Premier discours. Aux Philosophes.
De la situation actuelle de l’esprit
humain
Le fonds de ce Discours parut en 1831 dans la Revue Encyclopédique, cahier d’août.
I.
Le Dix-Huitième Siècle tout entier peut, sous un certain aspect, se résumer dans une idée. Les philosophes ont dit aux rois, aux nobles, et aux prêtres : « Vous n’êtes plus dignes de gouverner les hommes ; car vous n’êtes ni les plus aimants, ni les plus intelligents, ni les plus laborieux. » Les philosophes développèrent cette pensée sous mille formes dans tous leurs ouvrages. Mais à peine les plus grands, Rousseau, Diderot, Voltaire, étaient-ils descendus dans la tombe, le peuple, instruit par eux, brisait ces rois, ces nobles et ces prêtres, qu’on lui avait représentés comme des tyrans et des imposteurs.
Qu’en est-il résulté ? On appelait autrefois politique la politique des rois, la politique des prêtres, la politique des nobles, et même la politique des bourgeois. Mais depuis cette insurrection victorieuse de nos pères, il n’y a plus, pour la pensée humaine, ni rois, ni prêtres, ni nobles, ni bourgeois. Il y a le peuple, il y a des citoyens, des égaux, des hommes. La politique n’a donc plus qu’un principe, l’égalité, source du droit ; un but, la liberté, c’est-à-dire la liberté de chacun, le perfectionnement de chacun, la manifestation des facultés de chacun ; enfin un moyen d’arriver à ce but, la fraternité. Oui, nos pères, en proclamant cette formule Liberté, Égalité, Fraternité, sur les ruines de tous les despotismes, ont proclamé la vérité.
Et nonobstant cette vérité qu’ils ont proclamée (ou plutôt à cause même de cette vérité), tous ceux qui, depuis cette époque, ont jeté sur la société un regard profond, se sont écriés : « La société est en poussière. » Les plus hardis des jacobins, parvenus au sommet de leur œuvre sanglante, effrayés de cette mer qu’ils avaient déchaînée, de ces flots que rien ne gouverne et n’arrête, prirent des vertiges, et cherchèrent, mais en vain, un gouvernement qui pût convenir à cette société nouvelle et affranchie. On essaya d’abord une fausse imitation de l’antiquité grecque et romaine : c’était retourner à l’enfance. Le despotisme de la cité antique pouvait-il nous convenir ? Est-ce que le monde n’a pas changé depuis deux mille ans ? Ces formes sont tombées, deux mille ans ont passé, et on voulait les faire renaître ! Mais rendez-nous donc et le Polythéisme, et la barbarie de mœurs, et le fanatisme étroit de la cité grecque ou romaine ! Les anciens ont connu la liberté pour quelques-uns ; ils n’ont pas connu l’égalité. Ils n’ont pas connu la fraternité humaine, puisque le Christianisme a été nécessaire. Oublie-t-on que les citoyens de Sparte, d’Athènes ou de Rome étaient nourris par des troupeaux d’esclaves ! Oublie-t-on que la guerre était la condition de l’Humanité à cette époque ! Qu’arriva-t-il ? cette parodie de la Rome républicaine fraya la route à un nouveau César. Napoléon, à son tour, parcourant rapidement les phases de l’histoire, finit par prendre modèle sur le Moyen-Âge et sur Charlemagne ; et, accomplissant au dehors son œuvre de conquérant et de civilisateur, il garda la France militairement, comme on garde une ville en état de siège. La Restauration vint ensuite essayer, par un adroit compromis avec nos idées de 89, de nous remettre dans le moule brisé de la vieille monarchie. Le roi se considérerait comme le successeur de ses aïeux, le maître légitime de son peuple ; les nobles se pavaneraient de leur noblesse, et seraient privilégiés ouvertement ou en secret ; les prêtres entretiendraient la nation dans l’ignorance ; un pacte s’établirait entre tous ces vieux débris de l’ancien régime et l’aristocratie de la richesse ; et cependant le peuple, le peuple immense, travaillerait pour nourrir l’oisiveté, livré lui-même héréditairement à l’immoralité, à l’abrutissement, à la misère. Et voilà ce que des hommes d’esprit ont regardé comme définitif ; voilà ce qu’ils ont paré du langage mystique du constitutionalisme ! Fictions, pures fictions, contre lesquelles tant d’hommes généreux ont au contraire protesté de toute manière, et qu’un geste du peuple a fait évanouir au soleil de juillet !
Ainsi la France, après avoir détruit l’ordre théologique et féodal, a été livrée à trois séries d’expériences qui n’étaient toutes qu’une triste et impuissante rétrogradation, qu’une parodie misérable de l’Antiquité, du Moyen-Âge et de la Monarchie.
Depuis quarante ans, les formes politiques se succèdent, et croulent les unes sur les autres comme dans un abîme. Cependant le Sphinx de la Révolution tient toujours écrit sur sa bandelette mystérieuse la formule du problème posé par nos pères : Liberté, Égalité, Fraternité.
Vainement les générations fatiguées apportent les unes après les autres au pouvoir leurs transfuges de liberté : toujours il surgit du sein du peuple de nouveaux combattants qui réclament la promesse.
Certes, aujourd’hui encore il ne manque pas de gens qui voudraient relever les Actions de la Restauration du milieu des pavés de Paris, leur rendre leur clinquant, nous endormir, nous enchaîner, et reprendre eux-mêmes leur repos et leurs voluptés sur cet abîme du peu pie où s’agitent tant de misères ! Mais ces prétentions rallument la haine et la colère des hommes qui croyaient en avoir fini avec le passé, et la lutte continue avec acharnement.
La lutte continuera, et les politiques bâtiront, comme a dit un poète,
sur l’incertain du sable
. Nous sommes arrivés à une de ces
époques de renouvellement où, après la destruction d’un ordre social tout entier, un
nouvel ordre social commence.
La Révolution Française n’a pas seulement été une révolution politique, elle a été aussi une révolution dans l’ordre moral : elle ne peut se terminer que par une réorganisation morale. Hommes de la liberté, quand vous aurez bien combattu sur des ruines, ce n’en seront pas moins des ruines. Hommes du pouvoir, vos efforts rétrogrades sont jugés▶ ; mais quand vous réussiriez quelque temps à faire de l’immobilité, ce ne serait jamais de l’ordre, ce ne serait qu’un désordre caché. Le sable du désert peut, sous une atmosphère lourde et chargée d’orage, rester immobile sans cesser d’être poussière. La société est en poussière. Et il en sera ainsi tant qu’une foi commune n’éclairera pas les intelligences et ne remplira pas les cœurs. Voyez ! un seul soleil éclaire tous les hommes, et, leur donnant une même lumière, harmonise leurs mouvements ; mais où est aujourd’hui, je vous le demande, le soleil moral qui luit pour toutes nos consciences ?
II.
Ce n’est pas en vain qu’on a appelé Révolution la série d’événements qui a commencé en 89, afin de marquer par ce mot que rien de pareil n’avait eu lieu jusque-là dans notre histoire, qu’aucune des crises antérieures n’avait dépassé les limites de l’ordre social et religieux du Moyen-Âge, et que, pour la première fois, cet ordre était renversé.
Parcourez les douze siècles de l’histoire de l’Europe depuis le moment où l’Église Chrétienne sortit des décombres de l’Empire Romain envahi par les Barbares, jusqu’au moment où la Philosophie posa ses hardis problèmes, vous reconnaîtrez d’une manière indubitable un caractère commun à toute cette époque. Vous verrez, pendant ces douze siècles, le même esprit humain, pour ainsi dire, et par conséquent la même constitution sociale, ayant ses accidents, ses crises, ses transformations, comme tout ce qui a vie, mais conservant toujours les mêmes conditions d’existence ; toujours une, quoique diverse et muable dans son développement. Là, comme dans tout être vivant, la vie est une suite non interrompue de changements ; mais l’enfance, la jeunesse, la virilité, la vieillesse, forment une série continue que vient terminer la mort. Que la vie renaisse de la mort, cela est certain ; mais la mort est un terme après lequel les conditions d’existence sont changées.
Les conditions fondamentales d’existence n’ont point changé pour la société pendant tout le Moyen-Âge ; car cette société du Moyen-Âge, qui a eu son enfance, sa jeunesse, sa virilité, sa vieillesse, et qui est morte aujourd’hui, peut se comprendre, malgré ses périodes diverses, dans une seule formule que voici : « La terre, livrée au mal, était considérée comme un lieu d’épreuves, et comme le vestibule d’un ciel où le mal serait réparé. » Cette croyance a duré pendant tout le Moyen-Âge, et n’a été définitivement détruite que dans le dernier siècle. Donc ce que j’appelle les conditions d’existence pour la société n’a point changé pendant tout ce Moyen-Âge.
Il y a eu, pendant tout ce Moyen-Âge, un homme, c’est-à-dire l’homme, qui a cru que la terre n’était qu’un lieu d’épreuves conduisant soit à l’enfer, soit au paradis. Et cet homme a vécu conformément à cette foi ; et la société a été la conséquence de cet homme ainsi limité ; et quand cette foi a dépéri, la société a dépéri ; et quand cette foi s’est éteinte, la société s’est éteinte.
N’est-il pas vrai que les physiologistes, d’accord en cela avec le vulgaire, distinguent quatre âges ou périodes dans la vie humaine, l’enfance, la jeunesse, la virilité, la vieillesse ? Je diviserais volontiers l’histoire de l’Europe, pendant les douze siècles dont je parle, en quatre âges correspondants à ces quatre âges de l’homme. D’abord l’enfance, quand les Barbares se soumirent à la croyance du paradis et de l’enfer : c’est l’âge des moines et de la papauté, du sixième au onzième siècle. Puis la jeunesse, quand la société laïque commença à se former, et se mit à réfléchir, à imaginer : c’est l’âge de la féodalité et de la scolastique, mais c’est l’âge aussi des hérésies, depuis le douzième siècle jusqu’au quinzième. Ensuite la virilité, quand la société produisit successivement la Renaissance, la Réforme, la Philosophie : c’est l’âge de la monarchie, mais c’est l’âge aussi des savants, des artistes et des philosophes ; c’est le seizième et le dix-septième siècle, l’âge de Raphaël et de Luther, de Shakespeare et de Galilée, de Molière et de Leibniza : art, poésie, science, philosophie, rien ne sort encore bien ostensiblement de la conception de la terre considérée comme un lieu d’épreuves menant à l’enfer ou au paradis ; et pourtant qui ne sent qu’on touche déjà à la limite de cette idée ? Enfin vient la vieillesse, où la société abdique la pensée sous l’empire de laquelle elle s’est élevée et a vécu : elle se rit des rêves de son enfance, des idées de son âge mûr ; elle se rit de l’enfer et du paradis ! Est-ce donc qu’elle a conçu, pendant sa virilité, le germe de la société nouvelle qui doit la remplacer ? Veut-elle renaître comme le papillon qui sort de la chrysalide ? « Mourir, renaître, dit Shakespeare, voilà le problème ! » Ce qui est certain, c’est qu’elle abdique sa pensée constitutive, et s’efforce de l’effacer comme une erreur et un mensonge. C’est l’âge de la destruction du Christianisme et de la Féodalité, du renversement des rois, des nobles et des prêtres ; c’est le Dix-Huitième Siècle, c’est l’âge de Voltaire.
Oui, à travers toutes ces phases successives et au milieu de tous les faits qui les ont marquées ; à travers cette première époque nébuleuse où l’Église soumit les Barbares avec la peur de l’enfer et l’espérance du paradis, les forçant à mettre leurs framées au service de cette idée ; comme à travers les luttes intestines de la féodalité, ou les combats de la monarchie et de la bourgeoisie contre la noblesse d’abord et entre elles ensuite ; comme à travers l’insurrection du pouvoir temporel contre la papauté, et de la société laïque contre les ordres monastiques ; comme à travers les guerres des provinces et des monarchies, et les débats sanglants des sectes religieuses entre elles ; au milieu, dis-je, de tant d’élévations prodigieuses et de tant de chutes non moins remarquables, toujours (pour qui comprend comment l’esprit humain engendre et renouvelle la société), toujours la société, dans ce grand espace de temps, a été fondamentalement la même. Bien des commotions, sans doute, et d’innombrables changements ont eu lieu dans cet espace de temps si long ; les mœurs, les lois, les croyances, se sont modifiées sans cesse : mais toutes ces évolutions s’accomplirent dans le sein du même ordre social et religieux ; et, pendant qu’elles s’accomplissaient, le système lui-même, dans son essence, restait immuable et vivait toujours de la même vie. Car la circonférence de l’esprit humain restait la même ; la terre et le ciel ne changeaient pas : la terre livrée à une inégalité consentie, le ciel ouvert à chacun suivant ses mérites.
Dans toute cette immense période, en effet, le préjugé des races exista ; tout homme trouvait juste de relever de ses pères ; tous croyaient à la noblesse, à la supériorité du rang ; l’égalité des hommes sur la terre n’était pas même soupçonnée. Mais tous croyaient fermement à cette égalité devant Dieu et dans l’Église. Ainsi l’Église et la vie future qu’elle annonçait, et dont elle enseignait les voies, étaient le complément ou la réparation de la vie séculière et de la vie terrestre. Pour le cœur et l’esprit, la loi chrétienne était souveraine ; et si elle n’administrait pas le monde matériel, elle le dirigeait et le dominait. Il n’y avait pas un incrédule sur un million d’hommes. Aux affligés, aux malheureux, il restait (même après que tout leur avait défailli) une croyance que rien ne troublait, savoir que cette vie n’était qu’un passage vers la vie éternelle. Le juste et l’injuste étaient définis : quand un homme violait la loi, on ne se demandait pas avec anxiété si la société n’était pas cause ou complice de son crime ; on l’appelait méchant, et on le punissait. En un mot, toutes les âmes avaient foi dans l’ordre politique et dans l’ordre religieux ; et cette foi se manifestait dans tout ce que la poésie, c’est-à-dire le symbole, pouvait enfanter pour la vue ou pour les oreilles : les cathédrales, les tableaux, les poèmesb. Ainsi l’homme tout entier était rempli ; tous les problèmes que son esprit pouvait soulever avaient leur solution ; toutes les maladies de son âme, leur remède.
Et qu’on ne croie pas que je veuille faire de ce Moyen-Âge une peinture agréable et fausse. Je dirai, au contraire, que ce qui a fait imaginer ces grandes et sublimes fables du Christianisme, c’est la souffrance horrible des hommes à cette époque. Plus la condition des hommes était mauvaise, plus leur foi dans le ciel équitable devait être grande. Le ciel et la terre se correspondaient et se suppléaient ; l’un était la conséquence, la déduction sentimentale et logique de l’autre : tous deux étaient, pour ainsi dire, le produit d’une pensée unique ; et tous deux devaient disparaître et tomber en même temps.
Admirez, en effet, la logique de l’esprit humain durant tout le Moyen-Âge, ou, pour mieux dire, depuis la venue du Christ jusqu’à la Révolution Française. Ce que l’homme n’avait pas et ne concevait pas possible sur la terre, l’égalité, la justice, le bonheur, il le plaçait dans le ciel, et en jouissait par anticipation. Ainsi la conscience et l’intelligence humaines étaient satisfaites.
Mais, pour comprendre combien ce système était complet, il faut rapprocher du dogme du paradis le dogme de la chute. L’inégalité de naissance et de races existait sur la terre ; on était prédestiné de père en fils ; le fils souffrait à cause de son père : pourquoi cette iniquité ? redoutable problème, dont voici la solution : C’est que toute l’Humanité relève d’Adam, et a péché avec lui.
Puis encore nouveau problème et nouvelle solution ; car on se demandait comment l’Humanité pourrait être sauvée. Entre la chute originelle et le paradis, il fallait bien un lien qui les unît, qui servît de pont à l’Humanité : de là le dogme de l’incarnation de Jésus-Christ et sa passion.
On put alors dire aux hommes : « Vous vous plaignez de souffrir ; et le juste par excellence, le Fils de l’Homme, le Fils de Dieu, n’a-t-il pas souffert aussi, n’a-t-il pas souffert plus que vous ? Voyez sa croix ! Et n’est-il pas venu pour vous racheter, vous et tous ceux qui souffrent ? Ne vous a-t-il pas ouvert, par sa mort, la porte d’un séjour d’où la douleur sera bannie, et où tous seront rétribués suivant leur mérite et pour leurs souffrances mêmes ? » Je le demande, comment l’esprit humain aurait-il pu douter de ce ciel en voyant la terre, et comment aurait-il pu rejeter la loi terrestre en voyant ce ciel ? Vous vous étonnez que l’Humanité ait pu rester si longtemps emprisonnée dans ce redoutable cercle ; ah ! je m’étonne bien plus qu’elle ait pu en sortir.
