien ! vous allez voir ce que nous eûmes à souffrir, ces pauvres innocents et nous, continua l’aveugle.
L’automne approchait, les grappes de la treille devant la porte et celles des pampres qui enlaçaient la maison et le toit, comme le filet du pêcheur enlace l’eau dans ses mailles, commençaient à rougir et à sucrer les doigts de Fior d’Aliza. Elle en cueillait çà et là une graine en passant sous les feuilles ; nous nous promettions une riche vendange pour la fin de l’automne, des raisin à sécher sur la paille et une petite jarre de vin sucré pour les fêtes de Noël et du jour de l’an dans le cellier.
Tout à coup Hyeronimo s’aperçut que les feuilles de la vigne jaunissaient et rougissaient comme des joues de malade, avant que les raisins eussent achevé de rougir ; que les branches se détachaient des murs comme des mains qui ne se retiennent plus par les ongles à la corniche, et que les grappes, elles-mêmes mortes, commençaient à se rider avant d’être pleines, et ne prenaient plus ni suc ni couleur dans les sarments détendus.
— Ô ciel ! dit-il, la vigne est malade ; les passereaux eux-mêmes ne becquètent plus les grappes, tant elles sont âpres ; une lune a passé par là.
— Allons voir, dirent ensemble les enfants, si la vigne, dans le champ, a pâli ou séché sous la même lune.
Ils y coururent et ils revinrent en pleurant, comme Adam et Ève qui sont en peinture là-haut aux Camaldules, quand ils virent pour la première fois mourir quoi ? un homme ? un animal ? un insecte ? non, une feuille !… quelque chose qui frémissait, mon bon Seigneur !…
La vigne, notre vigne à nous, n’était pas malade, elle était morte, morte pour toujours ; morte comme si elle n’avait jamais vécu. Ces belles larges feuilles qui étaient bien à nous, puisque leurs pampres nous avaient cherchés de si loin pour s’accrocher à nos tuiles sur le toit et à nos piliers de pierre devant la porte, et jusqu’aux lucarnes de la chambre haute de Fior d’Aliza, où elles se glissaient par les fentes du volet ; ces beaux sarments serpentant qui faisaient notre ombre l’été, notre gaieté l’automne, notre joie sur la table l’hiver, nous caressaient pour la dernière fois comme un chien qui meurt en vous léchant les pieds ; morts non pas pour tout le monde, monsieur, mais morts pour nous.
Une belle nuit, sans que nous nous en fussions doutés, le fattore (le métayer) du sbire propriétaire, prétendant que la sève, en montant jusqu’à notre cabane, appauvrissait la vigne-mère et stérilisait les ceps d’en bas, avait coupé à coups de serpes les vieux gros pampres serpentant qui nourrissaient nos sarments contre nos murailles, de sorte que le cep, lui, restait vivant dans la vigne basse, mais les rejets étaient morts désormais pour nous !…
XCVI
Jamais je ne vous dirai le chagrin de la cabane à ces cris des deux enfants qui pleuraient ces berceaux de leur enfance, ces feuilles de leur ombre, ces grappes de leur soif, ce crépissage vivant et aimant de leur pauvre toit ; et les lézards qui couraient si joyeux parmi leurs feuilles ; et les merles qui picotaient si criards, comme des oiseaux ivres, les grains premiers mûrs ; et les abeilles qui bourdonnaient si allègrement dans les rayons du soleil entre les grappes plus miellées que le miel de leurs ruches ; et le soleil couchant le soir sur la haute mer, et la lune tremblante à terre, quand les pampres à travers lesquels elle passait tremblaient eux-mêmes au vent de la nuit ! Enfin tout ! tout ce qu’il y avait pour nous et pour eux de parenté, de souvenirs, d’amitié, de plaisir, d’intelligence entre ce treillage plus vieux que nous tous devant la maison.
