Chapitre II.
Les couples de caractères généraux et les propositions générales
Sommaire.
[Introduction.]
I. Les caractères généraux forment des couples. — Deux caractères généraux accouplés font une loi. — Penser une loi, c’est énoncer mentalement une proposition générale.
II. Exemples de ces caractères accouplés. — Utilité pratique de leurs liaisons. — Ces liaisons sont de diverses sortes. — Liaisons unilatérales ou simples. — Liaisons bilatérales ou doubles. — Les deux caractères peuvent être simultanés. — Ils peuvent être successifs. — Antécédent et conséquent. — Fréquence de ce dernier cas. — L’antécédent prend alors le nom de cause.
III. En quoi consiste la liaison. — Analyse de Stuart Mill. — Ce mot ne désigne aucune vertu secrète et mystérieuse enfermée dans le premier caractère. — Son sens précis. — Il suffit que le premier caractère soit donné pour que le second soit aussi donné. — Rien d’étrange si les caractères généraux ont, comme les faits particuliers, des antécédents, des compagnons ou des conséquents. — La difficulté est d’isoler les caractères généraux. — Deux artifices de méthode pour tourner la difficulté. — Deux sortes de lois.
§ I. Lois qui concernent les choses réelles.
I. Premiers jugements généraux de l’enfant. — Mécanisme de leur formation. — Passage du jugement animal au jugement humain. — Les jugements généraux se multiplient. — Ils sont le résumé et la mesure de l’expérience antérieure. — Comment l’expérience ultérieure les rectifie. — Adaptation graduelle de nos couples de caractères mentaux aux couples de caractères réels. — Nous croyons aujourd’hui que tout caractère général est le second terme d’un couple. — Admission provisoire de cette hypothèse. — Elle est le principe de l’induction scientifique.
II. Diverses méthodes de l’induction scientifique. — Étant donné un caractère connu, il suffit que sa condition inconnue soit donnée pour qu’il soit aussi donné. — Recherche de la condition inconnue d’après cet indice. — Méthode des concordances. — Méthode des différences. — Méthode des variations concomitantes. — Divers exemples. — Toutes ces méthodes sont des procédés d’élimination. — Elles sont d’autant plus efficaces qu’elles opèrent des éliminations plus grandes. — Après l’élimination, le reliquat contient la condition inconnue que l’on cherchait. — Méthode complémentaire de déduction. — Exemple. — Théorie de Herschell et de Stuart Mill. — Exemple de ces diverses méthodes dans la recherche de l’antécédent de la rosée.
§ II. Lois qui concernent les choses possibles.
I. Lenteur des procédés décrits ci-dessus. — Les lois ainsi découvertes ne sont que probables au-delà du cercle de notre expérience. — Les plus générales sont découvertes le plus tard.
II. Le caractère des propositions qui concernent les choses possibles est différent. — Vérité universelle des théorèmes mathématiques. — Nous ne pouvons concevoir un cas où ces propositions soient fausses. — Les plus générales sont formées les premières. — Parmi les plus générales, il en est quelques-unes, nommées axiomes, d’où dépendent toutes les autres et qu’on admet sans les démontrer.
III. Deux sortes de preuves pour les théorèmes des sciences dites de construction. Exemple. — Différence des deux méthodes de preuve. — Les axiomes sont des théorèmes non prouvés. — Ils sont des propositions analytiques. — On se dispense de les démontrer parce que l’analyse demandée est très facile, ou on évite de les démontrer parce que l’analyse demandée est très difficile. — Axiomes d’identité et de contradiction. — Axiome d’alternative. — Analyse qui le démontre. — Idées latentes contenues dans les deux membres de la proposition qui l’exprime. — Ces idées non démêlées déterminent notre conviction. — Il y a de semblables idées, latentes et probantes, dans les termes des autres axiomes.
IV. Axiomes mathématiques. — Axiomes sur les quantités égales augmentées ou diminuées de quantités égales. — Preuve expérimentale et inductive. — Preuve déductive et analytique. — Cas des grandeurs artificielles ou collections d’unités naturelles. — Deux de ces collections sont égales quand elles contiennent le même nombre d’unités. — Cas des grandeurs naturelles ou collections d’unités artificielles. — Deux de ces grandeurs sont égales lorsqu’elles coïncident et se confondent en une même grandeur. — Dégagement de l’idée d’identité incluse et latente dans l’idée d’égalité.
V. Principaux axiomes géométriques. — Axiomes qui concernent la ligne droite. — Définition de la ligne droite. — Propositions qui en dérivent. — Deux lignes droites ayant deux points communs coïncident dans toute leur étendue intermédiaire et dans toute leur étendue ultérieure. — Axiomes qui concernent les parallèles. — Définition des parallèles. — Propositions qui en dérivent. — Deux perpendiculaires à une droite sont partout équidistantes. — Démonstration du postulat d’Euclide.
VI. Travail mental sous-jacent qui accompagne l’expérience des yeux et de l’imagination. — Ce travail consiste dans la reconnaissance sourde d’une identité latente. — L’expérience des yeux et de l’imagination n’est qu’un indice préalable et une confirmation ultérieure. — Son utilité. — Cas où cet indice et cette confirmation manquent. — Axiomes de la mécanique. — Leur découverte tardive. — L’expérience ordinaire ne les suggère pas. — Comment l’expérience savante les a découverts. — Opinion qui les considère comme des vérités d’expérience. — Plusieurs d’entre eux sont en outre des propositions analytiques. — Principe de l’inertie. — Énoncé exact de l’axiome. — La différence de lieu et d’instant est sans influence ou nulle, par hypothèse. — Limites de l’axiome ainsi entendu et démontré. — Principe du parallélogramme des vitesses et des forces. — Énoncé exact de l’axiome. — La coexistence d’un second mouvement dans le même mobile est sans influence ou nulle, par hypothèse. — Passage de l’idée de vitesse à l’idée de force.
VII. Axiomes qui concernent le temps et l’espace. — Idée mathématique du temps et de l’espace. — Toute durée ou étendue déterminée a son au-delà. — Analyse de cette conception. — Toute grandeur artificielle ou naturelle déterminée a pareillement son au-delà, et se trouve comprise dans une série infinie. — Exemples. — Un nombre. — Une ligne droite. — Démonstration de l’axiome. — Il est une proposition analytique. — Toute addition effectuée implique une addition effectuable. — Dégagement des idées d’identité et d’indifférence incluses et latentes dans les termes de l’axiome. — Précautions à prendre dans l’application de nos cadres à la réalité. — Différence possible entre l’espace géométrique et l’espace physique. — Tous les axiomes examinés sont des propositions analytiques plus ou moins déguisées.
VIII. Importance de la question. — Origine, formation, valeur des axiomes et des théorèmes qui en dérivent. — Opinion de Kant. — Opinion de Stuart Mill. — Conclusions de Kant et de Stuart Mill sur la portée de l’esprit humain et sur la nature des choses. — Théorie proposée. — Ce qu’elle concède et ce qu’elle nie dans les deux précédentes. — Il y a une liaison intrinsèque et forcée entre les deux idées dont le couple fait un théorème. — Il y a une liaison intrinsèque et forcée entre les deux caractères généraux qui correspondent à ces deux idées. — Il reste à savoir si ces caractères généraux se rencontrent effectivement dans les choses. — Ils s’y rencontrent partout où les théorèmes s’appliquent.
[Introduction]
I
Jusqu’ici, nous n’avons étudié dans les idées générales que les idées générales elles-mêmes et la manière dont elles se forment, tantôt par extraction, tantôt par construction, soit que, dégageant de plusieurs faits ou individus semblables un caractère commun, nous le pensions à part au moyen d’un signe et que, par une série d’additions et de rectifications, nous faisions coïncider le contenu et l’extension de notre idée avec le contenu et l’extension du caractère qu’elle doit noter, soit que, ayant dégagé et pensé à part certains caractères généraux très simples, nous combinions entre elles les idées ainsi acquises pour en fabriquer des composés mentaux, sortes de moules préalables auxquels les composés réels aient chance de se trouver conformes, sortes de modèles préalables auxquels nous ayons envie de conformer les composés réels. — Il nous reste une seconde recherche à faire. Dans la nature, les caractères généraux ne sont pas détachés les uns des autres ; quel que soit celui que nous ayons noté, nous ne manquons jamais de le trouver lié à quelque autre. De fait, l’un entraîne l’autre ou du moins tend à l’entraîner. Tantôt c’est le premier qui entraîne le second, tantôt c’est le second qui entraîne le premier, tantôt c’est chacun d’eux qui entraîne l’autre. Dans tous ces cas, les deux caractères forment un couple, et ce couple s’appelle une loi. Penser une loi, c’est lier ensemble deux idées générales ; en d’autres termes, c’est former un jugement général ; en d’autres termes encore, c’est énoncer mentalement une proposition générale. Nous allons chercher comment nous parvenons à lier ces idées, à former ces jugements, à énoncer mentalement ces propositions.
II
Considérons d’abord ces couples ou lois en elles-mêmes. Tout morceau de fer exposé à l’humidité se rouille. Tout cristal capable de rayer un autre corps quelconque est un diamant, c’est-à-dire un cristal composé de carbone pur. Tous les corps plongés dans un liquide perdent une portion de leur poids égale au poids du liquide qu’ils déplacent. Dans tous les polygones, la somme des angles internes est égale à autant de fois deux angles droits qu’il y a de côtés moins deux. — Voilà des lois ; chacune d’elles consiste en un couple de caractères généraux et abstraits qui sont liés. D’un côté la propriété d’être du fer et d’être exposé à l’humidité, de l’autre la naissance de ce composé chimique qu’on nomme rouille ; d’un côté la suprême dureté, et de l’autre la propriété d’être un cristal de carbone pur ; d’un côté la quantité du poids que perd le corps plongé, et de l’autre la quantité égale du poids du liquide déplacé ; d’un côté la somme des angles du polygone, et de l’autre la somme égale formée par autant de fois deux angles droits que le polygone a de côtés moins deux : il est visible que toutes ces données sont des caractères généraux, c’est-à-dire communs à un nombre indéfini d’individus ou de cas ; que toutes ces données sont des caractères abstraits, c’est-à-dire des extraits considérés à part ; que toutes ces données sont des caractères liés, c’est-à-dire tels que, le premier étant donné, le second est donné aussi. — Rien de plus utile à l’esprit humain que cette structure des choses ; on devine tout de suite que notre grande affaire sera de découvrir des liaisons pareilles aux précédentes ; car il n’y a pas de meilleur moyen pour étendre et accélérer notre connaissance. Une fois la loi démêlée, le premier caractère se trouve l’indice du second ; il me suffira désormais de constater la présence du premier ; sans examen et les yeux fermés, je pourrai en plus affirmer la présence du second. Aujourd’hui, en effet, il me suffit de savoir que ce morceau de métal est du fer et qu’il est exposé à l’humidité de l’eau, de la vapeur ou du brouillard, pour prévoir que, dans quelques heures ou dans quelques jours, il sera couvert de rouille. Il me suffit de recueillir l’eau sortie du vase plein et de la peser, pour savoir d’avance le poids qu’a perdu le corps plongé. Il me suffit de compter les côtés du polygone et de doubler leur somme diminuée de deux, pour dire d’avance le nombre d’angles droits compris dans ce polygone. Il me suffit d’observer que le cristal donné raye les corps les plus durs, pour annoncer qu’étant brûlé il fournira de l’acide carbonique. — Grâce à ces liaisons établies, un anatomiste, qui ouvre un corps humain, peut décrire d’avance la couleur, la forme, la structure, la disposition des cellules nerveuses et des lacis artériels que son microscope va lui montrer à tel endroit de tel organe. Grâce à ces liaisons établies, un astronome peut prédire la durée, la minute et la grandeur de l’éclipse qui, dans un siècle, cachera le soleil aux habitants de tel pays.
Ces liaisons si précieuses sont de plusieurs sortes. — Tantôt les deux caractères liés sont simultanés. Alors deux cas se présentent. — Ou bien le premier caractère entraîne par sa présence la présence du second, sans que la présence du second entraîne la sienne. Ainsi, quand dans un nombre la somme des chiffres est divisible par 9, le nombre lui-même est divisible par 3, mais la réciproque n’est pas vraie ; quand un animal a des mamelles, il a des vertèbres, mais la réciproque n’est pas vraie. Dans ce cas, l’attache qui joint les deux caractères est unilatérale ou simple. — Ou bien le premier caractère entraîne par sa présence la présence du second, et, à son tour, le second caractère par sa présence entraîne la présence du premier. Ainsi, dans tout polygone, trois côtés accompagnent toujours une somme d’angles égale à deux droits, et réciproquement ; dans tout mammifère, des dents en cisaille accompagnent toujours un tube digestif court ainsi que des instincts carnivores, et réciproquement. Dans ce cas, l’attache qui joint les deux caractères est bilatérale et double. — Tantôt, des deux caractères liés, l’un nommé antécédent précède, et l’autre nommé conséquent suit ; le premier s’appelle encore la cause du second, et le second l’effet du premier. Alors aussi deux cas se présentent. — Ou bien le premier caractère provoque par sa présence la naissance du second, et, à son tour, le second, pour se produire, exige au préalable la présence du premier. Ainsi tout mobile auquel s’appliquent deux forces divergentes dont l’une est continue décrira une courbe ; et tout mobile, pour décrire une courbe, requiert au préalable l’application de deux forces divergentes dont l’une est continue. Dans ce cas, l’attache des deux caractères est bilatérale ou double. — Ou bien le premier provoque par sa présence la naissance du second, sans que le second, pour se produire, exige au préalable la présence du premier. Ainsi, toute suite de vibrations d’une certaine vitesse transmise au nerf auditif par le milieu ambiant provoque en nous la sensation de son ; mais cette sensation peut naître en nous spontanément dans les centres sensitifs, sans qu’au préalable un corps extérieur ou un milieu ambiant ait vibré. Dans ce cas, qui — est le plus fréquent, l’attache des deux caractères est unilatérale ou simple ; c’est le plus important, et c’est celui que nous allons examiner avec le plus d’attention ; on peut y ramener les autres, et on l’exprime ordinairement en disant que la cause produit l’effet.
III
Il nous reste à savoir en quoi consiste la liaison de deux caractères. Y a-t-il quelque vertu ou raison secrète qui, résidant dans l’un, entraîne ou provoque l’autre ? C’est là une question réservée ; nous l’examinerons plus tard. En ce moment, les mots de liaison, d’attache, d’entraînement, de provocation, d’exigence, ne sont pour nous que des métaphores abréviatives. Quand nous disons que l’antécédent suscite le conséquent, nous ne songeons ni au lien mystérieux par lequel les métaphysiciens attachent ensemble la cause et l’effet, ni à la force intime et incorporelle que certaines philosophies insèrent entre le producteur et le produit. « La seule notion, dit
Stuart Mill, dont nous ayons besoin à cet endroit, peut nous être donnée par l’expérience. Nous apprenons par l’expérience qu’il y a dans la nature un ordre de succession invariable et que chaque fait y est toujours précédé par un autre fait. Nous appelons cause l’antécédent invariable, effet le conséquent invariable. »
Au fond, nous ne mettons rien autre chose sous ces deux mots. Nous voulons dire simplement que, toujours et partout, l’application de la chaleur sera suivie par la dilatation du corps, que toujours et partout la vibration du corps extérieur transmise par le milieu ambiant au nerf auditif sain sera suivie par la sensation de son. « La cause réelle est la série des conditions, l’ensemble des antécédents sans lesquels l’effet ne serait pas arrivé… Il n’y a pas de fondement scientifique à la distinction que l’on fait entre la cause d’un phénomène et ses conditions… De même, la distinction qu’on établit entre le patient et l’agent est purement verbale… La cause est la somme des conditions positives et négatives prises ensemble, la totalité des circonstances et contingences de toute espèce, lesquelles, une fois données, sont invariablement suivies du conséquent. »
Les philosophes se méprennent donc quand ils croient découvrir dans notre volonté un type différent de la cause, et quand ils déclarent que nous y voyons la force efficiente en acte et en exercice. Nous n’y voyons rien de semblable ; nous n’apercevons là comme ailleurs que des successions constantes ; nous ne constatons point là deux faits dont l’un engendre l’autre, mais deux faits dont l’un suit toujours l’autre. « Notre volonté, dit encore Mill, produit nos actions corporelles, comme le froid produit la glace, ou comme une étincelle produit une
explosion de poudre à canon. »
Il y a là un antécédent comme ailleurs, la résolution, qui est un caractère momentané de notre esprit, et un conséquent comme ailleurs, la contraction musculaire, qui est un caractère momentané d’un ou plusieurs de nos organes ; l’expérience les lie et nous fait prévoir que la contraction suivra la résolution, comme elle nous fait prévoir que l’explosion de la poudre suivra le contact de l’étincelle. — Plus précisément encore, et quels que soient les deux caractères, simultanés ou successifs, momentanés ou permanents, l’attache par laquelle le premier entraîne, provoque ou suppose le second comme contemporain, conséquent ou antécédent, n’est qu’une particularité du premier considéré seul et à part. On entend par là qu’il a, par lui-même, la propriété d’être accompagné, suivi ou précédé par l’autre ; voilà tout. En d’autres termes, il suffit qu’il existe pour que l’autre soit son compagnon, son précurseur ou son successeur. Dès qu’il est donné, aucune autre condition n’est requise ; les circonstances peuvent être quelconques, il n’importe. Qu’il soit donné dans tel ou tel individu, avec tel ou tel groupe d’autres caractères, en tel ou tel lieu ou moment, cela est indifférent ; la propriété qu’il a ne dépend ni des circonstances, ni de l’individu, ni du groupe environnant des autres caractères, ni du lieu, ni du moment ; pris à part et en soi, isolé par l’abstraction, extrait des divers milieux où on le rencontre, il possède cette propriété. C’est pourquoi, en quelque milieu qu’on le transporte, il la garde avec lui. S’il l’a toujours et partout, c’est qu’il l’a de lui-même et par lui seul. S’il l’a sans exception, c’est qu’il l’a sans condition. Si tous les triangles renferment une somme d’angles
égale à deux droits, c’est que le triangle abstrait a la propriété de renfermer une somme d’angles égale à deux droits. Si tous les morceaux de fer soumis
à l’humidité se rouillent, c’est que le fer pris à part, en lui-même, et soumis à l’humidité prise à part, en elle-même, possède la propriété de se rouiller. Si la loi est universelle, c’est qu’elle est abstraite. — Rien d’étonnant dans cette constitution des choses. Il n’est pas plus étrange de trouver des compagnons, des précurseurs et des successeurs à un caractère général, que d’en trouver à un individu particulier ou à un événement momentané. Sans doute, dans l’éparpillement infini et l’écoulement irrémédiable de l’être, ces sortes de caractères sont les seuls éléments qui soient partout les mêmes et renaissent toujours les mêmes ; mais ils n’existent point en dehors des individus et des événements, comme le voulait Platon, ni dans un monde autre que le nôtre ; car ils sont les caractères des événements et des individus qui composent notre monde. Comme les individus et les événements, ils sont des formes de l’existence, et ils ne diffèrent des individus et des événements que parce qu’ils sont des formes plus stables et plus répandues. À ce titre, nous devons nous attendre à leur trouver aussi des contemporains, des précédents, des suites, des particularités, des propriétés personnelles, et, pour y réussir, il n’y a qu’à les observer eux-mêmes à part.