Oui, je le comprends nettement, tout le travail d’édification du Christianisme est en germe dans la pensée que je viens d’énoncer. Pourquoi l’Humanité s’est-elle rattachée, par tant de travaux et avec tant de soumission et d’amour, aux vieilles traditions du Judaïsme ? c’est qu’elles seules pouvaient alors lui donner l’explication de son origine, et en même temps la prophétie de sa destinée, en lui enseignant et l’unité de Dieu et l’unité de la race humaine. Pourquoi l’Arianisme a-t-il été vaincu ? c’est parce qu’il était impossible de concevoir que l’homme, puni et condamné par Dieu, pût se sauver par lui-même : donc le Sauveur était Dieu.
Passé, présent, avenir de l’Humanité ; Adam, Jésus, le règne de Dieu, voilà les termes d’une série où tout est clair, lié, enchaîné ; série où le monde réel d’alors, le monde de l’inégalité et du malheur, se trouve expliqué, entre un passé qui l’a produit, et un avenir réparateur. Douleur dans le présent, donc crime dans le passé, mais espérance et justice dans l’avenir : c’est ainsi que le cœur humain a senti, que l’esprit humain a raisonné ; et, recueillant avec joie dans l’univers entier tous les vestiges de son histoire, s’inspirant de la terre, des cieux, et de tous les phénomènes tels que l’homme les concevait alors, l’Humanité a bâti l’immense édifice du Christianisme, et elle y a vécu.
Ne séparez donc pas la religion de la société : c’est comme si vous sépariez la tête d’un homme de son corps, et que, me montrant ce cadavre, vous osiez me dire : Voilà un homme. La société sans la religion, c’est une pure abstraction que vous faites, car c’est une absurde chimère qui n’a jamais existé. La pensée humaine estime, et elle est à la fois sociale et religieuse, c’est-à-dire qu’elle a deux faces qui se correspondent et s’engendrent mutuellement. À telle terre répond tel ciel ; et réciproquement, le ciel étant donné, la terre s’ensuit.
Cette vérité pourrait se démontrer pour toutes les périodes du développement de l’Humanité, comme pour la période chrétienne. Mais peut-être est-on tenté d’en douter en voyant ce qui se passe aujourd’hui, comme si l’état présent n’était pas, au contraire, la plus éclatante démonstration qu’il n’y a point de société sans religion. Vous demandez où est aujourd’hui la religion, et moi je vous demande où est aujourd’hui la société. Ne voyez-vous pas que l’ordre social est détruit, comme l’ordre religieux ? la ruine de l’un joint la ruine de l’autre. Encore une fois, l’édifice humain est à la fois ciel et terre, qui s’élèvent, durent, et tombent en même temps.
III.
« Tu aimeras Dieu de toute ton âme et ton prochain comme toi-même. L’homme autrefois a péché, et voilà pourquoi la vie terrestre est une vallée de larmes. Mais ce n’est qu’un passage : il y aura une autre vie ; car Jésus, par sa mort, a racheté les hommes du péché. » Avec cela, tout homme avait, pour ainsi dire, une boussole pour tous les événements de sa vie. Pauvre ou riche, heureux ou malheureux, il avait la raison suffisante de toute chose. Ainsi jalonné en avant et en arrière, il n’avait plus qu’à harmoniser sa vie avec ce point de départ et ce but. Sa naissance, sa condition, était un fait qu’il devait accepter tel qu’il lui était donné. Heureuse, elle ne devait lui paraître qu’une occasion plus favorable de s’avancer vers la destinée éternelle par ses mérites envers ses frères ; malheureuse, il n’avait pas le droit d’en murmurer. L’inégalité des conditions, la rigueur incessante du sort pour le grand nombre, le scandale de la richesse avec tous les vices chez quelques-uns, l’iniquité, la tyrannie des gouvernants et des maîtres, tout ce chaos enfin qui pèse si atrocement sur nos âmes et sur notre imagination, à nous que la Philosophie du Dix-Huitième Siècle et la Révolution ont émancipés du passé en esprit, mais non pas en fait ; ce chaos, dis-je, n’existait pas pour l’homme qui portait gravée dans son cœur, dès ses premiers pas dans la vie, la solution chrétienne. Avec cette solution, il n’y avait même sur la terre aucun mal absolu, puisque tout mal était amplement réparé. Tout, au contraire, était épreuve et occasion de salut, pour cette autre vie qui absorbait les âmes. Ajoutez que les institutions répondaient de toute part à cette éducation, et qu’à chaque instant il ne tenait qu’à vous de fortifier et d’éclaircir votre foi, de la retremper, de la regraver en vous-même, en vous adressant à l’Église, qui, incessamment, jour et nuit, et par toutes sortes de voies, appelait chacun à venir se purifier et se reposer un instant dans son sein ou s’y confier pour toujours.
Or, maintenant, je le demande, où sont les principes que vous donnerez comme une boussole à vos jeunes générations ?
Croyez-vous, par hasard, qu’il n’en soit pas besoin, que ce soit chose superflue et dont les hommes se passeront désormais ? Croyez-vous que l’homme, après s’être toujours fait une solution du problème humain et divin, soit arrivé, de progrès en progrès, à une époque où il vivra sur la terre, comme l’animal, sans conscience et sans souci de la destinée générale ? et regardez-vous comme le dernier terme des lumières et de la raison de réduire trente-deux millions d’hommes à une existence purement phénoménale ? Puis, concevez-vous la société sans aucune base reconnue ? Jouir, diront les uns ; souffrir, diront les autres ; hasard, fatalité, diront-ils tous en chœur. Mais n’entendez-vous pas ceux-ci s’écrier en murmurant : Pourquoi toujours souffrir ?
Le stoïcisme et l’épicuréisme ont pu être, comme Montaigne le dit de l’épicuréisme du doute, un oreiller doux et suffisant à quelques-uns, car l’orgueil calme du stoïcien a aussi sa douceur. Mais ce n’est qu’une exception, un cas particulier infiniment rare. L’immense majorité des têtes humaines est incapable de reposer sur cet oreiller. Il faut pour s’y appuyer des dispositions innées toutes particulières. L’épicurien qui sait vivre calme dans des bornes vertueuses est un prodige ; le stoïcien qui sait religieusement souffrir en est un autre. Laissons donc les prodiges, les exceptions, et considérons le grand nombre, la multitude, devant laquelle les exceptions sont comme si elles n’existaient pas.
Or, sans même parler de l’immense multitude, abandonnée, comme un vil troupeau, à l’instinct de ses passions aux prises avec la nécessité et le hasard social, qu’est-ce aujourd’hui que l’éducation pour le petit nombre qui en reçoit ? C’est la lutte des traditions du passé avec la science moderne, la lutte des dogmes chrétiens, auxquels la société livre l’enfance (comme si le rebut des hommes mûrs était assez bon pour l’enfance), et de la philosophie, qui ne sait encore que détruire ; c’est un mélange hétérogène de toutes sortes de principes qui ne sont pas des principes, de vérités et d’erreurs mêlées à dessein. La synthèse nouvelle, n’étant pas faite, laisse de toute part un vide immense ; et, pour remplir le vide, on met à dessein l’erreur, comme si elle pouvait tenir la place de la vérité, et comme si l’erreur et la vérité ne devaient pas se combattre, en telle sorte que le tout devienne creux et vide. Ainsi se forment de fragiles caractères, pleins de trouble et d’incohérence, ou de stériles et ingrates natures, n’ayant d’autre règle que l’égoïsme. Et une fois la vie ainsi commencée, elle continue de faux pas en faux pas. L’enfant devient homme, époux et père ; il voit s’élever autour de lui des berceaux et des tombes ; et, à mesure, son cœur s’atrophie et se resserre, ou se désole et se lamente amèrement ; car plus sa pensée devient grave, plus l’isolement se fait sentir, plus la misère de l’homme réduit à ses propres forces dans la solitude de cette société devient pénible et affreuse. Sur tous les grands mystères qui enserrent la vie humaine, comme sur tous les devoirs de cette vie, la société silencieuse l’abandonne à lui-même : pas une leçon, pas un conseil, pas un appui. Si son œil plonge dans la profondeur de son cœur, s’il se reporte aux souvenirs de son enfance pour chercher les principes que la société lui a donnés, afin de le préparer à ses lois, qu’y trouve-t-il ? Des puérilités, des mensonges, que plus tard la société elle-même a effacés en s’en moquant. On s’est joué de ce qu’il y a de plus saint au monde, la naïveté de l’âme humaine arrivant à la connaissance et à la vie. Son imagination lui retrace des hommes noirs qui ont pris son enfance malléable et crédule, et lui ont gravé dans la tête des idées superstitieuses ou des débris de vérités antiques dont eux-mêmes n’avaient plus le sens. Voilà ceux qui lui ont dit quelque chose sur la destinée générale, sur le pourquoi de la vie, sur le passé, sur l’avenir ; voilà ceux qui lui ont parlé de Dieu ; et plus tard d’autres éducateurs, les savants, les philosophes, le monde, l’ont pris à leur tour, et ont tout effacé. Ô douleur de l’âme humaine, souillée d’abord des superstitions du passé, à l’âge où elle est tendre et naïve, et ensuite détrompée et abandonnée ! Les Scythes, dit-on, crevaient les yeux à leurs esclaves : de même faisons-nous à nos enfants ; nous les élevons d’abord avec les dogmes du Christianisme, pour qu’ils restent ensuite toute leur vie privés de la vue. Ainsi isolé au milieu de l’Humanité du dix-neuvième siècle, l’homme est plus pauvre en science, en certitude, en morale, qu’il ne le fut jamais dans des âges moins avancés de l’Humanité. Déjà la vie, déjà la mort l’assiègent de leurs mystères ; à qui s’adressera-t-il ? Retournera-t-il vers ses éducateurs les hommes noirs ? ira-t-il faire consacrer, par ces parias de la société qu’il méprise, et son union sainte avec une femme, et ses enfants nouveau-nés ? et ne sentira-t-il pas un froid mortel et une profonde horreur à entendre leurs prières stipendiées retentir sur les bières de ceux qu’il a aimés ? Comme Young en terre étrangère, il est obligé d’ensevelir lui-même les restes de ceux qui lui sont chers ; mais il n’a pas, comme lui, en mémoire les rites de sa patrie et de sa religion ; il est au milieu des hommes, il est sur sa terre natale, et il est seul en esprit sur la terre. Héritage de l’Humanité, n’a-t-il donc pas droit à une part dans tes richesses ? science de l’Humanité, ne devrais-tu pas le soutenir et l’illuminer ? art de l’Humanité, ne devrais-tu pas faire couler dans son cœur quelques gouttes d’enthousiasme ? Pourquoi avez-vous vécu et souffert, âmes généreuses qui dans tous les siècles avez pensé à la postérité ? Était-ce donc pour-que l’Humanité aboutît à ce que tout homme fût seul en esprit sur la terre ?
IV.
Il y a des hommes véritablement aveugles qui ne voient rien par le cœur ni par la
pensée, qui ne voient que des yeux du corps. Si vous leur demandez : Babylone ou Palmyre
ont-elles existé, et sont-elles détruites ? ils vous répondront : Oui ; car ils peuvent
vous montrer des ruines matérielles, des débris d’édifices enfouis dans le sable du
désert, des inscriptions brisées ou à demi effacées par le temps, et écrites dans des
langues qu’on ne parle plus. Mais si vous leur dites que la société actuelle est
détruite, ils ne vous comprendront pas, et se riront de vous, parce qu’ils voient de
tous côtés des champs cultivés, des maisons et des villes remplies d’hommes. Que dire à
ces aveugles, sinon ce que Jésus disait à leurs semblables :
Oculos
habentes, non videtis.
Au temps où prophétisait Jésus, Jérusalem aussi était pleine d’habitants ; Hérode régnait, et les publicains percevaient l’impôt ; les marchands trafiquaient jusque dans le temple, et les scribes et les pharisiens débitaient hardiment le mensonge. Mais le Prophète, lisant au fond des cœurs, ne voyait dans ces hommes que des morts, ou, comme il disait, des sépulcres blanchis ; et quand on lui montrait les hautes murailles du temple et les maisons de Jérusalem pleines d’habitants, il gémissait sur les enfants et sur les mères destinés à voir le temps de désolation.
Ce n’est pas quand tombent les murailles, quand les maisons s’écroulent, quand la désolation est dans les villes, quand les habitants se livrent aux dernières convulsions de la ruine des empires, non, ce n’est pas alors que la mort vient pour les sociétés ; lorsque cela arrive, les sociétés sont déjà mortes. Quand la pensée constitutive de la société est éteinte, on peut dire, comme Jésus, que Jérusalem périra jusque dans ses maisons, parce que Jérusalem a péri dans le cœur des hommes.
Je ne m’adresse pas à ceux qui ne voient que des yeux du corps, je m’adresse à l’intelligence. Quel est l’homme doué d’intelligence qui me niera que le ciel et la terre dont je parlais tout à l’heure soient aujourd’hui détruits ? Où est-elle cette pensée organique et constitutive de la société du moyen-âge, qui faisait du ciel le supplément de la terre, et qui, réparant la terre par le ciel promis, satisfaisait ainsi la justice ? Cette pensée est détruite ; ce ciel et cette terre n’existent plus pour nous.
Aujourd’hui les croyances de nos pères sont ensevelies et dorment avec eux dans les tombeaux. Nous avons grandi, nous avons rejeté bien des erreurs, découvert bien des vérités ; nous avons soulevé bien des voiles. Mais, de pas en pas, à quelle nuit profonde nous sommes arrivés ! Ainsi, quand on s’élève au sommet d’une haute montagne, il semble que l’œil, plus près des étoiles, va jouir d’une éclatante lumière et de ravissants spectacles ; mais, arrivé au sommet, on est tout étonné de se trouver dans les ténèbres, et le soleil qui brille dans cette obscurité nous envoie une lumière qui nous blesse.
La terre est changée ou plutôt bouleversée, car l’inégalité suivant la naissance n’est plus consentie. Écoutez ce que disent vos livres, vos codes, vos constitutions : « Le préjugé des races est aboli ; plus de noblesse, plus de privilèges héréditaires ; tous les hommes sont égaux » : voilà la clameur universelle. Mais montrez-moi donc cette égalité réalisée sur la terre ; ne voyez-vous pas que le fait est en opposition avec le droit, et que l’ordre ne sera rétabli que lorsque le fait marchera d’accord avec le droit ou s’acheminera pour le rejoindre ?
Le ciel du moyen-âge aussi a disparu : la croyance au péché originel, à la rédemption, et au paradis, est tombée. Il n’y a plus aujourd’hui qu’incrédulité pour ce Christianisme si fermement cru par nos pères.
Comme l’eau qui bouillonne et brûle, et, à la fin, refoule tout à coup le poids de l’atmosphère, et s’élance en souffle insensé : ainsi l’esprit humain, après avoir bien bouillonné, a brisé les limites qu’il s’était données à lui-même : le ciel qui comprimait la société, et la maintenait, et l’éclairait, et réchauffait, et la fécondait de rosées, ce ciel est vaincu ; mais la société est détruite, et le doute, le doute insensé, parcourt et sillonne la terre en tous sens.
Et comment en serait-il autrement ? La terre est toujours une vallée de larmes, mais les malheureux n’ont plus le ciel ; et plus le cœur et l’intelligence humaine se sont agrandis, plus le spectacle de cette Humanité sans paradis est repoussant et cruel.
V.
La vie présente, ainsi privée de ciel, est un labyrinthe où tout homme doué de sympathie et d’intelligence est destiné à être dévoré par la douleur et le doute.
À quoi me sert que la vie antérieure de l’Humanité ait développé mes sympathies et étendu mon intelligence, quand toutes mes sympathies sont blessées et mon intelligence confondue ?
Inégalité sur la terre, mais égalité dans le ciel ; en d’autres termes, injustice sur la terre, mais justice dans le ciel, voilà ce qu’on disait autrefois. Mais aujourd’hui, que l’égalité terrestre est proclamée, et que l’on ne croit plus ni à l’enfer ni au paradis, que voulez-vous que fasse la logique humaine avec une terre où règnent pourtant l’iniquité et l’inégalité !
Elle ne peut en conclure qu’une chose, cette logique : c’est que tout dépend du hasard et de la fatalité ; qu’il n’y a par conséquent ni droit ni devoir ; que rien n’est vrai, que rien n’est juste ; que vérité, vertu, justice, sont des mots et ne sont que des mots.
