(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Fontenelle, par M. Flourens. (1 vol. in-18. — 1847.) » pp. 314-335
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Fontenelle, par M. Flourens. (1 vol. in-18. — 1847.) » pp. 314-335

Fontenelle, par M. Flourens.
(1 vol. in-18. — 1847.)

M. Flourens, l’un des deux secrétaires perpétuels de l’Académie des sciences, a eu l’idée heureuse d’écrire avec quelque détail l’histoire de ses devanciers, non pas leur biographie, mais l’histoire de leurs travaux et de leurs vues. Il a, dans ces dernières années, publié une suite d’études aussi remarquables par la clarté de l’exposition que par la simplicité élégante du style, sur Georges Cuvier, sur Fontenelle, sur Buffon, qui n’était pas secrétaire perpétuel, mais qui était digne de l’être. M. Flourens promet de continuer cette série consacrée à populariser les méthodes des savants célèbres, et qui, remontant en arrière par les noms les plus en vue, complète très bien les éloges qu’il est chargé annuellement de faire des modernes académiciens décédés. Nous avons le plaisir et la facilité de le prendre cette fois pour guide dans ce que nous essayerons de dire sur Fontenelle.

Il y a deux Fontenelle très distincts, bien que, dans une étude attentive, on n’ait pas de peine à retrouver toujours l’un jusqu’au milieu de l’autre. Il y a le Fontenelle bel esprit, coquet, pincé, damoiseau, fade auteur d’églogues et d’opéras, rédacteur du Mercure galant, en guerre ou en chicane avec les Racine, les Despréaux, les La Fontaine ; le Fontenelle loué par de Visé et flagellé par La Bruyère ; et à travers ce Fontenelle primitif, à l’esprit mince, au goût détestable, il y en a un autre qui s’annonce de bonne heure et se dégage lentement, patiemment, mais avec suite, fermeté et certitude ; le Fontenelle disciple de Descartes en liberté d’esprit et en étendue d’horizon, l’homme le plus dénué de toute idée préconçue, de toute prévention dans l’ordre de la pensée et dans les matières de l’entendement ; comprenant le monde moderne et l’instrument, en partie nouveau, de raisonnement exact et perfectionné qu’on y exige, s’en servant avec finesse, avec justesse et précision, y insinuant l’agrément qui fait pardonner la rigueur, et qui y réconcilie les moins sévères ; en un mot, il y a le Fontenelle, non plus des ruelles ni de l’Opéra, mais de l’Académie des sciences, le premier et le plus digne organe, de ces corps savants que lui-même a conçus dans toute leur grandeur et leur universalité quand il les a nommés les états généraux de la littérature et de l’intelligence. C’est ce dernier Fontenelle que M. Flourens nous a offert, tout éclairci, tout épuré de son faux goût, et dont il a comme inauguré le buste. M. Flourens ne s’est attaché dans Fontenelle qu’au grand esprit, nous reviendrons plus en arrière, et nous verrons ce qu’était d’abord tout l’homme.

Fontenelle, né à Rouen en février 1657, était, comme on sait, neveu des Corneille par sa mère. Il semble, au premier abord, que ce soit une ironie de la nature de l’avoir fait naître neveu de celui qui créa ces âmes héroïques de Polyeucte, du vieil Horace, et de tant d’autres personnages au cœur impétueux et sublime ; car il était l’âme la plus égale, la plus froide, la plus exempte de passion et de flamme qui fut jamais. Pourtant il ressemblait beaucoup à sa mère, cette propre sœur des Corneille ; il disait, avec cette indifférence qui lui était particulière en toute chose, et que la pudeur filiale elle-même n’atteignait pas : « Mon père était une bête, mais ma mère avait de l’esprit ; elle était quiétiste ; c’était une petite femme douce qui me disait souvent : Mon fils, vous serez damné ; mais cela ne lui faisait point de peine. » — Pour maintenir quelque rapport de ressemblance entre Fontenelle et son oncle illustre, une seule remarque est essentielle, et je la livre à ceux qui aiment à réfléchir sur ces liens délicats. Le grand Corneille, à travers ses hautes qualités, avait, je ne dirai pas beaucoup d’esprit, mais prodigieusement de bel esprit ; quand ils ne sont point passionnés et grandioses, et même alors, une fois que leur mot sublime est lâché, ses personnages continuent de raisonner, et ils le font avec subtilité et à outrance ; ils parlent de tête ; le cerveau chez eux prend la place du cœur ; ils raffinent et quintessencient les idées et les choses. Faites un seul moment une supposition : retirez au grand Corneille toute sa chaleur, toute son inspiration de cœur et d’âme, et demandez-vous ce qu’il deviendra avec cette faculté desséchée et refroidie de finesse exacte et de raisonnement. Déjà, dans Thomas Corneille, ces qualités secondaires et purement spirituelles de son illustre frère se montraient plus ouvertement et, pour ainsi dire, sur le premier plan, n’étant plus tenues en bride et comme ramassées à l’ombre du génie ; mais, chez Thomas, il s’y mêlait encore de la verve et du feu de poésie. Or, dans Fontenelle, cette partie d’esprit pur et de bel esprit sans aucun reste de chaleur composa tout l’homme. Le cerveau fut tout chez lui, et la nature, qui avait doublement doué son généreux oncle, oublia ici totalement le cœur.

