(1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. VINET. » pp. 1-32
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(1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. VINET. » pp. 1-32

M. VINET.

Un ami qui habite le voisinage des montagnes, et à qui je demandais si la vue n’en était pas monotone à la longue, me répondait : « Non, elles ne le sont pas : elles ont, à leur manière, la diversité continuelle de l’Océan, et sans parler des couleurs changeantes, des reflets selon les heures et les saisons, et à n’y voir que les contours et les lignes, elles sont inépuisables à contempler. Souvent, aux lieux les plus connus, un certain profil soudainement caractérisé me révèle des masses différentes, des groupes nouvellement conçus, que je n’avais jamais envisagés de cette sorte, et qui sont vrais, et qui s’ajoutent à la connaissance vivante que j’ai du tout. » Ce que cet ami me disait de ses montagnes, je l’appliquais involontairement à notre littérature, à mesure que, l’envisageant de loin, sous un aspect extérieur, et pourtant d’un lieu qui est à elle encore par la culture, elle me paraissait offrir une perspective nouvelle dans des objets tant de fois étudiés et connus. Vue hors de France, et pourtant en pays français encore de langue et de littérature, cette littérature française est comme un ensemble de montagnes et de vallées, observées d’un dernier monticule isolé, circonscrit, lequel, en apparence coupé de la chaîne, y appartient toujours, et sert de parfait balcon pour la considérer avec nouveauté. Il en résulte aux regards quelque chose de plus accompli. Les lignes et les grands sommets y gagnent beaucoup et reparaissent bien nets. Quelques-uns qu’on oubliait se relèvent ; quelques autres, qui font grand effort de près et quelque apparence, s’enfoncent et n’offusquent plus. Les proportions générales se sentent mieux, et les individus de génie détachent seuls leur tête.

On y gagne enfin de bien voir autour de soi cette partie, à la fois isolée et dépendante, sur laquelle on se trouve, et qu’on ne songeait guère à découvrir quand on était dans la vie du milieu et dans le tourbillon du centre. On y gagne de connaître une culture, d’un intérêt général aussi, qui reproduit en moins, mais assez au complet, les grands mouvements de l’ensemble, et les fait revoir d’un jour inattendu dans une sorte de réflexion secondaire. On a chance encore d’y rencontrer quelques hommes parmi lesquels il en est peut-être d’essentiels, et qui importent à l’ensemble de la littérature elle-même.

La Savoie, Genève et le pays de Vaud forment, littérairement parlant, une petite chaîne dépendante de la littérature française, qu’on ne connaît guère au centre, et qu’on ne nommerait au plus que par les noms de de Maistre, de Jean-Jacques et de Benjamin Constant, qui s’en détachent. Le pays de Vaud, pour m’y borner en ce moment, eut pourtant un développement ancien, suivi, tantôt plus particulier et plus propre, tantôt plus dépendant du nôtre, et réfléchissant, depuis deux siècles, la littérature française centrale, mais, dans tous les cas, resté beaucoup plus distinct que celui d’une province en France. Au moyen âge, la culture et la langue romanes, qui remontaient par le Rhône, furent celles de ce pays. A défaut de chants héroïques perdus, on a plusieurs vieilles chansons familières, piquantes ou touchantes, et demeurées populaires à travers les âges. Le ranz des vaches de cette contrée, le ranz des Colombettes, celui, entre les divers ranz, auquel l’air célèbre est attaché, a de plu une petite action dramatique, vive de couleur et de poésie1. Au xvie  siècle, époque où la langue française, dès auparavant régnante, achève de prendre le dessus et de reléguer le roman à la condition de patois, le pays de Vaud paya son plein tribut à notre prose par les écrits du réformateur Viret, réputé le plus doux et le plus onctueux des théologiens de ce bord. Dans sa patrie, voisine de celle de Calvin, il tenta un rôle pareil avec plus de modération, et en aidant également sa doctrine d’une phrase saine, abondante et claire. Persécuté à Lausanne, où il portait ombrage aux Bernois, il dut à la mère de Henri IV un asile en Béarn, où il mourut. On a de lui une préface2, où il se prononce en défenseur de la langue vulgaire sans mélange de mots étrangers : on y sent, à quelques traits contre ceux qui forgent un langage tout nouveau, le contemporain sévère de Rabelais et de Ronsard. Par Du Perron, né en son sein, mais qu’il renvoya à la France, le pays de Vaud fut pour quelque chose dans l’établissement littéraire qui suivit, et ne demeura pas inutile à l’introduction de Malherbe, qui eut, comme on sait, le célèbre cardinal pour patron3. Le xviie  siècle fit sur ce pays la même impression que par toute l’Europe : il y eut soumission, adhésion absolue et hommage. Jusqu’au milieu du xviiie  siècle, la connaissance, le goût, l’imitation des chefs-d’œuvre et du style des grands écrivains classiques furent d’extrême mode dans la haute société de Lausanne. On en a des témoignages écrits et spirituels. Dans le volume de Lettres recueillies en Suisse, par le comte Golowkin4, parmi des particularités piquantes qui ajoutent à l’histoire littéraire de Voltaire et de quelques autres noms célèbres, il se trouve, de femmes du pays, plusieurs lettres qui rappellent heureusement la vivacité de madame de Sévigné, dont la personne qui écrit se souvient elle-même quelquefois. Enjouement, moquerie, savoir, mouvement animé et un peu affecté, je le crois sans peine, c’étaient, à ce qu’il semble, les traits de la belle compagnie d’alors. Rousseau a jugé, avec assez de sévérité, la société de ce temps, et ce ton que Claire d’Orbe ne représente pas mal, quoi qu’il en dise. Nulle part surtout, plus qu’au pays de Vaud, on n’avait la science de nos classiques : on y savait Boileau et le reste par cœur. Encore aujourd’hui, c’est là, en quelqu’un de ces villages baignés du lac, à Rolle peut-être, qu’il faudrait chercher les hommes qui savent le mieux le siècle de Louis XIV à toutes ses pages, et qui feraient les pastiches de ces styles les plus plausibles et les moins troublés d’autres réminiscences. Les séjours de Voltaire, de Rousseau, dans ces pays, en rajeunirent à temps la littérature, et la firent toute du xviiie  siècle au lieu du xviie , où elle était restée. Le séjour de Mme Necker à Paris, les retours de Mme de Staël à Coppet, hâtèrent et entretinrent cette initiation. Benjamin Constant, grâce à l’atmosphère environnante qui favorisait la nature de son esprit, était à douze ans un enfant de Voltaire5. Par sa famille, il avait pris les traditions et le ton du xviiie  siècle ; avant d’être venu à Paris, il était Parisien. Les Lettres écrites de Lausanne, délicieux roman de Mme de Charrière, montrent combien le goût, le naturel choisi et l’imagination aimable étaient possibles, à la fin du dernier siècle, dans la bonne société de Lausanne, plus littéraire peut-être et moins scientifique que ne l’était alors celle de Genève. Les romans de Mme de Montolieu montrent seulement le côté romanesque et vaguement pathétique, qui s’exaltait de Rousseau, tout en se troublant de l’Allemagne. Bonstetten, qui vécut longtemps à Nyon avant d’être à Genève, était, à travers son accent allemand de Berne, un homme du xviiie  siècle accompli. Un autre Bernois du siècle passé, qui tenait au français par le pays de Vaud, avait fait, dans un poëme intitulé Vue d’Anet, ces vers dignes de Chaulieu :