— Oh ! les méchants ! s’écria tout le monde en sanglotant et en regardant mourir à petit feu nos chères tapisseries (sparterias) de vigne. Mais que pouvions-nous dire et que pouvions-nous faire ? Tous nos regrets ne ressouderont pas la branche au cep. Toutes nos larmes ne lui serviront pas d’autre sève ! Elle est morte et nous mourrons, il n’y a que cela pour nous consoler. Livrons les dernières grappes aux oiseaux, ces dernières feuilles aux chèvres, ces derniers sarments à notre foyer d’hiver ; morte elle nous servira encore tant qu’elle pourra, et nous bénirons encore ses dernières pousses. Et puis après ? Eh bien, après, nos murs seront nus contre le soleil et la pluie, il n’y aura pas d’ombre sur la porte, les oiseaux et les lézards s’en iront chercher leur plaisir ailleurs. Le padre Hilario ne s’assoira plus, en s’essuyant le front, sous la treille, et en suspendant ses deux besaces aux nœuds entrelacés du gros pampre ; qu’y pouvons-nous ? Le papier est le papier ; il ne parle pas pour s’expliquer ; d’ailleurs, il aurait beau s’expliquer, le mal est fait ; il ne ferait pas reverdir en une parole des pampres de trois cents ans. Il a dit : « La vigne est au sbire, la treille est à vous » ; mais il n’a pas dit que le propriétaire de la vigne n’aurait pas le droit de couper son pampre !
Un frisson nous prit à ces mots, nous pensâmes tous, et tous à la fois au châtaignier, notre seul nourricier sur la terre.
Dieu ! nous écriâmes-nous, le papier dit bien que les châtaignes tombant sur nous sont à nous, mais il ne dit pas que le propriétaire du tronc, des racines et des branches n’aura pas le droit de couper son arbre. Oh ! malheureux que nous sommes, si cela devait arriver jamais, que deviendrions-nous ?
XCVII
À ces mots, nous entendîmes monter par le sentier de rochers polis, du côté de Lucques, le padre Hilario ; il suait et il soufflait comme une mule trop chargée qui a besoin qu’on la soulage, au sommet de la montée, de sa charge.
Le padre Hilario était le frère commissionnaire du couvent des Camaldules de San Stefano ; c’était un beau vieillard à grande barbe blanche ; une couronne de cheveux fins comme des fils de la Vierge, autour de sa tonsure, le rendait tout à fait semblable aux statues de san Francisco d’Assise, sur les murs du chœur des Franciscains de Lucques ; il était si vieux qu’il nous avait tous vus naître ; mais il n’était point cassé pour son âge, il était seulement un peu voûté par l’habitude de porter des besaces gonflées des cruches d’huile et des outres de vin du couvent, et de monter à pas mesurés les sentiers à pic de la montagne.
Notre cabane était à peu près à moitié chemin de la plaine aux Camaldules ; il avait l’habitude, depuis plus de quarante ans, de s’y arrêter un bon moment pour respirer et pour converser un instant avec les Zampognari ; il avait caressé les enfants, marié les jeunes filles, consolé et vu mourir les vieillards de cette cabane. Il n’était pas de nos parents, on ne savait pas même où il était né ; il y en a qui disaient qu’il avait été soldat sur les galères de Pise, prisonnier des corsaires à Tanger, échappé d’esclavage avec une Mauresque convertie sur une barque dérobée à son père ; qu’ils avaient été assaillis par une tempête, poursuivis par les pirates sur la Méditerranée, et que, dans le double danger de périr par la mer ou par la vengeance des Turcs qui allaient les engloutir ou les atteindre, ils avaient fait vœu à saint François, quoique amants, de se faire lui ermite, elle nonne, si saint François les sauvait miraculeusement du danger. Saint François avait apparu entre deux nuées sur le mât de leur frêle barque ; les pirates avaient sombré, le vent s’était calmé, la mer, aplanie comme un miroir ; et un courant invisible les avait portés sur le sable près de l’écueil de la Meloria, sur la côte toscane. Ils s’étaient embrassés pour la première et la dernière fois en ce monde, et ils étaient allés pieds nus, chacun de son côté, elle à Lorette, lui à San Stefano de Lucques, se présenter à la porte de deux couvents.
