Le père Lacordaire.
Les quatre moments religieux au XIXe
siècle
(suite et fin.)
Les principaux moments religieux en France, depuis plus de soixante ans, se dessinent avec une grande netteté.
1° Il y a le moment du Consulat, la restauration du culte, faisant partie de celle de la société ; moment immortel de réconciliation et de réunion, à la fois de réjouissance sociale et de vive consolation individuelle, mais qui recélait en lui ses dangers que l’avenir fit éclore.
2° Il y eut le moment de 1821 à 1828, le plus opposé au précédent, celui de la plus grande défaveur religieuse et de l’impopularité poussée jusqu’à l’odieux, par suite des abus et des excès dont la seconde Restauration fut témoin lors du triomphe de ce qu’on a appelé la Congrégation.
3° Il y eut, en 1831, et dans les années qui suivirent, un mouvement de bonne volonté et de rapprochement de la part des croyants d’un certain ordre et de plusieurs jeunes esprits respectueux, mouvement qui n’eut lieu d’abord que dans une sphère assez restreinte, dont M. de Lamennais fut quelque temps le centre, mais qui se prolongea même après ses écarts et sa défection.
4° Enfin, il se fit peu à peu et sur bien des points une réorganisation active, étendue, à l’aide de beaucoup de moyens simultanés, associations, fondations, etc., une remise sur le pied de guerre du parti religieux. Ce mouvement, favorisé bien plus que contrarié dans sa marche par les événements de 1848, ne s’opéra point en un jour et ne se poursuivit point sans plusieurs des inconvénients et des abus qui ont toujours marqué pour le parti l’heure de sa prospérité et de son quasi-triomphe. C’est de là qu’est sorti le parti clérical actuel, nommé d’un nom dont il se glorifie lui-même et qu’il me répugnerait sans cela d’employer. — Je parcourrai ces quatre moments si distincts, et je tâcherai de les caractériser avec toute l’impartialité dont je suis capable.
I.
Le premier moment, celui qui date de la renaissance de la société française avec le Consulat, ne mérite qu’éloge, et si on se reporte aux espérances du point de départ, la comparaison avec certains des résultats obtenus est bien faite pour donner aux esprits sérieux et animés de nobles pensées sociales d’éternels regrets.
De même que ceux qui voulaient la délivrance et la liberté en 89, eurent un moment d’ineffable joie et d’espérance trop tôt déçue, trop tôt souillée par des excès, et qu’ils virent le plus cher de leurs vœux se tourner en mécompte, de même bien des esprits sages, modérés, tolérants ou même religieux de sentiment et d’intention, ouverts à la haute pensée de la civilisation renaissante, qui se réjouirent de la réconciliation de la religion et de la société en 1801, et qui y poussèrent ou y applaudirent, eurent bientôt à revenir de cette satisfaction première, et quelques-uns, s’ils vécurent assez, purent douter s’ils n’avaient pas erré.
Il n’y avait point cependant à se repentir. La société française en 1800 (et le génie
civilisateur du Consul l’avait compris aussitôt) était religieuse, dans le sens du moins
d’une réparation à accorder à des ministres persécutés, à des convictions proscrites, à
des souvenirs respectables, redevenus plus sacrés par le malheur. Le Clergé d’alors
avait eu ses souffrances et ses sacrifices méritoires : il avait expié ses vices et ses
mollesses d’avant 89. Ces prélats du grand monde, nourris dans le luxe, et qui
participaient à toutes les licences de leur âge, avaient supporté avec douceur, avec
dignité, les extrémités les plus affreuses et les plus lamentables. Ces abbés brillants
et légers, qui oubliaient d’être prêtres avant 89, s’en étaient ressouvenus tout d’un
coup dès qu’il avait fallu confesser la foi ou l’honneur de leur engagement dans les
prisons, dans les pontons qui les déportaient ; semblables à ces gentilshommes qui
savent combattre et mourir pour leur opinion dès qu’il y a péril. Et que
d’ecclesiastiques méritants, obscurs, avaient révélé leurs vertus modestes dans ces
nouvelles catacombes ! L’un d’eux, l’abbé Émery, offrait dans sa personne, à ce
commencement du siècle, comme le type de ces vénérables survivants : l’abbé Émery, celui
qu’on a pu appeler « le suppléant des évêques », l’oracle du Clergé et sa
boussole dans l’orage, le modérateur pendant les tempêtes, le centre caché où venaient
aboutir les consultations, la lampe dans l’ombre où venaient s’éclairer toutes les
consciences chrétiennes. Rome, sans doute, sous le gouvernement de Pie VI, n’avait,
guère profité, et elle était déjà, par les abus et les vices incurables, ce qu’on l’a
vue et sue depuis ; mais la question religieuse, alors, était et restait surtout une
question française. Pie VII, de douce et bénigne figure, ne compromettait point la
cause romaine en paraissant au milieu de nous ; Rome eût gagné à n’être que lui seul,
et ce mot du Pontife à un jeune homme qui, dans une rue de Paris, se dérobait par la
fuite à sa bénédiction, est le mot de la situation même : « Jeune homme, la
bénédiction d’un vieillard ne fait jamais de mal. »
C’était l’impression la
plus générale de la France à ce moment ; on était dans une période de sentiment, de
pitié et de justice, en même temps qu’à une ère recommençante de grande politique, et la
politique véritable consistait précisément à respecter et à reconnaître toutes ces
dispositions publiques, à se donner faveur et force en y satisfaisant.
