I.
Parler aujourd’hui du duc de Raguse n’est pas une difficulté. Les passions et les intérêts de parti se sont depuis longtemps déplacés, et laissent à l’impartialité toute carrière. La réprobation qui, pendant de longues années, a pesé sur le nom du maréchal et qui a contristé son cœur, cette opinion de 1814, qui était venue se ranimer et se confirmer si fatalement en 1830, ne s’est conservée à l’état de préjugé populaire que chez ceux qui négligent tout examen : ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait encore quelque chose à faire pour porter une pleine lumière dans bien des esprits. Appelé un peu inopinément à l’honneur de venir ici entretenir nos lecteurs d’un homme de guerre aussi éminent, je dirai par quelle succession d’impressions j’ai passé moi-même à son égard. J’avais été de bonne heure à demi détrompé. Sans trop serrer de près les questions qui se rattachaient aux deux époques critiques de la vie du maréchal, j’avais entendu causer quelques-uns de ses amis, et j’avais été frappé du degré de chaleur et d’affection que tous mettaient à le défendre et à continuer de l’aimer. On le peignait, lui, le plus accusé des guerriers de ce temps, comme l’un des plus vifs précisément sur l’honneur, sur le sentiment de gloire et de patrie, sur le dévouement à la France, brillant, généreux, plein de chaleur et fidèle aux religions de sa jeunesse, enflammé comme à vingt ans, pour tout dire, et tricolore. Le petit ouvrage qu’il publia en 1845, intitulé : l’Esprit des institutions militaires, et dont le maréchal Bugeaud disait que tout officier en devait avoir un exemplaire dans son porte-manteau, me le montra tel que ses amis me l’avaient fait entrevoir, mais avec une supériorité de vues et de lumières, une netteté d’exposition, une imagination même et une couleur de parole, tout un ensemble de qualités auxquelles bien peu certes auraient atteint parmi les maréchaux de l’Empire. Sa figure commençait à se dessiner pour moi, et je voyais dans le maréchal Marmont un militaire des plus instruits, des plus éclairés, animé du génie de son art, en possédant la philosophie, à la fois plein de flamme et de cœur, et finalement malheureux. Ce malheur, noblement porté durant les vingt et une années d’exil qu’il passa à l’étranger, donnait à sa physionomie une expression à part entre toutes celles de ses compagnons d’armes, dont plusieurs avaient été si durs pour lui. Un intérêt plus direct m’attirait désormais vers son nom et vers sa personne. Mais depuis que j’ai eu à examiner de plus près les récits qui le concernent, et à le suivre lui-même dans les pages qu’il a laissées, il m’a semblé que la méthode pour l’expliquer et le présenter sous le meilleur jour à tous était simple, et qu’il suffisait de raconter et d’exposer.
Je suis soutenu dans ce travail par un secours inappréciable, par une lecture rapide des Mémoires mêmes du maréchal, qu’il a légués à Mme la comtesse de Damrémont, et dont, avec une confiance qui m’honore, elle a bien voulu me laisser prendre à l’avance quelques notes et quelques extraits.
Auguste-Frédéric-Louis Viesse de Marmont, qui vient de mourir à Venise le
3 mars 1852, le dernier et le plus jeune d’âge des maréchaux de l’Empire,
était né le 20 juillet 1774 à Châtillon-sur-Seine, d’une famille toute
militaire. Cette famille de Viesse était originaire des Pays-Bas, et
habitait la Bourgogne depuis trois siècles. Les ancêtres du maréchal avaient
servi sous le Grand Condé, et son trisaïeul avait été placé par le prince
dans la charge de prévôt des bailliages du nord de la Bourgogne. Le père de
Marmont, capitaine au régiment de Hainaut, avait eu à vingt-huit ans la
croix de Saint-Louis « pour avoir gardé, avec cent hommes de bonne
volonté, la mine pendant toute la durée du siège de Port-Mahon. Pour
remplir cette tâche il fallait être placé sur la mine ennemie, et se
dévouer à des chances terribles, et cela pendant plusieurs
jours »
. Ce digne père, homme très remarquable, ayant quitté le
service à trente-quatre ans, épousa une fille de finances de Paris, très
belle, de plus de sens que d’esprit. Il en eut deux enfants : une fille,
morte à douze ans, et un fils dont l’éducation devint son occupation
principale. Il avait la passion de la chasse et il y aguerrissait son fils.
Dès l’âge de neuf ans, celui-ci était formé par son père aux exercices
violents et ne passait pas un seul jour sans chasser. Sa constitution s’y
trempa vigoureusement, et ce qui eût été souffrance pour un autre n’était
qu’un jeu pour lui. Son père ne négligeait point la portion morale, et il
imprimait des préceptes mâles et sains dans cette jeune nature. Un de ses
principes était : « Il vaut mieux mériter sans obtenir, qu’obtenir
sans mériter ; et avec une volonté constante et forte, quand on mérite,
on finit toujours par obtenir. »
Le père de Marmont, bien qu’il donnât à son fils une éducation si fortemnt préparatoire pour la guerre, l’aurait voulu diriger cependant vers une autre carrière, et préférablement dans l’administration. Ce vieux chevalier de Saint-Louis avait, en effet, des idées philosophiques et politiques ; il était de son siècle par les idées, sinon par les mœurs. Du milieu de sa vie de campagne, il appartenait au groupe de ceux qu’on appellera bientôt les patriotes de 89, voulant la liberté avant les excès, aimant la monarchie sans la faveur qui la corrompt. Son fils apprit, en quelque sorte, à lire dans le Compte rendu de M. Necker, et il retint de son père ce fonds de principes politiques qui, recouvert par tant d’événements et de pensées de tout genre, subsista toujours en lui.