XCVIII
Saint François, content de leur fidélité à accomplir leur vœu, les avait fait accueillir comme si on les attendait, elle comme sœur converse, lui comme frère servant, à la porte des Carmélites de Lorette et des Camaldules de Lucques. Ils ne devaient se rencontrer que dans le paradis.
Voilà ce que l’on disait dans les montagnes du père Hilario ; mais lui, il n’en disait jamais un mot dans ses entretiens avec nous ; on eût dit que san Francisco lui avait ôté la mémoire de ses amours ou qu’il lui avait mis le doigt du silence sur les lèvres ; il ne parlait jamais que de nous, des anciens de la cabane qu’il avait connus, des mariages, des naissances, des morts de la famille, de l’abondance ou de la rareté des châtaignes, du prix de l’huile pour les lampes du sanctuaire, et quelquefois des révolutions qui se passaient là-bas dans les plaines, à Florence, à Sienne, à Rome ou à Lucques.
« Mais cela ne nous regarde ni vous ni moi, disait-il toujours, en finissant ses entretiens et en reprenant ses besaces sur l’épaule, son rosaire à la main ; le flot des hommes ne montera pas si haut qu’où nous sommes ; il y aura toujours des neuvaines à l’autel des Camaldules et toujours des pifferari qui viendront acheter des zampognes pour prier devant les Madones ou pour faire danser aux noces des Maremmes. Allons notre chemin au ciel et sur ces montagnes, et que san Francisco bénisse la cabane comme le couvent. »
Puis il se remettait en route comme un Juif-Errant, et nous entendions son pas au bruit de ses sandales sur la roche, longtemps après qu’il avait disparu derrière les sapins.
XCIX
Bien qu’il ne fût pas de nos parents (au moins, nous le croyions), le père Hilario nous aimait par une vieille habitude. Il s’étonna, ce jour-là, de nous trouver tout pâles et tout en larmes. Il ne savait rien de ce qui s’était passé depuis trois mois, qu’il n’était ni monté ni descendu par le sentier des Zampognari, ni des visites du capitaine des sbires, ni du procès de Nicolas del Calamayo, ni du partage du domaine revendiqué par les héritiers des Bardi, ni de la revente de leurs droits au sbire, ni des poursuites de cet homme puissant pour épouser, par ruse ou par violence, la belle enfant qui l’avait, par malheur, ébloui comme un soleil levant dans les yeux d’une taupe ; ni de tous nos champs confisqués avec leurs riches promesses de récoltes, ne nous laissant que le quart des châtaignes, les cinq brebis et les chevreaux pour subsistance ; ni enfin de l’abomination qu’on venait de nous faire, avec une si infernale malice, en tuant notre vigne sur notre propre mur, comme on aurait tué notre chien sur les pieds de l’aveugle pour le faire trébucher dans le précipice !
C
— Oh ! quoi, dit-il, ils ont bien eu le cœur de couper les pampres qui montent innocemment de père en fils jusqu’à votre foyer !… Hélas ! c’est trop vrai, ajouta-t-il en levant les mains au ciel et en regardant les feuilles mortes qui n’avaient plus la force de supporter le poids de leurs lourdes grappes flétries. Se peut-il que la malignité des hommes aille jusque-là ? Ah ! que j’y ai passé de bons soirs à causer à l’ombre, avec vos braves pères, en buvant une goutte du bon jus de vos ceps et en bénissant san Francisco des dons de Dieu pour les cœurs simples ; mais à présent, continua-t-il, je ne repasserai jamais là sans maudire la perversité des méchants !… Mais non, ajouta-t-il en se reprenant, non, ne maudissons personne, même ceux qui nous font du mal ; plaignons-les, au lieu de les haïr. La pitié est la charité des persécutés envers les persécuteurs : c’est la seule vengeance qui plaît à Celui qui est là-haut. Prions pour eux ; n’est-ce pas plus malheureux d’être bourreau que d’être victime ?