Que si l’on avait à discuter la politique en elle-même et les moyens qu’elle employa, il y aurait à se demander s’il n’y avait pas une autre voie, pour arriver à ces mêmes fins, que le Concordat, tel qu’il fut conclu en 1801. Un homme de beaucoup d’esprit, dont les idées valaient mieux que les faits et gestes, et qui eut l’honneur de recevoir, depuis, les confidences de Napoléon sur ces matières ecclésiastiques, l’abbé de Pradt, a traité ce sujet dans un livre fort remarquable et digne d’être relu85. L’historien du Consulat et de l’Empire a tracé lui-même un tableau qui est dans toutes les mémoires. Il y aurait impertinence à venir s’interposer ici. Ce qu’il m’appartient de noter, c’est l’heureux esprit de sagesse qui présida à toute cette première partie de l’œuvre qui consistait à réunir et à fondre, à effacer les divisions entre l’un et l’autre Clergé, celui qui rentrait et reparaissait tout orthodoxe et pur, et celui qui, pour avoir été docile et constitutionnel, avait maintenant à se faire pardonner d’avoir obéi aux lois. Chacun s’y mit avec modération et prudence, sous l’égide du héros modérateur, et le Pontife tout le premier, et le Clergé constitutionnel lui-même, heureux en grande partie de se sentir réconcilié avec son chef. Ce fut un beau moment dont rien ne saurait effacer l’éclat dans cette première splendeur de l’inauguration du siècle :
« Ils ne sont pas encore assez loin pour être oubliés, s’écriait en 1818 un des
témoins émus, ces jours alors si nouveaux et si sereins, si inattendus et si
consolants, dans lesquels, après tant d’années d’interruption et d’outrages, on vit le
culte catholique ramené en pompe dans le même temple où il avait reçu les plus graves
insultes, — ramené par la main d’un jeune guerrier qui semblait jusque-là aussi
étranger aux choses religieuses qu’il était familiarisé avec la victoire. On se
souvient encore des acclamations qui accompagnèrent la promulgation de cet acte
éminent en sociabilité autant que hardi de la part de celui qui osa le tenter :
acclamations qui, interprètes sincères de l’opinion publique, étouffèrent les cris des
mécontents et les fureurs concenirées que le rétablissement de la religion fit naître
dans quelques cœurs. »
La suite, on le sait trop, répondit mal à de si heureux débuts, et sans même que les
événements politiques survenus peu après en Italie eussent besoin d’y mêler leur
complication, il y avait dans la seule situation intérieure bien des germes de
difficultés futures. Etait-il possible en 1801, comme l’abbé de Pradt l’expose, comme
Napoléon lui-même semble depuis l’avoir reconnu, d’adopter un autre mode que celui du
Concordat, une manière moins solennelle, moins éclatante, mais plus neuve, plus hardie
dans sa simplicité, rentrant moins dans les anciennes ornières, constituant « une
liberté protectrice et non directrice »
, et qui aurait suffi à donner pleine
satisfaction alors à la religion et à la majeure partie de la société, sans être grosse
des périls et des conflits qui succédèrent ? Je ne me permets que de poser de telles
questions. Le fait est que, le contrat une fois dressé et signé dans les termes de 1801,
il en devait sortir, à cause du rapprochement et de l’enchevêtrement des ‘deux
puissances, une lutte sourde et tôt ou tard déclarée. J’ai voulu lire récemment, pour
mieux m’éclairer, la Vie de M. Émery86, de ce prêtre si vénéré et si sage, de ce second
fondateur de Saint-Sulpice, et j’y ai vu à quel point, malgré toute sa tolérance
personnelle et ses ménagements envers les hommes, il était arrêté sur les principes,
penchant sans contre-poids du côté de Rome, et combien ce qu’on appelait autrefois gallicanisme était absent ou infiniment peu représenté dès l’origine
dans cette reconstitution du Clergé de France. L’auteur du Concordat allait donc
rencontrer, même chez les plus modérés, des obstacles et des résistances invincibles ;
et si les plus sages et les meilleurs étaient ainsi, que serait-ce des autres ? La lutte
notamment entre l’Université et les établissements d’éducation ecclésiastique était
flagrante dès la fin de l’Empire, et M. Liautard, cet homme d’activité et d’intrigue,
dont l’action tendait à s’étendre fort au-delà de son collège, se vantait d’être un
antagoniste déclaré, un ennemi. Ce nom de M. Liautard nous mènerait par une transition
presque naturelle à la seconde époque religieuse, à l’invasion assez longtemps retardée
et au triomphe absolu du parti en politique, vers l’année 1821.
