La reine Marie Leckzinska (suite et fin.)
Étude historique par madame la Comtesse d’Armaillé, née de Ségur.
I.
Honneur aux maîtres du crayon et du pinceau ! c’est par eux encore qu’on prend la plus parfaite et la meilleure idée de cette bonne, honnête, charitable, et assez spirituelle reine. Ce côté spirituel et fin, ils l’ont surtout marqué, et il n’est pas permis de le méconnaître quand une fois on a vu de ces portraits qui sont des chefs-d’œuvre. Il y en a plus d’un dans nos galeries de Paris et de Versailles : je ne parlerai que de ceux que j’ai eu le temps de revoir. La Tour, le premier, dans un admirable pastel, nous montre la reine à l’âge de quarante-cinq ans environ : elle est à mi-corps ; elle tient d’une main un éventail fermé ; elle se retourne vers le spectateur comme quelqu’un qui pense et qui va dire une légère malice, une malice innocente. Le cheveu est légèrement poudré : elle porte sur la tête une pointe de dentelle noire, une sorte de petit fichu dit fanchonnette. Un mantelet de soie bleu pâle avec des rubans ou bouillons d’un jaune éteint tombe sur une robe d’un blanc gris ; les nuances se marient jusqu’à se mêler et se confondre : une harmonie tranquille a passé sur tous les tons. Mais la figure surtout est parfaitement étudiée ; la lèvre fine, un peu mince, retroussée à l’angle, l’œil petit et brillant, le nez un peu mutin, tout respire dans cette physionomie douceur, finesse, malice. Ignorez le rang, ignorez le nom, cette personne entre deux âges a certainement la répartie juste et à propos, le grain de sel sans amertume.
Vous passez à Van Loo, à son grand portrait en pied, de cérémonie et d’apparat : c’est la même physionomie ; l’œil est d’une extrême finesse. On dit que pour la tête il a étudié le pastel de La Tour plus que l’original même. On remarque ici de petites mains charmantes qui sont plus en vue ; de l’une la reine tient une petite fleur blanche, de l’autre un éventail. La taille est pleine et n’est pas belle ; mais l’ensemble est du plus grand air. Les accessoires sont largement entendus : sur une console aux pieds dorés, un buste de Louis XV pose près d’un coussin fleurdelisé et à côté d’un vase de fleurs. La reine, qui a une magnifique robe à ramages, porte sur les épaules le grand manteau royal de velours bleu semé de fleurs de lis d’or, et dont la doublure d’hermine roule à ses pieds : derrière elle, le fauteuil du trône. Un petit chien King’s-Charles est à ses pieds sur le devant. Une tapisserie jaune, suspendue dans le fond, laisse un vaste jour ouvert sur un parc dont on entrevoit de hauts ombrages. Il règne dans tout ce tableau un ton chaud et doré qui circule des draperies aux pieds de la console, aux rubans ou soutaches de la robe : c’est la note dominante. La reine n’y paraît point écrasée, et malgré cette gloire d’apparat et cette ampleur d’alentour, elle est mignonne.
Le portrait par Tocqué, moins agréable peut-être au premier aspect, est plus original :
elle est plus jeune, plus en mouvement, un peu théâtrale. Elle est de face, elle montre
d’une main la couronne posée sur un coussin, elle semble dire : « Après tout, je
suis reine. »
Elle a également le manteau royal, une robe à grands ramages,
étoffe de Lyon, soie et or. Ici les tons sont plus clairs, moins fondus que dans le
portrait précédent. C’est plus hardiment fait et plus de parti pris. Il y a des bleus
qui reviennent de place en place : c’est le ton dominant. Van Loo est plus riche avec
ses tons dorés : Tocqué est plus gai. Même console d’ailleurs, même coussin fleurdelisé.
La figure se détache plus décidément dans un ton plus clair et demande qu’on la regarde.
Deux petites boucles dites repentirs lui tombent de chaque côté sur le
cou, non sans coquetterie. Elle est souriante, maligne et un peu tendre. Elle n’a pas
abdiqué, elle n’a pas renoncé à toute prétention, elle n’a pas perdu toute espérance du
côté du roi. Que vous dirai-je ? si la reine avait été plus souvent dans la vie ce
qu’elle paraît sur cette toile de Tocqué, elle aurait eu plus d’entrain, plus d’empire ;
elle n’aurait pas été si effacée.
Conclusion générale : après avoir vu ces trois portraits de la reine, toute idée de fadeur a disparu ; ces hommes de talent lui ont rendu le plus grand des services auprès de la postérité. Il semble qu’ils se soient défiés de l’insipidité comme d’un écueil : ils ont poussé au piquant53.