On vit donc en Fontenelle, presque dès l’enfance, un bel esprit déjà compliqué et très compassé, faisant des vers latins ingénieux et subtils, puis des vers français très galants, n’ayant de goût que pour les choses de l’intelligence et de la pensée, y portant une analyse curieuse, une expression fine et rare30. Il vint à Paris jeune, et il y fit, depuis l’âge de dix-huit ans, plusieurs voyages ; mais il ne s’y établit tout à fait que vers 1687, à l’âge de trente ans. Ses premiers essais et son premier ton eurent un cachet marqué de province. Depuis Villon jusqu’à Molière, jusqu’à Voltaire et Beaumarchais, les Parisiens ne parlent point ainsi. Né dans une famille poétique et bourgeoise, dont l’illustration datait d’avant Louis XIV, Fontenelle resta un peu arriéré au point de vue littéraire, en même temps qu’on va le voir singulièrement en avance pour le point de vue philosophique.

Son oncle et son parrain, Thomas Corneille, dirigea ses premiers pas dans les journaux d’alors (le Mercure galant) et au théâtre. Racine et Boileau riaient de ce nouveau débarqué, de ce Normand précieux et en retard, qui arrivait exprès par le coche pour se faire siffler avec une tragédie musquée, ou pour se faire applaudir avec un sonnet d’Oronte. Cependant, dès le premier ouvrage en prose qu’il publia (les Nouveaux dialogues des morts, 1683), l’esprit philosophique de Fontenelle commençait à se produire et à donner des gages de ce qu’il serait un jour. On y trouvait, sous une forme froide, mais ingénieuse et distinguée, des pensées libres et dégagées sur les sottises humaines, une sagacité indifférente à les démêler à travers les temps, les croyances et les costumes divers. La fameuse querelle sur la supériorité des anciens ou des modernes s’agitait déjà et était à la veille d’éclater. Fontenelle, dans le Dialogue entre Socrate et Montaigne, la touchait en quelques traits supérieurs et comme aurait pu faire un Saint-Évremond. Mais Boileau n’était pas assez de sang-froid ni assez philosophe pour aller chercher et goûter une pensée saine dans une expression qui ne l’était pas : et Fontenelle, à son entrée dans le monde, offrait les vérités, bonbonnière en main, absolument comme on offrirait des dragées ou des pastilles. Ou, si vous voulez, c’était de la philosophie mise en menuet sur les airs de M. de Benserade.

Les Lettres diverses de M. le chevalier d’Her***, que Fontenelle publia en 1683, dans le même temps que ses Dialogues, sont du Benserade tout pur, et elles semblaient faites exprès pour donner gain de cause à ses ennemis. On ne connaît pas le premier Fontenelle, ce qu’il était en fait de goût originel et instinctif, quand on n’a pas lu ces lettres du précieux le plus consommé et le plus rance. On a là l’idéal de l’imagination de Fontenelle, les fleurs de son printemps ; et quel printemps ! Tout y est peint, fardé et musqué, et les parfums qui s’exhalent y sentent les épices. Ce sont des lettres dans le genre de Voiture, adressées à diverses personnes, sur des sujets choisis à dessein, et qui prêtent au sentiment ou à la raillerie. Fontenelle a une singulière façon de raisonner de la galanterie, d’en deviser, de la déduire fil à fil, par le menu, d’en expliquer l’économie et le ménage (c’est bien le mot qu’il emploie). Il n’est point pressé d’abord ; son esprit trouve son compte aux lenteurs :

J’attendrai quinze ou vingt ans si vous voulez, écrit le chevalier aux belles dames ses correspondantes… Le temps ne me coûte rien en fait d’aussi jolies personnes que vous. Faut-il des années ? Eh bien ! Des années soit. Je n’ai rien de plus agréable à faire… Je ferai enrager votre lassitude.

Fontenelle se sent de bonne heure en fonds d’années, et, dans les sièges qu’il entreprend, il se dit qu’il peut attendre. Pour quelques traits vraiment jolis et fins qu’on rencontre dans ces lettres, on en trouverait par centaines qui seraient du pur Mascarille ; et par exemple : « L’amour est le revenu de la beauté, et qui voit la beauté sans amour lui retient son revenu d’une manière qui crie vengeance. » Après cet amour qui est proprement le revenu et la rente de la beauté, vient tout un détail de l’acquittement en style de notaire : « Vous savez que, quand on paye, on est bien aise d’en tirer quittance ou de prendre acte comme on a payé. Je m’acquitte de l’amour que je vous dois, mais je déclare en même temps que je m’en acquitte. » Chez Fontenelle, ne l’oublions pas, il y a le Normand encore qui se trahit et perce à travers le galant, l’homme positif qui sait le taux des choses et qui vise au solide. Aussi l’amour, dans ces lettres, est traité par addition et soustraction ; il y met, on vient de le voir, des quittances, des actes ; à un endroit il tient compte aussi des non-valeurs. — Mais à quoi bon remarquer ces défauts ? dira-t-on. Le grand esprit de Fontenelle les a plus tard recouverts et fait oublier. — Non pas. Prenez le Fontenelle dans le moment le plus élevé et le plus majestueux qu’il vous sera possible, prenez-le faisant l’éloge de Newton, dans ce morceau capital dont M. Flourens a si bien fait ressortir les parties supérieures. Après l’exposé lumineux des systèmes, après maint trait de biographie touchant et simple, de quelle manière Fontenelle s’avise-t-il de terminer sa notice et de la conclure ?