C’est justement en cela que consiste la difficulté. Car comment observer à part un caractère qui, étant un extrait, ne se rencontre et ne peut se rencontrer que dans un cas ou individu particulier, c’est-à-dire dans une compagnie d’autres caractères ? Comment faire pour étudier dans la nature le fer en soi exposé à l’humidité en général, et pour constater qu’à cet état d’abstraction il a pour suite la rouille en général ? Comment faire pour démêler le triangle abstrait qui n’est ni scalène, ni isocèle, ni rectangle, pour mesurer ses angles abstraits qui ne sont ni égaux ni inégaux, et pour constater qu’en cet état étrange leur somme est égale à deux droits ? — De la question ainsi posée sort la réponse. Une fois que l’obstacle est bien déterminé, on peut ordinairement, sinon le supprimer, du moins le tourner. Deux artifices de méthode nous conduisent au but. Nous avons distingué deux sortes de caractères généraux. Les premiers sont réels, et les idées générales qui leur correspondent, par exemple celles du fer, de l’humidité et de la rouille, étant formées par extraction, s’ajustent à eux par degrés ; ils sont l’objet des sciences expérimentales, et leurs liaisons sont démêlées par voie inductive. Les seconds ne sont que possibles, et les idées générales qui leur correspondent, par exemple celles du triangle, de l’angle, des parallèles, étant formées par combinaison, ne sont que des cadres auxquels certaines choses réelles ont chance de s’ajuster : ils sont l’objet des sciences de construction, et leurs liaisons sont démêlées par voie déductive. — Suivons tour à tour ces deux chemins, et tâchons de noter les démarches successives de l’esprit qui les parcourt.
§ I. — Lois qui concernent les choses réelles
I
Ici, dans le premier chemin, notre point de départ est l’acquisition déjà expliquée des idées générales. En effet, l’enfant de quinze mois, qui répète et applique déjà quelques noms généraux, n’a qu’à en associer deux pour faire une proposition générale, et c’est le cas lorsqu’un objet qui évoque en lui un nom éveille encore en lui un autre nom. Il ébauche alors ses premières phrases balbutiées et dépourvues de verbe : soupe bonne, chat méchant, etc. Le mécanisme de cette jonction est très simple, et ici la pensée animale conduit naturellement à la pensée humaine. — Quand un chien voit dans une rigole ou dans un creux un liquide coulant, inodore, incolore et clair, cette perception, en vertu de l’expérience antérieure, suscite en lui par association l’image d’une sensation de froid, et la perception, jointe à l’image, fait chez lui un couple. Chez l’enfant, grâce aux noms appris et compris, la même perception évoque en outre le mot eau ; la même image évoque en outre le mot froid, et les deux mots eau, froid, associés entre eux par contagion, font un second couple surajouté.
Or plus tard, quand l’enfant repasse et insiste sur ces deux mots, il trouve que le premier évoque en lui une série indéfinie d’expériences antérieures, celle de la carafe, du puits, de la fontaine, de la pluie, de la rivière, et que dans chacune de ces représentations le mot froid est évoqué aussi bien que le mot eau. Il note alors qu’ils font couple à travers tout le défilé et toute la revue ; ce qu’il exprime en disant : Toutes les eaux sont froides. Un peu plus tard encore, il néglige les différences des diverses représentations et ne garde en lui que le couple lui-même ; ce qu’il exprime en disant : L’eau est froide. De cette façon, il énonce mentalement ou tout haut ses premières propositions générales et ses premières propositions abstraites. — Peu à peu, à mesure qu’il avance en âge, il apprend de nouveaux mots ; il les applique aux couples anciens de représentations que l’expérience antérieure a déjà établis en lui, et aux couples nouveaux de représentations que l’expérience incessante établit en lui tous les jours ; ainsi naissent de nouveaux couples de mots compris, c’est-à-dire d’idées. — C’est de dix-huit mois à cinq ou six ans que la majeure partie de ce travail s’accomplit ; plus tard, jusqu’à l’âge adulte, il continue, mais avec des acquisitions moindres. L’enfant porte ainsi une quantité de jugements sur les objets et les faits qui lui sont familiers : « Le sucre est bon. Le feu brûle. Un coup fait mal. Les chats griffent. Les vaches mangent l’herbe. Celui qui fait la grosse voix est en colère. » — Au commencement, étant donné un individu ou événement d’une certaine classe, il ne portait sur lui qu’un de ces jugements généraux ; bientôt il en porte deux, trois, quatre, puis dix, vingt, cent, et ainsi de suite. Voyant une forme bondissante à laquelle est associé chez lui le nom de chat, il a dit d’abord que le chat griffe ; il dira plus tard qu’il miaule, puis qu’il monte sur les toits, puis qu’il attrape les souris, etc. — Il en est de même pour tous les autres noms de classe ; chacun d’eux finit par évoquer un nombre considérable de jugements généraux, et chacun d’eux peut en évoquer un nombre indéfini. Par son escorte plus ou moins ample, chacun d’eux résume ainsi notre expérience plus ou moins ample, et il en donne la mesure, parce qu’il en est le produit.
Des jugements généraux de cette sorte et de cette provenance suffisent pour la pratique. Il n’y en a guère d’autres chez les enfants, les sauvages, les esprits incultes, et on n’en exprime guère d’autres dans la conversation ordinaire. Beaucoup d’hommes et beaucoup de peuples ne vont pas au-delà. Mais nous pouvons aller au-delà et, des propositions vulgaires, passer aux propositions scientifiques. L’expérience commencée nous a conduits aux premières ; l’expérience prolongée nous conduit aux secondes. Car, en appliquant à des cas nouveaux le jugement primitif, nous le trouvons inexact. L’enfant a d’abord prononcé que toutes les eaux sont froides ; s’il met les doigts dans une bouilloire retirée du feu, il se déjuge et n’attribue plus la froideur qu’à l’eau prise à certaine température. Un jardinier qui n’est point sorti de sa province estime que tous les cygnes sont blancs ; si on le conduit au Muséum et qu’on lui montre les cygnes noirs de l’Australie, il n’attribuera plus la blancheur qu’à une certaine variété de cygnes. Un étudiant en botanique croit que toutes les plantes dont la tige arborescente est disposée en couches concentriques lèvent avec deux cotylédons ; si on lui fait voir la cuscute et deux ou trois autres espèces, il verra que la loi précédente est presque universelle, mais non universelle. — Peu à peu, grâce à des corrections pareilles, nos jugements généraux s’adaptent aux choses. Au couple d’idées abstraites associées dans notre esprit correspond, trait pour trait, un couple de caractères abstraits associés dans la nature ; désormais, à chaque cas nouveau que nous observons, notre proposition reçoit une justification nouvelle, et la loi énoncée ne rencontre plus d’exceptions. — Au bout d’un temps fort long, après beaucoup de correspondances ainsi vérifiées, les hommes de certaines races et de certaines civilisations, les Européens modernes par exemple, ont fini par croire qu’il en est ainsi dans tous les cas, que telle est la constitution des choses, que toute la nature est régie par des lois, que tout son cours est uniforme, qu’en tout temps et en tout lieu, dans le monde moral et dans le monde physique, tout caractère donné a des conditions dont la présence entraîne sa présence. Cette supposition est-elle vraie ? Est-ce là une règle tout à fait universelle ? Nous examinerons cela plus tard. — En attendant, nous pouvons, d’après le grand nombre des lois constatées en nous et autour de nous, l’admettre pour notre petit univers, ou tout au moins nous en servir à l’occasion comme d’un instrument de recherche, pour démêler les conditions inconnues dont nous supposons que dépend le caractère connu, sauf à vérifier ensuite dans chaque cas notre succès ou notre défaite par la conformité ou la divergence de la supposition admise et des faits ultérieurs. C’est ainsi que nous cherchons, et nos différentes façons de chercher dans cette voie sont les divers procédés de l’induction scientifique.
II
Nous commençons donc par une hypothèse, mais par une hypothèse très vraisemblable, autorisée par une quantité de précédents, et, de plus, capable d’être infirmée ou confirmée après que nous aurons usé d’elle, partant aussi bien choisie que possible pour nous mettre dans le bon chemin et nous retirer du mauvais, si par hasard elle nous y conduit : c’est à savoir que tout caractère donné est le second terme d’un couple. Certains accompagnements ou antécédents, en d’autres termes, certaines conditions du caractère forment le premier terme du couple, et le premier terme entraîne toujours avec lui ou après lui le second ; peu importe le lieu, le moment, le cas, le sujet ; l’influence du premier terme s’exerce à travers toutes ces dissemblances ; bref, il suffit que les conditions soient données pour que le caractère soit donné.
Remarquez ce mot il suffit. Il est la clef de la porte, car il nous met en main une propriété des conditions inconnues, sorte de marque distinctive au moyen de laquelle nous les démêlerons dans l’amas de particularités où elles sont confondues. Nos inconnues entraînent par leur présence la présence du caractère, et, à son endroit, elles sont influentes : reconnaissons-les à ce signe propre, et, pour cela, écartons d’abord les particularités qui ne le portent pas. Ce sont celles qui peuvent manquer sans que le caractère manque ; car, à son endroit, leur absence équivaut à leur présence ; leur présence est donc sans influence sur lui ; ainsi elles ne sont point nos inconnues ; on doit donc les éliminer. — Or telles sont les différences de deux cas qui tous les deux présentent le caractère, car les particularités par lesquelles le premier cas diffère du second manquent dans le second, et les particularités par lesquelles le second diffère du premier manquent dans le premier : ces particularités peuvent donc manquer sans que le caractère manque ; partant, à son endroit, leur présence équivaut à leur absence ; leur présence est donc sans influence sur lui ; on doit donc les éliminer ; en d’autres termes, on doit éliminer les différences. Cette élimination faite, reste la portion commune aux deux cas : c’est donc dans cette portion commune que se trouvent nos inconnues. — De là une première méthode nommée par Mill méthode des concordances. Nous rassemblons beaucoup de cas qui présentent le caractère connu, et nous les choisissons aussi différents que possible. Plus ces différences seront grandes, plus l’élimination sera vaste. Plus l’élimination sera vaste, plus le reliquat commun sera petit. Or c’est lui qui contient nos inconnues ; donc, plus il sera petit, plus nous aurons de facilité à les dégager ; et, s’il consiste en un accompagnement ou en un antécédent unique, c’est forcément cet antécédent ou cet accompagnement qui est notre inconnue.
Ainsi, que l’on prenne tous les animaux à mamelles, et notamment les plus différents, la baleine, la chauve-souris, le singe, le cheval, le rat, l’ornithorynque ; qu’on retranche leurs différences. Après cette élimination énorme, il ne restera qu’un petit nombre de caractères communs, la circulation double, la circonscription des poumons par une plèvre, la propriété de pondre ses petits vivants ; c’est ce groupe entier ou un élément de ce groupe, entre autres le dernier, qui est visiblement l’accompagnement cherché ; en effet, il accompagne inséparablement la possession des mamelles. — Soit maintenant un conséquent connu et bien dégagé, la sensation de son94. Pour trouver son antécédent, nous recueillons beaucoup de cas où une oreille saine perçoit un son, le son produit par une cloche, par une corde qu’on pince ou que frotte un archet, le son d’un tambour que l’on frappe, d’un clairon où l’on souffle, le son de la voix humaine, le son que vous entendez dans l’eau ou en mettant l’oreille contre une poutre que l’on choque légèrement, etc. Après un long examen, on découvre que tous ces cas si différents s’accordent, autant qu’on en peut juger▶, en un seul point, qui est la présence d’un mouvement de va-et-vient, en d’autres termes, d’une vibration du corps sonore, comprise entre certaines limites de lenteur et de vitesse, et propagée à travers un milieu jusqu’à l’organe auditif. Cette vibration transmise est donc l’antécédent cherché.
Telle est la première méthode ; par elle, on exclut les différences des cas considérés, ce qui met à part leurs ressemblances. Elle a pour préalable le recueil de beaucoup de cas où le caractère connu soit donné. Elle adopte comme moyen l’élimination des particularités qui peuvent manquer sans que le caractère manque. Elle a pour auxiliaire une dissemblance aussi grande que possible entre les cas. Elle a pour but le dégagement de leurs concordances. Elle a pour effet l’isolement d’un reliquat qui, en tout ou en partie, est la condition cherchée.
Nous n’avons qu’à la retourner pour en posséder une autre, nommée par Mill méthode des différences. Soit un caractère connu, et prenons deux cas, le premier où il soit donné, le second où il ne soit pas donné. Ainsi qu’on l’a vu, la condition inconnue se reconnaît à ce signe qu’elle entraîne avec elle le caractère connu ; donc, partout où le caractère est absent, la condition est absente. Voilà un second signe distinctif, au moyen duquel nous pourrons la démêler dans l’amas de particularités où elle est incluse. Choisissons nos deux cas aussi semblables qu’il se pourra. Puisque le caractère connu est présent dans l’un et absent dans l’autre, sa condition inconnue est présente dans le premier et absente dans le second ; partant, elle ne peut être une des particularités par lesquelles les deux cas se ressemblent ; elle est donc forcément une des particularités par lesquelles les deux cas diffèrent. Ainsi, retranchons tous leurs caractères semblables ; le reliquat sera la somme de leurs dissemblances, et c’est dans ce reliquat que forcément la condition cherchée se trouvera comprise. Mais ce reliquat est très petit, puisque nous avons choisi nos deux cas aussi semblables que possible. Donc, s’il consiste en un seul accompagnement ou antécédent, cet accompagnement ou antécédent est la condition cherchée.
Ainsi, soit un caractère connu, la suprême dureté, ou capacité de rayer tous les autres corps. Nous prenons deux corps aussi semblables que possible, l’un où le caractère est présent, l’autre où il est absent ; l’un de ces corps est du diamant, qui est du carbone pur ; l’autre est du charbon purifié ; ou, mieux encore, l’un de ces corps est tel diamant, et l’autre est ce même diamant brûlé, réduit à l’état de coke. Propriétés chimiques, poids, molécules composantes, beaucoup de caractères et les plus importants de tous sont dans les deux cas exactement semblables. Nous les éliminons, et nous avons pour reste un groupe de caractères présents dans le diamant, absents dans le morceau de coke, l’éclat, la transparence, la forme octaédrique, la structure cristalline. C’est donc ce groupe entier, ou un élément de ce groupe, notamment le dernier, qui est l’accompagnement cherché ; en effet, les autres ne sont que ses divers aspects, et la structure cristalline accompagne invariablement dans le carbone la suprême dureté. — D’autre part, étant donnée la sensation de son, choisissons deux cas, l’un où elle se produise, l’autre où elle ne se produise point, et choisissons-les si exactement semblables qu’ils ne diffèrent que par un très petit nombre de caractères et, s’il se peut, par un seul. À cet effet, répétons deux fois le même cas en y introduisant ou supprimant la seconde fois une circonstance unique bien définie ; cette circonstance ajoutée ou retranchée, étant la seule différence qui sépare les deux cas, sera la condition cherchée. Par exemple, étant donné le son continu produit par un diapason vibrant, on touche légèrement les petites lames, ce qui arrête leur vibration ; aussitôt le son cesse. Étant donné le tintement d’une sonnette heurtée par son battant, on la met sous le récipient d’une machine pneumatique et l’on fait le vide ; aussitôt, le son cesse. Étant donné le diapason muet, on tend et on lâche subitement ses petites lames, ce qui leur rend leur vibration ; aussitôt, le son recommence. Étant donné le choc muet du battant contre la sonnette, on fait rentrer l’air dans la cloche pneumatique ; aussitôt, le son recommence. Ici, la seule circonstance tour à tour introduite ou supprimée parmi les antécédents du son est, pour le diapason, le rapide mouvement de va-et-vient, pour la sonnette la présence d’un milieu élastique. Cette double circonstance est donc la seule particularité par laquelle le cas où le son est présent diffère du cas où le son manque ; d’où il suit qu’elle est l’antécédent cherché.
