(1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Racine — I »
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(1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Racine — I »

I

Les grands poëtes, les poëtes de génie, indépendamment des genres, et sans faire acception de leur nature lyrique, épique ou dramatique, peuvent se rapporter à deux familles glorieuses qui, depuis bien des siècles, s’entremêlent et se détrônent tour à tour, se disputent la prééminence en renommée, et entre lesquelles, selon les temps, l’admiration des hommes s’est inégalement répartie. Les poëtes primitifs, fondateurs, originaux sans mélange, nés d’eux-mêmes et fils de leurs œuvres, Homère, Pindare, Eschyle, Dante et Shakspeare, sont quelquefois sacrifiés, préférés le plus souvent, toujours opposés aux génies studieux, polis, dociles, essentiellement éducables et perfectibles, des époques moyennes. Horace, Virgile, le Tasse, sont les chefs les plus brillants de cette famille secondaire, réputée, et avec raison, inférieure à son aînée, mais d’ordinaire mieux comprise de tous, plus accessible et plus chérie. Parmi nous, Corneille et Molière s’en détachent par plus d’un côté ; Boileau et Racine y appartiennent tout à fait et la décorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus accompli en ce genre, le plus vénéré de nos poëtes. C’est le propre des écrivains de cet ordre d’avoir pour eux la presque unanimité des suffrages, tandis que leurs illustres adversaires qui, plus hauts qu’eux en mérite, les dominent même en gloire, sont à chaque siècle remis en question par une certaine classe de critiques. Cette différence de renommée est une conséquence nécessaire de celle des talents. Les uns véritablement prédestinés et divins, naissent avec leur lot, ne s’occupent guère à le grossir grain à grain en cette vie, mais le dispensent avec profusion et comme à pleines mains en leurs œuvres ; car leur trésor est inépuisable au dedans. Ils font, sans trop s’inquiéter ni se rendre compte de leurs moyens de faire ; ils ne se replient pas à chaque heure de veille sur eux-mêmes ; ils ne retournent pas la tête en arrière à chaque instant pour mesurer la route qu’ils ont parcourue et calculer celle qui leur reste ; mais ils marchent à grandes journées sans se lasser ni se contenter jamais. Des changement secrets s’accomplissent en eux, au sein de leur génie, et quelquefois le transforment ; ils subissent ces changements comme des lois, sans s’y mêler, sans y aider artificiellement, pas plus que l’homme ne hâte le temps où ses cheveux blanchissent, l’oiseau la mue de son plumage, ou l’arbre les changements de couleur de ses feuilles aux diverses saisons ; et, procédant ainsi d’après de grandes lois intérieures et une puissante donnée originelle, ils arrivent à laisser trace de leur force en des œuvres sublimes, monumentales, d’un ordre réel et stable sous une irrégularité apparente comme dans la nature, d’ailleurs entrecoupées d’accidents, hérissées de cimes, creusées de profondeurs : voilà pour les uns. Les autres ont besoin de naître en des circonstances propices, d’être cultivés par l’éducation et de mûrir au soleil ; ils se développent lentement, sciemment, se fécondent par l’étude et s’accouchent eux-mêmes avec art. Ils montent par degrés, parcourent les intervalles et ne s’élancent pas au but du premier bond ; leur génie grandit avec le temps et s’édifie comme un palais auquel on ajouterait chaque année une assise ; ils ont de longues heures de réflexion et de silence durant lesquelles ils s’arrêtent pour réviser leur plan et délibérer : aussi l’édifice, si jamais il se termine, est-il d’une conception savante, noble, lucide, admirable, d’une harmonie qui d’abord saisit l’œil, et d’une exécution achevée. Pour le comprendre, l’esprit du spectateur découvre sans peine et monte avec une sorte d’orgueil paisible l’échelle d’idées par laquelle a passé le génie de l’artiste. Or, suivant une remarque très-fine et très-juste du Père Tournemire, on n’admire jamais dans un auteur que les qualités dont on a le germe et la racine en soi. D’où il suit que, dans les ouvrages des esprits supérieurs, il est un degré relatif où chaque esprit inférieur s’élève, mais qu’il ne franchit pas, et d’où il juge l’ensemble comme il peut. C’est presque comme pour les familles de plantes étagées sur les Cordillères, et qui ne dépassent jamais une certaine hauteur, ou plutôt c’est comme pour les familles d’oiseaux dont l’essor dans l’air est fixé à une certaine limite. Que si maintenant, à la hauteur relative où telle famille d’esprits peut s’élever dans l’intelligence d’un poëme, il ne se rencontre pas une qualité correspondante qui soit comme une pierre où mettre le pied, comme une plate-forme d’où l’on contemple tout le paysage, s’il y a là un roc à pic, un torrent, un abîme, qu’adviendra-t-il alors ? Les esprits qui n’auront trouvé où poser leur vol s’en reviendront comme la colombe de l’arche, sans même rapporter le rameau d’olivier. — Je suis à Versailles, du côté du jardin, et je monte le grand escalier ; l’haleine me manque au milieu et je m’arrête ; mais du moins je vois de là en face de moi la ligne du château, ses ailes, et j’en apprécie déjà la régularité, tandis que si je gravis sur les bords du Rhin quelque sentier tournant qui grimpe à un donjon gothique, et que je m’arrête d’épuisement à mi-côte, il pourra se faire qu’un mouvement de terrain, un arbre, un buisson, me dérobe la vue tout entière22. C’est là l’image vraie des deux poésies. La poésie racinienne est construite de telle sorte qu’à toute hauteur il se rencontre des degrés et des points d’appui avec perspective pour les infirmes : l’œuvre de Shakspeare a l’accès plus rude, et l’œil ne l’embrasse pas de tout point ; nous savons de fort honnêtes gens qui ont sué pour y aborder, et qui, après s’être heurté la vue sur quelque butte ou sur quelque bruyère, sont revenus en jurant de bonne foi qu’il n’y avait rien là-haut ; mais, à peine redescendus en plaine, la maudite tour enchantée leur apparaissait de nouveau dans son lointain, mille fois plus importune aux pauvres gens que ne l’était à Boileau celle de Montlhéry :

Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue,
Et, présentant de loin leur objet ennuyeux,
Du passant qui les fuit semblent suivre les yeux.