Mais, auparavant, constatons bien un fait qui est à l’honneur du XIXe siècle, et que le même homme d’esprit déjà cité (l’abbé de Pradt), et qui
avait plus de lumières que de gravité et d’autorité, proclamait en 1818, à la veille
même du règne de la Congrégation, quand il disait en y insistant : « Jamais la
France ne fut plus religieuse qu’à l’époque actuelle87. »
Ou du
moins, si c’était beaucoup dire, on pouvait se rabattre à ceci : la France n’était
nullement impie et irréligieuse ; elle était indifférente ou plutôt sympathique et
favorablement disposée, toutes les fois que des excès ne venaient pas l’irriter, et
c’est en cela qu’elle se séparait nettement de la France du XVIIIe
siècle.
Elle s’en séparait, sans avoir d’ailleurs l’intention de la maudire, car il n’y a que
le fanatisme qui maudit : la France du XIXe siècle, dans ce qu’elle
avait d’inspiration directe et naturelle, et si on ne la faisait, pas dévier, entendait
bien profiter du XVIIIe siècle, en hériter sous bénéfice
d’inventaire, lui laissant, à sa charge, les impiétés grossières, les énormités elles
témérités antisociales, déjà senties et jugées sur la fin par ses hommes d’esprit les
plus éclairés. C’est ainsi que Rivarol, blâmant les forfanteries de l’impiété dans la
jeunesse, disait : « L’impiété est la plus grande des indiscrétions. »
Mais ce n’était pas seulement en ce sens trop fin et malin que la France du XIXe siècle entendait blâmer les licences de ses pères ; elle les
réprouvait en elles-mêmes comme fausses et funestes, et contraires au bon régime des
sociétés humaines ; elle comptait bien, d’ailleurs, emprunter au XVIIIe siècle tout ce qui était progrès, résultat utile, lui prendre ses méthodes,
mais pour les perfectionner ou les rectifier, à la lumière des grands événements
historiques qui avaient éclairé son berceau : elle entendait le continuer en le
corrigeant, en se garantissant avec soin surtout de ses conclusions tranchantes et
précipitées. Mais quand cette France ainsi disposée, sans hostilité et sans haine, et
mieux que tolérante, se trouve en présence d’un accès de fanatisme recrudescent et
menaçant comme en 1815, ou d’une hypocrisie, d’une tartufferie étouffante et organisée
comme en 1827, que fait-elle, que devient-elle ? quel sentiment principal et profond
parvient on à réveiller en elle, sentiment qui semble inhérent à sa nature tant qu’elle
sera France ? à quoi la pousse-t-on, en un mot, dans un sens qu’elle n’a pas cherché ni
désiré ? et à qui la faute ?
II.
La Congrégation, qui a eu le triste honneur de donner son nom à cette sorte de maladie honteuse et de lèpre qui menaça de couvrir la France de 1821 à 1828, était, à l’origine, une simple association de piété et de bonnes œuvres : dès les premiers temps de la seconde Restauration, l’intrigue s’en empara pour la faire agir dans le sens d’une certaine politique, et, en y prêtant grande attention, on commence à trouver trace de son influence, à saisir le mouvement de ses sapes, encore très-sourdes, dans la Chambre de 1815. Elle cheminait à couvert et petit à petit ; mais ce ne fut qu’après la chute du parti modéré et à l’avénement du ministère Villèle que l’affiliation monarchico-religieuse se mit hardiment à l’œuvre, ouvrit la tranchée et marcha de toutes parts à l’assaut du pouvoir qui lui livrait la place. La Congrégation proprement dite fut-elle le principal foyer de cette sorte de complot, ou d’autres associations et coteries voisines et collatérales ont-elles été des agents plus actifs encore dans cette entreprise funeste ? Peu importe ici la part qui revient à chaque groupe complice : tout cela se confondait pour le dehors dans un même esprit et une collaboration commune. Ce sont les effets qui se révèlent, et ils tendaient à empoisonner la nation.