Il (Newton) a laissé, dit-il, en biens meubles environ trente-deux mille livres sterling, c’est-à-dire sept cent mille livres de notre monnaie. M. Leibniz, son concurrent, mourut riche aussi, quoique beaucoup moins, et avec une somme de réserve assez considérable. Ces exemples rares, et tous deux étrangers, semblent mériter qu’on ne les oublie pas.

Cette conclusion positive, qui vient couronner si singulièrement l’hommage rendu au plus grand génie scientifique moderne, n’étonnera point ceux qui ont noté dans les Lettres du chevalier d’Her… toutes les supputations et comparaisons financières que Fontenelle, jeune, apportait et prodiguait jusqu’en matière d’amour et de sentiment.

Il portait ces supputations en toute chose et ne s’en cachait pas. Dans son petit traité Du bonheur, il veut qu’avant de s’attacher aux objets extérieurs, on évalue ce qu’ils peuvent rapporter en plaisirs ou en peines, et qu’on ne laisse prendre des droits sur soi qu’aux objets dont, tout compte fait, on a plus à espérer qu’à craindre : « Il n’est question que de calculer, dit-il, et la Sagesse doit toujours avoir les jetons à la main. » Des jetons pour compter les points. Voilà son idéal de philosophie. On n’a jamais mieux compris qu’en lisant les premiers écrits de Fontenelle ce mot de Vauvenargues : « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût. » Fontenelle manque de goût avec tout l’esprit du monde, parce que le cœur et l’âme sont absents et muets en lui, parce que le pectus et l’affectus (comme diraient les anciens) ne lui parlent jamais. Le goût, une espèce de goût, ne lui viendra que tard, à force de finesse et de réflexion.

Les trois ou quatre Lettres du chevalier d’Her…, qui roulent sur le mariage clandestin d’une prétendue cousine, offrent encore un trait caractéristique de cette jeunesse de Fontenelle. Il suppose qu’une cousine du chevalier est obligée de cacher quelque temps le mariage qu’elle contracte avec un galant homme, pour ne pas choquer une vieille tante de ce dernier, de laquelle on attend une grasse succession (toujours des rentes). Mais il faut voir comme le chevalier, c’est-à-dire Fontenelle, badine sur ce mariage clandestin qui va forcer cette sage cousine à faire la mystérieuse, à garder hypocritement sa première apparence : « Vous serez encore de l’aimable troupe des filles qui paraîtront vos pareilles, et le seront peut-être. » Elle recevra son mari en secret, comme un amant, et elle devra le traiter avec réserve et cérémonie devant le monde : « Voilà des ragoûts de vertu que je vous propose », lui écrit-il. Et il continue de plaisanter avec insistance, et parfois avec indélicatesse, sur cette situation équivoque. Un trait vif, léger et malin, serait pardonnable ; mais quatre lettres dans lesquelles il étend son grain de libertinage, c’est trop. Quelqu’un remarquait très bien, sur ces lettres du mariage clandestin, que c’est toujours la gaudriole française et gauloise qui en fait les frais ; mais ici la gaudriole est à la glace31.

On serait trop sévère si l’on s’arrêtait à ce début plus longuement. Mais que l’on comprend bien, après avoir lu cet ouvrage de Fontenelle, les épigrammes de Racine, de Boileau, de Jean-Baptiste Rousseau, sur son compte ! Et comme on reconnaît la ressemblance de la physionomie première, dans ce portrait que La Bruyère a tracé de lui :

Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Eschine foulon, et Cydias (c’est-à-dire Fontenelle) bel esprit ; c’est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande, et des compagnons qui travaillent sous lui… Prose, vers, que voulez-vous ? il réussit également en l’un et en l’autre. Demandez-lui des lettres de consolation, ou sur une absence, il les entreprendra ; prenez-les toutes faites et entrez dans son magasin, il y a à choisir. Il a un ami qui n’a point d’autre fonction sur la terre que de le promettre longtemps à un certain monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d’une exquise conversation : et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses raisonnements sophistiqués.

