V
Ce n’est pas sans quelque dessein que j’appelle du nom de science ce que d’ordinaire on appelle philosophie. Philosopher est le mot sous lequel j’aimerais le mieux à résumer ma vie ; pourtant, ce mot n’exprimant dans l’usage vulgaire qu’une forme encore partielle de la vie intérieure, et n’impliquant d’ailleurs que le fait subjectif du penseur solitaire, il faut, quand on se transporte au point de vue de l’humanité, employer le mot plus objectif de savoir. Oui, il viendra un jour où l’humanité ne croira plus, mais où elle saura ; un jour où elle saura le monde métaphysique et moral, comme elle sait déjà le monde physique ; un jour où le gouvernement de l’humanité ne sera plus livré au hasard et à l’intrigue, mais à la discussion rationnelle du meilleur et des moyens les plus efficaces de l’atteindre. Si tel est le but de la science, si elle a pour objet d’enseigner à l’homme sa fin et sa loi, de lui faire saisir le vrai sens de la vie, de composer, avec l’art, la poésie et la vertu, le divin idéal qui seul donne du prix à l’existence humaine, peut-elle avoir de sérieux détracteurs ?
Mais, dira-t-on, la science accomplira-t-elle ces merveilleuses destinées ? Tout ce que je sais, c’est que, si elle ne le fait pas, nul ne le fera, et que l’humanité ignorera à jamais le mot des choses ; car la science est la seule manière légitime de connaître, et, si les religions ont pu exercer sur la marche de l’humanité une salutaire influence, c’est uniquement par ce qui s’y trouvait obscurément mêlé de science, c’est-à-dire d’exercice régulier de l’esprit humain.
Sans doute, si l’on s’en tenait à ce qu’a fait jusqu’ici la science sans considérer l’avenir, on pourrait se demander si elle remplira jamais ce programme et si elle arrivera un jour à donner à l’humanité un symbole comparable à celui des religions. La science n’a guère fait jusqu’ici que détruire. Appliquée à la nature, elle en a détruit le charme et le mystère, en montrant des forces mathématiques là où l’imagination populaire voyait vie, expression morale et liberté. Appliquée à l’histoire de l’esprit humain, elle a détruit ces poétiques superstitions des individus privilégiés où se complaisait si fort l’admiration de la demi-science. Appliquée aux choses morales, elle a détruit ces consolantes croyances que rien ne remplace dans le cœur qui s’y est reposé. Quel est celui qui, après s’être livré franchement à la science, n’a pas maudit le jour où il naquit à la pensée et n’a pas eu à regretter quelque chère illusion ? Pour moi, je l’avoue, j’ai eu beaucoup à regretter ; oui, à certains jours, j’aurais souhaité dormir encore avec les simples, je me serais irrité contre la critique et le rationalisme, si l’on s’irritait contre la fatalité. Le premier sentiment de celui qui passe de la croyance naïve à l’examen critique, c’est le regret et presque la malédiction contre cette inflexible puis-sance, qui, du moment où elle l’a saisi, le force de parcourir avec elle toutes les étapes de sa marche inéluctable, jusqu’au terme final où l’on s’arrête pour pleurer 54. Malheureux comme la Cassandre de Schiller, pour avoir trop vu la réalité, il serait tenté de dire avec elle : (« Rends-moi ma cécité. » Faut-il conclure que la science ne va qu’à décolorer la vie, et à détruire de beaux rêves ?
Reconnaissons d’abord que, s’il en est ainsi, c’est là un mal incurable, nécessaire, et dont il ne faut accuser personne. S’il y a quelque chose de fatal au monde, c’est la raison et la science. De murmurer contre elle et de perdre patience, il est mal à propos, et les orthodoxes sont vraiment plaisants dans leurs colères contre les libres penseurs, comme s’il avait dépendu d’eux de se développer autrement, comme si l’on était maître de croire ce que l’on veut. Il est impossible d’empêcher la raison de s’exercer sur tous les objets de croyance ; et tous ces objets prêtant à la critique, c’est fatalement que la raison arrive à déclarer qu’ils ne constituent pas la vérité absolue. Il n’y a pas un seul anneau de cette chaîne qu’on ait été libre un instant de secouer ; le seul coupable en tout cela, c’est la nature humaine et sa légitime évolution. Or, le principe indubitable, c’est que la nature humaine est en tout irréprochable et marche au parfait par des formes successivement et diversement imparfaites.