Mais le jeune homme, par un instinct secret vers l’avenir, voulait la guerre
et la carrière des armes : « Je me sentais fait pour la guerre,
dit-il, pour ce métier qui se compose de
sacrifices. »
L’amour de la gloire avait, en quelque sorte,
passé dans son essence, et au moment où il retrace ces
souvenirs (1829), il ajoute : « J’en ressens encore la chaleur et la
puissance à cinquante-cinq ans, comme au premier jour. »
À soixante-quinze ans, il les ressentait de même. Ayant lu, en mars 1849, le VIIIe volume de l’Histoire de M. Thiers, l’ayant lu tout entier en quatre jours avec la plus grande attention, il écrivait de Hambourg, sous l’impression vive qu’il en avait reçue :
Toutes les fibres de ma mémoire et de mes anciennes sensations se sont réveillées. Je me suis cru reporté à quarante ans en arrière. Le plaisir que j’en ai éprouvé, je ne puis vous l’exprimer, mais je puis vous peindre la douleur et l’affliction que j’ai ressentie en me reportant au temps présent, et voyant disparaître cette atmosphère lumineuse qui un moment avait apparu à mes yeux et venait de s’évanouir comme un songe.
Voilà le vrai maréchal Marmont dans toute cette jeunesse et cet éclat d’émotion, qui n’abandonna son cœur qu’avec la vie.
Il fut décidé par la famille, son père enfin y consentant, que le jeune homme étudierait pour entrer dans l’artillerie. Les études de Marmont furent assez bonnes ; le latin était faible, mais les mathématiques excellentes. Il n’apprit pas les langues vivantes, et il le regrette. Il avait un goût prononcé pour l’histoire : celle de Charles XII par Voltaire le transporta. Pendant un temps, il fut saisi d’une admiration sans bornes pour le héros de Bender ; il s’attachait à le copier en tout. À treize ans, on l’eût vu, monté sur son petit cheval, avec l’habit, les bottes, l’épée et le baudrier historiques, jouer Charles XII de pied en cap. Les épreuves plus sérieuses arrivèrent. Il fut envoyé à Dijon pour y achever les études nécessaires à son admission dans l’École d’artillerie. C’est là qu’il vit pour la première fois Bonaparte, alors en garnison à Auxonne. Cette connaissance première se renoua plus étroite à Toulon.
Il alla, conduit par son père, passer à Metz son examen sous Laplace, dont la mine triste, froide et sévère lui imposa tant au premier abord, qu’il resta court, sans pouvoir dire son nom. Puis, se remettant à une parole encourageante du grand géomètre, il passa un bon examen, et fut reçu en même temps que Foy et Duroc. Il était élève sous-lieutenant d’artillerie à dix-sept ans.
La Révolution marchait déjà. L’École d’artillerie de Châlons était partagée : quelques élèves, parmi lesquels Duroc, avaient jugé convenable d’émigrer. Un petit nombre se rangeaient parmi les patriotes exagérés. Marmont suivit la ligne moyenne. Un violent amour qui le saisit durant ce séjour à Châlons, et qui avait pour objet une jeune dame de la ville, vint mêler ses orages à tous ceux qui fermentaient déjà dans son cœur. On le voit dès lors ce qu’il sera de tout temps avec les femmes, galant, dévoué, chevaleresque, capable d’entraînement. Il pensait jusqu’en ses dernières années qu’un homme, pour rester tout à fait comme il faut, doit passer, chaque jour, quelques heures d’entretien avec les femmes : cela maintient l’esprit et la délicatesse.
