(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Essai sur Talleyrand (suite.) »

Essai sur Talleyrand (suite.)

Par Sir Henry Lytton Bulwer, ancien ambassadeur
Traduit de l’anglais par M. Georges Perrot

— « Mais je ne vous reconnais plus ; je ne vous ai jamais vu si sévère. » — « Suis-je donc injuste ? ai-je dit quelque chose de faux ? » — « Non, mais sur le prince de Talleyrand, sur un homme de cette distinction, de cette importance, qui a joué un tel rôle, qui était si aimable dans la société !… » — « Eh bien, ai-je nié l’importance et le rôle ? ai-je même contesté l’amabilité ? Allons ! je vous comprends, je sais bien que s’il n’est pas d’un honnête homme de faire de certaines choses, il n’est pas non plus d’un homme de bonne compagnie d’y trop prendre garde et d’y trop insister. Fi donc ! quand on est bien élevé et bien appris, on aime à glisser, à ignorer le plus qu’on peut de certaines misères, à regarder surtout les beaux côtés. Que voulez-vous ? je m’aperçois, à ma manière de penser, que je deviens de jour en jour plus manant et plus trouble-fête. » — C’est le résumé de ce que j’ai eu à répondre depuis une quinzaine à plus d’un contradicteur, homme du monde et de bon ton.

Mais, pour un écrivain qui cherche le vrai, cependant que faire ? Faut-il dissimuler, pallier, recommencer l’éloge académique ? Quant à moi, je pense qu’il convient, dans la biographie d’un homme, dans son portrait fidèle, de conserver aux choses l’importance relative qu’elles eurent dans sa vie et dans ses pensées. Or l’argent tint de tout temps la plus grande place dans les préoccupations de M. de Talleyrand. Et puisque j’y suis, je ne me refuserai pas de couler à fond cet article de cupidité honteuse dont le personnage politique en lui a tant souffert, et s’est trouvé si atteint, si gâté au cœur et véritablement avili.

— « Voyons, Talleyrand, la main sur la conscience, combien avez-vous gagné avec moi ? » lui disait un jour de bonne humeur Napoléon. — Et en un autre jour de moins belle humeur : « Monsieur de Talleyrand, comment avez-vous fait pour devenir si riche ? » — « Sire, le moyen a été bien simple : j’ai acheté des rentes la veille du 18 Brumaire, et je les ai vendues le lendemain. » Il n’y eut pas moyen de se fâcher ce jour-là ; le renard, par un tour de son métier, s’était tiré des griffes du lion.

Talleyrand avait deux moyens de faire et d’accroître sa fortune, le jeu d’abord, l’agiotage, et ensuite quand il fut au pouvoir, les cadeaux et douceurs qu’il recevait des puissances grandes ou petites pour les servir. Quant au jeu, il commença de bonne heure, et sa réputation était faite dès le temps de la Constituante. Le ministre des États-Unis à Paris, Gouverneur Morris, témoin aussi impartial que bien informé, et qui est fort à consulter sur l’évêque d’Autun en 89, nous a montré ces trois jeunes gens, Narbonne, Choiseul et l’abbé de Périgord, formant une sorte de triumvirat à la mode, et se donnant la main pour arriver :

« Ce sont trois jeunes gens de famille, hommes d’esprit et de plaisir. Les deux premiers avaient de la fortune, mais ils l’ont dissipée. Ils étaient intimes tous trois, et ont couru tous trois la carrière de l’ambition pour rétablir leurs affaires. Quant à leur moralité, celle de l’un n’a pas été exemplaire plus que celle de l’autre : l’évêque surtout est particulièrement blâmé à cause du nombre et de la publicité de ses galanteries, de son goût pour le jeu et principalement pour l’agiotage auquel il se livra sous le ministère de M. de Calonne, avec qui il était très lié. Il trouva dans cette circonstance une facilité et des occasions dont ses ennemis disent qu’il sut très bien profiter. Cependant je n’y ajoute aucune foi, et je crois qu’à part ses amours et une certaine manière de voir un peu trop large pour un ecclésiastique, l’accusation est injuste ou au moins exagérée24. »

Exagérée, soit ; mais la suite n’a que trop prouvé que dès lors le pli était pris.