CI
C’est ainsi qu’il nous consola, en prenant part, par ses larmes, à la mort de notre treille, et qu’il tourna notre colère en miséricorde pour nos ennemis. Puis :
— Voyons donc, dit-il, ce fatal papier qui vous a dépossédés de l’héritage des Zampognari, que j’ai toujours cru aussi à vous que ce rocher est à la montagne, ou que cette mousse est à ce rocher. Je suis bien vieux, j’ai plus de quatre-vingt-dix ans d’âge ; qui sait peut-être si le bon Dieu ne m’a laissé vieillir ainsi inutile à moi et au monde, que pour rendre témoignage pour les pauvres Zampognari contre quelques traits de plume de scribe, qui cherche des procès pour gagner son pain dans des paperasses, comme l’écureuil cherche la noisette dans la mousse en retournant les feuilles mortes ? Donnez-moi ce papier : la première fois que j’irai encore à Lucques, je le ferai voir au professeur de droit Manzi, mon vieil ami.
Le père Hilario emporta le papier, et nous n’y pensâmes plus que pour pleurer notre vendange égrenée à terre ; les oiseaux du ciel eux-mêmes semblèrent la pleurer avec nous ; les passereaux, les grives, les colombes, les merles, quand ils s’aperçurent que les pampres noircissaient, que les feuilles tombaient en été comme après une gelée d’hiver, se réunissaient en tourbillon dans l’air au-dessus de la maison nue, et allaient et venaient comme des fous en jetant de petits cris désespérés ; on eût dit qu’un renard était entré furtivement dans leur nid et avait mangé leurs œufs pendant qu’ils étaient sortis de l’arbre.
CII
Ainsi chaque jour resserrait notre pauvre vie ; mais ce fut bien pis, quelques semaines après, quand les quenouilles de maïs furent mûres et que la seconde récolte des feuilles de mûrier demanda à être cueillie. Tous les jours, comme si nous avions été des voleurs, des agents du sbire rôdaient ici et là dans nos alentours, épiant les chèvres et les moutons qui nous donnaient le lait et la laine dans notre pauvreté toujours croissante ; l’huile de la lampe, que nous entretenions dans la cabane, le soir, devant la Madone, ne pouvant plus en acheter à la ville, semblait leur faire envie ; ils prétendaient que Fior d’Aliza, sa mère et Hyeronimo, nous n’avions pas le droit d’aller cueillir les noisettes que nous pilions dans le mortier pour en tirer quelques gouttes. Ils disaient que ces noisettes des bois voisins et sans maître appartenaient bien aux écureuils, mais pas à nous ; ils ne voulaient pas non plus que nous ramassassions la mousse des steppes des voisins pour en faire des litières à nos bêtes, parce que, disaient-ils, la mousse tient chaud à la terre, et que cette terre n’était plus à nous. S’ils avaient pu, ils auraient confisqué le vent et interdit aux petites hirondelles de venir nous réjouir de leur babillage dans leurs nids cachés sous le rebord du toit. Mon Dieu ! avions-nous à souffrir ! Et cependant l’air est si bon ici sur ces cimes où la mal’aria n’ose pas monter.
Hyeronimo devenait le plus bel adolescent de toute la plaine de Lucques ; quant à Fior d’Aliza, la force de la jeunesse est telle qu’elle florissait d’autant mieux sous nos larmes qu’elle avait plus de peine, comme ces herbes du bord de la cascade, qui sont d’autant plus riches et d’autant plus rouges qu’elles sont plus souvent mouillées par l’écume et resséchées par le rayon de soleil. Elle chantait déjà sur la porte qu’elle avait encore une goutte de pleurs sur les cils des yeux. On dit qu’elle éblouissait tous les pèlerins, qui s’arrêtaient exprès pour lui demander une gorgée d’eau dans sa cruche. « Si les anges habitaient encore les hauts lieux, disaient-ils entre eux, en s’éloignant et en se retournant pour la regarder encore, nous dirions que ce n’est pas une fille de l’homme, mais une créature de lumière. » J’étais tout réjoui quand la mère de Hyeronimo, qui l’aimait comme sa fille, me rapportait ce qu’elle avait entendu ainsi de la bouche des passants. Hyeronimo s’en apercevait aussi tous les jours davantage ; il en était fier, mais aussi un peu jaloux. Il n’aimait pas que ces sbires rôdassent sans cesse ainsi autour de nos limites. Fior d’Aliza, toutes les fois qu’elle sortait pour mener les chèvres à la feuille, l’appelait pour l’accompagner ; avec lui, elle n’avait plus peur.
