(1908) Après le naturalisme
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(1908) Après le naturalisme

Préface

Nous avons essayé de déterminer quelle sera après le Naturalisme la nouvelle formule littéraire : un Humanisme intellectuel aux conséquences sociales.

Il est impossible que dure l’état actuel de la Littérature. Cela autorise toute tentative d’en sortir.

La méthode : Elle nous est fournie par la loi générale de création des œuvres. Toute œuvre est conditionnée par son milieu et son époque. Cherchons en quoi notre époque se distingue de celles qui l’ont précédée ; ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui sous le soleil et nous pourrons dire quelle sorte d’œuvres il en sortira — grâce aussi à une connaissance précise de l’évolution de l’esprit vers lui-même.

Les éléments : La nature de la Littérature, son rôle parmi les hommes. Non pas ce que fut la Littérature jusqu’à présent ; ce qu’elle doit être.

Notre époque : Une époque non pas de transition, ce serait trop peu dire ; une époque de reconstitution totale de l’homme et de la société. Les religions ont fait faillite. Table rase au bout de la période critique. C’est à la vérité scientifique de tout recommencer pour son compte.

On dira peut-être que nous sommes allés chercher bien loin la Littérature et qu’il n’était point nécessaire de recourir à de grandes théories de l’Homme et de la Vie.

Nous croyons tout le contraire.

Nul ne conteste aujourd’hui une influence sociale aux arts. Même les partisans les plus absolus de l’art pour l’art, l’ont reconnue, sans y rien consacrer il est vrai, pour la réduire de tout leur pouvoir. Cette relation de l’art aux citoyens, ce minimum de participation aux affaires du monde, prononce la condamnation de leur principe sacré. Ils eussent eu complètement raison si l’art n’avait aucune action hors de lui-même, s’il pouvait vivre d’une vie propre et indépendante, bien loin de la vie utilitaire des hommes.

Cette partie vulnérable de leur doctrine les convainc de fourberie ou de mensonge. Lorsqu’on n’a pas tout à fait raison, on a tout à fait tort. Ils ont fait l’art ce qu’ils l’ont voulu, mais ils l’ont tué en la personne du Parnassisme et du Symbolisme : extrêmes conséquences de leur conduite.

Ces deux écoles ont, à leurs dépens, prouvé la fausseté du principe de l’art pour l’art par la preuve la plus formelle : par l’absurde.

Revenons à la nature, à la nature véritable de l’art. Le minimum d’influence sociale, c’est la plaie dont l’art mourut. Rendons à ce plus petit rôle la place qu’il mérite : la plus grande. Laissons-le s’étendre normalement et nous verrons bientôt la Littérature régénérée prendre une force et une ampleur nouvelles — qu’elle n’a peut-être jamais atteintes.

L’humanité y collaborera tout entière et en résultera la plus grande vie : c’est-à-dire des chefs-d’œuvre.

La Littérature régénérée trouvera sa place à son ordre, dans l’harmonie des activités humaines. Elle concourra au but de l’Homme qui est la Vie.

Avant qu’elle n’entreprenne ce pour savoir de quel côté nous orienter, dans l’incertitude voulue où nous maintient un individualisme mercantile ; pour d’ores et déjà nous conformer à son véritable sens, il nous fallait bien en chercher le jeu et la puissance au sein de la société. L’a priori ne nous y eut pas conduits. C’est seulement par la connaissance de l’ordre harmonique des choses que nous pouvons y parvenir.

Voilà pourquoi, dans notre, on trouvera tant de théories qui ne sont pas à proprement parler de la Littérature.

Il appartiendra dans quelques lustres aux historiens et aux critiques de définir en lui-même l’art qui demain ne peut pas ne pas apparaître. Nous ne pouvons, nous, qu’en indiquer les contours et l’espace dans lequel il se mouvra selon les plus grandes probabilités — qu’en montrer la fonction ; fonction qui ne peut être accomplie par aucun autre organisme et dont la faillite empêcherait le progrès de l’humanité.

Ainsi nous croyons avoir fait œuvre utile. Le reste ne dépend pas de nous. Pourtant nous serions heureux si nous aidions quelques indécis à se reconnaître et si nous parvenions à déterminer tant soit peu le courant des Idées qui portera les hommes vers la nouvelle école littéraire dont l’heure, croyons-nous, a bien sonné.

Nous ne demandons du reste qu’à définir davantage les vues que nous n’avons qu’indiquées. C’est par la discussion qu’on collabore aux doctrines en formation. Nous nous adressons à ceux qui pensent qu’il est utile de se grouper pour un effort commun.

Première partie

I. Une Époque sans Littérature

Y a-t-il actuellement une Littérature française ?

À cette question tant de fois posée depuis une dizaine d’années, les échos répondent encore : la Littérature est morte ! la Littérature est morte !

Ils n’ont que trop raison. Tant de volumes paraissent qui ne sont pas des œuvres, naissent et meurent en même temps. On fait de tout sous l’étiquette Littérature — hormis de la Littérature. La pornographie voisine avec le genre à épouvante. Le mercantilisme règne en maître sur l’inspiration. La singularité semble le dernier mot de l’art et se voit consacrée du prix de Goncourt1. Les idées sont malsaines, la perversion aiguë. Décadence et anarchie. Déliquescence et décomposition.

Nous sommes à la fin du Naturalisme — et, si l’on veut, du Symbolisme. Aucune doctrine ne les a remplacés.

On préconise cependant l’individualisme. À lui appartient l’avenir. Plus d’écoles, de théories, proclame-t-on. La liberté. Que chacun s’affirme selon son tempérament, son originalité. L’obéissance à des principes stérilise le talent. Le génie est sa propre règle. L’art, ce kaléidoscope, ne supporte pas de discipline. Il faut être soi intégralement et celui qui se réalise le mieux, le véritable artiste, c’est celui qui est unique, qui ressemble le moins à ses semblables.

Mais ne voit-on pas alors, que l’individualisme ainsi conçu constitue d’abord une prime à l’étrange et ensuite, que contre sa propre prétention, il s’érige en théorie par le fait de montrer la liberté comme un devoir, comme une loi, alors qu’elle peut tout aussi bien consister en une soumission extrême à la plus dure des contraintes, qu’en la plus arbitraire fantaisie. La liberté forcée, c’est l’esclavage.

Il n’est pas besoin d’avoir beaucoup approfondi les procédés de l’art pour apercevoir combien est fausse la recherche du rare à tout prix, au-dessus de toute autre préoccupation. Poussée à bout, comme elle-même le réclame d’ailleurs, elle conduit à la proposition de l’anormal comme exemple, du singulier pour le général. C’est l’ordre des choses renversé. Toujours l’art des grandes époques, procédant par synthèse, élimina le circonstanciel, l’accident, pour parvenir au caractère essentiel, générique. D’accord en cela avec la science, dont il n’est que le prolongement, il s’astreignit à poursuivre l’unité fondamentale des êtres et du monde cachée sous la multiplicité de leurs apparences. Allant à l’opposé, comme on le voudrait, du chemin qu’il suivit, il s’anéantirait lui-même. Et la raison aussi nous détourne du nouveau but qu’on nous propose. Il n’est d’anormal, de singulier dans la nature que la maladie, la monstruosité, le tératologisme et l’on ne veut pourtant pas nous obliger à adorer ce qui nous répugne et ne peut pas avoir de place dans l’harmonie universelle.

Quant à la théorie de l’individualisme prise en elle-même, qui n’est pas radicalement fausse puisqu’elle repose sur la formule de la vie humaine, nous n’avons rien à en dire ici. Mais nous nous élevons contre l’usage qu’on en veut faire dans la Littérature parce que si l’heure en doit venir, ce n’est pas aujourd’hui ni demain.

L’individualisme sain, rationnellement élaboré — non celui dont on parle — cet individualisme porte à l’art pur, à la jouissance particulière, au dilettantisme et se dégage de toute considération utilitaire.

Soit ! Que l’artiste imagine ce qui lui convient, tout en restant normal, selon sa fantaisie heureuse et pour le seul plaisir d’imaginer ! Hélas, un tel luxe ne nous est pas permis. Il ne devient licite, possible même, dans toute sa latitude, que parmi un état où le nécessaire est assuré à tous, au créateur comme au spectateur ; où les hommes n’ont plus d’autre tâche importante à remplir vis à vis d’eux-mêmes que s’amuser. Pour jouir intensément, en pleine liberté d’esprit, il faut vivre, bien vivre. Ne voyagent que les fortunés. Et nous ne vivons pas assez sûrement, assez longuement, assez paisiblement pour pouvoir dire que nous vivons toute la vie. Même les privilégiés du régime actuel voient fermées devant eux des barrières qu’il leur est interdit de franchir et au-delà desquelles s’étendent cependant des contrées merveilleuses. Malgré leur désir, malgré leur or, leur puissance, ils sont maintenus avec le reste de l’humanité dans les cavernes sombres de la société. C’est pour tous le struggle for life où beaucoup succombent des coups reçus ou de la trop grande dépense de forces. Lutter pour vivre n’est pas vivre.

Pour cette raison comme pour les précédentes, l’individualisme ne peut donc pas valoir pour nous qui avons autre chose à faire qu’à nous amuser et pour qui l’art n’a pas encore exprimé toutes les vérités du monde et de l’homme.

Mais cet individualisme, on veut plutôt qu’il existe qu’on n’en prouve l’existence. Il n’est guère qu’un pavillon de circonstance couvrant une marchandise qu’on ne veut pas avouer. Si l’anarchie se manifeste dans la république des Lettres, les causes en sont dues à d’autres facteurs que lui. D’influence productrice, il n’en a point. Triste fils avorté du triste symbolisme, sa réalité demeure fictive et de nom, il ne sert qu’à tenir la place de la doctrine génératrice dont on éprouve ainsi le besoin quoiqu’on se refuse à le reconnaître.

Pourquoi, en effet, nous voyons depuis si longtemps la Littérature désorganisée et sans production notable, c’est parce qu’elle manque d’une autorité supérieure, d’une doctrine élaborée ou suivie par les écrivains ; parce qu’une inspiration unanime émanant de l’âme véritable du présent et nécessitée par la condition de tous les hommes lui fait défaut.

Le passé nous confirme. Nul n’en ignore les preuves. Il n’est point d’époque où l’art se développa magnifique et fécond, où les artistes furent nombreux, qui n’eut un idéal défini, reflété par toutes les œuvres. Le classicisme, l’encyclopédisme, le romantisme, le naturalisme commirent chacun à leur tour la réalisation d’une âme commune dont le moindre servant s’appliquait à représenter les différents aspects. On en acheva la tâche. Les idées s’épuisèrent. Alors l’art si florissant auparavant dégénéra.

C’est ce qui se produisit voilà bientôt dix ans. Une période de décadence succède invariablement à toute floraison active. Il semble qu’on veuille se reposer après l’effort. Et pourtant, c’est une génération nouvelle qui occupe le jour. Des jeunes hommes peuvent-ils n’avoir rien à exprimer. Sont-ils sans tâche ? Le phénomène est plus compliqué que cela et peut-être ne le démêlons-nous pas très bien. Ce que nous en croyons, c’est que l’esprit nourri d’une matière abondante par les œuvres récentes, se l’incorpore et la transmue en faits, en politique. C’est le tour des hommes d’action. Les idées propagées par les écrivains, les penseurs entrent dans la mêlée sociale. Mais pendant ce temps, d’autres qui sont la suite, les conséquences de celles-là se reforment logiquement, avec lenteur et c’est seulement quand elles ont pris assez de certitude et d’étendue déjà, devant elles-mêmes, qu’elles engendrent l’art qui les exprime selon leur sens et les porte jusqu’à la multitude, jusqu’à la vie sociale pour quoi elles naissent.

Mais aujourd’hui, tant d’arrivisme est dans les mœurs et tant de gloire et de profits échoient à ceux que pare le titre d’écrivain, qu’on ne veut pas être privé de ces avantages. Il faut alors que la Littérature existe malgré elle et c’est pourquoi son néant qu’on ne comble pas est proclamé lui-même comme une formule de vie. C’est cette volonté d’aller contre les choses qui crée l’individualisme duquel on voudrait que nous fussions dupes.

Il ne couvre que la décadence et l’anarchie. Vraiment la Littérature va-t-elle toujours être dorénavant ce que nous la voyons maintenant. Les théories dont on la justifie — et dont nous venons de faire justice — vont-elles, malgré la logique, être celles que suivra notre jeune génération ?

Nous nous refusons énergiquement à en convenir et nous avons nos raisons pour cela.

La principale vaut qu’on l’examine entièrement. La voici. Depuis ses origines et dans tous les pays, la Littérature a déjà traversé nombre de crises semblables de trouble et d’incertitude et toujours elles ont été suivies de périodes de régénération et de richesse nouvelle. Telle est l’histoire même de l’art jusqu’à nos jours. Or, nous sommes persuadé qu’il n’y a rien de changé parmi les hommes ni les lois et vraisemblablement les alternatives de mort et de vie, pour la Littérature, comme pour toutes les activités sociales du reste, se succéderont encore longtemps Nous sommes à un fléchissement de la courbe. Celle-ci doit immanquablement se relever et gagner un sommet qu’elle n’aura peut-être jamais atteint dans ses plus grandes hauteurs. Et son changement de direction ne peut pas tarder.

Cependant, objectera-t-on, si les mêmes lois existent éternellement et nous régissent sans discontinuité, quoi prouve que les événements, dont nous ne sommes pas les maîtres, se prêteront encore au phénomène de régénération de la Littérature. Des lois, tout en restant immanentes, peuvent ne plus trouver l’occasion de s’exercer parce que d’autres conditions se sont réalisées, parce que la scène de leurs exploits habituels s’est transformée. L’homme, sans avoir changé de nature, peut très bien occuper une situation nouvelle qui ne lui permette plus de s’adonner à la Littérature. Et l’on citera surtout comme obstacle à la poésie — que d’aucuns proclament morte définitivement — les progrès de l’arrivisme contemporain et l’extension sans cesse croissante du matérialisme — lesquels précisément s’opposent à tout succès des œuvres d’imagination. Et l’on montre que le naturalisme n’a pas eu de poésie ou plutôt de poètes. Et l’on dira la mévente des volumes de vers. Le roman, le théâtre ne seront-ils pas frappés à leur tour, et ne réclamez-vous pas pour eux une destinée qu’ils ne doivent plus espérer ?

Nous ne contestons pas la réalité des faits qu’on nous oppose. L’arrivisme et le matérialisme sont nouveaux parmi les hommes ou plutôt, ils ont pris une ampleur qu’on ne leur connut jamais. Mais ils sont des effets eux-mêmes, et non des causes et ce sont celles-ci qu’il faut considérer dans la question.

L’arrivisme, le matérialisme sont les caractères apparents d’une crise tellement considérable qu’il ne s’en est pas présenté une semblable parmi les hommes depuis l’époque où la décadence du paganisme ancien nécessita qu’il fût remplacé par une foi nouvelle : le christianisme. Mais celui-ci ne devait pas apporter toute la vérité. Il s’élaborait dans des temps fort dépourvus de connaissance exacte. Celle-ci se constituait peu à peu, et bientôt, dès qu’elle fut assez forte, elle entreprit de lutter contre les erreurs du dogme biblique. L’âge critique s’élaborait au sein de l’âge monothéiste. Aujourd’hui la science a vaincu la foi. Mais des ruines n’ont point encore surgi les croyances définitives, l’impératif formel, et l’homme que ne retient plus aucune règle, aucune morale, ivre aussi de ce qu’il considère comme une libération de sa servitude passée, laisse le champ libre à ses instincts, à ses énergies de bête. Ce n’est qu’une transition. Une loi morale nouvelle va le soumettre aux vérités et loin de composer un état fermé à la poésie, à la Littérature, cette situation s’offre au contraire comme une des plus admirables que rencontrèrent jamais le Verbe et les Idées.

Au reste, nous ne sommes pas seul à raisonner de la sorte et avant nous, d’autres sont allés à la conclusion inévitable. Ils ont proposé des doctrines nouvelles pour la Littérature, espérant leur voir opérer le miracle de la résurrection. On ne tente que ce que l’on croit possible. Successivement ont apparu les théories naturiste, intégraliste, humaniste, régionaliste, néo-française, unanimiste, néo-symboliste, néoromantique et d’autres peut-être que nous oublions dans cette énumération déjà respectable et dont la longueur témoigne de l’ardeur apportée à la solution du problème littéraire, en même temps que de la croyance en son dénouement. Une seule pourrait n’être qu’une aberration d’illuminé. Un si grand nombre donne de l’importance à leur unique objet, d’autant plus que chacune d’elles recruta bien des adhérents parmi les jeunes.

Notons également que toutes ces théories sont savantes, se justifient des données de la science, ne laissent aucune place à la fantaisie.

Cependant aucune n’a atteint le but pour lequel elles étaient conçues. L’enthousiasme des hommes ne s’est pas levé derrière une seule. Pas de consécration. Des polémiques d’auteurs, très limitées, voilà tout ce qu’elles ont produit.

Deux hypothèses se présentent pour expliquer ce fait. Ou bien, malgré nos dires, la Littérature ne doit pas être rénovée. Ou bien alors, ces théories ne valaient rien, tout au moins n’étaient pas suffisantes. À l’examen, c’est cette dernière hypothèse qui devient la raison vraie et voici pourquoi.

Ces théories, d’une part, furent trop hâtives, prématurées, conçues par des poètes essentiellement poètes, pourrait-on dire, s’affichèrent en réaction expresse du Symbolisme, donc naquirent particulières, ne s’adressant pas à toute la Littérature. D’autre part, malgré leurs prétentions scientifiques elles ne se conformaient pas aux enseignements de la philosophie de l’art, suivaient l’abstraction plutôt que la réalité et enfin, surtout, elles conservaient jalousement le principe de l’art pour l’art.

Les premières de ces causes ne sont que circonstancielles. Elles ne tiennent pas au sujet lui-même ; elles disparaîtront devant la réussite. Nous ne voulons pas nous en occuper. Disons seulement pour nous justifier que la poésie n’est pas une Littérature à côté de la Littérature, un état dans un état. Son expression et ses moyens personnels ne la distinguent pas, quant au fond, quant aux Idées et à l’inspiration, de la prose susceptible de devenir poétique également. Avec le roman et le théâtre, elle constitue la Littérature une et entière et la grande révolution qui transformera les deux autres genres, la renouvellera de la même manière comme le sang circule dans toutes les parties du corps.

De ne s’appliquer qu’à la seule poésie, les théories naguère présentées se trouvèrent forcément spécialisées et organisées de telle façon qu’elles ne pouvaient s’adapter ni au roman, ni au théâtre. Les règles, les conditions particulières de la poésie et qui importantes pour elle, deviennent moindres dans l’ensemble de la Littérature, ont été élevées sur un plan plus haut que leur plan rationnel, érigées en dogmes capitaux et sacrées lois fondamentales, là où elles n’auraient dû passer que pour accessoires. La partie a été prise pour le tout, et aussi le modifiable a passé pour l’élément modificateur en ce sens que le milieu poétique a servi d’élément extérieur. Il en résulte que ce cadre mal fait ne peut convenir, même en l’élargissant, aux espèces pour lesquelles il n’a pas été établi. De sorte que toute la besogne reste à recommencer depuis le premier terme. Reconnaissons cependant que bien des vérités avancées par les doctrines prématurées sont inattaquables et se retrouveront dans le système parfait.