Après des œuvres d’art si distinguées, les portraits écrits vont nous paraître bien pâles et ternes. Voyons pourtant : commençons par le bourgeois avocat Barbier, qui vit la reine après trois ans de mariage. Il faut savoir que cette reine, couronnée en septembre 1725 à Fontainebleau et de là installée à Versailles, n’était pas encore venue à Paris trois ans après ; elle y vint pour la première fois le 4 octobre 1728 pour une sorte de vœu ou de pèlerinage. Mais laissons parler l’exact chroniqueur :
« Octobre. — Lundi 4, notre bonne reine a vu Paris ; elle est venue à Notre-Dame demander un Dauphin à la Vierge, et de là elle est allée à Sainte-Geneviève, à la même fin. Elle a fait ce voyage en quelque façon incognito, c’est-à-dire que ce n’était point une entrée. Elle n’avait que son train ordinaire, qui se compose de quatre carrosses à huit chevaux, dont il y en a deux magnifiques… »
Et après une description minutieuse de la cérémonie :
« Quant à ce qui est de la personne de la reine, elle est petite, plus maigre que grasse, point jolie, sans être désagréable, l’air bon et doux, ce qui ne lui donne pas la majesté requise pour une reine. Elle avait l’air bien contente. Elle a fait un assez grand tour dans Paris, et elle a vu une affluence de monde étonnante. On a jeté de l’argent à la portière de sa voiture pour douze mille livres, dit-on. »
Tel fut l’effet que produisit, à vingt-cinq ans, sur le bourgeois de Paris cette bonne reine, très aimée et très populaire.
Après Barbier, prenez d’Argenson, une autre manière de bourgeois sous son nom plus noble. D’Argenson, on le sait de reste aujourd’hui, était un singulier personnage ; son arrière-petit-neveu a bien été forcé de nous le livrer à la fin, tel qu’il était, dans sa peau rugueuse et avec toutes ses verrues : l’excellente et complète édition de ses Mémoires, par M. Bathery, nous le déroule dans toutes ses boutades et ses rêveries, relevées d’amour du bien public et assaisonnées de bon sens. Il parle de la reine en cent endroits ; il raconte d’elle des histoires de ruelle et d’alcôve, et il les tient de source, dit-il, ayant pris soin de faire causer des dames d’atours ou même des valets de chambre et des domestiques qui lui ont tout dit. Seul, d’Argenson a osé insinuer à un endroit que la reine avait un certain faible pour son vieux chevalier d’honneur, M. de Nangis. Il n’y avait qu’un chroniqueur aussi saugrenu pour se repaître de pareilles incongruités. Que ne nous dit-il pas, au reste, que ne nous apprend-il pas, de ces choses qu’on n’aurait jamais l’idée de demander !
« … Elle faisait faire de longs jeûnes au roi sous prétexte de sa santé. Elle semblait dédaigner ce qu’elle pleure amèrement aujourd’hui… Il faut savoir que la reine a peur des esprits. Pour la rassurer, il lui faut toujours une de ses femmes à sa portée pendant la nuit, et il faut que cette femme lui fasse des contes pour l’endormir. À peine s’éloignait-elle quand le roi arrivait. La reine ne dort presque pas. Elle se lève cent fois dans une nuit pour chercher sa chienne. Enfin elle met positivement un matelas sur elle, tant elle est frileuse, de sorte que le roi étouffait… »
Mais voici la page historique, qui vise au portrait :
« La marquise de Prie, maîtresse de M. le duc de Bourbon, a élevé la reine au trône, où elle ne donne que de bons exemples. Elle fit en elle un excellent choix, selon ses vues : fécondité, piété, douceur, humanité, surtout grande incapacité aux affaires. Il fallait encore à cette politique de Cour une femme sans attraits et sans coquetterie, qui ne retînt son mari que par le devoir et le besoin de donner des héritiers à la couronne.
« La reine ignore l’art de s’attacher des créatures dans sa propre Cour. Elle n’est ni haïe ni aimée. Elle attire par quelques attentions ; elle rebute en rendant son amitié trop banale. L’esprit manque au cœur. Elle n’a rien à elle dans ce qu’elle dit et ce qu’elle prétend sentir ; à peine a-t-elle une contenance à elle. Elle se méprend souvent du rire aux pleurs ; elle se réjouit des causes funestes et s’afflige d’événements comiques. Elle est charitable par bigoterie et dévote d’une superstition étrangère, ce qui est plus ridicule qu’édifiant aux yeux des Français. Cependant elle ne manque pas d’esprit ; mais la nature lui a refusé la suite dans l’esprit.