Le Directoire, par l’affaire d’Amérique, mit ce côté véreux de Talleyrand dans tout son jour. Et quant à l’époque de l’Empire, je citerai un autre témoin encore, impartial et même favorable, le comte de Senfft, ministre de Saxe à Paris en 1806, et ensuite ministre des affaires étrangères à Dresde. Il n’avait pas eu tout d’abord à se louer beaucoup de M. de Talleyrand : « Ce ministre, qui posséda si éminemment, dit-il, l’art de la société, et qui en a si souvent usé avec succès, tantôt pour imposer à ceux qu’on voulait détruire, en leur faisant perdre contenance, tantôt pour attirer à lui ceux dont on voulait se servir, fit à M. de Senfft un accueil assez froid (avril 1806). » Ce ne fut qu’un peu plus tard, lorsque M. de Talleyrand eut quitté le ministère et perdu la faveur, que Mme de Senfft, personne distinguée et généreuse, — ce qu’on appelle une belle âme, — se sentit prise pour lui d’une sorte d’attrait et de beau zèle, d’un mouvement admiratif qui n’échappa point au personnage et qui fixa pour l’avenir l’agrément de leurs relations. Cependant le comte de Senfft, qui lui-même et à la suite de sa femme, était resté un peu sous le charme, nous édifie très-bien, et en termes polis, sur la manière dont se menaient avec lui les transactions diplomatiques et sur les moyens par lesquels on parvenait à l’intéresser. Ces moyens n’avaient rien de bien neuf ni de relevé : quand on voulait qu’une affaire réussît avec M. de Talleyrand, il fallait financer. Il est vrai qu’il ne se chargeait pas indifféremment de toutes les affaires, et il ne les traitait pas non plus directement. Il avait ses hommes à lui, comme il ne manque jamais de s’en produire autour des foyers de corruption, et il savait les employer selon les temps et les lieux. Ainsi, à l’occasion du séjour de M. de Talleyrand à Varsovie en 1807, parlant de M. de Gagern, ministre du duc de Nassau, que des intérêts de plus d’une sorte avaient retenu à Varsovie quelque temps de plus que les autres diplomates allemands, le comte de Senfft en fait le portrait suivant :

« Il avait été l’un des signataires de l’acte de la Confédération rhénane, et se trouvait mêlé à toutes les intrigues d’alors. Ne manquant ni d’idées ni d’une certaine hardiesse qui fait souvent réussir dans une position subalterne, il avait acquis du crédit auprès de M. de Talleyrand, qui se servait de lui pour ses affaires d’argent avec les princes d’Allemagne. Ce fut par ce moyen que les princes de Schwarzbourg, de Waldeck, de Lippe et de Reuss obtinrent à Varsovie leur admission à la Confédération du Rhin. L’empereur a dit depuis qu’il avait été trompé à leur égard ; que s’il avait su ce qu’il en était, jamais il n’aurait consenti à leur accession. Il faut dire ici que M. de Talleyrand, tout en profitant de sa position pour augmenter sa fortune par des moyens quelquefois peu délicats, ne s’est jamais laissé engager, même par les motifs d’intérêt les plus puissants, à favoriser des plans qu’il pouvait regarder comme destructeurs pour le repos de l’Europe. C’était lui sans doute qui avait le plus fait dans le principe pour l’asservissement de l’Allemagne, et, ayant préparé par une politique artificieuse l’immense prépondérance de la France sur le continent, il s’était ôté lui-même les moyens d’arrêter l’ambition insatiable de celui qui gouvernait ce colosse de puissance ; néanmoins, au risque même de déplaire au maître, il s’opposa toujours aux projets qui, au milieu de la paix, tendaient à engager la France dans de nouvelles guerres interminables. C’est par ce motif qu’il refusa constamment son appui aux intérêts de la nationalité polonaise. Une somme de quatre millions de florins, offerte à Varsovie par les magnats pour obtenir son suffrage en faveur du rétablissement de leur pays, leur fut restituée après être restée déposée pendant plusieurs jours entre les mains du baron de Dalberg. Considérée sous ce point de vue, sa retraite du ministère après la paix de Tilsitt fut très honorable. »

Ce n’est donc point un ennemi qui écrit, et c’est ce même témoin, si digne de foi, qui nous apprend que précédemment, en 1806, dans les négociations qui amenèrent la paix de Posen, et d’où résulta l’abaissement de la Saxe, un million de francs (une bagatelle) avait été mis à la disposition du plénipotentiaire saxon, le comte de Bose, pour M. de Talleyrand, et un demi-million pour un autre agent diplomatique français, M. Durant, et que ces sommes furent acceptées. Nous avons là le minimum de ce genre de corruption diplomatique, et nous tenons l’information d’un ami, d’un admirateur, et jusqu’à un certain point d’un apologiste de M. de Talleyrand, et qui plaide en sa faveur les circonstances atténuantes. M. de Talleyrand évaluait lui-même à soixante millions ce qu’il pouvait avoir reçu en tout des puissances grandes ou petites dans sa carrière diplomatique. Ce qu’il recevait ainsi par canal direct était plus sûr que ce qu’il pouvait gagner au jeu de bourse, et qui était toujours plus ou moins aléatoire. Vieux, il donnait ce conseil à l’un de ses protégés : « Ne jouez pas ; j’ai toujours joué sur des nouvelles certaines, et cela m’a coûté tant de millions » ; et il disait un chiffre de perte. Il est à croire qu’en comptant ainsi, il oubliait un peu le chiffre des gains.