Avant d’en finir sur ce point, disons que pour notre part, nous saisissons très bien pourquoi les premières tentatives revêtirent cette forme essentiellement poétique. C’est qu’elles furent surtout constituées en réaction du Symbolisme, lequel ne resta toujours qu’une poésie. Et tant de mérite leur en revient, qu’elles n’ont pas à s’en excuser.

Le Symbolisme s’opposait au Naturalisme. D’importation étrangère il contrariait le clair génie français. De plus, ses principes contredisaient nettement la science et l’évolution des idées. Par lui la métaphysique essayait de ses suprêmes ressources pour conserver le pouvoir spirituel qui lui échappait. À cette régression violente, il était nécessaire que s’opposât directement, pied à pied, une action non moins formelle, et c’est pourquoi les doctrines qui se formèrent afin de le combattre, prirent sa mesure, et des armes semblables à celles dont il se servait.

Cependant les novateurs n’allèrent pas sans affirmer expressément que la Littérature tout entière attendait une ère féconde et c’est cette affirmation motivée, justifiée que nous retenons surtout de leurs manifestes. Leurs intentions valent pour nous des œuvres.

Nous en venons maintenant aux raisons principales qui, davantage encore, les firent échouer dans leurs espoirs.

On se les rappelle : Malgré leurs prétentions scientifiques ces théories ne se conformaient pas aux enseignements de la philosophie de l’art, suivaient l’abstraction plutôt que la réalité et enfin, surtout, elles conservaient jalousement le principe de l’art pour l’art.

À dire vrai, la dernière raison contient les premières et c’est celle-là que nous allons étudier.

Constatons-le. La théorie de l’art pour l’art ne pouvait pas se croire si proche de sa fin. Le romantisme, le parnassisme, le naturalisme, le symbolisme en avaient été les fermes soutiens. Jamais on ne l’avait sérieusement menacée. Seulement de nos jours, quelques champions isolés osèrent l’attaquer individuellement, amenés à la combattre dans les premiers essais d’un “art social” indiqué par les derniers représentants du naturalisme. Mais les défenseurs de la théorie officielle avaient eu beau jeu à rabrouer ces jeunes énergumènes qui d’ailleurs n’étaient pas eux-mêmes très sûrs de leur fait et qui se turent bientôt devant les foudres dont on les menaçait. Les grands mots prononcés en cette occasion les effrayèrent. Il faut pour s’attaquer à un principe si fortement enraciné une théorie complète de l’art tel qu’il doit être — théorie qui n’a point encore pris une consistance suffisante, qu’on n’a peut-être pas tout à fait aperçue — mais qui sera comprise.

La théorie de l’art pour l’art a fait son temps. Elle doit maintenant céder la place à la théorie de l’art pour la Vie.

On sait ce qu’exige de ses adeptes la théorie de l’art pour l’art. Les parnassiens et les symbolistes en fournissent parmi tous les plus probants exemples. Pour s’y conformer l’artiste se voue tout entier à son culte, s’abstrait de son époque, conçoit la beauté en elle-même, se figure autosuggestionnement participer, par l’inspiration, d’une essence supérieure, ne reçoit de loi que de lui-même, se désintéresse de ses semblables, prétend que ses œuvres ne renferment aucune valeur hors d’elles-mêmes et ne sont d’aucun utilitarisme pour les hommes. Tout héros de cet avatar en arrive promptement à se retirer loin de la foule dans la tour d’ivoire ou d’ébène où il lui est loisible davantage de se livrer à son rêve. Une telle attitude est celle d’un homme qui non seulement dédaigne l’humanité dont il fait partie cependant, mais la hait. La plupart du reste ne s’en sont pas cachés. Ils le lui ont dit.

Ne les qualifions pas encore, pourtant, bien qu’ils appellent notre colère.

Une étrange aberration en est à l’origine. Dans sa solitude, l’artiste prétend s’être libéré des contingences auxquelles est soumis le vulgaire. Ne voit-il pas que c’est au contraire parce qu’il satisfait à toutes qu’il jouit de la liberté dont il fait tant de cas. S’il hait les hommes, c’est parce qu’il n’en a pas besoin, et le seul moyen de s’en passer, c’est, avec la fortune, une situation sociale indépendante et assurée de la sécurité parfaite. Mais précisément ces conditions résultent d’une collaboration antérieure et présente de millions d’individus au service d’un seul et le mépris à l’égard de ceux-là, loin de passer pour une qualité de noblesse d’âme, de grandeur d’esprit, ne peut être tenu que pour la plus infamante des ingratitudes.

Quittons l’artiste, si vil, pour l’art. Tout de suite, il nous faut constater que de ces tours isolées ne sortirent pas les plus belles œuvres, celles qui sont considérées comme un patrimoine commun par toute l’humanité et que le temps ne détruit ni ne déconsidère. Celles qui résistent à l’épreuve capitale des années, qui grandissent au long des siècles et se recouvrent d’une gloire éternelle, sont au contraire celles qui participent le plus de l’humanité, qui descendent au plus vrai des consciences, celles qui synthétisent le mieux dans l’espace et la durée la matière émouvante de l’art : l’Homme et la Vie.

Maintenant voyons à quoi aboutit la théorie de l’art pour l’art : au parnassisme et au symbolisme. Le parnassisme sonne froid. Belle forme qui ne contient rien. Il ne montre cependant pas l’extrême de la théorie. Au symbolisme en échoit le triste honneur. Il en est l’absurde et en effet, avec lui, l’art devient incompréhensible. Non pas, croyons-le bien, à cause des obscurités de langage ou de forme qu’il affecta. Mais parce que n’acceptant de loi que sa fantaisie, et poussé à l’exagération par haine du réel et de l’utilitaire il ne pouvait être que bizarrerie, étrangeté. Aussi, remplaçant l’idée par la sensation, il se fermait la porte de l’entendement humain, qui n’est qu’esprit. Une initiation devenait nécessaire à qui voulait l’aborder. La nature de l’homme c’est l’intelligence, L’esprit ne marche qu’au général.

Aussi, rien de plus réprouvé qu’un tel art. Le symbolisme vit cette chose qu’aucune école encore n’avait rencontrée. Non seulement le public s’en détourna, le railla, mais la plupart des lettrés eux-mêmes s’en moquèrent agréablement, ne le prirent pas au sérieux, le combattirent quelquefois, — sans pourtant se rendre compte qu’ils étaient un peu les frères de ces enfants terribles.

Que la foule s’en soit résolument détournée, voilà le fait capital. Les symbolistes en subirent les premiers le dommage. Il n’y a de chef-d’œuvre qu’en collaboration avec l’humanité, avec la Vie. Mais d’un autre côté, la masse s’est trouvée frustrée par les symbolistes, d’œuvres qui eussent pu lui être profitables, bienfaisantes et elle a bien eu raison de ne faire aucun crédit à ceux qui doués des facultés de servir à leurs semblables s’en sont volontairement séparés et les ont haïs.

Au surplus, peut-on dire que le symbolisme ait vraiment existé ? Nous ne le voyons plutôt que comme un mandarinat restreint de dilettantes. Il représente une aberration momentanée de certains esprits. Il a vécu seulement pour ses propres auteurs, non pour lui-même puisque nul chef-d’œuvre n’en témoignera. Mais il n’a point participé à la vie totale de l’humanité, comme y entrèrent les grands mouvements d’idées de la Renaissance et de l’Encyclopédisme. Il ne laisse aucune influence de son passage. L’école littéraire prochaine se rattachera au Naturalisme. Elle sera aussitôt après celui-ci, sans déviation, la forme que prendra la Littérature vivante et féconde, évoluant depuis les origines de l’esprit, parallèlement à celui-ci. Et d’ici peu, le symbolisme ne sera plus connu que des érudits, des curieux comme il s’en trouve de nos jours qui cherchent à reconstituer la société, les entretiens et les Lettres des précieux et des précieuses de l’hôtel de Rambouillet.

On voit où a mené la théorie de l’art pour l’art. Il ne pouvait pas en être autrement. Les événements se sont chargés eux-mêmes d’en faire le procès, mieux que ne l’eût formulé la critique la plus logique, la plus rigoureuse dans ses conclusions. Du reste, il est probable qu’on ne l’eut pas crue. L’épreuve vaut mieux.

Et cependant, comme elle eut dû paraître fausse cette théorie issue de la spécialisation de l’art qui, méconnaissant les causes dont il naît, les reniant, se créait arbitrairement en face d’elles, une vie propre, ennemie de tout ce qui n’était pas lui, de tout ce qui pouvait le contrarier. L’exemple en est bien caractéristique de la haine vouée par l’artiste au bourgeois, tandis qu’une attitude de commisération, à défaut de participation au progrès humain, eut été tout aussi fière, sinon plus et eut révélé une âme meilleure.

Quel égarement inexcusable de quitter ses sources, réformer ses origines, d’oublier la part de mission qu’il y a dans l’art, de bonté envers les humbles.

L’art pour l’art réclamant toute liberté et l’obtenant sans peine grâce à de grandiloquents sophismes devait, un jour, lutter contre la morale. Ne disons pas qu’il est amoral, que pour lui, la notion du bien et du mal n’existe pas. Nous affirmons nous, que l’art toutes les fois qu’il n’est pas moral — nous ne disons pas moraliste — s’avère immoral et cela volontairement, de parti-pris, avec une pensée déterminée de scandale, de luxure, de perversion sentimentale ou autre. On est immoral contre la morale, et la morale, contact naturel des hommes, existe toujours. Peut-être objectera-t-on que l’art par ses licences entre en lutte avec des préjugés un peu excessifs, de sottes conventions ? On conviendra qu’il n’est pas que l’immoralité pour lutter contre la fausse morale ; qu’une morale vraie, plus large, plus éclairée en a plus certainement raison, sans aucun risque ; et que tout de même, dans la vie, il vaut mieux suivre une règle prudente que se dévoyer. La licence ne va-t-elle pas jusqu’à la débauche, préjudiciable à qui s’y livre et qui ne va point non plus sans faire de victimes autour d’elle.

Si malgré tant de fausseté et les forfaits dont il est coupable le principe de l’art pour l’art triompha et ne fut point combattu même par les philosophes et les moralistes, c’est que les maux qu’il engendra n’apparaissent pas directement à nos yeux et ne s’évaluent pas non plus facilement chez les hommes ni dans la société. Aussi on n’en reconnaît pas immédiatement pour cause ce principe si néfaste. C’est que dans le monde moral il devient bien difficile de suivre les phénomènes qui pourtant s’y accomplissent selon le même déterminisme qui régit l’inanimé. Tout comme dans la société, qui dépend du moral, nous sommes incapables, le plus souvent, de remonter au (point de départ des événements et d’en discerner les facteurs. Y a-t-il si longtemps qu’on accepte de les voir soumis aux lois naturelles et non dirigés par quelque dextre divine !

Or qu’y a-t-il de plus important pour tout homme que son esprit, les idées qu’il reçoit, qu’on lui livre, la conduite qu’il tient vis-à-vis des autres et de lui-même ? Ne voilà-t-il pas les fondements de la Vie et si l’erreur les vicie, ne sera-t-il pas, cet homme, condamné à vivre sur terre une vie mauvaise, à côté de la vraie vie de justice et de vérité qui seule accorde les véritables joies. Ne le voilà-t-il pas comme un mort ou pis tout le long de son terrestre séjour. Il ne vit point, sachons-le bien, s’il est orgueilleux, dur et méchant. Plus de tourments que de plaisirs l’emportent. Jamais il ne se satisfera. Il mourra inassouvi sans avoir connu le bonheur ! Et quelle dernière minute que la sienne !

Le bonheur, il n’y a que les sages des religions, des morales, des philosophies qui y parviennent, par l’esprit. Et c’est pourquoi un art qui ne procède pas de l’esprit, qui est immoral, ne peut que nuire à qui l’exerce ou qui lui demande ses seules voluptés.

Nous reprenons aujourd’hui contact avec la terre dont nous avaient détachés les religions et les systèmes métaphysiques. Même à ceux qui peuvent croire encore à une existence future, la vie présente n’apparaît plus méprisable et devant se passer à attendre la libération de l’âme. Pour le moins, l’espérance d’un autre monde semble hasardeuse. La pensée orthodoxe ne détourne plus des biens temporels, ne les dépeint plus comme vils et indignes de nos préoccupations. Elle admet que la justice et la bonté doivent être recherchées et appliquées ici-bas, de toutes nos forces, alors qu’autrefois les récompenses célestes devant réparer les inégalités terrestres, elle recommandait aux malheureux, aux victimes de ne rien changer à l’ordre ainsi réglé par le dieu. Au contraire, disait-elle, plus de maux ici valent plus de gloire là-haut — et l’église jouissait du matériel. Avec cette foi religieuse nouvelle — accordée par force, mais accordée tout de même — la vie présente devient pour les croyants aussi, l’objet de leurs plus immédiats soucis. Toutes les idées se tournent donc vers ce point, malgré son positivisme formel. Toutes les volontés s’y consacrent, et il est juste que l’art répudie un principe opposé à cette universelle façon d’envisager le monde, et arbore désormais à sa place un principe en concordance avec les idées consenties par tous, le principe de l’art pour la Vie.

II. L’Activité de l’Art

L’art ne se démontre point en effet, une activité d’un genre unique et différent parmi les autres activités humaines qui toutes participent de l’utilitarisme vital. D’où en sortirions-nous le sens ?

Il ne faut pas avoir honte de l’avouer. L’égoïsme forme le fond de l’homme comme l’essence de la vie organique. Se donner sans jamais recevoir, c’est s’anéantir. Vivre, c’est partout, dès l’origine et invinciblement, inévitablement, attirer à soi, s’incorporer le milieu ambiant, tout ce qui autour d’elle vaut pour la Vie. Il n’est point de vie statique, mais dynamique. L’ennemi, c’est l’élément destructeur, agent de la mort. L’essence de la vie, c’est donc de persévérer en soi par le renouvellement : tout l’égoïsme ou si l’on aime mieux, l’utilitarisme, car il ne peut être d’égoïsme qui veuille la disparition de son sujet. Voilà donc bien la créature obligée de choisir parmi toutes les actions de toutes sortes, celles qui lui sont bienfaisantes, qui lui apportent les réparations et l’accroissement dont elle a besoin ; d’éloigner, de refuser celles qui ne peuvent que lui nuire. L’utilitarisme comporte le plus grand bien. Ne nous en plaignons pas. Il ne peut valoir de morale, sinon absurde, qui le condamne. Ne construisons pas dans le vide. Non nihilo nihil. L’essence des choses premières de la nature n’a pas besoin de justification, surtout par nous. D’autant plus que nous n’y pourrions rien changer.

S’il est toutefois des actes qu’on accomplit sans profit, par pur amour de l’art, bien minime est leur nombre, et nous ne les voyons pas collectifs ni durer longtemps. Ce sont gestes isolés d’orgueilleux et la faveur des masses ne les environne pas. Il n’est même pas sûr, qu’avec son bon sens instinctif, la foule les admire. Ce n’est pas à eux, d’ailleurs, qu’elle confère le véritable héroïsme. Encore ne doivent-ils nuire en rien à personne.

La Littérature tient dans la vie des peuples en général et de chaque homme en particulier — quelquefois à leur insu, et nous devrions plutôt dire : eut presque toujours à leur insu, jusqu’à présent — une trop grande place et trop effective pour pouvoir réclamer l’indépendance et se targuer d’inutilitarisme. Oh ! si quelques-uns parmi les plus simples des citoyens recherchent ce qu’ils doivent personnellement aux livres, nous avouons qu’ils trouveront dans leur esprit peu de profits dus aux écrivains. Mais croit-on que le vulgaire ne bénéficie que des œuvres qu’il a lues — et de quelle façon ? — Non, il jouit en plus de tout ce qui a été produit par les penseurs et les artistes de sa race et qu’ont étudié, compris et mis en œuvre ceux-là qui se sont trouvés chargés des destins de la nation et qui ont légiféré pour la totalité des citoyens. Si aujourd’hui les obscurs ouvriers des villes et des campagnes vivent sous le régime d’une constitution plus élevée en liberté et en justice, plus harmonieuse que les formes anciennes ; s’ils intéressent en tant que classe inférieure les élites de la pensée et du gouvernement, c’est ce que ces élites se sont pénétrées des conceptions jaillies du cerveau des philosophes et des écrivains. Une telle influence ne se mesure pas, mais il n’est pas niable qu’elle naisse et dure — et nous osons même affirmer que l’influence de la Littérature, de tout ce qui est parole de vérité ou représentation de la vérité, est la seule qui engendre le progrès humain.

Ne cherchons pas là des petits faits, des individualités. Saisissons plutôt dans ses méthodes le fonctionnement de l’esprit. Nous serons convaincus qu’en lui, par lui, s’accomplit le grand phénomène social auquel nous sommes redevables de notre perfectionnement, du bien, de la civilisation. Oui, la Littérature constitue le phénomène suprême, indispensable par excellence. Son existence est nécessaire et son utilité, qu’on ne peut mettre en doute, s’exerce par tous les moyens, jusqu’à ceux qui la dédaignent, la méprisent ou qui vivent en l’ignorant.

Aucun esprit ne se forme lui-même et seul. Isolez un nouveau-né. Devenant homme, il n’inventera même pas l’alphabet. Son langage sera si rudimentaire qu’il ne se composera que de quelques onomatopées. La loi du processus biologique qui fait automatiquement passer un être par toutes les étapes ancestrales de sa race pour l’amener au stade le plus avancé atteint par ses derniers parents, cette loi ne vaut pas pour l’esprit. Le cerveau naît à vide. Le jeune être non cultivé n’atteindra jamais dans la connaissance au même développement cérébral que ses créateurs immédiats. Au reste, sachons bien que les deux séries de faits ne sont pas comparables. Tandis que la formation matérielle d’un individu s’accomplit d’elle-même aussitôt la conception, la formation de l’esprit est un acte en grande partie volontaire et qui dépend du sujet lui-même. Puis, n’ont-elles pas lieu l’une après l’autre ?

Pourtant, celle-ci n’en dépend que pour la résolution et le travail. Pour la connaissance et l’emploi de soi-même, pour l’acquisition des vérités et leur service, l’enfant s’adresse à ceux qui l’ont précédé, à ceux qui, au moment où il veut apprendre, ont conquis la souveraine expérience — et dont le savoir obtenu existe en dehors d’eux sous les espèces de l’écriture. La vérité se déguise tant à l’homme, les causes d’erreur et de mensonge sont si fréquentes qu’il n’est possible à aucune intelligence, si géniale soit-elle, de parvenir directement, et dans sa si courte vie, à la connaissance totale et exacte de l’univers. Les plus puissantes facultés reculent devant l’encyclopédisme actuel — bien loin encore d’être final — et surtout devant l’incommensurable besogne de pénétrer les secrets qui demeurent encore cachés.

Mais déjà bien des recherches, des expériences, des luttes ont mis à jour une connaissance d’une certaine étendue et l’ont démontrée incontestable. Elle a l’évidence des lettres et des chiffres. Le nouvel esprit, s’il le désire, ou même un peu malgré soi la reçoit en présent sans se douter du mal que ses ancêtres ont eu à la découvrir et la faire adopter. Cette peine, ce travail, voilà la Littérature.