Tous dites que tous les hommes sont égaux : dites-moi donc pourquoi tant d’hommes sont marqués au front toute leur vie du stigmate de leur naissance ; expliquez-moi cette horrible fatalité qui pèse sur les dix-neuf vingtièmes de l’espèce humaine. Quoi ! ne voyez-vous pas que votre égalité devant la loi n’est qu’un leurre d’égalité véritable et une absurde chimère, quand, pour la satisfaction d’oisifs, tant de millions d’hommes travaillent sans relâche, n’avant pas un instant pour penser, pour s’élever à Dieu, pour sentir, et sacrifiés à des machines quand celles-ci coûtent moins cher à ceux qui exploitent et les hommes et les machines ! Que voulez-vous, dis-je, que conclue la logique humaine de cet écrasant despotisme exercé par quelques privilégiés sur tout le reste des hommes, sinon que les biens et les maux dans la société sont l’effet du hasard ?
Le crime aussi, dans la société, est hasard, et la vertu hasard. Car quels sont ceux qui peuplent les prisons, les bagnes, et dont le sang coule sur les échafauds ? Tous ces criminels l’auraient-ils été, si le hasard de la naissance les avait favorisés ? et ne seraient-ce pas les classes élevées, ces classes qui les méprisent, qui en ont horreur, qui les ◀jugent▶, ne seraient-ce pas elles qui paieraient le tribut au bourreau, si la roue de la fortune avait tourné différemment ? Quel frein d’ailleurs avez-vous laissé à ces misérables, et quelle règle de vie leur avez-vous donnée ? Vous avez effacé de leur cœur Jésus-Christ, qui commandait aux hommes, au nom de Dieu, de s’aimer les uns les autres, et qui promettait un port aux affligés. Mais savez-vous que c’est une horrible chose que de conserver le bourreau après avoir ôté le confesseur !
Je porte mes yeux sur les heureux de la terre. Plus de caste guerrière, plus de caste théocratique. Avec la croyance au ciel, les prêtres sont tombés ; avec la croyance à l’inégalité terrestre, les nobles sont tombés. Mais qui les remplace ? Jésus chassait les marchands du temple : aujourd’hui ce sont les marchands qui ont chassé Jésus du temple. Le comptoir a aussi remplacé la lice. Je vois des hommes de lucre et de propriété qui luttent avec acharnement les uns contre les autres, spéculent sur leur ruine mutuelle, exploitent les misérables qui, sous le nom de prolétaires, ont succédé aux esclaves et aux serfs, et se livrent solitairement à leurs passions. Pourquoi veut-on que je les honore ? Ne serais-je pas exposé, cent fois pour une, à honorer la fraude, l’avarice, et la cupidité ? Et pourquoi d’ailleurs les honorer ? ils n’ont travaillé que pour eux.
Ils n’ont travaillé que pour eux, ces puissants sur la terre aujourd’hui ! Le prêtre travaillait ou était censé travailler à conduire ses frères dans le ciel. Le noble travaillait ou était censé travailler à protéger sur la terre ses frères pendant leur pénible acheminement vers le ciel. Mais les puissants d’aujourd’hui ne travaillent et sont autorisés à ne travailler que pour eux, pour eux sur la terre, pour eux sans l’attente d’un ciel reconnu chimérique.
Ce qui consolait de l’inégalité autrefois n’existe même donc plus. L’inférieur autrefois pouvait respecter et aimer le supérieur, et nominalement le devait ; car celui-ci n’érigeait pas en principe qu’il n’existait que pour lui-même, qu’il n’avait d’objet que lui-même, de mobile que sa cupidité, de règle que son égoïsme. La société laïque reposait, comme on l’a dit, sur l’honneur. Rendre l’honneur et le recevoir était la satisfaction du cœur humain dans la période de l’inégalité consentie. Aujourd’hui ces mots d’honneur et de considération n’ont plus même de sens, puisque, d’un côté, l’inégalité n’est plus consentie quoiqu’elle subsiste, et que, d’un autre côté, le supérieur n’a de règle que son égoïsme.
La société autrefois avait au moins d’une famille la forme et l’apparence. Les rois se disaient les pères des peuples, les prêtres s’en disaient les éducateurs, les nobles s’en disaient les aînés. Quel que fût donc le sort qui vous était échu en partage, fussiez-vous serf et le plus illettré des hommes, vous vous trouviez relié à la famille humaine, et vous aviez au moins le droit d’aimer vos maîtres. À l’inférieur aujourd’hui on a enlevé jusqu’au droit d’estimer ses supérieurs.
L’honneur, comme le plus riche de tous les métaux, circulait dans la société, reliant les hommes entre eux et leur servant de moyen d’échange. Le plus pauvre, en rendant l’honneur, avait droit lui-même à la considération ; car cet honneur qu’il rendait était une richesse de son âme, que reconnaissait celui qui acceptait cet honneur. Il n’y a plus d’autre matière d’échange entre les hommes que l’or ; et celui qui en est privé n’a rien à donner aux autres, et par conséquent rien à en recevoir.
Ainsi l’inégalité, qui n’a pas droit de régner, règne, et rien n’en console. Ce n’est plus même l’homme qui règne sur l’homme, c’est du métal qui règne. C’est la propriété qui règne, donc c’est de la matière qui règne ; c’est l’or, c’est l’argent ; c’est de la terre, de la boue, du fumier. Supposez un amas de fumier couvrant dix lieues carrées de terrain ; quel que soit l’homme auquel appartiendrait cet amas de fumier, cet homme serait un des princes de la terre aujourd’hui, et il aurait le droit de faire passer à un autre, fût-ce un scélérat couvert de crimes, sa puissance. Autrefois on possédait la matière parce qu’on avait un titre dans la société ; aujourd’hui c’est l’inverse : on a titre dans la société à titre de la matière que l’on possède. Donc, encore une fois, c’est la matière qui règne. La Bible nous représente les Hébreux, tandis que Moïse, monté au Sinaï, demandait à Dieu invisible la vérité et la loi, et se tenait prosterné au milieu des tonnerres et des éclairs, dans le silence et dans la crainte, dansant eux autour du veau d’or. La société aujourd’hui danse ainsi autour du veau d’or ; idolâtre comme les Juifs, après être sortie comme eux de l’Égypte de domination où elle a été asservie si longtemps par des pharaons orgueilleux, des prêtres charlatans, et des guerriers dominateurs.
Je ne veux pas adorer le veau d’or, s’écrie l’âme humaine, au milieu de cette société qui l’adore. Je ne veux pas être à titre de matière ; je ne veux pas rendre honneur à ceux qui n’existent qu’à ce titre. J’avais autrefois une richesse qui n’était pas matière ; j’avais pour richesse l’estime dont je pouvais payer les travaux des autres. À tout homme qui me servait en servant la société, roi, noble ou prêtre, je décernais cette estime. Je payais un tribut de mon admiration, je donnais de l’amour, et je vivais ainsi ; car aimer, sous tous les aspects, c’est véritablement vivre, et la vie n’est que là. Rendez-moi donc ma richesse, rendez-moi mon droit de donner, même quand je ne veux pas m’avilir à n’exister que par la matière, en vertu d’elle, et pour elle.
VI.
Aveugles, à qui le Christ disait :
Vous avez des yeux, mais vous ne
voyez point !
m’objecterez-vous donc que la propriété n’est pas
d’aujourd’hui seulement, et qu’elle existait pendant tout ce moyen-âge que je compare à
notre état présent ? Elle existait sans doute, mais elle n’existait pas seule ; elle
existait avec une société et avec une religion. Or, vous n’avez plus aujourd’hui ni
religion ni société ; vous n’avez plus que cette propriété, ou, en d’autres termes, le
respect de la matière.
Aveugles ou sophistes, ne voyez-vous pas que ce qui n’était qu’une chose permise par la religion et la société a pris aujourd’hui la place de la religion et de la société, et a tout envahi, comme la mauvaise herbe qui pullule là où devait croître le bon grain !
Quand il y avait une religion et une société, la propriété existait avec la sanction de cette religion et de cette société ; et ainsi placée à son rang, à l’ombre de cette religion et de cette société, elle était légitime. Dépouillée aujourd’hui de cet abri et de cette sanction, elle n’est plus qu’un fait sans droit, et, en présence de l’égalité proclamée, qu’une sorte de spoliation des pauvres par les riches.
Quand il y avait un autre droit, la propriété pouvait avoir droit. Mais aujourd’hui qu’elle veut être le seul droit, elle n’a pas droit, et il n’y a pas de droit.
Puisqu’il n’y a plus rien sur la terre que des choses matérielles, des biens matériels, de l’or ou du fumier, donnez-moi donc ma part de cet or et de ce fumier, a le droit de vous dire tout homme qui respire.
— Ta part est faite, lui répond le spectre de société que nous avons aujourd’hui.
— Je la trouve mal faite, répond l’homme à son tour.
— Mais tu t’en contentais bien autrefois, dit le spectre.
— Autrefois, répond l’homme, il y avait un Dieu dans le ciel, un paradis à gagner, un
enfer à craindre. Il y avait aussi sur la terre une société. J’avais ma part dans cette
société ; car, si j’étais sujet, j’avais au moins le droit du sujet, le droit d’obéir
sans être avili. Mon maître ne me commandait pas sans droit, au nom de son égoïsme ; son
pouvoir sur moi remontait à Dieu, qui permettait l’inégalité sur la terre. Nous avions
la même morale, la même religion. Au nom de cette morale et de cette religion, servir
était mon lot, commander était le sien. Mais servir, c’était obéir à Dieu et payer de
dévouement mon protecteur sur la terre. Puis, si j’étais inférieur dans la société
laïque, j’étais l’égal de tous dans la société spirituelle qu’on appelait l’Église. Là,
ne régnait pas l’inégalité, là tous les hommes étaient frères. J’avais ma part dans
cette Église, ma part égale, à titre d’enfant de Dieu et de cohéritier du Christ. Et
cette Église encore n’était que le vestibule et l’image de la véritable Église, de
l’Église céleste, vers laquelle se portaient mes regards et mes espérances. J’avais ma
part promise dans le paradis promis, et devant ce paradis la terre s’effaçait à mes
yeux. Je reprenais courage dans mes souffrances, en contemplant dans mon âme ce bien
promis à mon âme ; je supportais pour mériter, je souffrais pour jouir de l’éternel
bonheur. Je n’étais pas pauvre alors, puisque je possédais le paradis en espérance.
J’étais riche, au contraire, de tous les biens que je n’avais pas sur la terre ; car le
fils de Dieu avait dit :
Bienheureux les pauvres sur la
terre !
Et je voyais autour de moi toute une hiérarchie sociale qui,
prosternée aux pieds de ce Fils de Dieu, m’attestait la vérité de sa parole. Dans toutes
mes douleurs, dans toutes mes angoisses, dans toutes mes faiblesses, dans toutes mes
passions, et jusque dans le crime, la société veillait sur moi ;
j’étais entouré d’hommes, mes égaux ou mes supérieurs, qui, comme moi, croyaient au
Christ, au paradis, à l’enfer. La milice de l’Église terrestre était à mon service, pour
me diriger et m’aider à gagner l’Église céleste. J’avais la prière, j’avais les
sacrements, j’avais le saint-sacrifice, j’avais le repentir et le pardon de mon Dieu.
J’ai perdu tout cela. Je n’ai plus de paradis à espérer ; il n’y a plus d’Église ; vous
m’avez appris que le Christ était un imposteur ; je ne sais s’il existe un Dieu, mais je
sais que ceux qui font la loi n’y croient guère, et font la loi comme s’ils n’y
croyaient pas. Donc, je veux ma part de la terre. Vous avez tout réduit à de l’or et à
du fumier, je veux ma part de cet or et de ce fumier.
— Travaille, lui dit encore le spectre qui représente aujourd’hui la société, travaille, et tu auras ta part.
— Travailler ! Je vous entends : vous voulez que je continue à travailler pour des maîtres, des supérieurs, comme je faisais autrefois. Mais je n’ai plus de maîtres, je ne suis plus sujet. Nous sommes tous libres, tous égaux. N’est-ce pas vous-mêmes, mes anciens maîtres, qui me l’avez appris ? Il y avait autrefois une raison pour qu’il y eût des inférieurs dans la société : il n’y en a plus. Et vous voulez que j’obéisse encore ! Je le veux bien néanmoins, mais à condition que vous me montrerez ceux à qui je puis légitimement obéir, obéir sans me dégrader, sans mentir à ma conscience, sans honte enfin et sans infamie. J’obéissais au roi, et le roi s’appelait fils aîné de l’Église, tenait son pouvoir de ses pères, et reconnaissait le tenir de Dieu. J’obéissais aux nobles, qui eux-mêmes obéissaient au roi, et qui tenaient également leur puissance de leurs pères, mais, comme le roi, se soumettaient, dans la morale et la religion, à l’Église. J’obéissais aux prêtres, qui étaient les ministres de cette Église, et qui servaient d’éducateurs à tous. Hors de là, je ne devais obéissance à personne. Je devais au roi service pour la sûreté et les intérêts du royaume ou de la Chrétienté tout entière, redevance aux nobles sur la terre desquels j’étais né, foi à l’Église et à ses représentants. Mais jamais on ne me força d’obéir à des hommes de lucre et d’égoïsme, à des hommes occupés de leur intérêt privé, à des hommes livrés à une seule passion, l’avarice. Qu’un homme autrefois livrât son âme à l’avarice, cela n’en faisait pas légitimement un des princes de la terre. Bien plus, il était obligé de se confesser de son avarice, et le plus pauvre serviteur du Christ avait le droit de le moraliser. Donnez-moi donc d’abord des supérieurs que je puisse respecter, ou souffrez que je haïsse les supérieurs que vous me donnerez… Mais pourquoi parler d’obéissance, pourquoi parler de maîtres, de supérieurs ? ces mots-là n’ont plus de sens. Vous avez proclamé l’égalité de tous les hommes : donc je n’ai plus de maître parmi les hommes. Mais vous n’avez pas réalisé l’égalité proclamée ; donc je n’ai pas même ce souverain abstrait que vous appelez, tantôt, par un mensonge, la nation ou le peuple, et tantôt, par une autre fiction, la loi. Donc, puisqu’il n’y a plus ni rois, ni nobles, ni prêtres, et que pourtant l’égalité ne règne pas, je suis à moi-même mon roi et mon prêtre, seul et isolé que je suis de tous les hommes mes semblables, égal à chacun de ces hommes, et égal à la société tout entière, laquelle n’est pas une société, mais un amas d’égoïsmes, comme moi-même je suis un égoïsme. Et quand il y aurait, sous ces noms de rois, de nobles et de prêtres, ou sous d’autres noms, des remplaçants de mes anciens maîtres, je ne leur devrais pas obéissance ; car entre mes anciens maîtres et moi, il y avait un contrat qui n’existe plus. Ceux-là reconnaissaient une religion que je reconnaissais aussi. Au-dessus de nous tous, il y avait un juge ; et tous, même sur la terre, nous faisions partie de la même cité, l’Église. Rendez-moi l’égalité dans l’Église, ou donnez-moi l’égalité dans la cité laïque. Vous m’avez ôté le paradis dans le ciel, je le veux sur la terre.
Vainement les sophistes gagés ou les partisans ingénus du propriétarisme ont répondu à cet homme, qui réclame sa part intégrale dans le mobilier actuel de la société, que si on obtempérait à sa demande, il ne serait pas dans le premier moment très riche, et deviendrait bientôt fort pauvre ; que sa part serait, comme dans le conte de Voltaire, de quelque cent écus, et qu’à tout prendre, il a plus de profit à vivre dans la société telle qu’elle est, qu’à se faire octroyer la loi agraire.
Ah ! sophistes, ou bonnes gens, je vous remercie ; vous jetez là, sans le savoir, un grand jour sur cette question de la propriété qui vous point si fort.
Oui, vous avez raison, chacun de nous serait pauvre, si la terre, et tout ce qui compose le mobilier social, était divisé en parties égales entre tous les hommes. Chacun de nous aurait à peine de quoi vivre quelques mois, une année peut-être, et bientôt nous retomberions tous dans le dénuementc des sauvages. Vous avez raison, mille fois raison ; c’est la société, c’est l’union des hommes entre eux, c’est l’organisation enfin qui produit la richesse. Sans la société, la terre se couvrirait bientôt de ronces. Sans la société, l’homme deviendrait bientôt stupide et féroce. Ce prolétaire qui se plaint, et qui réclame sa part de l’héritage commun, a donc besoin de la société, comme vous, riches, en avez besoin. Comment donc se pose la question entre vous et ce prolétaire ? C’est une question de gouvernement, une question de politique, en même temps que d’économie politique. Il vous dit : Je suis pauvre, je veux être riche, puisqu’il y a des riches ; je ne suis pas libre, je veux être libre, puisqu’il y en a qui sont libres. Vous répondez : Tu serais plus pauvre encore et moins libre sans la société. Alors il vous demande où est la société, c’est-à-dire où est le droit, où est la sanction de votre richesse et de sa pauvreté, de votre liberté et de son esclavage ? Vous ne pouvez pas le lui dire. Reste donc la conséquence : Pourquoi les pauvres ne prendraient-ils pas la place des riches ? À cela vous ne répondez plus que par le fait ; et c’est précisément ce fait qui est en question ! Vous êtes de mauvais logiciens.