Quittons les bois et les montagnes ;
Je vois couler la Broye6 à travers les roseaux ;
Son onde, partagée en différents canaux,
S’égare avec plaisir dans de vastes campagnes,
Et forme dans la plaine un labyrinthe d’eaux.
Rivière tranquille et chérie,
Que j’aime à suivre tes détours !
Ton eau silencieuse en son paisible cours
Présente à mon esprit l’image de la vie :
Elle semble immobile et s’écoule toujours.

Cette continuation, ce progrès de littérature et de poésie n’a pas cessé de nos jours, comme bien l’on pense. L’émancipation du pays de Vaud et sa nationalité constituée ont assuré aux générations actuelles des études plus fortes et plus d’élan. Le mouvement romantique y a eu son action, et on s’en dégage maintenant après s’en être fortifié. Sans parler des poésies publiées et connues, comme le recueil des Deux Voix 7, il y a bien de jeunes espérances, et qui ne se gâtent pas jusqu’ici de fausses ambitions. Les étudiants de Lausanne aiment à marier de beaux airs allemands à des chants poétiques souvent composés par quelqu’un d’entre eux. Voici les premiers vers que j’ai retenus d’un de ces chants de tout à l’heure :

Quel est ce roi sublime et tendre
Qui vers nos déserts attiédis,
Les yeux en pleurs, paraît descendre
Les bleus coteaux du paradis ?
C’est le pauvre fils de Marie,
C’est l’époux de la terre en deuil,
Qui pose la lampe de vie
Dans le mystère du cercueil !…

Dans une pièce de vers qui obtint, il y a peu d’années, le prix à l’académie de Lausanne, je trouve ces beaux traits de nature ; il s’agit d’un voyageur :

Il voit de là les monts neigeux
Et les hauts vallons nuageux :
Puis il entend les cornemuses
Des chevriers libres et fiers,
Perdus dans la pâleur des airs
Par-dessus les plaines confuses ;

et cette autre gracieuse peinture des ébats auxquels se plaisent les nains et les sylphes de la montagne :

Sur les bords de l’eau claire, à l’ombre des mélèzes.
Leurs doigts avaient cueilli le rosage et les fraises ;
Et, cadençant leur vol aux divines chansons,
Dans leur danse indécise ils rasaient les gazons.
Sur la brise réglant leur suave harmonie,
Ils chantaient du bleu ciel la douceur infinie,
Et sous leurs pas légers le gazon incliné
Remplissait de senteurs le val abandonné8.

Mais jusqu’ici j’ai dit plutôt en quoi la littérature du pays de Vaud suivait et reflétait la nôtre ; je n’ai pas assez fait sentir ce qui lui est propre, original, ce qui la marque un peu plus elle-même en la laissant française. Benjamin Constant, le plus illustre nom d’écrivain qui s’y rattache, est un Français de Paris et sans réserve9. Et cependant ce pays a produit des esprits qui, à un certain tour d’idées particulier, ont uni une certaine manière ]d’expression, et qui offrent un mélange, à eux, de fermeté, de finesse et de prudence, un mérite solide et fin, un peu en dedans, peu tourné à l’éclat, bien qu’avec du trait, et dont Mme Necker, dans les manuscrits qu’on a publiés d’elle, ne donnerait qu’un échantillon insuffisant. On ne saurait mieux étudier ces qualités de près et au complet que chez un écrivain de nos jours, âgé d’un peu plus de quarante ans, le plus distingué, sans contredit, et le plus original des prosateurs du pays de Vaud passés et présents, chez M. Vinet.