Lisez tout ce portrait, suivez cette conversation du Cydias-Fontenelle que La Bruyère nous fait si bien voir tel qu’il était alors dans la société, avec ce premier vernis de la jeunesse et dans tout le lustre de son apprêt naturel, déjà lui-même au complet pour la patience et l’accent, nullement pressé de parler et d’interrompre, attendant paisiblement que chacun ait jeté son feu, puis débitant gracieusement alors, et avec un demi-sourire, des contradictions et des paradoxes que La Bruyère estime des impertinences, qui pourraient bien être souvent des vérités, ou du moins qui pourraient y conduire, ce que La Bruyère ne dit pas. Ce portrait de Fontenelle par La Bruyère est pour nous une grande leçon : il nous montre comment un peintre habile, un critique pénétrant, peut se tromper en disant vrai, mais en ne disant pas tout, et en ne devinant pas assez que, dans cette bizarre et complexe organisation humaine, un défaut, un travers et un ridicule des plus caractérisés n’est jamais incompatible avec une qualité supérieure.

Pourtant, avant de prononcer tout à fait contre La Bruyère, je prierais qu’on voulût bien lire, au tome premier des Nouveaux mélanges de Mme Necker, l’extrait d’une conversation de Mme Geoffrin sur Fontenelle. Personne certes ne connaissait mieux le Fontenelle définitif que Mme Geoffrin ; qui passait sa vie avec lui et qui fut son exécutrice testamentaire. Eh bien ! les traits essentiels qu’elle assigne à cette nature d’exception sont, à bien des égards, exactement les mêmes que ceux qu’on a vus retracés et burinés par La Bruyère :

Il ne riait jamais, dit Mme Geoffrin ; je lui disais un jour : « Monsieur de Fontenelle, vous n’avez jamais ri ? — Non, répondit-il, je n’ai jamais fait : Ah ! ah ! ah ! » — Voilà l’idée qu’il avait du rire : il souriait seulement aux choses fines ; mais il ne connaissait aucun sentiment vif.

Je me permettrai d’ajouter, pour prendre le ton du sujet, que, s’il n’avait jamais fait ah ! ah ! il n’avait jamais fait non plus oh ! oh ! oh ! c’est-à-dire qu’il n’avait jamais admiré.

Il n’avait jamais pleuré, continue Mme Geoffrin ; il ne s’était jamais mis en colère ; il n’avait jamais couru ; et, comme il ne faisait rien par sentiment, il ne prenait point les impressions des autres. Il n’avait jamais interrompu personne ; il écoutait jusqu’au bout sans rien perdre ; il n’était point pressé de parler ; et, si vous l’aviez accusé, il aurait écouté tout le jour sans rien dire.

On reconnaît à quel point le Fontenelle de quatre-vingt-dix ans, et le Fontenelle de La Bruyère qui en avait trente, l’un peint par un ennemi, et l’autre par une amie, sont bien pourtant le même. Je ne pousserai pas plus loin la citation de ce portrait des plus frappants, et qui est d’original. On y voit à nu cette nature purement spirituelle, qui était comme dépourvue de la plupart des sens et des impressions ordinaires au commun des hommes, et qui de bonne heure, se gouverna dans la vie en vertu du principe de la moindre action. « Celui qui veut être heureux, disait-il, se réduit et se resserve autant qu’il est possible. Il a ces deux caractères : il change peu de place, et en tient peu. » Tel Fontenelle se décelait de son propre aveu, tel nous le montre Mme Geoffrin : « Quand il entrait dans un logement, il laissait les choses comme il les trouvait ; il n’aurait pas ajouté ni ôté un clou. » Rien ne lui faisait de ce qui prend et divertit les autres hommes ; belle musique, beau tableau, il ne se tournait à rien. Tout ce qui n’était pas une idée neuve en réfléchissant, un trait piquant ou une épigramme en causant, ne l’intéressait point. Quand il causait, c’était cette épigramme qu’il semblait attendre toujours des autres et qu’il trouvait tout d’abord le plus souvent ; c’est l’homme dont on a cité le plus de jolis mots. Convenance et harmonie singulière ! ses maladies elles-mêmes, ses infirmités avaient quelque chose d’indolent et de tranquille : « Il avait la goutte, mais sans douleur ; seulement son pied devenait de coton ; il le posait sur un fauteuil, et voilà tout. » C’était une âme et un corps où n’entra jamais l’aiguillon.

Ce portrait de Fontenelle d’après Mme Geoffrin doit se joindre à un excellent jugement de Grimm (Correspondance, février 1757), lequel, tout sévère qu’il semble, porte en plein dans le vrai pour ce qui est du goût. Ces appréciations diverses ne se contredisent point, mais bien plutôt se complètent et concordent. Il n’est pas jusqu’à l’abbé Trublet, à son tour, ce religieux historiographe de Fontenelle, qui ne vienne à l’appui plus qu’il ne croit par ses témoignages. Il convient que son héros n’a guère aimé qu’une seule fois avec une sorte de tendresse : c’est dans l’affection qu’il eut pour son ami et camarade d’enfance, M. Brunel, qui était comme un autre lui-même. On le vit pleurer de vraies larmes quand il le perdit. Cette mort fut la seule douleur de sa longue vie, le seul accident qui trouva sa philosophie en défaut ; il fut homme un jour par ce côté. Cette amitié avait trouvé moyen, on ne sait comment, de se loger en lui dès sa petite enfance. Les jetons de la Sagesse n’eurent tort que cette fois.