VII.
Les religions anciennes, en consacrant ou en permettant l’inégalité de fortune et de conditions, reconnaissaient pourtant l’égalité humaine, puisque, par le ciel et le paradis promis, elles réparaient, sur la terre, l’inégalité qu’elles autorisaient ; et c’est ainsi qu’elles constituaient le droit, lequel, vu la similitude de notre nature, ne peut être que l’égalité. Le droit restait ce qu’il est, ce qu’il est en essence, l’égalité ; et pourtant l’inégalité des conditions était de droit.
L’égalité reparaît donc aussitôt que la religion est enlevée au peuple. Le peuple alors est dégagé de toute obéissance ; et voilà ce qu’ont entrevu grossièrement ceux qui ont érigé cet axiome hypocrite d’une politique infâme : Il faut au peuple une religion.
Oui, il faut au peuple une religion… ou l’égalité ; c’est-à-dire que de toute façon il faut à l’esprit humain, l’égalité, qui est sa loi. Il faut à l’homme, à l’esprit humain, l’égalité par l’ordre ou l’égalité par le désordre ; l’égalité par le consentement mutuel et l’harmonie, ou l’égalité par la discorde et l’anarchie ; l’égalité enfin par la société, ou l’égalité par la dissolution de la société. Il faut au peuple l’égalité la plus grossière, la plus matérielle, la plus fausse par conséquent et la plus décevante, si vous ne pouvez pas constituer religieusement les différences qui existent entre les hommes.
Dieu, en nous faisant tous semblables, en nous donnant à tous des besoins et des facultés, non pas identiques, mais semblables, nous a donné pour principe unique du droit l’égalité, et pour moyen de réaliser cette égalité la société.
À aucun instant de la durée de l’Humanité, l’identité des conditions ne sera l’égalité véritable ; car nous ne sommes pas identiques. Nous n’avons identiquement ni les mêmes besoins, ni les mêmes aptitudes, ni par conséquent les mêmes droits. Cette prétendue égalité par identité serait la destruction de la liberté de chacun.
Mais, pendant toute la durée de l’Humanité, l’égalité sera la base et le fondement du droit ; car si nous ne sommes pas identiques, nous sommes semblables, et, étant semblables, nous avons virtuellement le même droit.
Voici donc notre loi, notre loi éternelle, qui a été notre loi dans le passé, qui l’est dans le présent, qui le sera dans l’avenir :
Chacun a droit, tous ont droit ; unité et différenciation ; même nature chez tous et personnalité de chacun ; similitude et non-identité ; liberté pour tous et égalité de tous : voilà, je le répète, notre loi, la loi que Dieu nous a faite.
Mais comment le droit peut-il s’accorder avec lui-même ? c’est-à-dire comment le droit de l’un peut-il s’accorder avec le droit des autres ?
Vous le demandez au ciel, à la terre, à tous les échos, Politiques de mon temps ; mais le ciel et la terre, et tous les échos, sont muets pour vous. Liberté… égalité : voilà le terrible problème qui réduit à l’anarchie et met aux abois votre prétendue société. C’est qu’il y a un troisième terme, fraternité, qui pourrait servir de lien aux deux autres, si tous les trois étaient réunis dans une pensée qui a nom religion.
Malheureusement pour vous, avec la religion, la fraternité est remontée dans le ciel, et a laissé aux prises sur la terre la liberté de l’un avec la liberté de l’autre, c’est-à-dire les deux principes par eux-mêmes inassociables qu’on appelle aujourd’hui la liberté et l’égalité.
Mais en a-t-il toujours été ainsi ? Eh ! non. Je viens de vous le montrer par l’exemple du moyen-âge, tout grossier et imparfait qu’ait été ce moyen-âge. Vous l’avez bien vu, que la religion harmonise ce que vous ne pouvez pas harmoniser sans elle, puisque, dans ce moyen-âge, les conditions terrestres étaient les plus distinctes, les plus distantes qu’on puisse imaginer, et que, pourtant, grâce à la religion, l’égalité restait le droit.
C’est que nous n’avons pas que le présent, et que le problème, insoluble au point de vue du fini absolu, est soluble au pointée vue de l’infini.
Ayez donc une religion, ou souffrez la réclamation de ceux sur qui pèse l’inégalité. Vous ne pouvez pas me donner l’égalité par l’ordre, c’est-à-dire par une différenciation consentie et fondée sur notre égalité même ou sur notre similitude de nature ; je l’aurai par le désordre.
Au nom de la liberté même, de la liberté de chacun, c’est l’égalité qui est la loi de tous. Donc, s’il y a dans la société un inférieur en puissance, en richesse, en quoi que ce soit, il a droit de réclamer. Et si vous ne pouvez pas lui donner la raison de son esclavage et de votre liberté, de son malheur et de votre prospérité, il a le droit de se mettre à votre place et de vous mettre à la sienne ; en termes consacrés, l’insurrection devient un droit. C’est ainsi que tout principe d’ordre et toute règle d’obéissance est détruite aujourd’hui.
On entend un horrible bruit de combattants qui se heurtent et se déchirent. Un spectre pâle et tremblant se présente, et dit : Rentrez dans l’ordre, je suis la Société. Une multitude de voix s’écrient aussitôt : Vous dites que vous êtes la Société, faites-nous donc justice ; nous souffrons, et en voici qui jouissent ; donnez-nous autant, ou dites-nous pourquoi nous souffrons. Le spectre se tait, immobile et la tête penchée vers la terre. Alors ces hommes, voyant que ce n’est qu’un fantôme impuissant, s’écrient en reprenant leurs armes : À bas tout ce qui nous opprime ! Pourquoi les inférieurs ne renverseraient-ils pas leurs supérieurs ? pourquoi les pauvres ne se mettraient-ils pas à la place des riches ? pourquoi des inférieurs, pourquoi des pauvres ?
VIII.
L’anarchie civile et politique est donc la loi de notre temps. L’anarchie morale vient s’y joindre.
Il est une moitié de l’Humanité qui a toujours partagé jusqu’ici le sort des parias, des esclaves, et des prolétaires, en ce sens qu’elle a été, comme eux, dépouillée de son droit d’égalité : ce sont les femmes. À ce sexe aussi vous ne pouvez plus promettre le ciel, et vainement vous le menaceriez encore de l’enfer. Souffrez donc que ce sexe aussi renonce à l’obéissance.
N’est-il pas vrai que c’est également un joli et moral axiome, dans le sens où on l’entend communément, que celui-ci : Il faut une religion aux femmes. Eh ! sans doute, mais par la même raison que je viens de montrer qu’il en faut une au peuple, et non par une autre raison. Si bien que moi je dirais volontiers qu’il faut une religion à tout le monde, aux hommes comme aux femmes, aux aristocrates comme au peuple.
Les femmes, de même que tout ce qui a été asservi jusqu’ici sur la terre, trouvaient, au sein de la religion, le nécessaire supplément à leur inégalité ; elles partageaient en cela le sort du peuple. Comme lui, donc, elles sont aujourd’hui dégagées de l’obéissance ; mais, comme lui, elles sentent plus que les autres portions de la société l’absence d’une religion.
Esprits forts qui consentez à ce que les femmes et les enfants aient une religion, il faut une religion aux femmes signifie, dans votre bouche, que vous aurez le droit de satisfaire vos passions, mais qu’elles n’auront pas le droit d’écouter les leurs. C’est comme il faut une religion au peuple, ce qui, pour vous, signifie que vous voulez avoir des esclaves dociles, aveugles comme ceux des Scythes, et bien muselés.
Les honnêtes politiques qui veulent une religion pour les femmes et les enfants, mais qui n’en veulent pas pour eux-mêmes, considèrent la religion comme un frein, comme le mors avec lequel on gouverne un cheval fougueux. Souvent les femmes elles-mêmes appellent la religion à leur secours, uniquement aussi comme un frein dont elles ont besoin pour se gouverner. Cette idée qu’elles se font, ou qu’on leur donne de la religion, est assez mesquine, mais elle est vraie : la religion était un frein, et ce frein n’existe plus.
Seulement, pourquoi était-elle un frein, sinon parce qu’elle donnait satisfaction aux légitimes désirs de bonheur et d’égalité qui sont dans l’âme de tous, des femmes comme des hommes ? Mais allez donc aujourd’hui prendre un frein pour le plaisir d’en avoir un, c’est-à-dire faites-vous esclave pour le plaisir d’être esclave !
« Je serai ton serviteur sept ans, dit Jacob au père de Rachel ; mais au bout de
ces sept ans, tu me donneras ta fille en mariage. »
On conçoit que les femmes
aient fait comme Jacob, et qu’espérant Rachel dans le ciel, elles aient servi Laban sur
la terre.
Après que la femme eut été longtemps traitée comme une proie et une chose matérielle,
on lui prêcha le dévouement, l’abnégation, et l’obéissance. Du harem oriental, du
gynécée de la Grèce, elle passa par le Christianisme dans le mariage. Mais remarquez
combien ce mariage suppose le ciel pour correctif. Voilà S. Paul qui explique ce grand
mot de la Bible : « Vous serez deux dans une même chair »
;
l’explique-t-il par l’égalité ? Non. Il l’explique par l’esclavage de la femme. Il est
bien vrai qu’il commande aux maris la fidélité ; mais il donne au mari l’empire, la
domination sur la femme, dominium. « L’homme, dit-il, est le
chef de la femme : Mulieris caput vir. »
Or voyez les
conséquences de cette domination : L’homme est le chef de la femme ; donc la femme
dépendra de l’homme ; donc les pères disposeront de l’amour de leurs filles ; donc les
maris auront leurs femmes en propriété. Voilà l’esclavage de la femme sur la terre.
Aussi parcourez dans votre esprit les siècles de Christianisme : des deux commentaires
de S. Paul sur le précepte de la Bible, le second n’a-t-il pas anéanti le premier ?
Qu’il n’ait pas pu en être autrement, et que cette domination tempérée par le précepte de la fidélité conjugale ait été supérieure à la polygamie et à la domination conjugale antique, ce n’est pas la question. Je dis uniquement que la religion chrétienne venait, avec son paradis, corriger cet esclavage qu’elle admettait comme la condition nécessaire de la femme sur la terre. S. Augustin termine un sermon sur le mariage par montrer aux femmes que le vrai mariage est celui qu’elles doivent contracter dans la céleste Jérusalem. Tous les prêtres chrétiens ont fait comme S. Augustin. Tous ont dit à la femme : Souffre sur la terre, sers ton maître, ton dominateur, ton chef, l’homme ; tu es l’épouse du Christ. Jacob, qui sert Laban pour épouser Rachel, est ton image.
Mais aujourd’hui où est l’époux promis aux femmes par le Christianisme ? J’ai dit plus haut, à propos de la justice, qu’il est horrible de conserver le bourreau après avoir ôté le confesseur. Je dirai ici, du mariage, qu’il est absurde et inique de conserver dans vos codes le serment d’obéissance de la femme, quand vous ne pouvez plus lui montrer le prix de cette obéissance.
IX.
Ce qu’il y a de plus beau, suivant moi, dans la peinture que Michel-Ange nous a faite du Jugement dernier, et ce qui corrige à mes yeux l’horreur d’un tableau où l’enfer domine, où les damnés abondent, c’est le groupe de femmes, à la droite du Christ, qui s’élèvent de terre et montent au ciel, non pas seules, mais en emportant des hommes avec elles.
Comme si leurs souffrances, en tant que femmes, les avaient affranchies de ce lien de la pesanteur qui attache les hommes à la terre, elles s’élèvent par leur propre poids, pour ainsi dire, vers la céleste demeure, sans ailes et sans anges qui les supportent et les aident à monter. Au contraire, elles-mêmes supportent et font monter avec elles des frères, des amants. Ceux-ci, affaissés sur leurs épaules et sur leur sein, indiquent bien la merveilleuse propriété qu’ont ces femmes de monter, comme s’élèverait un corps plus léger que l’air, un aérostat par exemple, aussitôt que l’on aurait brisé sa chaîne.
Pourquoi Michel-Ange, voulant peindre des êtres à cet état de charité qui leur fait sauver les objets de leur amour, n’a-t-il donc représenté que des femmes ? Pourquoi pas d’hommes embrassant ainsi et emportant au ciel leurs sœurs, leurs amantes ? Pourquoi ce divin, poids vers le ciel, qui remplace l’attrait vers la terre, se trouve-t-il ainsi l’apanage des femmes ? Je ne sais si je me trompe, et si, n’ayant pas le tableau sous les yeux, je ne prête pas au peintre des idées qu’il n’a pas eues ; mais il me semble que la nature particulière de la femme et sa condition particulière sur la terre pendant la loi du Christianisme sont exprimées là avec un art sublime.
Souffrance, esclavage, subalternisation sur la terre ; mais rédemption proportionnée lorsque la trompette du jugement dernier sonnera, et que le Christ, le divin roi d’équité, paraîtra sur son trône, escorté de ses anges : voilà l’arrêt du Christianisme sur la femme.
J’ai cité tout à l’heure le législateur S. Paul. Mais tous les monuments du
Christianisme, sans exception, sont unanimes pour abaisser la femme sur la terre, la
déclarer inférieure, sujette de l’homme et sa servante, non pas sa compagne.
« Homme, dit S. Augustin, tu es le maître, la femme est ta servante. Dieu t’a
fait pour commander, elle pour obéir. Sara obéissait à Abraham, qu’elle appelait son
maître. C’est saint Pierre qui le remarque, et saint Paul a souscrit à cette loi. Oui,
vos femmes sont vos servantes, vous êtes les maîtres de vos femmes1… »
Que m’importe le tempérament que S. Augustin ajoute ensuite à sa sentence, en
recommandant, d’après S. Paul, la fidélité aux maris ? La sentence n’est pas moins
rendue.
En interprétant le mot de Jésus :
Ma royauté n’est pas encore
venue
, par
Mon royaume n’est pas de ce
monde
, le Christianisme avait accepté le fait de l’inégalité sur la terre
en général ; mais en interprétant le mythe hébreu de l’androgyne humain comme si Dieu
avait d’abord créé Adam et puis Ève de la côte d’Adam, il accepta et sanctifia en
particulier le fait d’inégalité de nature relativement à la femme2.
Vainement on essaierait de nier cette vérité. Si aujourd’hui même, enfants illogiques et passablement barbares que nous sommes, nous avons conservé dans notre Code la sentence de S. Paul sur le mariage, sans pourtant ni la sanction de S. Paul, ni aucune sanction, n’est-ce pas parce que le Christianisme avait consacré l’esclavage réel de la femme, et que nous qui avons rejeté le Christianisme de nos lois comme de notre cœur, nous trouvons bon néanmoins d’accepter en cela son héritage, faisant profit (misérable profit !) de ses taches et de ses imperfections ?
De tous les sacrements sociaux de l’ère précédente, nous n’avons conservé que le mariage, et nous n’avons pu le conserver que parce que la sentence de S. Paul ne rencontra point d’opposition dogmatique pendant toute la durée du Christianisme.
On peut même remarquer que le Protestantisme fut plus dur, plus intolérant pour la femme que le Catholicisme. Le culte de la Vierge, si fervent du treizième au seizième siècle, était évidemment un retour vers l’égalité des deux sexes ; mais les protestants traitèrent la Vierge comme une Astarté et une Vénus païenne, et remirent le Christianisme dans sa vraie jurisprudence. Est-ce qu’à chaque page, pour ainsi dire, du dernier poèted chrétien, de Milton, l’infériorité absolue de la femme n’est pas proclamée ? N’est-il pas dit cent fois dans ce poème qu’elle est un appendice, une propriété de l’homme ; qu’elle a dans l’homme sa raison d’être ; qu’elle ne peut s’élever directement à Dieu, que l’homme seul a ce privilège :
He for God only, she for God by him.