Telle est la seconde méthode ; par elle, on exclut les ressemblances des cas considérés, ce qui pose à part leurs différences. Elle a pour préalable le choix de deux cas distingués, l’un par la présence, l’autre par l’absence du caractère connu. Elle adopte comme moyen l’élimination des particularités qui peuvent subsister, quoique le caractère manque. Elle a pour auxiliaire une ressemblance la plus grande possible entre les deux cas. Elle a pour but le dégagement des différences. Elle a pour effet l’isolement d’un reliquat, qui, en tout ou en partie, est la condition cherchée.
Ces deux méthodes en suggèrent une troisième, nommée par Mill méthode des variations concomitantes. Aux deux moyens par lesquels nous démêlions la condition inconnue s’en ajoute un troisième. Nous la démêlions, en éliminant les particularités qui peuvent manquer sans que le caractère connu manque, ou les particularités qui peuvent subsister quoique le caractère connu manque. Nous pouvons encore la démêler en constatant dans un des accompagnements ou des antécédents du caractère connu des variations exactement correspondantes aux variations du caractère connu. En plusieurs cas, et notamment dans ceux où nous ne pouvons suivre rigoureusement la méthode des différences, ce troisième moyen est très utile et nous conduit par une autre voie au même but.
Par exemple, soit un caractère connu, le ralentissement progressif et, par suite, l’extinction finale du mouvement du pendule. Nous ne pouvons pas construire un pendule qui oscille toujours, ni par conséquent trouver un second cas où le caractère connu soit absent. À ce cas impraticable du ralentissement nul, nous substituons plusieurs cas praticables de ralentissement moindre. Nous diminuons de plus en plus les obstacles que rencontre le pendule, et nous trouvons que son ralentissement diminue à proportion. Quand les frottements du point d’attache sont aussi faibles que possible, et quand l’air environnant est aussi rare que possible, il met trente heures, et non plus quelques minutes, à s’arrêter. À mesure que les obstacles approchent du degré où ils seraient nuls, le ralentissement approche du degré où il serait nul. Autant que nous pouvons en ◀juger▶, entre le premier cas où le pendule cesse d’osciller après quelques minutes et les autres cas où il continue son oscillation pendant un temps de plus en plus long, il n’y a qu’une différence : c’est que, dans le premier cas, les obstacles sont plus grands, et que, dans les autres, ils sont moindres ; cette présence d’un surplus d’obstacles est donc l’antécédent d’un ralentissement plus grand. — Mais cela ne prouve pas encore que, si les obstacles étaient nuls, le ralentissement serait nul. Car il pourrait se faire que la diminution de l’antécédent et la diminution du conséquent n’allassent point du même pas ; peut-être, à mesure que la résistance diminue de moitié, le ralentissement ne diminue que du quart ou d’une fraction inférieure ; ce serait le cas si le ralentissement avait deux causes, l’une qui serait une propriété inhérente au mouvement lui-même, à savoir la tendance à finir au bout d’un certain temps, l’autre qui appartiendrait aux circonstances, c’est-à-dire à la résistance des corps environnants. Dans ce cas, la suppression totale des obstacles ne ferait que diminuer encore le ralentissement, sans le supprimer tout à fait ; le pendule oscillerait soixante heures et davantage, mais à la fin il s’arrêterait. — Il faut donc prouver que le ralentissement diminue du même pas que la résistance, et qu’à tout degré ôté ou ajouté à la résistance correspond un degré égal ôté ou ajouté au ralentissement. Ce que l’on fait par les deux méthodes déjà décrites, en cherchant, non plus l’antécédent du ralentissement, mais les antécédents de deux de ses diminutions ou augmentations mesurées d’avance, et en découvrant, par l’extraction des concordances ou des différences, que ces antécédents sont deux diminutions ou augmentations précisément égales introduites dans la somme des résistances que présentent les obstacles environnants. Cela établi, il est prouvé que, lorsque la résistance est nulle, le ralentissement est nul. — Voilà la proposition que tout à l’heure nous n’avons pu établir par l’expérience ; mais à présent nous n’avons plus besoin de l’établir par l’expérience ; la lacune est comblée ; on peut se passer de l’observation ; on a son équivalent. Grâce à cet équivalent, on sait maintenant que le cas dans lequel le mouvement se ralentit et le cas dans lequel il ne se ralentit pas ne différent que par un caractère, à savoir, la résistance opposée dans le premier cas par des obstacles ; d’où il suit que cette résistance est l’antécédent cherché. — Telle est la troisième méthode, qui, composée de la première et de la seconde, est un substitut de la seconde, et qui leur est souvent supérieure, parce qu’elle détermine non seulement la qualité, mais encore la quantité de la condition inconnue95.
Toutes ces méthodes ont recours au même artifice, qui est l’élimination ou exclusion des caractères qui ne sont point la condition cherchée. Soit un caractère connu ; il est accompagné ou précédé de dix autres. Lequel ou lesquels de ces dix sont les conditions de sa présence, en sorte que leur présence entraîne la sienne ? Toute la difficulté et toute la découverte sont là. Pour résoudre la difficulté et pour opérer la découverte, il faut éliminer, c’est-à-dire exclure, parmi les dix, ceux qui, n’ayant point d’influence sur lui, n’entraînent point sa présence. Mais, comme effectivement on ne peut les exclure et que, dans la nature, le caractère cherché est toujours noyé dans une foule d’autres, on assemble des cas qui, par leur diversité, autorisent l’esprit à expulser cette foule. On cherche des indices qui nous permettent de distinguer la condition cherchée et les accessoires parasites. On trouve trois de ces indices, on les applique ; pour plus de sûreté, on les applique tour à tour et tous les trois, afin qu’ils se contrôlent l’un l’autre. L’expulsion faite, il ne reste devant nous que la condition cherchée.
Il y a des cas où ces procédés éliminateurs sont impuissants, et ce sont ceux où le conséquent, quoique produit par un concours d’antécédents, ne peut pas être divisé en ses éléments. Les méthodes d’isolement sont alors impraticables ; et, comme nous ne pouvons plus éliminer, nous ne pouvons plus induire. — Or, cette difficulté si grave se rencontre dans presque tous les cas du mouvement, car presque tout mouvement est l’effet d’un concours de forces, et les effets respectifs des diverses forces se trouvent mêlés en lui à un tel point qu’on ne peut les séparer sans le détruire, en sorte qu’il semble impossible de savoir quelle part chaque force a dans la production de ce mouvement. Prenez un corps sollicité par deux forces dont les directions font un angle ; il se meut suivant la diagonale ; chaque partie, chaque moment, chaque
position, chaque élément de son mouvement est l’effet combiné des deux forces sollicitantes. Les deux effets se pénètrent tellement qu’on n’en peut isoler aucun pour le rapporter à sa source. — Pour apercevoir séparément chaque effet, il faudrait considérer des mouvements dirigés dans un autre sens, c’est-à-dire supprimer le mouvement donné et le remplacer par d’autres. Il est le conséquent double d’un antécédent double, et, comme on ne peut isoler l’une ou l’autre de ses deux parties, on ne peut isoler l’une ou l’autre des deux parties de son antécédent. Ni la méthode ordinaire des concordances ou des différences, ni la méthode accessoire des résidus ou des variations concomitantes, qui sont toutes décomposantes et éliminatives, ne peuvent servir pour un cas qui, par nature, se refuse à toute élimination et à toute décomposition. — Il faut donc tourner l’obstacle, et c’est ici qu’apparaît la dernière clef de la nature, la méthode de déduction. D’abord, nous empruntons aux sciences de construction un de leurs procédés : nous quittons l’effet, nous nous reportons à côté de lui, nous en étudions d’autres plus simples ; nous examinons divers effets ou conséquents analogues, nous lions chacun d’eux à sa cause ou antécédent par les procédés de l’induction ordinaire ; puis nous faisons une construction. Nous assemblons mentalement plusieurs de ces antécédents ou causes, et nous concluons, d’après leurs conséquents ou effets connus, quel doit être leur conséquent ou effet total. Nous vérifions ensuite si l’effet total donné est exactement semblable à l’effet total prédit, et, si cela est, nous l’attribuons à la combinaison de causes que nous avons fabriquée. — Ainsi, pour découvrir les causes du mouvement des planètes, nous établissons,
par des inductions simples, d’une part, la loi qui lie le mouvement dirigé selon la tangente à une force d’impulsion initiale, d’autre part, la loi qui lie la chute d’un corps vers un autre à la force accélératrice de la pesanteur. De ces deux lois induites, nous déduisons, par le calcul, les diverses positions et vitesses que prendrait un corps soumis aux sollicitations combinées d’une impulsion initiale et de la pesanteur accélératrice, et, vérifiant que les mouvements planétaires observés coïncident exactement avec les mouvements prévus, nous concluons que les deux forces en question sont effectivement les causes des mouvements planétaires. « C’est à cette méthode, dit Mill, que l’esprit humain doit ses plus grands triomphes ; nous lui devons toutes les théories qui ont réuni des phénomènes vastes et compliqués sous quelques lois simples. »
Elle n’est qu’une dérivation des précédentes, car elle part d’une propriété de l’antécédent obtenu par les précédentes. Cette propriété est d’être suffisant, c’est-à-dire de provoquer par sa seule présence un certain conséquent. Partant, s’il est présent, ce conséquent naîtra ; et, si un autre antécédent obtenu de même est présent aussi, son conséquent naîtra pareillement ; en sorte que le conséquent total sera mixte et double. — À présent, si le conséquent total observé coïncide dans toutes ses parties avec le conséquent total prédit, on dira avec certitude que le double antécédent supposé suffit pour le faire naître, et on pourra supposer que, dans le cas en question, ce double antécédent existe en fait. — À la vérité, ce ne sera là qu’une supposition ou hypothèse ; mais elle sera d’autant plus probable que le conséquent total, étant plus complexe et plus multiple, limitera
davantage le nombre des hypothèses capables d’en rendre compte ; et elle sera tout à fait certaine lorsqu’on pourra démontrer, ce qui est le cas pour le mouvement des planètes, que nulle autre combinaison de forces ne pourrait le produire, c’est-à-dire que le double antécédent admis est non seulement possible, mais le seul possible et partant réel.
Ce sont là des formules ; un exemple sera plus clair ; en voici un où l’on va voir toutes les méthodes en exercice ; il s’agit de la théorie de la rosée du docteur Well. Je citerai les propres paroles de sir John Herschel et de Stuart Mill96. Elles sont si nettes qu’il faut se donner le plaisir de les méditer : « Il faut d’abord distinguer la rosée de la pluie aussi bien que des brouillards, et la définir en disant qu’elle est l’apparition spontanée d’une moiteur sur des corps exposés en plein air, quand il ne tombe point de pluie ni d’humidité visible. »
La rosée ainsi définie, quelle en est la cause et comment l’a-t-on trouvée ?
« D’abord, nous avons des phénomènes analogues dans la moiteur qui couvre un métal froid ou une pierre lorsque nous soufflons dessus, qui apparaît en été sur les parois d’un verre d’eau fraîche qui sort du puits, qui se montre à l’intérieur des vitres quand la grêle ou une pluie soudaine refroidit l’air extérieur, qui coule sur nos murs lorsque après un long froid arrive un dégel tiède et humide. Comparant tous ces cas, nous trouvons qu’ils contiennent tous le phénomène en question. Or, tous ces cas s’accordent en un point, à savoir que l’objet qui se couvre de rosée est plus froid que l’air qui le touche. Cela arrive-t-il aussi dans le cas de la rosée nocturne ? Est-ce un fait que l’objet baigné de rosée est plus froid que l’air ? Nous sommes tentés de répondre que non, car qu’est-ce qui le rendrait plus froid ? Mais l’expérience est aisée : nous n’avons qu’à mettre un thermomètre en contact avec la substance couverte de rosée, et à en suspendre un autre un peu au-dessus, hors de la portée de son influence. L’expérience a été faite, la question a été posée, et toujours la réponse s’est trouvée affirmative. Toutes les fois qu’un objet se recouvre de rosée, il est plus froid que l’air.
« Voilà une application complète de la méthode de concordance : elle établit une liaison invariable entre l’apparition de la rosée sur une surface et la froideur de cette surface comparée à l’air extérieur. Mais laquelle des deux est cause, et laquelle effet ? ou bien sont-elles toutes les deux les effets de quelque chose d’autre ? Sur ce point, la méthode de concordance ne nous fournit aucune lumière. Nous devons avoir recours à une méthode plus puissante : nous devons varier les circonstances ; nous devons noter les cas où la rosée manque, car une des conditions nécessaires pour appliquer la méthode de différence, c’est de comparer des cas où le phénomène se rencontre avec d’autres où il ne se rencontre pas.
« Or la rosée ne se dépose pas sur la surface des métaux polis, tandis qu’elle se dépose très abondamment sur le verre. Voilà un cas où l’effet se produit et un autre où il ne se produit point Mais, comme les différences qu’il y a entre le verre et les métaux polis sont nombreuses, la seule chose dont nous puissions encore être sûrs, c’est que la cause de la rosée se trouvera parmi les circonstances qui distinguent le verre des métaux polis… Cherchons donc à démêler cette circonstance, et pour cela employons la seule méthode possible, celle des variations concomitantes. Dans le cas des métaux polis et du verre poli, le contraste montre évidemment que la substance a une grande influence sur le phénomène. C’est pourquoi faisons varier autant que possible la substance seule, en exposant à l’air des surfaces polies de différentes sortes. Cela fait, on voit tout de suite paraître une échelle d’intensité. Les substances polies qui conduisent le plus mal la chaleur sont celles qui s’imprègnent le plus de rosée ; celles qui conduisent le mieux la chaleur sont celles qui s’en humectent le moins : d’où l’on conclut que l’apparition de la rosée est liée au pouvoir que possède le corps de résister au passage de la chaleur.
« Mais, si nous exposons à l’air des surfaces rudes au lieu de surfaces polies, nous trouvons quelquefois cette loi renversée. Ainsi le fer rude, particulièrement s’il est peint ou noirci, se mouille de rosée plus vite que le papier verni. L’espèce de surface a donc beaucoup d’influence. C’est pourquoi exposons la même substance en faisant varier le plus possible l’état de sa surface (ce qui est un nouvel emploi de la méthode des variations concomitantes), et une nouvelle échelle d’intensité se montrera. Les surfaces qui perdent leur chaleur le plus aisément par le rayonnement sont celles qui se mouillent le plus abondamment de rosée. On en conclut que l’apparition de la rosée est liée à la capacité de perdre la chaleur par voie de rayonnement.
« À présent, l’influence que nous venons de reconnaître à la substance et à la surface nous conduit à considérer celle de la texture, et là nous rencontrons une troisième échelle d’intensité, qui nous montre les substances d’une texture ferme et serrée, par exemple les pierres et métaux, comme défavorables à l’apparition de la rosée, et au contraire les substances d’une texture lâche, par exemple le drap, le velours, la laine, le duvet, comme éminemment favorables à la production de la rosée. La texture lâche est donc une des circonstances qui la provoquent. Mais cette troisième cause se ramène à la première, qui est le pouvoir de résister au passage de la chaleur, car les substances de texture lâche sont précisément celles qui fournissent les meilleurs vêtements, en empêchant la chaleur de passer de la peau à l’air, ce qu’elles font en maintenant leur surface intérieure très chaude pendant que leur surface extérieure est très froide.
« Ainsi, les cas très variés dans lesquels beaucoup de rosée se dépose s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement que les corps en question conduisent lentement la chaleur ou la rayonnent rapidement, — deux qualités qui ne s’accordent qu’en un seul point, qui est qu’en vertu de l’une ou de l’autre le corps tend à perdre sa chaleur par sa surface plus rapidement qu’elle ne peut lui être restituée par le dedans. Au contraire, les cas très variés dans lesquels la rosée manque ou est très peu abondante s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement que les corps en question n’ont pas cette propriété. Nous pouvons maintenant répondre à la question primitive et savoir lequel des deux, du froid et de la rosée, est la cause de l’autre. Nous venons de trouver que la substance sur laquelle la rosée se dépose doit, par ses seules propriétés, devenir plus froide que l’air. Nous pouvons donc rendre compte de sa froideur, abstraction faite de la rosée, et, comme il y a une liaison entre les deux, c’est la rosée qui dépend de la froideur ; en d’autres termes, la froideur est la cause de la rosée.
« Maintenant, cette loi si amplement établie peut se confirmer de trois manières différentes, et premièrement par déduction, en partant des lois connues que suit la vapeur aqueuse lorsqu’elle est diffuse dans l’air ou dans tout autre gaz. On sait par l’expérience directe que la quantité d’eau qui peut rester suspendue dans l’air à l’état de vapeur est limitée pour chaque degré de température, et que ce maximum devient moindre à mesure que la température diminue. Il suit de là déductivement que, s’il y a déjà autant de vapeur suspendue en l’air que peut en contenir sa température présente, tout abaissement de cette température portera une portion de la vapeur à se condenser et se changer en eau. Mais, de plus, nous savons déductivement, d’après les lois de la chaleur, que le contact de l’air avec un corps plus froid que lui-même abaissera nécessairement la température de la couche d’air immédiatement appliquée à sa surface, et par conséquent la forcera d’abandonner une portion de son eau, laquelle, d’après les lois ordinaires de la gravitation ou cohésion, s’attachera à la surface du corps, ce qui constituera la rosée… Cette preuve déductive a l’avantage de rendre compte des exceptions, c’est-à-dire des cas où, le corps étant plus froid que l’air, il ne se dépose pourtant point de rosée ; car elle montre qu’il en sera nécessairement ainsi lorsque l’air sera si peu fourni de vapeur aqueuse, comparativement à sa température, que, même étant un peu refroidi par le contact d’un corps plus froid, il sera encore capable de tenir en suspension toute la vapeur qui s’y trouvait d’abord suspendue. Ainsi, dans un été très sec, il n’y a pas de rosée, ni, dans un hiver très sec, de gelées blanches.