Le portrait offert en passant par La Bruyère nous a mené loin, et nous avons à revenir pour dégager du milieu des fadeurs et des formes frivoles l’esprit sérieux et le philosophe. Fontenelle, de bonne heure, marqua tous les défauts d’une nature privée d’idéal et de flamme, et qui n’avait ni ciel à l’horizon ni foyer intérieur ; mais il eut aussi toutes les qualités compatibles avec ces sortes de natures purement intellectuelles. Disciple de Descartes en philosophie, mais disciple libre et qui se permettait de juger son maître, il comprit qu’il y avait un rôle à prendre, un milieu à tenir entre les gens du monde et les savants, et que l’esprit, qui, d’un côté, servait à entendre, pouvait servir, de l’autre, à exprimer. Il crut possible de concilier cette disposition qui le rendait tout propre pour les vérités exactes, avec le goût qu’il avait pour les manières de dire agréables et assaisonnées. Il réalisa et résolut ce délicat problème dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, qui parurent en 1686 et qui eurent le plus grand succès.

Dans ce singulier ouvrage, et qui reste agréable et encore utile malgré tout, il fit entrer les vérités de Copernic dans une enveloppe à la Scudéry ; mais ici le mauvais goût a beau faire, la vérité l’emporte et prend le dessus. Boileau et La Bruyère peuvent rire désormais, tant qu’ils veulent, du précieux Fontenelle, il est plus philosophe qu’eux. Fontenelle, en ces Entretiens, se suppose, comme on sait, à la campagne après souper, dans un beau parc avec une belle marquise. La conversation tombe sur les étoiles ; la marquise en vient à demander des explications astronomiques. Fontenelle fait semblant de vouloir parler d’autre chose : « Non, répliquai-je, il ne me sera point reproché que dans un bois ; à dix heures du soir, j’aie parlé de philosophie à la plus aimable personne que je connaisse. Cherchez ailleurs vos philosophes. » Pourtant il serait bien fâché qu’on le prît au mot, car c’est précisément dans ce mélange de philosophie, de physique et de galanterie qu’il va exceller. En s’adressant à sa belle marquise, il s’adresse à l’esprit de tous les ignorants, et à la fois il aime à se les figurer sous cette forme coquette et à y mêler ce jeu perpétuel qui va autoriser toutes ses finesses. Il y gagne en même temps d’introduire toutes sortes de vérités sous un air frivole, et sans avoir affaire aux théologiens du temps, qui n’avaient pas encore pris leur parti de bien des choses. Chez Fontenelle, la vérité nouvelle se déguise en madrigal, et elle passe plus sûrement.

Dès la première soirée, il essaie de faire entrevoir à sa marquise le secret des rouages et des contrepoids de la nature, et, pour cela, il ne voit rien de plus commode que de comparer ce grand spectacle qu’il a sous les yeux, à celui de l’Opéra. Le philosophe qui cherche les causes est comme le machiniste qui serait assis au parterre de l’Opéra, et qui essaierait de se rendre compte de certains vols, de certains effets extraordinaires de gloire et de nuage ; et, à l’aide de cette simple comparaison, Fontenelle trouve moyen d’amener les principaux systèmes physiques qui ont été tour à tour proposés par les philosophes. Rien de plus piquant, rien de plus clair ; on assiste à cette suite d’explications provisoires et illusoires, à cette succession naturelle d’erreurs, et l’on comprend si bien comment l’on a dû dès l’abord y donner et les épuiser toutes, qu’on s’en détache déjà. Quand il en vient à l’astronomie en particulier, à la question de savoir si c’est la terre qui est le centre autour duquel tourne l’univers, ou si c’est elle au contraire qui décrit une révolution dans l’espace, il a de ces comparaisons toutes morales et sensibles qui vous remettent d’avance au point de vue :

Il faut que vous remarquiez, s’il vous plaît, que nous sommes tous faits naturellement comme un certain fou athénien, dont vous avez entendu parler, qui s’était mis dans la fantaisie que tous les vaisseaux qui abordaient au port de Pirée lui appartenaient. Notre folie, à nous autres, est de croire aussi que toute la nature, sans exception, est destinée à nos usages ; et quand on demande à nos philosophes à quoi sert ce nombre prodigieux d’étoiles fixes, dont une petite partie suffirait pour faire ce qu’elles font toutes, ils vous répondent froidement qu’elles servent à leur réjouir la vue.

C’est ainsi que, pour ne pas ressembler à ce fou du Pirée, on est déjà tenté de se détacher de l’explication de Ptolémée et d’entrer dans celle de Copernic. Je ne puis que toucher cet art d’insinuation scientifique chez Fontenelle ; il le possède au plus haut degré. En fait d’astronomie et de physique, on n’a qu’à le laisser faire, et, comme on l’a dit très bien, il vous enjôle à la vérité.