Voyez comme Dieu lui-même, dans Milton, élève l’homme au-dessus de la femme. Après la désobéissance, c’est par cette idée de la supériorité naturelle de l’homme sur la femme que le poète trouve moyen d’introduire la damnation dans la bouche de Dieu :
Adam. « Cette femme m’a présenté de cet arbre, et moi j’ai mangé. »
La Souveraine Puissance répliqua : « Était-elle ton égale, pour lui résigner ta dignité d’homme, ce haut rang où Dieu t’éleva au-dessus d’elle ? Elle était faite de toi et pour toi, toi dont les perfections excellaient si fort au-dessus d’elle en réelle dignité. Les qualités dont elle a été comblée convenaient à la dépendance, loin d’être destinées à la domination. L’autorité était ton partage, réservée à toi seul, si tu avais su la connaître3. »
Encore une fois, donc, rien n’est plus certain : le Christianisme n’avait pas seulement accepté le fait de l’esclavage et de l’humiliation de la femme, il l’avait dogmatisé et sanctionné. Il subalternisait la femme à l’homme, et limitait, d’une façon absolue, la femme à la condition que le hasard ou la force lui faisait sur la terre. Tu serviras l’homme, lui disait-il ; tu n’auras pas de liberté ; tu détourneras tes regards de ton propre cœur, tu feras abnégation de tes idées, comme de tes désirs, comme de tes instincts ; l’homme fera la loi, et tu t’y assujettiras ; ton père te choisira un époux, et tu suivras ton époux ; ton époux sera ton maître, tu lui obéiras. Les autres esclaves ne sont pas esclaves par leur âme, mais seulement par leur corps ; toi, tu seras esclave par l’âme, et en outre tu seras plus esclave par le corps que ne le sont les autres esclaves ; tu donneras ton amour et ton corps en perpétuel esclavage à celui qu’on t’aura imposé pour mari, et tu seras fidèle à ce contrat de servitude tous les jours de ta vie (car la moindre infraction serait un crime sur la terre, un crime dans le ciel), sans que ni les infidélités, ni les vices, ni les dérèglements, ni aucun forfait, ni aucune abomination de l’homme, puissent briser ta chaîne et te séparer de ton maître. Et c’est ainsi que vous serez deux dans une seule chair.
Mais voyez l’admirable loi de compensation ! En même temps que le Christianisme sanctionnait le plus atroce des esclavages, il rétablissait l’équilibre, la justice, l’égalité, en disant à la femme : Je te connais, tu es un être de dévouement et d’amour ; sache que j’ai pour toi une récompense digne de ton cœur. Dieu te veut pour épouse ; tu seras l’épouse du Christ. N’est-il pas vrai que si tu aimais sur la terre, tu saurais réellement aimer, que tu garderais ta foi, que tu subirais toutes les tortures pour ton amant, que tu voudrais mourir pour lui à tous les instants de ta vie ? Apprends donc mon secret, qui est le tien : cet amant existe, le plus grand, le plus beau, le plus divin de tous ; et il veut que tu souffres pour lui. Garde-lui seulement ta foi, et tu le verras un jour. Ne prends sur la terre de l’amour que ce que tu peux en prendre là, une image, une ombre. Sers ton mari que l’on appelle ton maître ; mais tu sais bien dans ton cœur que l’obéissance n’est pas l’amour, quoique rien ne soit plus cher à l’amour que l’obéissance.
Et Michel-Ange, le sublime peintre, traduisait cette pensée, lorsqu’il représentait ces femmes de son Jugement dernier qui s’élèvent naturellement vers le ciel, comme le fer est attiré vers l’aimant.
X.
Mais aujourd’hui qu’il est détruit cet aimant qui les attirait vers le ciel, vers quoi voulez-vous qu’elles gravitent ?
Je prends pour exemple la plus grande âme peut-être qui, depuis l’apparition de Jésus, ait incarné l’esprit divin sur la terre, sainte Thérèse, et je vous demande : Vers quoi voulez-vous que l’âme de Thérèse gravite ?
Ou souffrir, Seigneur, ou mourir
, était l’aphorisme de
cette femme qui porta l’amour divin au plus haut degré dont le cœur humain soit
capable.
Ou souffrir, ou mourir ; c’est-à-dire, souffrir sur la terre, ou mourir pour aimer dans le ciel ; c’est-à-dire encore, souffrir sur la terre, parce que souffrir sur la terre c’est aimer dans le ciel, c’est aimer même actuellement ; c’est-à-dire encore, toujours aimer, aimer actuellement en souffrant, ou aimer en trouvant le véritable objet de son amour : voilà l’effusion de sainte Thérèse, voilà la femme, et voilà aussi, comme je l’ai dit, la condition de la femme sous le Christianisme.
Elle comprenait bien son arrêt, l’arrêt rendu par toi sur la femme, ô Christianisme, cette sainte entre toutes les saintes qui forment ta couronne étoilée.
Mais, encore une fois, le Christianisme détruit, quel but d’un côté, et quel frein d’un autre, donnez-vous à cette âme ?
Sainte Thérèse définissait les tourments de l’enfer en disant de Satan : Le malheureux ! il n’aime pas. En lui ôtant à elle-même Jésus-Christ à aimer, n’est-il pas évident que vous la réduisez à l’enfer ?
Mais non, dites-vous, nous lui laissons l’amour ; nous lui laissons Dieu à aimer, sa famille à aimer, son mari à aimer.
Dieu ! où voulez-vous qu’elle le trouve, quand vous l’avez banni de vos croyances, de vos lois, et de vos mœurs ; quand toutes vos sciences matérialistes proclament que Dieu est une erreur ; quand votre politique et votre industrialisme le proclament ; quand vous détruisez vous-mêmes l’idée d’un culte véritable, en méprisant, pour votre propre compte, comme pure superstition, la religion que vous laissez aux femmes, aux enfants, et au peuple ? Croyez-vous que sainte Thérèse ne soit pas en état de vous comprendre, de lire les livres de vos bibliothèques ; et lui interdirez-vous D’Holbach, Fréret, Voltaire, ou Cabanis !
Encore une fois, où voulez-vous qu’elle trouve Dieu à aimer, quand votre athéisme
social semble donner raison à l’athéisme ? Elle pouvait comprendre et aimer Dieu,
lorsqu’elle pouvait avoir avec elle-même ce monologue sublime : « Cinq sous
restent à Thérèse ; cinq sous et Thérèse ce n’est rien ; mais cinq sous, Thérèse, et
Dieu, c’est tout. »
Or, aujourd’hui, je vous le demande, qu’ajoute Dieu à cinq
sous ? Cinq sous avec ou sans Dieu, n’est-ce pas pour vous, Politiques et Industriels
d’aujourd’hui, absolument la même chose ? Donc, si les Lovelaces du jour rencontraient
Thérèse avec cinq sous, Thérèse jeune, belle, et digne de leurs désirs, ils pourraient
bien voir sa misère et chercher à en profiter, mais assurément ils ne verraient pas Dieu
à côté d’elle.
Le Christianisme avait fait de l’amour le frein même de l’amour, en substituant l’amour de Dieu à l’amour de la terre. Alors pouvait venir une femme aussi pleine d’amour que Thérèse ; le Christianisme ne la redoutait pas ; il lui disait : Souffre ; et elle-même, traduisant aimer par souffrir, s’écriait : Non seulement je consens à souffrir, mais je veux souffrir. Alors la société pouvait lui donner un maître, un mari, et lui dire : Quels que soient les vices de cet homme, quelle que soit sa bassesse de cœur, tu lui serviras d’esclave. Ou bien elle-même pouvait dire : Je renonce à la terre, je renonce à aimer et à être aimée sur la terre ; j’aimerai le ciel sur la terre ; mais je serai aimée dans le ciel.
L’amour est une forme de l’égalité ou de la justice, de même que l’égalité ou la justice est une forme de l’amour. Le Christianisme donnait l’égalité, sous la forme de l’amour, à la femme dans le paradis promis, comme il donnait l’égalité aux pauvres et aux inférieurs en ce monde sous la forme des biens qu’il leur promettait.
Mais si vous dites aujourd’hui à cette âme où respire l’amour, c’est-à-dire encore l’égalité : Tu serviras un maître, ne voyez-vous pas que l’amour se révolte, et que l’égalité défie ses chaînes ?
Ne voyez-vous pas qu’au seul signal de cette tyrannie, tout le désordre de votre société retombe de tout son poids sur le cœur de la sainte, et, comme la goutte d’eau jetée sur un métal précieux que le feu a rougi, produit une explosion qui détruit et renverse ?
De Maistre a dit : « Le cœur de la femme est l’instrument le plus actif et le
plus puissant pour le mal comme pour le bien. »
De Maistre a raison.
De Maistre a dit encore : « S’il pouvait y avoir sur ce point du plus et du
moins, je dirais que les femmes sont plus redevables que nous au
Christianisme. »
Il a encore raison, dans l’hypothèse de l’inégalité consentie
sur la terre ; il a raison dans le cercle de l’ère chrétienne, et pour toute l’étendue
de l’horizon embrassé jusqu’ici par l’esprit humain. Le Christianisme, comme je l’ai
dit, sanctionnait l’esclavage de la femme, mais il lui donnait une compensation
équitable ; et, cette compensation donnée, il devenait ainsi pour elle une règle, un
frein, et faisait produire plus de bien que de mal à « ce cœur, l’instrument » le plus
actif et le plus puissant pour le bien comme pour le mal ».
Il y a des penseurs, De Maistre entre autres, qui, prenant pour une base solide l’imperfection du Christianisme relativement à la femme, ont, à l’exemple du Christianisme, condamné la femme, ou du moins l’ont déclarée, sauf le salut par le Christianisme, inférieure de nature à l’homme, et produisant plus directement le mal. C’est une erreur, mais qui cache une vérité.
Vainement ces penseurs démontrent que quand le mal moral se répand sur la terre, c’est par la femme, et que c’est d’elle que vient principalement la ruine des empires : il ne s’ensuit pas la condamnation de la femme comme ils l’entendent. Mais le fait de la destruction des sociétés par la femme est vrai. Vainement aussi les plus profonds ou les plus mystiques d’entre eux, remontant aux mythes des antiques religions, voient leur idée confirmée par le péché d’Ève, qui précéda et amena le péché d’Adam. On peut leur répondre que si Ève pécha la première, il est dit dans la Bible qu’il est réservé à Ève d’écraser la tête du serpent. Mais ce qui est vrai encore, c’est que la femme, étant douée en prédominance de sentiment ou d’amour, devient, comme dit De Maistre, plus active et plus puissante que l’homme pour le mal comme pour le bien. Donc, si le mal doit naître de la nature humaine, laquelle est formée de l’homme et de la femme4, c’est par l’aspect de cette nature que représente la femme qu’il naîtra, de même que le bien, si le bien doit naître. De là le double mythe de la Genèse, le péché commençant par une femme, et le salut définitif promis à une femme.
Les femmes sont inspiratrices en bien ou en mal.
La femme est le mal quand le mal existe autour d’elle ; elle est le mal quand la société doit s’abîmer dans le mal.
La femme est le centre d’attraction de l’homme. C’est ainsi que la femme se trouve la cause du mal, sans en être plus cause que l’homme. Encore une fois, le profond mythe génésiaque n’a pas d’autre sens.
Quand le Christianisme naquit, les femmes furent sublimes ; elles produisirent plus de martyrs à proportion que l’autre sexe, vu le peu de liberté qu’elles avaient. Mais quand le Christianisme est tombé, elle se sont précipitées, et l’ont précipité avec elles. Les Borgia trouvèrent dans leur propre sein une femme qui ferait douter si le mal vint pour eux d’Alexandre VI ou de son fils César, ou de ses trois autres fils, tous dignes de leur père, tous dignes de leur sœur ! Le dix-huitième siècle n’a pas su discerner quel était le plus infâme et le plus souillé du Régent ou de sa fille, de Louis XV ou de ses maîtresses.
Laissons donc De Maistre s’écrier : « Toutes les législations ont pris des
précautions plus ou moins sévères contre les femmes. De nos jours encore elles sont
esclaves sous l’Alcoran et bêtes de somme chez le sauvage. L’Évangile seul a pu les
élever au niveau de l’homme, en les rendant meilleures. Lui seul a pu proclamer les
droits de la femme après les avoir fait naître, et les faire naître en s’établissant
dans le cœur de la femme. »
Il est faux que l’Évangile ait proclamé les droits
de la femme ; il a proclamé, au contraire, son
asservissement :
mais il est vrai qu’en ouvrant le paradis aux femmes et en répondant par l’amour à
l’amour qui est leur nature, il s’est établi dans leur cœur, et a développé leurs
droits, qu’il n’avait pas su tout d’abord reconnaître. Laissons, dis-je, à De Maistre
son anathème contre la femme, qu’il termine par ces paroles : « Aucun législateur
ne doit oublier cette maxime : Avant d’effacer l’Évangile, il faut
enfermer les femmes ou les accabler par des lois épouvantables telles que celles de
l’Inde. »
Mais reconnaissons tout ce qu’il y a de profonde vérité dans ce qu’il ajoute :
« Éteignez, affaiblissez seulement jusqu’à un certain point dans un pays
chrétien l’influence de la loi divine, en laissant subsister la liberté qui en était
la suite pour les femmes ; bientôt vous verrez cette noble et touchante liberté
dégénérer en une licence honteuse. Elles deviendront les instruments funestes d’une
corruption universelle, qui atteindra en peu de temps les parties vitales de l’État.
Il tombera en pourriture, et sa gangreneuse décrépitude fera à la fois honte et
horreur. »
XI.
Or vous avez effacé l’Évangile, et vous n’avez pas enfermé les femmes, comme le veut en ce cas De Maistre, ni vous ne les avez accablées par des lois épouvantables telles que celles de l’Inde. Vous n’avez pas seulement affaibli, mais vous avez éteint l’influence de la loi divine, dans un pays chrétien, et pourtant vous avez laissé subsister la liberté qui en était la suite pour les femmes. Est-il étrange qu’étant ainsi devenues les instruments funestes d’une corruption universelle qui a atteint les parties vitales de l’État, cet État tombe en pourriture, et que sa gangreneuse décrépitude fasse à la fois honte et horreur !
J’ai dit et prouvé que sous la loi du Christianisme, qui disait à la femme :
« Asservissement sur la terre, mais rédemption dans le ciel », l’aphorisme normal de la
femme devait être ce vœu, qui sortit en effet de l’âme de sainte Thérèse :
Ou souffrir, Seigneur, ou mourir !
vœu qui revient à
celui-ci : « Je veux souffrir, parce que souffrir en vue du ciel,
c’est aimer, et qu’aimer est ma loi. » Or, passez par-dessus deux siècles, et, de
l’époque de sainte Thérèse, arrivez à la Régence : que deviendra cette sublime formule
de l’âme de la femme, et comment se transformera-t-elle ? De Dieu, on n’en connaît plus.
Donc l’apostrophe à Dieu disparaîtra ; le terme de Seigneur sera
éliminé de la formule. Il resterait donc : souffrir ou mourir. Mais
souffrir, c’est une absurdité !
Pourquoi
souffrir ? la loi naturelle des êtres est de chercher à jouir, et non pas à souffrir.
Aimer à souffrir, vouloir souffrir pour rien, c’est insensé. Donc, au lieu de souffrir, il faut mettre dans la formule jouir. Cette
formule devient donc jouir ou mourir. Cela seul est raisonnable. On
aimerait mieux, sans doute, jouir et ne jamais mourir. Mais puisque mourir est une loi
nécessaire, l’effort des grandes âmes sera au moins de ne pas languir dans une triste
apathie, dans une morne existence, dans une demi-vie, dans une demi-mort. Donc, pour ces
âmes, point de milieu : jouir ou mourir.
Or, voyez comme la logique est intraitable, et comme l’histoire réalise exactement la
pensée humaine dans ses phases, semblable à un parfait miroir où l’esprit humain se
réfléchit. Quel est, je vous le demande, le grand mot de la Régence ? N’est-ce pas le
mot de la fille du Régent :
Courte et bonne
,
c’est-à-dire « jouir ou mourir ».
Ainsi sainte Thérèse voulait souffrir : la duchesse de Berry veut jouir. Sainte Thérèse posait ce dilemme : ou souffrir ou mourir ; la duchesse de Berry ne connaît que celui-ci : jouir ou mourir.
Ne voyez-vous pas la ruine de la société sortir de cet élan impétueux de la femme vers le bonheur ! Pour rappeler encore le souvenir des mythes antiques, cette femme de la Régence, n’est-ce pas Ève qui touche à l’arbre de la science avec une ardeur insensée ?
L’homme aime la femme, et voici que la femme n’accepte plus la souffrance : donc l’amour va bouleverser cette société qui s’oppose au désir de bonheur qu’a la femme. La femme cherchera le bonheur, et l’homme, entraîné après elle dans cette recherche, prendra avidement de sa main le poison qu’elle lui offrira. Que fut la Régence, que fut le règne de Louis XV, sinon une bacchanale antique, où la femme, la bacchante, portait le flambeau ?
L’homme fut bien inférieur à la femme dans cette orgie fameuse. La duchesse de Berry,
avec sa devise : Courte et bonne, est bien supérieure au marquis de
La Rochefoucauld, qui prépara cette Régence avec la sienne :
L’égoïsme est le mobile de tout.
On peut remarquer que l’aphorisme de La Rochefoucauld se forma absolument par la même nécessité logique que l’aphorisme de la fille du Régent. La loi sous le Christianisme était : « Tu aimeras Dieu de toute ton âme et ton prochain comme toi-même. » Ôtez Dieu, quelle raison de conserver le prochain ? Donc il reste : Tu t’aimeras toi-même : axiome de La Rochefoucauld.