En février 1793, lieutenant en premier dans une compagnie d’artillerie qui
n’avait pas de capitaine, il préluda par une espèce de commandement. Envoyé
à l’armée des Alpes, il fit partie du camp de Tournoux, qui fermait la
vallée de l’Arche. Les généraux le distinguèrent ; il eut son premier combat
à Maison-Méane ; il y entendit pour la première fois le sifflement des
balles et des boulets, qui lui parut des plus agréables : « J’avais
une impétuosité et une ardeur extrêmes, dont l’effet me portait à
vouloir toujours avancer. »
Envoyé au siège de Toulon, il y retrouve Bonaparte, qui l’emploie et le garde avec lui. Ici, les récits de Marmont dans ses Mémoires prennent un intérêt puissant, et une grande part s’en réfléchit sur l’homme extraordinaire dont il fut le compagnon, le lieutenant, et que nul n’a mieux connu que lui. Marmont n’est pas seulement un homme de guerre, c’est un homme d’esprit qui juge, qui a des aperçus supérieurs, et qui, en toute matière, pénètre à la philosophie et à la moralité de son sujet. Veut-on savoir, par exemple, comment il apprécie tout d’abord le politique en Bonaparte, lorsque, lié au siège de Toulon et depuis avec les révolutionnaires ardents, Robespierre jeune et autres, plus terribles pourtant de nom que de fait, le futur César les domine déjà et songe à se servir d’eux pour les chances possibles :
Éloigné par caractère de tous les excès, dit Marmont de Bonaparte, il avait pris les couleurs de la Révolution, sans aucun goût, mais uniquement par calcul et par ambition. Son instinct supérieur lui faisait dès ce moment entrevoir les combinaisons qui pourraient lui ouvrir le chemin de la fortune et du pouvoir. Son esprit naturellement profond avait déjà acquis une grande maturité, plus que son âge ne semblait le comporter. Il avait fait une grande étude du cœur humain : cette science est d’ailleurs pour ainsi dire l’apanage des peuples demi-barbares, où les familles sont dans un état constant de guerre entre elles, et, à ces titres, tous les Corses la possèdent. Le besoin de conservation éprouvé dès l’enfance développe dans l’homme un génie particulier. Un Français, un Allemand et un Anglais seront toujours très inférieurs sous ce rapport, toutes choses égales d’ailleurs en facultés, à un Corse, un Albanais ou un Grec ; et il est bien permis de faire entrer encore en ligne de compte l’imagination, l’esprit vif et la finesse innée qui appartiennent comme de droit aux méridionaux, que j’appellerai les enfants du soleil. Ce principe, qui féconde tout et met tout en mouvement dans la nature, donne aux hommes venus sous son influence particulière un cachet que rien ne peut effacer.
Marmont, à ce moment, est lié à toutes les vicissitudes de la
fortune naissante de Bonaparte. Quand celui-ci est arraché à l’armée des
Alpes et se voit à regret nommé au commandement de l’artillerie dans l’armée
de l’Ouest, il emmène avec lui Junot et Marmont : « Quoique je ne
fusse retenu auprès de lui qu’extraordinairement sur sa demande, dit
Marmont, il me proposa de le suivre, et je me décidai à l’accompagner
sans autre ordre que le sien. »
En passant par la Bourgogne,
Bonaparte s’arrête dans la famille de Marmont. Ce retard de quatre jours
semble lui avoir été funeste. Arrivé à Paris, il se trouve rayé de son
commandement dans l’Ouest et sans fonctions. Les voilà donc tous trois sur
le pavé de Paris, « moi, sans autorisation régulière, dit Marmont,
Junot attaché comme aide de camp à un général qu’on ne voulait pas
reconnaître, et Bonaparte, sans emploi, logés tous trois Hôtel de la Liberté, rue des Fossés-Montmartre, passant la vie
au Palais-Royal et au théâtre, sans argent et sans avenir »
.
C’est à cette époque que Bourrienne, qui avait connu Bonaparte à l’école de
Brienne, essaya de profiter de ces heures de mécontentement et d’humeur pour
l’associer à ses projets et à ses entreprises.
Marmont, qui avait, gardé tout son feu, et qui ne
perdait pas un commandement en chef, demanda à être employé au siège de
Mayence : c’était une grande école pour un officier d’artillerie.
« Comme ma ferveur, dit-il, contrastait avec le dégoût du jour,
on me donna des lettres de service. J’aimais déjà la magnificence ;
j’achetai une jolie chaise de poste, un bel équipage de cheval, de très
bonnes cartes… »
On aura remarqué ce trait de caractère :
J’aimais déjà la magnificence
.
C’était de tout temps un des faibles du maréchal que cette disposition aux
largesses et à la libéralité. Dans le beau portrait qu’il a tracé d’un
général qui remplit toutes les conditions du commandement, il n’oublie pas
celle-ci : « Un général doit être aussi magnifique que sa fortune le
lui permet. »
Ce n’est pas mon fait ici de suivre pas à pas Marmont dans tous les degrés de
sa carrière. Bonaparte le retrouve et le rappelle à lui dès qu’il rentre en
scène. Marmont est son aide de camp au début de la première campagne
d’Italie. Chef de bataillon à Lodi, il mérite par sa conduite un sabre
d’honneur décerné par le Directoire, avec cette inscription sur la lame :
« Pour vaincre les tyrans. »
Il se
trouve à toutes ces actions immortelles dont l’ensemble compose le
chef-d’œuvre le plus accompli qu’ait jamais produit l’art de la guerre. Il y
prend part de son bras ; il en jouit aussi avec l’intelligence d’un guerrier
qui entre dans les calculs du chef et qui comprend avec enthousiasme ce
genre d’idéal : une géométrie sublime et vaste qui ne se réalise à chaque
instant que par l’héroïsme.
Le caractère de Marmont dans toute cette première partie de sa carrière, où il ne commande pas en chef, est une valeur intelligente et un feu que le coup d’œil dirige. Dans l’expédition d’Égypte, à Malte, au passage, il est le premier à se signaler ; il repousse la sortie des assiégés, s’empare du drapeau des chevaliers de l’Ordre. Il est fait général de brigade pour ce fait d’armes à vingt-quatre ans (11 juin 1798), et Napoléon, plus tard, placera dans ses armes le drapeau de Malte comme trophée.