Tout est Littérature parce qu’en l’homme tout est esprit, compréhension. Il faut profondément étudier la nature, la vie au long de l’échelle organique pour s’en persuader. Mais alors, comme il apparaît avec clarté que nous ne connaissons que par l’esprit, que l’esprit est ce qui nous gouverne absolument et que nul autre principe ne dirige en nous !

La science conduit à cet idéalisme qu’il ne faut point confondre cependant avec l’idéalisme des métaphysiques.

L’esprit, tel que le montre sa formation embryo-génique est l’essentiel de notre vie. Mais n’y voyons point autre chose qu’un faisceau de méthodes positives, matérielles, coordonnées entre elles et surtout ne lui croyons point une compréhension de l’absolu en soi, une intellexion des causes originaires dont il n’entend même pas en quoi elles peuvent consister.

Du plastide initial à l’homme, la distance est grande. Cependant de l’un à l’autre, il n’y a point de différence fondamentale. Le plastide vit ; l’homme aussi de la même vie manifestée. Seulement le premier est une enfance. Point d’esprit, de décision, de volonté. Pourtant, un pouvoir vivre, un savoir vivre. Une quantité d’actions élémentaires le frappent physiquement, chimiquement. Il les emmagasine. Il y pourvoit, il y résiste. Sa vie future est là tout autour de lui, résultante de l’assimilation du milieu. Il l’en tire. Un équilibre s’établit grâce auquel l’existence lui devient moins précaire, et c’est un être défini qui se forme. Il n’a pas succombé. La fonction a créé l’organe. La vacuole régulatrice du noyau l’identifie, l’assure contre les mauvais destins. Aux actions extérieures s’est opposé un système organique pour la défense ou le profit.

À nouvel être, nouvelle transformation. Le milieu a changé ou bien l’individu a autochimiquement modifié sa constitution. Il faut un nouvel équilibre. Une autre espèce paraît. Parallèlement les systèmes de facultés, une fois engendrés, procèdent d’eux-mêmes à leur normal développement physiologique et psychologique. Et la série continue.

Mais une coordination se dispose entre les différentes réactions que le sujet dresse contre les influences élémentaires du milieu où il baigne. Un centre se crée. Les facultés se localisent. Au centre, tout converge. Il ne peut y parvenir pourtant que des excitations extérieures. Quel est leur nombre. Ou plutôt, combien de catégories y en a-t-il ? Toutes comprises, cela fait les cinq sens. Il pourrait y en avoir six, huit, dix, tout aussi bien sans plus de difficulté. Mais non. Ces cinq catégories de perceptions contiennent tous les rapports du sujet avec l’extérieur. Il n’y en a vraiment pas d’autres. Quoi les eut empêchées de se manifester, de se créer un organe intermédiaire d’elles à lui. Dans l’univers la totalité des choses s’exerce continuellement. Toutes les forces y sont en activité. Tout se touche. La vie attire tout à soi, ne suspend aucun des perpétuels contacts. Sensible, le moindre frôlement l’irrite. Ce qu’elle ne perçoit pas, c’est l’indifférent, l’éloigné, ce dont elle n’est pas directement affecté. Mais raisonnons. Que lui importe alors ? et pouvons nous avancer que de telles influences existent. Pure hypothèse que l’imaginer. Rien, rien absolument n’en justifie, n’y autorise. C’est présumer à faux. Dira-ton que la simple cellule de protoplasma jouit originellement de la conscience des causes premières. Elle sort par différenciation de l’inanimé. Elle ne se conduit que chimotaxiquement. Tout est néant au-delà de nos cinq sens. Pourquoi s’enquérir vainement et se tourmenter inutilement de l’inconnaissable, de ce qui s’abolit pour nous — et que la négation n’exprime pas comme on le voudrait puisqu’elle est encore une affirmation, alors qu’il faudrait ne rien affirmer, se taire !

Et au long du perfectionnement des facultés, voici l’homme futur qui s’achemine et surgit des possibilités, voici son esprit qui se forme petit à petit. Il est. Le pithecantropus érectus a dépouillé son pelage et laissé tomber sa queue ; élevé, élargi son front. Que s’y est-il ajouté ? Rien qui ne fut déjà chez le plastide. De l’étendue, mais nulle profondeur. C’est toujours la même vie. Ce que l’homme a acquis et qui le fait homme, c’est la coodification des méthodes élémentaires de la vie originaire, avec une vue sur soi, mais bornée à ce seul regard intérieur. Il porte un centre de lois sur lesquelles il agit selon elles-mêmes — ou bien se laisse emporter non par elles mais par les énergies brutales qui continuent de l’attaquer dans son milieu. Et s’il ne réagit pas à son tour sur l’univers selon ses facultés, il n’est pas l’homme, mais bien moins qu’un plastide, lequel du moins vit pour vivre et réagit suffisamment de la seule force de ses mollécules.

Il est vrai que la société s’est réalisée et voilà un nouveau milieu complexe dans lequel il doit trouver son équilibre — et précisément il n’y arrivera que par l’esprit, suivant les données générales abstractées qu’élabore l’esprit capable de plans architectoniques et de constructions idéales.

Mais au-delà de sa connaissance que l’homme ne tente pas de découvrir une autre réalité supérieure de causes et de raisons. Qu’il ne poursuive pas un chimérique absolu. Il ne connaît que des sens et non pas pour satisfaire à une intellexion en soi, mais pour vivre matériellement. Voilà l’erreur des philosophies à tous égards. L’homme se meut selon un régime finaliste. Il n’enregistre que des rapports d’objet à objet. Ce régime lui interdit toute pénétration du monde autre que sous cette apparence de mouvement. L’inerte ne lui parvient pas. Les causes et les raisons ne peuvent faire partie que de l’inerte.

Vivre est pour vivre, non pour savoir. Ce ne serait pas assez. Savoir n’a pas sa fin en soi. Ce n’est que le demi-terme de la vie. Savoir est pour vivre. Utilitaire formule de l’homme qui n’est lui-même qu’une modalité de la vie. L’esprit crée des notions, des idées. Mais elles ne sont que des représentations synthétiques des rapports de l’homme avec l’univers ; elles n’imaginent rien qui ne tienne à la réalité. Toute la vie élémentaire s’y retrouve et les remplit seule. Et c’est déjà bien assez, tant il y a de peine à découvrir la vérité et à constituer la définition de la loi. Pendant que fonctionne la mécanique des appareils vitaux, l’esprit s’acharne à s’emplir de connaissance, de vérité, mais pour immédiatement régir et alimenter ces appareils afin qu’ils vivent au mieux — ce qui constitue le bonheur. Point d’autre occupation humaine. Mais aussi quelle tâche ardue à laquelle des siècles ne suffisent pas. Homme, tu es esprit pour vivre, car ta perfection t’a compliqué, t’a rendu le vivre laborieux et difficile et tu dois craindre l’erreur comme la mort, car elle l’amène. La société mauvaise ressemble à une toxine où tu dépéris. La vie veut vivre. Elle te commande de faire tout pour cela. Elle ne permet même pas que tu fasses autre chose. Et jusqu’à ce que tu sois infaillible, jusqu’à ce qu’aucune erreur ne puisse te nuire et empêcher que tu obéisses à la volonté de vivre qui t’anime, tu ne dois pas avoir d’autre but — de distraction ! Marche à la toute connaissance, à la toute vérité ! T’arrêter en route, c’est mourir.

Vois, alors, qu’elle est l’erreur de tant de principes qui détournent de cette fin que pourtant tu affectionnes sans avoir besoin de tant l’approfondir. Il y a parmi tous le principe de l’art pour l’art, et c’est peut-être le plus dangereux. Il est si pernicieux à l’exercice social de l’esprit : J’ai nommé la Littérature ! Répudie-le pour celui qui émane de ta nature, même, de ta constitution : l’art pour la vie.

III. De l’Esprit à la Littérature

Nous avons noté en passant que la société où ses affectivités et ses besoins le portent formait pour l’homme un nouveau milieu au sein duquel il avait à réaliser son équilibre, c’est-à-dire sa plus grande vie, son bonheur. Voici en effet devant nous, une nouvelle manière d’être que ne comporte nulle part la nature organique et que ne régissent plus des lois seulement matérielles. Un phénomène d’ordre spécial se produit parmi l’animé. Ce n’est pas une coordination où les éléments entrent chacun à leur place et concourent tous à un même but. C’est une association au pair d’individus égaux en droit qui, doués d’une égale valeur, de différentes facultés, réclament pourtant tous les mêmes avantages. Alors des rapports adéquats sont à créer nécessairement entre ces hommes dont aucun ne consent (avec juste raison, ils sont tous semblables par la vie) à abdiquer son individualité au profit de la collectivité (et que pourrait être cette collectivité, quelle personne ?) à se sacrifier à ses pareils. La même vie est en chacun de nous, qui nous commande avec la même force de la vivre. Le faible le veut autant que le fort, car les moyens n’y font rien. Chaque homme vit pour vivre et nulle autorité ne surpasse celle-là. Pas une même n’en approche.

L’association humaine s’établit sur ce contrat tacite et évident, et elle sera troublée, imparfaite, irréelle, toutes les fois et aussi longtemps que les termes n’en seront pas observés par chacun de ses membres. On s’en aperçoit bien aujourd’hui après le naturalisme : les troubles seront néfastes à tous, sans exception, soit, pour les uns par la misère directe, soit pour les autres, qui semblent cependant en profiter, par le maintien de conditions leur rendant impossible la vie vraie et bienfaisante. On sait en effet quels maux comportent avec soi les richesses, les honneurs, le capitalisme, en résumé, l’abus des jouissances de domination et d’opulence. Une conscience satisfaite, seule, engendre les plus grandes joies.

Mais si la vie sociale ne ressemble point à la vie organique, elle ne doit point se cristalliser selon les forces de la nature incluses dans tout corps, car son mode propre lui manque alors complètement et elle se fait faillite à elle-même, accablant du poids de sa banqueroute chacun de ses participants. Pour elles les forces matérielles ne valent rien, sont l’ennemi. Le système de la nature physique ne lui convient pas, car nous le savons basé sur le triomphe du nombre et de l’étendue et les unités y sont en continuelle lutte, dans l’état incessant de discorde. Le faible y succombe mathématiquement. On aperçoit bien que c’est là l’opposé du principe de l’association humaine et qu’il faut y substituer d’autres lois. Alors doivent intervenir des rapports nouveaux fondés sur l’égalité, la liberté, et ayant pour objectif de satisfaire chaque individu dans ses aspirations légitimes, de lui fournir les profits pour l’obtention desquels il s’unit à ses frères. Ces nouvelles lois constituent ce qu’on appelle la morale — qui n’existerait pas sans la société, notons-le bien. — Et voici que naissent les abstractions de droit et de devoir, de justice et de liberté, d’égalité et de fraternité.

C’est à quoi pourvoit l’esprit humain. Il le peut excellemment. L’homme n’entrerait pas du reste en société, sous ces conditions et avec ces exigences, si son esprit n’était pas capable d’y satisfaire. Génératif de valeurs, de lois, de symboles ; créateur d’une mathématique admirable ; l’esprit semble n’être parvenu à ces ressources que pour accomplir la tâche qui se pose devant lui. Par lui qui ne connaît que des termes de rapports, la nature est pénétrée dans ses relations d’objet à objet, de cause à effet, et, ayant dégagé la connaissance intégrale de l’empirisme des faits, il n’a plus qu’à l’appliquer, selon le finalisme expérimental, à la collectivité humaine. Généralisant, déduisant, induisant, le voici qui construit idéalement au-dessus des têtes, sa nature sociale ainsi que la figure géométrique de l’association parfaite et dès lors, l’homme en possession des lumières de l’expérience et de la spéculation n’aura plus qu’à se diriger vers soi-même et vers le bien ou se confondre.

Une admirable coordination intérieure l’y oblige dès qu’il atteint à la juste conscience de sa personne. La vie crée en lui l’esprit et l’esprit, aussitôt devient indispensable. Deus ex machina. L’homme ne fait rien d’humain sans y avoir recours — même quand l’esprit fonctionne sur des erreurs. Et se conformer pour toute la vie et principalement pour la vie sociale aux commandements impérieux du Dieu, lui apparaît une nécessité absolue, hors quoi tout n’est abîme et désordre, mort pour lui. Il est dans l’essence des vérités de se représenter en impératif catégorique, de contraindre l’homme à leur obéir, à s’y soumettre et nous ne voyons aucune chimère à penser qu’une société d’individus possédant tous, consciemment, la vérité, s’organiserait en perfection et fonctionnerait merveilleusement, du seul fait de la croyance des hommes en la vérité.

Nous en restons loin, pourtant et la faute en retombe aux erreurs que nous nourrissons encore et aux mensonges intéressés que propagent ceux qui, faussement, croient profiter des avantages du régime actuel et ne veulent pas admettre qu’un système rationnel leur vaudrait mieux — comme aux autres.

Dans la société, forme de vivre à laquelle nous sommes voués et que nous réclamerions si elle n’existait pas, rien n’est donc que par l’esprit. Ou plutôt, pour toucher à ses fins tout acte ne doit s’effectuer que par l’esprit.

On nous dira peut-être : « Vous soutenez une théorie invraisemblable ou pour le moins vaine, puisque la société existe, s’est constituée dès le premier jour de l’humanité et a toujours vécu. Il n’y avait point à ce moment l’esprit tout éclairé et tout puissant dont vous parlez et dont vous avouez vous-même qu’il ne règne pas encore. Vous voyez donc bien qu’il n’est point si indispensable que vous le prétendez et que les choses se font tout de même sans lui. »

Cet argument de doctrine tombe devant les faits.

Une société s’est agrégée sans doute, dans laquelle tous les hommes entrent de force du seul fait de leur naissance, sans consentement de leur part. Mais peut-on y voir la véritable société humaine, la cristallisation rationnelle, logique qui doit naturellement résulter de toutes les facultés humaines mises en jeu et de tous les droits égaux concurremment juxtaposés ? On se gardera bien de l’affirmer et de dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il n’est personne qui puisse se dire heureux, n’ayant rien à réclamer des destins — Nous connaissons tous les misères humaines, nous pourrions dire la misère humaine. Chacun en a sa part et s’il compte parmi les privilégiés, la voit frapper durement tant de ses semblables autour de lui ! Des infortunes, nul n’en ignore et on nous dispensera d’en faire le tableau, lequel risquerait fort, d’ailleurs, de n’atteindre pas à la vérité, à l’expression complète. La réalité demeure plus poignante que sa transcription la plus fidèle.

La société dont nous sommes et que nous n’avons pas faite de nos mains n’est pas la vraie. Elle n’émane pas de l’esprit dont les élaborations, comme ses propres résultats eux-mêmes, la condamnent. Elle se constitua sur le mode de l’univers physique. En nous, par le corps, cet univers gravite. Où l’esprit n’a pas apparu règnent les forces passionnelles : dans les individus, au sein de leurs agglomérations. Par leur inconscience, les hommes en société forment des sortes de monstrueux êtres anonymes que des forces aveugles régissent avec fatalité. Ces forces anthropiques, comme les forces de l’inanimé, n’ont point de figure. On n’en connaît que les effets. Qui nie la pesanteur ? Ces effets montrent tous les caractères du cosmos. Insensibilité, amoralisme absolu, non-finalisme. L’esprit n’y trouve pas de conformité.

N’est-ce pas à cette catégorie de phénomènes qu’appartiennent les préjugés de classes et de famille — lesquels, du reste, n’apparaissent que chez les possesseurs — les autres, les vaincus étant comme annihilés. — Fondés sur l’instinct prédominant de la propriété, de l’autorité, ils équivalent à l’attraction qu’exercent les corps lourds sur les petits. Le point d’honneur, la raison d’état, la souveraineté des institutions, le culte de la puissance des dieux, qui suscitent à la collectivité tant d’attitudes et de résolutions contraires au sentiment secret de chaque sujet pris isolément, sont engendrés par la création absurde d’une personnalité et nous y voyons le jeu de l’agrégation molléculaire qui forme les corps bruts. L’idée de patrie à laquelle une éducation traditionaliste convainc dès sa jeunesse l’homme de s’y sacrifier à l’occasion, c’est le résultat plus vaste des deux forces précédentes mises au service de l’égoïsme d’un seul, le plus fort de tous, et se renouvelant par droit dynastique. La monarchie a fait la nation, a créé la nationalité à son profit : émanation de la force d’identité.

L’instinct, la possession : force de la force ; la jouissance physique : exagération de la force de vivre incluse en nous et débordant de son cadre. Dans l’humanité, comme dans le chaos du monde, c’est la Force qui règne et qui précisément fait que tout y est désordre.

On voit quelle sorte d’éléments fondèrent la société actuelle, ébauche avortée de l’organisation véritable impliquée par l’existence de l’esprit et combien ils ressemblent peu aux causes spirituelles. Les forces ne doivent plus nous régir. Tout, dans l’univers, se forme et se déforme selon tout hasard, sans désir ni dessein préétabli, parce que l’univers n’a pas de but et se suffit à lui-même, offrant dans sa réalité toute sa raison d’être. Il se déroule ainsi sans besoin de perfection. Pour l’homme, il ne peut en convenir de même. Il lui faut un ordre différent, approprié. La vie exige qu’on l’augmente par tous les pouvoirs qu’elle confère. Le bonheur réside pour l’homme dans la favorisation de la vie. À l’homme, la vie donc crée ce but, lui impose une manière d’être qui ne soit pas la volonté de son milieu. Et l’homme intelligent, maître par l’Idée, par sa science, son invention, des forces de la nature, cet homme dont la suprématie sur les autres créatures s’affirme sans conteste vivra selon sa loi.

Il n’y a point obéi jusqu’à présent. Mille et mille générations en ont souffert. Les futures s’y conformeront désormais.

Le devoir actuel impose donc de travailler à l’avènement du règne de l’esprit. Ce même devoir se réclame de tous les hommes. Il n’en est point de plus impérieux. Disons même qu’il n’y en a point d’autre.

Défions les sophistes d’en trouver un plus beau. Son utilitarisme en fait précisément la grandeur.

IV. D’après l’histoire de la Littérature

Pour l’accomplissement de ce devoir, la Littérature se présente comme un des plus puissants moyens à employer. Nous en avons montré l’influence. Son rôle cependant mérite d’être mieux défini. Il résulte d’elle-même en tant que sujet et également de la situation qu’elle a acquise dans la société. Aujourd’hui elle parvient jusqu’à chaque homme. Il n’en est point que ne touche le journal ou le livre. L’imprimerie, l’instruction obligatoire ont fait cela, et reconnaissons-le, parce que cela était l’ordre de l’esprit, l’ordre de l’homme. Avec le pain du corps, que nul ne conteste, le pain de l’esprit. On ne vit point sans celui-là non plus. Du pain blanc à tous.

La fonction a créé l’organe : le livre partout répandu.

Cependant, cette vérité que nous voyons par elle-même si évidente, participe encore d’une réalité plus théorique que vivante et nous la devons davantage aux spéculations des essayistes, des fondateurs de la philosophie de l’art, qu’à l’observation directe des faits ou plutôt des résultats obtenus. (Il est vrai, devons-nous accorder entre parenthèses, que jusqu’ici la forme de la Littérature ne fut pas celle qui convient à cette fonction et c’est pourquoi sans doute, il nous faut constater ce défaut de concordance.)