Mais nous laisserons pour aujourd’hui la tour de Montlhéry et l’œuvre de Shakspeare, et nous essaierons de monter, après tant d’autres adorateurs, quelques-uns des degrés, glissants désormais à force d’être usés, qui mènent au temple en marbre de Racine.

Racine, né en 1639, à la Ferté-Milon, fut orphelin dès l’âge le plus tendre. Sa mère, fille d’un procureur du roi des eaux-et-forêts à Villers-Cotterets, et son père, contrôleur du grenier à sel de la Ferté-Milon, moururent à peu d’intervalle de temps l’un de l’autre. Âgé de quatre ans, il fut confié aux soins de son grand-père maternel, qui le mit très-jeune au collège à Beauvais ; et après la mort du vieillard, il passa à Port-Royal-des-Champs, où sa grand’mère et une de ses tantes s’étaient retirées. C’est de là que datent les premiers détails intéressants qui nous aient été transmis sur l’enfance du poëte. L’illustre solitaire Antoine Le Maître l’avait pris en amitié singulière, et l’on voit par une lettre qui s’est conservée, et qu’il lui écrivait dans une des persécutions, combien il lui recommande d’être docile et de bien soigner, durant son absence, ses onze volumes de saint Chrysostome. Le petit Racine en vint rapidement à lire tous les auteurs grecs dans le texte ; il en faisait des extraits, les annotait de sa main, les apprenait par cœur. C’était tour à tour Plutarque, le Banquet de Platon, saint Basile, Pindare, ou, aux heures perdues, Théagène et Chariclée 23 23 . Il décelait déjà sa nature discrète, innocente et rêveuse, par de longues promenades, un livre à la main (et qu’il ne lisait pas toujours), dans ces belles solitudes dont il ressentait les douceurs jusqu’aux larmes. Son talent naissant s’exerçait dès lors à traduire en vers français les hymnes touchantes du Bréviaire, qu’il a retravaillées depuis ; mais il se complaisait surtout à célébrer Port-Royal, le paysage, l’étang, les jardins et les prairies. Ces productions de jeunesse que nous possédons attestent un sentiment vrai sous l’inexpérience extrême et la faiblesse de l’expression et de la couleur ; avec un peu d’attention, on y démêle en quelques endroits comme un écho lointain, comme un prélude confus des chœurs mélodieux d’Esther :

Je vois ce cloître vénérable,
Ces beaux lieux du Ciel bien aimés,
Qui de cent temples animés
Cachent la richesse adorable.
C’est dans ce chaste paradis
Que règne, en un trône de lis,
  La Virginité sainte ;
C’est là que mille anges mortels
  D’une éternelle plainte
Gémissent au pied des autels.
Sacrés palais de l’innocence,
Astres vivants, chœurs glorieux,
Qui faites voir de nouveaux cieux
Dans ces demeures du silence,
Non, ma plume n’entreprend pas
De tracer ici vos combats,
  Vos jeûnes et vos veilles ;
Il faut, pour en bien révérer
  Les augustes merveilles,
Et les taire et les adorer.

Il quitta Port-Royal après trois ans de séjour, et vint faire sa logique au collège d’Harcourt à Paris. Les impressions pieuses et sévères qu’il avait reçues de ses premiers maîtres s’affaiblirent par degrés dans le monde nouveau où il se trouva entraîné. Ses liaisons avec des jeunes gens aimables et dissipés, avec l’abbé Le Vasseur, avec La Fontaine qu’il connut dès ce temps-là, le mirent plus que jamais en goût de poésie, de romans et de théâtre. Il faisait des sonnets galants en se cachant de Port-Royal et des jansénistes, qui lui envoyaient lettres sur lettres, avec menaces d’anathème. On le voit, dès 1660, en relation avec les comédiens du Marais au sujet d’une pièce que nous ne connaissons pas. Son ode aux Nymphes de la Seine pour le mariage du roi était remise à Chapelain, qui la recevait avec la plus grande bonté du monde, et, tout malade qu’il était, la retenait trois jours, y faisant des remarques par écrit : la plus considérable de ces remarques portait sur les Tritons, qui n’ont jamais logé dans les fleuves, mais seulement dans la mer. Cette pièce valut à Racine la protection de Chapelain et une gratification de Colbert. Son cousin Vitart, intendant du château de Chevreuse, l’y envoya une fois pour surveiller en sa place les ouvriers maçons, vitriers, menuisiers. Le poëte est déjà tellement habitué au tracas de Paris, qu’il se considère à Chevreuse comme en exil ; il y date ses lettres de Babylone ; il raconte qu’il va au cabaret deux ou trois fois le jour, payant à chacun son pourboire, et qu’une dame l’a pris pour un sergent ; puis il ajoute : « Je lis des vers, je tâche d’en faire ; je lis les aventures de l’Arioste, et je ne suis pas moi-même sans aventures. » Tous ses amis de Port-Royal, sa tante, ses maîtres, le voyant ainsi en pleine voie de perdition, s’entendirent pour l’en tirer. On lui représenta vivement la nécessité d’un état, et on le décida à partir pour Uzès en Languedoc, chez un de ses oncles maternels, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, avec espérance d’un bénéfice. Le voilà donc pendant tout l’hiver de 1661, le printemps et l’été de 1662, à Uzès ; tout en noir de la tête aux pieds ; lisant saint Thomas pour complaire au bon chanoine, et l’Arioste ou Euripide pour se consoler ; fort caressé de tous les maîtres d’école et de tous les curés des environs, à cause de son oncle, et consulté par tous les poëtes et les amoureux de province sur leurs vers, à cause de sa petite renommée parisienne et de son ode célèbre sur la Paix ; d’ailleurs sortant peu, s’ennuyant beaucoup dans une ville dont tous les habitants lui semblaient durs et intéressés comme des baillis ; se comparant à Ovide au bord du Pont-Euxin, et ne craignant rien tant que d’altérer et de corrompre dans le patois du Midi cet excellent et vrai français, cette pure fleur de froment dont on se nourrit devers la Ferté-Milon, Château-Thierry et Reims. La nature elle-même ne le séduit que médiocrement : « Si le pays de soi avoit un peu de délicatesse, et que les rochers y fussent un peu moins fréquents, on le prendroit pour un vrai pays de Cythère » ; mais ces rochers l’importunent ; la chaleur l’étouffe, et les cigales lui gâtent les rossignols. Il trouve les passions du Midi violentes et portées à l’excès ; pour lui, sensible et tempéré, il vit de réflexion et de silence ; il garde la chambre et lit beaucoup, sans même éprouver le besoin de composer. Ses lettres à l’abbé Le Vasseur sont froides, fines, correctes, fleuries, mythologiques et légèrement railleuses ; le bel-esprit sentimental et tendre qui s’épanouira dans Bérénice y perce de toutes parts ; ce ne sont que citations italiennes et qu’allusions galantes ; pas une crudité comme il en échappe entre jeunes gens, pas un détail ignoble, et l’élégance la plus exquise jusque dans la plus étroite familiarité. Les femmes de ce pays l’avaient ébloui d’abord, et, peu de jours après son arrivée, il écrivait à La Fontaine ces phrases qui donnent à penser : « Toutes les femmes y sont éclatantes, et s’y ajustent d’une façon qui est la plus naturelle du monde ; et pour ce qui est de leur personne,