Cette désagréable mais indispensable question suffisamment éclaircie et vidée, revenons à la politique et ne perdons pas de vue notre objet. Le problème moral que soulève le personnage de Talleyrand, en ce qu’il a d’extraordinaire et d’original, consiste tout entier dans l’assemblage, assurément singulier et unique à ce degré, d’un esprit supérieur, d’un bon sens net, d’un goût exquis et d’une corruption consommée, recouverte de dédain, de laisser-aller et de nonchalance.

En se retirant du ministère après la paix de Tilsitt, en 1807, M. de Talleyrand n’encourut point immédiatement la disgrâce. Sa brouille avec Napoléon eut à traverser des phases diverses, et fut marquée à plusieurs reprises par des coups de tonnerre, suivis eux-mêmes d’apaisement et parfois de velléités presque bienveillantes. Napoléon, malgré tout, avait du goût pour lui.

On a parlé, et Talleyrand lui-même s’est targué de son patriotisme pour le peu d’approbation qu’il donna aux gigantesques projets auxquels la paix de Tilsitt et l’alliance étroite avec la Russie ouvraient toute carrière. N’employons pas de si grands mots, laissons de côté ces généreux sentiments qui n’ont que faire en un tel sujet ; bornons-nous au vrai. Les esprits dont la qualité principale est le bon sens ont cela d’heureux ou de malheureux, mais d’irrésistible, que lorsqu’ils sont en présence d’actes ou de projets démesurés, imprudents, déraisonnables, rien n’y fait, ni affection ni intérêt ; un peu plus tôt, un peu plus tard, ils ne peuvent s’empêcher de désapprouver. S’ils ont de plus l’esprit et la raillerie à leur service, ils se privent difficilement de faire des mots piquants. Le trait une fois échappé court, blesse, irrite.

Ce fut le cas de Talleyrand. Avait-il tout d’abord entièrement déconseillé, comme il s’en est vanté depuis, l’entreprise d’Espagne ? Je crois qu’ici il y a à distinguer entre les moments. Sans compter même les reproches publics que lui adressa plus d’une fois Napoléon à ce sujet et qui équivalent à un démenti, il semble que Talleyrand n’avait pu dès le principe se prononcer aussi absolument qu’il l’a prétendu contre toute intervention dans les affaires d’Espagne : sans cela, l’empereur ne lui aurait pas écrit de Bayonne, comme il le faisait (25 avril 1808) : « Je continue mes dispositions militaires en Espagne. Cette tragédie, si je ne me trompe, est au cinquième acte : le dénouement va paraître. » Il ne se serait point ouvert à lui, comme à un confident, sur le misérable caractère de cette royale famille espagnole, de ce brave homme ou benêt de roi, du prince des Asturies, de la reine, de ce méprisable et inséparable prince de la Paix qui, disait-il, avait l’air d’un taureau : « Le prince des Asturies est très-bête, très-méchant, très-ennemi de la France… La reine a son cœur et son histoire sur sa physionomie, c’est vous en dire assez. » Il ne lui eût pas confié ces princes en personne et ne les lui eût pas donnés tout d’abord pour hôtes à Valençay pour « les bien traiter et leur faire passer agréablement le temps », tout en lui recommandant de les isoler et « de faire surveiller autour d’eux. » Notez bien que cette année 1808, celle de la fourberie de Bayonne, ne fut point du tout une année de disgrâce pour Talleyrand. Il eut même un retour marqué de faveur lors du voyage d’Erfurt, où il fut appelé et très employé sous main par Napoléon auprès de l’empereur Alexandre (septembre-octobre 1808). Il fut encore employé dans le cours de l’hiver auprès de M. de Metternich. Ces commissions confidentielles lui maintenaient une position rivale et presque menaçante en regard du ministre en titre, M. de Champagny, honnête homme et travailleur, qui prêtait aux épigrammes, et sur le compte duquel il ne cessait de s’égayer. Enfin on trouve encore une lettre de Napoléon à Talleyrand adressée d’Espagne, d’Aranda, du 27 novembre 1808 ; mais ici s’arrête la faveur avec la confiance. La première grande scène de colère qui éclata contre Talleyrand, et qui avait laissé une si forte impression dans la mémoire des contemporains, eut lieu précisément au retour d’Espagne vers la fin de janvier 1809. Cette scène, racontée par Meneval, qui la tenait d’un des ministres présents, le duc de Gaëte, fit explosion sur la fin d’une séance du Conseil privé. Napoléon avait été informé d’un rapprochement de Talleyrand avec Fouché pendant son absence, et il le soupçonnait de s’être également entendu avec Murat en cas d’accident et en prévision de ce qui pouvait soudainement résulter, dans cette aventure espagnole, d’une balle de guérillas ou d’un poignard de moine visant droit à sa personne. Il se joignait à ces raisons irritantes d’autres circonstances encore que le comte de Senfft nous fait entrevoir ; car les intrigues de divers genres à cette cour impériale étaient plus nombreuses et plus entrecroisées qu’on ne le suppose généralement : Napoléon voulut avertir et faire un exemple :