« Son rang est un drapeau de ralliement, et, depuis que le roi a des maîtresses déclarées, ceux qui crient au scandale s’attachent à elle, pour déplaire au roi et à la favorite… Sans le vouloir, la reine a donc un parti. Le Dauphin et Mesdames ont en elle une confiance d’enfants mal élevés… »
D’Argenson veut dire que cette confiance les porte à médire en petit comité de leur père et de ses maîtresses. Un seul trait, dans ce rude crayon, me paraît tout à fait juste et caractéristique : la reine ne manque pas d’esprit, mais elle manque de suite dans l’esprit.
Le rédacteur des Mémoires du Maréchal de Richelieu, qui travaillait sur
de bons documents, a parlé d’elle en termes plus choisis et plus convenables, qui
s’accordent mieux avec les traits de nos peintres précédents, les Tocqué et les La Tour.
Il nous la montre « aimable dans ses reparties, ingénieuse dans le détail de ses réponses et de ses propos ; ayant le cœur droit,
excellent »
, très aimée, populaire même ; digne fille d’un vertueux père
« qui avait répandu en elle toute la bonté et la candeur d’un monarque honnête
homme ; ennemie de la dépense, souffrant des tourments réels et des supplices quand
elle apprenait quelque calamité publique »
; une vraie mère des Français ;
adoptant et admirant tout des grandeurs de la nation ; ne se considérant d’ailleurs que
comme la première sujette de son époux :
« Véridique avec le cardinal Fleury, hardie même auprès de lui plutôt que fausse, elle sortait, mais rarement, de cet état d’indifférence où elle s’était mise, et lui reprochait avec esprit et doucement les petites tracasseries qu’il lui faisait auprès du roi ; elle souriait un peu malignement, le déconcertait quelquefois et prenait alors le ton de reine de France ; elle lui disait que c’était à lui qu’elle était redevable d’une telle parole du roi. Elle faisait allusion à la lettre fort dure que le roi lui avait écrite le jour même de l’avènement de Fleury au ministère, et que cette Éminence en personne lui avait remise). Mais sur-le-champ elle lui montrait que pour Dieu elle souffrait ces tribulations, et l’attaquait sans cesse du côté de la religion, qui dominait en elle et qui y régnait absolument. »
Toute cette appréciation est fort juste et dans la nuance précise. La reine avait ce
genre d’esprit-là ; et quant à son cœur, il était d’une bonté et d’une charité sans
réserve. Quand il s’agissait des dépenses de sa maison, il lui arrivait de demander :
« Combien cela a-t-il coûté ? — L’argent est le produit, disait-elle, de la
sueur des peuples. »
Elle était l’aumône même, et sa sollicitude s’étendait
au-delà des misères et des besoins qui se recommandaient en Cour à divers titres et qui
tombaient sous ses regards. Elle avait pensé à établir des retraites pour les Savoyards et pour les ouvriers.
Je garde, pour la fin, un dernier portrait de la reine, un pastel de société par Mme Du Deffand, qui est du La Tour en littérature, et je me hâte vers
les dernières années où ce portrait s’applique parfaitement à elle ; mais il faut
absolument dire un mot de la période la plus pénible et de ce que souffrit la reine
« du temps des quatre sœurs. »
II.
On se le représentera facilement, si l’on pense que cette reine aimait à la passion son époux, qu’elle le voyait lui échapper entièrement, dans la fleur encore de sa jeunesse à lui, et à l’âge où elle-même elle commençait à se flétrir ; qu’elle avait pour dames du palais, nommées pour l’accompagner et la servir, précisément ces mêmes sœurs rivales qui lui enlevaient à tour de rôle le cœur du roi et se le disputaient entre elles, de manière à compromettre aussi le salut éternel de son âme.
« Certes, disait ce même d’Argenson qui ne mâche pas ses propos, c’est lui rendre un grand service que de se trouver à l’après-souper en tiers entre elle et Mme de Mailly. La reine croit, et cela paraît certain, que Mme de Mailly l’examine sans cesse pour lui trouver de nouveaux ridicules et égayer le roi à ses dépens dès qu’elle l’a quittée : c’est une indignité. »
Lors même que cela n’était pas (car Mme de Mailly n’avait point ce caractère de méchanceté), il suffisait que la reine se figurât qu’il en était ainsi pour qu’elle éprouvât un lent et continuel supplice.