M. Vinet est à la fois un écrivain très-français et un écrivain tout à fait de la Suisse française. Lorsque, dans ses écrits littéraires, imprimés à Bâle, destinés en partie à la jeunesse allemande et dédiés à des membres du gouvernement de son pays, il dit du siècle de Louis XIV notre littérature, on est un peu surpris au premier abord, et l’on est bientôt plus surpris que la littérature française, en retour, ne l’ait pas déjà revendiqué et n’ait pas dit de lui nôtre. Ses livres ne sont pas connus chez nous ; son nom modeste l’est à peine. On se rappelle au plus son Mémoire sur la liberté des cultes, couronné en 1826 par la Société de la morale chrétienne. A part les fidèles du Semeur, quels lecteurs de journaux savent le nom et les titres de M. Vinet, critique littéraire des plus éminents, moraliste des plus profonds ?

Il est élève de l’académie de Lausanne. Sorti du village de Crassier ou Crassy10, qui avait été déjà le lieu de naissance de Mme Necker, il fit tout le cours de ses études à cette académie, dont la discipline était alors fort désorganisée par suite des événements publics. Les étudiants étudiaient peu ; M. Alexandre Vinet se distingua de bonne heure, et par son application, et par des qualités plus en dehors, plus hardies ou plus gaies qu’il semble n’appartenir à son caractère habituel ; mais toute jeunesse a sa pointe qui dépasse à émousser. On cite de lui un poëme héroï-comique, où il y a, dit-on, de la gaieté de collége, la Guéliade, imitation du Lutrin, et qui célèbre sans doute quelque démêlé avec le guet ; il rima encore quelques autres riens du même genre. A l’enterrement d’un professeur fort aimé, on vit s’avancer au bord de la tombe un jeune homme (c’était M. Vinet) qui fit l’oraison funèbre du défunt ; cette action ne laissa pas d’étonner un peu les mœurs extrêmement timides du pays et, on peut le dire, celles de l’orateur lui-même. En 1815, époque bien critique pour le pays de Vaud, que Berne devait chercher à reprendre, mais que M. Frédéric-César La Harpe, ancien précepteur de l’empereur Alexandre et noble citoyen, protégea heureusement, M. Vinet, simple étudiant encore, ne fut pas sans quelque influence ; et cette poésie légère d’université, il l’employa à quelques chansons, devenues aussitôt populaires, contre les Bernois, contre l’ours de Berne. — L’homme que nous verrons si modéré, si tolérant, si timide même, ne manque pas d’une certaine énergie ardente que ses autres qualités recouvrent. Et si, par la délicatesse exquise de sa modestie, il sort un peu de la manière plus couramment démocratique des mœurs de son pays, il y rentre tout à fait par cette énergie et cette faculté de résistance, qui ne s’affiche pas, mais se retrouve toujours. Chez M. Vinet, elle a de plus toute la consécration du devoir réfléchi et saint.

Il est probable qu’à cette période de jeunesse plus hardie, il accueillait les productions de M. de Chateaubriand et de Mme de Staël, et applaudissait à ce mouvement de la littérature extra-impériale, plus vivement qu’il n’a fait à celui de 1825 à 1830, qui le trouva déjà mûr, et auquel il a dès l’abord moins cru.

Mais les idées morales, religieuses, chrétiennes, eurent toujours le pas dans son esprit sur les opinions purement littéraires. Né dans la Réforme, à un moment où le besoin d’un réveil religieux s’y faisait sentir, il participa tout à fait à ce mouvement de réveil, sans le pousser jamais jusqu’à la séparation, à l’exclusion et à la secte. Sa prudence consciencieuse, sa doctrine, toujours éclairée de charité, lui attirèrent, jeune, la considération qui, avec les années, est devenue autour de lui une révérence universelle. Étant encore étudiant en théologie, il fut appelé à l’université de Bâle comme professeur de littérature française. Il accepta et revint ensuite à Lausanne passer ses examens de ministre et recevoir la consécration. A Bâle, il professe depuis prés de vingt ans11, et le fruit de son enseignement littéraire se retrouve en substance dans les trois portions de sa Chrestomathie, dont les deux premiers discours préliminaires sont d’importantes dissertations, et dont le troisième est un précis historique de toute la littérature française, morceau capital de l’auteur et chef-d’œuvre du genre.

Comme pasteur et prédicateur évangélique, sa doctrine et sa manière se peuvent approfondir dans ses Discours sur quelques sujets religieux, dont la troisième édition, publiée en 1836, contient de remarquables additions. Plusieurs discours, notamment les deux qui ont pour titre : l’Étude sans terme, sont des modèles de ce genre, mi-partie de dissertation et d’éloquence, de cette psychologie chrétienne qui forme comme une branche nouvelle dans la prédication réformée.