Certes la philosophie de l’art nous a enseigné ceci que toute théorie littéraire, toute œuvre même, est un produit déterminé par son époque. Nous le croyons communément aujourd’hui et nul ne sent le besoin d’en réclamer de nouvelles preuves. Mais il ne s’ensuit pas nécessairement que la Littérature, ordonnée par les idées et les événements, réalisa toujours l’objet qu’il eût été désirable qu’elle atteignit — c’est-à-dire son essence intégrale. De ce qu’un phénomène en quelque sorte organique se produit parmi les hommes il n’est pas certain qu’il se présente au mieux et vaille bienfaisamment pour ceux-ci. Rien ne peut survenir sans causes, certes, tout est effet — et on nous a très justement montré les causes des différentes formules littéraires, rattachant ainsi celles-ci au déterminisme universel duquel elles ne peuvent s’affranchir (ce qui, que ne l’a-t-on vu plutôt, lui interdit formellement le principe de l’art pour l’art). Mais il s’agit précisément de savoir si ces causes circonstancielles, historiques, sociales, étaient bien celles qui devaient engendrer la Littérature la plus favorable aux hommes, la faire à leur mesure.

Oh ! nous ne récriminons pas contre le passé. Nous n’en voulons rien effacer. Nous l’envisageons d’assez haut pour croire que ce qui fut devait se produire inévitablement et même nous pensons que la route suivie par l’humanité est la meilleure, nous réservant cependant sur la longueur du temps qu’on mit à la parcourir. Les accidents n’en vinrent pas tous de l’adversité des choses, et la bonne volonté ne se manifesta pas toujours. Seulement, il s’agit ici de connaître quelle valeur fondamentale offrent les théories du passé et de savoir si elles peuvent valoir encore pour le présent. Nous voici donc bien obligés de les étudier froidement, sans aucune sensibilité, d’en déterminer les principes et les idées et c’est à rapprocher ceux-ci de leurs résultats, d’abord, et des principes nouvellement certifiés par la science, ensuite, que nous arriverons à décider de notre conduite et de notre sort.

L’examen du passé nous a permis de dégager cette grande loi que toute forme d’art est le produit direct de son époque — et cette loi nous servira puissamment bientôt. Mais elle n’offre pas d’autre valeur que celle d’une méthode à employer pour éviter les égarements de l’art pour l’art et ce n’est pas selon elle qu’on jugera les œuvres. En sa formule nous ne pouvons voir aucun critérium de beauté, ni d’efficacité. Certes, la Littérature se nourrit des idées du moment, se conditionne des événements et des circonstances. Mais précisément les événements et les circonstances du passé, d’être transitoires, engendrés par le hasard et conduits par les forces aveugles de la barbarie originelle, nous apparaissent aujourd’hui comme les plus mauvais facteurs qui soient pour un organisme de vérité et à fin rationaliste. Et quant aux Idées anciennes, il nous sera permis de douter de leur valeur absolue. On admettra en effet que les règles auxquelles se contraignirent les classiques, par exemple, que les notions d’humanité incarnées dans leurs personnages renfermaient une grande part d’erreur et de convention. On en sera convaincu si l’on veut bien se donner la peine, de constater que leurs Idées ne relevaient d’aucune science exacte, et ne s’efforçaient qu’à la glorification des pouvoirs existants quand elles ne s’abaissaient pas à l’unique flagornerie des hommes qui disposaient de la puissance. Or nulle Idée véritable qui n’émane de la Vérité ! Et la Vérité ne peut surgir que des laborieuses et patientes recherches des savants. La métaphysique où se fournissait la morale en cours est la mine des pires erreurs.

Vraiment le Classicisme, pour ne parler que de lui — mais le même genre d’observation sera fait pour le Romantisme et le Naturalisme — faisait mieux que subir l’influence des événements, quels qu’ils fussent — et c’était l’ordre monarchique avec toutes ses conséquences. Il participait à leur maintien intégral et suivait plutôt les fluctuations de la faveur royale que l’évolution des idées qui déjà travaillait sourdement les esprits et les masses. Par son imitation servile de l’antiquité, il se détournait volontairement de la réalité qui cependant n’étreignait pas moins alors les hommes que de nos jours. On ne voit pas d’autre raison à cette préférence accordée au passé sur le présent qu’un arbitraire despotisme ou une prodigieuse inconscience. Les écrivains suivaient l’éducation traditionnelle instaurée par la Renaissance et les préjugés qu’ils recevaient dès leur jeunesse, sans songer à les vérifier par la suite. N’est-ce pas la pire façon de subir l’influence des événements ? Appellera-t-on alors, cette sorte de Littérature, une Littérature sociale ! Il faut se méfier des apparences. Le Classicisme lui-même ne pouvait que peindre des sentiments d’homme. Mais il n’y a pas là une raison suffisante pour dire qu’il entreprenait l’amélioration de la race, et en voulait le plus grand bien. Se désintéressant de tant de serfs et de vilains, il n’y songeait même pas. Le caractère essentiel de la Littérature sociale : un objectivisme voulu, lui faisait complètement défaut. La généralité qu’on a cru lui voir n’est qu’une illusion produite par l’absence d’un milieu concret.

On voit que de telles causes, de telles raisons ne pouvaient pas enfanter une littérature humaine. Puisqu’il en est ainsi le rôle exact de la Littérature parmi les hommes ne fut pas, par celle-ci, toujours rigoureusement tenu. Elle s’en détournait même, diamétralement.

Cependant la Littérature vécut.

Sa vie, expliquons-nous sur ce point, réside dans le succès qu’elle rencontre auprès de la multitude intelligente — et par succès, nous entendons non pas la faveur seule qui s’attache aux œuvres, mais l’influencé qu’elles portent dans les mœurs. C’est le consentement universel qui décrète le chef-d’œuvre, par le besoin qu’on en avait et la satisfaction qu’il apporte. Un livre ignoré n’existe pas. Ses virtualités ne lui confèrent pas l’être. Ne confondons pas cependant, mode, snobisme, avec succès. Il faut de l’étendue pour que le consentement universel se déclare et l’on offre en vain des délices inutiles — Ventre affamé n’a pas d’oreilles, dit le proverbe. Il lui faut du pain et le pain de l’esprit affamé c’est la vérité. Que lui chaut le bel esprit ou le vide beau langage.

Ne croyons pas tant que cela à la nécessité du temps pour la consécration des chefs-d’œuvre. Ils s’imposent immédiatement. Ils ne surgissent qu’au moment précis où on les réclame. Le temps ne fait que ruiner les réputations usurpées. Il réhabilite peu d’inconnus. Le chef-d’œuvre n’acquiert sa qualité qu’à la condition d’être attendu et de livrer aux hommes les réponses les plus exactes aux problèmes généraux de la vie et de l’univers. Et ceux-là s’approchent le plus près du centre essentiel des choses, montrent le moins d’une formule d’art.

Cependant, déclarons-le une fois pour toutes. La caisse de l’éditeur ne fournit pas le critérium du jugement public. Quiconque écrit pour remplir la mission dont il se sent chargé n’est pas responsable du rapport d’argent qui peut lui survenir. Vraiment, nous ne nous figurons pas un écrivain digne de ce nom qui consente à se prostituer pour les espèces monétaires. Les autres, ça ne compte pas. Aussi bien si lui-même a besoin de recevoir en métal représentatif le prix de son labeur, n’est-ce pas un peu de notre faute à nous, à notre société basée sur le mercantilisme où l’or constitue la monnaie de tout, la valeur suprême par laquelle s’évalue la pensée même — l’or sans quoi la pensée ne se développerait pas ? Alors, devons-nous en faire grief aux âmes intègres et fières que nous condamnons à un tel outrage !

La Littérature vécut, mais d’une vie précaire, du moins limitée à une certaine partie de l’humanité. Pour beaucoup, dans le passé, elle fut comme si elle n’existait pas et même encore aujourd’hui, dans les villes et les campagnes, bien des gens en ignorent les principales œuvres. Reconnaissons qu’il y a bien de leur faute. Mais il y a aussi bien de la faute des écrivains qui ne s’adressèrent pas à tous les hommes, ou plutôt qui ne tinrent pas compte de tous les hommes. Et par cela nous ne voulons pas dire qu’ils n’écrivirent pas d’une façon compréhensible à chacun. Seuls les symbolistes parlèrent une langue obscure et trafiquée — nous prétendons qu’ils ne traitèrent pas des sujets communs à l’humanité, indépendamment des situations de classe.

La distinction des classes fut surtout observée par les artistes et tout nous porte à croire qu’ils y tenaient tant parce que, le plus grand nombre roturiers eux-mêmes, ils s’efforçaient par la flatterie d’obtenir leurs lettres de créance auprès d’une société qui leur semblait, par ses privilèges, la supérieure ; qui disposait des faveurs et parmi laquelle ils considéraient comme un honneur d’être admis. On peut entrer dans leur vie privée et nous la voyons si bien corroborer cette raison qu’il nous est permis de soutenir qu’elle influençait également leur œuvre.

Le naturalisme, le romantisme ont détruit cette théorie vraie pour le classicisme, dira-t-on. Pas tant que cela. L’impassibilité du naturaliste l’éloigne des couches inférieures qu’il étudie et c’est là une réserve d’homme supérieur. La jeunesse bohème finit en opulence domestique. Le romantique ne se défend pas d’une grande bourgeoisie. Sa lionnerie ne va pas sans de bons écus. L’artiste ne sut guère rester un indépendant et on en compte peu qui ne se laissèrent pas prendre aux tentations de la soi-disant élite de la société. Une fois reçus dans ses salons, ils devenaient un peu ses prisonniers et leur intégrité artistique en souffrit certainement. C’est de soi-même que l’auteur met le plus dans son œuvre. L’élite avait tôt fait de le corrompre. On n’est pas désagréable à qui vous reçoit à sa table. La bonne chère compte peu de héros contre elle. L’école psychologique n’a peut-être pas d’autre origine que la reconnaissance du ventre.

En vérité, nous ne pouvons pas dire que jusqu’à présent, la Littérature vécut d’une grande ardeur humaine. Elle se confina entre certaines limites définies par des intérêts particuliers et bien souvent, elle tourna au mandarinat : déchéance fatale à quoi la vouait son exclusivisme. Son influence n’atteignit pas, en général, l’envergure qu’on doit lui souhaiter ni l’activité à laquelle elle pouvait prétendre : sa vie normale. Peu d’âmes s’en trouvèrent remuées profondément au point de se transformer selon son enseignement, de s’y attacher, de s’en animer de prosélytisme. Beaucoup leurs lectures achevées n’y pensèrent plus. Elle n’avait pas fait vibrer la harpe de l’être. S’adressant aux classes privilégiées et constituée pour leur plaire, la Littérature ne pouvait que les faire persévérer dans leurs erreurs et leurs préjugés, tandis que l’action à exercer devait être au contraire réformatrice d’elles-mêmes et de leur genre de vie. Le moins de mal qu’elle pouvait faire était de se résoudre en inertie et c’est en effet ce qui partout arriva lorsqu’elle ne corrompit pas de désirs de luxe, d’honneurs et de domination, des esprits qui sans elles se fussent sans doute tournés vers la vérité.

Acceptons pour le moins que la Littérature ne commit aucun dommage important. Le certain, c’est qu’elle ne remplit pas sa plus grande utilité. Elle n’eut qu’un minimum d’action parmi l’humanité, celle-là que, à la vérité, elle ne pouvait pas ne pas avoir. Or le peu ne nous suffit pas.

Et cependant, il y eut une époque dans le passé où la Littérature se montra ce qu’elle doit être — mais sans hélas servir d’exemple aux époques suivantes qui retombèrent dans les premiers errements. Ce fut pendant le règne de l’Encyclopédisme.

Enfin, voilà des écrivains qui répudient l’antiquité pour le présent, qui promènent leurs regards autour d’eux, qui s’aperçoivent de la misère et des souffrances du grand nombre. Ils en recherchent les causes. Ou plutôt ne les connaissent-ils pas pour avoir eu à en supporter eux-mêmes les effets ? Alors ils font davantage. Ils s’avisent de les combattre et les veulent remplacer par le bien et la justice. Ils entrevoient une ère meilleure. Comme par leur don d’écrivains, ils possèdent les facultés généralisatrices, synthétiques, ils ne s’en tiennent pas aux seuls faits immédiats. Le malaise général dont souffre le bas peuple français et le haut avec lui, est le signe d’une anarchie, d’un désordre, d’une vicissitude plus graves encore. Il faut aller au fond des choses, à la source du fleuve empoisonné. Les raisons qu’on aperçoit du premier coup d’œil, même justes, ne sont jamais suffisantes. Il faut en chercher d’autres plus essentielles et toujours on les trouve. Ce n’est pas de la condition même du paysan qu’il s’agit, de la noblesse ni de la royauté. C’est de l’homme qui est l’homme en chacun des individus titré ou roturier et J.-J. Rousseau va en déterminer le type jusque dans la nature et en indiquer l’éducation, la formation.

Parallèlement à lui, et complétant son même effort, Diderot, d’Alembert, une foule d’autres, résument les connaissances acquises, non pour éviter la difficulté de les rechercher dans l’épars, mais bien à l’effet d’en constituer un système philosophique, aux bases certaines, qu’entreprennent d’Holbach et Helvétius. Morelly, Mably, distinguent les premiers linéaments d’un communisme où versera Condorcet et que Babeuf exprimera avec plus de force et de clarté dans Le Tribun du peuple. Le rationalisme de Descartes porte ses fruits. Le rire sarcastique de Voltaire a montré la farce des églises et des religions. C’est maintenant peut-être où l’on est le plus athée. Et l’on ne détruit pas pour le plaisir de renverser les choses, de danser sur les ruines, comme on dansera bientôt aux flambeaux sur les décombres de la Bastille. Les Encyclopédistes ont un but. Ils veulent la Justice et la Fraternité humaines : expression de l’homme intégral dans la société. Ils envisagent un bonheur possible à tous les hommes. Sous leurs pas, ils fondent un terrain ferme. Leur dictionnaire est l’Écriture par excellence, du moins une Bible plus certaine que l’autre. Leurs volumes paraissent, font du bruit, se vendent. On les commente, c’est-à-dire que les esprits les absorbent, se les assimilent. Voilà la véritable Littérature. Qu’en résulte-t-il ? La Révolution.

Il y eut en 1789 deux Révolutions. La Révolution des Encyclopédistes et la Révolution des partis. La seconde fait tort à la première qui n’en est pas cependant responsable. La faute de la Révolution des partis, si sanglante et si malheureuse, en revient tout entière aux hommes tels qu’ils étaient alors, ambitieux, convoiteurs et passionnels — et tels qu’ils sont encore actuellement. La réforme des individus, sans laquelle nulle transformation heureuse ne se peut accomplir dans la société, n’était pas encore profondément effectuée. Nous doutons même qu’elle fut commencée. Le temps ne l’avait pas permis. La parole encyclopédique n’avait touché que la surface de l’être. Aussitôt libérés de la servitude, les hommes ne songèrent, selon leurs instincts originels, qu’à abuser de leur pouvoir nouveau. Les forces matérielles enfermées en eux, trouvant le champ libre où s’élancer, et ne subissant plus la contrainte morale de la religion, se manifestèrent violentes et dominatrices, se ruèrent aux curées ouvertes. Bien des fortunes politiques et monétaires se fondèrent là, à la faveur des troubles de toutes sortes. Une nouvelle noblesse commençait de remplacer l’autre. L’argent, la carrière publique se substituaient au blason. Les forces, on les écouta plutôt que la raison — et des malins aidaient à cela. Les modérés, qui peut-être étaient des disciples de Diderot et de ses collaborateurs, furent submergés par le torrent des acharnés. Ils gênaient. Leur tiédisme était peut-être de l’honnêteté. Suspects, on les accusa, les poursuivit, les exécuta. Beaucoup étaient les premiers auteurs de la Révolution qu’ils n’avaient pas rêvée si dégénérée. Mirabeau peut être considéré comme leur prototype. L’homme des initiales journées de 89, qui, le 23 juin osait décréter l’abolition du principe jusqu’alors absolu de la royauté, se vit deux années après, accusé de complicité avec la monarchie. La foule, dans la rue, réclamait sa tête. Les choses avaient fait du chemin. Bien des Mirabeau pensaient déjà à la même époque, à refréner les excès nouveaux, pires, peut-être, que ceux-là qu’ils avaient détruits.

La Révolution des Encyclopédistes était plus sage et devait être moins rapide, mais plus profonde Il lui fallait plusieurs siècles pour s’accomplir et, interrompue, détournée par les erreurs des partis et la réaction impériale inévitable, c’est peut-être maintenant qu’elle va reprendre.

Nous en revenons, en effet, à ses principes, à son idéal. Nous reprenons les choses au point où les Encyclopédistes les ont dû laisser, peu avancées, hélas, parce que cent vingt ans les ont poussées dans une voie différente, parce que les mêmes abus qu’ils voulaient supprimer se retrouvent aujourd’hui, aussi exorbitants, au profit d’une autre classe pareillement insatiable et non moins nombreuse. La quantité de gens qui vivent de la res publica, et s’y sont taillés des fiefs familiaux est effrayante. Comme sous l’ancien régime, la société est encore divisée en deux classes, l’une propriétaire de toutes les richesses, exploitant la seconde, celle-ci, la grande majorité, misérable et tenue sous le joug. Le capital industriel a remplacé la naissance privilégiée ou plutôt s’y est allié et tous deux constituent une féodalité plus implacable encore que l’ancienne.

Les Encyclopédistes n’ont pas travaillé pour cela. Ils rêvaient d’abolir toute puissance arbitraire, toute injustice. S’ils ne l’ont pas pu faire, c’est que l’œuvre leur a été retirée des mains. Ils la commençaient à peine. Du moins ont-ils fait ce qu’il fallait faire, ce qu’ils devaient faire. Tout ce qui sortit de bon de la Révolution politique vient directement d’eux. Les réformes dont notre troisième République a entrepris l’étude ou l’accomplissement, quoique trop progressistes encore, non radicales (c’est-à-dire entières) en émanent.

Vraiment on peut s’étonner qu’une action aussi bienfaisante pour l’humanité n’ait pas été continuée par les systèmes qui, à la suite de l’Encyclopédisme, renouvelèrent l’esprit français. Les résultats, quant à la fonction, en étaient admirables et on n’avait pas attendu pour le reconnaître. La paternité des raisons déterminatrices de la Révolution ne fut jamais refusée par quiconque aux écrivains de la fin du dix-huitième siècle. Ceux-ci, vivement conditionnés par leur époque spirituelle, avaient voulu ce qui est arrivé : une réforme de la société où ils vivaient, cela pour le plus grand bonheur de l’humanité. La réforme fut déclarée. Là s’arrête leur pouvoir. Déterminer les hommes à l’action, à telle action, là se bornera toujours l’influence de la Littérature. Le Livre n’érige pas la loi constitutionnelle. Le Livre ne veut pas être une Table de Loi.