« L’orage éclata sur M. de Talleyrand, qui perdit alors sa place de grand chambellan avec toutes les marques de la disgrâce. La nullité même de la princesse de Bénévent (de cette belle Indienne si ignorante et, paraît-il, si sotte, qu’avait épousée M. de Talleyrand) n’échappa point à la colère de l’empereur ; elle fut exclue des invitations de la cour, vit exiler à Bourg-en-Bresse le duc de San-Carlos, objet de ses tendres préférences, et alla bientôt après cacher son ennui pendant quelques mois dans une terre qu’elle possédait en Artois25. »

La chronique légère de tous les règnes, depuis la cour des Valois jusqu’à celle de Marie-Antoinette, est connue : il n’en est pas ainsi encore de celle du premier Empire. Qu’on n’aille point s’imaginer pour cela qu’elle est moins riche et plus stérile, et que la brusquerie militaire y avait supprimé les combinaisons romanesques ou les menées diplomatiques qui se pratiquaient sous le couvert des galanteries ; ce serait se tromper étrangement ; mais les mémoires particuliers n’ont point paru, les contemporains qui savaient ont cessé de vivre, et les fils, les descendants tiennent eu échec jusqu’à présent les révélations posthumes. Toute cette histoire anecdote et secrète finira par sortir. Le salon de M. de Talleyrand, en ces années, était un centre où bien des fils se rejoignaient, et il se plaisait à en jouer.

En ce qui est des scènes qu’il eut à essuyer de Napoléon, elles furent fréquentes et toutes marquées par une extrême violence. On les a souvent confondues : sir Henry Bulwer, s’autorisant d’un récit de M. Molé, s’efforce à tort de réfuter M. Thiers. Le fait est qu’il y eut, depuis la scène de janvier 1809, plus d’une répétition avec variantes de ces soudains éclats de l’empereur contre M. de Talleyrand ; il le sentait ennemi, sourdement aux aguets, jouissant tout bas de chaque échec, de chaque faute, en mesurant la portée et les suites, n’attendant que l’heure pour l’abandonner ; et le voyant là debout, devant lui, avec sa mine solennelle, insolemment impassible et froide, il ne pouvait se contenir, il débordait. Il y eut, vers l’époque du divorce, une scène qui n’eut pour témoins que le duc de Bassano et le comte de Ségur, et que tous deux ont racontée depuis. Il put y avoir encore en 1814, avant le départ pour l’armée, cette autre scène dont M. Molé a parlé à sir Henry Bulwer, mais qui n’eut pas d’autre importance26. En mars 1812, il paraît que Napoléon, surmontant ses répugnances, avait eu une dernière fois l’idée d’employer M. de Talleyrand en Pologne, et que, sur l’ouverture qui lui en avait été faite sous le sceau du secret, Talleyrand s’était empressé de négocier une opération financière à Vienne. L’empereur encore s’emporta ce jour-là et le maltraita de paroles. Le fond et le thème ordinaire de toutes ces scènes orageuses était le même : reproches et récriminations sur le duc d’Enghien, sur les affaires d’Espagne, sur les vols et affaires d’argent, sur de sourdes intrigues en jeu27. Les pièces officielles ne portent naturellement aucune trace de ces impétuosités toutes verbales.