Non, ce ne fut pas, comme l’ont dit et répété depuis des écrivains de parti, un pur fantôme et un épouvantail ; ce fut une réalité. Lisez les Mémoires de ceux qui s’en vantent. Les fragments cités dans la Vie de M. Liautard comme un de ses titres de vertu et de gloire sont assez significatifs88. La première action à exercer fut sur l’esprit de Louis XVIII, lorsque, séparé de M. Decazes, on voulut le rattacher à la politique de son frère. Tous les moyens paraissaient bons en vue de la fin. Les habiles profitèrent du zèle des niais ; ils ne négligèrent pas, tout dévots qu’ils étaient, le moyen éternel et le plus sûr, celui de la femme : une Ève pour le bon motif. Il s’en trouva une qui se chargea, à l’aide de ce que Bossuet appelle des moyens agréables, c’est-à-dire par son charme et ses artifices, « d’attaquer auprès de Louis XVIII les influences dangereuses, compromettantes pour le salut du trône, pour sa personne et pour le pays ; de détruire ces influences, et en même temps de les remplacer ; de faire accepter au roi les hommes qui auraient gagné la confiance de Monsieur ; enfin, de réconcilier les deux frères. » La personne choisie pour l’exécution de ce pieux dessein, et qui s’y prêta de toute son âme, y employait de longues séances chaque mercredi. La veille de ce jour-là, le roi, en congédiant son Conseil encore composé de MM. de Richelieu, Pasquier, etc., disait d’un air fin : « Demain, Messieurs, je m’amuse. » Cela voulait dire : « Demain il n’y a pas Conseil. » Le roi donc s’amusait ce mercredi en chambre close, et la politique n’en faisait pas moins son chemin, grâce à l’Esther et à la Maintenon du parti dévots On ne se figure pas, dit le biographe naïf du bon M. Liautard qui était jusqu’au cou dans toute cette manigance, ou plutôt on se figure sans peine « combien il fallut de soins et de minutieuses attentions pour dépouiller le roi de ses propres idées, pour refaire en quelque sorte son cerveau, sa mémoire, son cœur, toutes ses facultés, toutes ses affections. » Ce qu’il y a de plus certain, c’est que Louis XVIII, ainsi travaillé, faiblit à vue d’œil et baissa. Le triomphe du parti était complet, même avant l’avénement de Charles X.
Que vit-on alors partout, et quelle fut la physionomie morale de la, France dans les régions officielles ? Que ceux qui en furent témoins disent si j’exagère : dans l’Université, la suppression des hautes écoles, le silence des hautes chaires, l’expulsion complète, méthodique, non-seulement de tous les maîtres jeunes, ardents, enthousiastes, mais même des modérés et des prudents, s’ils refusaient de donner des gages au parti dirigeant ; et ces gages étaient des actes indignes d’hommes sincères qui se respectent ; c’étaient des affectations publiques de sentiments et de convictions qu’on n’avait pas, c’était un patelinage de monarchisme et de dévotion : tous ceux qui résistaient aux insinuations qui leur étaient faites furent éliminés. Quelques-uns, non dénués de mérite, mais faibles et qui cédèrent, y brisèrent leur nerf, leur ressort d’énergie et d’honneur ; ils ne l’ont jamais retrouvé depuis.
L’épuration, dans chaque administration, était à l’ordre du jour : pour conserver sa place, même dans les bureaux de la Police, il fallait donner les mêmes gages que dans l’Université ; il fallait produire des attestations de devoirs pieux accomplis, être vu le dimanche en certains lieux ; et les jours de fêtes donc ! Et il n’y avait pas moyen de s’y soustraire ; on avait pour chefs de division ou de bureau des marguilliers.
« On ne veut aujourd’hui que des hypocrites, écrivait en mai 1826 un royaliste
non suspect ; les soldats sont envoyés par ordre faire leur jubilé.
N’est-ce pas une absurdité, si ce n’est que cela ?89 »
Partout on exigeait enseigne et montre de ce dont
on faisait en effet métier et marchandise.
Théodore Leclercq, dans de charmants Proverbes où il produit ces tartuffes d’une
nouvelle sorte, n’a rien exagéré. Nous aussi, nous avons nos souvenirs ; avec les années
ils peuvent sortir sans inconvénient. Un médecin célèbre et bienveillant donnait en ce
temps-là des déjeuners du dimanche : il était médecin du roi et, au sortir de ces
déjeuners, il allait, tout plein d’anecdotes et muni des propos du jour, les raconter à
son royal malade que cela amusait d’autant plus que les propos étaient plus gais et plus
salés. Sa visite du dimanche ne l’embarrassait jamais ; il n’était à court que dans la
semaine. Mais la Congrégation triomphe ; elle est au pinacle : la scène change aussitôt,
et d’un déjeuner à l’autre, — un vrai changement à vue. Au lieu de convives tout
profanes, de personnes un peu vives et même légères, d’actrices peut-être, on eut des
abbés, des avocats généraux bien pensants, des vaudevillistes devenus censeurs, et plus
le petit mot pour rire. — M. de Montmorency meurt vers ce temps-là ; il était de
l’administration des hospices ; on célébrait pour lui un service dans chaque hôpital :
« Ne manquez pas d’y aller, disait le même médecin aux élèves à qui il portait
intérêt, cela fera bien. »
Il n’y eut qu’un seul élève, de ceux qu’on appelle
câlins, qui y assista.