« La seconde confirmation de la théorie se tire de l’expérience directe pratiquée selon la méthode de différence. Nous pouvons, en refroidissant la surface de n’importe quel corps, atteindre en tous les cas une température à laquelle la rosée commence à se déposer. Nous ne pouvons, à la vérité, faire cela que sur une petite échelle ; mais nous avons d’amples raisons pour conclure que la même opération, si elle était conduite dans le grand laboratoire de la nature, aboutirait au même effet.
« Et, finalement, nous sommes capables de vérifier le résultat, même sur cette grande échelle. Le cas est un de ces cas rares où la nature fait l’expérience pour nous, de la même manière que nous la ferions nous-mêmes, c’est-à-dire en introduisant dans l’état antérieur des choses une circonstance nouvelle, unique et parfaitement définie, et en manifestant l’effet si rapidement que le temps manquerait pour tout autre changement considérable dans les circonstances antérieures. On a observé que la rosée ne se dépose jamais abondamment dans des endroits fort abrités contre le ciel ouvert, et point du tout dans les nuits orageuses ; mais que, si les nuages s’écartent, fût-ce pour quelques minutes seulement, de façon à laisser une ouverture, la rosée commence à se déposer et va en augmentant. Ici il est complètement prouvé que la présence ou l’absence d’une communication non interrompue avec le ciel cause la présence ou l’absence de la rosée. Mais, puisqu’un ciel clair n’est que l’absence des nuages, et que les nuages, comme tous les corps entre lesquels et un objet donné il n’y a rien qu’un fluide élastique, ont cette propriété connue, qu’ils tendent à élever ou à maintenir la température de la surface de l’objet en rayonnant vers lui de la chaleur, nous voyons à l’instant que la retraite des nuages refroidira la surface. Ainsi, dans ce cas, la nature ayant produit un changement dans l’antécédent par des moyens connus et définis, le conséquent suit et doit suivre : expérience naturelle conforme aux règles de la méthode de différence. »
§ II. — Lois qui concernent les choses possibles
I
On voit que ce procédé est fort long, car il suppose le recueil, le choix et la comparaison de plusieurs cas. En outre, d’ordinaire, plus la loi ainsi découverte est générale, plus il nous faut de temps pour y arriver, car elle suppose la découverte préalable de diverses lois partielles ; Newton, Geoffroy Saint-Hilaire, Dalton, Faraday ne sont venus qu’après beaucoup d’autres, et la loi inductive la plus large que nous connaissions, celle qui pose la conservation de la force, a été trouvée hier97. Enfin, si bien établie et vérifiée que soit une de ces lois, si l’on veut l’appliquer hors du petit cercle d’espace et du court fragment de durée dans lesquels sont confinées nos observations, elle n’est que probable. Il n’est pas absolument sûr que, par-delà les dernières nébuleuses d’Herschell, la loi de la gravitation tienne encore bon. Il n’est pas du tout certain que, dans le soleil, l’hydrogène et l’oxygène gardent l’affinité chimique que nous leur connaissons sur notre terre. Il est possible que dans le soleil la température excessive, par-delà les dernières nébuleuses quelques circonstances inconnues, interviennent pour annuler ou altérer la loi. Par conséquent, si l’on considère la proposition qui l’énonce, on trouve, d’une part, que l’acquisition en est tardive, d’autre part, que l’application en est limitée.
II
Tels sont les traits distinctifs des propositions générales dans lesquelles les idées composantes, formées par extraction et graduellement ajustées aux caractères généraux des choses réelles, sont tenues de correspondre à leur objet. — Tout autres sont les traits distinctifs des propositions générales dont les idées composantes, formées par construction, ne sont pas assujetties à une obligation semblable. Ce sont celles de l’arithmétique, de la géométrie, de la mécanique pure, de toutes les sciences mathématiques, et, plus généralement, de toutes les sciences déductives. Les propositions de ces sciences ne sont pas seulement probables, mais certaines au-delà de notre petit monde ; en tout cas, nous croyons qu’il en est ainsi, et, de plus, nous ne pouvons ni croire ni même concevoir qu’il en soit autrement. Même par-delà les dernières nébuleuses, deux faits ou objets ajoutés à trois faits ou objets de la même classe font cinq faits ou objets de la même classe ; s’il s’y trouve un triangle, la somme de ses angles est, comme chez nous, égale à deux droits ; si un corps y est mû par deux forces dont les directions font un angle, il suivra comme chez nous la diagonale. Du moins, quelque effort que nous fassions pour concevoir le contraire, nous n’y parvenons pas ; une fois bien entendues, les deux idées qui composent la proposition font dans notre esprit un couple indissoluble dont les termes, par eux-mêmes, répugnent à toute séparation. — En outre, parmi ces propositions, ce sont les plus générales qui sont découvertes les premières, car c’est par elles qu’on prouve les moins générales. Au point de vue géométrique, l’idée de solide est moins générale que celle de surface, et celle de surface moins générale que celle de ligne, puisque le solide est construit avec des surfaces et la surface avec des lignes, d’où il suit que, sinon dans la nature, du moins dans l’esprit, la surface se rencontre sans le solide, et la ligne sans la surface, mais non le solide sans la surface, ni la surface sans la ligne ; ce qui donne à la surface un cas de plus qu’au solide et à la ligne un cas de plus qu’à la surface. Or chacun sait que, pour établir les propositions qui concernent les solides, il faut d’abord établir celles qui concernent les surfaces, et que, pour établir les propositions qui concernent les surfaces, il faut d’abord établir celles qui concernent les lignes. — Enfin, parmi les plus générales de ces propositions, il en est quelques-unes, nommées axiomes, qu’on ne démontre point, et par lesquelles on démontre le reste. On les plante en tête de chaque science, comme des crampons pour y accrocher toutes les autres. Celles-ci sont autant d’anneaux qui font une ou plusieurs chaînes ; chaque anneau y est suspendu au précédent et soutient le suivant ; mais les points d’appui qui portent le tout sont deux, trois, quatre propositions expresses ou tacites, placées au sommet. Si on ne les démontre point, c’est qu’on les déclare évidentes par elles-mêmes ; du moins il semble au lecteur attentif que, pour les admettre, il n’a pas besoin de preuve : il lui suffit de les comprendre. Sitôt que les deux idées dont la proposition est composée sont nettes dans son esprit, elles s’attachent l’une à l’autre et y font couple ; cette soudure réciproque est instantanée ; chacun voit du premier coup que, parmi toutes les lignes menées d’un point à un autre point, la ligne droite est la plus courte. Pareillement, dans chaque autre science déductive, il y a certaines idées primitives qui, une fois présentes dans l’esprit, s’engrènent ensemble aussi vite, par une attache aussi invincible, avec une autorité aussi incontestée. Voilà certes des propositions formées d’une façon étrange, et ce sont elles que nous allons d’abord examiner.
III
Il y a, pour ces sortes de propositions, deux sortes de preuves, l’une expérimentale, inductive, approximative et lente, l’autre analytique, déductive, exacte et courte ; c’est la dernière dont on se sert dans toutes les sciences de construction. — Pour mieux marquer les caractères et les contrastes de ces deux preuves, que le lecteur me permette une supposition. Soit une proposition très voisine des axiomes, cette vérité de la géométrie élémentaire que dans tout triangle la somme des angles est égale à deux droits. J’imagine un homme qui n’est pas géomètre et qui, par la structure de son cerveau, est incapable de le devenir, mais très patient, très exact et très habile à induire ; je lui mets en main un demi-cercle divisé en minutes et en secondes pour la mesure des angles ; je trace devant lui une quantité de triangles, je lui enseigne à en tracer d’autres, et je le prie de chercher si, dans tous ces triangles, la somme des angles n’égale pas une certaine somme d’angles droits. — Pendant plusieurs journées, il applique son demi-cercle aux angles de trois ou quatre cents triangles ; pour chacun d’eux, il regarde sur son demi-cercle les trois valeurs des trois angles, et, additionnant ces valeurs, il trouve toujours que leur somme est de 180 degrés ou de deux droits. Cela l’intéresse, et il tâche de démêler les lois partielles dont cette loi, obtenue par le recueil des concordances, est le total. — Il prend d’abord des triangles chez lesquels un angle est droit ; la somme des deux autres angles est alors égale à un droit, et il lui sera plus aisé de trouver la circonstance qui provoque cette égalité. Reprenant son demi-cercle, il constate que, toutes les fois que le premier de ces deux angles se rapproche de la valeur de l’angle droit, le second s’en écarte, en sorte que la diminution de l’un est compensée par l’augmentation de l’autre, et que, grâce à cette compensation perpétuelle, la somme des deux angles est toujours égale à un droit. — Il prend ensuite des triangles quelconques et chez lesquels un angle est de même grandeur ; puis, mesurant cet angle, il calcule par une soustraction la valeur que doivent avoir ensemble les deux autres angles pour former avec lui une grandeur égale à deux droits. Appliquant encore une fois son demi-cercle, il constate que, toutes les fois que le premier de ces deux angles s’approche davantage de la valeur requise, le second s’en écarte davantage, en sorte que, la perte égalant le gain, la somme des deux angles est toujours égale à la valeur requise. — Ainsi dans tous les triangles, un angle étant donné, les diminutions ou augmentations qu’un des deux angles restants peut éprouver sont compensées par des augmentations ou diminutions égales de l’autre, et compensées de telle sorte que la grandeur totale des deux angles restants soit la valeur requise pour former avec l’angle donné une somme d’angles égale à deux droits. — Cela fait, notre chercheur a trouvé une liaison fixe entre les valeurs du deuxième et du troisième angle, une autre liaison fixe entre la somme de ces valeurs et la valeur du premier angle, et, par ces deux liaisons, il s’explique la valeur totale des trois angles. Mais il est à bout, il ne peut aller plus loin. Bien plus, après tant de mesures, d’additions, de soustractions et de récapitulations, il a des motifs de doute ; il doit se demander si ses triangles tracés sont absolument parfaits, si les divisions de son demi-cercle sont rigoureusement égales, si, en appliquant son demi-cercle aux angles, il fait coïncider exactement les lignes des divisions avec les côtés des angles. Qu’il prenne un fort microscope ; en bien peu de cas il trouvera ces conditions remplies, et il doit supposer que, si le microscope était plus fort, il ne les trouverait remplies en aucun cas. Partant, tout ce qu’il peut affirmer, c’est que, dans des triangles sensiblement parfaits, la somme des trois angles est sensiblement égale à deux droits. — À présent, faisons intervenir le géomètre ; il ne trace qu’un triangle ; encore n’est-ce point de celui-ci qu’il s’occupe ni d’aucun autre triangle tracé ; son objet est un triangle quelconque ; il nous en avertit expressément ; la figure sensible n’est pour lui qu’un moyen de faire plus aisément une construction mentale ; ses yeux suivent sur le papier ou sur le tableau des lignes idéales auxquelles le tracé physique ne correspond qu’à peu près. Il complète sa construction mentale et sa figure sensible, en conduisant, par le sommet du triangle et parallèlement à la base, d’une part une ligne idéale, d’autre part un tracé physique entre lesquels il y ait aussi une correspondance grossière. La construction mentale achevée, il reprend ses définitions du triangle et des parallèles, il en note les cléments, il suit du doigt ces éléments dans le tracé approximatif, il rencontre en l’un ou plusieurs d’entre eux la propriété cherchée, et prouve ainsi le théorème par l’analyse de ses définitions.
Les axiomes sont des théorèmes analogues, mais qu’on se dispense de prouver, soit parce que la preuve en est très facile, soit parce que la preuve en est très difficile. En d’autres termes, ce sont des propositions analytiques, où le sujet contient l’attribut soit d’une façon très visible, ce qui rend l’analyse inutile, soit d’une façon très masquée, ce qui rend l’analyse presque impraticable. De là deux espèces d’axiomes, lesquelles confinent l’une à l’autre par des transitions.
Au bas de l’échelle, il y en a qui semblent insignifiants ; c’est que l’analyse demandée y est toute faite ; les termes de l’attribut se trouvent par avance dans les termes du sujet ; le lecteur ne trouve point la proposition instructive ; il juge qu’on lui dit deux fois la même chose. Tels sont les fameux axiomes métaphysiques d’identité et de contradiction. — Le premier peut s’exprimer ainsi : si dans un objet telle donnée est présente, elle y est présente. — Le second peut recevoir cette formule : si dans un objet telle donnée est présente, elle n’en est point absente ; si dans un objet telle donnée est absente, elle n’y est point présente. — Comme les mots présent et non absent, absent et non présent sont synonymes, il est clair que, dans l’axiome de contradiction aussi bien que dans l’axiome d’identité, le second membre de la phrase répète une portion du premier ; c’est une redite ; on a piétiné en place. — De là un troisième axiome métaphysique, celui d’alternative, moins vide que les précédents ; car il faut une courte analyse pour le prouver ; on peut l’énoncer en ces termes : dans tout objet, telle donnée est présente ou absente. — En effet, supposons le contraire, c’est-à-dire que dans l’objet la donnée ne soit ni absente ni présente. Non absente, cela signifie qu’elle est présente ; non présente, cela signifie qu’elle est absente ; les deux ensemble signifient donc que dans l’objet la donnée est à la fois présente et absente, ce qui est contraire aux deux branches de l’axiome de contradiction, l’une par laquelle il est dit que, si dans un objet telle donnée est présente, elle n’en est pas absente, et l’autre par laquelle il est dit que, si dans un objet telle donnée est absente, elle n’y est pas présente. — Maintenant, reprenons l’axiome d’alternative, et observons l’attitude de l’esprit qui le rencontre pour la première fois. Il est sous-entendu dans une foule de propositions ; c’est parce qu’on l’admet implicitement qu’on les admet explicitement. Par exemple, quelqu’un vous dit : Tout triangle est équilatéral ou non ; tout vertébré est quadrupède ou non. Sans examiner aucun triangle ni aucun vertébré, vous reconnaissez que forcément ces propositions sont vraies : l’alternative est inévitable ; vous ne pouvez vous y soustraire. Et cependant, d’ordinaire, vous n’avez pas de preuve en main. Vous n’avez pas fait l’analyse précédente ; vous ne sauriez montrer, comme nous venons de le faire, la série des liaisons par lesquelles la proposition se rattache à l’axiome de contradiction. Vous n’avez point dégagé et suivi comme nous les idées très abstraites qui, par leur filière délicate et continue, soudent ensemble les deux membres de la proposition. Qu’est-ce à dire, sinon qu’à défaut de la vue claire vous avez le sentiment confus de cette soudure, et que la jonction existe entre les deux membres de votre pensée, sans que vous puissiez montrer précisément les points de jonction ? — Tous les jours, nous voyons cette efficacité des idées latentes ; nous sentons que telle personne n’a pu agir ainsi, que telle démarche serait inopportune, que tel acte est honnête ou blâmable ; et le plus souvent nous ne saurions dire pourquoi ; néanmoins il y a en nous un pourquoi, une raison secrète ; cette raison est une idée, une idée incluse dans la conception totale que nous nous sommes faite de cette personne, de cette démarche, de cet acte ; elle existe dans la conception totale comme un segment non tracé dans un cercle, comme un gramme de plomb dans un poids de plomb ; elle y est active au même titre que ses associées ; toutes ensemble font un bloc qui, au contact d’un autre, manifeste tantôt une affinité qui aboutit à l’union, tantôt une répugnance qui aboutit à la séparation. Plus tard, à la réflexion, nous désagrégeons ce bloc ; au moyen de mots abstraits, nous isolons ses idées composantes ; nous en trouvons une qui nous explique la jonction involontaire ou l’incompatibilité insurmontable de nos deux conceptions. — Qu’il y ait des idées probantes incluses dans les termes de l’axiome précédent, on ne peut en douter, puisque nous venons de les démêler et de les arranger en preuve. Que des idées non démêlées puissent et doivent agir à l’état latent pour unir ou dissocier deux conceptions où elles sont incluses, cela est certain, puisque journellement nous sommes témoins du fait. Nous pouvons donc conclure que les soudures et les répulsions mentales constatées à propos de l’axiome précédent ont pour cause la présence dissimulée des idées latentes que nous avons démêlées tout à l’heure, et conjecturer que, dans tous les axiomes semblables, c’est la même cause qui produit le même effet.