Je relèverai pourtant une lettre sévère datée de Saint-Cloud (29 août 1810) ; un chef d’État, si rude qu’il soit, n’écrit point dans ces termes à qui ne l’a point mérité :

« Monsieur le prince de Bénévent, j’ai reçu votre lettre. Sa lecture m’a été pénible. Pendant que vous avez été à la tête des relations extérieures, j’ai voulu fermer les yeux sur beaucoup de choses. Je trouve donc fâcheux que vous ayez fait une démarche qui me rappelle des souvenirs que je désirais et que je désire oublier. »

Ces grondements ou ces éclats de tonnerre n’empêchaient pas qu’à l’occasion l’empereur ne lui donnât encore des marques effectives de bienveillance et de î solide intérêt. Ainsi M. de Talleyrand, qui depuis sa sortie du ministère avait d’abord habité sa petite maison de la rue d’Anjou-Saint-Honoré, « où il recevait fréquemment les étrangers, où il donnait des bals d’enfants, où les voix de Mme Grassini, de Crescentini, les scènes déclamées par Talma et sa femme, par Saint-Prix et Lafon, prêtaient aux simples soirées un air de fête », avait depuis acheté l’hôtel Monaco, rue de Varennes, et il y tenait un état princier de maison ; mais la faillite d’un banquier l’ayant mis subitement dans une gêne relative, l’empereur s’empressa de lui venir en aide, et lui acheta son palais. On peut lire à ce sujet28 la décision du 31 janvier 1812, en vertu de laquelle la somme de 1,280,000 fr. pour prix d’achat lui fut payée sans aucune retenue. Il y est question de dettes urgentes auxquelles cette somme devait sans doute être affectée.

Mais dans cette alternative de procédés contraires, Napoléon, qui connaissait les hommes, oubliait trop cependant que s’il est des bienfaits qui obligent, il y a des insultes qui aliènent à jamais et qui délient.

L’attitude impassible de M. de Talleyrand dans les scènes auxquelles il se vit en butte est célèbre. Il avait atteint en ce genre à l’art suprême de l’acteur. L’indifférence pour le bien ou le mal qui se débite à notre sujet n’est pas chose en elle-même si rare qu’on le croit. Les plus vifs de caractère et d’humeur y arrivent à la longue tout comme les autres. M. Thiers disait un jour à quelqu’un qui l’engageait à répondre à une calomnie : « Je suis un vieux parapluie sur lequel il pleut depuis quarante ans : qu’est-ce que me, font quelques gouttes de plus ou de moins ? » Ce mot d’homme d’esprit est fort sage : en effet, le moment arrive assez vite, pour tout nom célèbre, où il est rassasié et comme saturé de tout ce qu’il peut porter et contenir de propos en l’air et de médisances : à partir de ce moment, on a beau dire et écrire, rien ne mord plus, rien n’a prise sur lui, tout glisse, et le nom désormais garanti est partout reçu à son titre, et compté pour ce qu’il vaut. La difficulté n’est pas là, dans cette indifférence motivée et réfléchie : elle est dans l’indifférence apparente et de premier mouvement, lorsqu’on est atteint en face, piqué, insulté à bout portant, et qu’un puissant vous montre le poing. Or, c’est à quoi M. de Talleyrand s’était assurément exercé et avait dû travailler à s’aguerrir. Cette indifférence du fond, qu’acquièrent les hommes publics trempés ou blasés, il la commandait à tous ses traits ; il l’avait imposée à son visage, qui est devenu par là proverbial ; il avait le masque imperturbable, sans grimace ni sourire. Un silence absolu était son invariable réponse. Tout au plus, un jour, à l’issue d’une de ces avanies qu’il venait d’essuyer, se prit-il, en descendant l’escalier, à dire à son voisin : « Quel dommage qu’un aussi grand homme ait été si mal élevé ! » Cependant, si invulnérable qu’il affectât de paraître, il n’était pas tout à fait à l’abri du côté où il se gardait le moins : devant les colères foudroyantes de Napoléon, il ne témoignait point la moindre émotion ; mais quand Louis XVIII, à Mons, déjà en voiture pour rentrer en France, vers trois heures du matin, le remercia gravement et lui signifia qu’il se passait de lui comme ministre, Talleyrand fut un moment décontenancé. « Il bavait de colère, nous dit Chateaubriand ; le sang-froid de Louis XVIII l’avait démonté. »