Dans le journal le Semeur, fondé depuis 1830, on a publié divers extraits de ces productions de M. Vinet, et il a de plus constamment enrichi cette feuille d’articles de psychologie religieuse, ou de littérature et de critique très-fine et très-solide, que son talent si particulier d’écrivain et sa sagacité caractérisée de penseur dénoncent aussitôt au lecteur un peu exercé et signent distinctement à travers tous les voiles anonymes12.

Mais avant ces divers travaux de littérature ou de religion qui tendent toujours sans bruit à être des actions utiles, M. Vinet a eu dans le pays de Vaud un rôle plus animé, plus manifestement dessiné, et qui se rapporte précisément au temps de son Mémoire en faveur de la liberté des cultes. Dans cette patrie de Viret, l’un des plus onctueux et des plus charitables d’entre les réformateurs, il convenait que le réveil de l’esprit religieux, qui poussait peut-être quelques croyants ardents à la secte et au puritanisme, ne devînt pas une occasion, un éveil aussi de persécution, de la part de l’Église établie, menacée dans sa tiédeur. M. Vinet, qui participait de tout son cœur à la revivification de la doctrine évangélique, mais qui ne donnait dans aucun excès, joua un bien beau rôle en cette querelle. Il fut, avec son ami M. Monnard, le principal défenseur de la liberté religieuse à Lausanne : il prit en main le droit de ceux qu’on persécutait, et dont il n’épousait pas d’ailleurs les conséquences absolues et restrictives. A l’occasion d’une brochure dont il était l’auteur, et dont M. Monnard s’était fait l’éditeur, ils soutinrent tous les deux un procès, et ils eurent un moment, sous forme de tracasseries qu’on leur suscita, quelque part à cette persécution si chère à subir pour ce qu’on sent la vérité.

On conçoit que le Mémoire de M. Vinet en faveur de la liberté de tous les cultes, un peu antérieur, mais animé par une action si prochaine, ait été pour lui autre chose qu’une thèse philosophique où sa raison se complaisait : c’était une sainte et vivante cause ; et, à travers la surcharge des preuves et la chaîne un peu longue de la démonstration, à travers le style encore un peu roide et non assoupli, cette chaleur de foi communique à bien des parties de cet écrit, et surtout à la prière de la fin, une pénétrante éloquence.

Il en faudrait dire autant, à plus forte raison, de plusieurs brochures de lui sur le même sujet, et dont une polémique de charité et de justice animait l’accent13.

Mais ce n’est que dans ses écrits subséquents, ou d’un ordre moins local, dans les discours de sa Chrestomathie d’abord, que nous trouvons M. Vinet à notre usage, écrivain complet, critique profond. A partir de ce moment, chacune de ses paroles compte, et elles ont pourtant si peu retenti chez nous, qu’on nous pardonnera d’y insister selon leur mérite.

La Chrestomathie française n’est, comme son nom l’indique, qu’un recueil, un choix utile de morceaux de vers et de prose, tirés des meilleurs auteurs français, distribués et gradués en trois volumes pour les âges : 1° l’enfance, 2° l’adolescence, 3° la jeunesse et l’âge mûr. Ces morceaux sont accompagnés fréquemment d’analyses, toujours de notes, quelquefois de petites notices sur les auteurs, dans lesquelles, en peu de lignes d’une concision excellente, tout point essentiel est rendu frappant, tout point en réserve est touché. M. Vinet, dans sa modestie, n’a voulu et n’a cru faire que cela, et il semble craindre même de n’avoir pas atteint son but : il l’a, selon nous, dépassé de beaucoup, ou mieux, surpassé.

Son discours à M. Monnard, dans lequel il discute les avantages qu’il y aurait à étudier et à analyser la langue et la littérature maternelles comme on étudie les langues anciennes, est tout d’abord propre à faire ressortir les qualités de grammairien analytique et de rhéteur, de Quintilieu et de Rollin accompli, que possède M. Vinet. Il ne faut pas oublier sa situation précise. Il est Français de littérature, de langue ; il ne l’est pas de nation, et il professe en pays allemand. Mais quand il professerait, non pas à Bâle, mais à Lausanne même, c’est-à-dire au sein de la Suisse française, il aurait encore affaire au français comme à une langue qui, bien qu’elle soit la sienne, doit toujours là un peu s’apprendre dans les grammaires ; pour être sue très-correctement. La thèse qu’il soutient, et qui serait fort à défendre à Paris même (qu’il importe d’étudier les classiques français pas à pas et dans un esprit scientifique), est surtout d’application rigoureuse aux lieux où il écrit. Quand il combat ceux qu’il appelle les réalistes à Bâle, et qui voudraient éliminer le plus possible la littérature pure de l’enseignement, il soutient, à propos des classiques français, la même cause que chez nous M. Saint-Marc Girardin contre M. de Tracy, M. de Lamartine contre M. Arago, à propos des classiques grecs et latins ; et, s’il déploie dans la discussion moins de prestesse sémillante, ou de riche et poétique abandon, que nos champions de France, il y porte des raisons encore mieux enchaînées, une politesse ingénieuse non moindre. Chez M. Vinet, la régularité du raisonnement, la propriété un peu étudiée de l’expression, laissent place à tout un atticisme véritable, qui, à la fois, étonne hors de France, et qui pourtant ne paraît pas dépaysé. J’insiste sur ce résultat composé, non pas contradictoire. M. Vinet, à Lausanne, sinon à Bâle, est à sa place ; il a une originalité qui reproduit et condense heureusement les qualités de la Suisse française, et, en même temps, il a une langue en général excellente, attique à sa manière, et qui sent nos meilleures fleurs.