Il y eut, entre autres, un moment de crise, d’inquiétude suprême et d’amertume dernière, d’une amertume d’autant plus cuisante et plus sensible qu’elle avait été précédée d’un éveil de joie et d’espérance : ce fut pendant la maladie de Metz et à la convalescence du roi. On sait l’histoire : Mme de Mailly ne régnait plus alors, elle faisait déjà pénitence ; c’était sa sœur, Mme de Châteauroux, beauté altière, imposante et tendre, de celles qui sont faites pour un rôle historique, pour agir et dominer, c’était cette vaillante qui régnait véritablement sur Louis XV et qui tenait le gouvernail de ce triste cœur. Dans la campagne de 1744, tout ce qui entourait le roi, maîtresse, favoris, ministres, ce qu’on appelait la jeune Cour, avait entrepris de faire décidément de Louis XV un héros et un vainqueur, un vrai petit-fils de Henri IV ; Mme de Châteauroux en personne y veillait et y tenait la main, lorsque tout à coup la maladie du roi se déclara et vint effrayer et consterner la France. On l’apprit à Versailles le soir du 9 août. Le roi était tombé malade à Metz le 8, et son mal avait pris aussitôt le plus pernicieux caractère. Il dut être confessé et administré ; la condition, la conséquence immédiate des sacrements était le renvoi de Mme de Châteauroux qui l’avait accompagné à l’armée et qui était à Metz avec lui. Le 13 au soir, cette dame eut ordre de quitter la ville avec sa sœur, Mme de Lauraguais. En partant, les deux sœurs n’obéissaient pas moins à la prudence qu’à l’ordre du roi, car le déchaînement du peuple eût mis leur vie en danger. Elles ne s’étaient d’abord retirées qu’à trois lieues de Metz ; elles eurent bientôt l’ordre d’aller plus loin et de ne point approcher de la Cour plus près que de cinquante lieues. L’extrémité du roi, son agonie, sa convalescence, se succédèrent rapidement. La reine partit de Versailles dès qu’elle en eut la permission, le samedi 15, s’avança jusqu’à Lunéville et passa outre. Le Dauphin de son côté, ses sœurs aussi, Mesdames filles du roi, partirent le même jour, n’écoutant que leur passion filiale. La reine vit le roi convalescent le 24 au soir seulement ; nous avons ici la chronique même, la plus fidèle :
« Dès qu’il vit la reine le lundi au soir vers minuit, il l’embrassa et lui demanda pardon du scandale et des peines qu’il lui avait donnés. Le lendemain il adressa la parole à Mme de Luynes (dame d’honneur), et après lui avoir demandé pardon du scandale, il lui fit des excuses des peines qu’elle avait eues et dont il avait été cause. — Le roi était si occupé de cette idée, qu’il envoya le lendemain, dès quatre heures et demie du matin, réveiller Mme de Villars (dame d’atours), en qui il sait que la reine a beaucoup de confiance, pour lui demander si la reine lui avait pardonné. »
Il ne manquait à ces excellents sentiments que de se soutenir, et la reine, dans sa piété confiante, dut espérer qu’il en serait ainsi. Elle se trompa. Le séjour de Metz se prolongea tout un mois encore jusqu’au 28 septembre, avec toutes sortes de vicissitudes intérieures plus ou moins dissimulées. La reine aurait bien désiré accompagner le roi le reste de la campagne ; elle se risqua un soir à lui dire qu’ayant appris qu’il allait à Saverne et à Strasbourg elle espérait qu’il lui permettrait de l’y suivre.
« Le roi lui répondit assez froidement : « Ce n’est pas la peine » ; et sans paraître vouloir entendre un plus long discours, il alla faire la conversation avec gens qui étaient dans sa chambre ; ensuite il commença sa partie de quadrille. La reine n’a pu en savoir davantage. »
La glace, un moment fondue, s’était évidemment reformée. À Lunéville, où l’on se rendit en quittant Metz, la reine fit une nouvelle tentative auprès du roi pour avoir la permission d’aller à Strasbourg, cette permission qui l’eût réintégrée en pied publiquement dans ses honneurs de reine et d’épouse.