L’esprit d’hypocrisie, — qu’on l’imputât à la Congrégation occulte, à la fameuse Société, alors interdite légalement, au parti-prêtre en général, — s’était infiltré partout, dominait tout. Il n’y avait aucun moyen de distinguer entre telle ou telle influence : c’était comme un petit souffle bénin et empesté qui s’étendait et gagnait de proche en proche. Le Gouvernement, là même où il ne prenait pas l’initiative, était envahi, débordé et obligé de céder. Et comment aurait-il paru, aux yeux de l’opinion, se séparer le moins du monde de ces inspirateurs funestes, lorsque lui-même, par des projets insensés tels que celui de la loi du sacrilège, venait porter un défi aux lumières et à l’humanité de l’époque ?
Aussi l’impopularité du Clergé vers 1827 était-elle au comble ; ce siècle qui, à son aurore, avait applaudi et tressailli de joie à la restauration du culte, en était revenu à la haine du prêtre ; l’insulte s’attachait à l’habit90. Toutes les fois qu’il y aura dépravation ou exagération (comme on le voudra) de l’esprit ecclésiastique dans un certain sens, dans le sens le plus antipathique au brave et malin esprit français, un résultat analogue se produira. Voltaire n’est jamais si loin de nous ; on y retourne. Que dis-je, Voltaire ? on a eu, depuis le siècle de saint Louis, toute une série de types populaires et toujours renaissants, une suite de Renards, de Patelins, de Macettes, de Tartuffes, de Baziles, pour flétrir les pratiques et moyens des congréganistes du jour. L’hypocrisie de 1827 a produit, par revanche, ses types à son tour, et qui sont encore debout. Et je ne parle plus de Théodore Leclercq avec sa griffe féminine, de ses M. Mitis, de ses Père Joseph ; je ne parle pas même de Béranger avec ses Missionnaires et ses Hommes noirs, déjà un peu effacés ; mais lorsque plus tard un romancier célèbre, à l’imagination robuste, a jeté dans la circulation le type odieux de Rodin qui, toutes les fois qu’on le lui représente encore, émeut le peuple bien autrement que Tartuffe parce que c’est un type plus réellement contemporain, il ne fit que s’inspirer des animosités et des rancunes de sa jeunesse.
III.
Je ne voulais que décrire une réaction fatale avec les contre-coups inévitables et les représailles qu’elle souleva ; passons à un autre moment meilleur. Cette haine si provoquée, qui avait puissamment contribué et coopéré à la ruine de la Restauration, lui survécut quelque temps, et on en vit trop la preuve dans des journées de désordre et de pillage qui en rappelaient d’autres de la pire époque : on avait rebroussé par-delà 1800. Cependant des esprits courageux dans le Clergé, et M. de Lamennais en tête (rien ne saurait lui retirer l’honneur de cette initiative), ne désespérèrent pas de la situation si mauvaise qui leur était faite, qu’ils s’étaient faite eux-mêmes, et comme ils n’avaient point trempé du moins dans les ruses et les tortuosités du précédent régime, ils crurent qu’ils pouvaient affronter la lutte au grand jour sous un régime nouveau (1831). Ils ne se trompèrent pas. Ils excitèrent d’abord étonnement bien plus que répulsion ; et la répulsion leur vint plutôt et surtout du côté du Clergé. Ailleurs ils éveillèrent de la curiosité, et rencontrèrent sympathie même, chez quelques esprits libéraux et indépendants, qui n’avaient pas renoncé à la pensée religieuse première, retrouvée par le siècle en son berceau. Un groupe de jeunes écrivains catholiques distingués, de doctrinaires du parti, qui, à l’envi du Globe, s’étaient essayés dans le Correspondant sur la fin de la Restauration, se joignirent, sans s’y confondre, avec le groupe des amis de M. de Lamennais : à côté du vigoureux et sombre Breton, du doux, aimable et savant abbé Gerbet, du brillant et valeureux Lacordaire, du jeune comte leur ami91, alors dans toute la fraîcheur acérée de son talent, on eut Edmond de Cazalès, riche esprit, cœur plus riche encore ; Louis de Carné, esprit sage, écrivain consciencieux, s’instruisant toujours, désireux d’acquérir et de combiner tout ce qui est bien, se nuisant par là peut-être à la longue ; on eut un Franz de Champagny, jouteur sincère, peintre studieux, sévère pour les Césars comme un élève de Tacite qui eût été chrétien ; plusieurs Kergorlay, au nom jadis hostile, mais tous d’une autre génération plus adoucie, tous réconciliés entièrement ou en partie avec le siècle. Je n’oublierai pas non plus Wilson, cet homme de bien, si uni, si modeste, si indulgent pour ceux qu’il avait une fois rencontrés et vus venir sur un terrain de confiance et d’honnêteté. Du côté libéral et philosophique, c’étaient, à plus ou moins de distance, mais se rapprochant ou tendant à se rapprocher, les Ampère, les Tocqueville, les Corcelles et d’autres qui n’ont cessé d’avoir respect et regret pour la nuance de fusion et de louable entente qui caractérisa ce trop rapide moment.