De ce que l’œuvre entreprise par les Encyclopédistes ne fut pas rigoureusement exécutée ni par eux, ni par leurs successeurs littéraires, n’en découle-t-il pas qu’elle impose encore et toujours, avec plus de force, sa même obligation, et que les écrivains de l’heure qui sonne doivent y voir leur voie toute tracée — mieux formés et plus instruits par l’expérience et la possession de vérités plus nombreuses et plus certaines.

Si les romantiques n’ont point marché sur les traces de leurs prédécesseurs, ils n’ont pas d’excuse bien valable. C’est, dira-t-on, qu’ils se sont automatiquement conformés à la loi de la création artistique. Ils ont fait de l’art avec ce qu’ils avaient sous la main. Ils incarnaient l’état d’âme de leurs contemporains. Mais précisément on venait de leur montrer que ce n’était pas cela qu’il fallait faire. L’Encyclopédisme se fondait sur une philosophie générale de l’homme et de la vie, c’est ce qui lui donnait une valeur humaine considérable. Le Romantisme, au contraire, répudiait toute morale, toute sociologie et voulait n’être qu’un art. En cela consiste sa faute, sa régression. N’est-ce pas à l’Élite d’élaborer les destinées futures de l’humanité. Et où ira-t-on la chercher cette Élite, si ce n’est parmi ceux qui possèdent le don du Verbe et de la Pensée ?

Il fallait réagir contre la contre-révolution révolutionnaire, contre les politiques triomphants, contre la démagogie : et le Romantisme les favorisait en les illustrant. Mais heureusement, le Positivisme d’un Auguste Comte travaillait loin de la Littérature égarée, dans le sens qu’avaient indiqué Rousseau et ses pareils.

Ce qui fait la nouveauté et l’essence de l’Encyclopédisme, qu’on le comprenne bien, c’est d’avoir eu un but anthropique et de s’être voulu selon cette fin. Avant lui et après, la Littérature se satisfait d’elle-même, quelle qu’elle soit. Elle a horreur de l’utilitarisme. Le didactisme lui répugne, et chaque fois qu’il se présente, elle le rejette loin d’elle avec dédain. On eut bien effrayé les enthousiastes de 1830 en leur définissant leur rôle social théorique et même le rôle exact qu’ils jouèrent parmi leurs semblables — eux qui s’imaginaient n’en remplir aucun, ne toucher à rien des mœurs. Rousseau n’a de grand pour eux que le sentiment de la nature et c’est ce qui le sauve de leur mépris. La célèbre préface de Théophile Gautier à sa Mademoiselle Maupin est une preuve célèbre entre mille déclarations équivalentes de ses confrères en art. Un symboliste, quoique échappé de ce charentonnesque cénacle, la reprit d’ailleurs naguère pour son compte2.

Ainsi organisée, obéissant à un refus formel d’utilitarisme, la Littérature se plaçait en dehors de toutes les méthodes de la vie elle-même. La loi de la vie, nous le répétons, c’est l’égoïsme, l’utilité pour la vie, objectif qui la sauve du reproche de monstruosité, et la différencie de la méthode amorale des forces. Cette antinomie circonstancielle ne peut durer. Vient un jour où sont renversées les menteuses idoles, démasqués les mauvais principes, ruinées les erreurs les mieux enracinées. Alors s’en détournent les croyants. Question de droit en même temps que question de fait. L’esprit refuse de se soumettre au faux. Aussitôt celui-ci démontré, ses méfaits apparaissent qu’on ignorait où dont on ne l’en voyait pas cause. La vie n’est plus possible pour les dogmes convaincus d’hérésie. Il faut qu’ils meurent et ils succombent dans l’indifférence, évanouis du monde. La nouvelle vérité triomphatrice voit accourir à elle tous les anciens adorateurs de la foi abandonnée. Faible lumière d’abord, aperçue de quelques-uns seulement, la voilà qui grandit. On abat tous les obstacles qui l’empêchaient de s’étendre. On la veut complète et partout. Ainsi doit se produire pour la Littérature.

L’Encyclopédisme lui révèle sa voie première, ou plutôt l’encourage de son exemple probant, car l’indication du devoir lui vient beaucoup aujourd’hui de la conscience qu’elle a prise de soi-même. Nous l’avons dit : elle se veut selon ses fins et pour elle, c’est réaliser sa juste condition parmi les hommes, c’est servir à quoi la destinent ses moyens et sa nature. Se voulant, elle amène à sa surface tout ce qui dort dans ses profondeurs, elle s’étend partout où il faut qu’elle parvienne : la plus grande gloire lui est promise. Elle prend sa figure propre : l’adéquat l’habille de pure beauté incorruptible. Elle expulse tout ce qu’elle contient d’étranger et que lui ont incorporé les idéaux précédents, elle décourage et repousse les séductions corruptrices : l’honnêteté, l’intégrité en deviennent les vertus essentielles. Elle n’admet aucune autorité que sa fin : l’action en est la plus parfaite. Elle porte toutes ses énergies à soi : son œuvre se fait universelle.

Ainsi elle rentre dans l’harmonie des choses qui s’élabore lentement. L’ordre humain se superpose au désordre de la nature et les plus importants linéaments s’en dessinent les premiers. Il faut que toute œuvre, tout geste ait un but ou procède d’un but à atteindre, et ce but nous le connaissons. C’est, par de là l’homme et en même temps pour le moi humain, la Vie — dont la forme, ici, est la rationnelle association des hommes. Cette nouvelle association ne peut être obtenue politiquement comme on n’a que trop tendance à le croire, comme on opère en ce moment. C’est de notre esprit, de notre cœur que l’arbre des institutions reçoit la sève. L’État vaut ce que valent les citoyens. Une réforme qu’on impose de la seule volonté des pouvoirs et sans autre fondement que le rouage administratif reste lettre morte. Combien ne sont pas appliquées ! La majeure partie des textes votés par nos représentants ne fait qu’amender des édictions premières auxquelles la volonté générale s’oppose. Le pouvoir exécutif a surtout cette raison d’être. Il adapte plutôt qu’il n’exécute.

Ce principe est sans exception : la loi extérieure, pour valoir, ne doit que sanctionner la loi intérieure. L’œuvre première à accomplir, pour l’utilitarisme humain, se place donc au sein des individus, dans leur esprit même et nulle puissance n’est plus qualifiée que la Littérature pour y réussir. Hors ce champ, elle perd en effet tout droit et si son action n’était pas le moyen d’y parvenir, si le bonheur de la vie devait être obtenu par la transformation de la société d’abord, ce n’est pas la Littérature qui en serait chargée. Sans doute même n’existerait-elle pas, n’aurait-elle pas de place au monde.

Le symbolisme n’a-t-il pas tué la littérature de l’art pour l’art !

Deuxième partie

V. La Littérature prochaine

Ce que nous venons de dire contre la fausse Littérature révèle la vraie. Il n’y a pas deux vérités. La vérité n’a pas non plus deux faces. C’est la même qui condamne ou qui justifie selon la fidélité avec laquelle on s’y conforme. Le même verbe chassant les ténèbres fait en même temps la lumière. Non cela sans ceci. Nous n’avons plus qu’à regarder et accepter.

Ayant combattu le contre par l’exposé du pour, nous ne croyons pas avoir besoin de recommencer ce dernier.

Les conclusions, on les voit de soi-même. Il faut une littérature qui serve à la Vie. La conscience de notre réalité et de la loi humaine rend désormais impossible une littérature d’art seul. Le long essai de celle-ci a fait faillite. Nous devons bien le reconnaître, en effet, la littérature vit essentiellement d’idées. Tandis que les arts plastiques se contentent de la représentation du monde extérieur par leurs moyens techniques, la littérature n’y trouve qu’un objet insuffisant. Les mots ne peignent pas les images, n’en donnent pas une sensation exacte. Toujours pour l’expression d’une scène, d’un spectacle, le dessin et la couleur parleront mieux que les vocables, si ingénieusement qu’on les choisisse et dispose. La peinture, la sculpture peuvent être uniquement arts de sensations et nous présenter grand intérêt. La littérature demeure fonction intellectuelle, logicienne. L’aveu en est fait par l’avortement des tentatives des écoles instrumentistes qu’initia le fameux sonnet des voyelles d’Arthur Rimbaud. Mallarmé, René Ghil en sont, parmi d’autres, les tristes victimes. Le mot, toujours est expressif d’une idée. Toujours la phrase par la fonction de son verbe indispensable affirme une relation, des rapports perçus par l’intelligence, accomplit une action qu’enregistre l’esprit. Qu’on voie après cela une physionomie à certains mots, nous n’en disconvenons pas. Qu’on découvre une harmonie musicale entre certains sons, nous l’accordons également et nous pensons qu’en cela, comme ailleurs, il vaut mieux chercher le sympathique que le discordant. Mais à préférer l’un à l’autre quand tous deux peuvent également servir, se borne tout notre art. Pour nous, écrivains, la Littérature passe avant toute chose et nous comprenons peu les invertis à la manière de Verlaine. Il y a plus de volupté profonde dans le fond que dans la forme. Par son instrument, la Littérature ne doit donc qu’enseigner. Nul n’admettra évidemment qu’on répande l’erreur ou le mensonge. La vérité, même mille fois répétée, enseigne encore. C’est à l’esprit que s’adresse la littérature. L’esprit, on a vu ce qu’il est. La Littérature est ce que demande l’esprit. Un art de logique et de fonction.

Le rôle de la Littérature défini selon ses lignes essentielles, il reste à le préciser pour notre heure, à l’appliquer aux conditions actuelles. Les circonstances doivent le tracer exactement presque dans ses moindres détails. La littérature ne se trouvera jamais affranchie de la loi qui l’oblige à se constituer d’après son milieu. Et c’est précisément grâce à la connaissance de cette loi qu’il est possible de parler du présent et de l’avenir. Nous serions, autrement, fort embarrassés de nous déterminer nous-mêmes et la tâche des écrivains serait rendue inexécutable. Leurs efforts risqueraient de se perdre en ne trouvant pas l’occasion de s’exercer. Ils ne s’appliqueraient pas à la réalité immédiate, s’adresseraient le plus souvent au lointain futur et ce serait la perturbation jetée dans l’évolution normale des choses.

Les réformes doivent être entreprises par la base et non au hasard. Que résulterait-il d’une telle méthode, sinon l’anarchie et, ne le nions pas, l’impossibilité de toute œuvre utile.

La tâche première que s’impose la littérature ne la dénature donc pas. Le fait concorde avec la théorie. Elle lui commande plus de fidélité envers elle — même elle l’oblige à se conformer avec scrupule à sa loi fondamentale. Remarquons, en effet, qu’en cela elle domine les événements au lieu de les subir et que c’est la meilleure façon d’en subir l’influence. Certes la Littérature se soumet à des événements, à des faits concrets, mais ceux-là ne peuvent pas être comparés aux enfantements des forces. Tandis que ces derniers composent l’ordre premier de l’humanité, l’âge barbare et sont encore aujourd’hui les plus puissants, ceux-là surgissent de l’esprit, rangent autour d’eux un petit nombre d’hommes — les instruits — et luttent avec énergie contre les premiers occupants de la scène mondiale. Ils agissent pour le bien de l’homme, et en vérité, ce sont moins, par eux-mêmes, des événements que des valeurs. Phénomènes dans l’humanité, certes, mais non encore résultats. Ce qui conditionna la littérature passée, c’est le fait accompli ; ce qui formera la littérature de demain, c’est le fait à accomplir, rendu possible, inévitable même, par sa qualité vis-à-vis de notre exigence utilitariste.

Les points de contact de la littérature avec la vie sont donc nécessairement des cas de conflit de l’ordre rationnel avec l’ordre physique, de la conscience avec l’abus. Ici nous devons éclairer l’apparition de l’idéal nouveau qui succède à l’idéal naturaliste.

Le cri de guerre de la dernière école littéraire, en même temps que des autres arts autour d’elle, fut celui-ci : la réalité. La réalité on la voulait partout, et il n’était pas superflu en effet qu’on s’en préoccupât. Le romantisme avait beaucoup vécu dans les nuages et il ne s’était pas encombré de moins de fictions que le classicisme. On méconnaissait à peu près la vie. Les bergeries de George Sand ne ressemblaient en rien à leurs soi-disant modèles du Berry. Trianons pour femme de lettres. Les sœurs d’Indiana ne s’étaient révélées qu’après le livre, par imitation snobique de l’héroïne. Avant, il n’y en avait pas. Emma Bovary, voilà le type exact. La réalité vaut mieux. Du moins, expliquons-nous, la connaissance de la réalité. Si triste, elle ne peut porter à la sotte imitation. Quand ce ne serait que pour cela !

Mais il y eut des abus. Le réalisme devint un procédé. Sous prétexte d’exactitude on ne nous montra dans la vie que des laideurs et parmi les laideurs, les plus basses, les plus ignobles. Le parti-pris, car c’en est un, venait du manque de conscience du principe auquel obéissait le réalisme. On ne savait pas pourquoi on était allé à la réalité. La raison du dégoût envers le convenu, n’expliquait rien. Il n’y avait pas en cela qu’une humeur bientôt générale de quelques écrivains. La vérité, c’est que l’esprit manœuvrait là. Malgré sa défaite de l’encyclopédisme il ne se tenait pas pour battu. Actif et vigilant, intéressé à vaincre, il recommençait la lutte sur le terrain où on s’était égaré. Il investissait la place qu’il n’avait pu prendre d’assaut. Les ressources ne lui manquent pas. Il ramenait le naturalisme dans la ligne droite. Il en faisait servir l’erreur à quelque chose. Déjà il avait dirigé de haut le romantisme, le rendant utile à une cause que celui-ci était le premier à ignorer.

Le romantisme incarne la Révolution politique dans ses résultats matériels. Il proclame l’émancipation des classes inférieures. D’abord par l’évocation du moyen âge, il réhabilite le peuple que le classicisme n’avait pas jugé digne de ses préoccupations et qu’il bannissait, sinon pour le ridiculiser de la scène et du roman. À l’idéal antique succède la vision du présent. Tous les instincts se trouvent autorisés à se manifester. Le romantisme n’arbore pas de doctrine sociale, morale ni politique. Il n’exprime que l’ivresse de tous les individus libérés par la révolution, quelque opinion qu’ils nourrissent.

Mais ce n’est pas assez. On ne s’arrête pas en chemin. L’esprit souffle plus loin, où il doit. Le romantisme, c’est la nuit du 4 août. Plus de privilèges, l’égalité littéraire. Qu’on aille voir maintenant, après l’allégresse première, les nouveaux admis. Comment sont-ils ? Que font-ils ? Où vivent-ils ? Connaître implique de pénétrer à fond. Une méthode spéciale s’impose pour chaque domaine. Le naturalisme, prolongement du romantisme, est né. Au fond, ils ne forment ensemble qu’un seul cycle.

Mais l’œuvre serait sans raison d’être et ne participerait pas du finaliste esprit si on s’en tenait là. Pourquoi n’avoir montré que la misère et la grossièreté du peuple ? Pourquoi n’avoir parlé que de plaies et de souffrances ! Pourquoi, dans la main des écrivains, le scalpel et la sonde des chirurgiens ?

Remarquons-le bien. Tout de suite, on a vu le peuple plus malheureux qu’on ne le croyait. On s’est trouvé devant une misère plus grande qu’on ne la supposait. On a compris que là était véritablement le nœud de la question sociale et on s’est mis à l’étudier, ce nœud, comme un médecin décidant de son diagnostic.

Cette détermination, ou ne la trouvera formulée nulle part dans la littérature parce que, ne l’oublions pas, la littérature ne voulait alors être qu’un art, sans attache avec l’extérieur. Mais elle anime à leur insu les écrivains. Ceux-ci, citoyens, vivent dans l’immense émulsion sociale et ils sont influencés des mille éléments qui la travaillent. Les événements de 1848 et 1871, les progrès de la démocratie tournant au socialisme, l’apparition de la pensée pessimiste de

Schopenhauer, ne furent pas sans répercussion sur les hommes qu’ils ne pouvaient pas ne pas être et leur littérature s’en ressent. Malgré eux, l’esprit, formidable, les mène. Ils sont entraînés par le mouvement d’émancipation qui prend des proportions gigantesques. Ils y collaborent dans la latitude que leur laisse le principe de l’art pour l’art.

Sans en avoir conscience, parce qu’en artistes, ils décrivent le mal humain. Ils définissent les maux essentiels dont nous souffrons. Ils mettent à jour nos tares, nos vices, nos monstruosités. Ils écrivent le considérable traité du traumatisme social. Certes, ils n’y ont pas apporté l’indépendance scientifique. Autrement ils eussent conduit leurs investigations dans tous les rangs de la société ; ils eussent anatomisé les classes dirigeantes avec le même scrupule que les inférieures. Cette lacune, nous en connaissons la raison : une fausse conception de la littérature. Leur œuvre eut mieux valu encore. Mais ce qui lui manque n’enlève rien à la véritable signification qu’elle a pour nous, au rôle que lui commandait l’esprit du haut de ses vues humanitaires.

Et maintenant, Vérité remplace Réalité. Le diagnostic d’un mal est l’opération préliminaire du traitement et c’est en effet de guérir qu’il s’agit aujourd’hui. L’erreur, le mal, nous nous en éloignons naturellement car leur connaissance suppose une intelligence supérieure à eux et le vrai a cette vertu de nous obliger à nous y soumettre. La bonté, l’égoïsme même, tel que nous l’entendons, expression de l’individualisme vital, nous imposent de soulager ceux qui souffrent et voilà l’œuvre de l’esprit ramené après un long détour, pas tout-à-fait inutile cependant, au point d’où sont partis les Encyclopédistes.

La Vérité, voilà le remède à notre vie mauvaise, voilà le programme de la nouvelle littérature. Il n’est plus question de rechercher ce qui est. Nous le savons. Nous n’avons pas à nous en féliciter. Nous désirons mieux. Nous voulons ce qui devrait être, nous voulons la vérité de l’homme et de la vie, car elle seule renferme la formule du bonheur. Trouvons-là pour nous y conformer. La vérité en tout et partout, voilà l’idéal nouveau qui se lève. Il apporte avec soi d’immenses conséquences et nous les acceptons toutes jusqu’à leur extrême limite.

La vérité est combative. Elle ne peut se contenter de l’existence spirituelle. Sa virtualité veut se résoudre en actes. Notre organisation nous fait un devoir de ne nous astreindre qu’à elle. L’erreur cependant se défend. Ceux qui en profitent par rapport à ceux qui en souffrent, s’acharnent à conserver les privilèges. La vérité entend les vaincre. Elle y parviendra.

Tirant sa méthode d’elle-même, elle n’attaque pas au hasard. L’humanité, dans son ascension, doit passer par des transformations successives dont les inférieures sont indispensables pour que se produisent les supérieures. La vérité modèle ses procédés sur ces catégories. Alors, elle entreprend sa tâche par la base, elle va recommencer le monde en ses racines.