Color verus, corpus solidum et succi plenum ;

mais comme c’est la première chose dont on m’a dit de me donner garde, je ne veux pas en parler davantage ; aussi bien ce seroit profaner la maison d’un bénéficier comme celle où je suis, que d’y faire de longs discours sur cette matière : Domus mea, domus orationis. C’est pourquoi vous devez vous attendre que je ne vous en parlerai plus du tout. On m’a dit : Soyez aveugle. Si je ne puis l’être tout-à-fait, il faut du moins que je sois muet ; car, voyez-vous, il faut être régulier avec les réguliers, comme j’ai été loup avec vous et avec les autres loups vos compères. » Mais ses habitudes naturellement chastes et réservées prévalurent, quand il ne fut plus entraîné par des compagnons de plaisir ; et quelques mois après, il répondait fort sérieusement à une insinuation railleuse de l’abbé Le Vasseur que, Dieu merci, sa liberté était sauve encore, et que, s’il quittait le pays, il remporterait son cœur aussi sain et aussi entier qu’il l’avait apporté ; et là-dessus il raconte un danger récent auquel sa faiblesse a heureusement échappé. Ce passage est assez peu connu, et jette assez de jour dans l’âme de Racine, pour devoir être cité tout au long : « Il y a ici une demoiselle fort bien faite et d’une taille fort avantageuse. Je ne l’avois jamais vue qu’à cinq ou six pas, et je l’avois toujours trouvée fort belle ; son teint me paroissoit vif et éclatant ; les yeux, grands et d’un beau noir, la gorge et le reste de ce qui se découvre assez librement dans ce pays, fort blanc. J’en avois toujours quelque idée assez tendre et assez approchante d’une inclination ; mais je ne la voyois qu’à l’église : car, comme je vous ai mandé, je suis assez solitaire, et plus que mon cousin ne me l’avoit recommandé. Enfin je voulus voir si je n’étois point trompé dans l’idée que j’avois d’elle, et j’en trouvai une occasion fort honnête. Je m’approchai d’elle, et lui parlai. Ce que je vous dis là m’est arrivé il n’y a pas un mois, et je n’avois d’autre dessein que de voir quelle réponse elle me feroit. Je lui parlai donc indifféremment ; mais sitôt que j’ouvris la bouche et que je l’envisageai, je pensai demeurer interdit. Je trouvai sur son visage de certaines bigarrures, comme si elle eût relevé de maladie ; et cela me fit bien changer mes idées. Néanmoins je ne demeurai pas, et elle me répondit d’un air fort doux et fort obligeant ; et, pour vous dire la vérité, il faut que je l’aie prise dans quelque mauvais jour, car elle passe pour fort belle dans la ville, et je connois beaucoup de jeunes gens qui soupirent pour elle du fond de leur cœur. Elle passe même pour une des plus sages et des plus enjouées. Enfin je fus bien aise de cette rencontre, qui servit du moins à me délivrer de quelque commencement d’inquiétude ; car je m’étudie maintenant à vivre un peu plus raisonnablement, et à ne me pas laisser emporter à toutes sortes d’objets. Je commence mon noviciat… » Racine avait alors vingt-trois ans. La naïveté d’impressions et l’enfance de cœur qui éclatent dans son récit marquent le point de départ d’où il s’avança graduellement, à force d’expérience et d’étude, jusqu’aux dernières profondeurs de la même passion dans Phèdre. Cependant son noviciat ne s’acheva pas : il s’ennuya d’attendre un bénéfice qu’on lui promettait toujours ; et, laissant là les chanoines et la province, il revint à Paris, où son ode de la Renommée aux Muses lui valut une nouvelle gratification, son entrée à la cour, et d’être connu de Despréaux et de Molière. La Thébaïde suivit de près. Jusque-là, Racine n’avait trouvé sur sa route que des protecteurs et des amis ; son premier succès dramatique éveilla l’envie, et, dès ce moment, sa carrière fut semée d’embarras et de dégoûts, dont sa sensibilité irritable faillit plus d’une fois s’aigrir ou se décourager. La tragédie d’Alexandre le brouilla avec Molière et avec Corneille ; avec Molière, parce qu’il lui retira l’ouvrage pour le donner à l’Hôtel de Bourgogne ; avec Corneille, parce que l’illustre vieillard déclara au jeune homme, après avoir entendu sa pièce, qu’elle annonçait un grand talent pour la poésie en général, mais non pour le théâtre. Aux représentations les partisans de Corneille tâchèrent d’entraver le succès. Les uns disaient que Taxile n’était point assez honnête homme ; les autres, qu’il ne méritait point sa perte ; les uns, qu’Alexandre n’était point assez amoureux ; les autres, qu’il ne venait sur la scène que pour parler d’amour. Lorsque parut Andromaque, on reprocha à Pyrrhus un reste de férocité ; on l’aurait voulu plus poli, plus galant, plus achevé. C’était une conséquence du système de Corneille, qui faisait ses héros tout d’une pièce, bons ou mauvais de pied en cap ; à quoi Racine répondait fort judicieusement : « Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciteroit plus l’indignation que la pitié du spectateur, ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester. » J’insiste sur ce point, parce que la grande innovation de Racine et sa plus incontestable originalité dramatique consistent précisément dans cette réduction des personnages héroïques à des proportions plus humaines, plus naturelles, et dans cette analyse délicate des plus secrètes nuances du sentiment et de la passion. Ce qui distingue Racine, avant tout, dans la composition du style comme dans celle du drame, c’est la suite logique, la liaison ininterrompue des idées et des sentiments ; c’est que chez lui tout est rempli sans vide et motivé sans réplique, et que jamais il n’y a lieu d’être surpris de ces changements brusques, de ces retours sans intermédiaire, de ces volte-faces subites, dont Corneille a fait souvent abus dans le jeu de ses caractères et dans la marche de ses drames. Nous sommes pourtant loin de reconnaître que, même en ceci, tout l’avantage au théâtre soit du côté de Racine ; mais, lorsqu’il parut, toute la nouveauté était pour lui, et la nouveauté la mieux accommodée au goût d’une cour où se mêlaient tant de faiblesses, où rien ne brillait qu’en nuances, et dont, pour tout dire, la chronique amoureuse, ouverte par une La Vallière, devait se clore par une Maintenon. Il resterait toujours à savoir si ce procédé attentif et curieux, employé à l’exclusion de tout autre, est dramatique dans le sens absolu du mot ; et pour notre part nous ne le croyons pas : mais il suffisait, convenons-en, à la société d’alors, qui, dans son oisiveté polie, ne réclamait pas un drame plus agité, plus orageux, plus transportant, pour parler comme madame de Sévigné, et qui s’en tenait volontiers à Bérénice, en attendant Phèdre, le chef-d’œuvre du genre. Cette pièce de Bérénice fut commandée à Racine par Madame, duchesse d’Orléans, qui soutenait à la cour les nouveaux poëtes, et qui joua cette fois à Corneille le mauvais tour de le mettre aux prises, en champ-clos, avec son jeune rival. D’un autre côté, Boileau, ami fidèle et sincère, défendait Racine contre la cohue des auteurs, le relevait de ses découragements passagers, et l’excitait, à force de sévérité, à des progrès sans relâche. Ce contrôle journalier de Boileau eût été funeste assurément à un auteur de libre génie, de verve impétueuse ou de grâce nonchalante, à Molière, à La Fontaine, par exemple ; il ne put être que profitable à Racine, qui, avant de connaître Boileau, et sauf quelques pointes à l’italienne, suivait déjà cette voie de correction et d’élégance continue, où celui-ci le maintint et l’affermit. Je crois donc que Boileau avait raison lorsqu’il se glorifiait d’avoir appris à Racine à faire difficilement des vers faciles ; mais il allait un peu loin, si, comme on l’assure, il lui donnait pour précepte de faire ordinairement le second vers avant le premier.