IV
Il serait trop long et, de plus, inutile de les analyser tous. Attachons-nous à ceux qui sont le plus fructueux et qui servent à construire des sciences entières. — En tête de l’arithmétique, de l’algèbre et de la géométrie, on inscrit les deux axiomes suivants : si, à deux grandeurs égales entre elles, on ajoute deux grandeurs égales entre elles, les sommes sont encore égales ; si, de deux grandeurs égales entre elles, on ôte deux grandeurs égales entre elles, les restes sont encore égaux. — Certainement nous pouvons former ces deux propositions par l’induction ordinaire, et, très probablement, c’est de cette manière qu’elles s’établissent d’abord dans notre esprit. Voici deux troupeaux de moutons, chacun de vingt dans son enclos ; ils peuvent être accrus ou diminués ; ce sont donc des grandeurs. Je fais entrer quinze moutons dans le premier enclos et quinze autres dans le second ; je compte ensuite les deux troupeaux ainsi accrus, et je trouve que, dans chaque parc, il y en a trente-cinq. Je fais sortir alors dix-sept moutons du premier enclos et dix-sept autres moutons du second ; puis je compte les deux troupeaux ainsi diminués, et je trouve que, dans chaque parc, il y en a dix-huit. — Toutes les fois que, sur un troupeau d’animaux quelconques, ou, plus généralement, sur une collection d’objets ou de faits distincts quelconques, j’ai pratiqué dans des conditions semblables des opérations semblables, j’ai vérifié que l’issue était semblable. Même remarque si la collection se compose, non plus d’individus naturels, comme un mouton, un caillou, ou de faits naturellement distincts, comme un son, un choc, une sensation, mais d’individus artificiels, comme un mètre, un litre, un gramme, ou de faits artificiellement distingués, comme les parties successives d’un mouvement continu. Par exemple, voici deux vases dans chacun desquels il y a six litres d’eau ; je verse trois litres d’eau dans le premier et trois litres d’eau dans le second ; je mesure ensuite les deux quantités d’eau ainsi accrues et je trouve que dans chaque vase il y a neuf litres d’eau. Je retire alors cinq litres d’eau du premier vase et cinq litres d’eau du second, puis je mesure les deux quantités d’eau ainsi diminuées, et je trouve que dans chaque vase il reste quatre litres d’eau. — Chacun de ces cas est une expérience. Un enfant en fait de semblables avec des jetons ; si, ayant compté deux gros tas égaux, il leur ajoute deux petits tas pareillement comptés et aussi égaux, et que, comptant ensuite les deux totaux, il les trouve égaux, ce sera pour lui une découverte, et je crois qu’il en sera aussi heureux qu’un physicien qui remarque pour la première fois un phénomène inconnu, — Après beaucoup d’expériences semblables, nous pouvons induire, par la méthode des concordances, que des grandeurs égales ajoutées à des grandeurs égales donnent des sommes égales, et que des grandeurs égales diminuées de grandeurs égales donnent des restes égaux. Car, si parfois, comme dans l’expérience pratiquée sur les vases d’eau, les sommes ou les restes ne sont pas rigoureusement égaux, nous pouvons à bon droit attribuer cette inégalité à l’inexactitude de nos mesures préalables ou à la maladresse de notre manipulation ultérieure, puisque, plus nos mesures deviennent exactes et notre manipulation adroite, plus l’inégalité devient petite. — En outre, pour fortifier notre conclusion, nous avons en main une autre méthode inductive, celle des différences. Sitôt que nous supprimons l’égalité des grandeurs primitives ou des grandeurs ajoutées, l’égalité des totaux obtenus disparaît. Sitôt que nous supprimons l’égalité des grandeurs primitives ou des grandeurs retranchées, l’égalité des restes subsistants disparaît. Ces deux premières égalités sont donc l’antécédent de la troisième, comme la troisième est le conséquent des deux premières ; et nous avons un couple dans lequel les deux termes obtenus, comme le refroidissement et la rosée, sont, comme le refroidissement et la rosée, liés sans exception ni condition.
Mais les deux axiomes ainsi formés peuvent encore être formés d’une autre façon. En effet, laissons là l’expérience, fermons les yeux, et renfermons-nous dans l’enceinte de notre propre esprit ; examinons les termes qui constituent nos propositions ; tâchons de savoir ce que nous entendons par les mots de grandeur et d’égalité, et voyons quelles constructions mentales nous faisons, lorsque nous fabriquons l’idée d’une grandeur égale à une autre. — Ici, il faut distinguer entre les grandeurs artificielles où les unités sont naturelles, et les grandeurs naturelles où les unités sont artificielles. Examinons-les tour à tour, et d’abord les grandeurs artificielles, qu’on nomme aussi collections.
Soit une collection d’individus semblables, tel troupeau de moutons, ou une collection d’unités abstraites, tel groupe mental d’unités pures, figurées aux yeux par un même signe tracé plusieurs fois. Nous appelons ces collections des grandeurs ; et, si nous leur donnons ce nom, c’est que, tout en gardant leur nature, elles peuvent devenir plus grandes ou moins grandes ; nous voulons dire par là que, en fait ou par la pensée, on peut au troupeau ajouter un ou plusieurs moutons, ajouter au groupe une ou plusieurs unités, ôter au troupeau un ou plusieurs moutons, ôter au groupe une ou plusieurs unités. À présent, comparons une de ces collections avec une autre collection analogue98, et faisons correspondre, par la pensée ou autrement, un premier objet de la première avec un premier objet de la seconde, un second avec un second, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’une des deux soit épuisée. Deux cas se présentent. — Ou bien les deux collections sont épuisées ensemble ; alors le nombre des moutons est le même dans le premier et dans le second troupeau, le nombre des unités est le même dans le premier et dans le second groupe ; auquel cas on dit que les deux grandeurs sont égales. Égalité signifie donc présence du même nombre. — Ou bien l’une des deux collections est épuisée avant l’autre ; alors le nombre des moutons est différent dans le premier et dans le second troupeau, le nombre des unités est différent dans le premier et dans le second groupe ; en ce cas, on dit que les deux grandeurs sont inégales. Inégalité signifie donc présence de deux nombres différents.
Maintenant, pour ces sortes de grandeurs, nous pouvons prouver l’axiome. Soient deux grandeurs égales auxquelles on ajoute des grandeurs égales. Selon l’analyse précédente, cela signifie que la première collection contient un certain nombre d’individus ou d’unités, qu’on lui en ajoute un certain nombre, que la seconde collection contient le même nombre d’individus ou d’unités que la première, qu’on lui en ajoute le même nombre qu’à la première, que, dans les deux cas, le même nombre est ajouté au même nombre, et que, partant, les deux collections finales contiennent le même nombre ajouté au même nombre, c’est-à-dire le même nombre total d’individus ou d’unités, d’où il suit, d’après la définition, que les deux sommes ou grandeurs finales sont des grandeurs égales. — Pareillement, soient deux grandeurs égales, desquelles on ôte deux grandeurs égales : selon la même analyse, cela signifie que la première collection contient un certain nombre d’individus ou d’unités, qu’on lui en ôte un certain nombre, que la seconde collection contient le même nombre d’individus ou d’unités que la première, qu’on lui en ôte le même nombre qu’à la première, en sorte que dans les deux cas le même nombre est diminué du même nombre, et que, partant, les deux collections finales contiennent le même nombre diminué du même nombre, c’est-à-dire le même nombre restant d’individus ou d’unités ; d’où il suit toujours, d’après la définition, que les deux restes ou grandeurs finales sont des grandeurs égales.
Des grandeurs artificielles, passons aux grandeurs naturelles. Parmi celles-ci, les plus importantes sont les géométriques, parce qu’elles servent de mesure, pour toutes les autres, durées, vitesses, forces, masses, etc. Ces grandeurs géométriques sont les lignes, les surfaces, les solides ; et, si nous les appelons des grandeurs, c’est parce qu’elles peuvent devenir plus grandes ou moins grandes ; nous voulons dire par là qu’en fait ou mentalement on peut ajouter ou ôter une ligne à la ligne, une surface à la surface, un solide au solide. À présent, comparons une ligne à une ligne, ou une surface à une surface, et, par la pensée ou autrement, transportons la seconde sur la première, en ayant soin dans ce transport de ne rien changer à la seconde. Deux cas se présentent, comme tout à l’heure. — Ou bien la seconde coïncide exactement et complètement avec la première, de manière à se confondre absolument avec elle : auquel cas les deux lignes ne font plus qu’une seule et même ligne ; on dit alors que les deux grandeurs sont égales. Dire que deux grandeurs sont égales, c’est donc dire qu’après le transport, en d’autres termes, omission et abstraction faites des deux emplacements distincts, les deux lignes, surfaces, etc., sont les mêmes. — Ou bien la seconde ligne ne coïncide pas exactement et complètement avec la première : auquel cas les deux lignes, ne se confondant pas, restent différentes ; on dit alors que les deux grandeurs sont inégales. Dire que deux grandeurs sont inégales, c’est donc dire qu’après le transport, c’est-à-dire omission et abstraction faites de leurs emplacements distincts, les deux lignes, surfaces, etc., sont différentes.
Maintenant, pour ces sortes de grandeurs, nous pouvons aussi prouver l’axiome. Soient deux grandeurs égales ajoutées à deux grandeurs égales. Selon l’analyse précédente, cela signifie qu’une certaine ligne, surface, etc., primitive, est donnée, qu’on lui en ajoute une complémentaire, qu’une seconde ligne primitive, omission faite de son emplacement distinct, est la même que la première, qu’on lui en ajoute une complémentaire, la même, sauf son emplacement distinct, que l’autre complémentaire, que dans les deux cas, abstraction faite des emplacements distincts, la même ligne est ajoutée à la même ligne, et que, partant, les deux lignes complétées sont la même ligne ajoutée à la même ligne, c’est-à-dire la même ligne totale, d’où il suit, d’après la définition, que les deux sommes ou grandeurs totales sont égales. — Pareillement, soient deux grandeurs égales ôtées de deux grandeurs égales. Selon la même analyse, cela signifie qu’une certaine ligne, surface, etc., primitive, est donnée, qu’on en retranche une portion, qu’une seconde ligne primitive, omission faite de son emplacement, est la même que la première, que l’on en retranche une portion, qui, sauf son emplacement distinct, est la même que l’autre portion retranchée, que, dans les deux cas, abstraction faite des emplacements distincts, la même ligne est ôtée de la même ligne, et que, partant, les deux lignes diminuées sont la même ligne diminuée de la même ligne, c’est-à-dire la même ligne restante, d’où il suit, d’après la définition, que les deux restes ou grandeurs finales sont égales. — On démontrerait de la même façon un troisième axiome, qui est vrai des grandeurs naturelles aussi bien que des grandeurs artificielles, à savoir que deux grandeurs égales à une troisième sont égales entre elles.
Que le lecteur prenne la peine d’examiner l’artifice de cette preuve. Par la pensée, et avec la confirmation auxiliaire des faits sensibles, nous faisons correspondre, membre à membre, deux grandeurs artificielles, ou nous faisons coïncider, élément à élément, deux grandeurs naturelles ; si cette correspondance ou cette coïncidence sont absolues, l’idée d’égalité naît en nous. Nous venons d’assister à sa naissance et nous démêlons son fonds ; elle renferme un élément plus simple et se ramène à l’idée du même ; en effet, à un certain point de vue, omission faite de ce qu’il faut omettre, les deux grandeurs deviennent la même. Par suite, au point de vue inverse, addition faite de ce qu’il faut ajouter, la même grandeur se transforme en deux grandeurs égales. Retranchez aux deux grandeurs leurs traits distinctifs, aux deux grandeurs artificielles égales la propriété d’appartenir à deux collections distinctes, aux deux grandeurs naturelles égales la propriété d’avoir des emplacements distincts ; elles deviennent la même grandeur. Réciproquement, prenez deux fois la même grandeur, et attachez-la tour à tour à deux collections distinctes ou à deux emplacements distincts ; elle se transformera en deux grandeurs égales. Sous le mot égal réside le mot même ; voilà le mot essentiel ; telle est l’idée latente incluse dans l’idée d’égalité. Dégagée et suivie à travers plusieurs propositions intermédiaires, elle ramène l’axiome à une proposition analytique. Par elle, nous relions l’attribut au sujet ; nous la voyons présente dans les deux ; mais, avant de l’y voir, nous l’y pressentions ; elle y était et témoignait de sa présence par la contrainte qu’elle exerçait sur notre affirmation ; quoique non démêlée, elle faisait son office. Nous sentions bien que les deux grandeurs égales pouvaient, par cela même, être substituées l’une à l’autre, que, partant, l’augmentation ou la diminution subies par la seconde pouvaient être substituées à l’augmentation ou à la diminution correspondantes subies par la première. Nous devinions avec certitude, mais sans pouvoir préciser les choses, que, dans les deux données et dans les deux opérations, il y avait du même ; l’analyse n’a fait qu’isoler ce même et nous montrer à l’état distinct la vertu qu’il avait en nous à l’état latent.
V
Il y a douze axiomes de ce genre au commencement de la géométrie d’Euclide ; plusieurs se réduisent aux précédents ; d’autres, qui renferment les idées de tout, de partie, de moins grand, de plus grand, se démontrent aisément par la définition préalable des termes99. Les derniers enfin, plus importants, méritent d’être étudiés à part ; ce sont ceux qui concernent la ligne droite et les parallèles. Observons d’abord que la définition ordinaire de la ligne droite est mauvaise ; on dit qu’elle est la plus courte qui puisse être menée d’un point à un autre. Ce n’est pas là une propriété primitive, mais une propriété dérivée ; on n’assiste point, en la pensant, à la génération de la ligne ; on ne possède pas les éléments de la
construction mentale ; on ne tient qu’une de ses suites. D’ailleurs100
« cette définition ramène une notion à d’autres que l’on n’a pas et qui sont beaucoup moins simples que la première. Qu’entend-on en effet par une ligne moins courte ou plus grande qu’une autre ? C’est celle qui se compose d’une partie égale à la première et d’un reste quelconque. Or, deux lignes égales sont celles qui peuvent coïncider, et, par conséquent, l’égalité ne peut être conçue entre deux lignes dont la figure ne se prête pas à la superposition »
, ce qui est le cas pour la ligne droite rapportée aux autres lignes, brisées ou courbes, en nombre indéfini, auxquelles il faudrait la comparer pour vérifier qu’elle est plus courte qu’aucune d’elles. Ce n’est point ainsi que les fins et subtils analystes grecs ont défini la ligne droite ; Euclide n’admet pas au début qu’elle soit la plus courte ; il le prouve plus tard, en comparant des triangles dont elle est un côté, ce qui la démontre plus courte qu’aucune ligne brisée, puis en étendant le cas de la ligne brisée à la ligne courbe, qui est sa limite. — Il faut donc lui chercher une définition différente et, selon notre usage, assister à sa construction. Or, nous l’avons construite, en considérant deux points donnés, et en remarquant la ligne que trace le premier point lorsqu’il se meut vers le second et vers le second seulement, par opposition à la ligne qu’il trace lorsque, avant de se mouvoir vers le second, il se meut soit vers un autre ou plusieurs autres points, ce qui donne la ligne brisée, soit vers une série infinie d’autres points, ce qui donne la ligne courbe. On voit ainsi que, dans la ligne droite tracée
à partir d’un point, le tracé entier, c’est-à-dire la ligne droite elle-même, étant déterminé uniquement et complètement par son rapport avec un seul second point, tous ses caractères, quels qu’ils soient, connus ou inconnus, dérivent uniquement et complètement du rapport qu’il a avec ce seul second point.
De là deux conséquences, l’une qui concerne la ligne entière, l’autre qui concerne ses diverses portions. — Si, à partir du premier point, on trace une autre ligne qui se meut aussi vers le même second point, et vers celui-là seulement, ce second tracé ne fait que répéter exactement le premier ; car tous ses caractères, comme tous ceux du premier, dérivent complètement et uniquement du rapport qu’il a, comme le premier, avec ce seul second point ; d’où l’on voit que les caractères des deux lignes, quels qu’ils soient, connus ou inconnus, sont tous absolument les mêmes, en d’autres termes, que ces deux lignes se confondent et n’en font qu’une101 : ce qu’on exprime de différentes façons, en disant qu’entre deux points on ne peut mener qu’une seule ligne droite, que deux points suffisent à déterminer la ligne droite interposée, que deux droites ayant deux points communs coïncident dans toute leur étendue intermédiaire, d’où l’on tire aisément que deux droites qui sa coupent ne peuvent enclore un espace102. — Voilà pour la ligne entière ; considérons maintenant ses diverses portions. Puisque le tracé entier est complètement et uniquement déterminé par son rapport avec le second point et dérive de là tous ses caractères, chacune de ses portions constituantes est uniquement et complètement déterminée par le même rapport et dérive aussi de là tous ses caractères, sauf un, qui est la propriété d’être telle portion et non telle autre, située à tel ou à tel endroit de la ligne, au commencement, à la fin ou au milieu. Par conséquent, si nous faisons abstraction de cette particularité, toutes les portions de la ligne ont exactement les mêmes caractères, en d’autres termes, elles sont les mêmes. Effectuons cette abstraction, et, pour cela, supprimons l’emplacement particulier d’un fragment de la ligne, en le retirant de l’endroit où il est, de la fin par exemple, pour le transporter ailleurs, par exemple au commencement, et pour le superposer en ce point à la ligne totale. Il se confondra avec la portion sur laquelle il sera appliqué, et les deux fragments n’en feront qu’un. D’où il suit qu’une portion quelconque de la ligne droite, retirée de sa place et superposée en un autre point quelconque à la ligne totale, coïncidera rigoureusement avec la portion sur laquelle on l’aura appliquée103.
Cela posé, nous connaissons le rapport d’une portion quelconque de la ligne droite à une autre portion quelconque de cette même ligne, et, par suite, nous pouvons, au-delà des deux points entre lesquels nous l’avons menée, la suivre jusqu’à l’infini. Soit, en effet, une droite AB ; prolongeons-la tant que l’on voudra au-delà du point B, mais de façon qu’elle reste droite, c’est-à-dire, d’après la condition précédente, de façon qu’une quelconque de ses portions puisse coïncider avec une de ses portions quelconques, partant avec toutes celles qui sont comprises dans son prolongement.