Que voulait-on ? des choses impossibles sans doute, et d’ailleurs fort diverses. Les
uns, les croyants et les militants, espéraient arracher de Rome des réponses précises,
des oracles encore inouïs, dans le sens de l’avenir : ils voyaient déjà devant eux une
carrière originale et neuve, ouverte en plein soleil au développement catholique de
leurs talents. D’autres, simples assistants et hommes de désir, se plaisaient à voir le
catholicisme s’essayer à des interprétations compatibles peut-être avec les progrès de
la science et avec ceux de l’humanité ; ils prenaient goût à de hauts entretiens qui
rappelaient ceux des philosophes ou des chrétiens alexandrins. La poésie aussi, la
rêverie de l’âme et de l’imagination, y trouvait son compte. L’assemblage de tels
esprits, dans ces conditions variables et diverses, ne pouvait être que passagère, on
devait, chacun marchant en avant, s’éloigner peu à peu et se séparer. Qu’elle n’en soit
pas moins chère cependant, pour ne plus exister que dans le souvenir, cette union d’un
jour, cette sympathie toute désintéressée des intelligences, et qu’aucun de ceux qui y
ont pris part ne devrait oublier ! Lamartine disait hier dans un Entretien, à propos de
Victor Hugo, quelque chose de charmant sur ce que c’est qu’être contemporains. C’est, redirai-je d’après lui à mon tour, c’est être ou avoir été
amis, avoir eu, à une certaine heure de jeunesse, des sentiments vifs et purs en
commun ; avoir eu volontiers mêmes vues à l’horizon, mêmes perspectives et mêmes vœux,
par le seul fait de cohabitation morale dans un même navire ; ou, dans des navires
différents, avoir fait route quelque temps de conserve sous les mêmes astres, avoir jeté
l’ancre un moment côte à côte dans de belles eaux ; s’être connus et goûtés dans des
saisons meilleures ; sentir, même en s’éloignant, qu’on est, malgré tout, de la même
escadre, qu’on flotte ensemble, qu’on est à bord d’une même expédition, qui s’appelle
pompeusement le siècle, qui comprend environ un quart, de siècle et qui, pour la
plupart, n’ira guère au-delà. Tout cela se retrouve ou devrait se retrouver en nous,
vers la fin de la vie, avec un rafraîchissement et un ravivement de souvenirs mêlés
d’une secrète tendresse. Que ce soit dans une allée des jardins de Juilly au temps de
M. de Salinis, ou au coin d’un maigre foyer dans une grande chambre à peine meublée de
la rue de Vaugirard, ou sous les ombrages mélancoliques et mornes de La Chesnaie, à
l’époque où s’y cachait l’humble Maurice de Guérin, inaperçu alors, devenu aujourd’hui
le génie poétique du lieu ; ou encore, à quelque dîner discret du mercredi à
l’Abbaye-au-Bois, sous une présidence gracieuse ; il y a de ces rencontres qui semblent
toutes simples et faciles au moment même, et qui n’ont pu avoir lieu que bien peu de
fois ; qui le lendemain, et l’instant passé, ne recommenceront jamais plus. Tous ont
changé depuis et ont dû changer : l’un irrité et emporté, dans sa fièvre d’impatience, a
passé d’un bond à la démocratie extrême ; l’autre, tout vertueux, sans ambition et sans
colère, est arrivé par une douce pente aux honneurs mérités de l’épiscopat, vérifiant
ainsi en sa personne le mot du Maître : « Heureux les doux parce qu’ils
posséderont la terre ! »
Celui-ci, dégageant tout d’un coup son talent de
parole comme une épée qu’on sort du fourreau, a saisi toutes les occasions éclatantes,
les a rehaussées même par une affectation de singularité, et n’a pas craint de pousser à
bout son antithèse absolue et provocatrice, de poser hautement sa contradiction à la
fois monacale et libérale, mettant désormais quasi sur la même ligne (nouveauté
étrange !) le royaume du Christ et telle forme de régime politique ici-bas. Les luttes
et les guerres parlementaires, vaste théâtre d’éloquence, ont de plus en plus occupé et
passionné celui-là. Parmi les esprits à demi philosophiques qui se rattachaient comme
curieux au groupe passager, tel s’est rallié de bonne foi avec scrupule et s’est rangé
étroitement à l’orthodoxie. D’autres, voyageurs libres, sont restés sur la lisière : je
les vois, encore les mêmes, qui vont et viennent, passent et repassent comme autrefois.