Depuis Andromaque, qui parut en 1667, jusqu’à Phèdre, dont le triomphe est de 1677, dix années s’écoulèrent ; on sait comment Racine les remplit. Animé par la jeunesse et l’amour de la gloire, aiguillonné à la fois par ses admirateurs et ses envieux, il se livra tout entier au développement de son génie. Il rompit directement avec Port-Royal ; et, à propos d’une attaque de Nicole contre les auteurs de théâtre, il lança une lettre piquante qui fit scandale et lui attira des représailles. A force d’attendre et de solliciter, il avait enfin obtenu un bénéfice, et le privilège de la première édition d’Andromaque est accordé au sieur Racine, prieur de l’Épinai. Un régulier lui disputa ce prieuré ; un procès s’ensuivit, auquel personne n’entendit rien ; et Racine ennuyé se désista, en se vengeant des juges par la comédie des Plaideurs qu’on dirait écrite par Molière, admirable farce dont la manière décèle un coin inaperçu du poëte, et fait ressouvenir qu’il lisait Rabelais, Marot, même Scarron, et tenait sa place au cabaret entre Chapelle et La Fontaine. Cette vie si pleine, où, sur un grand fonds d’étude, s’ajoutaient les tracas littéraires, les visites à la cour, l’Académie à partir de 1673, et peut-être aussi, comme on l’en a soupçonné, quelques tendres faiblesses au théâtre, cette confusion de dégoûts, de plaisirs et de gloire, retint Racine jusqu’à l’âge de trente-huit ans, c’est-à-dire jusqu’en 1677, époque où il s’en dégagea pour se marier chrétiennement et se convertir.

Sans doute ses deux dernières pièces, Iphigénie et Phèdre, avaient excité contre l’auteur un redoublement d’orage : tous les auteurs siffles, les jansénistes pamphlétaires, les grands seigneurs surannés et les débris des précieuses, Boyer, Leclerc, Coras, Perrin, Pradon, j’allais dire Fontenelle, Barbier-d’Aucourt, surtout dans le cas présent le duc de Nevers, madame Des Houlières et l’Hôtel de Bouillon, s’étaient ameutés sans pudeur, et les indignes manœuvres de cette cabale avaient pu inquiéter le poëte : mais enfin ses pièces avaient triomphé ; le public s’y portait et y applaudissait avec larmes ; Boileau, qui ne flattait jamais, même en amitié, décernait au vainqueur une magnifique épître, et bénissait et proclamait fortuné le siècle qui voyait naître, ces pompeuses merveilles. C’était donc moins que jamais pour Racine le moment de quitter la scène où retentissait son nom ; il y avait lieu pour lui à l’enivrement, bien plus qu’au désappointement littéraire : aussi sa résolution fut-elle tout-à-fait pure de ces bouderies mesquines auxquelles on a essayé de la rapporter. Depuis quelque temps, et le premier feu de l’âge, la première ferveur de l’esprit et des sens étant dissipée, le souvenir de son enfance, de ses maîtres, de sa tante religieuse à Port-Royal, avait ressaisi le cœur de Racine ; et la comparaison involontaire qui s’établissait en lui entre sa paisible satisfaction d’autrefois et sa gloire présente, si amère et si troublée, ne pouvait que le ramener au regret d’une vie régulière. Cette pensée secrète qui le travaillait perce déjà dans la préface de Phèdre, et dut le soutenir, plus qu’on ne croit, dans l’analyse profonde qu’il fit de cette douleur vertueuse d’une âme qui maudit le mal et s’y livre. Son propre cœur lui expliquait celui de Phèdre ; et si l’on suppose, comme il est assez vraisemblable, que ce qui le retenait malgré lui au théâtre était quelque attache amoureuse dont il avait peine à se dépouiller, la ressemblance devient plus intime et peut aider à faire comprendre tout ce qu’il a mis en cette circonstance de déchirant, de réellement senti et de plus particulier qu’à l’ordinaire dans les combats de cette passion. Quoi qu’il en soit, le but moral de Phèdre est hors de doute ; le grand Arnauld ne put s’empêcher lui-même de le reconnaître, et ainsi fut presque vérifié le mot de l’auteur « qui espéroit, au moyen de cette pièce, réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine. » Toutefois, en s’enfonçant davantage dans ses réflexions de réforme, Racine jugea qu’il était plus prudent et plus conséquent de renoncer au théâtre, et il en sortit avec courage, mais sans trop d’efforts. Il se maria, se réconcilia avec Port-Royal, se prépara, dans la vie domestique, à ses devoirs de père ; et, comme le roi le nomma à cette époque historiographe ainsi que Boileau, il ne négligea pas non plus ses devoirs d’historien : à cet effet, il commença par faire un espèce d’extrait du traité de Lucien sur la Manière d’écrire l’histoire, et s’appliqua à la lecture de Mézerai, de Vittorio Siri et autres.