Ainsi le progrès s’effectue selon un processus contingenciel. Quelques événements, reconnaissables à leur caractère général, à l’immanence qu’ils contiennent, marquent les symptômes des moments suprêmes. Les yeux attentifs les aperçoivent sous forme de problèmes auxquels il est nécessaire de répondre avant que d’aller plus loin. Chaque étape se résume en effet en une énigme qu’il faut résoudre. Le sphinx Mort dévore ceux qui n’y répondent pas. Tant que la solution n’est pas donnée à la question du jour, tant que le sésame exact n’a pas fait s’ouvrir les portes des destins proches, la marche du progrès reste suspendue. Et le Minotaure dévore des existences. C’est la solution juste qui effectue le pas en avant. Toute l’humanité passe par la porte ouverte et se précipite jusqu’à la suivante où elle s’arrête encore…

Ces questions seront diverses et nous n’en pouvons pas prévoir le nombre. Mais aussi, c’est grâce à leur multitude que la nouvelle littérature bientôt inaugurée prendra des figures différentes. Chaque génération future ayant à résoudre des énigmes nouvelles et spéciales à son temps, s’y appliquera avec conscience. La formule d’art se façonnera sur ces cas, selon la tournure des esprits, les vérités et les besoins du moment. Des vérités sont encore ignorées que découvrira l’avenir. La même loi continuera de plier les écrivains à sa discipline. Mais sous son règne les œuvres seront aussi dissemblables les unes des autres, davantage même que ne le sont entre elles celles que nous a léguées le passé. Ainsi se trouve dès maintenant sauvegardé le droit absolu pour chaque génération d’avoir une littérature à soi, un idéal propre, une fin délimitée.

VI. Devant l’Avenir

Quelles sont, puisque c’est de nous que nous avons essentiellement à nous occuper — et c’est aussi nous intéresser à nos successeurs en n’empiétant pas sur leur domaine — quelles sont les caractéristiques de notre époque, ou, si l’on préfère, quels problèmes nous sont posés ?

Il n’est pas impossible à l’écrivain de les connaître et les étudier. La faculté d’écrire ne consiste pas seulement en le don inné de l’expression par le verbe. Avec ce don coexiste une fonction de pensée, soutien de l’élocution. Et si le premier se forme, se pensionne par un apprentissage technique de l’art, la seconde ne peut se développer que par le travail des vérités et du jugement. Cependant, jusqu’à présent on méconnut cette dualité du génie de l’écrivain, et le seul don du verbe fut cultivé par les universités chargées de préparer les gloires littéraires.

Une faculté intellectuelle ne s’exerce pas à vide, ou ne produit qu’une jonglerie de mots, une métaphysique absurde des significations verbales, un bavardage de perroquet. C’est ce qui arriva. La vie personnelle de l’artiste ne suffit pas à lui fournir les éléments universels des chefs-d’œuvre — ceux qu’on n’invente pas, même avec du génie. Les hommes, quels qu’ils soient, diffèrent peu en vie. Et c’est pourquoi, les uns après les autres, les peintres recommencent les mêmes toiles insignifiantes, les écrivains reprennent les mêmes sujets avec les mêmes personnages dans les mêmes situations. Que d’adultères, que de passions heureuses ou malheureuses ! Les rapports de l’homme et de la femme dans leurs ébats sentimentaux ou sexuels, voilà l’unique thème qui alimente la poésie, le théâtre et le roman depuis trois ou quatre cents ans, en France. Et pourquoi ? Parce que c’est la vie ordinaire de chacun et parce que l’éducation traditionnelle de l’écrivain ne l’a pas mis à même de prendre connaissance et conscience des autres facteurs et des autres réalités de la vie — qui n’est pas seulement passionnelle, grand merci !

Aujourd’hui, il faut à l’écrivain, surtout, plus qu’une éducation littéraire. Disons mieux. Il ne lui faut plus d’éducation littéraire. Elle lui nuit davantage qu’elle ne le sert en l’inclinant aux artifices, au détriment du fond. Il lui faut l’éducation scientifique et sociale, l’éducation intégrale. Il serait bon que quiconque se sente le feu sacré et suivant sa fonction se destine à la carrière des Lettres, il serait bon que celui-là délaissât courageusement la latinité et l’hellénisme pour se lancer à plein cœur dans l’étude des sciences exactes et de la politique des faits et des hommes. La même réforme est à porter dans les programmes des classes d’humanités qui a réussi déjà dans les cours préparant aux carrières professionnelles. La seule distinction serait dans le point de vue. Pour les uns, on irait au spéculatif, pour les autres à l’application. Et ceci pourrait servir à cela. L’histoire ne constitue pas seule le champ d’expériences sociales. Le creuset de la vie fermente continuellement sous nos yeux.

L’antiquité dont est tiré tout modèle et qu’on propose encore à l’imitation des jeunes hommes du vingtième siècle, l’antiquité fourmille d’erreurs, de faussetés, dont la connaissance absorbe un temps qui serait plus utilement consacré à la compréhension des grandes lois biologiques. La morale antique, si noble qu’elle paraisse, et qui, à défaut de sciences exactes, emplit toute l’œuvre romaine et grecque, cette morale s’avère nulle aujourd’hui et ne correspond plus depuis longtemps à notre mentalité. Pourquoi philosopher sur des textes morts dont aucune vie ne peut sortir ? La seule éducation qui convienne aux écrivains — comme à tous les hommes du reste, mais à eux bien davantage — doit consister d’abord dans le développement des primordiales qualités intellectuelles, dans la connaissance des méthodes de juger par soi-même, ensuite dans l’acquisition des vérités selon leur étendue et leur importance. Il serait bon que chacun refît mentalement les expériences des prédécesseurs, s’assurât de toutes les certitudes qu’il reçoit comme telles. Aussi, doit-on apprendre à vouloir, à se maîtriser soi-même pour obéir aux impératifs spirituels. C’est, en un mot, l’exercice intégral de la raison.

Quelle somme énorme de travail, se récriera-t-on ? On aura tort. Nul ne sait jamais assez. L’écrivain, dont la mission devient de diriger efficacement les hommes, qui tend au rôle de pasteur de peuple, moins que quiconque doit par son ignorance ou sa paresse, vicier son jugement et fausser ses conclusions. S’il est une plus grande satisfaction à vivre pour les autres, qu’uniquement pour soi, s’il peut advenir quelque gloire à l’homme public, ne doivent-elles pas se mériter par un travail considérable et jamais arrêté3.

L’écrivain dont l’éducation sera celle que nous venons de dire — et la tendance grandit qui les y porte — démêlera parfaitement les caractéristiques de son temps auxquelles il devra spécialement se consacrer — lesquelles, n’en doutons pas, nécessitent la totalité des connaissances acquises, car on ne résout rien particulièrement, la moindre question participant de l’ordre universel des choses.

Au surplus, il y sera beaucoup aidé ; rien à la surface de la terre ne restant ignoré, grâce aux communications établies partout et devenues presque instantanées. Les symptômes des caractéristiques se répètent souvent et en tout point. Puis, l’étude de la marche des phénomènes sociaux seule l’y porterait naturellement et une sorte d’intuition sans laquelle il n’est pas de véritable écrivain — mais qu’il faut aider cependant — le conduisant au centre des conflits les plus aigus et les plus immédiats.

Bien d’autres ont déterminé les problèmes de l’époque présente et nous n’avons, nous, qu’à nous y reporter. Ce sont bien ceux-là qui nous sollicitent vivement.

Vraiment, il y a de quoi être confondu devant l’importance de la tâche qui nous échoit. Notre jeune génération arrive à un moment où plus rien des vérités fondamentales du passé ne reste debout. Tout est à recommencer sur la table rase du genre humain. Les dogmes qui formaient les bases de la société, qui l’édifièrent selon leur architectonique, ou, plus justement, qui la justifièrent dans sa première cristallisation et en assurèrent la stabilité en convainquant les exploités de la nécessité de se soumettre à leur misère par la promesse d’une vie récompensatrice au-delà de la mort ; qui permirent par la théorie du droit divin le triomphe du système religio-monarchique ; ces dogmes, ces croyances, dont la formule apparaît au net : la force prime le droit, sont définitivement abolis. L’agrégat qu’ils ont constitué subsiste encore, malgré leur écroulement, par la force de l’habitude et parce que tant d’hommes ne peuvent pas se trouver tout à coup, sans lois, sans habitacle social. Mais quelle anarchie au sein de l’humanité ! Qu’on offre aux citoyens une nouvelle organisation conçue selon les vérités récemment découvertes et toute prête à fonctionner, leur adhésion n’y sera pas douteuse. Aussitôt la transformation s’opérera pour le bien de tous.

Cependant, cette opération n’est pas si simple que cela et se divise en plusieurs parties.

Soyons francs devant les faits. Ayons le courage d’accepter toute la réalité. Aucun des articles de la Foi ne peut plus être accepté. Jésus expliqué par les exégètes ne nous semble plus qu’un moraliste, un philosophe sans rien du savoir de son temps. Sa mission, on la lui fit après sa mort pour les besoins de la cause. Tout au plus ne fut-il qu’une sorte de médium. En ce monde, il devait paraître miraculeux. Face à la science, la religion, celle-là même qu’on essaie de débarrasser de l’église simoniste, s’évanouit et il ne peut être tenté aucun essai de réconciliation des deux parties. Pas de cote mal taillée. Toute la besogne serait bientôt à refaire et nous aurions perdu nos journées. La raison s’oppose formellement à la foi et, entre elles, il n’est pas de compromis possible. Elles font mieux : elles s’excluent mutuellement. Il faut résolument prendre parti pour l’une ou pour l’autre. Mais vouloir prouver que la foi doit être préférée à la raison, n’est-ce pas implicitement reconnaître l’autorité de celle-ci et par cela même dénier à la première la valeur dont on veut la doter. L’embarras cependant, si l’on persiste à douter, ne doit pas durer. La formation de la foi s’explique naturellement. On en suit les phénomènes exacts. On sait quelles causes très ordinaires la produisirent et l’examen de celles-ci ramène l’acte du croyant à un fait matériel basé sur des erreurs d’interprétation de la nature et une ignorance absolue de la vérité. Aussi, pourquoi discuter ce point après Descartes. Les fausses conclusions des philosophes du xviie  siècle n’infirment en rien la valeur de leur doute préliminaire, ni de leur méthode. Du moment où la foi s’explique, elle perd tout son merveilleux et cela à bas, il ne reste plus rien. La raison triomphe. Le choix n’existe même pas. On ne peut être que rationaliste et farouchement rationaliste.

Laissons ceux qui doutent aller plus avant dans leurs doutes. Ils seront bientôt des nôtres. Leurs fils, sinon eux-mêmes. L’important est qu’ils doutent et il n’en est plus dont les convictions religieuses ne soient pas entamées par quelque côté. D’ailleurs, il sera pourvu à ce qu’ils exercent convenablement leurs facultés selon la toute logique intellectuelle.

Cependant, sur les décombres de ses croyances, l’homme garde les mêmes besoins de savoir final. Les mêmes questions primordiales continuent à se poser devant lui dont l’impatience croît, d’en connaître les réponses. Pourquoi la Vie ? Comment la vivre ? Quel est le but de l’homme ? Qu’est-ce que le monde ?

Les nouvelles vérités n’y ont point encore satisfait.

Contrainte de procéder par recherches infinitésimales, de reconnaître la nature des atomes avant de se faire une idée exacte de l’univers ; obligée de réviser tous les points de notre connaissance afin de s’assurer de la certitude de chacun d’eux, la science semble d’abord destructive ou, si l’on veut, critique. On ne l’avait pas attendue pour composer la somme des notions dont l’univers, la vie et l’homme ont besoin pour être expliqués. La hâte est toujours funeste. Les hypothèses les plus abracadabrantes et rarement les plus simples furent proposées par les esprits impatients, vérifiées les unes par les autres, sans autre critérium que la liaison logique et sans se référer à rien de la réalité. Ainsi s’est établie à l’âge métaphysique une vaste encyclopédie de la soi-disant connaissance, produit intégral de notre imagination et qui ne correspond à aucun fait. Ces erreurs et ces mensonges, il importe de nous en débarrasser, de rétablir la vision exacte de nos yeux, puisque, viciée par ces principes a priori, elle ne nous montre des choses, qu’une apparence artificielle. De plus, d’innombrables phénomènes qu’ignorèrent nos prédécesseurs restent encore à découvrir. Et cette double tâche qui porte sur les seules données de nos sens, sur nos perceptions pures et simples, que nous voyons bien, par ses conséquences futures, détruire tout l’édifice de nos croyances générales et de nos institutions, n’en élève pas encore d’autre à leur place. La science, jusqu’à présent, n’a guère produit dans l’ordre des faits humains que des matériaux en nombre considérable, soit, et le grand architecte n’est pas encore venu qui en fera s’élever dans les esprits le monument complet, représentatif de l’univers sous toutes ses formes et sous l’interprétation que nous en devons naturellement avoir. C’est ce qu’Auguste Comte appelle l’âge critique.

Autre obstacle ! La méthode suivie par les créateurs des philosophies que nous savons n’est point celle qui convient à la véritable philosophie scientifique. Tandis que les philosophes passés se préoccupaient surtout d’une prétendue essence des choses qu’ils avaient tant de mal à déterminer et à laquelle ils ne croyaient parvenir que par une sorte d’abus de mots ; tandis qu’ils s’efforçaient à constituer sur un plan au-dessus des contingences une vie supérieure de laquelle nul revenant n’a témoigné, le penseur moderne s’en tient à la vie terrestre et par ses spéculations ne veut pas arriver à un autre résultat qu’une méthode de la vie selon les méthodes mêmes de la nature et de l’homme. La tâche se complique donc de nouveaux modes de penser, à définir, de nouvelles lignes logiques à tracer et on comprend alors qu’elle n’avance que très lentement malgré tant d’efforts qui déjà l’entreprennent.

Bien des vérités sont irréfutablement prouvées, classées et ce sont des lumières éparses dans la nuit, distantes les unes des autres comme les étoiles au ciel. Il faut les réunir en faisceau, en soleil, si l’on veut avoir la lumière du jour. Il faut coordonner en un vaste système général, le moins hypothétique possible, malgré les éléments qui manquent encore, les lois découvertes une à une afin de fournir les réponses qu’attend la grande interrogation de la vie en nous.

On s’en est bien aperçu aussi. Une grande unité réside dans le cours universel si désharmoniquement qu’il se conduise à notre égard, et c’est vers elle que l’on marche. La diversité des apparences qu’elle revêt, des ramifications dont elle se multiplie ne nous l’a pas encore laissé entrevoir et, sagement, nous attendons de nous élever assez haut dans la connaissance pour pouvoir embrasser cet ensemble et y distinguer les principaux linéaments de la vérité suprême. Nous attendons le génie newtonien qui en sera l’annonciateur. Auparavant, nous lui préparons la tâche, car il ne survient pas de révélation spontanée, de mission providentielle et c’est de mille efforts anonymes qu’est faite la grande découverte que proclame un seul — lequel n’y apporte pas plus de surhumanité que ses collaborateurs obscurs. Le fruit se détache de lui-même lorsqu’il est mûr. Le génie n’est qu’une vaste faculté de rassemblement ou de synthèse.

Aussi bien, ce que la science des laboratoires poursuit, c’est la vérité intrinsèque en notions plus objectives que subjectives. Là, semble s’arrêter son labeur d’appareils, du moins, en ce qui concerne le monde extérieur. Elle ne vise qu’à la constatation pure et simple et les méthodes qu’elle emploie ne sont que ses procédés particuliers. Cependant une telle nature des vérités ne nous suffit pas. Quelque plaisir, quelque poésie qu’éprouve l’esprit à posséder la vérité pour elle-même, nous ne pouvons accorder que ce soit là le but de nos recherches. Science n’est pas autre chose que connaissance et la connaissance ne se suffit pas à elle-même. Elle ne représente pas une fonction qui s’accomplit pour son propre bénéfice. Nous voulons connaître pour l’utilitarisme de la vie. L’esprit, nous l’avons déjà dit, émane de la vie élémentaire du plastide, lequel ne renferme aucun degré d’intellectualité au sens où, nous trompant sur la vertu de notre entendement, nous le proclamons compréhension, intégration de l’infini. Nos paroles ne valent pas plus dans l’espace que le bruit des feuilles agitées par le vent. Notre intelligence ne se différencie pas du génie du fleuve qui cherche les vallées pour aller à la mer. Dynamisme et c’est tout. En même temps que s’augmentent nos certitudes sur le monde extérieur, nous les classons et classifions selon la valeur et l’utilité qu’elles présentent pour notre vie, pour l’homme sujet et la société. Et c’est à cet effet que l’intelligence les transforme de brutes en subjectives et spécialement anthropocentriques. La nature en change. Ce qui se cache en puissance doit nous être révélé en acte. Parmi toutes, les possibilités les mieux conformes au principe de la vie pour la vie doivent être réalisées en conceptions idéales participant de la nature humaine et c’est tout ce grand travail préparatoire de la vie, cette grande édification architecturale d’une existence parfaite qui, pour les mêmes raisons que nous avons énoncées plus haut, n’a point encore pu être commencée.

D’ailleurs, n’appartient-elle pas aux savants, mais aux écrivains surtout, dont les œuvres, la littérature, ont précisément ce rôle de nous faire voir des figures idéalement construites et de nous convaincre d’y croire. L’affabulation de la pièce et du roman n’est pas autre chose en soi qu’un morceau de vie possible. Nous lui accordons une certaine réalité puisque nous en sommes émus et parfois aiguillés vers des destinations qu’elle inspire. À cause de ce crédit, la voici qualifiée pour nous donner des spectacles de la vie future — rien que ceux-là. Ne voit-on pas que jusqu’à présent, la littérature a commis cette grossière erreur d’évoquer le passé, tandis que sa vertu la destinait à échafauder l’avenir, qu’elle eut suscité devant notre conscience avec autant de vérité et davantage de profits pour elle et pour nous. Nous osons dire que cette erreur est capitale puisque par elle on tournait diamétralement le dos au but que l’on devait atteindre.

À ces différentes parties que nous venons de distinguer dans l’opération complète d’instaurer la vérité sur les ruines de la réalité, s’en joint une autre non moins importante, quoique d’un ordre différent. Celle de la diffusion des connaissances.

Oh ! nous ne prétendons pas, loin de là, que la Littérature se fasse servilement vulgarisatrice. Nous nous élèverons toujours, pour notre part, contre l’idée de l’employer à l’expansion d’une science, quelle qu’elle soit. Les universités, les professeurs, les traités spéciaux existent pour cela. Ce n’est pas l’art, ce Livre merveilleux, le Livre par excellence, qui doit contribuer à la discussion théorique et abstraite des thèses. Le roman, la pièce, le poème ne seront jamais des conférences. Les tribunes ne manquent pas aux orateurs. Le Livre doit offrir de la Vie et non pas des éléments bruts. Tout débat porte sur des notions purement scientifiques qui n’ont pas encore subi la transformation anthropocentrique et qui, dans cet état, sont impropres au service de la littérature. La Vie n’en jaillit pas directement.

Aussi n’est-ce pas de la vulgarisation scientifique que nous voulons parler. On comprend bien qu’il s’agit uniquement de l’unité et de l’unanimité à créer dans le plus de consciences possible parmi l’humanité.