« Le roi (nous dit le Journal de Luynes) lui a répondu avec la même sécheresse : « Ce n’est pas la peine, je n’y serai presque pas. » Elle lui a demandé ensuite si au moins elle ne pourrait pas rester ici ; il lui a répondu sur le même ton : « Il faut partir trois ou quatre jours après moi. » — La reine est, comme l’on peut juger, fort affligée d’un traitement aussi dur. »
Tous ces beaux sentiments, enfants de la maladie et de la peur, étaient dissipés et avec la santé étaient revenus les désirs, les habitudes, toutes les ivresses de la vie. M. de Luynes, l’honnête homme circonspect, en recherche les raisons un peu mollement :
« Dans le commencement que la reine est arrivée ici, dit-il, il y avait assez lieu d’espérer que l’indifférence du roi trop connue pour elle pourrait peut-être changer. Non seulement il lui avait demandé pardon, comme je l’ai marqué, mais il avait paru lui faire amitié. Depuis le séjour de Metz, les choses paraissent bien changées, et le froid est aussi grand que jamais ; soit que les conversations trop vives et trop fréquentes de la reine avec M. le Dauphin en sa présence lui aient déplu ; soit que ce soit l’effet des sentiments qu’il avait pour elle depuis longtemps et que l’on avait cherché à entretenir et à augmenter ; soit enfin que la mauvaise humeur du roi en soit la seule cause : peut-être toutes ces raisons ensemble y contribuent-elles. »
M. de Luynes ne soupçonne pas ou fait semblant d’oublier la vraie raison. Un spirituel observateur qui était du parti de Mme de Châteauroux, la duchesse de Brancas, dans un curieux Fragment de mémoires, va nous en dire plus. On ne saurait montrer d’une manière plus maligne et plus piquante qu’elle ne le fait l’état des deux camps et des deux Cours sitôt le danger passé et pendant la convalescence du roi. Louis XV était un peu honteux de tout ce qu’on lui avait fait faire, et comme les gens faibles qui ont baissé pavillon, il en voulait à ceux qui l’avaient mis ou surpris en cet état ; il avait hâte de prendre sa revanche. Les amis de la favorite, voyant la reine paraître et espérer dans sa candeur reconquérir d’une seule fois tout le terrain perdu, y compris le point essentiel du conjungo, usèrent de l’arme, alors si en usage, du ridicule. On piqua par cet endroit l’amour-propre du roi, et on refit en ce sens une troisième Journée des dupes, ou, si l’on veut, une Nuit des dupes. Vous qui voulez prendre idée de ce malin esprit de Cour et d’ancien régime tel qu’on l’attribue sans cesse aux Richelieu, aux d’Ayen, aux Stainville, aux Maurepas, et aux femmes qui les égalaient au moins à ce jeu d’épigrammes, si elles ne les surpassaient point, lisez et relisez la page suivante qui en est le chef-d’œuvre. Mme de Brancas vient de parler des transports frénétiques qui accueillirent partout dans les provinces la nouvelle de la convalescence du roi :
« Pendant ces transports vraiment populaires, la reine et Mesdames, rassurées sur la santé du roi, à mesure qu’elles approchèrent de Metz, y arrivèrent avec bien des espérances nouvelles. La vieille Cour avait peu de peine à se persuader que Dieu, après avoir frappé le roi, toucherait son cœur. La dame d’honneur en était si dévotement persuadée qu’un jour, trouvant le roi en état de donner à la reine des marques certaines d’une réconciliation sincère, elle fit changer le lit de la reine en une couche nuptiale et mettre deux oreillers sur le traversin. Vous comprenez que tant d’espérances furent révélées par la joie des uns et l’étonnement des autres. La reine, depuis la convalescence du roi, était mise à merveille ; elle portait des robes couleur de rose. Les vieilles dames annonçaient leurs espérances par des rubans verts ; enfin, depuis longtemps, la parure de la toilette n’avait été aussi spirituelle : on lui confiait le soin de tout annoncer sans se compromettre ; cela rappelait l’ancienne galanterie. Mais vous concevez également le plaisir qu’eurent le duc de Bouillon et le duc de Richelieu à parler au roi de celui qu’on lui préparait dans l’intérieur du palais de la reine. Il en parut si mécontent que ces messieurs crurent ne pas lui déplaire en avertissant les mères des églises (de l’Église) qu’elles avaient tort de préparer un Te Deum qu’elles ne chanteraient pas, et que rien n’était plus incertain que la conversion du roi. C’en était assez pour déterminer ces dames à changer leur toilette. Les unes prirent des couleurs plus modestes, les autres baissèrent leurs coiffures, d’autres mirent moins de rouge ; enfin les vieilles dames poussèrent la prudence jusqu’à replacer dans leurs cheveux le bec noir. »
Le bec noir est un détail de toilette qui demanderait tout un commentaire. — Mais n’ai-je pas raison de dire que la méchanceté de cette date (celle du Méchant de Gresset), dans toute son allure féminine et avec sa griffe la plus fine, nous a été conservée dans ce passage. C’est une page toute vive de la conversation la plus satirique du moment ; elle s’est fixée par hasard sous une plume de grande dame qui s’est mise un matin à écrire et qui bientôt ne s’est plus donné la peine de continuer : parler, entendre, être entendu à demi-mot est si amusant et si facile ; écrire est si long et si ennuyeux !