Maintenant, supposons une seconde droite tracée de A en B et prolongée de même aussi loin que l’on voudra ; ainsi qu’on l’a prouvé tout à l’heure, de A en B, elle coïncidera avec la première ; mais, en outre, ce que nous allons prouver, au-delà de B, si loin qu’on la prolonge, elle coïncidera avec le prolongement de la première. Car, admettons qu’en un point quelconque elle cesse de coïncider, et qu’à partir de C, par exemple, elle diverge au-dessus ou au-dessous de la première ; prenons une portion du tracé qui soit commune aux deux lignes, AB par exemple, et appliquons-la sur la première ligne, au point C, de façon qu’elle déborde en deçà et au-delà. Puisque la première ligne est droite, cette portion coïncidera, en deçà et au-delà de C, avec le fragment de la première ligne sur lequel elle aura été appliquée. Puisque la seconde ligne est censée droite, cette même portion devra coïncider aussi en deçà et au-delà de C avec le fragment de la seconde ligne sur lequel elle aura été appliquée. Ce qui est contradictoire, puisque, au-delà de C, le second fragment diverge et cesse de coïncider avec le premier. Il y a donc contradiction à ce que la seconde ligne soit droite et cesse de coïncider avec la première. Sa divergence exclut sa rectitude, ou sa rectitude exclut sa divergence. Si elle a cessé de coïncider avec la première, c’est qu’elle a cessé d’être droite ; pour qu’elle reste droite, il faut qu’elle continue à coïncider avec la première ; pour qu’elle demeure toujours droite, il faut qu’elle continue toujours à coïncider avec la première. Par conséquent, deux droites qui ont deux points communs coïncident dans toute leur étendue, à quelque distance qu’on les prolonge ; ou encore, deux points suffisent à déterminer complètement dans une ligne droite, non seulement le tracé qui les réunit, mais encore le tracé tout entier prolongé des deux côtés aussi loin que l’on voudra.
« La définition et les propriétés de la ligne droite, disait d’Alembert104, sont l’écueil et, pour ainsi dire, le scandale des éléments de géométrie. »
Si je ne me trompe, on vient de voir que ce scandale peut disparaître, et que les axiomes admis sont des théorèmes capables de preuve. Selon d’Alembert, les parallèles présentent une difficulté analogue. Sans doute, il est téméraire d’aborder un obstacle que de grands esprits et des savants spéciaux déclarent invincible ou invaincu ; mais heureusement il s’agit moins ici de découvrir une démonstration que d’analyser une construction ; nous faisons œuvre de psychologue et non de géomètre ; nous cherchons simplement le procédé intime et secret par lequel, sous le témoignage accessoire et insuffisant des yeux, se forme la conviction inébranlable de l’esprit. — Comment construisons-nous la notion de deux parallèles ? Le moyen le plus ordinaire est, sur une droite donnée dans un plan, d’élever une perpendiculaire par un point et une autre perpendiculaire par un autre point ; ces deux perpendiculaires sont dites parallèles l’une à l’autre. Mais il est une construction plus simple encore, ou du moins plus naturelle, et qui nous permet d’assister à la génération de nos deux
perpendiculaires. Soit une droite AB, et concevons qu’elle remonte en demeurant inflexible, sans changer de forme ni de grandeur.
Suivons d’abord des yeux, puis de l’esprit, les différentes façons dont elle peut remonter. — Visiblement, elle peut remonter en traçant par ses divers points des lignes inégales, ce qui arrive, par exemple, lorsqu’elle tourne autour de A comme centre et que ses divers points décrivent des arcs de cercle d’autant plus grands qu’ils sont eux-mêmes plus éloignés de A. Mais elle peut remonter d’une façon toute différente, en traçant par tous ses points des droites égales, et, visiblement, cette ascension peut s’opérer en une infinité de façons, vers la gauche ou vers la droite, par des droites plus ou moins inclinées sur AB. Visiblement enfin, entre tous ces cas, il en est un où le point A, en remontant, n’incline ni vers la gauche ni vers la droite, et, par conséquent, trace une perpendiculaire sur AB. — À présent, cette opération, que les sens déclarent possible, est-elle possible effectivement ? Le composé mental que nous fabriquons ainsi d’après une suggestion de nos yeux ne renferme-t-il pas quelque contradiction interne ? Les conditions que nous avons assemblées, l’ascension d’une droite, l’obligation pour tous les points de cette droite de tracer par leur ascension des droites égales entre elles, la possibilité pour le point A de tracer une perpendiculaire, ces trois conditions peuvent-elles être remplies ensemble ? N’y en a-t-il point une, la première, la seconde ou la troisième, qui répugne aux deux autres ou à l’une des deux autres ? — Nous n’en savons rien ; tout ce que nous pouvons dire, c’est que notre expérience et notre imagination ne découvrent dans cette construction rien d’impossible. Mais cela nous suffit ; car il en est ainsi de toutes les constructions mentales qui, étant très simples, engendrent le premier-né d’une famille nouvelle et distincte. Telle était notre construction précédente à propos de la ligne droite ; elle engendrait la plus simple des lignes et, avec le point en mouvement, créait la première dimension. Telle est notre construction présente ; elle engendre la plus simple des surfaces et, avec la droite en mouvement, crée la seconde dimension. Telle serait une dernière construction analogue, qui engendrerait le plus simple des solides et, avec notre surface en mouvement, créerait la troisième dimension. Chacune de ces constructions est en son genre une supposition primitive ; il n’y en a pas d’antérieure en son genre à laquelle on puisse la comparer pour vérifier si elle y répugne. Ainsi nous n’avions pas à prouver que le point peut se mouvoir, ni qu’il peut se mouvoir, pendant tous les moments de son mouvement, vers un seul et unique autre point. Pareillement, nous n’avons pas à prouver que la droite peut remonter, ni qu’elle peut remonter en traçant par tous ses points des droites égales, ni qu’en faisant ce tracé elle peut tracer une perpendiculaire par son extrémité A. À tout le moins, notre combinaison mentale a la valeur de ces formules algébriques par lesquelles l’analyse construit d’avance des courbes et des surfaces, sans se préoccuper de savoir si géométriquement elles sont réalisables ou non. Une fois la formule posée, on en déduit les conséquences ; peu importe que les conséquences répugnent à la structure de notre espace visible et tangible ; elles sont des déductions légitimes et aboutissent à des théorèmes prouvés ; on a construit une géométrie entière en supposant que le postulat d’Euclide n’est pas vrai, et cette géométrie est aussi rigoureuse que celle d’Euclide. — Prenons donc notre combinaison pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour un pur assemblage de conditions, desquelles on ne sait pas si elles sont compatibles avec la structure de notre espace, ni si dans notre espace elles sont compatibles entre elles. Bien mieux, considérons comme réservée la question de savoir si, prises à part et en soi, elles sont compatibles ou incompatibles entre elles. Sur ce dernier article, le développement des théorèmes répondra ; si l’une répugne à l’autre, comme la forme carrée répugne au cercle, au bout de quelques déductions on démêlera dans le composé mental que forme leur assemblage une contradiction interne pareille à celle que tout de suite on découvre dans la notion d’un cercle carré.
Cela admis, reprenons notre construction. Nous supposons que la droite AB, tout en demeurant la même, remonte en traçant par tous ses points des droites égales ; rien de plus ; seulement, parmi les innombrables angles que le point A, en traçant sa droite, peut faire avec AB, nous choisissons l’angle droit. — À présent, il est aisé de prouver105 que, si AA′ est perpendiculaire sur AB, A′B′ est aussi perpendiculaire sur BB′ ; que partant ces deux verticales sont, partout et si loin qu’on les prolonge, équidistantes ; que cette distance est AB ; que les deux horizontales sont, partout et si loin qu’on les prolonge, équidistantes ; que cette distance est AA′ ; que de plus BB′ est perpendiculaire sur AB ; qu’ainsi la droite ascendante engendre par ses extrémités deux perpendiculaires ; et l’on comprend que, si les deux perpendiculaires sont partout équidistantes, c’est que la droite qui les engendre demeure pendant toute son ascension la mesure de leur écartement.
À mon avis, telle est la secrète opération mentale qui éclaire et soutient le témoignage de nos yeux lorsque nous voyons remonter la droite qui trace par tous ses points des droites égales entre elles. Nous sentons que, puisque la droite reste la même et que tous les tracés doivent être les mêmes, tous les points doivent remonter dans le même sens ; que, si l’un remonte vers la gauche ou la droite, les autres doivent de même remonter vers la gauche ou la droite ; que, si l’un ne remonte ni vers la droite ni vers la gauche, les autres doivent de même ne remonter ni vers la droite ni vers la gauche ; en d’autres termes, que, si l’un trace une perpendiculaire, les autres doivent de même tracer des perpendiculaires ; qu’en ce cas la droite ascendante qui, dans sa première position, est perpendiculaire à la première verticale, doit être de même, dans la seconde position, perpendiculaire à la seconde verticale ; qu’à ce titre, dans sa seconde position, elle mesure la distance des deux verticales ; que, dans ces deux positions, elle est toujours la même, et que partant, quelle que soit sa position, elle crée et constate toujours la même distance entre les deux verticales. À mesure que la droite visible remonte, cette série d’identités se déroule plus ou moins nettement dans l’esprit ; un anneau de la chaîne en tire un autre ; nous avons vaguement conscience qu’au commencement, à la fin et à tous les moments intermédiaires de l’opération, la droite ascendante non seulement demeure intacte, mais demeure toujours la mesure de la distance qu’elle établit entre les verticales qu’elle trace par ses deux extrémités ; que non seulement elle reste invariablement la même, mais qu’elle fait invariablement le même office. Voilà la réminiscence sourde qui s’ajoute à la suggestion des yeux et devance les vérifications de l’équerre, pour rendre inutile l’emploi de l’équerre et pour autoriser, par une évidence plus forte, le témoignage insuffisant des yeux.
À présent, la seconde proposition de la théorie ordinaire, je veux dire le postulat d’Euclide, ne présente plus de difficulté. Car nous avons prouvé non seulement que nos deux verticales ne se rencontreront jamais, mais encore qu’elles seront toujours équidistantes, et telle est maintenant notre définition des parallèles. Or le postulat consiste à dire que, si une oblique AB rencontre la première parallèle, elle rencontrera aussi la seconde, et l’on voit aisément la condition nécessaire et suffisante de cette rencontre. Il faut et il suffit que l’oblique prolongée au-dessous de B s’écarte assez de la première parallèle pour qu’une perpendiculaire CD élevée en un point C de l’oblique égale la distance des deux parallèles. L’oblique s’écartera-t-elle assez pour cela ? — On démontre aisément que son écartement va croissant à mesure qu’elle se prolonge ; car si, à un moment quelconque, cet écartement diminuait ou cessait de croître, deux points pris sur elle à partir de ce moment seraient à égale distance de la première parallèle, et, comme deux points suffisent pour déterminer une droite, l’oblique se confondrait avec une troisième parallèle qui passerait par ces deux points, ce qui est impossible, puisque, par la proposition précédente, deux parallèles ne peuvent se rencontrer, et puisque, par hypothèse, notre oblique rencontre la première parallèle. Donc, à mesure que l’oblique se prolonge, elle s’écarte davantage de la première parallèle, et la perpendiculaire qui mesure cet écartement est une grandeur qui va toujours croissant. — Mais notre question subsiste toujours. En effet, cette grandeur croissante croîtra-t-elle assez pour égaler une grandeur très grande, et notamment une grandeur aussi grande que l’on voudra, comme peut l’être la distance des deux parallèles choisies ? Ramenée à ces termes précis, la proposition nous laisse une certaine inquiétude ; sans doute, au premier aspect, voyant une oblique sensiblement inclinée et deux parallèles médiocrement distantes, nous avons ◀jugé que l’oblique, après avoir rencontré la première, rencontrerait la seconde ; c’est que le point de rencontre n’était pas loin ; nous l’apercevions avec les yeux, ou nous le marquions d’avance par l’imagination ; sur ces indices, nous avons induit avec vraisemblance que, si petite que fût l’inclinaison et si grande que fût la distance, la proposition serait toujours vraie. Mais, si nous supposons la distance égale à la ligne qui joint une étoile fixe à la terre, en même temps que l’inclinaison réduite à un cent-millionième de seconde, nos yeux ne nous renseignent plus, notre imagination défaille, nous sommes troublés. Nous le sommes davantage encore, si nous nous rappelons que nous pouvons agrandir la distance et diminuer l’inclinaison beaucoup au-delà de ces chiffres énormes, et cela indéfiniment. Nous devenons encore plus inquiets, si nous remarquons que certaines grandeurs croissent indéfiniment, sans jamais pouvoir atteindre une certaine limite ; que, vainement grossies et enflées, elles restent toujours au-dessous d’une grandeur donnée ; que 1 + 1/2 + 1/4 + 1/8 +1/16, etc., reste toujours au-dessous de 2, et que peut-être notre perpendiculaire est dans ce cas. — Il faut donc employer une analyse plus délicate, c’est-à-dire chercher la façon dont croît l’écartement de l’oblique par rapport à la première parallèle ; quand nous connaîtrons sa façon de croître, nous saurons si cette croissance a une limite.
Pour cela, d’un point quelconque G de la portion de l’oblique située entre les deux parallèles, abaissons une perpendiculaire CD sur la première parallèle ; sur le prolongement de l’oblique, prenons une longueur CE égale à BC, et enfin de E abaissons une perpendiculaire EO sur la première parallèle. On démontrera aisément que CBO, EBO sont des triangles semblables, que par conséquent leurs côtés homologues sont proportionnels, d’où il suit que, si BE = 2 BC, EO = 2 CD. En d’autres termes, à mesure que l’oblique double en longueur, la perpendiculaire qui mesure son écartement par rapport à la première parallèle double aussi en longueur. Sa croissance se fait donc en doublant toujours, et partant n’a point de limite. Bien mieux : nous pouvons dire maintenant à quel point l’oblique rencontrera la seconde parallèle. Soit CD par rapport à la perpendiculaire qui mesure la distance des deux parallèles comme 1 est à 10, 100, 1000, etc., ou, plus généralement, comme 1 est à x ; l’oblique rencontrera la seconde parallèle, quand sa longueur sera BC × 10, 100, 1000, etc., ou, plus généralement, BC × x. Mais, comme BD, BO sont aussi des côtés homologues, la correspondance se maintient si à BC on substitue BD. En conséquence, on pourra marquer d’avance le point où l’oblique rencontre la seconde parallèle : il suffira de prendre sur la première parallèle une longueur BN égale à BD × x ; la perpendiculaire à BN élevée jusqu’à la rencontre de la seconde parallèle rencontrera cette dernière au point où l’oblique l’atteindra.
VI
Le lecteur voit maintenant comment se forment les axiomes. Non seulement l’expérience faite avec les yeux ou avec l’imagination n’est qu’un indice, mais de plus cet indice, en certains cas, peut manquer ; tout à l’heure, ni avec l’œil externe, ni avec l’œil interne, je ne pouvais suivre le prolongement des deux parallèles au-delà d’une certaine distance ; pareillement, on peut citer telle figure, le myriagone régulier, que je n’ai jamais vue tracée, que par l’imagination je ne puis tracer, et sur laquelle pourtant je puis porter avec clarté des jugements certains. Sous le travail de l’œil externe ou interne, il y a un sourd travail mental, la reconnaissance répétée ou continue d’une circonstance qui, supposée dans la construction primitive, persiste ou reparaît toujours la même aux divers moments successifs de notre opération. Quand, après avoir élevé mes deux perpendiculaires sur une base, je les suis indéfiniment par l’imagination sans pouvoir admettre qu’en un point quelconque du trajet elles se rapprochent, c’est qu’involontairement et sans le savoir j’emporte avec elles la portion de base interceptée par leurs pieds, et qu’à tous les moments du parcours cette base, toujours la même dans mon esprit, se fait vaguement reconnaître à mon esprit comme toujours la même. — Mais, quoique la raison soit le véritable ouvrier de la conviction finale, l’indice que fournissent les sens est très précieux. Car les témoignages de l’œil et de l’imagination devancent et confirment les conclusions de l’analyse ; nous sommes conduits à l’axiome par une suggestion préalable, et nous y sommes maintenus par une vérification ultérieure. L’évidence sensible sert d’introduction et de complément à l’évidence logique, et c’est grâce à cette concordance que l’arithmétique, la géométrie et même l’algèbre, ayant trouvé tout de suite leurs axiomes, ont été si précoces. — Il n’en est pas de même de la mécanique. Dans cette science, les axiomes ne concordent pas avec les inductions de l’expérience ; du moins ils ne concordent pas avec les inductions de l’expérience ordinaire. Par exemple, les axiomes disent que la matière est inerte, incapable de modifier spontanément son état, de passer du repos au mouvement si elle est en repos, et du mouvement au repos si elle est en mouvement. Or tous les jours nous voyons des corps passer du mouvement au repos ou du repos au mouvement, à ce qu’il semble, spontanément, et sans l’intervention appréciable d’une condition nouvelle. Une pierre lancée, un pendule qui oscille finissent par s’arrêter, et on est tenté de croire qu’ils s’arrêtent d’eux-mêmes ; un mélange détone, une pomme tombe de son arbre, sans que nos sens démêlent la circonstance nouvelle qui, s’ajoutant à l’ancien état, a provoqué le nouveau. Pendant toute l’antiquité et tout le moyen âge, les philosophes ont admis des tendances au repos ou au mouvement, diverse ? chez les divers corps, la tendance vers le bas pour la pierre qui tombe, la tendance vers le haut pour l’air et le feu qui montent, la tendance au mouvement parfait ou circulaire pour les astres qui tournent, l’horreur du vide, etc. C’est seulement à la Renaissance, avec Stevin et Galilée, que la mécanique a commencé ; et, très probablement, la cause de ce long retard est le désaccord de l’induction ordinaire et de la raison pure. Au lieu de mener à l’axiome, l’expérience en détournait ; au lieu de le confirmer, elle le démentait. On n’avait pas d’aide pour le former, et, si on l’eût formé, l’observation, telle qu’on la pratiquait, aurait suffi pour le défaire. Nous avons fini par le former, et l’expérience mieux conduite se trouve aujourd’hui d’accord avec lui. Même elle a été si bien conduite, et en certains cas, comme celui du pendule de Borda, elle se trouve si concluante, que, selon plusieurs auteurs, l’induction est la seule preuve valable de l’axiome ; ils considèrent les principes de la mécanique comme des propositions analogues au principe de l’attraction, établies comme lui par l’induction pure, limitées comme lui au petit cercle et à la petite durée du monde que notre observation peut atteindre, incapables comme lui d’être appliquées au-delà, sinon par conjecture, et tout à fait douteuses comme lui, quand notre témérité veut étendre leur empire à toutes les portions de l’espace ou à tous les moments du temps.