Voici, j’imagine tout spécieusement d’après lui-même, de quelle façon il s’y est pris pour atteindre à cette difficile perfection : « Il s’agit, dit-il14, d’apprendre notre langue à fond, d’en pénétrer le génie, d’en connaître les ressources, d’en apprécier les qualités et les défauts, de nous l’approprier dans tous les sens ; et ne me sera-t-il pas permis d’ajouter (puisque je parle du français et que j’en parle en vue de la culture vaudoise) que le français est pour nous, jusqu’à un certain point, une langue étrangère ? Éloignés des lieux où cette langue est intimement sentie et parlée dans toute sa pureté, ne nous importe-t-il pas de l’étudier à sa source la plus sincère et avec une sérieuse application ? Or, on ne peut hésiter sur les moyens. Les grammaires et les dictionnaires, dont je ne prétends point contester la nécessité, sont à la langue vivante ce qu’un herbier est à la nature. La plante est là, entière, authentique et reconnaissable à un certain point ; mais où est sa couleur, son port, sa grâce, le souffle qui la balançait, le parfum qu’elle abandonnait au vent, l’eau qui répétait sa beauté, tout cet ensemble d’objets pour qui la nature la faisait vivre, et qui vivaient pour elle ? La langue française est répandue dans les classiques, comme les plantes sont dispersées dans les vallées, au bord des lacs et sur les montagnes. C’est dans les classiques qu’il faut aller la cueillir, la respirer, s’en pénétrer ; c’est là qu’on la trouvera vivante ; mais il ne suffit pas, je le répète, d’une promenade inattentive à travers ces beautés. » J’ai voulu, en citant cette belle page, donner idée encore moins de la méthode que du succès.

A côté de ce charmant passage qui unit l’exactitude de chaque détail à la fraîcheur et au souffle, et que Buffon, reparlant du style, aurait écrit, j’aurais, dans le même discours, et dans le style de M. Vinet en général, là encore où il est le plus parfait, quelques défauts essentiels à relever, et qui tiennent au procédé même par lequel les qualités se sont acquises ou accrues. Il y a des duretés de mots et d’images15 ; il y a de ternes et pénibles endroits16, des invasions du style doctrinaire et rationnel17, qui font que tout d’un coup la transparence a cessé. Une image physique très-précise s’insère quelquefois, s’incruste, pour ainsi dire, dans une trame d’ailleurs toute abstraite ; et quoique ce puisse être très-juste de sens à la réflexion, cela a fait faire de prime abord un petit soubresaut18. Préoccupé qu’il est, avant tout, de la stricte déduction, l’écrivain ne se fie pas assez à la liaison générale et au courant simple de l’idée. La concaténation ininterrompue, comme il dirait peut-être, remplace souvent sans nécessité le libre jeu de l’esprit ; l’attention se reposerait utilement dans des endroits de diffusion heureuse. La propriété parfaite et si précieuse des termes, où il se complaît, accuse quelquefois trop la vigilance à chaque mot, une véracité de détail qui ne se contente pas toujours d’être claire et distincte, mais qui veut être authentique, pour me servir d’une expression qu’il aime. A force d’accentuer le mot dans sa propriété, il lui arrive de le rendre dur. Les habitudes intérieures du devoir, de la règle morale, ont passé sur son style, en ont déterminé l’allure, et sans doute la marquent trop par endroits19.

J’ai dénoncé tous les défauts parce que M. Vinet est un des maîtres les plus éclairés de la diction, parce que, si j’osais exprimer toute ma pensée, je dirais qu’après M. Daunou pour l’ancienne école, après M. Villemain pour l’école plus récente, il est, à mon jugement, de tous les écrivains français celui qui a le plus analysé les modèles, décomposé et dénombré la langue, recherché ses limites et son centre, noté ses variables et véritables acceptions. Et combien il est ingénieux et vif à animer l’analyse la plus abstraite de la grammaire ! Quand il nous signale en une langue les divers systèmes de mots qui disparaissent ou s’introduisent selon les changements plus ou moins graves survenus dans les mœurs, il montre l’un ou l’aufre de ces cortéges mobiles qui se retire avec le temps, laissant à la vérité dans la langue, dit-il, des allusions et des métaphores qui ne peuvent s’en détacher, mais toutefois emportant, ainsi qu’une épouse répudiée, la plus grande partie de sa dot. En parlant des mots d’abord nobles, de quelques mots employés par Malherbe lui-même, mais qui finirent par être déshonorés dans un emploi familier, et qu’il fallut expulser alors de la langue de choix : « C’est le cheval de parade, dit-il, qui, sur ses vieux jours, est envoyé à la charrue20. » Ailleurs (préface du troisième volume), quand, voulant marquer que la poésie d’une époque exprime encore moins ce qu’elle a que ce qui lui manque et ce qu’elle aime, il dit : « C’est une médaille vivante où les vides creusés dans le coin se traduisent en saillies sur le bronze ou sur l’or, » ceci n’est-il pas frappé, de l’idée à l’image, comme la médaille même ? Un tel mot cité me paraît la juste médaille du style de M. Vinet quand il devient du meilleur aloi : car c’est alors un écrivain plutôt encore graveur que peintre.