Revenu d’Égypte en France avec Bonaparte, Marmont, après le 18 Brumaire, devint conseiller d’État pour la section de la guerre et présida à une nouvelle organisation de l’artillerie. Il en rendit militaires les trains qui, auparavant, étaient abandonnés à des espèces de valets ou charretiers sans discipline et destitués du mobile de l’honneur. Dans les années qui suivirent, il réforma les différentes parties de cette arme, il simplifia les calibres de campagne, rendit le matériel léger, d’un facile transport, et établit le système qui a fait le tour de l’Europe pendant toutes les guerres de l’Empire. Ce fut proprement son ouvrage. Il n’est pas besoin d’être spécial pour distinguer la nature du talent de Marmont dans les parties savantes de la guerre ou de l’administration militaire. Il est plein d’idées, fertile en ressources, en inventions, ennemi de la pédanterie, de la routine, accessible aux nouveautés et porté plutôt à devancer l’avenir qu’à le retarder et à le nier. Général en chef de l’armée de Portugal, c’est lui qui, en 1812, introduira parmi ses troupes l’usage des moulins portatifs qui permettent au soldat de faire lui-même sa farine et son pain, moyen le plus sûr pour qu’il n’en manque jamais. Ces moulins portatifs ont depuis été employés très utilement, m’assure-t-on, en Algérie. Ainsi, en toutes choses, on retrouve en lui le militaire inventif, l’administrateur à idées ingénieuses et promptes, un digne membre de l’Académie des sciences.
Au passage du Saint-Bernard, dans la campagne de Marengo, il fit le miracle, qu’on croyait impossible, de transporter l’artillerie pendant cinq lieues de chemins impraticables aux voitures :
Je fis démonter toute l’artillerie, dit-il ; on porta à bras tous les affûts ; des traîneaux à roulettes, faits à Auxonne, furent abandonnée parce qu’ils étaient d’un service dangereux sur les bords des précipices ; ils furent remplacés par des sapins creusés en étui. Toutes les bouches passèrent ainsi, et, en peu de jours, l’équipage eut franchi les Alpes. On s’occupa de tout remonter, et l’opinion de l’armée me récompensa de ce succès. — Toutes ces dispositions, dit Napoléon à son tour, se firent avec tant d’intelligence par les généraux d’artillerie Gassendi et Marmont, que la marche de l’artillerie ne causa aucun retard.
Le coup d’œil de Marmont à Marengo, au moment le plus critique, le feu qu’il dirigea à propos sur la colonne autrichienne, et qui donna comme le signal à la charge soudaine de Kellermann, nous le montrent général d’artillerie consommé, et aussi résolu qu’ingénieux.
Après Marengo, Marmont est placé sous Brune dans la campagne d’hiver sur le
Mincio (novembre 1800). Tout en le secondant de ses talents, il juge de près
ce général en chef, « homme médiocre et incapable »
, qui
refuse une victoire offerte pour ne pas changer son plan, et qui,
victorieux, ne sait pas profiter de ses succès. Il le citera toujours
ensuite comme un exemple de ces généraux plus heureux qu’habiles, et qui ont
eu pour eux la fortune sans la mériter.
Cette campagne m’avait été favorable, dit Marmont ; on reconnaissait mes services, et on me supposait, avec raison, investi de la confiance du Premier consul. Je passais pour le conseiller du général en chef (Brune). L’expérience de cette campagne m’a fait renoncer pour toujours à ce rôle mixte et bâtard.
Nous retrouvons ici un principe d’indépendance qu’il importe de noter pour la conduite future de Marmont. Il a trop de ressort, trop de fierté naturelle d’intelligence, pour se prêter, même avec d’autres que Brune, à ces rôles à la fois intimes et secondaires.
Le premier commandement en chef de Marmont fut, en mars 1804, au camp d’Utrecht ou de Zeist ; c’est là qu’il apprit ce qu’il avait eu jusque-là peu d’occasions personnellement d’étudier et d’appliquer, la science et l’habitude des manœuvres, de la tactique proprement dite :
Si j’ai eu quelque réputation à cet égard, je la dois à mon long séjour au camp de Zeist, où, pendant plus d’une année, j’ai constamment été occupé à instruire d’excellentes troupes et à m’instruire moi-même, avec cette émulation et cette ferveur que donne un premier commandement en chef dans les belles années de la jeunesse.
Il n’est jamais revenu sans un éclair au front et sans une
larme dans le regard au souvenir de ce qu’il appelait ces camps
de sa jeunesse, « dont est sortie la plus belle et la
meilleure armée qui ait existé dans les temps modernes, et qui, si elle
est égalée, ne sera certainement jamais surpassée : je veux dire l’armée
qui campa deux ans sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord, et
qui combattit à Ulm et à Austerlitz »
. J’aime à multiplier ces
citations qui me dispensent d’avoir un avis en de telles matières, et qui
ont l’avantage, ce me semble, d’exprimer sensiblement aux yeux de tous le
feu, l’éclat, la verve militaire de Marmont.