Pour nous, avec Leibniz et d’Alembert, nous inclinons à penser que, parmi les principes de la mécanique, plusieurs sont non seulement des vérités d’expérience, mais aussi des propositions analytiques. Afin de le montrer, examinons de près nos constructions. Avant de construire les mouvements composés, il faut construire le mouvement simple, puisque les mouvements composés ne sont que des combinaisons du mouvement simple. Or tout mouvement qui n’est pas uniforme et rectiligne est composé ; seul, celui-ci est simple. Car, au point de vue du temps, sa forme est simple, puisque, à tous les moments, sa vitesse est la même ; et, au point de vue de l’espace, sa direction est simple, puisque la ligne qu’il décrit, étant droite, se trouve la plus simple des lignes. À ce double titre, il est l’élément dont les combinaisons constituent les autres mouvements, et, de ses propriétés, dérivent forcément leurs propriétés. — Soit donc un mobile qui se meut d’un mouvement uniforme et rectiligne pendant une certaine durée et en parcourant un certain espace ; cette durée sera aussi courte et cet espace aussi petit que l’on voudra. Voilà ce qu’on peut nommer son mouvement initial ou primitif ; continuera-t-il à se mouvoir et, en ce cas, quel sera son mouvement ? — Si courte qu’ait été la durée d’abord écoulée, par exemple un millionième de seconde, et si petit qu’ait été l’espace d’abord traversé, par exemple un millième de millimètre, on peut considérer tour à tour deux moitiés dans cette durée et deux moitiés dans cet espace. Comme, d’après notre supposition, le mouvement a été rectiligne, le second demi-millième de millimètre décrit s’ajuste au premier en ligne droite. Comme, d’après notre supposition, le mouvement a été uniforme, l’espace parcouru pendant le deuxième demi-millionième de seconde est le même en grandeur que l’espace parcouru pendant le premier. De là suivent deux conséquences. Ni la direction, ni la vitesse du corps n’ont été altérées. La direction qu’il avait dans la première fraction d’espace est restée la même pendant la deuxième. La vitesse qu’il avait pendant la première fraction de durée est restée la même pendant la deuxième. Que la fraction soit la deuxième ou la première, il n’importe pas ; ce caractère qui fait leur différence n’a pas eu d’influence sur le mouvement : par rapport au mouvement, ce caractère a été indifférent et, si j’ose ainsi parler, nul. — Mais, parmi les fractions semblables de l’espace ultérieur et de la durée consécutive, on peut en concevoir une qui suive immédiatement notre deuxième fraction, après le deuxième demi-millième de millimètre de l’espace parcouru, un troisième, après le deuxième demi-millionième de la durée employée, un troisième. Ce troisième, pris en lui-même et comparé au deuxième, n’en diffère que comme le deuxième diffère du premier ; il vient après le deuxième comme le deuxième vient après le premier ; rien de plus. D’où il suit que, puisque le caractère par lequel le deuxième diffère du premier, à savoir la propriété de venir ensuite, n’a pas eu d’influence sur le mouvement, le caractère par lequel le troisième diffère du second, à savoir la propriété de venir ensuite, n’aura pas d’influence sur le mouvement ; par rapport au mouvement, ce caractère sera aussi indifférent et nul, et, de même que pendant le deuxième moment le corps a continué son mouvement uniforme et rectiligne, de même pendant le troisième moment, sauf introduction d’un nouveau caractère influent, il continuera son mouvement uniforme et rectiligne. Même raisonnement pour le quatrième, le cinquième moment, et ainsi de suite à l’infini.
Réduite à ces termes, la preuve est rigoureuse. Elle est fondée tout entière sur deux remarques : l’une est que deux portions égales et contiguës de l’espace, comme deux portions égales et successives du temps, sont exactement les mêmes, sauf cette différence que la seconde est après la première ; l’autre est que, si cette différence, posée une première fois, n’a pas eu d’effet sur le mouvement, cette même différence, posée une seconde fois, n’aura pas non plus d’effet sur le mouvement, à condition que la seconde fois elle soit absolument la même, et que nulle autre différence influente et nouvelle ne soit intervenue. À quoi l’on pourvoit en supposant que la troisième fraction de durée et d’espace répète la seconde absolument et à tous égards ; que, nul caractère perturbateur ne s’étant rencontré dans la seconde, nul caractère perturbateur ne se rencontrera dans la troisième ; que dans le troisième lieu et le troisième instant, comme dans le second lieu et le second instant, nulle circonstance étrangère et influente ne s’est adjointe pour arrêter, dévier, presser ou ralentir le mouvement ; que, le petit espace d’abord parcouru étant vide, l’espace infini qui reste à parcourir est vide aussi ; que, la courte durée d’abord employée n’ayant présenté aucun événement modificateur, la durée infinie qui reste à employer n’en présentera non plus aucun. Bref, nous concluons d’un lieu à un lieu différent et d’un instant à un instant différent, avec autorité et certitude, lorsque cette différence, ayant manifesté son manque absolu d’influence, peut être considérée par rapport au mouvement comme nulle, et que, toute autre différence influente étant exclue par hypothèse, les deux lieux et les deux instants deviennent rigoureusement les mêmes par rapport au mouvement.
Le lecteur voit sans difficulté qu’un raisonnement analogue et plus simple encore s’applique au corps en repos ; car, dans ce cas, on n’a point à tenir compte de l’espace, mais seulement de la durée. — Soit un corps en repos pendant une durée aussi courte que l’on voudra ; cette durée étant divisible en deux moitiés, on démontrera de même que, le corps étant demeuré pendant la seconde moitié dans le même état que pendant la première, le caractère par lequel la seconde moitié diffère de la première, c’est-à-dire la propriété qu’elle a de venir ensuite, n’a pas eu d’influence sur cet état ; d’où il suit qu’un troisième fragment égal, découpé dans la durée consécutive, n’aura pas non plus d’influence, à moins qu’on n’y fasse intervenir quelque circonstance nouvelle influente, quelque événement étranger efficace. C’est pourquoi, tant que cette exclusion sera maintenue, le repos primitif se maintiendra, et le corps en repos, comme le corps animé d’un mouvement uniforme et rectiligne, si bref que soit leur état initial, tendront à persévérer indéfiniment dans cet état.
L’axiome, ainsi démontré et entendu, notez sa portée restreinte. Il n’établit aucunement qu’un corps choqué par un autre prendra un mouvement rectiligne et uniforme, ni qu’un corps animé d’un mouvement rectiligne et uniforme pourra le perdre sous l’action d’un choc et demeurer alors indéfiniment en repos ; ces vérités sont affaire d’induction et d’expérience. Nous sommes ailleurs, dans la pure région des vérités abstraites ; nous ne savons plus si, en fait, il y a des mobiles en repos ou en mouvement ; nous ne faisons qu’extraire et suivre les conséquences incluses dans une supposition ou construction initiale. — C’est pourquoi la simple analyse nous a suffi jusqu’ici et nous suffit encore pour démontrer deux autres propositions capitales de la mécanique. Soit une droite inflexible AB ; supposons qu’elle remonte tout entière et de façon à rester toujours parallèle à sa première position ; au bout d’un certain temps elle devient A′B′ parallèle à AB, et nous convenons que ce laps de temps est une seconde.
À présent, supposons que, pendant ce mouvement de la droite totale, un mobile, situé en A, s’est dirigé lui-même en ligne droite vers le point B, de façon à parcourir aussi en une seconde, c’est-à-dire dans le même laps de temps, la droite AB. Nous admettons ainsi pour A deux mouvements simultanés et différents, l’un qui lui est commun avec tous les autres points de la droite AB, l’autre qui lui est propre. — Remarquez que nous ne savons pas si les choses se passent ainsi dans la nature. Rien ne prouve que notre combinaison mentale ait ou même puisse avoir sa contrepartie dans les combinaisons réelles. On pourrait imaginer un état de choses dans lequel, par cela seul qu’un corps se mouvrait dans un sens, une portion de ce corps répugnerait à se mouvoir en même temps dans un autre sens. Mais nous n’avons pas à nous inquiéter de ce que permettent ou interdisent les lois des choses réelles ; nous supposons dans notre mobile l’indépendance de deux mouvements simultanés et dirigés en sens différents, sauf à vérifier plus tard par l’expérience si les faits s’ajustent ou ne s’ajustent pas à cette conception. — De nos deux hypothèses, que suit-il ? Par la première, il est admis que la ligne AB, remontant en A′B′, devient A′B′ au bout d’une seconde, et qu’ainsi au bout d’une seconde B se trouve en B′. Par la deuxième, il est admis que le mobile situé en A se transporte de A en B, aussi en une seconde, sans que l’ascension de AB altère en rien sa propre translation. Cette ascension est donc indifférente et nulle par rapport à la translation, et le mobile chemine sur AB en mouvement comme il cheminerait sur AB en repos. D’où il suit qu’au bout d’une seconde il est arrivé à l’extrémité de AB en mouvement, comme il serait arrivé au bout d’une seconde à l’extrémité de AB en repos. Mais, au bout d’une seconde, l’extrémité de AB en mouvement est B′ ; donc, au bout d’une seconde, le mobile est en B′. D’où l’on voit que, parti de l’angle du parallélogramme, il est arrivé à l’angle opposé.
Reste à savoir quelle ligne il a tracée dans ce parcours. Deux cas peuvent se présenter, celui du mouvement uniforme et celui du mouvement qui n’est pas uniforme. Nous n’examinerons que le premier, le plus simple de tous ; dans celui-ci, la vitesse de AB pendant toute son ascension est demeurée la même, comme aussi la vitesse du mobile en A pendant toute sa translation. Par conséquent, au bout d’une demi-seconde, AB s’est trouvé exactement au milieu de son parcours total, c’est-à-dire en CD, et, au bout de la même demi-seconde, le mobile A s’est trouvé exactement au milieu de son parcours total, c’est-à-dire en S.
Mais comme AB, pendant ce laps de temps, est remonté en CD, le point S′ qui lui appartient y est remonté du même coup et s’y trouve en S′, milieu de CD, comme S est le milieu de AB. Des considérations géométriques fort simples montrent que ce point S′ est sur la diagonale, c’est-à-dire sur la ligne droite qui joint A et B′. En subdivisant les divisions de la seconde, on prouverait de même que toutes les autres positions successives du mobile sont pareillement sur la diagonale, d’où il suit que la ligne qu’il trace dans son double mouvement total d’ascension et de translation est la diagonale. — De là une conséquence très importante : notre mobile qui aurait décrit en une seconde la ligne AB, en une seconde aussi la ligne AA′, décrit pareillement en une seconde la diagonale AB′. Donc, puisque les temps employés sont les mêmes et que les espaces parcourus sont différents, la vitesse du mouvement composé ne sera pas la même que celles des mouvements composants ; elle sera représentée par la diagonale, et celles-ci seront représentées par les deux côtés de l’angle, ces trois lignes étant la mesure des espaces parcourus pendant l’unité de temps. Or, nous avons mesuré la force d’après la vitesse plus ou moins grande qu’elle imprime au même mobile. Supposons maintenant deux forces appliquées au mobile précédent, l’une qui, agissant seule, lui ferait parcourir la ligne AB en une seconde, l’autre qui, agissant seule, lui ferait parcourir la ligne AA′ aussi en une seconde ; appliquons-les au mobile toutes deux ensemble ; on vient de voir qu’il parcourra la diagonale en une seconde. D’où il suit que la force résultante, évaluée par la vitesse imprimée, est aux forces composantes, évaluées aussi par la vitesse imprimée, comme la diagonale est aux deux côtés de l’angle. Partant, la diagonale mesure la force résultante par rapport aux forces composantes, comme elle a mesuré la vitesse composée par rapport aux vitesses composantes. — Il suffit maintenant de faire entrer, dans la mesure des forces, son second élément, la masse, et nous avons montré comment cette idée se lie à l’idée de vitesse106. Cela fait, on possède tous les axiomes essentiels de la mécanique, et on les a formés, comme on forme toute autre proposition analytique, par la simple analyse de la combinaison mentale dans laquelle, à l’état latent, ils étaient inclus.
VII
D’autres axiomes, moins fructueux, méritent aussi d’être démontrés, à cause de leur portée immense et de la prodigieuse envergure qu’ils semblent donner tout d’un coup à la connaissance humaine. Ce sont ceux qui concernent, non plus telle durée comparée à telle durée, tel espace comparé à tel espace, mais la durée tout entière et l’espace tout entier. Par rapport à un moment donné, la durée est infinie en avant et en arrière, et on peut la figurer par une droite qui, des deux côtés d’un point donné, est infinie. Par rapport à un point donné, l’espace est infini, selon trois aspects : d’abord en longueur, ce que l’on figure en supposant un point qui, se déplaçant en ligne droite, engendre des deux côtés une droite infinie ; ensuite en largeur, ce que l’on figure en supposant que cette droite infinie, se déplaçant perpendiculairement à elle-même, engendre des deux côtés une surface infinie ; enfin en profondeur, ce que l’on figure en supposant que cette surface infinie, se déplaçant perpendiculairement à elle-même, engendre des deux côtés un solide géométrique infini. — Voilà des propositions que nous ne pouvons nous empêcher de tenir pour vraies, et là-dessus notre imagination se donne carrière ; nous nous représentons la durée et l’espace comme deux réceptacles infinis, uniformes, indestructibles. Dans l’un sont inclus tous les événements réels, dans l’autre tous les corps réels. Si longue que soit une série d’événements réels, par exemple la suite des changements arrivés depuis la formation de notre système solaire, si vaste que soit un groupe de corps réels, par exemple l’assemblage de tous les systèmes stellaires auxquels nos télescopes peuvent atteindre, le réceptacle déborde au-delà ; nous aurions beau accroître la série ou le groupe, il déborderait toujours, et la raison en est qu’il n’a pas de bords. Nous demeurons surpris, et nous nous demandons par quelle merveilleuse opération d’esprit nous avons pu découvrir une propriété si merveilleuse. — Mais l’étonnement diminue si l’on remarque que la même propriété se rencontre dans toutes les grandeurs, et il cesse si l’on constate qu’elle est comprise dans la définition de la grandeur. — Soit la plus simple de toutes les grandeurs, une collection d’individus ou d’unités, aussi petite que l’on voudra, c’est-à-dire contenant deux unités. Pour la construire, j’ai supposé deux unités exactement semblables, c’est-à-dire la même unité répétée ; puis j’ai ajouté la seconde à la première, 1 à 1, en supposant qu’avant comme après l’adjonction la seconde unité était la même, en d’autres termes, que le second 1, une fois ajouté, demeurait intact et absolument tel que d’abord. Puisque le second 1 est le même que le premier, je puis, lorsqu’il est seul, faire sur lui l’opération que je viens de faire sur le premier, et partant lui ajouter 1. Puisque le second 1, après son adjonction au premier, demeure absolument tel que d’abord, je puis, lorsqu’il est adjoint au premier, lui ajouter 4 comme lorsqu’il est seul. Je puis donc ajouter 1 à 1 + 1, c’est-à-dire à 2, comme j’ai déjà ajouté 1 à 1. Un raisonnement analogue prouve qu’on peut pareillement ajouter 1 à 3, puis à 4, à 5, à 6, et en général à tout nombre, quel qu’il soit. Ainsi toute adjonction effectuée engendre la possibilité d’une autre adjonction pareille ; d’où il suit que la série des nombres est absolument infinie. Il n’y a pas de nombre, si énorme qu’il soit, qui ne soit compris dans cette série ; elle est, par rapport aux nombres imaginables, ce que la durée est par rapport aux événements réels ou imaginables, ce que l’espace est par rapport aux corps réels ou imaginables, un réceptacle sans limites, où tout nombre déterminé ou déterminable vient forcément se loger, tantôt plus haut, tantôt plus bas, mais toujours en un endroit précis, sans que jamais ce nombre, enflé aussi monstrueusement qu’on voudra, cesse d’être débordé par la série, comme un enclos par son au-delà.
Voilà pour les collections qui sont des grandeurs artificielles et discontinues ; même raisonnement pour les durées, les lignes, les surfaces, les solides qui sont des grandeurs naturelles et continues. Prenons un fragment quelconque de ligne droite AC ; les premières notions de la géométrie montrent qu’on peut le diviser en deux droites égales, AB, BC, dont la seconde, transportée telle qu’elle est, intacte et sans altération, coïncidera exactement avec la première ; partant, sauf son emplacement à la suite de la première, elle est la même que la première, et de plus, par hypothèse, elle est la même avant comme après sa translation. Puisque la seconde droite est la même que la première, je puis, lorsqu’elle coïncide avec la première, faire sur elle la même opération que sur la première, et partant la prolonger, comme la première, par une droite égale. Puisque la seconde droite, avant sa translation, est la même qu’ensuite, je puis, avant de l’avoir transportée, c’est-à-dire lorsqu’elle prolonge encore la première, la prolonger, comme la première, par une droite égale.