J’ai parlé des excellentes petites biographies et des notices en quelques lignes, mises à la tête des extraits. Mais tous ces mérites se retrouvent condensés, assemblés et agrandis dans la Revue des principaux Prosateurs et Poëtes français, morceau très-plein et très-achevé, véritable chef-d’œuvre littéraire de M. Vinet. Toutes ses qualités de précision, de propriété, de suite, de sagacité fine et de relief en peu d’espace, y sont fondues entre elles, et en équilibre avec le sujet même, qui ne demandait ni un certain essor ni une certaine flamme dont l’auteur ne manquerait peut-être pas, mais qu’il s’interdit. C’est le sujet que M. Nisard a également traité dans un fort bon morceau, où pourtant il s’est attaché plutôt à quelques principales figures, et où il s’est donné plus de carrière. M. Vinet n’a fait que fournir celle que lui traçait régulièrement son titre même. Il passe en revue toute la littérature française, depuis Villehardouin jusqu’à M. de Chateaubriand, et en insistant avec continuité sur les trois siècles littéraires. Il n’y a pas un point, pas une maille du tissu qui ne soit solide, exactement serrée ; c’est la lecture la plus nourrie, la plus utile, la plus agréable même, aussi bien que la plus intense. Le stylé de Marie-Joseph Chénier, dans son Tableau de la Littérature, égalé ici pour la netteté et l’élégance, est surpassé pour la nouveauté et la plénitude du sens. Je ne sais que la manière de M. Daunou, dans son Éloge de Boileau, qui me paraisse se pouvoir comparer avec convenance et avantage à celle de M. Vinet dans ce discours. Combien d’heureux traits d’une concision ingénieuse, où la pensée se double, en quelque sorte, dans l’expression, et fait deux coups d’un même jet ! Ce sont comme deux courants inverses sur le même axe : on reste tout surpris et charmé. Je n’en citerai qu’un seul petit échantillon : après un mot sur Amyot et ses grâces françaises, « Ronsard cependant, dit M. Vinet, égarait la poésie loin de la veine heureuse, que son siècle et lui-même avaient rencontrée. » Il est impossible de plus enfermer en un l’adoucissement dans la critique, de plus précisément greffer l’éloge dans le blâme. Pas un mot qui ne soit ainsi mesuré et proportionné. Quelle balance sensible et sûre ! et pourtant le glaive entrevu parfois ! — Soit qu’il nous peigne ce grand style de Pascal, si caractérisé entre tous par sa vérité, austère et nu pour l’ordinaire, paré de sa nudité même, et qu’il ajoute pour le fond : « Bien des paragraphes de Pascal sont des strophes d’un Byron chrétien ; » soit qu’il admire, avec les penseurs, dans La Rochefoucauld, ce talent de présenter chaque idée sous l’angle le plus ouvert, et cette force d’irradiation qui fait épanouir le point central en une vaste circonférence ; soit qu’il trouve chez La Bruyère, et à l’inverse de ce qui a lieu chez La Rochefoucauld, des lointains un peu illusoires créés par le pinceau, moins d’étendue réelle de pensée que l’expression n’en fait d’abord pressentir, et qu’il se montre aussi presque sévère pour un style si finement élaboré, dont il a souvent un peu lui-même les qualités et l’effort ; soit que, se souvenant sans doute d’une pensée de Mme Necker sur le style de Mme de Sévigné, il oppose d’un mot la forme de prose encore gracieusement flottante du xviie  siècle à cette élégance plus déterminée du suivant, qu’il appelle succincta vestis ; soit qu’en regard des lettres capricieuses et des mille dons de Mme de Sévigné, toute grâce, il dise des lettres de Mme de Maintenon en une phrase accomplie, assez pareille à la vie qu’elle exprime, et enveloppant tout ce qu’une critique infinie déduirait : « Le plus parfait naturel, une justesse admirable d’expression, une précision sévère, une grande connaissance du monde, donneront toujours beaucoup de valeur à cette correspondance, où l’on croit sentir la circonspection d’une position équivoque et la dignité d’une haute destinée ; » soit qu’il touche l’aimable figure de Vauvenargues d’un trait affectueux et reconnaissant, et qu’il dégage de sa philosophie généreuse et inconséquente les attraits qui le poussaient au christianisme ; soit qu’en style de Vauvenargues lui-même il recommande, dans les Éléments de Philosophie de d’Alembert, un style qui n’est orné que de sa clarté, mais d’une clarté si vive qu’elle est brillante ; — sur tous ces points et sur cent autres, je ne me lasse pas de repasser les jugements de l’auteur, qui sont comme autant de pierres précieuses, enchâssées, l’une après l’autre, dans la prise exacte de son ongle net et fin. Je ne trouve pas un point à mordre, tant le tout est serré et se tient. J’a cru un instant rencontrer une critique à faire à propos de Saint-Évremond, dont le nom venait un peu tard dans la série, après Rollin ; mais à peine avais-je achevé de lire la phrase, que l’adresse de l’auteur l’avait déjà fait rentrer dans le tissu et ma critique était déjouée.