Alors vient la fille du Régent, qui dit : Puisque l’égoïsme est le mobile de tout, et que pourtant je me sens faite pour aimer, je veux du plaisir ou le néant.
Au fond, elle ne dit pas autre chose que sainte Thérèse ; elle dit qu’elle veut aimer, et, même en professant l’égoïsme, elle proteste contre l’égoïsme ; car à La Rochefoucauld, qui lui dit de s’aimer soi-même, elle répond : Non ; je ne peux point m’aimer moi-même ; ma loi est amour, il faut un objet à l’amour ; il n’y a plus de ciel, donnez-moi la terre ; il n’y a plus de bonheur, je veux le plaisir ; je veux au moins l’ombre de l’amour ; et, si je ne peux atteindre cette ombre, je ne veux pas du supplice de m’aimer, du supplice de l’égoïsme, je veux mourir : ma loi est d’aimer ou de mourir.
XII.
Un des grands traits de l’Évangile, un des grands caractères de son auteur, et auquel l’Humanité a instinctivement reconnu en Jésus un inspiré de la vérité divine, c’est la justification de cette loi de la femme.
Le Christianisme, comme je l’ai dit, transportant l’égalité dans le ciel, dont la venue paraissait d’abord si voisine, maintint et consacra l’asservissement de la femme ; mais le Christ proclama implicitement le droit de la femme, en justifiant son besoin d’amour.
Pourquoi Jésus pardonne-t-il à la Pécheresse ?
Parce qu’elle a
beaucoup aimé
5.
Et pourquoi ne condamne-t-il pas la Femme adultère6 ? Parce que la
nature de la femme est d’aimer, et que la Femme adultère avait le droit d’adultère
devant une société adultère. La nature de la femme est d’aimer : donc ou la société
pourra lui donner la règle du bien, en lui montrant la voie véritable de l’amour, ou
elle ne le pourra pas. Dans ce dernier cas, la femme adultère est en droit l’égale de
ses juges ;
ils n’ont pas plus droit qu’elle : « Que
celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre. »
La femme pécheresse, comme la courtisane dans S. Luc, ou comme l’adultère dans S. Jean, a non seulement droit contre une société dépourvue d’idéal, mais elle a le droit au pardon devant le maître de l’idéal, devant son vrai juge. Pourquoi ? C’est que le Christ sait que cet amour même, qui l’a perdue, doit tôt ou tard la sauver ; que l’amour est sa loi ; que c’est la lumière qu’elle a reçue primitivement du Créateur ; qu’elle a raison de suivre cette lumière ; qu’elle n’a pas encore la vraie lumière, mais qu’elle a pourtant la lumière, et qu’ainsi, si elle est condamnable dans l’idéal et par l’idéal, elle est également pardonnable de droit, et par conséquent absoute, par la loi même de cet idéal, puisque, encore une fois, c’est l’amour qui tôt ou tard doit la sauver : « Parce que tu as beaucoup aimé, tes péchés te seront remis. »
La société aujourd’hui a-t-elle, en pareil cas, un droit quelconque de condamner ?
Je sais bien qu’elle condamne, de même qu’elle marie, et qu’elle fait prononcer serment d’obéissance à la femme dans le mariage. Mais les forts, les puissants, se rient ouvertement de la société sur ce chapitre du mariage. On s’en rit dans les livres, aux spectacles, dans les salons, dans les tribunaux, partout ; et ainsi la société se rit d’elle-même et de ses arrêts.
Non, je ne me ferai pas l’avocat du vice pour dire à la société qu’étant dépourvue de religion, elle n’a aucun droit pour imposer à la femme l’esclavage.
Quel lien existe entre ces deux aspects de la nature humaine, l’homme et la femme ? L’amour. Donc la seule règle que l’homme puisse donner à la femme doit être tirée de l’amour. Donc, si la société ne peut pas donner à la femme l’idéal de l’amour, elle n’a rien à imposer à la femme.
Voilà le jugement du Christ ; et, comme c’est la loi du Christ qui, en donnant à la femme un idéal de l’amour, a établi le mariage, la loi du Christ étant détruite, le mariage, en tant que servitude, est détruit du même coup.
XIII.
« La corruption des mœurs », dit un sage de notre temps, « ne prête cède pas celle de la religion ; elle n’en est qu’une conséquence… Où le matérialisme triomphe, où le profane a étouffé le sacré, comme le lien conjugal n’est plus un sacrement, mais un bail, l’adultère n’est plus traduit que devant le tribunal de l’avarice ; on le blâme comme une déloyauté commerciale, obligeant un homme à débourser des frais qu’il ne devait pas faire, et à payer devant la loi pour des enfants qu’il n’avait pas causés et dont la nourriture ne devait pas être à sa charge. Dans une pareille société, l’adultère est flagrant, public, effréné, frappant à toutes les portes ; il est reçu, salué, fêté ; on en rit : le mariage n’existe plus. »
Lorsque la femme, qui est le sentiment dans la nature humaine, se lance dans le mal, parce qu’elle ne sait plus où est le bien, et que, l’ancien bien n’étant plus le bien, la règle du bien lui fait défaut, il est impossible que la société ne s’abîme vite et avec fracas.
L’égoïsme pour loi, le plaisir pour but : va, Société, avec ces deux pilotes tu ne peux manquer de trouver bientôt le naufrage que tu cherches !
Mais ici vient se poser, en morale, la même question de droit qui s’est posée en politique. De quel droit arrêter l’anarchie ?
Vainement, comme De Maistre, séparant dans la nature humaine ce qui est inséparable, l’homme de la femme, le principe d’un sexe du principe de l’autre, appelleriez-vous l’attention du législateur pour qu’il accablât le second sexe de lois impitoyables. Le premier sexe, s’il faut l’appeler par ce nom, aussi démoralisé que le second, et démoralisé avec lui (de quelque côté que vienne primitivement le mal), consentira-t-il à accabler de lois impitoyables l’objet de son amour ou de sa démoralisation ? Ah ! je crains bien que le législateur ne manque pour une pareille œuvre, ou plutôt je suis certain qu’il manquerait ; car le vrai législateur, dans des époques semblables, c’est l’égoïsme, et par conséquent la volupté ou plutôt le vice.
Donc vous ne pouvez faire de cette question une question de force, de tyrannie, de violence ; donc c’est le droit qu’il faut examiner.
Or quel droit, encore une fois, avez-vous à opposer à la liberté dans les mœurs poussée jusqu’à la plus extrême licence ?
On dit, tout le monde dit : La société croule par les mœurs ; la volupté a tout envahi ; l’amour du plaisir a tari toutes les sources pures où la vie sociale s’alimentait. Après la cour de Louis XIV, la Régence ; après la Régence, le règne de Louis XV. Avant 89 la corruption avait déjà atteint toutes les sommités de la société, la cour, la noblesse, le haut clergé, la magistrature, la finance. La Révolution suspendit peut-être un moment cette décomposition morale ; mais bientôt le Directoire amena les saturnales dans la rue. L’Empire aussi parut une trêve, parce que la brutalité était de mode, et que la guerre couvrait tout. Sous la Restauration, le libertinage se cacha dans les oratoires et les sacristies. Mais aujourd’hui licence complète, toutes les barrières sont brisées. Il est évident qu’en un siècle et demi le mal a été sans cesse croissant ; il semble aujourd’hui envahir la nation tout entière. La littérature, expression de la société, révèle ce mal, et l’augmente encore.
Tout cela est vrai, mais qu’y faire ? Vos remèdes, quand vous en trouvez, sont atroces
et pires que le mal. Sublime effort de la vertu et de la sagesse de nos législateurs !
Il restait du Christianisme l’asile ouvert par S. Vincent de Paul sous cette invocation
sublime :
Beatæ Mariæ Virgini Matri et Infantiæ Jesu
.
Ils l’ont fermé ! Vous croyez que vos statistiques vont voir diminuer le nombre des
enfants trouvés ; ce nombre croîtra, et vous aurez de plus créé l’infanticide.
Où poursuivez-vous le mal quand, sous prétexte d’argent et de budget, vous détruisez ainsi la charité publique ? Je vous comprends : à défaut d’une loi morale, vous voulez, comme dit De Maistre, remédier au mal par des lois impitoyables ; mais, au lieu de séparer les deux sexes et de frapper le second sexe tout entier, vous tracez une ligne entre les classes, et vous dites : D’un côté de cette ligne le vice sera permis, de l’autre prohibé. Ainsi le vice n’est vice que parce qu’il vient de telle classe et non de telle autre. Le vice, ce n’est pas le vice en lui-même, c’est le défaut d’argent. Vous n’avez dans la tête que la fiscalité ! Vous craignez que le paupérisme ne s’introduise en France sous cette forme de l’abandon des enfants, et vous voulez interdire au peuple ce recours à la charité publique.
Mais laissons ces velléités cruelles. Vous sentez que le mal est au-dessus de toute votre puissance, au-dessus de toutes vos lois. Le mal, il est en vous, il est dans votre sein. La société aujourd’hui porte en elle la Régence et le siècle de Louis XV, puisqu’elle n’a pas d’autre religion, d’autre lumière, d’autre frein. Seulement le mal n’est plus çà et là, il n’est plus concentré dans une sphère, il est partout.
XIV.
Savez-vous où est précisément le mal ? De Maistre, que j’ai cité plus haut, vous l’a dit. Il est dans la femme ; et moi j’ajoute : il est dans le droit de la femme.
Il est dans la femme, ce qui veut dire qu’il est aussi dans l’homme ; car la femme, c’est le cœur de l’homme. La nature humaine a deux aspects unis et indivisibles, l’homme et la femme. Si l’homme représente plus particulièrement la connaissance dans cette unité, la femme représente plus particulièrement le sentiment. Le mal a donc envahi le cœur humain, comme il a envahi la connaissance humaine. Quand l’homme, représentant de la connaissance dans l’unité humaine, a dit : « Je ne vois d’autre loi que l’égoïsme » ; la femme, représentant du sentiment dans cette même unité, a dû dire : « Je ne vois de vie que dans la volupté et le plaisir. » Donc aujourd’hui l’unité humaine proclame par ses deux aspects cette indivisible formule : Égoïsme, Volupté.
Si vous voulez condamner la formule tout entière, à la bonne heure. Ayez une religion, ayez une société ; abandonnez l’égoïsme, et vous pourrez vous sauver de l’immoralité.
Mais si, scindant la formule, vous dites : Nous voulons conserver l’égoïsme, et nous voulons pourtant que les mœurs règnent, vous êtes d’absurdes tyrans.
Car si l’homme dit égoïsme, la femme, à l’instant même, dit indépendance, liberté, plaisir, bonheur dans le présent, dans le fini ; ce qui se traduit en fait par volupté, vice, débauche, immoralité.
Voyez donc ce qui est dans votre âme (car encore une fois, Homme, tu ne peux te séparer de la femme ; la femme est en toi, elle fait partie de ta nature) : vous avez dans l’âme deux maux synallagmatiques, si je puis employer cette expression des légistes : l’égoïsme, et la volupté.
Et il m’est permis de les tourner l’un contre l’autre, afin de les détruire l’un par l’autre. Il m’est permis de me faire le représentant du droit de la femme, et de vous dire, en son nom : Puisque vous n’avez d’autre Dieu que l’égoïsme, je ne veux avoir d’autre Dieu que le vôtre ; je marcherai donc, comme vous, sur la terre, à la lumière de mes passions. Vous cherchez votre bonheur, je chercherai le mien. Votre science est devenue la mienne. Vous ne connaissez que le présent, je ne connaîtrai plus l’avenir. Je ne veux plus souffrir pour jouir dans l’autre monde. Vous ne croyez pas à l’autre monde ; ni moi non plus. Quand je croyais à l’autre monde, je pouvais m’assujettir dans celui-ci à la condition qu’on m’avait faite. Je rejette cette condition. Je n’ai plus d’idéal, je ne veux plus de frein.
— Vois, peut-elle encore dire à l’homme, vois comme la terre serait triste, aride, et dépouillée, si tu voulais me conserver mes anciennes chaînes. Songe, malheureux, que puisque nous avons perdu les joies du ciel, au moins nous faut-il celles de l’enfer. Confie-toi donc à moi, et à mon instinct de bonheur. Laisse-moi briser et brisons ensemble les lois que, dans d’autres pensées, dans de chimériques espérances, nous nous étions faites. Plus que toi j’ai besoin d’infini ; laisse-moi chercher au moins l’ombre de cet infini qui m’est nécessaire dans le fini qui seul nous reste.
Et le Christ, cette pensée divine toujours vivante, dit encore aujourd’hui à la femme : « Parce que tu as beaucoup aimé, tes péchés te seront remis. »
XV.
Dans quelques générations, les hommes contempleront avec pitié cette France du dix-neuvième siècle, que quelques-uns présenteraient volontiers comme le dernier terme de la civilisation ; ils la considéreront, dis-je, avec la même tristesse et le même dégoût que nous considérons la pourriture de l’empire romain ; et voyant nos masses de prolétaires, vingt ou trente millions d’hommes sur trente-deux millions, déshérités de tout dans une patrie qui depuis cinquante ans a écrit sur son drapeau le saint nom d’Égalité, ils ne comprendront pas plus ce contraste que nous ne comprenons l’esclavage antique. Mais ce n’est pas seulement la situation des masses profondes et obscures de la nation qui frappera alors d’étonnement et de pitié : la triste situation de cette petite couche d’aristocratie bourgeoise qui couvre et cache tout le reste, n’inspirera pas moins d’étonnement et de commisération. Cette routine aveugle d’hommes pleins de vices et de douleurs, et s’attachant à perpétuer dans leurs enfants les mêmes vices et les mêmes douleurs ; cette lâcheté de l’esprit qui pose des principes et qui ne conclut pas ; cette vie égoïste, individuelle, sans force contre les fléaux qui assiègent l’Humanité, sans grandeur, sans variété, sans poésie, bornée au gain, et toujours exposée à la ruine, courant après de sottes distinctions qui ne sont fondées sur rien, pas même sur la naissance, sur la pureté du sang, sur la transmission du courage et de la force par voie de génération : tout cela fera gémir profondément nos descendants sur leurs pères. Quand la société sera ordonnée, que dira-t-on d’une société où le hasard, comme la Folie qu’Érasme faisait reine du monde, décide de tout, préside à tout ; où les inégalités naturelles et les différences de génie et d’inclinations, seuls éléments véritables, sont à peine comptées pour quelque chose, et sont tout à fait subalternisées par la naissance, que cependant toutes nos opinions proclament un préjugé ? Concevra-t-on alors que l’habitude puisse nous fasciner au point de ne pas voir la contradiction de nos principes, et nous cache tous les maux qui résultent pour tous, exploitants ou exploités, maîtres ou esclaves, de cet étonnant désordre et de cette lutte acharnée !
Biens de la terre, charmes du cœur, délices d’un amour partagé, science, honneur, considération, gloire, c’est la fatalité qui distribue tous les lots.
Et pourtant jamais les sympathies humaines n’ont été plus développées, jamais plus d’hommes généreux n’ont senti battre leur cœur de l’amour de l’Humanité.
Mais, encore une fois, à quoi me sert-il d’avoir des sympathies plus larges et plus de lumières que les hommes d’autrefois, quand tout, dans le spectacle que j’ai sous les yeux, blesse mes sympathies et confond mon intelligence ?
Je voudrais voir le bonheur et la paix régner parmi les hommes, et je vois de toutes parts la guerre et l’adversité. J’aime la justice, et je ne trouve que le hasard.
Par quelle fatalité se peut-il que la société ne repose que sur la lutte et l’égoïsme, qu’elle fasse une loi à chacun de ne songer qu’à lui-même, que le malheur de l’un soit exploité avidement par l’autre, que les riches y vivent somptueusement de la faim des misérables, que les méchants y dominent sur les bons, que les plus généreux ne puissent la plupart du temps enrichir et avancer l’Humanité qu’au prix de leurs souffrances, que les sages soient gouvernés par les insensés, qu’un sexe tout entier soit encore tenu dans l’abaissement, et qu’il y ait encore sous une apparence de liberté une multitude innombrable d’esclaves ?
Ainsi la terre est devenue un inconcevable problème. Il semble que la nature avait donné à chaque homme sa destination ; chacun avait un but à atteindre ; ils devaient y marcher tous ensemble, se secourant, s’animant, se guidant les uns les autres : mais, faute d’un soleil qui les éclaire, ils prennent chacun une route différente de celle que la nature leur avait donnée ; ils se heurtent, se combattent, s’égorgent ; et les plus heureux, marchant sur le corps de leurs frères, arrivent à la fin de leur vie sans avoir vu autre chose qu’une horrible et ridicule mêlée dans d’épaisses ténèbres.