La reine perdit donc une dernière fois la bataille et subit sa dernière mortification.
À deux mois de là Mme de Châteauroux était rappelée triomphalement ;
elle mourut presque aussitôt, emportée d’une mort subite ; et comme cette bonne reine
qui avait peur des revenants prit effroi dans la nuit qui suivit cette mort, et appela
une de ses femmes en s’écriant : « Mon Dieu ! cette pauvre duchesse, si elle
revenait ! je crois la voir ! — « Eh ! Madame, répondit la femme de chambre
impatientée, si elle revenait, ce ne serait pas Votre Majesté qui aurait sa première
visite. »
On ne règne pas véritablement quand on a de ces faiblesses et qu’on
s’attire de ces réponses.
III.
L’âge paisible avance ; on y touche, on y est arrivé : ce n’est pas sans péril et sans
peine. Qu’importent maintenant à la reine les maîtresses futures ? Quand je dis qu’importe, j’ai tort : la conduite du roi avec la reine, sa manière
d’être en public avec elle, dépendait beaucoup des impressions qu’on lui donnait
journellement ; rien n’était plus facile que de l’indisposer. Mme de
Pompadour, du moins, eut le tact de comprendre qu’elle ne pouvait avoir vis-à-vis de
cette reine vertueuse et offensée qu’une ligne de conduite et qu’une attitude
tolérable : le respect le plus profond, la soumission la plus entière, le désir de lui
complaire en tout et de la servir ; faire dire d’elle en un mot : « Mieux vaut
celle-là qu’une autre. »
Cet éloge tel quel, Mme de
Pompadour le mérita. Elle agit sur l’esprit du roi de manière à le rendre moins glacial
et plus agréable à l’égard de la reine. Rassurée de ce côté, Marie Leckzinska, durant
quelques années et avant les pertes cruelles dont elle fut atteinte, put jouir d’une
société douce, intime, amicale, dont les détails nous ont été conservés par le président
Hénault qui avait l’honneur d’en faire partie, et encore plus par le duc de Luynes.
Et d’abord, pour comprendre ce qu’il pouvait y avoir de distraction et de soulagement pour elle dans un intérieur si uni et si peu accidenté, il faut se bien rendre compte de la gêne et de l’ennui immense, solennel, qu’apportait en ce temps-là l’étiquette de Cour dans une journée dont tous les actes étaient réglés et consacrés par des cérémonies invariables. On en peut prendre idée dans le Journal de Luynes, où sont minutieusement relatés toutes les formalités des présentations et les moindres détails sur la serviette de la reine, sur le bouillon de la reine, sur les glaces de la reine ; les collations elles-mêmes étaient sujettes à pointilleries. Elle ne dînait qu’en public et le plus souvent seule. Casanova, le joyeux conteur, nous a fait assister à l’un de ces dîners dont il fut témoin à Fontainebleau :
« J’arrive dans une salle superbe où je vois une douzaine de courtisans qui se promenaient et une table d’au moins douze couverts, qui cependant n’était préparée que pour une seule personne.
« Pour qui est ce couvert ? » — Pour la reine. La voilà qui vient. »
« Je vois la reine de France, sans rouge, simplement vêtue, la tête couverte d’un grand bonnet, ayant l’air vieux et la mine dévote. Dès qu’elle fut près de la table, elle remercia gracieusement deux nonnes qui y déposaient une assiette avec du beurre frais. Elle s’assit, et aussitôt les douze courtisans se placèrent en demi-cercle à dix pas de là table : je me tins auprès d’eux, imitant leur respectueux silence.
« Sa Majesté commence à manger sans regarder personne, tenant les yeux baissés sur son assiette. Ayant trouvé bon un mets qu’on lui avait servi, elle y revint, et alors elle parcourut des yeux le cercle devant elle, sans doute pour voir si, dans le nombre de ses observateurs, il n’y avait pas quelqu’un à qui elle dût compte de sa friandise. Elle le trouva et dit : « Monsieur de Lowendal ! »
« À ce nom, je vois un superbe homme qui s’avance en inclinant la tête, et qui dit : « Madame !