Quand on songe que celui qui a écrit ce précis est un ministre protestant, et non pas un protestant socinien et vague, mais un biblique rigoureux, un croyant à la divinité du Christ, à la rédemption, à la grâce, on admire sa tolérance et sa compréhension si étendue, qui ne dégénère pourtant jamais en relâchement ni en abandon. Voltaire est merveilleusement apprécié ; je remarquerai seulement et signalerai à l’auteur, pour qu’il le revoie peut-être, un certain paragraphe de la page xlii 21, qui offre beaucoup d’embarras et de pesanteur dans la diction : je ne voudrais pas qu’on pût dire que le malin a porté malheur, sur un point, à qui l’examine avec tant de conscience et avec une profondeur si sérieuse, éclairée du goût. Lorsque, venant au poëme qu’on évite de nommer, mais qu’il ose louer littérairement, M. Vinet en apprécie l’inspiration et l’influence, lorsque, pour le réprouver plus à coup sûr, il s’arme d’une citation empruntée à Voltaire lui-même, il devient éloquent de toute l’éloquence dont la critique est capable, et cela par le choix que lui seul a su faire d’une citation telle.

Les poëtes, nos grands poëtes surtout, sont fort bien appréciés de M. Vinet, moins sûrement pourtant que les prosateurs. En général, la fin et le commencement de ce morceau (vrai chef-d’œuvre, je le répète) sont ce qu’il y a de moins parfait. Le début, exact de position et d’aperçu, semble un peu court et insuffisant ; la fin, un peu languissante, non terminée net, trahit dans les jugements et les classements quelque indécision, quelque concession indulgente. M. Vinet se montre avec tendresse et solennité funèbre dans quelques mots sur le dernier chant de Gilbert, que je n’appellerai pourtant pas un grand poëte 22. Je ne puis trouver exact qu’on représente André Chénier dans l’idylle comme agrandissant le genre de Léonard et de Berquin ! ! Léonard n’est pas le Racan du dix-huitième siècle ; la belle pièce de la Retraite maintient à une haute distance la mémoire de Racan. Dorat peut être dit l’héritier direct de Benserade, mais il ne l’est pas de Voiture, qui était d’une qualité et d’une saillie d’esprit bien supérieure, et qui eut grande influence : Dorat ne compta jamais. — En un mot, dans le tableau de ce dernier tiers du xviiie  siècle, les proportions véritables ne sont pas assez gardées ; la nomenclature l’emporte un peu sur le vrai classement ; trop de noms se pressent sous la plume de l’auteur, et paraissent admis à une place que quelques-uns seuls tenaient réellement.

Je lui reprocherai aussi plutôt, dans sa longue note sur les contemporains de l’Empire, sa complaisance d’admission pour quelques noms sans valeur, que dans ses dernières pages la méfiance, pleine de motifs, qu’il témoigne pour les promesses orageuses de la littérature présente.

Quoiqu’il ait écrit des vers dans sa jeunesse et qu’il ait tout ce qu’il faut pour les sentir, M. Vinet est plus prosateur que poëte, même dans ses jugements. Tout ce qui se rapporte à la propriété, à la précision, à la sagacité, est souverain chez lui ; la hardiesse, si elle s’y rencontre, est toujours étroitement adaptée, la métaphore est juste à l’usage ; mais ne lui demandez pas la grande flamme : il la gardera. Il pénètre souvent, mais ne dévore jamais : rien chez lui ne rappelle Rousseau. Sa science de langue, de synonymie et de cœur, va souvent à l’éloquence d’onction ou de pensée, mais ne s’envole pas volontiers aux grandes choses d’imagination. Dès qu’on en vient là, il hésite un peu, il parle des maîtres de la lyre et s’y replie scrupuleusement. S’il fallait chercher quelque représentant de la poésie du pays de Vaud, de cette poésie que Rousseau a vue dans les lieux, et qu’il a contestée aux habitants ; que quelques-uns, que plusieurs nourrissent pourtant avec culte ; il faudrait se tourner à côté, vers cette jeunesse de Lausanne qui s’essaye encore, feuilleter ce recueil des Deux Voix dans lequel je puis désigner la pièce du Sapin, entre autres, comme franche impression des hautes cimes ; s’adresser à la conversation de quelques hommes, comme M. le pasteur Manuel, qui se sont plus dirigés à l’étude qu’à la production, et qui, pieux et modérés, savent et sentent, en face de leur lac et de leurs montagnes, toute vraie poésie depuis les chœurs de Sophocle jusqu’aux pages de Mme de Staël23. M. Vinet, d’une manière moins éparse heureusement, représente et réalise, en écrivain de premier ordre, tout l’autre côté de prose ingénieuse, d’originale et savante culture. Comme critique il s’abandonne quelquefois à une bienveillance un peu prompte ; il s’attache et prête foi aux livres un peu trop indépendamment de la connaissance personnelle des auteurs ; il est plutôt porté d’abord à surfaire, à force de se croire moindre. Érudit bibliographe, il prétend par moments, comme Nodier, que c’eût été là sa vocation. Il y a donc, sous sa régularité excellente de style et de doctrine bien des accidents piquants, divers, qui font de lui un homme plein de détails fins à peindre, et qui doivent être charmants à goûter.