Oui, voilà la vie ; et, comme s’il fallait un signe pour en montrer l’aridité et le froid glacial, vous entrez dans cette vie sans solennité, sans bénédiction, vous en sortez de même. L’homme ne sait plus dire un seul mot sur le berceau ni sur la tombe ; la statistique y a remplacé la religion et la poésie : quand un homme naît, quand un homme meurt, on inscrit son nom sur un registre. Oh ! quel est celui qui ayant aimé, et perdu l’objet de son amour, n’a pas senti sa tête s’égarer de folie en voyant comment se consacre la double initiation de la vie et de la mort !
Et quel est celui qui a pu parcourir vos cimetières sans essuyer la sueur de son front dévoré par la douleur et le doute ? La ville des morts ressemble à la ville des vivants. Pour le riche, des inscriptions fastueuses, méprisées de ceux qui les lisent ; une phrase chrétienne auprès d’une phrase athée ; d’absurdes légendes d’un culte mythologique, des mots abstraits dont on a fait des divinités : et pour la multitude des pauvres, une fosse commune, qui engloutit en une minute tout souvenir d’eux. Pour les riches, des tombeaux de toutes les formes, empruntés gauchement aux siècles passés, indices d’un siècle qui n’a pas une pensée d’art à réaliser pour la tombe ; des pyramides égyptiennes, des tombeaux romains, des pierres qui dessinent la forme du cadavre, comme dans le moyen-âge ; des croix de bois fragiles et à demi brisées sur de lourdes constructions de marbre ; d’obscurs emblèmes de résurrection pris aux philosophies antiques ; et plus souvent encore, rien que des ossements figurés sur la pierre. Non, il n’y a rien au fond de toute cette pompe, qui, sans la mort qu’elle recèle, ne serait guère plus sérieuse qu’une décoration de théâtre ; il n’y a rien, dis-je, qu’une épouvantable confusion, où vient se réfléchir dans toute sa hideur le désordre de la société. Là, sur des cadavres, règnent encore l’injustice, le mensonge, l’inégalité, la discorde ; le doute est gravé sur toutes ces pierres, et les paroles qui s’élèvent des tombeaux se combattent entre elles dans leur silence éternel, sans qu’il sorte de leur lutte aucune solution. Vainement vous avez choisi, pour déployer sous le ciel vos tombes privilégiées, un site pittoresque, des coteaux couverts de gazons et d’ifs funéraires : ce squelette d’une société sans foi, sans espérance, et sans charité, n’en est que plus hideux dans sa fosse, et l’aspect de la nature contrastant avec cette misère de l’homme et cette inanité de l’esprit humain n’en est que plus douloureux.
XVI.
Donc, Société actuelle, tu n’as rien dans ton sein que l’avenir, sans doute. Tu n’as ni
Dieu, ni droit, ni loi. Plus je te contemple, plus je vois que tu es folle et insensée.
Tu crois au hasard, et tu ne crois pas à autre chose. Tu ne veux plus du passé, et tu
t’efforces d’échapper à l’avenir qui t’invite et t’appelle. Tu es dans cet état
semblable à la mort qui précède et prépare la vie. Tu vis mécaniquement, comme un
automate, ou comme un homme endormi. Tu ressembles à la chrysalide, où le ver s’est
enfermé pour renaître un jour avec des ailes, et qui, en attendant la métamorphose,
n’est ni chenille, ni papillon, mais un être informe où les deux vies dont elle est le
centre se disputent pour ainsi dire et entrent en conflit. Les chimistes ont un axiome :
Corpora non agunt nisi soluta : « La dissolution précède
nécessairement la formation de nouveaux corps. »
Tu es cette dissolution,
cette dissolution nécessaire, entre une société véritable et une
autre société véritable. Mais combien il est douloureux de te contempler, ô
Dissolution !
XVII.
Et si des hommes je passe à l’univers, si je porte mes regards vers l’infini, je trouve encore le doute, toujours le doute.
Dès mon enfance, j’ai ouvert vos livres, ô Philosophes ! je m’en suis nourri vingt ans.
Jamais Babel ne vit une plus grande confusion et tant de discorde. Au milieu de tous vos
systèmes, rien n’est certain pour personne que l’incertitude de toute chose. Le que sais-je ? de Montaigne, pris dans sa mauvaise acception, est devenu
l’axiome universel ; et la grande vérité du siècle est le proverbe espagnol :
De las cosas mas seguras, la mas segura es dudar
7.
Je demande aux philosophes qui gouverne le monde ? Ils me répondent : Le hasard.
Quel est le mobile des actions humaines ? L’égoïsme.
Qu’est-ce donc que l’Humanité ? Nous n’en savons rien.
D’où vient-elle, où va-t-elle ? Nous n’en savons rien.
Quoi ! n’y a-t-il donc pas une vérité à laquelle je puisse m’attacher ? Pas une. La terre est pleine de confusion et en proie à mille fléaux ; l’immense majorité des hommes vit et meurt dans la souffrance ; on rencontre à chaque pas l’iniquité triomphante et la vertu sacrifiée et méconnue : n’y a-t-il pas, oh ! n’y a-t-il pas quelque part un lieu de réparation ? Non, me crient les philosophes ; et ma raison, éclairée par eux, est obligée de convenir que le paradis des chrétiens est un monde imaginaire.
XVIII.
Fatalité donc ! Et voici la science elle-même qui est une éclatante révélation de cette fatalité qui pèse aujourd’hui sur les hommes. En effet, après tant de travaux de la philosophie matérialiste, qui pourrait nier que chacun de nous n’apporte en naissant des déterminations, des penchants, des facultés diverses ? La fatalité n’est donc pas seulement hors de moi, elle est en germe en moi. Quand Gall émit ses idées, on ne s’y trompa pas ; le monde eut un instant d’horreur et d’effroi ; on sentit que la justice humaine telle qu’elle est aujourd’hui, distributive ou pénale, n’avait plus de base.
Oui, Gall, ses devanciers, et ses successeurs, ont ramené parmi nous l’idée de la fatalité antique. L’enfant est déterminé dès le ventre de sa mère. Il me semble que je vois la main du physiologiste passer sur la tête de tout homme pour faire une horrible expérimentation. « Va, lui dit-il, tu te crois un agent libre, mais j’ai découvert dans les plis de ton cerveau les motifs de tes actions. Va, marche au milieu de ce monde ennemi ou embarrassé d’obstacles ; tu portes en toi une force fatale, et il y a tout à parier qu’elle ne produira que du mal. »
Aujourd’hui quand des têtes de criminels sont tombées sur des échafauds, nos savants recueillent ces têtes, qui vont enrichir leurs précieuses collections. Ils les montrent à leurs élèves dans leurs amphithéâtres, et disent : « L’homme qui avait ce cerveau a obéi à sa nature ; il était déterminé fatalement au crime. » Bien, Docteurs ! vous parlez au nom de la science ; mais pourquoi n’avez-vous pas paru au tribunal pour dire, au nom de cette même science : « Cet homme, que vous allez condamner, a obéi à sa nature ; il était déterminé fatalement au crime. »
Que, pour échapper au fatalisme, des sophistes s’épuisent à démontrer que la science de Gall s’accorde parfaitement avec la liberté humaine, que m’importe leur bavardage ? Oui, dans une autre société cette science pourrait s’accorder avec la liberté humaine, mais non dans celle-ci. Vainement vous reculez, Matérialistes, devant vos propres conceptions ; vainement, devenus lâches à force d’avoir été audacieux, vous essayez de rassurer la conscience ébranlée du juge et du bourreau. Vous feriez mieux d’imiter les plus forts d’entre vous, qui ont au moins la franchise de leur système.
Il y a deux sortes de liberté : la liberté naturelle, et la liberté qu’on appelle morale.
La liberté naturelle est celle des animaux, qui obéissent à leurs instincts.
La liberté morale est celle de l’homme, qui dirige ses instincts.
Mais, pour diriger ses instincts, il faut pouvoir les comparer à quelque chose qui en diffère. Pour se conduire, il faut une lumière. Toute force a besoin d’un point d’appui. Donc, pour jouir de la liberté morale, il faut un idéal. Or, cet idéal, cette lumière, ce point d’appui, ce terme de comparaison nécessaire, manque aujourd’hui à l’homme ; l’homme ne sait plus ce que c’est que la vertu, la vérité, le devoir : donc la liberté morale n’existe plus pour lui. Faire un calcul entre ses passions, voilà tout ce qui lui reste ; mais calculer entre ses passions sans notion supérieure, ce n’est pas être libre moralement, c’est au contraire être esclave moralement ; c’est être au plus haut point esclave de son égoïsme.
L’homme, aujourd’hui, dénué de liberté morale, s’abandonne donc à la liberté naturelle. Il cherche le bonheur dans la satisfaction de ses besoins, sans autre contrepoids, sans autre lumière. Il n’a plus d’autel dans son cœur où il puisse immoler ses passions ; il a un autel où il leur sacrifie. Mais qu’arrive-t-il ? Déclaré libre dans le sens de la liberté naturelle, il ne rencontre, dans ce sens même, que des obstacles.
Ceux qui soutiennent que, dans l’état actuel de la société, la science de Gall ne renverse pas fondamentalement la justice distributive ou pénale, devraient bien nous montrer que l’homme est libre aujourd’hui de s’abandonner à sa liberté naturelle, ou, en d’autres termes, que ces prédispositions fatales, qu’ils reconnaissent, peuvent être, dans tous les cas, satisfaites sans crime au sein de la société actuelle. Ne voit-on pas que, pour qu’ils eussent raison, il faudrait qu’une providence harmonisât les déterminations intérieures de chaque homme avec les penchants des autres hommes et avec le monde extérieur ? Or, cela est-il ? ◀Jugez-en vous-mêmes : voyez vos codes, vos gendarmes, vos prisons, vos bagnes, vos échafauds ; entendez la plainte universelle ; et dites-moi si l’homme possède la liberté naturelle.
L’homme aujourd’hui ne possède donc ni la liberté morale ni la liberté naturelle. Mais il a ses penchants innés, ses prédéterminations fatales. Donc la fatalité règne.
XIX.
Voyant qu’il n’y a plus de société véritable, je m’étais réfugié dans la famille. J’avais rétréci mon cœur, et concentré toutes mes affections sur quelques êtres chéris. Hors de ce cercle, tout était pour moi indifférent ou hostile. Je rapportais tout à eux ; tout leur était sacrifié. N’aimant rien hors eux, ne connaissant ni Dieu ni l’Humanité, mon amour était devenu monstrueux ; et cependant, comme Ugolin, à qui ses enfants demandent à manger, et qui, dévoré lui-même par la faim, n’a que des larmes, je n’avais que des doutes à donner à ceux que j’aimais ; et par eux ces doutes faisaient encore mon supplice. Et comme ces objets de mon amour étaient tout pour moi, que pour moi l’Humanité se bornait à eux, le temps à leur durée, toutes leurs misères, toutes leurs imperfections déchiraient mon cœur, sans que la consolation pût me venir du dehors. Ah, malheureux ! je ne me suis attaché à rien d’éternel. Ce que j’ai aimé, je l’ai tiré du monde, et j’ai dit : « Là est tout mon amour, toute mon espérance, toute ma vie » ; et voilà que la douleur et la mort me flétrissent ce que j’avais voulu sauver du naufrage universel de mes idées et de mes sentiments ; et le monde tout entier n’est plus pour moi qu’un désert, et ces sphères infinies qui remplissent l’espace sont le néant pour moi, et cette marche éternelle du temps est pour moi le désespoir ; et je ne peux fixer mes regards ni sur le passé, ni sur le présent, ni sur l’avenir. Je ne vois plus qu’une affreuse fatalité, des éléments en désordre ou un mauvais génie qui rit d’un rire infernal sur les maux du genre humain !
XX.
Avez-vous au moins des chants pour endormir mes douleurs ? Les philosophes ont engendré le doute ; les poètes en ont senti l’amertume fermenter dans leur cœur, et ils chantent le désespoir.
L’ordre social autrefois se peignait dans tous les arts ; l’art était comme un grand lac qui n’est ni la terre ni le ciel, mais qui les réfléchit. Tous les arts qui sont l’expression d’une société véritable font défaut aujourd’hui, comme cette société. Hommes de mon temps, où sont vos fêtes religieuses où le cœur des hommes bat en commun ? Vous vivez solitaires, vous n’avez plus de fêtes. Vous vous bâtissez des demeures alignées géométriquement ; mais vous n’avez plus de temples. Vos architectes vivent de plagiat ; vos peintres rendent la nature sans vérité et sans idéal, et aucune pensée ne dirige leur pinceau. Mais, je le reconnais, la poésie de la parole est venue fleurir dans vos ruines ; elle est venue, seule, célébrer des funérailles.
C’est Shakespearee qui conduit le chœur des poètes, Shakespeare qui conçut le doute
dans son sein bien avant la philosophie. Werther et Faust, Child-Harold et don Juan,
suivent l’ombre d’Hamlet, suivis eux-mêmes d’une foule de fantômes désolés qui me
peignent toutes les douleurs, et qui semblent tous avoir lu la terrible devise de
l’enfer :
Lasciate ogni speranza.
Que tu es grand, ô
Byron, mais que tu es triste ! Et toi, Goethef, après avoir dit deux fois la terrible pensée de ton
siècle8, tu sembles avoir voulu t’arracher au tourment qui
t’obsédait, en remontant les âges, te contentant de promener ton imagination passive de
siècle en siècle, et de répondre comme un écho à tous les poètes
des temps passés. D’autres, plus faibles, ont été moins sages. L’Angleterre a entendu,
autour de ses lacs, bourdonner, comme des ombres plaintives, un essaim de poètes abîmés
dans une mystique contemplation. Combien l’Allemagne a-t-elle vu de ses enfants
participer du puissant délire d’Hoffmanng et de la folie de Werner !
Et la France, après avoir produit et répandu sur l’Europe la philosophie du doute, la poésie du doute lui était bien due, quelque douloureuse qu’elle fût. Pour la première fois notre langue a enfin connu la poésie lyrique. Ce ne sont plus, comme dans les siècles précédents, quelques accents délicats et purs, quelques retours heureux à l’antiquité, de l’analyse et de l’éloquence ; c’est la poésie elle-même qui a paru. Mais contemplez ceux à qui nous la devons, sondez le fond de leur cœur : ne voyez-vous pas que leur front est empreint de tristesse et de désolation ? C’est le doute qui les assiège et qui les inspire, comme il inspira Goethe et Byron. Ou bien ils essaient vainement de se rejeter en arrière et de se rattacher aux solutions du Christianisme ; ou bien ils prodiguent leurs forces à peindre l’aspect matériel de l’univers ; et quand il s’agit du divin, de l’absolu, de l’éternel, ils font du fantastique sans croyance, uniquement pour faire de l’art.
XXI.
Que telle soit la misère profonde de l’homme en notre temps, c’est ce que personne n’osera nier. Et qui le nierait ? Certes, ce ne sont ni les poètes, qui ont tant répété sur toutes les variations ce cri de douleur : Mon âme est triste jusqu’à la mort ; ni les philosophes, que tant de scepticisme accable ; ni les politiques, que tant de perplexité dévore ; ni les moralistes, qui ne savent quelle base donner à la morale ; ni les philanthropes, qui voient tous leurs efforts vains comme la fumée que le vent disperse ; ni enfin aucun de ceux qui ont réfléchi attentivement sur le caractère de notre époque. Doute, incertitude, fatalité, voilà la raison profonde de toute chose en ce temps ; voilà la devise écrite à chaque page dans les livres et dans les journaux, dans les émeutes des peuples comme dans les conseils des rois et dans les discussions des parlements, dans les cours d’assises et à chaque foyer domestique.
Et cette plainte n’est pas nouvelle : le Dix-Huitième Siècle commença à la faire entendre au milieu des cris de guerre qu’il poussait contre le passé ; car les philosophes pressentaient bien que l’Humanité à leur suite allait se trouver quelque temps comme déshéritée. Toutes nos plaintes, à nous, et tous nos rires amers, ne sont que l’écho prolongé de cette moquerie de détresse de Voltaire, se faisant manichéen, lorsqu’il quittait un instant ses armes de destruction, et de cette lamentable voix de Jean-Jacques, disant anathème à la société, et se rejetant dans la Nature, comme si la Nature sans l’Humanité, c’était le sein de Dieu. Unanimes aujourd’hui, poètes, philosophes, et peuples, ne font que répéter d’une voix immense, et comme à plein chœur, le rire sardonique et le gémissement de ces deux grands génies : inquiets comme Jean-Jacques, ironiques comme Voltaire.