D’autres enfin, qui n’ont rien trahi parce qu’ils n’avaient rien
promis, parce que leurs paroles n’excédaient pas leur pensée et que les réserves y
étaient toujours présentes, et qui ne prétendirent guère jamais voir dans ces
combinaisons réputées divines que les plus belles des espérances humaines, ont passé
graduellement à l’observation, à la science, n’espérant plus que de là, tout bien
considéré, la réalisation, bien lente et bien incomplète toujours, de ce qui doit
affranchir notre espèce de ses lourds et derniers servages.
Mais que chez tous du moins, chez ceux qui survivent, toutes les fois que la pensée se reporte en arrière, il y ait quelque chose qui arrête sur le penchant de l’entière rupture et qui tempère les luttes présentes. S’il faut qu’il y ait une mêlée, choisissons d’autres noms pour les frapper ; car, tous ceux-là, ils ont été vraiment contemporains au sens de Lamartine : ils se doivent quelque chose entre eux. Aussi il a fallu, en ce qui est du célèbre dominicain, qu’on le tirât de son cadre, qu’on l’amenât, bon gré, mal gré, dans l’arène académique (c’est trop souvent une arène aujourd’hui), pour que je me permisse de mêler quelques restrictions de forme et de fond aux hommages que je me suis plu toujours à rendre à ses talents92.
IV.
Nous arrivons à une période moins idéale et moins heureuse ; je n’en exagérerai pas à plaisir les laideurs ni les dangers. Le mouvement de Lamennais, même en échouant, avait donné l’impulsion. Quelque chose du même esprit de rénovation soufflait un peu partout dans le jeune Clergé averti : il fit en ces années de grands efforts et des progrès dans des directions différentes et sur des lignes parallèles. Des renaissances d’Ordres religieux savants produisirent des travailleurs, un peu novices d’abord et aventureux, bientôt expérimentés et capables. Bénédictins de Solesmes, nouveaux Oratoriens, Jésuites fidèles à leur passé s’évertuèrent avec émulation. De petits séminaires dirigés avec zèle et habileté formèrent de nombreux élèves. La Sorbonne, de son côté, n’était pas muette, ni la Sorbonne théologique, ni celle des lettres. En même temps le journalisme catholique, qui était un embarras souvent, mais aussi une arme et un porte-respect, s’annonçait avec audace. Ce ne fut pourtant qu’après 1848 et dans la réaction qui suivit que toutes les forces du parti se déployèrent, imposantes et déjà formidables. On s’était aperçu que l’Église faisait partie du rempart, et chacun alors s’empressait de mettre la main au rempart pour le réparer et le fortifier. La liberté d’enseignement tant réclamée fut conquise ; cette liberté s’ajoutant à la protection et au privilège acquis d’une religion d’État, s’appuyant à un point fixe inattaquable, devint un levier puissant dont les effets sont encore à calculer. La concurrence parut surtout inégale, lorsque l’instruction publique officielle, aux mains d’un des hommes les plus habiles du parti93, reçut la même impulsion religieuse. Il y eut un moment où l’on put croire que l’Université allait repasser encore une fois sous les fourches caudines. Paris s’en aperçut peu ; mais ce qui se vit alors dans quelques provinces n’est pas encore oublié : le corps universitaire souffrit et fut découragé dans la personne de plus d’un de ses jeunes membres. Qui n’agréait pas à Mgr l’évêque était brisé, évincé. On revint de cette première méprise ; l’Université regagna peu à peu son rang, ses droits, son autonomie que de zélés et loyaux ministres94 lui maintiennent et s’efforcent chaque jour d’accroître et d’affermir. La lutte est rude et difficile. Certains corps religieux ont eu, de tout temps, l’art d’élever et de captiver les jeunes esprits : ils ne négligent rien pour cela, ni les méthodes nouvelles, ni les études variées, ni même l’agrément et les grâces : tout est bon pour prendre les enfants du siècle. On rend aux familles des jeunes gens aussi bien élevés en apparence et mieux conservés : il ne s’y laisse à désirer qu’un certain souffle mâle que l’éducation publique développe et qui manque trop souvent à cette jeunesse fleurie. Mais que dis-je en l’appelant fleurie ? elle se montre depuis quelque temps bien épineuse, bien querelleuse : elle a passé de la défense à l’attaque. Si ce sont là des vaincus, comme on le prétend, peste ! ils n’en ont pas l’air. Des questions politiques