Vulgariser ne consiste pas, là non plus, en œuvres de propagande ni d’édition à bon marché. Ce n’est ni à l’éditeur d’en faire les frais ni aux commis-voyageurs à placer les volumes. C’est l’auteur qui en doit faire toute la qualité, sur son unique manuscrit, seul en face de soi-même, par le désir de servir efficacement au plus grand nombre de ses semblables ; c’est-à-dire par son effort à serrer de plus près la vérité et d’en convaincre par les meilleurs arguments, par son art de s’adresser à ce qui dans l’homme est le plus essentiel et le détermine le plus radicalement. Le reste ne le regarde pas, n’est pas littérature. Même la critique n’intervient pas en dispensatrice du succès, hors certaines limites peu étendues. Elle n’augmente pas sensiblement le nombre des lecteurs. N’ouvre un livre que celui qui veut bien lire. Mais ce nombre est, n’en doutons pas, en raison de l’utilité et de la valeur du livre. Il y a là une loi infaillible qui s’exerce d’elle-même. Sans l’étudier beaucoup, nous pouvons la comprendre : c’est l’esprit qui la projette dans l’espace.

Nous l’avons dit, l’œuvre où doivent s’appliquer ces diverses activités en est à son commencement par la difficulté d’y procéder. À l’époque où elles auront achevé leur part de collaboration à l’humanité, celle-ci en sera meilleure, plus proche de la félicité. Ce sont elles qui nous obligent à nous consacrer à elles et nous ne pouvons point leur désobéir.

La prochaine littérature aura donc surtout pour champ l’action morale. Son domaine préféré sera l’Homme intérieur. L’heure des grandes réalisations humanitaires n’a pas encore sonné. Tous les essais dans cette voie seraient prématurés. C’est l’Homme d’abord qu’il faut faire Homme, qu’il faut rattacher à la vie par ce qu’elle a de véritablement attachant pour lui — et c’est la vie.

On pourrait craindre que, dépossédée des espoirs consolateurs d’une vie future réparatrice de tant d’injustices d’ici-bas, la créature, devant son destin fatal, ne soit prise d’un immense désespoir et se demandant à quoi bon vivre, y réponde par le suicide qu’est l’application de cette devise : la vie courte et bonne. Une non pire réponse : le suicide bref de tant de malheureux — a été habilement exploitée par ceux qui voulaient faire ressortir la vertu de leur doctrine de la résurrection. Le moyen était bon de la mettre en valeur, et, ne l’oublions pas, il concordait trop avec leur arrière-pensée que tout était bien ainsi réglé sur cette terre, puisqu’ils se trouvaient les bénéficiaires d’une grande partie des jouissances temporelles.

Mais il est ailleurs, une juste réponse à cette question, du reste faussement formulée ainsi : à quoi bon vivre puisque c’est pour mourir ? Une réponse qui nous satisfait dans notre esprit et nos sentiments et qui est en même temps l’expression de la loi naturelle. Cette réponse a été volontairement omise et même implicitement combattue par les aveugles volontaires des dogmes sacrés. On la trouvera aisément si d’abord on se demande : « Pourquoi vivre ? » tout simplement sans y répondre a priori, sans fermer toute espérance par les termes que nous retranchons de la formule primitive sophistiquée à l’avance ; si l’on sait en effet que la mort, qui est le non-vivre, n’émane point conséquemment de la vie, car la vie n’y tend point et n’en a pas les germes en soi, en raison de son essence et de son égoïsme ; si l’on se rend compte que notre fin n’est un accident que pour chacun de nous en particulier, la mort d’un, seul n’affectant point ceux qui restent dans leur intégralité et la vie s’étendant chaque jour renouvelée dans l’espace et le temps ; si l’on se tourne vers l’humanité et si l’on en aperçoit le progrès ; si l’on se sent porté à un plus grand progrès par le même amour et le même intérêt que le père porte à ses enfants ; si l’on croit enfin que le bonheur résulte plutôt du devoir accompli, quel qu’il soit, que des accidents de telle destinée ou de telle autre. Et le devoir tracé par la vie conduit précisément, admirable corroboration, à suivre la destinée qui nous convient le mieux.

La vie justifiée en elle-même et la mort considérée à sa juste signification suivant la philosophie scientifique, pour ne rien oublier des liens dont nous tenons au monde, comme un cœur à tout l’organisme, il reste à nous fournir les raisons esthétiques qui feront se déclarer notre amour pour le lieu de délices où nous plongeons. Ces jours qu’on a dépeints comme ternes et vains, ils sont au contraire beaux et radieux. Le soleil les dore. Nos nerfs s’émeuvent et nous font jouir, sous la surveillance de l’esprit, de la seule contemplation des choses. Il se développe en nous une sensibilité qui nous vaut tant de découvertes et tant de joies, qu’elle nous émerveille de nous-mêmes et de tout. Qui s’émerveille est conquis. Que de beauté dans la nature et dans l’œuvre des hommes. La beauté, voilà l’espèce de la communion, le mystère de la rédemption de la vile argile humaine ! Heureux ceux qui communient !

Et maintenant, devra-t-on s’employer à fixer les conceptions premières des rapports entre les citoyens du monde, les bases d’entente, les principes sur lesquels s’élèvera la future société, à laquelle depuis si longtemps aspire la race et dont l’aspiration marque bien que le sens du bien et de la justice couvent en nous. Car aussi ces conceptions font partie de l’homme intégral.

Le bien, la justice, nous les devons tenir d’une réalité autre que l’a priori. Déjà ils nous apparaissent comme une mathématique, comme une hygiène de la société, et c’est en les fondant sur ces visions nouvelles qu’on parviendra à leur assurer le consentement universel et l’unanimité qu’ils ne pouvaient pas obtenir tant qu’on les faisait jaillir de systèmes métaphysiques.

L’homme naturel n’est pas aussi pur qu’on l’a cru. Les prémisses d’où J.-J. Rousseau a tiré son Éducation s’avèrent à l’expérience, comme au raisonnement, parfaitement fausses. L’homme naturel issu des espèces biologiques, c’est la brute. Les bons sentiments ne prévalent pas en lui. Il n’a pas encore un esprit assez développé pour cela. Il n’obéit qu’au dérèglement des instincts en désordre. Ce qui fait la sagesse, c’est l’harmonie des facultés et l’homme primitif ne suit que ses impulsions du moment. Il ne raisonne pas. La tête ne le commande pas.

Non, il ne faut pas laisser faire la nature, mais au contraire la corriger. L’homme est perfectible certes, mais la nature ne veut pas lâcher sa proie et il faut s’arracher de ses mains. Laisser faire la nature matérielle en nous, aboutit à la société que nous avons sous les yeux, à une société pire encore, car déjà l’ont améliorée des actes de bonté et de civilisation venus de l’intelligence. Il fut un état de barbarie que nous ne nous figurons même pas, dont l’histoire ne nous a rien transmis, et pour cause, où les forces seules régnaient d’homme à homme et dans lequel il ne faisait pas bon, sans doute, de vivre pour le faible. Qui sait si l’anthropophagie ne s’y pratiquait pas. Le Moyen-Âge, si horrible pourtant, n’en approche que de loin. L’homme n’y restait que parce qu’il ne se connaissait pas encore, parce qu’il ne vivait pas intimement selon son mode. L’étincelle de son génie devait grandir au souffle des calamités et engendrer sa nature propre. Il était dès l’origine perfectible et c’est sa plus grande perfection qu’il faut atteindre si nous voulons connaître l’homme véritable, selon lui-même. Bonté, justice, vertu sont affaire non de sentiment, mais de raison très étendue et ne seront assises en lui que le jour où vraiment l’individu aura compris qu’il doit les contenir pour son bien particulier. L’altruisme est une création supérieure qui ne se manifeste nulle part ailleurs dans la nature et qui ne jaillit qu’en des cœurs cultivés, des esprits conscients d’eux-mêmes.

Mais parvenir à l’état de raison omnipotente n’est possible qu’à la suite d’un long labeur sur soi et de l’exercice harmonieux des facultés de l’intelligence selon leur jeu exact — et beaucoup, de leur propre mouvement, n’en sont pas capables. Il est des inégalités mentales qui ne se combleront pas et auxquelles doivent parer les mieux doués. De plus, certaines conditions défavorables s’opposent, selon les milieux, à la vraie conduite des jeunes hommes. Bien des pères, égarés eux-mêmes, tournent leurs enfants vers l’erreur.

Ainsi tout l’effort initial — celui de notre génération — doit porter sur la faculté de raison et dans chacun, la pousser à fonctionner humainement. Nous croyons, pour notre part, que la prochaine littérature devra donc être plus rationnelle que sentimentale et plus spéculative que réalisatrice. Mais c’est l’ordre vrai. On y raisonnera beaucoup ou plutôt elle fera beaucoup raisonner. Avant que l’homme n’adopte les notions nouvelles de la vie, on doit le mettre à même de les comprendre et de croire en leur valeur. Le terrain où l’on sème sera d’abord labouré. C’est en quelque sorte une culture de l’individu lui-même qu’il faut entreprendre depuis ses sources.

De cette façon sera réalisé l’homme qui n’existe encore que virtuellement dans la nature et dont les possibilités, nous devrions dire les assurances, s’affirment chaque jour plus grandes. Nous ne naissons pas parfaits, mais avec tous les moyens de le devenir, avec un cerveau ontologiquement préparé par nos ancêtres et qu’il n’y a plus, pour un grand nombre, qu’à épanouir. Voilà véritablement l’Humanisme tel qu’il doit être envisagé. Voilà le Surhomme idéal et vrai, pour chacun de nous, auquel, tous, nous devons tendre.

Ne bornons pas là cependant le domaine où va s’élancer la jeune littérature. Nous savons quel ridicule s’attache à vouloir, au nom d’une théorie, si juste soit-elle, imposer des barrières au génie ou aux contemporains. Il est des hommes qui voient plus loin que tous les autres dans l’avenir et ceux-là, on ne saurait les obliger à se taire. Qu’ils parlent, au contraire. Ils nous toucheront toujours par quelque côté. Nous n’ignorons pas que rien ne se fait méthodiquement dans une humanité si diverse, si multiple que la nôtre en ce moment. Certains, selon leur tempérament, leur puissance, s’attaqueront à différentes parties du vaste problème et ce sera tant mieux. On esquissera des rêves derniers, on bâtira des icaries imaginaires et l’on fera bien. Dans le grand ensemble, aucun effort ne sera perdu. Même, avons-nous besoin de l’avouer, il est des aspects de la question humaine que nous n’apercevons pas ici, car la vie d’un seul est courte, et qui seront découverts par d’autres, et nous en serons heureux. Les indications que nous avons tenté de présenter sont bien timidement de simples essais, susceptibles d’une extension qui se révélera mieux à l’œuvre. Cependant il n’était pas inutile d’apporter quelque clarté dans les ténèbres.

VII. Face au Présent

C’est seulement, sous sa forme générale, une des conditions particulières de notre époque que nous venons de définir. Pour la même raison encore, nous en devons montrer une autre, non moins importante, quoique d’une différente nature et dont on a déjà paru tenir compte, lorsqu’il y a une dizaine d’années on commença de parler d’art social. Elle n’est donc pas absolument nouvelle pour la littérature. Mais une impérieuse obligation nous contraint de l’étudier d’assez près, justement parce qu’elle a été saisie sous un sens contraire à la vérité et au bien.

Le naturalisme, en effet, a semblé se résoudre en art social. Le mot fut prononcé. Les dernières œuvres du chef de l’École procèdent d’une conception qui n’est plus celle des Rougon-Macquart. Dans ses Évangiles, Émile Zola envisage l’humanité d’un regard qu’il s’était bien défendu jusque-là d’avoir pour elle. À son impassibilité théorique, telle qu’elle avait été inaugurée, imposée même, par Flaubert, il substitue une sorte de tendresse confuse envers les humbles et il médite pour eux, par l’intermédiaire de son art, un relèvement de leur infortune. Leur sort le touche. L’homme triomphe de l’écrivain et s’il n’essaie pas encore de formules curatives, du moins montre-t-il une âme bien compatissante.

La voie semble tracée après lui. Son autorité invitait à s’y engager et on y marcha. Beaucoup de romanciers délaissant la crise amoureuse étudièrent la société ou une fraction de la société de préférence à un individu, à un couple, un trio pour être plus exact ; l’individu dans ses rapports avec les institutions plutôt que dans sa conduite sexuelle, et comme il fallait s’y attendre, les conclusions, puisqu’on tenait à en établir, n’étaient pas favorables à l’ordre actuel. C’étaient là des coups plus ou moins retentissants qui commençaient à ébranler les arches anciennes du monde.

Toute la sympathie des écrivains allait large et chaude aux exploités. On ne rêvait pour eux que transformation de leur sort, cessation de leurs souffrances et une certaine anarchie de cabinet se voyait cultivée par les adeptes de la nouvelle doctrine. Du moins, s’ils ne vantaient pas l’anarchie farouche des propagandistes par le fait, ils se montraient de tout leur cœur avec la démocratie, le prolétariat dans ses revendications contre le régime capitaliste, cause, disait-on, de tous les maux. Ils justifiaient les masses de leur action intensive, les encourageaient dans leurs procédés violents de lutte de classes. Et on en vit, non des moindres, prendre la parole dans les réunions publiques — on sait ce que sont les réunions publiques — et contribuer à l’effervescence, à l’extension du socialisme.

On subissait encore l’impulsion de l’affaire Dreyfus.

La littérature sociale était née et par littérature sociale, il nous faut bien constater qu’on entendait une littérature mise au service d’un parti politique, du parti socialiste, représentatif par excellence des couches les plus pauvres et les plus turbulentes aussi et dont l’objectif est la destruction de la société présente. Disons le mot, puisque nul ne s’en cachait : de la Révolution sociale. Et il en était bien ainsi même pour les écrivains défenseurs de la thèse contraire : le nationalisme, Barrès, Bourget, Bazin, entre autres, car c’étaient moins leurs propres doctrines qu’ils avançaient d’eux-mêmes en leurs livres, que des réponses qu’ils fournissaient après coup aux prétentions manifestées par les socialistes de politique ou de littérature.

Mais alors une discussion s’ouvrait fort à propos entre les littérateurs dont beaucoup n’avaient pas adhéré au principe de l’art social.

La conséquence de la nouvelle doctrine était logiquement celle-ci. S’adressant au peuple peu instruit, peu compréhensif, l’art doit devenir populaire et ne plus conserver une forme inaccessible aux simples. Il faut qu’il se mette à la portée des médiocres, descende de son piédestal de purisme et de beauté.

C’est ici qu’intervinrent les partisans farouches de l’art pour l’art. Quoi, commettre l’art à un vil contact, le dépouiller de sa gloire immaculée, de ses prérogatives d’hermine. Quoi, le rendre utilitaire, le faire servir au vulgaire et pour cela le faire grossier et vulgarisateur ! La querelle s’engageait vigoureusement menée par les officiels de la sainte formule — et il semble bien que ceux-ci aient eu raison. On parle moins aujourd’hui d’art social. L’expression, qui n’en était pas encore très bien trouvée, ne fut plus recherchée. La paix est revenue sur ce point entre les dissidents si timides, si penauds lorsqu’on les foudroya de l’éloquence sacrée, et les gardiens du rite inviolable.

Disons tout de suite que la question était mal posée. Les partisans de l’art pour l’art avaient raison dans leurs interdictions : l’art ne doit point s’abaisser et les néophytes de l’art social avaient également raison : il faut écrire pour le peuple.

Du moins, il faut écrire pour tous les hommes et non spécialement pour le peuple. Pour tous les hommes, car aujourd’hui, puisque l’humanité est divisée en deux classes — les exploiteurs et les exploités — ni les exploités, ni les exploiteurs ne réalisent vraiment l’homme intégral, et c’est pourquoi, du reste, il y a des uns et des autres. S’il faut sauver le prolétariat de sa misère, il faut également sauver le capitalisme de sa richesse. Tous deux sont faux, selon la nature. Ils se créent mutuellement. Tous deux doivent être supprimés et dirigés de droite et de gauche, vers une incarnation unique du type humain.

Cela, les partisans de l’art social ne le comprirent pas et c’est pourquoi ils avaient tort dans les termes formels de leur problème, non dans l’esprit, car nous devons bien leur reconnaître les meilleures intentions.

Nous aussi nous voulons activement le bien de l’humanité. Mais point, là est la différence, le bien de certains contre les autres, point le triomphe d’un parti sur ses adversaires.

On a mal compris la question sociale. Nous tenions à le démontrer. L’art social s’est trop hâté, il n’a examiné en rien la question avant d’y apporter sa solution. Il faut se défier des sentiments trop généreux. Même sur le cœur la raison doit prédominer. Elle n’empêche pas le cœur de se montrer large et bon. Elle le guide dans ses élans et le garde de se tromper. Le cœur en doit se trouver mieux satisfait.

Oui, il existe une question sociale. La politique l’a dit. Mais la politique ne la voit pas, et pour cause, et c’est la politique qu’ont suivie les pauvres littérateurs. La politique obéit à ses besoins, aux besoins des politiciens, et de la vérité, comme du bonheur des hommes, elle s’en moque. Elle vit de la lutte des classes comme des guerres entre les nations. Tout ce qu’elle fait est pour empêcher que ne finissent ces guerres, les unes et les autres. On comprend qu’elle ne veuille pas se suicider. Elle est d’un si bon rapport.

Détournons-nous de la solution socialiste. D’ailleurs la littérature ne doit pas suivre un parti, mais les inspirer tous au contraire ou plutôt en faire surgir d’autres que ceux-là qui si déplorablement nous gouvernent, et les doter d’une honnêteté et d’une efficacité plus grandes.

Voyons les choses. Que prétend-on ? Où va-t-on ? car ici nous ne sommes plus devant des théories, mais devant des faits. On marche à ceci : la Révolution sociale. On veut ceci : le gouvernement du peuple par lui-même.

Ne soyons pas dupes des mots. Ce qu’il y a au fond de tout cela, c’est l’énergie des convoitises et l’ignorance. On ne dit pas : le gouvernement des hommes par l’homme. On dit le gouvernement des hommes par le peuple et la différence est considérable. C’est la Révolution des forces qui continue et qui l’emporte encore sur celle des esprits, telle que l’avaient résolument entreprise les Encyclopédistes.

89 recommence : Rien de moins désirable, cependant. On sait pourquoi.

Il ne faut pas se leurrer. Malgré l’instruction primaire obligatoire, le peuple ne sait rien. Lire et écrire — voyez comme — ne suffit pas, en soi. On n’apprend pas à penser aux enfants dans les écoles qu’ils fréquentent jusqu’à douze ans. Et d’eux-mêmes, une fois mis au métier, ils n’étudient pas davantage. Impossibilité, dira-t-on. Nous répondons non, trois fois non. Nous savons quelques exemples, hélas trop rares, du contraire. La connaissance de l’alphabet seule inculquée aux jeunes élèves ne leur révèle pas le sens des mots ni la valeur des idées. Et cependant ils se croient savants, devenus hommes. Ils se croient assez savants pour résoudre les problèmes les plus compliqués des relations individuelles et mondiales — et ils n’y manquent pas. Ils se croient de tels savants et voilà le mal.