Les événements de 1814 approchaient : à l’annonce du désastre de 1812, Talleyrand avait dit le mot décisif : « Voilà le commencement de la fin. » La fin prévue se précipitait. Il n’est pas à croire que Talleyrand ait fait autre chose dans l’intervalle que voir venir, laisser faire, prendre patience : il n’était pas homme à devancer l’heure. Mais autour de lui, et sous son influence, se formait peu à peu une opinion qui gagnait et qui avait ses courants de toutes parts dans ce haut monde officiel, où chacun commençait à penser à soi. Il s’échangeait bien des vérités et des hardiesses entre lui et ses familiers, à travers son whist, dans cet hôtel de la rue Saint-Florentin qui allait bientôt devenir le quartier général d’une révolution ; et ce qui s’était dit là, on ne craignait plus en sortant de le répéter, de le glisser à l’oreille de tous les hauts personnages (et ils étaient nombreux) qui ne donnaient point alors dans les partis désespérés. Ici deux points de vue, deux façons de sentir, qui avaient l’une et l’autre leur raison d’être et leur légitimité, sont en présence, et l’histoire ne peut que les constater sans trancher le différend : il y avait la manière héroïque et patriotiquement guerrière d’entendre la défense du sol, la résistance nationale ; de faire un appel aux armes comme aux premiers jours de la Révolution, et, ainsi que Napoléon l’écrivait à Augereau, de « reprendre ses bottes et sa résolution de 93 » ; mais il y avait aussi chez la plupart, et chez les hommes de guerre tout les premiers, fatigue, épuisement, rassasiement comme après excès ; il y avait partout découragement et dégoût, besoin de repos, et, dans le pays tout entier, un immense désir de paix, de travail régulier, de retour à la vie de famille, aux transactions libres, et, après tant de sang versé, une soif de réparation salutaire et bienfaisante. C’est à une solution dans ce dernier sens que tendaient le bon esprit et la politique comme les intérêts personnels de Talleyrand. Il paraît que, dès la fin de 1813, il avait insinué quelques-unes de ses idées jusque dans le gouvernement même ; Napoléon écrivait de Nogent-sur-Seine, le 7 février 1814, au roi Joseph, son lieutenant général à Paris, et qui lui-même était d’humeur pacifique et douce :

« Faites donc cesser ces prières de quarante heures et ces miserere. Si l’on nous faisait tant de singeries, nous aurions tous peur de la mort. Il y a longtemps que l’on dit que les prêtres et les médecins rendent la mort douloureuse. Le moment est difficile sans doute ; mais depuis que je suis parti, je n’ai guère eu jusqu’à cette heure que des avantages. Le mauvais esprit des Talleyrand et des hommes qui ont voulu endormir la nation m’a empêché de la faire courir aux armes, et voici quel en est le résultat. »

Et le lendemain, 8 février ;

« Oui, je vous parlerai franchement. Si Talleyrand est pour quelque chose dans cette opinion de laisser l’impératrice à Paris, dans le cas où l’ennemi s’en approcherait, c’est trahir. Je vous le répète, méfiez-vous de cet homme ! Je le pratique depuis seize années ; j’ai même eu de la faveur pour lui ; mais c’est sûrement le plus grand ennemi de notre maison, à présent que la fortune l’a abandonnée depuis quelque temps. Tenez-vous aux conseils que j’ai donnés. J’en sais plus que ces gens-là. »

Quoi qu’il en soit, Talleyrand tint bon jusqu’à la fin pour cet avis que l’impératrice devait demeurer dans la capitale. Dans le Conseil qui fut assemblé au dernier moment, quand on apprit que les alliés marchaient sur Paris, il maintint son opinion jusqu’à ce que le roi Joseph produisît une lettre de Napoléon qui ne permettait plus d’hésiter : Marie-Louise devait, le cas échéant (et il était échu), se retirer sur la Loire. Talleyrand, qui avait déjà pensé aux Bourbons, mais qui n’eût point été fâché sans doute de ne pas en être réduit à leur merci, et qui aurait pu favoriser encore une combinaison de régence, prit alors son parti, et en quittant la salle du Conseil, clopin clopant, il dit au duc de Rovigo ces mémorables paroles où le bon sens, d’un air de négligence, se donne à plaisir tous ses avantages :

« Eh bien ! voilà donc la fin de tout ceci ! N’est-ce pas aussi votre opinion ? Ma foi ! c’est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de quelques ignorants qui exercent avec persévérance une influence de chaque jour. Pardieu ! l’empereur est bien à plaindre, et on ne le plaindra pas, parce que son obstination à garder son entourage n’a pas de motif raisonnable ; ce n’est que de la faiblesse qui ne se comprend pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans l’histoire ! donner son nom à des aventures, au lieu de le donner à son siècle ! Quand je pense à cela, je ne puis m’empêcher d’en gémir. Maintenant quel parti prendre ? Il ne convient pas à tout le monde de se laisser engloutir sous les ruines de cet édifice. Allons, nous verrons ce qui arrivera ! L’empereur, au lieu de me dire des injures, aurait mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions ; il aurait vu que des amis comme ceux-là sont plus à craindre que des ennemis. Que dirait-il d’un autre s’il s’était laissé mettre dans cet état ? »