Je puis donc prolonger ABC par CD comme j’ai prolongé AB par BC. Une démonstration analogue établit qu’on peut pareillement prolonger ABCD par DE, et ainsi de suite, si grande que soit la ligne ainsi constituée. Donc tout prolongement effectué engendre la possibilité d’un autre prolongement égal, d’où il suit que la série des prolongements est absolument infinie. — Le lecteur voit sans difficulté qu’en changeant les mots nécessaires cette analyse s’applique également aux surfaces, aux solides, aux durées, et prouve rigoureusement l’infinité de la durée et de l’espace. — Tout l’artifice de la preuve consiste à observer deux éléments d’une grandeur donnée, à remarquer qu’ils sont les mêmes, sauf leur différence de position dans la grandeur ; que cette différence elle-même est indifférente, c’est-à-dire nulle d’effet et sans aucune influence sur leur nature ; que, partant, l’accroissement donné au premier élément par le second peut être donné à leur ensemble par un troisième ultérieur, et en général à tout autre ensemble analogue par un ultérieur. Ce qui crée l’infinité de la série, ce sont les propriétés de ses éléments. Aussi est-ce en comparant entre eux les éléments des séries infinies qu’on compare entre elles les séries infinies. Tel est le procédé par lequel je sais que la série infinie des nombres pairs est égale à la série infinie des nombres impairs et que chacune d’elles est la moitié de la série infinie des nombres. Tel est le procédé par lequel je sais que la surface infinie comprise entre deux perpendiculaires distantes d’un mètre au-dessus d’une droite est égale à la surface infinie comprise entre ces mêmes perpendiculaires prolongées au-dessous de la droite et que ces deux surfaces infinies prises ensemble sont les deux tiers de la surface infinie comprise au-dessus d’une autre droite entre deux perpendiculaires distantes de trois mètres. Ainsi, quand on étudie l’axiome qui affranchit de toute borne l’accroissement possible de toute grandeur, et qui pose cette grandeur accrue à l’infini comme un réceptacle permanent où toute grandeur bornée de la même espèce doit forcément trouver sa place et son au-delà, on n’y rencontre, comme dans les autres axiomes, qu’une proposition analytique. Il nous a suffi partout d’examiner avec attention notre construction mentale, pour y démêler des conditions sous-entendues, l’identité latente d’une donnée et d’une autre, l’indifférence latente d’un caractère qui semblait séparer les deux données, identités et indifférences non aperçues par nous, parce que notre supposition ne les avait pas expressément énoncées, mais qui n’en étaient pas moins incluses tacitement dans notre hypothèse et qui, avant d’être mises à nu, révélaient leur présence secrète par l’inclination invincible qu’elles imprimaient à notre croyance et par l’évidence complète dont elles illuminaient notre jugement.
VIII
Notez bien que ces grands réceptacles, comme les autres cadres, sont de fabrique humaine : ils sont l’œuvre de notre esprit, et la nature existe sans avoir égard à notre esprit. Nous sommes donc tenus de les employer avec précaution quand nous les appliquons à la nature, et, pour les appliquer avec profit, nous devons toujours nous reporter à leur origine. — Par exemple, pour construire l’espace, nous avons d’abord supposé un point qui se meut vers un seul et unique autre point, et nous avons ainsi fabriqué la ligne droite ; nous avons ensuite supposé que cette droite se mouvait en traçant par tous ses points des droites égales entre elles, et nous avons ainsi fabriqué la surface plane ; nous avons enfin supposé que cette surface se mouvait en traçant par tous ses points des droites égales entre elles, et nous avons ainsi fabriqué le solide géométrique ou l’espace complet. Mais rien ne prouve que ces mouvements supposés par nous soient possibles dans la nature. Si, par quelque nécessité inconnue, les droites qu’on vient d’énumérer étaient et devaient être toujours infléchies, nos constructions mentales n’auraient pas et ne pourraient jamais avoir de correspondantes effectives ; l’espace réel aurait une ou plusieurs courbures que notre espace idéal n’a pas, et, pour que la courbure échappât forcément à nos observations, il suffirait qu’elle fût très petite. Tel est peut-être le cas ; il n’y aurait alors qu’une ressemblance approximative entre notre espace géométrique et l’espace physique. Nous avons beau connaître la structure du réceptacle hypothétique que nous avons forgé ; nous n’en pouvons déduire la structure du réceptacle indépendant dans lequel les corps se meuvent. — De même encore, dans le réceptacle fictif, au-delà de la troisième dimension, nous ne pouvons en imaginer une quatrième ; cela ne prouve pas que, dans le réceptacle réel, il n’y en ait pas une quatrième. Tout au rebours ; il y a même des indices en sens contraire ; car, si l’on ne peut imaginer géométriquement une quatrième dimension, on peut l’exprimer algébriquement, grâce à l’analogie des dimensions et des puissances, et la vraie raison que nous avons pour refuser à l’espace réel la quatrième dimension est encore une analogie. Dans l’espacé réel, chaque dimension est influente. Placez des corps pesants sur une ligne droite, c’est-à-dire selon la première dimension ; ils se meuvent d’une certaine manière. Placez un autre corps pesant hors de la ligne droite, dans le plan, c’est-à-dire selon la seconde dimension ; le mouvement des corps situés sur la ligne droite se modifie. Placez enfin un dernier corps hors du plan, c’est-à-dire selon la troisième dimension ; le mouvement des corps situés sur le plan se modifie encore. Ayant la même nature, la quatrième dimension aurait la même influence ; si elle existait, dans le mouvement des corps pesants observé et calculé selon les trois premières dimensions, nous trouverions des perturbations que nous n’y trouvons pas. — Pareillement enfin, pour constituer le réceptacle imaginaire, nous avons considéré à part la grandeur continue en trois sens, en d’autres termes l’étendue ; et, de parti pris, nous avons écarté tout autre point de vue. Si nous cherchons maintenant les éléments d’un fragment quelconque de ce réceptacle, nous ne trouvons, pour le composer, que des étendues moindres, et, pour composer celles-ci, que des étendues encore moindres, et ainsi de suite à l’infini, tellement que les éléments de tout fragment, si petit qu’il soit, sont nécessairement des étendues moindres, d’où il suit que le moindre fragment est nécessairement divisible à l’infini. Rien d’étonnant après le retranchement volontaire que nous avons pratiqué : n’ayant laissé dans le réceptacle mental que l’étendue abstraite et nue, nous n’y pouvons trouver autre chose ; il ne reste en lui, et cela de par notre fait, que de pures grandeurs ayant pour éléments de pures grandeurs. Mais cela ne prouve pas que, dans le réceptacle corporel, les atomes occupent chacun une étendue composée d’autres étendues, celles-ci de même et ainsi de suite, ni que les atomes soient étendus, composés de particules elles-mêmes composées de particules, et ainsi de suite. Nous n’en savons rien ; nous ne pouvons rien préjuger ; là-dessus, toute assertion ou négation serait gratuite ; le champ est libre pour les hypothèses, et il appartient à l’hypothèse qui s’accordera le mieux avec les faits observables. — En somme, entre le réceptacle préconçu et le réceptacle observé, la coïncidence est grande ; il y a même des chances pour qu’elle soit complète : car, si nous avons créé le fantôme interne, nous l’avons créé avec des éléments empruntés à la réalité externe, avec les éléments les plus simples et combinés de la façon la plus simple. Mais il n’y a là que des chances ; au dernier fond et à l’infini, la correspondance cesse peut-être d’être rigoureuse. Bref, hors du cercle où prononce l’expérience, nous n’avons pas le droit de prononcer.
IX
On voit maintenant pourquoi le contraire des axiomes et de leurs suites ne peut être ni cru ni même conçu ; c’est qu’il est contradictoire ; en ce sens, les axiomes et leurs suites sont des vérités nécessaires. Nulle question n’a eu plus d’importance en psychologie, car nulle question n’a des conséquences plus graves en philosophie. En effet, ces sortes de propositions sont les seules qui s’appliquent non seulement à tous les cas observés, mais à tous les cas, sans exception possible ; d’où il suit que de leur valeur dépend la portée de la science humaine. Mais leur valeur dépend de leur origine ; il est donc essentiel de savoir d’où elles naissent et comment elles se forment. À ce sujet, deux écoles originales et encore vivantes font deux réponses opposées. Bien entendu, je parle seulement des doctrines qui ont un rôle sur la scène du monde, et des philosophes qui ont construit leurs doctrines sans autre souci que celui de la vérité. — Des deux réponses principales, Kant a fait la première. Selon lui, ces propositions sont l’œuvre d’une force interne et l’effet de notre structure mentale. C’est cette structure qui, entre les deux idées de la proposition, opère l’attache ; si l’idée de ligne droite, c’est-à-dire d’une certaine direction, se soude en moi à l’idée de la moindre distance, c’est-à-dire d’une certaine grandeur, ce n’est pas que cette direction et cette distance soient liées entre elles, c’est que mon intelligence est faite d’une certaine façon et que, étant faite ainsi, elle ne peut s’empêcher d’établir une liaison entre les deux idées qu’elle a de cette distance et de cette direction. En effet, les deux données prises en soi sont d’espèce différente ; il n’y a point de liaison effective entre elles. Par conséquent, l’invincible accroc mutuel que je leur constate chez moi trouve son explication, non dans leur nature intrinsèque, mais dans le milieu mental où elles ont été introduites. Mon esprit n’a pas constaté leur liaison, il l’a fabriquée. Il faut donc admettre que ces propositions nous révèlent une fatalité de notre esprit et non une liaison des choses. Dans le cercle étroit où notre expérience est confinée, nous pouvons bien, par induction, établir qu’approximativement les données sensibles correspondantes sont liées ; mais affirmer qu’en tout lieu et en tout temps ces données abstraites sont liées et liées nécessairement, cela ne nous est pas permis ; nous n’avons pas le droit d’imposer aux faits une soudure qui n’appartient qu’à nos idées, ni d’ériger en loi des objets un besoin du sujet.
Parti du point de vue opposé, Stuart Mill arrive à une conclusion semblable. Selon lui, ces propositions ont pour cause une force externe et sont, comme les autres vérités d’expérience, l’impression résumée que laissent les choses sur notre esprit. Considérant deux lignes sensibles et sensiblement perpendiculaires à une droite, nous vérifions par une infinité de mesures très promptes qu’elles restent à égale distance l’une de l’autre. En outre, nous remarquons que, plus elles sont exactement perpendiculaires, plus leurs distances sont exactement égales. D’où il suit que, si elles étaient rigoureusement perpendiculaires, leurs distances seraient rigoureusement égales. De ce que ces distances sont égales sur notre papier, nous induisons que, bien au-delà de notre papier et à l’infini, elles demeureraient encore égales. Si la supposition contraire est inconcevable, c’est que notre imagination répète exactement notre vision en lui donnant plus de portée ; l’œil interne ne fait qu’ajouter un télescope à l’œil externe ; partant, nous ne pouvons imaginer les deux perpendiculaires autrement que nous les voyons ; donc nous ne pouvons les prolonger mentalement, sans nous les représenter comme encore également distantes. — Il suit de là que les vérités dites nécessaires, ayant la même origine que les vérités d’expérience, sont sujettes aux mêmes restrictions et aux mêmes doutes. Par l’axiome des parallèles comme par la loi du mouvement des planètes, nous constatons l’association constante de deux données qui, en fait, sont constamment associées dans la nature ; mais cette association n’est pas une soudure, elle n’est qu’une rencontre. Prises en soi, les deux données ne sont que des incidents qui coïncident ; il n’y a point en elles de nécessité intérieure qui les assemble en un couple forcé. Peut-être sont-elles disjointes au-delà de notre petit monde ; en tout cas, nous n’avons aucun droit d’affirmer qu’elles sont jointes au-delà, partout et par soi. Un esprit fabriqué sur un autre modèle que le nôtre concevrait peut-être aisément des distances inégales entre nos deux perpendiculaires. Il se peut que, par-delà les nébuleuses d’Herschell, aucune de nos lois ne soit vraie, et que même aucune loi ne soit vraie. — Nous sommes donc chassés irrévocablement de l’infini ; nos facultés et nos assertions n’y peuvent rien atteindre ; nous restons confinés dans un tout petit cercle ; notre esprit ne porte pas au-delà de son expérience ; nous ne pouvons établir entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire ; peut-être même n’y a-t-il entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire. — En suivant cette idée jusqu’au bout, on arriverait à considérer l’ensemble des événements et des êtres comme un simple monceau. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison ni leur existence. Ils seraient de pures données, c’est-à-dire des accidents. Quelquefois, comme dans notre système, ils seraient assemblés de façon à amener des retours réguliers ; quelquefois ils seraient assemblés de manière à n’en pas amener du tout. Le hasard, comme chez Démocrite, serait au cœur des choses. Les lois en dériveraient et n’en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des nombres, comme des fractions périodiques par exemple, qui, selon le hasard des deux facteurs primitifs, tantôt s’étalent, tantôt ne s’étalent pas en périodes régulières, et qui engendrent leurs chiffres successifs tantôt en suivant une loi, tantôt sans suivre aucune loi.
Voilà deux conceptions grandioses, et les puissants esprits qui les ont formées sont dignes d’admiration et de respect ; mais il faut sonder le fondement sur lequel ils les ont bâties, et, à mon avis, ce fondement n’est pas solide. — Selon Kant, il n’y a pas de connexion nécessaire entre les deux données ; s’il y a une connexion invincible entre les deux idées correspondantes, la cause en est non dans la structure des données, mais dans la structure de notre esprit. Avec Kant, nous constatons une liaison invincible entre les deux idées. Mais, entre les deux données que ces idées ont pour objet et auxquelles il refuse toute liaison intrinsèque, nous avons démêlé une liaison intrinsèque ; car la première, d’une façon latente, contient la seconde ; d’où il suit que, le contenu ne pouvant être séparé du contenant, la liaison qui est insurmontable entre nos idées est indestructible entre leurs objets. — Selon Stuart Mill, qu’il y ait ou non connexion entre les deux données, nous sommes incapables de la connaître ; car les deux données ne sont liées que par induction ; et l’induction ne peut constater entre elles qu’une rencontre constante, c’est-à-dire une association de fait. Avec Stuart Mill, nous admettons que, à l’origine et dans beaucoup d’esprits, elles ne sont liées que par induction ; mais nous avons prouvé qu’elles peuvent l’être encore autrement. On peut se représenter les deux perpendiculaires sur une droite par l’imagination, et on peut les concevoir aussi par la raison. On peut considérer leur image sensible, et aussi, à propos de leur image sensible, leur définition abstraite. On peut les étudier déjà effectuées et engendrées, mais on peut les étudier aussi pendant leur fabrication et leur génération, dans leurs facteurs et dans leurs éléments. On peut assister à leur formation et dégager l’ascension de la base qui les engendre, comme on peut assister à la formation du cylindre et dégager le rectangle en révolution qui le décrit. De cette construction, on extrait les propriétés incluses, et l’on forme ainsi par analyse la proposition qu’on a formée d’abord par induction. — Grâce à ce second procédé, la portée de notre esprit s’accroît à l’infini. Nous ne sommes plus capables seulement de connaissances relatives et bornées ; nous sommes capables aussi de connaissances absolues et sans limites ; par les axiomes et leurs suites, nous tenons des données qui non seulement s’accompagnent l’une l’autre, mais dont l’une enferme l’autre. Si, comme dit Mill, elles ne faisaient que s’accompagner, nous serions obligés de conclure, comme Mill, que peut-être elles ne s’accompagnent pas toujours ; nous ne verrions point la nécessité intérieure de leur jonction ; nous ne la poserions qu’en fait ; nous dirions que, les deux données étant de leur nature isolées, il peut se rencontrer des circonstances qui les séparent ; nous n’affirmerions la vérité des axiomes et de leurs suites qu’au regard de notre monde et de notre esprit. Mais puisque, tout au rebours, les deux données sont telles que la première enferme la seconde, nous établissons par cela même la nécessité de leur jonction ; partout où sera la première, elle emportera la seconde, puisque la seconde est une partie d’elle-même et qu’elle ne peut se séparer de soi. Il n’y a point de place entre elles deux pour une circonstance qui vienne les disjoindre, car elles ne sont qu’une seule chose sous deux aspects. Leur liaison est donc absolue et universelle, et les propositions qui les concernent ne souffrent ni doutes, ni limites, ni conditions, ni restrictions. — À la vérité, ces propositions sont hypothétiques ; tout ce qu’elles affirment, c’est que, si la première donnée se rencontre quelque part et notamment dans la nature, la seconde donnée ne peut manquer de s’y rencontrer, par conséquence et contrecoup. Il nous reste donc à constater qu’en fait il y a des grandeurs artificielles et naturelles égales, des droites, des perpendiculaires à une droite, des corps immobiles ou animés d’un mouvement rectiligne uniforme au moins pendant un temps très court, des mobiles animés en sens différents de vitesses constantes, des substances homogènes exactement divisibles en portions égales, bref des données réelles conformes à nos constructions mentales. Pour le montrer, il faut et il suffit que l’expérience intervienne ; en effet, dans beaucoup de cas, en astronomie, en optique, en acoustique, elle constate que certaines choses existantes présentent les caractères requis, ou du moins tendent à les présenter, et les présenteraient si l’on pouvait pratiquer sur elles les éliminations convenables. En tous ces cas, les propositions nécessaires s’appliquent, et les données réelles ont la soudure intrinsèque que Kant et Mill leur déniaient. — De là des conséquences très vastes, et une vue sur le fonds de la nature, sur l’essence des lois, sur la structure les choses qui s’oppose à celles de Mill et de Kant.