— Je crois que ce ragoût est une fricassée de poulets. — Je suis de cet avis, Madame. »
« Après cette réponse, faite du ton le plus sérieux, la reine continue à manger, et le maréchal reprend sa place à reculons. La reine acheva de dîner sans dire un mot de plus et rentra dans son appartement comme elle en était venue. Je pensai que si la reine de France faisait ainsi tous ses repas, je n’aurais pas envié l’honneur d’être son commensal. »
De son côté, Voltaire, dont l’esprit était un peu cousin de celui de Casanova, ne put se taire sur cet ennui qui s’exhalait à Versailles autour du jeu de la reine, et il fit ces vers dont il voulut ensuite se justifier, mais qu’elle ne put s’empêcher de prendre pour elle, car elle jouait tous les soirs au cavagnole :
On croirait que le jeu console,Mais l’ennui vient à pas comptésS’asseoir entre des Majestés,À la table d’un cavagnole.
L’ennui donc, il faut partir de là pour se bien rendre compte des amusements tempérés et des distractions toutes relatives de la reine. Après ce dîner qu’on vient de lui voir faire, elle dérobait dans l’après-midi quelques heures pour causer et travailler. Le président Hénault la suivait alors dans son cabinet :
« C’est ici un autre climat, nous dit-il ; ce n’est plus la reine, c’est une particulière. Là on trouve des ouvrages de tous les genres, de la tapisserie, des métiers de toutes sortes ; et, pendant qu’elle travaille, elle a la bonté de raconter ses lectures ; elle rappelle les endroits qui l’ont frappée, elle les apprécie. Autrefois elle s’amusait à jouer de quelques instruments, de la guitare, de la vielle, du clavecin, et se moquait d’elle-même, quand elle se méprenait… Elle me renvoie vers les trois heures pour aller dîner, et alors commencent ses lectures. »
Pour aller dîner, c’est-à-dire pour que le président aille dîner, car
elle, la reine, avait dîné bien auparavant. — Les lectures de la reine étaient sérieuses
et roulaient particulièrement sur l’histoire. Elle faisait grand cas du Père Griffet.
Elle lisait au reste en toute langue, et, avec cette facilité des Polonais, elle n’en
savait pas moins de cinq. Cette variété d’occupations la menait jusqu’à six heures du
soir environ, où la Cour s’assemblait chez elle pour jouer à ce fameux cavagnole, comme
qui dirait au loto. Une fois quitte de ce jeu, la reine, tant que vécut le duc de
Luynes, se retirait volontiers chez la duchesse, sa dame d’honneur, où elle soupait et
où elle continuait assez tard de converser avec sa société intime et ce qu’elle appelait
« ses honnêtes gens. »
Son bonheur était de pouvoir faire tous les
jours de la vie la même chose. On a noté que dans le courant de l’année 1747 la reine
soupa 198 fois chez la duchesse de Luynes, sans compter les jours où elle y vint après
souper. C’était son moment le plus agréable de récréation et de repos. Dans une Cour où
la méchanceté était le genre transcendant et le bel-air, elle s’était fait avant tout
une société sans médisance. Le tableau fidèle de ce petit cercle et des menus incidents
qui l’occupaient nous a été tracé à merveille par MM. Dussieux et Soulié54. C’était proprement une coterie, mais une coterie douce et
sûre, sans ombre de tracasserie et où l’on ne songeait entre soi qu’à se complaire. Il y
régnait de l’affection. On s’y donnait de petits noms d’amitié. Le comte d’Argenson (le
doux et le poli, frère du brusque), s’appelait Cadet ; Mme de Villars s’appelait Papète ; la duchesse de Luynes avait
nom la Poule. On n’y était point prude ; la reine ne l’était pas55. Elle tolérait fort bien le petit mot pour rire.
Tressan, du temps qu’il était de cette Cour, risquait quelquefois de légères
gaillardises qui faisaient sourire la bonne reine. Moncrif y faisait des niches, et un
jour qu’on feuilletait un recueil de vieilles chansons, on était tout surpris d’y
rencontrer celle-ci, qui avait échappé jusque-là et qui semblait faite tout exprès pour
célébrer la reine sous le nom de Sophie :
Il est une Sophie, onc il n’en sera d’autre,Ravissant d’un souris mon âme, aussi la vôtre…
Le refrain de ce couplet marotique était :
Tenez, je vous adore !Tenez, je vous adore !
Un autre jour, la reine entrant chez la duchesse de Luynes la trouva occupée à écrire
au président Hénault ; elle prit la plume, écrivit quelques lignes en déguisant sa main
et en ajoutant : « Devinez qui ! »
Ce qui donna l’occasion au président
de répondre par ce madrigal ;
Ces mots, tracés par une main divine,Ne m’ont causé que trouble et qu’embarras ;C’est trop oser si mon cœur la devine,C’est être ingrat s’il ne devine pas.