CIII
Cependant, un matin qu’il était allé dénicher des œufs de faisan dans les bruyères au plus haut des montagnes, derrière l’ermitage des Camaldules, elle eut bien plus que peur, et nous avec elle, hélas !
Une bande de bûcherons de la plaine, armés de leurs grandes haches et de leurs longues scies d’acier pour abattre et débiter le bois dans les forêts, parut avec l’aurore au pied du gros châtaignier ; ils s’assirent en cercle autour des racines, aiguisèrent leur hache et leur scie sur des pierres de grès, débouchèrent leurs fiasques de vin, se coupèrent des tranches de pain et de fromage, et se mirent à déjeuner gaiement tout près de nous.
Je m’approchai timidement d’eux, et je leur demandai poliment qu’est-ce donc qu’ils venaient faire si haut et si loin dans une partie des montagnes où jamais la hache des bûcherons n’avait retenti depuis que le monde est monde.
— Vous allez le savoir, mon ami, me répondit une voix qu’il me sembla reconnaître à son accent de méchanceté hypocrite (ma belle-sœur, qui était accourue à son tour avec Fior d’Aliza, me dit vite que c’était celle du scribe Nicolas del Calamayo) ; vous allez le savoir à vos dépens. Dites adieu à votre arbre, il ne vous donnera ni ombre ce soir, ni châtaignes cet automne. Le propriétaire l’a vendu hier au maître de ces bûcherons, pour l’abattre et pour l’exploiter à son profit. Il m’a chargé de monter à sa place jusqu’ici pour leur livrer l’arbre et pour verbaliser contre vous si vous mettiez obstacle à la livraison.
— Comment si j’y mets obstacle ! m’écriai-je en me précipitant les deux bras ouverts et tendus devant moi pour me jeter entre l’arbre et la hache ; mais c’est comme si vous commandiez de ne pas m’opposer à ce qu’on enlevât ma tête aveugle de dessus mes épaules ! Cet arbre, monsieur, c’est autant que ma tête !… c’est plus que ma pauvre tête, ajoutai-je en pleurant ; c’est la vie de toute ma famille, c’est le père nourricier de ma sœur, de mon neveu, de ma fille et de moi ! Vous savez bien, vous qui avez apporté le papier qui nous a dépouillés de tout ce qui faisait vivre ici les Zampognari depuis les siècles des siècles, vous savez bien qu’on ne nous a laissé que ces trois grosses branches qui s’étendent de notre côté sur la pelouse et sur la maison qui nous restent ; vous savez bien que ces branches sont à nous, c’est encore assez, car l’arbre est si grand que ces seules branches, le quart de l’arbre, nous rempliront encore au moins huit sacs de châtaignes ; c’est juste ce qu’il faut pour quatre bouches, en économisant. Vous me tueriez plutôt contre le châtaignier que de vous laisser porter la hache sur son écorce ; si quelque chose est à nous sur la terre, c’est lui ! Oserez-vous nier que le papier des juges me réserve en jouissance tout le bois, toutes les feuilles, toute l’ombre, tous les fruits de ce côté ?
— Non, répondit l’homme de loi, je ne le conteste pas ; mais, de votre côté, oserez-vous nier que la propriété de l’arbre lui-même est au capitaine des sbires, et que, quand il aura fait de sa propriété ce qu’il a le droit d’en faire, votre droit tout conditionnel, à vous, ne subsistera plus ; car, puisqu’il est le propriétaire, il a le droit d’abattre l’arbre, et, le tronc une fois abattu, que deviennent les branches ?
Lamartine.