Cette verve chez lui ne dégénère jamais, comme il arrive trop souvent à de
nobles guerriers, en orgueil et en louange excessive de soi-même. J’ai à cet
égard un témoignage intime et touchant. Ayant écrit pour l’un de ses
ouvrages, et peut-être pour ses Mémoires, quelques pages
où il se ressouvenait, avec une sorte de complaisance, de l’influence
salutaire qu’il avait exercée sur les troupes soumises à ses ordres, soit en
1804 dans ce commandement de l’armée gallo-batave, soit en 1805 à l’armée de
Dalmatie, soit en 1811 à l’armée de Portugal, et bien qu’il terminât sa
récapitulation par ces seuls mots : « L’ensemble de ces souvenirs
fait la consolation de ma
vieillesse »
,
il craignit d’en avoir trop dit, il raya les pages, et j’ai sous les yeux
les feuillets condamnés avec ces mots en marge de sa main : « Je me
décide à supprimer ce dernier paragraphe, qui avait été
inspiré par un mouvement d’amour-propre
1. »
Dans la campagne d’Austerlitz, Marmont, après avoir contribué à la prise
d’Ulm, reçut ordre de se mettre à la tête des troupes occupant la Dalmatie ;
elles étaient composées de ce qu’avait de moins bon l’armée d’Italie, il les
organisa, les exerça, les anima de son zèle. En 1809, elles firent merveille
à leur arrivée à Wagram ; elles furent signalées comme des troupes d’élite ;
tenues en réserve et ménagées le jour de la bataille, elles achevèrent la
campagne dans la vigoureuse poursuite sur Znaïm, et couronnèrent par une
victoire d’avant-garde cette marche « hardie et prudente »
,
pendant laquelle leur chef les avait guidées, en moins de cinquante jours,
du fond de la Dalmatie jusqu’au milieu de la Moravie. Marmont reçut le bâton
de maréchal de France à Znaïm (juillet 1809) ; il avait trente-cinq ans.
Dès le mois de mars précédent, il avait été élevé à la dignité de duc de
Raguse pour récompense de son administration vigilante et créatrice dans
cette province inculte de Dalmatie : « Quatre-vingts lieues de belles
routes, dit-il, construites dans les localités les plus sauvages, au
milieu des plus grandes difficultés naturelles, ont laissé aux habitants
des souvenirs honorables et qui ne périront jamais. »
Ces
travaux étaient exécutés par les troupes, qui, noblement inspirées de la
pensée civilisatrice du chef, y mettaient leur orgueil comme à une victoire.
Des inscriptions gravées sur les rochers disaient aux
voyageurs les noms des régiments et des colonels par qui
s’étaient faites ces œuvres de paix. Marmont, dans ses rapports avec les
troupes ou avec les populations, a toujours eu ce côté sympathique qui
s’adresse au moral de l’homme. En 1810, il fit envoyer en France deux cents
jeunes Croates pour y être élevés aux frais du gouvernement dans les écoles
militaires ou dans celles des arts et métiers : il en retrouva plus tard bon
nombre encore remplis de reconnaissance, dans les longs voyages de son exil.
À Raguse, il y avait une danse à laquelle on avait donné son nom.
Appelé en avril 1811 au commandement de l’armée de Portugal, Marmont entra dès lors dans cette carrière de lutte, de succès chèrement achetés, et de revers, qui occupe les dernières années de l’Empire. En prenant ce commandement des mains de Masséna, il ne se fait aucune illusion sur les difficultés de la tâche et sur la nature des moyens ; après quelques considérations sur le pays, théâtre de la guerre, il en vient au moral et au matériel des troupes :
De la misère, dit-il, de l’indiscipline, du mépris de l’autorité, un mécontentement universel, et un désir immodéré de rentrer en France de la part des généraux ; une artillerie détruite en entier, et point de munitions ; une cavalerie réduite à peu de chose, et ce peu dans le plus mauvais état ; l’infanterie diminuée de près de la moitié : tel était tout à la fois le pays dans lequel je devais agir, et l’instrument dont il m’était donné de me servir.
Une dépêche de lui au prince Berthier, à la date du
23 février 1812, expose à nu tout le péril de la situation et la nécessité
d’y pourvoir, si on veut prévenir un désastre. Il indique comme première
condition de salut le besoin d’établir l’unité de commandement, et de réunir
sous une même autorité toutes les troupes et tout le pays depuis Bayonne
jusques et y compris Madrid et la Manche. Le colonel Jardet, envoyé par lui
à l’Empereur
qui était à la veille de partir pour
l’expédition de Russie, eut des audiences sans résultat : « Voilà
Marmont, dit l’Empereur, qui se plaint de manquer de beaucoup de choses,
de vivres, d’argent, de moyens. Eh bien ! moi, je vais m’enfoncer avec
des armées nombreuses au milieu d’un grand pays qui ne produit
rien. »
Et puis, après une pause et un silence de quelques
minutes, il s’écria comme au sortir d’une grande méditation : « Mais
comment tout ceci finira-t-il ? »
Jardet, confondu de cette
question, répondit en riant : « Fort bien, je pense, Sire. »
Mais en parlant ainsi, Napoléon s’adressait moins à un autre qu’il ne
conversait avec ses propres pensées.