La reine demandait quelquefois au galant président et à Moncrif, les deux beaux esprits de son petit monde, de lui faire des Cantiques et des poésies chrétiennes qui se chantaient sur des airs assez voisins des romances profanes. On trouve dans les Œuvres de Moncrif de ces Cantiques spirituels à la suite de deux contes mythologiques des plus légers. Ce n’est pas un Voltaire qui eût été homme à se plier à de pareils jeux avec cette facilité de société, et l’on ne se serait pas fié à lui non plus.
Quelques lettres de la reine écrites à Mme de Luynes pendant des
maladies ou des absences donnent bien le ton de cette intimité unie et sans orage. Il
s’y glisse par-ci par-là de légères plaisanteries, de petites allusions. Un jour,
l’évêque de Bayeux (futur cardinal de Luynes) s’était endormi pendant la conversation
chez Mme de Luynes devant la reine ; il ronflait presque aussi fort
que Tintamarre, un des chiens de la duchesse. Tout d’un coup il se
réveille en disant : « Il faut assembler le Chapitre. »
Il était question
de tout autre chose. Je laisse à penser si l’on dut rire. Ceci me rappelle qu’un soir
que Dugas-Montbel lisait, chez Mme Récamier, une tragédie traduite
d’Eschyle ou de Sophocle, le marquis de Vérac qui s’était endormi se réveilla quand la
lecture était déjà finie depuis quelques instants, et il dit tout haut :
« L’intérêt se soutient. »
On rit beaucoup. Heureuses les sociétés qui
ne sont égayées que par des incidents de cette innocence !
Il ne reste plus, ce me semble, qu’à prendre congé de la reine dont Mme d’Armaillé nous a rafraîchi si gracieusement la mémoire, et qu’à présenter le Portrait accompli qu’a tracé d’elle Mme Du Deffand, cette fois toute bonne, toute désarmée et d’autant plus spirituelle :
« Thémire a beaucoup d’esprit, le cœur sensible, l’humeur douce, la figure intéressante.
« Son éducation lui a imprimé dans l’âme une piété si véritable qu’elle est devenue un sentiment en elle et qu’elle lui sert à régler tous les autres.
« Thémire aime Dieu, et, immédiatement après, tout ce qui est aimable ; elle sait accorder les choses agréables et les choses solides ; elle s’en occupe successivement et les fait quelquefois aller ensemble.
« Ses vertus ont, pour ainsi dire, le germe et la pointe des passions.
« Elle joint à une pureté de mœurs admirable une sensibilité extrême ; à la plus grande modestie, un désir de plaire qui suffirait seul pour y réussir.
« Son discernement lui fait démêler tous les travers et sentir tous les ridicules ; sa bonté, sa charité, les lui font supporter sans impatience, et lui permettent rarement d’en rire.
« Les agréments ont tant de pouvoir sur Thémire, qu’ils lui font souvent tolérer les plus grands défauts ; elle accorde son estime aux personnes vertueuses, son penchant l’entraîne vers celles qui sont aimables. Cette faiblesse, si c’en est une, est peut-être ce qui rend Thémire charmante.
« Quand on a le bonheur de connaître Thémire, on quitterait tout pour elle ; l’espérance de lui plaire ne paraît point une chimère.
« Le respect qu’elle inspire tient plus à ses vertus qu’à sa dignité ; il n’interdit ni ne refroidit point l’âme et les sens ; on a toute la liberté de son esprit avec elle ; on le doit à la pénétration et à la délicatesse du sien : elle entend si promptement et si finement qu’il est facile de lui communiquer toutes les idées qu’on veut, sans s’écarter de la circonspection que son rang exige.
« On oublie, en voyant Thémire, qu’il puisse y avoir d’autres grandeurs, d’autres élévations que celle des sentiments ; on se laisserait presque aller à l’illusion de croire qu’il n’y a d’intervalle d’elle à nous que la supériorité de son mérite : mais un fatal réveil nous apprendrait que cette Thémire si parfaite, si aimable, c’est — la Reine. »
Et voilà aussi comme la plume reprend ses avantages en regard du pinceau, et comment la fine analyse morale, la propriété, la concision et le choix des termes, une certaine distribution et un ordre naturel de pensées, une certaine marche graduelle en si petit espace, réussissent, presque en jouant, à faire un Portrait qui a sa beauté et tout son effet. L’indulgence que Marie Leckzinska eut pour Mme Du Deffand, l’amie de son cher président, et à laquelle il est fait allusion en un endroit avec bien de la délicatesse, a été généreusement récompensée. La satire en personne s’est exécutée de bonne grâce et s’est mise en frais pour louer la vertu.