M. Vinet, dans la littérature française, émane surtout de Pascal, sa haute admiration, son grand modèle. Il se rapprocherait beaucoup de Duguet pour la manière et le tour modéré, suivi, fin et rentré, si Duguet avait été plus littérateur. Il a donc assez des habitudes littéraires des écrivains de Port-Royal (et jusqu’à leur goût de l’anonyme), comme il a beaucoup de leurs doctrines religieuses. Dans son Précis, il a écrit sur Quesnel une phrase de vif éloge, qui semble indiquer qu’il n’a pas été étranger à l’heureux choix des pensées de cet auteur, que le Semeur a publié. Mais c’est par la doctrine de charité, d’amour de Dieu, et non par l’esprit de secte, qu’il communique de ce côté. Non plus seulement comme littérateur, mais aussi comme figure évangélique et ami de Fénelon, on me permettra encore de le trouver comparable, par son mélange de dialectique et d’onction, par sa vivacité dans la douceur, par sa modestie et sa délicatesse promptes à se dérober, par sa fuite de l’éclat, de l’effet et peut-être aussi de l’occasion, par sa santé même, à un homme si aimé et si goûté de ceux qui l’ont approché, à un écrivain plus distingué que proclamé, à notre abbé Gerbet.

Les Discours religieux, réunis au nombre de vingt-cinq, offrent comme un cours complet des vérités évangéliques, déduites dans une méthode tout intérieure. L’impression (et je ne parle d’abord que de l’impression humaine, philosophique et littéraire) qu’on en retire est celle de quelque chose d’aimable, de modéré, de sensé et d’accessible ; tout y est simple, sans un ornement ni une digression de luxe, et allant droit au but. Le vif seul des observations morales, ou le touchant des prières qui terminent, ressortent par instants. Ce genre mixte, plus psychologique qu’oratoire, me représente assez ce que des hommes comme MM. Jouffroy ou Damiron diraient, s’ils étaient pasteurs évangéliques, et parlant à des chrétiens assemblés, non sous les voûtes d’une cathédrale, mais dans une chambre. Il n’y a rien là de Bossuet ; il y a encore beaucoup de Pascal, mais d’un Pascal moins abrupt, plus apprivoisé au salut et plus doucement acceptable. Ce qu’en politique le livre de M. de Tocqueville est à ceux de Montesquieu et de Jean-Jacques, ce qu’en éducation le livre de Mme Guizot est à ceux de ce même Jean-Jacques ou de Fénelon, on pourrait avancer parallèlement que les discours de M. Vinet le sont à certains morceaux de Pascal, c’est-à-dire quelque chose qui, incomparablement moindre sans doute pour le mouvement, l’éclat, l’invention, se rencontre plus immédiatement approprié, et d’une nourriture plus aisée, plus conforme à la moyenne et majeure classe des esprits philosophiques et chrétiens de nos jours. L’impression, même simplement intellectuelle et sensible, qu’on en tire, au lieu de s’égarer volontiers à l’admiration, à la spéculation, est déjà voisine de la pratique.

Mais c’est à produire, à solliciter une impression entière et efficace qu’ils sont destinés ; et aussi n’en parlons-nous qu’avec rapidité et une sorte de crainte sous un point de vue autre. Ce qui nous y frappe surtout, c’est l’esprit de lumière et de charité chrétienne infinie, qui fait que, pour des catholiques même, bien des choses y restant absentes, aucune peut-être n’est expressément contraire ni à repousser. A part le discours sur la Foi d’autorité, où encore ce genre de foi est ménagé par des expressions si générales, et où la vérité se réserve comme pouvant habiter dessous, on va en tous sens dans cette lecture en n’apercevant jamais que le chrétien. Quant aux deux discours sur l’Étude sans terme, nous y pourrions louer longuement le moraliste, et même, dans le premier discours, admirer des traits d’imagination et de pensée colorée, plus forts, plus grands que le didactique du genre n’en permet d’ordinaire à M. Vinet ; mais ce serait mal conclure de telles pages que d’y trop attacher l’éloge, même l’éloge du fond. Il y faut renvoyer en silence ceux qui étudient. Que si, dans tout ceci, nous avons trop souvent arraché à un talent, le plus humble de cœur, les voiles dont il aime à s’envelopper, qu’il veuille songer, pour notre excuse, que l’effet de ces paroles, que nous aurions voulu rendre plus dignes, sera peut-être de convier quelques lecteurs de plus aux fruits des travaux que l’idée de l’utilité et du bien lui inspira ; et puisse-t-il ainsi nous pardonner !

(Depuis que ces pages ont été écrites, M. Vinet, revenu à Lausanne, a continué de développer dans tous les sens cette supériorité qui n’est plus contestée que de lui. Il a publié en 1841 un volume de Nouveaux Discours religieux ; ses nombreux articles littéraires dans le Semeur ont appris à nos écrivains célèbres qu’ils avaient là-bas un juge de haute pensée, le plus attentif, le plus bienveillant, mais dont l’indulgence elle-même trouve, quand il le faut, ses limites. Le cours de littérature qu’il professe à Lausanne avec éclat lui a fait d’abord passer en revue toute l’époque moderne, l’Empire, la Restauration ; des portions considérables du cours ont été lithographiées, et sont mieux que des promesses ; il en sortira bientôt un livre qui achèvera de consacrer parmi nous l’autorité du maître.)

— M. Vinet est mort à Clarens, le 4 mai 1847, à l’âge de 50 ans.