D’après le peu qu’on vient de lire sur le caractère, les mœurs et les habitudes d’esprit de Racine, il serait déjà aisé de présumer les qualités et les défauts essentiels de son œuvre, de prévoir ce qu’il a pu atteindre, et en même temps ce qui a dû lui manquer. Un grand art de combinaison, un calcul exact d’agencement, une construction lente et successive, plutôt que cette force de conception, simple et féconde, qui agit simultanément et comme par voie de cristallisation autour de plusieurs centres dans les cerveaux naturellement dramatiques ; de la présence d’esprit dans les moindres détails ; une singulière adresse à ne dévider qu’un seul fil à la fois ; de l’habileté pour élaguer plutôt que la puissance pour étreindre ; une science ingénieuse d’introduire et d’éconduire ses personnages ; parfois la situation capitale éludée, soit par un récit pompeux, soit par l’absence motivée du témoin le plus embarrassant ; et de même dans les caractères, rien de divergent ni d’excentrique ; les parties accessoires, les antécédents peu commodes supprimés ; et pourtant rien de trop nu ni de trop monotone, mais deux ou trois nuances assorties sur un fond simple ; — puis, au milieu de tout cela, une passion qu’on n’a pas vue naître, dont le flot arrive déjà gonflé, mollement écumeux, et qui vous entraîne comme le courant blanchi d’une belle eau : voilà le drame de Racine. Et si l’on descendait à son style et à l’harmonie de sa versification, on y suivrait des beautés du même ordre restreintes aux mêmes limites, et des variations de ton mélodieuses sans doute, mais dans l’échelle d’une seule octave. Quelques remarques, à propos de Britannicus, préciseront notre pensée et la justifieront si, dans ces termes généraux, elle semblait un peu téméraire. Il s’agit du premier crime de Néron, de celui par lequel il échappe d’abord à l’autorité de sa mère et de ses gouverneurs. Dans Tacite, Britannicus est un jeune homme de quatorze à quinze ans, doux, spirituel et triste. Un jour, au milieu d’un festin, Néron ivre, pour le rendre ridicule, le força de chanter ; Britannicus se mit à chanter une chanson, dans laquelle il était fait allusion à sa propre destinée si précaire et à l’héritage paternel dont on l’avait dépouillé ; et, au lieu de rire et de se moquer, les convives émus, moins dissimulés qu’à l’ordinaire, parce qu’ils étaient ivres, avaient marqué hautement leur compassion. Pour Néron, tout pur de sang qu’il est encore, son naturel féroce gronde depuis longtemps en son âme et n’épie que l’occasion de se déchaîner ; il a déjà essayé d’un poison lent contre Britannicus. La débauche l’a saisi : il est soupçonné d’avoir souillé l’adolescence de sa future victime ; il néglige son épouse Octavie pour la courtisane Acté. Sénèque a prêté son ministère à cette honteuse intrigue ; Agrippine s’est révoltée d’abord, puis a fini par embrasser son fils et par lui offrir sa maison pour les rendez-vous. Agrippine, mère, petite-fille, sœur, nièce et veuve d’empereurs, homicide, incestueuse, prostituée à des affranchis, n’a d’autre crainte que de voir son fils lui échapper avec le pouvoir. Telle est la situation d’esprit des trois personnages principaux au moment où Racine commence sa pièce. Qu’a-t-il fait ? Il est allé d’abord au plus simple, il a trié ses acteurs ; Burrhus l’a dispensé de Sénèque, et Narcisse de Pallas. Othon et Sénécion, jeunes voluptueux qui perdent le prince, sont à peine nommés dans un endroit. Il rapporte dans sa préface un mot sanglant de Tacite sur Agrippine : Quae, cunctis malae dominationis cupidinibus flagrans, habebat in partibus Pallantem, et il ajoute : « Je ne dis que ce mot d’Agrippine, car il y auroit trop de choses à en dire. C’est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n’est pas moins la disgrâce d’Agrippine que la mort de Britannicus. » Et malgré ce dessein formel de l’auteur, le caractère d’Agrippine n’est exprimé qu’imparfaitement : comme il fallait intéresser à sa disgrâce, ses plus odieux vices sont rejetés dans l’ombre ; elle devient un personnage peu réel, vague, inexpliqué, une manière de mère tendre et jalouse ; il n’est plus guère question de ses adultères et de ses meurtres qu’en allusion, à l’usage de ceux qui ont lu l’histoire dans Tacite. Enfin, à la place d’Acté, intervient la romanesque Junie. Néron amoureux n’est plus que le rival passionné de Britannicus, et les côtés hideux du tigre disparaissent, ou sont touchés délicatement à la rencontre. Que dire du dénouement ? de Junie réfugiée aux Vestales, et placée sous la protection du peuple, comme si le peuple protégeait quelqu’un sous Néron ? Mais ce qu’on a droit surtout de reprocher à Racine, c’est d’avoir soustrait aux yeux la scène du festin. Britannicus est à table, on lui verse à boire ; quelqu’un de ses domestiques goûte le breuvage, comme c’est la coutume, tant on est en garde contre un crime : mais Néron a tout prévu ; le breuvage s’est trouvé trop chaud, il faut y verser de l’eau froide pour le rafraîchir, et c’est cette eau froide qu’on a eu le soin d’empoisonner. L’effet est soudain ; ce poison tue sur l’heure, et Locuste a été chargée de le préparer tel, sous la menace du supplice. Soit dédain pour ces circonstances, soit difficulté de les exprimer en vers, Racine les a négligées dans le récit de Burrhus : il se borne à rendre l’effet moral de l’empoisonnement sur les spectateurs, et il y réussit ; mais on doit avouer que même sur ce point il a rabattu de la brièveté incisive, de la concision éclatante de Tacite. Trop souvent, lorsqu’il traduit Tacite comme lorsqu’il traduit la Bible, Racine se fraie une route entre les qualités extrêmes des originaux, et garde prudemment le milieu de la chaussée, sans approcher des bords d’où l’on voit le précipice. Nous préciserons tout-à-l’heure le fait pour ce qui concerne la Bible ; nous n’en citerons qu’un exemple relativement à Tacite. Agrippine, dans sa belle invective contre Néron, s’écrie que d’un côté l’on entendra la fille de Germanicus, et de l’autre le fils d’Aenobarbus.

Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,
Qui, tous deux de l’exil rappelés par moi-même,
Partagent à mes yeux l’autorité suprême.

Or Tacite dit : Audiretur hinc Germanici filia, inde debilis rursus Burrhus et exsul Seneca, trunca scilicet manu et professoria lingua, generis humani regimen expostulantes. Racine a évidemment reculé devant l’énergique insulte de maître d’école adressée à Sénèque et celle de manchot et de mutilé adressée à Burrhus, et son Agrippine n’accuse pas ces pédagogues de vouloir régenter le monde. En général, tous les défauts du style de Racine proviennent de cette pudeur de goût qu’on a trop exaltée en lui, et qui parfois le laisse en deçà du bien, en deçà du mieux.

Britannicus, Phèdre, Athalie, tragédie romaine, grecque et biblique, ce sont là les trois grands titres dramatiques de Racine et sous lesquels viennent se ranger ses autres chefs-d’œuvre. Nous nous sommes déjà expliqué sur notre admiration pour Phèdre ; pourtant, on ne peut se le dissimuler aujourd’hui, cette pièce est encore moins dans les mœurs grecques que Britannicus dans les mœurs romaines. Hippolyte amoureux ressemble encore moins à l’Hippolyte chasseur, favori de Diane, que Néron amoureux au Néron de Tacite ; Phèdre reine mère et régente pour son fils, à la mort supposée de son époux, compense amplement Junie protégée par le peuple et mise aux Vestales. Euripide lui-même laisse beaucoup sans doute à désirer pour la vérité ; il a déjà perdu le sens supérieur des traditions mythologiques que possédaient si profondément Eschyle et Sophocle ; mais du moins chez lui on embrasse tout un ordre de choses ; le paysage, la religion, les rites, les souvenirs de famille, constituent un fond de réalité qui fixe et repose l’esprit. Chez Racine tout ce qui n’est pas Phèdre et sa passion échappe et fuit : la triste Aricie, les Pallantides, les aventures diverses de Thésée, laissent à peine trace dans notre mémoire. A y regarder de près, ce sont, entre les traditions contradictoires, des efforts de conciliation ingénieux, mais peu faits pour éclairer : Racine admet d’une part la version de Plutarque, qui suppose que Thésée, au lieu de descendre aux enfers, avait été simplement retenu prisonnier par un roi d’Épire dont il avait voulu ravir la femme pour son ami Pirithoüs, et d’autre part il fait dire à Phèdre, sur la foi de la rumeur fabuleuse :

Je l’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers…

Dans Euripide, Vénus apparaît en personne et se venge ; dans Racine, Vénus tout entière à sa proie attachée n’est qu’une admirable métaphore. Racine a quelquefois laissé à Euripide des détails de couleur qui eussent été aussi des traits de passion :

Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,
Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?

dit la Phèdre de Racine. Dans Euripide, ce mouvement est beaucoup plus prolongé : Phèdre voudrait d’abord se désaltérer à l’eau pure des fontaines et s’étendre à l’ombre des peupliers ; puis elle s’écrie qu’on la conduise sur la montagne, dans les forêts de pins, où les chiens chassent le cerf, et qu’elle veut lancer le dard thessalien ; enfin elle désire l’arène sacrée de Limna, où s’exercent les coursiers rapides : et la nourrice qui, à chaque souhait, l’a interrompue, lui dit enfin : « Quelle est donc cette nouvelle fantaisie ? Vous étiez tout-à-l’heure sur la montagne, à la poursuite des cerfs, et maintenant vous voilà éprise du gymnase et des exercices des chevaux ! Il faut envoyer consulter l’oracle… » Au troisième acte, au moment où Thésée, qu’on croyait mort, arrive, et quand Phèdre, œnone et Hippolyte sont en présence, Phèdre ne trouve rien de mieux que de s’enfuir en s’écriant :

Je ne dois désormais songer qu’à me cacher ;

c’est imiter l’art ingénieux de Timanthe, qui, à l’instant solennel, voila la tête d’Agamemnon.