Voilà certes ce qui peut s’appeler une revanche de l’esprit sur le génie. Le bon sens, avec sa béquille, a rattrapé le génie avec son vol d’aigle. Le pire pour le génie, c’est qu’il n’y a rien à répondre.

La première Restauration fut, on peut le dire, l’œuvre de M. de Talleyrand : ç’a été le grand acte historique de sa vie ou, si l’on aime mieux, le triomphe de son savoir-faire. Il a été là-dessus attaqué par les deux partis opposés, bonapartiste et royaliste, et de ce dernier côté presque autant que de l’autre. Ce n’est certes pas nous qui le blâmerons jamais d’avoir mis des conditions de régime moderne au rétablissement des Bourbons et d’avoir stipulé des garanties. Il y était intéressé sans doute, mais tous y étaient intéressés comme lui, et, après tout, un bon gouvernement n’est que la garantie des intérêts.

Je n’ai pas à redire ce qui est dans tous les récits. On sait que M. de Talleyrand fit semblant de vouloir sortir de Paris pour suivre l’impératrice à Blois, et qu’il s’arrangea de manière à se faire arrêter à la barrière. Revenu à son hôtel, il ne pensa plus qu’à ménager et à hâter l’entrée des souverains alliés. Il leur faisait signe depuis quelque temps, mais des signes muets et qui n’étaient compris qu’à demi. On raconte (et je mets le mot tel quel, sans autre explication) que quand le comte Pozzo di Borgo entra chez M. de Talleyrand, celui-ci se faisait friser : « Général, lui dit-il, à quoi pensiez-vous donc de vous faire ainsi attendre ? Vous étiez prévenu, je vous avais envoyé Tourton29 qui vous avait porté la moitié de bague qui était le signe convenu. »

Ce qu’était et ce que dut être l’hôtel Saint-Florentin à ce moment, M. Beugnot, dans ses Mémoires, nous en a donné un vif aperçu, et tous ceux qui ont vu de nos jours le quartier général d’un gouvernement provisoire peuvent en avoir quelque idée. Toutes les têtes exaltées, les imaginations ardentes, les intrigants de toute espèce, les hommes à projets et à espérances, y affluaient et cherchaient à pénétrer, les uns jusqu’à l’empereur Alexandre, les autres au moins jusqu’à M. de Talleyrand. Un des plus singuliers, c’était l’imprimeur Michaud, un royaliste pur, celui même qui a fait depuis et compilé le terrible article biographique contre Talleyrand. Il venait de rendre un grand service en imprimant en toute hâte la Déclaration de l’empereur Alexandre à la nation française ; mais en même temps il se présentait avec le poème de la Pitié de Delille sous le bras, et il tenait absolument à l’offrir en personne à l’empereur Alexandre au débotté, attendu que dans ce poème, qui datait de 1804, Delille avait adressé des vers prophétiques à ce même empereur. — On recevait les uns, on éconduisait les autres : les émissaires se succédaient à chaque minute ; Laborie, le secrétaire, l’homme affairé entre tous, y contractait cette agitation haletante et essoufflée qui ne l’a plus quitté depuis. Dans toutes les pièces, dans tous les coins de l’entre-sol, des groupes et des pelotons bourdonnaient et bruissaient à ne pas s’entendre. Que lisait-on sur tous ces visages ? Assurément pour l’ensemble du coup d’œil, Beugnot est bien ; mais, ô Saint-Simon, l’homme au miroir magique, à la palette resplendissante, où es-tu ? Cependant M. de Talleyrand ne perdait pas de vue son hôte : Napoléon était encore debout et menaçant.

C’est alors, ou dans les journées suivantes, que le fameux Maubreuil, lui aussi, se présenta. M. de Talleyrand a toujours nié l’avoir vu ; mais d’autres que lui le virent, et il est difficile de douter qu’il n’y ait réellement eu un conciliabule où l’on discuta le coup proposé par Maubreuil : — se défaire de Napoléon. On est allé jusqu’à citer les paroles dites ; l’abbé de Pradt était bien assez pétulant, l’abbé Louis assez brutal de propos, pour les avoir proférées. — « Combien vous faut-il ? » — « Dix millions. » — « Dix millions ! mais ce n’est rien pour débarrasser le monde d’un tel fléau. » Ces paroles ont été dites, entendues et répétées. Quant à M. de Talleyrand, il n’était pas homme assurément à commander de pareils actes : il n’était pas homme non plus à les décourager. Il avait au besoin l’art d’ignorer.