Marmont parvint pourtant, à force de soins, à donner à son armée consistance,
confiance et ensemble. Quelques-unes des manœuvres qu’il fit en présence de
Wellington, les deux armées se côtoyant, s’observant durant des jours, et
chacun des adversaires évitant de s’engager à moins de se sentir l’avantage,
sont des modèles du genre. Le génie des deux nations et le caractère des
deux chefs se dessinaient encore, même dans ces marches méthodiques et
prudentes. Marmont, fidèle au génie français, et l’un des plus distingués
capitaines de cette école de l’armée d’Italie, penchait encore pour
l’offensive et en prenait volontiers l’attitude, même quand son rôle était
purement défensif. C’est ce qu’on vit au passage du Duero
(16 juillet 1812) ; le duc de Wellington rendait hommage à cette marche
offensive, mais prudente, qu’il ne put prévenir ni contrarier :
« L’armée française, disait-il, marchait en ce moment comme un
seul régiment. »
Mais, peu de jours après, la fortune tournait, et trahissait l’habileté même.
Le 22 juillet, Marmont, comptant que les positions respectives des deux
armées amèneraient non une bataille, mais un bon combat d’arrière-garde,
où il prendrait suffisamment ses avantages, ordonna
quelques dispositions en conséquence et quelques mouvements qui
s’exécutèrent avec assez d’irrégularité. Il s’aperçut de ces négligences, et
voulut les réparer. Au même moment, un général Maucune, « homme de
peu de capacité, mais très brave soldat »
, qui ne pouvait se
contenir en présence de l’ennemi, descendit sans ordre d’un plateau où il
était posté, et qui, bien occupé, devait être inexpugnable :
Je m’en aperçus, dit le maréchal, et lui envoyai l’ordre d’y remonter. Me fiant peu à sa docilité, je me déterminai à m’y rendre moi-même, et, après avoir jeté un dernier coup d’œil du haut de l’Arapiles sur l’ensemble des mouvements de l’armée ennemie, je venais de replier ma lunette et me mettais en marche pour joindre mon cheval, quand un seul coup de canon, tiré de l’armée anglaise, de la batterie de deux pièces que l’ennemi avait placée sur l’autre Arapiles (le plateau d’en face), me fracassa le bras et me fit deux larges et profondes blessures aux côtes et aux reins, et me mit ainsi hors de combat.
Cet événement fatal, surtout dans un moment où il n’y avait pas une minute à perdre pour réparer les fautes, mit de la confusion dans les mouvements. Le général Bonnet, qui prit le commandement, fut blessé peu après, et le général Clauzel se trouva commander de troisième main. L’incertitude et le décousu qui résulta de cette succession ou plutôt de cette absence de direction principale, n’échappa point au duc de Wellington, qui devint moins circonspect, et qui saisit le moment de combattre. L’armée française fut vaincue. C’est ce qu’on appelle la bataille de Salamanque ou des Arapiles, qui acheva de désorganiser notre défense en Espagne.
Marmont, mis hors de combat par de si graves blessures, fut transporté à
Burgos et jusqu’à Bayonne, et reçu partout avec les honneurs dus à sa
dignité : « Spectacle imposant, dit-il, de cette entrée en pompe d’un
général d’armée mutilé sur le champ de bataille, porté
avec respect devant les troupes, entrant au bruit du
canon et escorté de tout son état-major. »
Et comme il faut que
l’esprit français se trouve partout, même dans les revers : « Je fis
la plaisanterie, ajoute-t-il, de dire que j’avais, pendant ce voyage,
assisté plusieurs fois à l’enterrement de Marlborough. »
Sur la foi de son chirurgien Fabre, Marmont résista à toutes les insinuations qu’on lui faisait de se laisser couper le bras (qui était le bras droit) ; il aima mieux souffrir et obtenir une lente guérison.
Pendant qu’il se mettait péniblement en route de Bayonne pour Paris, le désastre de la campagne de Russie s’accomplissait ; on recevait le fatal 29e Bulletin de la Grande Armée, et le lendemain arrivait Napoléon. Marmont le vit aussitôt :
Je vis l’Empereur dès le lendemain de son arrivée : il me reçut très bien. Mes blessures étaient encore ouvertes, mon bras sans aucun mouvement, et soutenu par une écharpe ; il me demanda comment je me portais, et quand je lui eus dit que je souffrais encore beaucoup, il répondit : « Il faut vous faire couper le bras1. » Je lui répliquai que je l’avais payé assez cher par mes souffrances, pour tenir aujourd’hui à le conserver ; et cette singulière observation en resta là.
La rude campagne de 1813 commençait, et Marmont y fut un des lieutenants de chaque jour les plus employés et les plus essentiels. Mais ce qui, dans le récit de cette campagne, m’a intéressé bien plus que la narration militaire elle-même, si claire toujours et si lumineuse chez Marmont, c’est le souvenir des entretiens fréquents qu’il eut avec Napoléon et dont il nous a transmis les particularités saillantes. Pendant l’armistice qui partage en deux cette campagne et dans les semaines qui précèdent la bataille de Leipzig, Marmont est continuellement rapproché de Napoléon, qui l’appelle, le consulte, admet la discussion sur les plans à suivre et passe outre, emporté par un mouvement plus fort d’impatience ardente et de passion :
Son esprit supérieur lui a certainement alors montré les avantages d’un système de temporisation, mais un foyer intérieur le brûlait ; un instinct aveugle l’entraînait quelquefois contre l’évidence, parlait plus haut et commandait.