Quelle manière plus opposée à celle dont Pascal embrasse le ciel et la nature ! On se rappelle involontairement ce magnifique début des Pensées :

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent ; qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit

Au lieu de ces expressions amples et véritablement augustes, Fontenelle, en parlant de l’ordonnance céleste, n’emploie volontiers que des images et des comparaisons rapetissantes. Signalant le principe essentiel de la nature, laquelle fait toutes choses à moins de frais possible et use d’une épargne extraordinaire dans son grand ménage, il vous dira que ce n’est que par là qu’on peut attraper le plan sur lequel elle a fait son œuvre. Pascal sentait avec tressaillement, avec effroi, la majesté et l’immensité de la nature, quand Fontenelle semble n’en épier que l’adresse. Cet homme-ci n’a point en lui cette géométrie idéale et céleste que conçoivent primordialement un Pascal, un Dante, un Milton, ou même un Buffon ; il ne l’a pas et il ne s’en doute pas ; il amincit le ciel en l’expliquant. Tout cela est vrai, et pourtant il est un point par lequel Fontenelle va reprendre aussitôt sa revanche sur Pascal lui-même ; car, dans cette vue admirablement sentie et embrassée tant au physique qu’au moral, Pascal, à un endroit, a corrigé lui-même sa phrase, l’a rétractée et altérée pour faire tourner le soleil autour de la terre et non la terre autour du soleil. Ce grand esprit, atteint en ceci d’un reste de superstition, recule devant la vérité de Copernic et laisse indécise la balance. Si inférieur à Pascal comme imagination et comme âme, et dans un rapport qu’on dirait incommensurable avec lui (nous sommes en style de géomètre), Fontenelle, à titre d’esprit libre et dégagé, d’esprit net, impartial et étendu, reprend lentement ses avantages, et, sur la fin de ce siècle de grandeur, mais certes aussi d’illusion et de timidité majestueuse, il ose voir en réalité et exprimer en douceur les vérités naturelles telles qu’elles sont. Là est son originalité, là est sa gloire.

On commence à sentir en quoi, malgré ses légèretés et ses minauderies d’agrément, malgré cette familiarité affectée d’expressions qui semble par moments une chicane concertée contre la majesté des choses, Fontenelle se différencie profondément des écrivains frivoles qui traitent des sujets graves et qui ne prennent point la vérité en elle-même. Il appartient décidément, dès cette époque (1686), à la famille des esprits fermes, positifs et sérieux, quel que soit son costume. Il est un ennemi de l’ignorance, non pas un ennemi à main armée, mais froid, patient, méprisant dans sa douceur, et irréconciliable à sa façon plus qu’il ne croit. Il est si porté à penser que l’ignorance et la sottise sont un fait des plus naturels et des plus universels, que rien ne l’étonne en ce genre ni ne l’irrite. Pourtant il se rend compte du progrès particulier au monde moderne, et il en est, à sa manière, un organe et un instrument. « En vérité, je crois toujours de plus en plus, dit-il, qu’il y a un certain génie qui n’a point encore été hors de notre Europe, ou qui, du moins, ne s’en est pas beaucoup éloigné. » Ce génie européen, qui est proprement celui de la méthode, de la justesse et de l’analyse, et qui, selon lui, s’étend à tous les ordres de sujets, il croit que c’est à Descartes surtout que nous en devons la découverte et l’usage ; mais il s’agit de le mieux appliquer encore qu’il ne l’a fait.

Historiquement, Fontenelle, comme le remarque M. Flourens, a rendu à Descartes le même service que Voltaire a rendu à Newton : il a contribué à le populariser et à le séculariser, à le répandre dans les cercles et les salons. Ce livre des Mondes offre, en quelque sorte, deux aspects, et il aboutit par une double influence à deux ordres d’écrits tout différents. Il a donné le premier exemple et le modèle de ces ouvrages où la science est ornée, enjolivée et sophistiquée à l’usage des dames, de ces ouvrages métis, tels qu’en ont composé sur divers sujets les Pougens, les Aimé Martin, ces émules de Demoustier encore plus que de Fontenelle : c’est là le côté frivole. Mais il y a aussi l’influence utile et sensée, prélude de celle que les plus grands esprits n’ont pas dédaigné d’exercer depuis. En recherchant moins l’agrément, mais en ne s’attachant pas moins à l’extrême clarté, les Buffon, les Cuvier, les Humboldt eux-mêmes en français, n’ont pas craint de composer quelques portions de leurs écrits en vue des ignorants, et de les publier à l’usage de toutes les classes de lecteurs. Le premier exemple de ce mode d’exposé lucide et agréable a été donné par Fontenelle dans ses Mondes et ailleurs.

Si l’on prenait Fontenelle dans ses autres écrits, vers cet âge de trente ans, à cette date où il était à la fois raillé avec justesse et méconnu avec injustice par La Bruyère, on le trouverait déjà tout formé quant aux idées et aux vues. Dans son Histoire des oracles, si bien appréciée par Bayle (1687), il combat ce reste d’idée du Moyen Âge, encore ancrée dans bien des esprits, que les anciens oracles païens étaient rendus par des démons. Il montre que cette explication surnaturelle n’est point nécessaire, et qu’avant de rechercher la cause d’un fait, il importe de bien étudier ce fait en lui-même : « Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance, dit-il, par les choses qui sont et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point et dont nous trouvons la raison. » Et il raconte cette fameuse histoire de la dent d’or qui était poussée à un enfant de Silésie en 1593. Tous les savants se mirent à disserter, à disputer sur cette dent d’or ; on en écrivit deux ou trois histoires.

Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, dit Fontenelle, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent avec beaucoup d’adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre.

En tout, le travail de Fontenelle est comme celui de cet orfèvre : il s’attache à dépouiller chaque objet de la couche d’illusion qui l’enveloppe et qui trompe.

Dans sa Digression sur les anciens et les modernes (1688), il a raison sur presque tous les points, excepté sur le chapitre de la poésie et de l’éloquence, surtout de la poésie, qu’il ne sent pas et qu’il croit posséder et pratiquer. Totalement dénué de la forme poétique idéale supérieure et de cette richesse des sens qui en est d’ordinaire l’accompagnement et l’organe, il parle de la poésie en toute occasion comme ferait son ami La Motte, c’est-à-dire comme un aveugle des couleurs. Il ne devine pas qu’il a pu y avoir autrefois, à un certain âge du monde, sous un certain climat, et dans des conditions de nature et de société qui ne se retrouveront plus, une race heureuse qui s’est épanouie dans sa fleur, et que nous pouvons, nous autres modernes, surpasser en tout, excepté en ce premier développement délicat, en ce premier charme divin. Fontenelle n’entend rien à la Grèce. Il y a en toute chose un souffle printanier et sacré qu’il ne sent pas. Hors de là, il est dans le vrai et il a l’œil dans l’avenir : « La Nature, dit-il, a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, qu’elle tourne et retourne sans cesse en mille façons, et dont elle forme les hommes, les animaux, les plantes. » Et il en conclut que, puisqu’elle n’a point brisé son moule, il n’y a aucune raison pour qu’il n’en sorte point d’illustres modernes aussi grands à leur manière que les anciens. La question littéraire se trouvait ainsi réduite, au grand scandale des érudits, à une question de physique et d’histoire naturelle. Fontenelle comprend avec son esprit tout ce qui peut être, même quand il ne le sentirait pas. On sourit de le voir plaider contre les partisans idolâtres des anciens en faveur de ces puissantes organisations modernes qui sont si peu semblables à la sienne ; il plaide pour Molière en le sachant, et pour Shakespeare sans le savoir. Il suppose avec tranquillité des choses extraordinaires et qui pourront bien arriver un jour : Nous serons un jour des anciens nous-mêmes, remarque-t-il, et il faut espérer qu’en vertu de la même superstition que nous avons à l’égard des autres, on nous admirera avec excès dans les siècles à venir : « Dieu sait avec quel mépris on traitera en comparaison de nous les beaux esprits de ce temps-là, qui pourront bien être des Américains. » C’est ainsi que Fontenelle, l’esprit le plus dégagé de soi-même, de toutes ces préventions qui tiennent aux temps et aux lieux, se propose des perspectives, des changements à vue dans l’avenir, et s’amuse à les considérer avec des yeux indifférents. Comme il n’est nullement touché du sentiment des autres, il ose être de son opinion non seulement avec bonne foi, mais avec une sorte d’audace et d’impudeur tranquille. Cette indifférence, si nettement marquée et affectée dans l’accent, semblait aux partisans de l’Antiquité le suprême de l’insolence, et Boileau furieux n’y tenait pas : « C’est dommage, disait-il un jour de La Motte, qu’il ait été s’encanailler de ce petit Fontenelle ! »

Fontenelle avait quarante ans quand il fut nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences (1697) ; il avait publié tous les ouvrages qui le distinguent sous sa première forme littéraire, et il va durer soixante années encore sous sa forme plus épurée, plus contenue, plus sérieuse : le grand esprit va désormais prendre le pas sur le bel esprit, ou du moins ne plus permettre qu’on l’en sépare. Il y a des moments où ce second Fontenelle, si impartial, si intelligent et si impassible, me fait l’effet d’un Goethe un peu aminci et réduit, mais d’une espèce approchante et qui mène à l’autre. Un Français réfugié, Jordan de Berlin, qui le visita en 1733, parle de lui en des termes qui nous le font entrevoir sous cet aspect universellement respecté : « M. de Fontenelle est magnifiquement logé ; il paraît très à son aise, et richement partagé des biens de dame Fortune. Quoique âgé, il a dans l’œil quelque chose de vif et de fin. On voit que ce grand homme a été moulé à plaisir par la Nature… »

M. Flourens a présenté en toute lucidité ce second et dernier Fontenelle ; il l’a dépouillé non pas de ses particularités, mais de ses petitesses, et nous l’a fait voir au seuil du sanctuaire, investi de la dignité des sciences, leur juste interprète aux yeux de tous, sans solennité aucune, et ne les rabaissant pourtant jamais que moyennant une familiarité noble et décente. Il a parfaitement défini cette suite d’éloges ingénieux, véridiques et succincts, où tout ce qui est obscur est éclairci, tout ce qui est technique généralisé, et où chaque savant n’est loué que pour ce qu’il a laissé d’important et de durable : « Il loue, a dit de lui M. Flourens, par des faits qui caractérisent. »