Comme ce n’est point de l’histoire sévère que j’écris en ce moment, et que je ne vise qu’à mettre en lumière quelques traits essentiels d’un haut et curieux personnage, je veux marquer encore par un contraste sensible ce qu’il avait de supérieur en son genre et en quoi, par exemple, il l’emportait incomparablement pour la tenue, pour le secret, l’esprit de conduite et une dignité naturelle sur des acolytes, gens de beaucoup d’esprit, mais légers, intempérants, et qui ne venaient que bien loin à sa suite dans l’ordre de la politique et de l’intrigue. Ainsi l’abbé de Pradt était un ennemi de Napoléon, et, certes, piqué au jeu autant que M. de Talleyrand ; il était actif, délié, infiniment spirituel en conversation ; et, la plume à la main, un écrivain de verve et pittoresque ; mais que dire de lui plus à sa charge que ce qu’on va lire, et qui le classe de son aveu à je ne sais combien de crans au-dessous de M. de Talleyrand ? C’est une anecdote qui m’arrive par tradition, en droite ligne, et que Berryer aimait à raconter. La voici telle qu’un témoin délicat et sûr l’a recueillie de sa bouche et l’a écrite aussitôt :

« En 1814, M. de Talleyrand était à la tête d’une espèce de conspiration, dont le but d’abord fut de faire passer l’empire à Napoléon II, sous la régence de Marie-Louise ; puis, le but se transformant, il se prit à travailler au retour des Bourbons.

« À ce moment, l’abbé de Pradt, archevêque de Malines, qui aimait passionnément jouer au moins le rôle de marmiton dans toutes les cuisines politiques, eut vent de l’affaire, et il me conta (c’est Berryer qui parle) l’anecdote en ces termes :

« Je voulais savoir (disait donc l’abbé de Pradt) de quoi il était question, et il était impossible de faire parler le prince de Talleyrand entouré de monde et sur ses gardes. À son âge, pensai-je, on tient un peu de la vieille femme ; il doit être bavard au réveil : voilà le moment qu’il faut saisir. Pour cela je ramasse une nouvelle, dont je ne mets qu’un fragment dans mon billet, ajoutant que je demandais la permission de venir achever de vive voix ce qui ne pouvait se confier au papier. J’envoie le billet à l’heure du réveil, et pour ne pas laisser au prince le temps de réfléchir, d’hésiter à me recevoir oui ou non je suis la lettre à cinq minutes de distance. On m’introduit. — Le prince était orné de quatorze bonnets superposés les uns sur les autres, ce qui formait plaisamment un grand édifice sur sa petite figure30. — Comme je l’avais pressenti, il fut causeur, et je sus tout. Rentré chez moi, je décidai que le seul moyen de prendre pied dans cette affaire était d’y faire entrer un personnage politique important ; après avoir bien cherché : « Ma foi ! m’écriai-je, il n’y a que Rovigo qui remplisse « mon but. » Je cours chez le ministre de la police. C’était le soir, il y avait réception. J’entame avec lui une conversation et, tout en nous promenant, je dirige nos pas vers la salle du billard, où enfin nous nous trouvons tous deux seuls :

— « Monseigneur, lui dis-je, l’horizon se rembrunit. » — « Vous pensez, monsieur ? » — « Les têtes graves doivent réfléchir. » — « C’est mon avis, monsieur l’archevêque. » — « Il y a telle circonstance dans la vie politique où un homme peut racheter tout un passé. » — « Croyez-vous, monsieur ? » — Et ici le duc pouvait songer confusément la mort du duc d’Enghien. — « Je crois, monseigneur, que le moment est venu… » — « Monsieur, je vais expédier un courrier à Sa Majesté l’Empereur pour le consulter à cet égard. » — J’avais manqué le but. Je quittai Paris précipitamment, afin d’éviter le retour du courrier. Mais celui-ci fut pris par un détachement de cosaques ; l’empereur ne connut pas le message, et je revins à Paris prendre place dans la commission qui organisait le retour des Bourbons. »

Et voilà bien la différence qu’il y a entre un marmiton politique et un maître d’hôtel habile et consommé.