Peu après la reprise de la campagne, à Düben, Marmont, au moment de se coucher, est mandé de la part de Napoléon ; il est près d’une heure du matin. L’Empereur, qui a fait sa nuit depuis six ou sept heures du soir, n’est point pressé ; il garde avec lui son lieutenant jusqu’après l’heure du déjeuner qui a lieu à six heures du matin. Dans cette conversation de plus de cinq heures, il passe en revue tous les points importants qui l’occupent, discute les divers partis qui lui restent à suivre, et, après les questions militaires, il en aborde d’autres plus générales, comme il faisait souvent. Il se plaint de ses alliés, de son beau-père l’empereur François, et là-dessus il se jette sur une distinction entre l’homme de conscience et l’homme d’honneur. Avec l’homme d’honneur, avec celui qui tient purement et simplement sa parole et ses engagements, on sait sur quoi compter, tandis qu’avec l’autre, avec l’homme de conscience qui fait ce qu’il croit être le mieux, on dépend de ses lumières et de son jugement. Et développant sa pensée :
Mon beau-père l’empereur d’Autriche, disait-il, a fait ce qu’il a cru utile aux intérêts de ses peuples, c’est un honnête homme, un homme de conscience, mais ce n’est pas un homme d’honneur. Vous, par exemple (et il prenait le bras de Marmont), si, l’ennemi ayant envahi la France et étant sur la hauteur de Montmartre, vous croyiez, même avec raison, que le salut du pays vous commandât de m’abandonner, et que vous le fissiez, vous seriez un bon Français, un brave homme, un homme de conscience, et non un homme d’honneur.
— Ces paroles, continue Marmont avec une émotion bien explicable, prononcées par Napoléon et adressées à moi le 11 octobre 1813, ne portaient-elles pas l’empreinte d’un caractère tout à fait extraordinaire ? N’y a-t-il pas quelque chose de surnaturel et de prophétique ? Elles sont revenues à ma pensée après les événements d’Essonne, et m’ont fait alors une impression que l’on conçoit, et qui jamais ne s’est effacée de ma mémoire.
On verra plus tard comment à Vienne, après 1830, dans une conversation familière qu’eut le maréchal avec le duc de Reichstadt, avec le fils de Napoléon, ce jeune homme de mystérieuse et pathétique mémoire saisit l’occasion de reprendre, de rectifier en quelque sorte la parole de son père, et de porter une consolation délicate dans l’âme du noble guerrier. Il le lui devait ; car, par un retour singulier du sort, ce fut Marmont, si maltraité finalement par Napoléon, qui, le seul de ses maréchaux, eut pour mission comme spéciale de voir son fils, de lui parler de son père, de lui démontrer, cartes en main, cette gloire militaire qui jusque-là n’était, pour l’enfant de Vienne, qu’un culte et qu’une religion. Ce sont là de ces jeux du sort, lequel, au milieu de ses rigueurs, a aussi ses réparations et presque ses piétés, et qui semble ici avoir voulu apprendre la réconciliation et la clémence aux hommes.
Au sortir de Leipzig où il soutint le poids de la défaite, et où une nouvelle blessure le frappa à la seule main dont il pût manier l’épée, Marmont, après quelque pause à Mayence, rentra en France, et, à la tête du 6e corps si réduit, il prit la part la plus active à l’immortelle campagne de 1814. Dans cette ruine finale, où, malgré les éclairs d’héroïsme, on voit qu’il n’espérait plus, il eut de belles journées, des heures où il retrouvait le soleil de sa jeunesse. En plus d’une occasion, notamment à Rosnay (le 2 février) il eut à décider l’affaire de sa personne et à se jeter au fort du péril, comme il avait fait dix-huit ans auparavant à Lodi :
Il y a un grand charme, remarque-t-il à ce sujet, et une grande puissance à obtenir un succès personnel, à sentir au fond de la conscience que le poids de sa personne, et pour ainsi dire de son bras, a fait pencher la balance et procuré la victoire. Cette conviction partagée par les autres, et exprimée par un sentiment d’admiration et de reconnaissance, cause une félicité dont celui qui ne l’a pas éprouvée ne peut guère avoir l’idée.
Les récits de Marmont s’animent ainsi naturellement, et sans qu’il y vise, de ces impressions morales et guerrières ; on sent toujours l’homme en lui.
Les vicissitudes extrêmes de cette rapide campagne ont amené Marmont avec Mortier auprès de Paris, dont Napoléon est éloigné, et que les armées étrangères atteignent et pressent déjà. C’est là qu’il va livrer un des plus glorieux combats dont les annales françaises conservent le souvenir, le dernier combat de 1814. Arrivé à Charenton et sentant l’importance du poste de Romainville pour la défense de la capitale, il envoie un officier pour reconnaître si la position est déjà occupée par l’ennemi. L’officier, sans y aller, fait son rapport et dit que l’ennemi n’y est pas. Marmont s’y porte ; il part de Charenton une heure avant le jour (30 mars) pour aller occuper le plateau avec 1 000 ou 1 200 hommes d’infanterie, du canon et quelque cavalerie. Il y arrive à la pointe du jour. L’ennemi y était et l’affaire s’engage ; mais la défense à l’instant prend un tout autre caractère ; elle est offensive et fière, et l’ennemi, étonné de cette brusque attaque, n’agit plus qu’avec circonspection, lui qui peut engager en tout plus de 50 000 hommes, quand les deux maréchaux ensemble n’en ont pas 14 000. Marmont n’avait à lui que 7 500 hommes d’infanterie appartenant à 70 bataillons différents, et par conséquent ne se composant que de débris, et 1 500 chevaux. Il tint constamment la tête de la défense.