Tout ceci nous conduirait, si nous l’osions, à conclure avec Corneille que Racine avait un bien plus grand talent pour la poésie en général que pour le théâtre en particulier, et à soupçonner que, s’il fut dramatique en son temps, c’est que son temps n’était qu’à cette mesure de dramatique ; mais que probablement, s’il avait vécu de nos jours, son génie se serait de préférence ouvert une autre voie. La vie de retraite, de ménage et d’étude, qu’il mena pendant les douze années de sa maturité la plus entière, semblerait confirmer notre conjecture. Corneille aussi essaya pendant quelques années de renoncer au théâtre ; mais, quoique déjà sur le déclin, il n’y put tenir, et rentra bientôt dans l’arène. Rien de cette impatience ni de cette difficulté à se contenir ne paraît avoir troublé le long silence de Racine. Il écrivait l’histoire de Port-Royal, celle des campagnes du roi, prononçait deux ou trois discours d’académie, et s’exerçait à traduire quelques hymnes d’église. Madame de Maintenon le tira de son inaction vers 1688, en lui demandant une pièce pour Saint-Cyr : de là le réveil en sursaut de Racine, à l’âge de quarante-huit ans ; une nouvelle et immense carrière parcourue en deux pas : Esther pour son coup d’essai, Athalie pour son coup de maître. Ces deux ouvrages si soudains, si imprévus, si différents des autres, ne démentent-ils pas notre opinion sur Racine ? n’échappent-ils pas aux critiques générales que nous avons hasardées sur son œuvre ?

Racine, dans les sujets hébreux, est bien autrement à son aise que dans les sujets grecs et romains. Nourri des livres sacrés, partageant les croyances du peuple de Dieu, il se tient strictement au récit de l’Écriture, ne se croit pas obligé de mêler l’autorité d’Aristote à l’action, ni surtout de placer au cœur de son drame une intrigue amoureuse (et l’amour est de toutes les choses humaines celle qui, s’appuyant sur une base éternelle, varie le plus dans ses formes selon les temps, et par conséquent induit le plus en erreur le poëte). Toutefois, malgré la parenté des religions et la communauté de certaines croyances, il y a dans le judaïsme un élément à part, intime, primitif, oriental, qu’il importe de saisir et de mettre en saillie, sous peine d’être pâle et infidèle, même avec un air d’exactitude : et cet élément radical, si bien compris de Bossuet dans sa Politique sacrée, de M. de Maistre en tous ses écrits, et du peintre anglais Martin dans son art, n’était guère accessible au poëte doux et tendre qui ne voyait l’ancien Testament qu’à travers le nouveau, et n’avait pour guide vers Samuel que saint Paul. Commençons par l’architecture du temple dans Athalie : chez les Hébreux, tout était figure, symbole, et l’importance des formes se rattachait à l’esprit de la loi. Mais d’abord je cherche vainement dans Racine ce temple merveilleux bâti par Salomon, tout en marbre, en cèdre, revêtu de lames d’or, reluisant de chérubins et de palmes ; je suis dans le vestibule, et je ne vois pas les deux fameuses colonnes de bronze de dix-huit coudées de haut, qui se nomment, l’une Jachin, l’autre Booz ; je ne vois ni la mer d’airain, ni les douze bœufs d’airain, ni les lions ; je ne devine pas dans le tabernacle ces chérubins de bois d’olivier, hauts de dix coudées, qui enveloppent l’arche de leurs ailes. La scène se passe sous un péristyle grec un peu nu, et je me sens déjà moins disposé à admettre le sacrifice de sang et l’immolation par le couteau sacré, que si le poëte m’avait transporté dans ce temple colossal où Salomon, le premier jour, égorgea pour hosties pacifiques vingt-deux mille bœufs et cent vingt mille brebis. Des reproches analogues peuvent s’adresser aux caractères et aux discours des personnages. L’idolâtrie monstrueuse de Tyr et de Sidon devait être opposée au culte de Jéhovah dans la personne de Mathan, qui, sans cela, n’est qu’un mauvais prêtre, débitant d’abstraites maximes ; j’aurais voulu entrevoir, grâce à lui, ces temples impurs de Baal,

. . . . . Où siégeaient, sur de riches carreaux,
Cent idoles de jaspe aux têtes de taureaux ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Où, sans lever jamais leurs têtes colossales,
Veillaient, assis en cercle et se regardant tous,
Des dieux d’airain posant leurs mains sur leurs genoux.

Le grand prêtre est beau, noble et terrible ; mais on le conçoit plus terrible encore et plus inexorable, pour être le ministre d’un Dieu de colère. Quand il arme les lévites, et qu’il leur rappelle que leurs ancêtres, à la voix de Moïse, ont autrefois massacré leurs frères (« Voici ce que dit le Seigneur, Dieu d’Israël : « Que chaque homme place son glaive sur sa cuisse, et que chacun tue son frère, son ami, et celui qui lui est le plus proche. » Les enfants de Lévi firent ce que Moïse avait ordonné. »), il délaie ce verset en périphrases évasives :

Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites
Qui, lorsqu’au dieu du Nil le volage Israël
Rendit dans le désert un culte criminel,
De leurs plus chers parents saintement homicides,
Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides,
Et par ce noble exploit vous acquirent l’honneur
D’être seuls employés aux autels du Seigneur ?

En somme, Athalie est une œuvre imposante d’ensemble, et par beaucoup d’endroits magnifique, mais non pas si complète ni si désespérante qu’on a bien voulu croire. Racine n’y a pas pénétré l’essence même de la poésie hébraïque orientale24 ; il y marche sans cesse avec précaution entre le naïf du sublime et le naïf du gracieux, et s’interdit soigneusement l’un et l’autre. Il ne dit pas comme Lamartine :

Osias n’était plus ; Dieu m’apparut : je vis
Adonaï vêtu de gloire et d’épouvante ;
Les bords éblouissants de sa robe flottante
    Remplissaient le sacré parvis.
Des séraphins debout sur des marches d’ivoire
Se voilaient devant lui de six ailes de feux ;
Volant de l’un à l’autre, ils se disaient entre eux :
Saint, Saint, Saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux !
    Toute la terre est pleine de sa gloire !

Il ne dirait pas dans ses chœurs, quand il fait parler l’impie voluptueux :

Ainsi qu’on choisit une rose
Dans les guirlandes de Sarons,
Choisissez une vierge éclose
Parmi les lis de vos vallons :
Enivrez-vous de son haleine,
Écartez ses tresses d’ébène,
Goûtez les fruits de sa beauté.
Vivez, aimez, c’est la sagesse :
Hors le plaisir et la tendresse,
Tout est mensonge et vanité.

Il ne dirait pas davantage :

Ô tombeau ! vous êtes mon père ;
Et je dis aux vers de la terre :
Vous êtes ma mère et mes sœurs.