Or cet état peut-il durer ? Peut-on raisonnablement soutenir que la division et l’anarchie dans la connaissance humaine soient l’état normal de la société ? Chaque homme n’a-t-il pas le droit de dire à cette société, qui, prise collectivement, n’est sur toute chose qu’une négation, un néant, et dont l’anarchie est telle, au moral comme au physique, que tout homme qui y naît y puise nécessairement le germe d’une anarchie qui dévore ensuite son cœur et fait de sa vie un long supplice : « Ou reconnaissez l’antique religion, ou résumez votre science, vos lumières, votre philosophie, et donnez à chacun de vos citoyens des principes qui puissent le guider. À cette condition seulement il peut y avoir une patrie, une société. Sans cela, tout homme est libre dans son cœur de nier vos lois, et, s’abandonnant à ses passions, de les violer. Faux-semblant de société, ne parle pas d’honneur, tu ne peux en décerner ; ne parle pas de honte, tu ne peux en infliger ; ne parle pas de justice ; car, aussi aveugle, aussi dénuée de principes que le malheureux ou le coupable que tu condamnes, quand tu punis tu n’es qu’une force brutale, et ton juge n’est qu’un bourreau. »
Chose singulière, contraste bizarre ! on en est arrivé à croire qu’il est utile à une nation, et même qu’il serait utile au genre humain tout entier d’employer un système uniforme de poids et de mesures, et en même temps à ne pas sentir qu’il y ait besoin pour une nation, que dis-je ? pour deux hommes, d’avoir un système uniforme de croyance morale, et un criterium commun de vérité et de certitude ! Voilà l’époque, voilà où elle est tombée ; et voilà d’où elle doit sortir pour s’élever à la plus haute forme d’association et de communion qui ait encore régné parmi les hommes et mérité le nom de société.
XXII.
Aux grandes époques de rénovation, lorsqu’un ordre social tombe et qu’un monde nouveau va naître, le génie du mal semble se déchaîner sur la terre. C’est que tous les éléments de la pensée humaine luttent confusément, comme dans le chaos. Il y a alors une crise de douleur et d’enfantement, de misère morale et physique excessive, de pleurs et de grincements de dents. C’est la dissolution qui précède la vie nouvelle ; c’est l’agonie, la mort : mais c’est aussi l’indice certain de la renaissance. Ce que l’Humanité attend, c’est l’initiation à une nouvelle vie, c’est le programme de sa marche nouvelle, c’est le signal de son départ pour un nouveau ciel et une nouvelle terre.
Quand les hommes commencent à douter de ce qu’ils ont cru, quand ils détruisent ce qu’ils avaient élevé, ce travail s’appelle philosophie. Alors ceux qui ne pensent pas comme les autres s’appellent les sages, les philosophes. Mais quand l’Humanité, après avoir bien cherché avec les philosophes, a trouvé la solution du problème qui l’occupait, elle se réunit, s’accorde dans cette solution ; et alors la philosophie s’appelle une religion. Les philosophies détruisent les solutions incomplètes adoptées par l’Humanité, et cette œuvre importante prépare les religions qui doivent leur succéder et les ensevelir.
Oui, et j’en ai pour garant la même loi de compensation nécessaire et d’équilibre inévitable dans l’esprit humain qui m’a servi de boussole et de preuve dans tout ce Discours ; oui, cette douleur de notre époque annonce l’enfantement d’une société nouvelle. L’esprit humain ne peut pas concevoir l’enfer tout seul, l’enfer sans compensation, l’enfer sans paradis : donc, puisque la science lui a ravi son paradis imaginaire, il cherchera de nouveau et trouvera ce paradis qui lui est nécessaire. L’esprit humain ne peut pas concevoir le présent sans avenir : donc il délaissera l’idolâtrie du présent pour chercher l’avenir. L’esprit humain ne peut pas concevoir la réalité sans idéal : donc il reviendra à l’idéal. Il ne conçoit le désordre que parce qu’il conçoit l’ordre : donc l’ordre renaîtra. Il ne croit au hasard que parce qu’il est de sa nature de croire à la Providence : donc il abandonnera le culte du hasard pour le culte de la Providence. Il n’est athée que parce qu’il est de sa nature de croire en Dieu et d’aimer Dieu : donc il quittera l’athéisme et reviendra à Dieu. De même que l’ombre n’existe que par la lumière et à cause d’elle, de même le fini et toutes ses formes n’existent que par l’infini et à cause de lui. La mort est l’ombre de la vie, le mal est l’ombre du bien, l’idée de hasard est l’ombre de l’idée de providence, l’athéisme est l’ombre de la conception naturelle de Dieu. Toutes ces idées de fini absolu, de présent absolu, de désordre absolu, de hasard absolu, d’athéisme enfin, sont des idées négatives qui n’ont par elles-mêmes aucune existence. C’est, dans notre âme, l’ombre d’un nuage qui passe entre Dieu et nous.
La vie reviendra à cette société, quand elle aura bien compris toute sa misère, et goûté jusqu’à la lie son adversité. Croyez-vous que la longue série de nos malheurs n’ait d’autre but que de fournir des récits à l’histoire, et n’ait pas un sens providentiel pour nos âmes ?
Le mal est grand, me dira-t-on ; vous venez vous-même de le prouver. L’excès du mal, répondrai-je de nouveau, amène le bien. Qui sait ? Dieu est peut-être plus près de nous que nous n’oserions l’espérer. S. Paul était bien loin de Dieu, lorsqu’il repoussait l’avenir en martyrisant les Chrétiens ; il rencontra Dieu, la vérité, l’avenir, au chemin de Damas. S. Paul, c’est la société qui se transfigure.
Le Mosaïsme s’était déjà transfiguré en Jésus, et S. Paul ne l’avait pas compris. Eh ! que savez-vous si la vérité ancienne elle-même, nous apparaissant de nouveau, mais sans voile et sous une nouvelle face, n’opérera pas notre résurrection et notre salut ?
Ne disons-nous pas nous-mêmes tous les jours que l’Humanité était fort abaissée quand le Christianisme vint, et qu’elle se releva par le Christianisme ? Nous avons donc encore conscience en nous-mêmes du Christianisme et de sa valeur, puisque nous parlons ainsi. Il y a donc au fond de notre âme un je ne sais quoi de religieux qui est invincible, quelque chose qui n’est pas le Christianisme et qui le juge et l’apprécie. Que savez-vous si ce n’est pas le Christianisme lui-même qui se transfigure dans nos âmes ?
Ce qui est certain, c’est que la connaissance que nous avons déjà de notre état est un grand pas pour en sortir. Or que viens-je de dire de la société actuelle que chacun ne pense et n’avoue ! Il suffit de rentrer en soi-même dans le silence des passions, pour reconnaître qu’il n’y a dans ce triste tableau de l’époque où nous vivons ni exagération ni mensonge.
Les Chrétiens faisaient, avec raison, descendre le pardon céleste sur le pécheur qui examinait sa conscience. Telle est en effet la vérité psychologique. Dieu, le beau éternel, le soleil de vie, éclaire instantanément l’âme qui se repent.
Et que faisons-nous encore chaque jour nous-mêmes, individuellement, quelque éloignés que nous soyons du Christianisme et de son culte ? que faisons-nous dans nos fautes et dans nos douleurs ? Nous rentrons en nous-mêmes, et nous nous livrons au repentir. Le repentir nous lave et nous purifie. Ensuite la vie nous revient.
La vie reviendra pour la société quand elle se connaîtra bien elle-même, et que, sentant le mal qui est en elle, elle se repentira.
XXIII.
Se repentira-t-elle comme l’entendent les prêtres de la religion déchue et tous les partisans du passé soit politique, soit religieux ? Après avoir détruit ses idoles, les relèvera-t-elle ? Rentrera-t-elle dans la voie d’où elle est sortie ? Reprendra-t-elle ses anciennes erreurs ? Va-t-elle de nouveau croire au ciel comme elle y croyait ? Rêvera-t-elle encore un paradis, un enfer, et un purgatoire, en dehors de la réalité ? Dira-t-elle encore que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde ? Aura-t-elle deux ordres d’idées essentiellement distincts, le règne de la nature et le règne de la grâce ? Admettra-t-elle le mal absolu dans l’ordre de la nature, et en conséquence concédera-t-elle encore l’inégalité sur la terre ? Va-t-elle donc réédifier le passé, et rendre à la tiare et aux sceptres leur puissance ?
Oh ! non. Ces talismans ont perdu à jamais leur puissance, et ce n’est pas ainsi que la société actuelle se régénérera. Encore une fois la terre et le ciel du passé, comme l’homme les a compris, sont à jamais détruits.
Comment donc se régénérera-t-elle ?
L’homme, dit le mythe juif, mit la main sur l’arbre de la connaissance, et il perdit le paradis. Mais Dieu lui-même prévit dès lors que l’homme retrouverait le paradis perdu.
Ce qu’on appelle la chute est, dans la Genèse, un progrès en même temps
qu’une chute. L’homme arrive à la connaissance avec égoïsme, et voilà son péché ; c’est
par la manière dont il acquiert la connaissance qu’il y a chute. Mais la connaissance
qu’il a acquise n’en est pas moins un progrès ; et par elle l’homme, suivant la lettre
même du symbole, devient semblable à Dieu : « Et l’Éternel Dieu dit : Voici,
l’homme est devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal9. »
Or que dit ensuite la Genèse ? Ce progrès, qui est un mal, un péché, une
chute à cause de l’inspiration qui l’a conçu, étant accompli, Dieu, suivant la Bible,
nous provoque à un divin combat : « Et l’Éternel Dieu dit : Voici, l’homme est
devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. Mais maintenant il faut prendre
garde qu’il n’avance sa main, et ne prenne aussi de l’arbre de vie, et qu’il n’en
mange et ne vive à toujours10. »
Ainsi Dieu lui-même nous incite à détruire l’effet du
péché sans détruire la science acquise, sans retourner aux ténèbres.
Et nous aussi, comme l’Adam de la Genèse, qui n’est que le type de l’Humanité, nous sommes sortis de la demeure que le Christianisme nous avait faite, et nous en sommes sortis en portant la main sur l’arbre de la science. L’Éden magique a disparu à nos yeux, et nous sommes aujourd’hui errants sur la terre.
Mais nous ne retournerons pas pour cela aux ténèbres.
Qui nous a perdus ? Un progrès. — Qui nous sauvera ? Un nouveau progrès.
Nous avons la science, ayons la vie. C’est sur l’arbre de la vie, dit la Genèse, qu’il faut mettre la main quand on a porté la main sur l’arbre de la science.
XXIV.
Ils sont bien vieux, me dira-t-on, ces mythes que vous alléguez pour nous donner courage et confiance !
Il est vrai ; entre nous et ceux que nous supposons les avoir écrits, quatre mille ans peut-être ! Mais qu’importe ? Vieux, ils sont jeunes : car la vérité est toujours la même en essence, éternelle, infinie, immuable ; l’esprit humain aussi est le même en essence. La lumière, donc, n’a pas changé, et l’œil reçoit toujours la lumière.
La science, c’est l’analyse.
La vie, c’est la synthèse.
Le mal, c’est la séparation, la division, la fragmentation, l’égoïsme.
Le bien, c’est l’unité.
XXV.
Ainsi, le cœur affligé des maux de notre époque, nous concevons cependant une grande espérance, et nous pressentons, le temps où l’Humanité renaîtra en comprenant l’Unité ; car l’Unité, c’est, la Vie.
Il en est de la société comme de tous les êtres, et aussi comme de toutes les œuvres du
génie de l’homme, de tous les ouvrages de l’art, de toutes les machines. La vie ne se
manifeste que dans l’unité ; elle disparaît quand l’unité cesse.
« Dans la vie, dit Hippocrate, tout concourt et tout consent. »
C’est
une des plus profondes définitions qu’on ait encore données de la vie ; et elle
s’applique aussi bien à la vie collective ou sociale qu’à la vie organique de
l’individu ; elle est vraie de l’être métaphysique société, comme de
l’être physiologique qu’on appelle animal, elle est vraie de cette création secondaire
qui est donnée à l’homme, et dont le chef-d’œuvre est incontestablement la SOCIÉTÉ,
comme de la création divine, prise soit dans son ensemble, soit dans chacun de ses
détails ; elle est vraie, en un mot, que vous considériez
une
plante, un animal, une œuvre d’art, une machine, une société, ou l’univers.
Or il y a des époques où l’unité règne dans la connaissance humaine, d’autres où c’est la discorde et l’anarchie. Dans le premier cas, il y a société ; dans l’autre, une simple agglomération d’hommes, et une crise de douleur semblable à ces crises de notre corps où les principes de deux âges différents luttent confusément dans tout l’organisme et mettent l’existence en danger.
Alors gisent séparés les différents membres de la connaissance humaine, la politique d’un côté, l’art d’un autre, la science d’un autre, et d’un autre encore l’industrie, qui n’est qu’une application de la science à la nature extérieure. Rien ne concourt, rien ne consent, pour répéter l’admirable expression d’Hippocrate. Ce n’est donc plus un corps ; ce sont les membres séparés d’un cadavre, lesquels, en tant qu’on les considère en eux-mêmes, peuvent encore vivre d’une vie propre, mais n’ont plus de vie commune. La relation qui les unissait étant détruite, la société est par là même détruite, puisque la vie, qui ne pouvait couler dans la société qu’à cause de cette relation, ne le peut plus.
Quelle est la vie d’un membre séparé du corps, et ayant perdu les relations où il était dans la vie générale du corps ? C’est de pourrir, de se décomposer, pour passer ensuite, par ses éléments, dans de nouveaux corps. Et ces phénomènes, que nous appelons mort, sont encore de la vie, de la vie à part, si je puis parler ainsi, mais de la vie ; car la mort absolue est une pure conception de notre esprit.
Et de même, séparés et ayant perdu leurs connexions qui constituaient le corps social, quelle est la vie à part de la politique, de l’art, de la science, de l’industrie ?
L’industrie produit la richesse ; mais la richesse mal distribuée engendre tous les vices et toutes les misères. La science amasse une immense érudition de faits, découvre d’importantes vérités ; mais la science, absorbée dans les détails et privée de la vue de l’ensemble, devient la plus aveugle des cécités, et la science sans la charité produit tous les doutes et toutes les misères morales. L’art, c’est-à-dire le sentiment, ne voyant autour de lui que cette décomposition du corps social, tombe dans le spleen et dans l’athéisme, ou revient aux conceptions du passé, et produit mille monstres semblables aux rêves du malade que la fièvre dévore dans une crise terrible… qui va le sauver.
Quant à la politique, elle est nulle évidemment, puisque sa fonction était de présider à cette unité qui n’existe plus, puisque c’était elle qui établissait dans la réalité vivante ces relations, ce concours qui ne sont plus. Elle se réduit donc, pour les hommes que l’on appelle encore gouvernants à de telles époques, et qui n’ont pas le sens de la restauration de la société, à je ne sais quelle agitation égoïste, qui n’a d’autre mobile que leur intérêt ou leur vanité. Et néanmoins, quoique alors la politique soit bien véritablement nulle et complètement anéantie, à tel point même que son essence est niée et que son idée est tout à fait obscurcie pour tous, il arrive cependant que toutes les douleurs que la société ressent dirigent presque exclusivement son attention de ce côté ; et, chose singulière, mais évidemment nécessaire, jamais on ne s’occupe tant de la politique que lorsque la politique est anéantie.
Toute cette fermentation de la mort pour engendrer la vie, toute cette agitation inquiète et sombre, hagarde et comme insensée, qui a lieu à ces époques, principalement dans la sphère des idées politiques et dans l’art, peut tromper celui qui n’y regarde pas de près ; il peut prendre les phénomènes qui se passent sous ses yeux pour de la vie, son époque pour une époque semblable aux périodes antérieures. Mais celui qui contemple attentivement n’en prononce pas moins que c’est la mort du corps social, et sait en même temps que ces phénomènes sont nécessaires pour former l’unité nouvelle.
On répète tous les jours que les sociétés ne meurent pas ou ne meurent plus, par opposition aux petites sociétés de l’antiquité. Autant vaudrait dire que rien ne meurt, puisqu’en effet les éléments ne meurent pas. Certes les générations ne s’éteignent pas sans se reproduire. L’erreur vient de ce qu’on ne considère pas ce qu’il faut entendre par société. La société, ce ne sont pas les hommes, les individus qui composent un peuple. C’est la relation générale de ces hommes entre eux, c’est cet être métaphysique, harmonieuse unité formée par la science, l’art, l’industrie, et la politique, qui est la société ; et c’est cet être qui meurt. Alors tout ce qui était fonction de vie, tout ce qui concourait et consentait, devient fonction de décomposition et de mort.
Ainsi un bel animal, chef-d’œuvre de la création : il marche, il s’élance, il franchit les hautes montagnes ; il respire, il sent, il a de la mémoire, il aime, il engendre. Considérez-le maintenant sous le scalpel de l’anatomiste : voilà son cœur et ses artères, mais ils ne battent plus ; ses nerfs, ses muscles, ses os, mais plus de mouvement, plus de vie ; au lieu de cette vie d’ensemble, de cette vie unitaire, une vie de décomposition, une vie de mort, pour ainsi dire, a commencé partout. L’unité de son être est détruite.