Jusqu’à onze heures du matin, le combat se maintient avec une sorte d’équilibre. Vers midi, l’affaire, un moment très compromise, se rétablit encore. Cependant le roi Joseph donne de Montmartre l’autorisation aux maréchaux d’entrer en pourparlers avec le prince de Schwarzenberg et l’empereur de Russie. Marmont envoie le colonel Fabvier pour dire au roi Joseph que, si les choses ne vont pas plus mal sur le reste de la ligne, rien ne presse encore ; il avait l’espérance de pousser la défense jusqu’à la nuit. Le colonel Fabvier ne trouve plus le roi Joseph à Montmartre ; le roi, emmenant le ministre de la Guerre et tout le cortège du pouvoir, était parti pour Saint-Cloud et Versailles. Cependant, vers trois heures et demie ou quatre heures, l’ennemi, s’apercevant du peu de forces qu’il a en face de lui, déborde et débouche de toutes parts ; on va être pris de vive force ; c’est le moment de capituler. On envoie des officiers en parlementaires ; un seul parvient à pénétrer jusque dans les rangs ennemis. Le maréchal, voulant s’assurer par lui-même, descend dans la grande rue de Belleville :
Mais à peine avais-je descendu quelques pas, je reconnus, dit Marmont, la tête d’une colonne russe qui venait d’y arriver. Il n’y avait pas une seconde à perdre pour agir, le moindre délai nous eût été funeste. Je me décidai à prendre à l’instant même un poste de 60 hommes, qui était à portée ; sa faiblesse ne pouvait pas être aperçue par l’ennemi dans un pareil défilé. Je chargeai à la tête de cette poignée de soldats avec le général Pelleport et le général Meynadier. Le premier reçut un coup de fusil qui lui traversa la poitrine, dont heureusement il n’est pas mort ; et moi j’eus mon cheval blessé et mes habits criblés de balles. La tête de la colonne ennemie fit demi-tour.
Les troupes françaises se replièrent sur le plateau en arrière de Belleville et où se trouvait un moulin à vent. C’est alors seulement que l’officier envoyé en parlementaire, qui avait franchi les avant-postes ennemis, revint avec un aide de camp du prince de Schwarzenberg et un autre de l’empereur Alexandre, et que le feu qui durait depuis douze heures cessa. Il fut convenu que les troupes se retireraient dans les barrières, et que les arrangements seraient pris et arrêtés pour l’évacuation de la capitale.
Telle est, dit Marmont en terminant cette partie de ses Mémoires, telle est l’analyse et le récit succinct de cette bataille de Paris, objet de si odieuses calomnies, fait d’armes si glorieux, je puis le dire, pour les chefs et pour les soldats. C’était le soixante-septième engagement de mon corps d’armée depuis le ler janvier, jour de l’ouverture de la campagne, c’est-à-dire dans un espace de quatre-vingt-dix jours, et où les circonstances avaient été telles que j’avais été dans l’obligation de charger moi-même l’épée à la main, trois fois, à la tête d’une faible troupe.
Pour achever de le peindre dans cette dernière attitude où nous l’avons vu, repoussant la colonne russe à la tête de 60 hommes, qu’on se rappelle que son bras droit était hors de service depuis la bataille d’Arapiles, que sa main gauche avait le pouce et l’index fracassés depuis Leipzig. Tel il était, à pied, car son cheval venait d’être blessé sous lui (le cinquième cheval depuis l’ouverture de la campagne). Il portait dans le combat cette tête haute qu’on lui connaît, la poitrine et le cœur en dehors. Joignez-y sa tenue martiale et ce costume qui lui est particulier, le frac sans broderie, le chapeau à plumes blanches, un pantalon blanc toujours et de fortes bottes à l’écuyère. C’est ainsi que nous le voyons rentrer dans Paris couvert de la poussière et frémissant de l’émotion du combat. Il n’avait à cette époque que quarante ans.
Est-ce là un noble guerrier ? Est-ce un traître ? et peut-il en trois ou quatre jours le devenir ?
Il aurait dû mourir ce jour-là pour sa gloire, disent des historiens que j’estime, mais qui ne voient que le côté brillant et purement militaire de la destinée ; et peut-être bien que lui-même, à certaines heures, ulcéré dans son honneur de soldat, il aura dit comme eux. Et moi, je crois qu’il faut dire, en embrassant toute la condition humaine : « Il est mieux qu’il ait vécu pour montrer ce que peut le malheur, la force des circonstances, une certaine fatalité s’attachant, s’acharnant à plus d’une reprise à une belle vie, un cœur généreux ressentant l’outrage sans en être abattu, sans en être aigri, et finalement une belle intelligence trouvant en elle des ressources pour s’en nourrir et des résultats avec lesquels elle se présente aujourd’hui, en définitive, devant la postérité. »