L’avouerai-je ? Esther, avec ses douceurs charmantes et ses aimables peintures, Esther, moins dramatique qu’Athalie, et qui vise moins haut, me semble plus complète en soi, et ne laisser rien à désirer. Il est vrai que ce gracieux épisode de la Bible s’encadre entre deux événements étranges, dont Racine se garde de dire un seul mot, à savoir le somptueux festin d’Assuérus, qui dura cent quatre-vingts jours, et le massacre que firent les Juifs de leurs ennemis, et qui dura deux jours entiers, sur la prière formelle de la Juive Esther. A cela près, ou plutôt même à cause de l’omission, ce délicieux poëme, si parfait d’ensemble, si rempli de pudeur, de soupirs et d’onction pieuse, me semble le fruit le plus naturel qu’ait porté le génie de Racine. C’est l’épanchement le plus pur, la plainte la plus enchanteresse de cette âme tendre qui ne savait assister à la prise d’habit d’une novice sans se noyer dans les larmes, et dont madame de Maintenon écrivait : « Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de la sœur Lalie. » Vers ce même temps, il composa pour Saint-Cyr quatre cantiques spirituels qui sont au nombre de ses plus beaux ouvrages. Il y en a deux d’après saint Paul que Racine traite comme il a déjà fait Tacite et la Bible, c’est-à-dire en l’enveloppant de suavité et de nombre, mais en l’affaiblissant quelquefois. Il est à regretter qu’il n’ait pas poussé plus loin cette espèce de composition religieuse, et que, dans les huit dernières années qui suivirent Athalie, il n’ait pas fini par jeter avec originalité quelques-uns des sentiments personnels, tendres, passionnés, fervents, que recelait son cœur. Certains passages des lettres à son fils aîné, alors attaché à l’ambassade de Hollande, font rêver une poésie intérieure et pénétrante qu’il n’a épanchée nulle part, dont il a contenu en lui, durant des années, les délices incessamment prêtes à déborder, ou qu’il a seulement répandue dans la prière, aux pieds de Dieu, avec les larmes dont il était plein. La poésie alors, qui faisait partie de la littérature, se distinguait tellement de la vie que rien ne ramenait de l’une à l’autre, que l’idée même ne venait pas de les joindre, et qu’une fois consacré aux soins domestiques, aux sentiments de père, aux devoirs de paroissien, on avait élevé une muraille infranchissable entre les Muses et soi. Au reste, comme nul sentiment profond n’est stérile en nous, il arrivait que cette poésie rentrée et sans issue était dans la vie comme un parfum secret qui se mêlait aux moindres actions, aux moindres paroles, y transpirait par une voie insensible, et leur communiquait une bonne odeur de mérite et de vertu : c’est le cas de Racine, c’est l’effet que nous cause aujourd’hui la lecture de ses lettres à son fils, déjà homme et lancé dans le monde, lettres simples et paternelles, écrites au coin du feu, à côté de la mère, au milieu des six autres enfants, empreintes à chaque ligne d’une tendresse grave et d’une douceur austère, et où les réprimandes sur le style, les conseils d’éviter les répétitions de mots et les locutions de la Gazette de Hollande, se mêlent naïvement aux préceptes de conduite et aux avertissements chrétiens : « Vous avez eu quelque raison d’attribuer l’heureux succès de votre voyage, par un si mauvais temps, aux prières qu’on a faites pour vous. Je compte les miennes pour rien ; mais votre mère et vos petites sœurs prioient tous les jours Dieu qu’il vous préservât de tout accident, et on faisoit la même chose à Port-Royal. » Et plus bas : « M. de Torcy m’a appris que vous étiez dans la Gazette de Hollande : si je l’avois su, je l’aurois fait acheter pour la lire à vos petites sœurs, qui vous croiroient devenu un homme de conséquence. » On voit que madame Racine songeait toujours à son fils absent, et que, chaque fois qu’on servait quelque chose d’un peu bon sur la table, elle ne pouvait s’empêcher de dire : « Racine en auroit volontiers mangé. » Un ami qui revenait de Hollande, M. de Bonnac, apporta à la famille des nouvelles du fils chéri ; on l’accabla de questions, et ses réponses furent toutes satisfaisantes : « Mais je n’ai osé, écrit l’excellent père, lui demander si vous pensiez un peu au bon Dieu, et j’ai eu peur que la réponse ne fût pas telle que je l’aurois souhaitée. » L’événement domestique le plus important des dernières années de Racine est la profession que fit à Melun sa fille cadette, âgée de dix-huit ans ; il parle à son fils de la cérémonie, et en raconte les détails à sa vieille tante, qui vivait toujours à Port-Royal dont elle était abbesse25 ; il n’avait cessé de sangloter pendant tout l’office : ainsi, de ce cœur brisé, des trésors d’amour, des effusions inexprimables s’échappaient par ces sanglots ; c’était comme l’huile versée du vase de Marie. Fénelon lui écrivit exprès pour le consoler. Avec cette facilité excessive aux émotions, et cette sensibilité plus vive, plus inquiète de jour en jour, on explique l’effet mortel que causa à Racine le mot de Louis XIV, et ce dernier coup qui le tua ; mais il était auparavant, et depuis longtemps, malade du mal de poésie : seulement, vers la fin, cette prédisposition inconnue avait dégénéré en une sorte d’hydropisie lente qui dissolvait ses humeurs et le livrait sans ressort au moindre choc. Il mourut en 1699 dans sa soixantième année, vénéré et pleuré de tous, comblé de gloire, mais laissant, il faut le dire, une postérité littéraire peu virile, et bien intentionnée plutôt que capable : ce furent les Rollin, les d’Olivet en critique, les Duché et les Campistron au théâtre, les Jean-Baptiste et les Racine fils dans l’ode et dans le poëme. Depuis ce temps jusqu’au nôtre, et à travers toutes les variations de goût, la renommée de Racine a subsisté sans atteinte et a constamment reçu des hommages unanimes, justes au fond et mérités en tant qu’hommages, bien que parfois très-peu intelligents dans les motifs. Des critiques sans portée ont abusé du droit de le citer pour modèle, et l’ont trop souvent proposé à l’imitation par ses qualités les plus inférieures ; mais, pour qui sait le comprendre, il a suffisamment, dans son œuvre et dans sa vie, de quoi se faire à jamais admirer comme grand poëte et chérir comme ami de cœur.