Fontenelle est le premier secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences qui ait écrit en français ; son prédécesseur Du Hamel écrivait encore en latin. Fontenelle fut donc novateur et initiateur dans ce mode d’exposition élégante et demi mondaine. Son travail se composa de deux parties : les extraits et analyses des travaux académiques, et les éloges des académiciens. Dans les extraits, il s’attache, avant tout, à éclaircir et à démêler ce qu’il expose : il avait pour principe que, dans les sciences, la certitude elle-même des résultats ne dispense point de la clarté, et que la raison commune a droit à tout instant d’intervenir et de demander compte, autant qu’il est possible, de ce que les méthodes particulières lui dérobent. Dans les éloges des académiciens, il sut garder de son ancienne manière quelque chose de perpétuellement ingénieux et fin ; mais son amour de l’exactitude y introduisit de plus en plus la simplicité. La simplicité de Fontenelle, comme vous le pensez, est d’un tour qui ne la laisse pas ressembler à celle des autres.

On a remarqué que, dans sa première manière, il y avait une sorte de contradiction et d’antithèse entre le ton, qui était mesquin et précieux, et le fond de la pensée, qui allait au réel et au solide ; il en résultait une disproportion et un manque de concert qui faisait du tissu de son style comme une épigramme continuelle. À la longue, cette prétention (car c’en était bien une), en se réduisant et en s’adoucissant, finit par devenir l’habitude facile, le pas égal et naturel de sa pensée. On a dit de Fontenelle, écrivain, qu’il allait à l’amble, là où d’autres couraient et se déployaient avec force ou gravité. Cette sorte d’allure, on le sait, est surtout agréable aux femmes et aux délicats. Sa manière, de même, est toute composée de raisonnements doux et accommodés sans faiblesse à la disposition mondaine des esprits. Dans les deux préfaces qu’il a mises à l’Histoire de l’Académie des sciences (l’Histoire de 1699 et celle de 1666), il a atteint à une véritable perfection, encore agréable et presque sévère.

C’est ainsi que cette raison éclairée et saine avait fini par triompher chez elle-même d’un goût qui était si malsain à l’origine, et par en tirer un parti tout à fait heureux. L’action de Voltaire put bien être pour quelque chose dans ce correctif qui s’introduisit peu à peu dans la manière de Fontenelle. Grimm a très bien remarqué que Voltaire avait toutes les qualités de goût opposées précisément aux défauts de Fontenelle, le naturel, la vivacité, la saillie franche et prompte, le jet de source. Fontenelle, avec La Motte, était sur le point de prendre le sceptre sous la Régence, et de donner le ton à la littérature, quand Voltaire parut à point nommé pour neutraliser dans le public l’effet de cette influence au moins équivoque, et, tout jeune qu’il était, il avertit insensiblement par son exemple l’académicien raffiné et réfléchi, que le moment était venu d’être plus simple.

Fontenelle, exténué de vieillesse et aussi spirituel que jamais, mourut le 11 janvier 1757, à l’âge de cent ans moins un mois, uniquement parce qu’il fallait mourir. Le siècle était déjà pleinement entré dans la seconde et plus orageuse moitié de sa carrière. Mais n’admirez-vous pas les oppositions des esprits ? Je parlais l’autre jour de Diderot. Fontenelle et Diderot : quel contraste plus frappant et plus indiqué ! Fontenelle, qui marque mieux que toute définition (comme l’a si bien dit Fontanes) la limite de l’esprit et du génie ; et Diderot, une espèce de génie extravasé et en ébullition, qui ne peut se contenir à une limite ; l’un qui ouvre discrètement le siècle, et qui retient dans sa main à demi fermée plus de vérités qu’il n’en laisse sortir, qui semble dire chut ! à tout bruit, à tout éclat ; l’autre qui proclame et prêche à haute voix ses doctrines, qui sème les germes à pleines mains à tous les vents, en apostrophant l’avenir ; Fontenelle qui se rattache encore à Descartes et à quelques-uns des grands esprits réguliers du siècle précédent, ou, qui pis est, aux précieuses ; et Diderot qui, en ses accès, par le désordre et la fougue de sa parole, semble déjà faire appel aux générations ardentes qui auront à leur tête Mirabeau ou Danton. Je laisse à chacun le soin d’achever le parallèle que chaque détail rendrait plus piquant. Sur Fontenelle, ma conclusion sera précise : c’est que par sa tenue, par sa longévité, par sa multiplicité d’aptitudes et d’emplois, avec ce composé de qualités rares et de défauts qui ont fini par assaisonner ses qualités, il n’a point son pareil, qu’il demeure hors ligne, au-dessous des génies, dans la classe des esprits infiniment distingués, et qu’il se présente, dans l’histoire naturelle littéraire, à titre d’individu singulier et unique de son espèce.