étrangères, toujours pendantes, sont venues aigrir, envenimer les conflits. Il semble par moments que l’inspiration d’une moitié des Français ne soit plus en France et qu’elle vienne d’au-delà des monts. Des hommes sages dans le Clergé le sentent comme nous et osent à peine le dire bien bas : ils auraient hâte de voir se rétablir un peu de distance entre Rome et ce qui n’est pas exclusivement romain. Mais voilà que les progrès mêmes du siècle et ses facilités matérielles nuisent à cette indépendance si désirable sur quelques points, et qui avait toujours existé dans l’ancienne Église de France. C’était autrefois une affaire de consulter Rome et d’en recevoir réponse, cela demandait du temps : ce n’est plus qu’un jeu aujourd’hui. Rome est plus proche de nous que ne l’était autrefois Avignon. Avec cette célérité de communication, on n’a plus le temps, quand on est catholique, de ne pas être immédiatement romain,
Quoi qu’il en soit des complications passageres ou des causes durables, il s’est créé et il se crée tous les jours, sous nos yeux, un danger. Le parti dit clérical en est un, avec son organisation, ses nombreux moyens de propagande, sa presse si bien servie, son mot d’ordre si vite accepté et répété par tous ses organes, son injure facile, aisément calomnieuse, avec la difficulté où l’on est de l’atteindre dans le vif, en respectant, comme il convient, le religieux en lui et en n’attaquant que le clérical. Ce qui éclate aux yeux, c’est qu’il a déjà réveillé bien des haines ; il a produit de ces violents effets de répulsion que les excès de ce genre ont suscités de tout temps en France ; il vient de provoquer au théâtre un type vengeur et populaire qui s’est répété et représenté sur toutes les scènes des villes de province, et jusque dans des granges où la comédie ne s’était pas jouée depuis des années95. C’est là un signe non équivoque. La guerre est donc engagée. Pour moi, j’avoue que mes prévisions, quand je regarde de ce côté de l’avenir, sont bien souvent tristes et sombres. D’une part, je vois chaque année des milliers de jeunes gens qui sortent d’entre des mains ecclésiastiques, élevés avec soin et pourvus d’instruction sans doute, munis d’instruments précieux pour leur carrière, mais dénués aussi, je le crains, du sentiment fondamental de patrie et de nationalité, étrangers à toutes les notions et traditions qui faisaient depuis 89 ou même auparavant la force et la vigueur de nos pères, habitués par leurs maîtres à l’indifférence pour tout régime qui n’est pas le leur et dans leur sens ; car ce parti a une maxime commode, invariable : il adopte tout ce qui le sert et tant qu’on le sert, pas au-delà. Vous vous ralentissez pour lui un jour : il vous a déjà quitté et lâché tout le premier. — D’autre part, je vois le courant du milieu, ce flot d’élèves sortant chaque année des écoles de l’Université, avec des idées toutes contraires, bien qu’eux-mêmes très-divers entre eux : idées politiques très-brouillées, très-mélangées, connaissances littéraires (si l’on excepte une élite) trop incomplètes au point de vue de l’Antiquité et trop peu consistantes, malgré tous les efforts et l’excellence des maîtres. Puissent ces études littéraires se rasseoir solidement et se fortifier, sous une impulsion tutélaire, et aussi (autre vœu non moins essentiel et nullement contradictoire) les études scientifiques, cette clef de la nature, gagner chaque jour, se répandre en plus de mains et se propager ! — Enfin, troisième courant, je vois d’autres élèves moins lettrés, tout pratiques et positifs, dressés au bon sens et aux applications utiles, sortir des écoles du commerce et de l’industrie pour vaquer à toutes les professions usuelles du siècle. Que deviendront, on peut se le demander, ces trois courants si dissemblables d’esprit, en se rencontrant dans la société future, dans celle de demain ? Se confondront-ils, se tempéreront-ils ? ne courent-ils pas risque de s’entre-choquer plutôt et de se heurter ? Il me semble que de fortes luttes se préparent. Je sais que les esprits généreux aiment à avoir à faire et à lutter ; il se forme aujourd’hui, dans la libre et studieuse jeunesse, bien des intelligences. Eh bien ! la besogne ne leur manquera pas. C’est, à elles à se préparer et à s’aguerrir, à se concerter même s’il est possible, pour être à la hauteur de leur tâche.