S’il devait en être toujours ainsi, si on n’entreprenait pas de les douer, ces malheureux, des notions essentielles de la vie, toutes prêtes à être assimilées, par le roman, le théâtre, la poésie : l’instruction primaire obligatoire serait le don le plus funeste qu’on leur ait fait. Le pasteur ne conduit-il pas mieux ses moutons parce que ceux-ci se laissent conduire aux vertes prairies, que s’ils voulaient en discuter avec lui ? Ne craignons pas que l’élite véritable veuille manger les moutons. Elle est l’élite parce qu’elle n’a plus l’anthropophagie économique. Ah ! nous ne demandons pas non plus, — on le comprendra bien — l’ignorance et la passivité domestiques pour les masses. Nous voulons que chaque homme vive éclairé et se dirige lui-même. Nous faisons seulement ressortir nos craintes au sujet des résultats qu’on a obtenus, nous disons qu’ils ne sont pas ceux qu’on souhaitait — et nous montrons également l’utilité plus grande de la nouvelle littérature humaniste.

Cette instruction, si loin d’en être une, a d’abord porté les hommes à prendre une conscience plus grande de leur misère. Elle les a amenés à se figurer pour la société, une égalité des puissances et des valeurs qui n’existe pas dans la nature, et cet objet servant de levain au précédent, il en est résulté des haines et des convoitises que, la chute des dogmes y aidant, plus rien ne refrène. Les instincts de jouissance matérielle se sont justifiés de mauvaises théories. La soif de vengeance est née aux cœurs des malheureux, contre ceux qui possèdent et qu’ils rendent seuls responsables de leurs maux alors qu’eux-mêmes y ont autant de leur faute. La lutte directe contre le capitalisme a gagné toutes les régions en proportions gigantesques. On sait quel rôle odieux joue aujourd’hui dans la nation la confédération générale du travail.

Que peut valoir un gouvernement de tels hommes ?

Nous nous retenons de le qualifier — de le disqualifier, devrions-nous dire. Croit-on que de l’ignorance absolue, de l’erreur profonde, de l’orgueil mal dirigé puisse sortir la sagesse. Mille hommes contre un seul n’ont-ils pas mille fois tort lorsque celui-ci a raison ? Croit-on que le nombre fait quelque chose à la vérité ? La loi n’est-elle pas dans le vrai lorsqu’elle interdit aux fous, aux incapables par faiblesse d’esprit de gérer leurs affaires eux-mêmes. Voilà cependant ce qu’on voudrait qu’il fût !

Déjà le suffrage universel paraît la pire des choses. On le voit bien par la qualité des représentants qu’il envoie aux assemblées délibérantes lesquelles comptent si peu d’hommes intègres et capables de traiter une question législative avec compétence. (Qu’on lise pour s’en convaincre l’Introduction à la science sociale d’Herbert Spencer). On le voit aussi par la corruption immonde qui en vicie le fondement. La plupart des électeurs votent sans savoir ce qu’ils font, sans même parfois connaître le candidat dont ils choisissent le nom. Combien d’autres, dont on achète la voix ou qui favorisent par ordre ! Le suffrage universel partout où on l’établit fonctionne sans indépendance, sans honnêteté et cela parce que le peuple est incapable de se conduire lui-même, quoi qu’il en dise. Même aux urnes, il est encore dans la main des exploiteurs de toutes sortes, dont il prétend se libérer.

L’expérience crève les yeux. Le gouvernement par le peuple est impossible et c’est absurdité que le réclamer, même en fait. Il ne se réalisera jamais.

En droit, il n’apparaît pas moins faux. Nous ne sommes pas libres d’aller là où nous inventons ; de disposer de nous-mêmes selon notre bon plaisir. La vie, le déterminisme, nous obligent à nous conduire selon la loi naturelle de l’homme et ce n’est pas le consentement général qui la détermine, mais l’esprit. La route nous est tracée à l’avance où nous devons nous engager. La vie ne nous permet pas d’élaborer d’autre objectif qu’elle-même. Toute notre liberté consiste à nous tromper. Triste liberté dont nous ne pouvons pas vouloir. Non, il ne nous appartient pas de nous conduire à notre seule guise, d’inventer de fantaisistes destinées, de nous suicider socialement comme individuellement. Nous ne recevons pas la vie, ce serait lui préexister. Nous ne naissons que par elle, nous n’avons pas d’autre réalité qu’elle. Où elle ne se réalisera plus, plus rien que l’existence matérielle des corps sans conscience. La mort.

En société, l’homme ne change pas de fin. La société est pour le bonheur de chaque homme et ne constitue pas un organisme nouveau à l’individualité propre, au but différent du but de ses unités. Dans la société, l’homme se conduit comme dans la nature, comme s’il était seul, du moins en sa vie intérieure, celle qui résume tout. Et toutes les lois sociales pour être justes et naturelles doivent se conformer aux exigences du type, elles-mêmes engendrées par la nature et que seule parvient à pénétrer une science étendue et profonde. Le peuple est loin de posséder cette science et l’on voudrait que la raison du nombre le nantît du droit de décider de notre destinée — après l’avoir refusé à l’élite qui y consacre cependant sa supériorité — cette élite nouvelle qu’on aperçoit composée non d’une aristocratie de sang ou de fortune, mais des intelligences prédominantes de la nation ? La prétention vraiment absurde doit être combattue.

Elle doit l’être d’autant plus que la victoire semble déjà gagnée par la populocratie et que l’humanité marche à grands pas sur la route de la révolution. D’aucuns en ont même fixé une date fort rapprochée. De tous côtés, ceux qui la veulent et ceux qui la craignent, s’accordent à la considérer comme inévitable — si rien ne surgit qui s’y oppose.

Révolution ! Nul n’ignore ce que c’est. Guerre civile et massacres et en fin de compte, rien de changé au monde. Les privilèges, la richesse passent seulement dans d’autres mains. Le pauvre peuple en fait les frais et la réaction arrive. La condition de l’humanité n’est pas rendue meilleure. En voilà encore pour quelques lustres à l’expiration desquels on recommencera.

Pouvons-nous aspirer à de tels résultats, hélas toujours confirmés par l’Histoire. Quand même nous serions disposés à faire le sacrifice de notre tranquillité pendant un long temps et de quelques vies humaines, nous voudrions qu’il ne fût pas inutile.

Mais rassurons-nous. Rien de moins nécessaire que ces sacrifices devant lesquels il faut hésiter toujours, car nul n’a le droit de désigner les victimes. Il n’y a qu’une méthode de transformer le monde, la méthode pacifique par la transformation première des hommes. Quiconque prépare ou préconise le moyen de la guerre sociale, quelles qu’en soient les intentions, celui-là doit être tenu pour un fou ou pour un ennemi du genre humain.

C’est pour n’avoir pas médité ces raisons que les initiateurs de l’essai d’art social le concevaient faussement, égaraient la littérature avec eux. C’est aussi pourquoi ils ne soulevèrent pas l’enthousiasme à leurs déclarations.

Devant le péril, la littérature doit prendre une attitude décidée et ferme. Elle se dressera contre les erreurs de la démagogie, elle s’opposera à la souveraineté du peuple.

Voilà encore une des caractéristiques de l’époque dont elle ne peut pas ne pas être conditionnée et prendre une face particulière.

Nous n’avons pas besoin de la défendre du reproche d’autocratisme qu’on voudra peut-être par malveillance lui adresser. De ce qu’elle se refuse à la révolution sociale il ne s’ensuit pas qu’elle s’accorde à la réaction. Ces deux extrêmes ne sont pour elle que deux formes d’un même état. Elle s’en détourne autant pour aller vers un autre, vers une évolution rationnelle depuis longtemps commencée et toujours retardée. Elle reprend la révolution spirituelle des Encyclopédistes. Elle veut l’homme intégral et beau dans la Vie, tourné vers la Vie, selon la Vie, heureux de la Vie et ses méthodes l’assurent de la Vérité et de la Justice. Que lui reprocherait-on ?

VIII. Vers l’Avenir

On vient de voir quelles conditions générales doivent façonner la littérature que nous attendons tous et qui ne peut pas ne pas surgir. L’œuvre est devant elle, qu’elle doit entreprendre — telle une fonction. Elle en sera l’organe. Et la philosophie de la nature, comme la philosophie de l’art, certifient qu’elle n’y faillira pas.

Aussi bien, n’est-ce pas une voie étrangère pour elle et voici longtemps qu’elle s’y prépare. Une longue tradition justifie son nouveau devoir.

Mais il faut s’entendre lorsqu’on parle de tradition. Il en est de deux sortes, une bonne et une mauvaise. On devine à laquelle nous allons. Nous ne voulons pas évoquer les erreurs du passé. Ce n’est pas dans leur même sens qu’il faut persévérer. S’y enfoncer serait peut-être irrémédiable !

La favorable tradition française, ce sont les qualités du génie de la race, nulle part mieux évidentes que dans les œuvres littéraires. On les connaît. Elles ont été tant de fois dithyrambées, nous en sommes si fiers ! Même les étrangers reconnaissent à ce génie, la clarté, la simplicité, le naturel et surtout le don véritablement précieux, d’exprimer les choses de la manière la plus juste, la plus compréhensible. Son domaine préféré fut toujours celui des idées dont il excelle à fournir des définitions pures et précises, à délimiter les contours exacts, à rendre l’abstrait sous une forme concrète. Surtout, il émerveille à montrer les rapports des idées entre elles, à représenter les multiples combinaisons du monde idéologique. Le génie Attique si habile pourtant à cet art, finit par le considérer comme un jeu et ne s’y livra plus que pour y montrer sa finesse et sa dextérité. Vint un moment où il ne crut plus aux idées. Le génie français y croit, doit y croire, ne pourra pas un jour ne plus y croire. Le génie français, c’est l’exercice du meilleur cerveau. S’appliquant aux pires sujets, il en tirait le plus grand avantage. À cette école, il se formait fortement. Pour n’avoir point sombré, il fallait qu’il fût vraiment enraciné.

Voilà la véritable tradition littéraire. Déterminer le type humain à l’avance, réaliser la notion de l’homme parfait, rien ne sera plus aisé au génie français, rien ne conviendra mieux à ses qualités essentielles. Alors, il pourra donner toute sa mesure, et mettre en œuvre, mieux que jamais, les ressources dont il tire sa supériorité.

Ainsi se trouve établie la tradition réclamée par les bons écrivains soucieux de la continuité de l’âme française — hors laquelle, pensons-nous avec eux, toute théorie se développe à tort et ne peut pas nous convenir.

Ajoutons à ce propos que l’âme française suit l’évolution de l’esprit. Partie de l’âme provinciale, d’une âme moindre encore, elle s’achemine, au-delà de l’étape nationaliste, vers une conception plus grande d’une patrie plus étendue dont le terme sera l’humanité tout entière. Et par là encore se justifie notre doctrine d’un type d’homme réalisant le plus scrupuleusement hors du milieu, et dégagé des influences ancestrales, la véritable condition humaine.

Le génie français a produit des chefs-d’œuvre — précisément les œuvres qui, parmi toutes, contenaient le plus d’humanité et le moins de contingent. Sur sa même ligne prolongée en avant dans la même direction, pourquoi une esthétique propre à la nouvelle littérature ne se créerait-elle pas ? Pourquoi serait-il impossible qu’il sortit des chefs-d’œuvre des nouveaux thèmes ?

Aucune objection ne s’élève.

Si, peut-être, dira-t-on, le didactisme inévitable à l’œuvre que vous voulez accomplir ! Didactisme ! ce mot effraye les artistes. Tous les artistes ? Non ! Ceux seulement qui croient encore à la théorie de l’art pour l’art.

Celle-ci ruinée, le didactisme perd de l’effroi qu’il inspire. Distinguons cependant. Une œuvre d’art n’est pas, nous l’avons reconnu déjà, une thèse vulgarisatrice. Pour entrer dans un livre ou une pièce, les données de la science doivent subir une transformation, prendre la forme vivante anthropocentrique apte à réaliser de la vie immédiate. Elles ne sont plus alors de la science pure. Elles participent nécessairement à une affabulation, elles commettent des actes, elles sont de la vie, semblable par la forme, à l’existence que nous menons tous les jours. Le ton du roman et de la pièce n’en sera pas changé, n’en sera pas devenu, ce que l’on craint tant : discurseur. Davantage même, si c’est possible, que sous le régime naturaliste, l’écrivain se souciera de réalité, de possibilité. Il ne présentera pas du rêve, mais du vrai, de la vie meilleure et réalisée et pour parvenir à nous y faire adhérer, il devra faire que cette vie s’adapte à nous, ainsi qu’au milieu où nous sommes. Les fins littéraires de l’œuvre n’agiront pas sur la forme, mais sur le choix du sujet, sur les péripéties de l’action désormais obligée au finalisme humain. Les personnages se parleront entre eux, mais c’est nous qui comprendrons leurs paroles, et y trouverons un sens suggestif. Hommes vivants, d’une nature semblable à la nôtre, c’est par la résonnance qu’ils créeront en nous, qu’ils nous modifieront. L’art ne fera que les hiérarchiser à notre égard selon leur vertu humaine.

Où voit-on en cela, un didactisme semblable à celui des Roucher et des Delille ? Quant à enseigner la vie, croit-on que voilà une tâche indigne ? Certes, nul ne le pense. De s’adresser à tous, dans tous les cas, l’œuvre se fera plus générale que celle qui ne s’intéresse qu’à un cas particulier, à deux ou trois individus placés dans des circonstances si spéciales que la vie en offre rarement l’exemple. L’originalité, l’exception, s’oppose à l’art. L’art vit de synthèse, de généralité. Où il se dirige, c’est précisément là qu’il rencontrera ces qualités qui le grandissent.

Le roman, le théâtre, la poésie peuvent concurremment effectuer toute la tâche qui par leur action d’ensemble, échoit à la littérature. En même temps qu’ils veulent cette tâche, celle-ci les veut. C’est de cet accord que résulte la nouvelle formule littéraire.

À chacun des trois genres revient une participation spéciale à l’œuvre commune, laquelle, quoi qu’on en ait dit, défend à aucun de disparaître. Nous parlons ici pour la poésie dont certains prophètes de malheur ont décrété l’extinction en alléguant que le positivisme, le matérialisme, l’arrivisme, avaient tué le merveilleux. La poésie n’a nullement besoin du merveilleux pour être. Le merveilleux, c’en est l’enfance, le balbutiement, et certes il y a aujourd’hui quelque ridicule à imaginer des légendes et faire parler innocemment des fleurs et des bêtes. Laissons cela aux rondes enfantines, aux bas-bleus demoiselles. Il n’existe point une poésie intégrale. Tout peut devenir matière à poésie dans l’univers. C’est notre émotion qui en décrète. Pour les âmes supérieures et de haute connaissance, le genre d’émotion s’élève. C’est désormais devant la Vie, par la conscience de l’absolue Vérité que nous palpiterons. Ainsi peut naître, doit naître, une poésie digne de notre front élargi, plus près des sources humaines et sociales et dont nous nous enivrerons autant que les peuples primitifs de leur épisme miraculeux. Elle sera l’intégration de la connaissance. Une nouvelle carrière épique encore inexplorée va, par la suprême science, s’ouvrir devant nous.

La poésie dira la beauté éternelle, la vérité admirable des choses. Par elle nous serons transportés au centre de l’univers où jaillissent ses origines continuelles, et elle nous convaincra de la munificence, de l’ordre des phénomènes, de notre hauteur, de notre puissance dans la création. Elle glorifiera la vie en nous. La splendeur de vivre mérite d’être exaltée. Grâce au génie du poète, nous verrons les mille liens diversement nuancés qui nous attachent intimement à chaque minute qui passe. Nous communierons de la religion naturelle avec la nature. Nous nous imprégnerons de l’âme harmonique du monde. Ce sera l’enseignement essentiel, la persuasion par l’évidence. Notre âme nous en sera nouvellement révélée, la connaissance en résultera exacte. L’homme deviendra l’homme en son sein, par la seule magie du verbe, symbole de la vérité, expression directe de la nature.

Si nous poursuivons cet essai de classification — moins vain qu’on ne le pense peut-être, nous verrons le roman s’attacher à la formule vitale et faire pour la société ce que la poésie fait pour l’homme.

Par les sujets du livre seront présentés des essais de vie nouvelle, montrés facilement réalisables en faits. L’homme intérieur sera offert dans le spectacle de la vie extérieure, où son excellence première le conduira sagement, exemplairement. Au contact des autres hommes et des choses, nous verrons à quels actes, à quel rôle, l’obligeront sa vertu et son égoïsme. Les plus graves conflits seront solutionnés au particulier comme au général. On déroulera devant nos yeux les fresques de l’avenir. L’apport du naturalisme, son souci de réalité demeure en nous, forçant les écrivains à se plier aux contingences matérielles même dans leurs espoirs les plus émancipés. Ce sera la vie possible, très possible qu’ils décriront. Leur préoccupation sera la possibilité et par cette possibilité rendue évidente à notre compréhension, de nous décider à y entrer individuellement ou collectivement.

Pourtant bien des esprits hésiteront sans doute encore. Les nœuds qui les rattachent à la société actuelle ne se dénoueront pas facilement. Le théâtre leur fournira des déterminants plus actifs encore. Les cas seront présentés à vif, et plus proches. Grâce au jeu des acteurs, donnant l’apparence formelle de la réalité aux productions de la littérature, la conviction s’affirmera plus profonde au cœur des hésitants, de ceux qui ne croient pas assez aux Idées seules pour s’y conformer. Ces nouveaux Thomas toucheront de la main. Une émotion forte les poussera davantage à la résolution. L’impression directe les portera en avant, vaincra leurs derniers scrupules. Il ne faut pas médire de l’imitation lorsqu’elle copie les bons modèles.

N’hésitons pas devant de pareils éléments, devant de telles chances de succès. Les anciennes formules littéraires ne peuvent plus valoir rien pour nous. L’anarchie présente est néfaste. Les lettres périclitent sous la tentative d’un individualisme inadmissible. La littérature ne doit pas périr, parce que, par l’ordre des choses, une tâche lui incombe qu’aucun autre organisme ne peut accomplir. Cette tâche veut que la littérature se renouvelle, qu’elle accepte des principes qu’elle abhorrait. Rien ne se fait sans raison parmi les hommes. C’est la plus grande utilité qui l’emporte. La vie nous commande d’aller à elle dont nous sommes si éloignés ! Allons-y. Y a-t-il tant de honte à nous vouloir ce que nous sommes au fond de nous et que nous ne pouvons pas changer, ce que nous avons toujours été, mais en silence, malgré nos dérèglements et nos imaginations fantaisistes. Que la nature obéisse à l’esprit. Que l’esprit obéisse à soi-même, grand maître de notre condition, cause de notre supériorité, organe de nous-mêmes. L’art mourant et qui depuis plusieurs siècles se recommence sans cesse, l’art mourant en sera fécondé. Plus rien n’est à tirer de la théorie de l’art pour l’art. Cette théorie l’a desséché, l’a conduit au stupide renoncement des parnassiens et des symbolistes. Les uns et les autres se sont murés dans leurs tombeaux. L’humanité les y a laissés périr. L’art qui ne veut avoir pour but que soi y a péri avec eux. Qu’un autre art, s’élève jeune et plein de force, radieux et puissant. Qu’une Littérature le parle ! Le bonheur des hommes est au bout. La Littérature les y conduira. Vraiment, depuis que l’homme existe, a-t-il jamais aspiré à autre chose. Que l’Homme soit ! Plus d’erreurs. La Vérité. Plus de mensonges. La Vie. Et c’est la Vie, la Vérité, — la vérité des choses, la vie de l’Homme individu, par lui et par la société, qui deviennent le nouvel idéal.

Saluons-le joyeusement.