C’est qu’en effet la science n’aura détruit les rêves du passé que pour mettre à leur place une réalité mille fois supérieure. Si la science devait rester ce qu’elle est, il faudrait la subir en la maudissant ; car elle a détruit, et elle n’a pas rebâti ; elle a tiré l’homme d’un doux sommeil, sans lui adoucir la réalité. Ce que me donne la science ne me suffit pas, j’ai faim encore. Si je croyais à une religion, ma foi aurait plus d’aliment, je l’avoue ; mais mieux vaut peu de bonne science que beaucoup de science hasardée. S’il fallait admettre à la lettre tout ce que les légendaires et les chroniqueurs nous rapportent sur les origines des peuples et des religions, nous en saurions bien plus long qu’avec le système de Niebuhr et de Strauss. L’histoire ancienne de l’Orient, dans ce qu’elle a de certain, pourrait se réduire à quelques pages ; si l’on ajoutait foi aux histoires hébraïques, arabes, persanes, grecques, etc., on aurait une bibliothèque. Les gens chez lesquels l’appétit de croire est très développé peuvent se donner le plaisir d’avaler tout cela. L’esprit critique est l’homme sobre, ou, si l’on veut, délicat ; il s’assure avant tout de la qualité. Il aime mieux s’abstenir que de tout accepter indistinctement ; il préfère la vérité à lui-même ; il y sacrifie ses plus beaux rêves. Croyez-vous donc qu’il ne nous serait pas plus doux de chanter au temple avec les femmes ou de rêver avec les enfants que de chasser sur ces âpres montagnes une vérité qui fuit toujours. Ne nous reprochez donc pas de savoir peu de choses ; car, vous, vous ne savez rien. Le peu de choses que nous savons est au moins parfaitement acquis et ira toujours grossissant. Nous en avons pour garant la plus invincible des inductions, tirée de l’exemple des sciences de la nature.
Si, comme Burke l’a soutenu, « notre ignorance des choses de la nature était la cause principale de l’admiration qu’elles nous inspirent, si cette ignorance devenait pour nous la source du sentiment du sublime », on pourrait se demander si les sciences modernes, en déchirant le voile qui nous dérobait les forces et les agents des phénomènes physiques, en nous montrant partout une régularité assujettie à des lois mathématiques, et par conséquent sans mystère, ont avancé la contemplation de l’univers et servi l’esthétique, en même temps qu’elles ont servi la connaissance de la vérité. Sans doute les impatientes investigations de l’observateur, les chiffres qu’accumule l’astronome, les longues énumérations du naturaliste ne sont guère propres à réveiller le sentiment du beau : le beau n’est pas dans l’analyse ; mais le beau réel, celui qui ne repose pas sur les fictions de la fantaisie humaine, est caché dans les résultats de l’analyse. Disséquer le corps humain, c’est détruire sa beauté ; et, pourtant, par cette dissection, la science arrive à y reconnaître une beauté d’un ordre bien supérieur et que la vue superficielle n’aurait pas soupçonnée. Sans doute ce monde enchanté, où a vécu l’humanité avant d’arriver à la vie réfléchie, ce monde conçu comme moral, passionné, plein de vie et de sentiment, avait un charme inexprimable, et il se peut qu’en face de cette nature sévère et inflexible que nous a créée le rationalisme, quelques-uns se prennent à regretter le miracle et à reprocher à l’expérience de l’avoir banni de l’univers. Mais ce ne peut être que par l’effet d’une vue incomplète des résultats de la science. Car le monde véritable que la science nous révèle est de beaucoup supérieur au monde fantastique créé par l’imagination. On eût mis l’esprit humain au défi de concevoir les plus étonnantes merveilles, on l’eût affranchi des limites que la réalisation impose toujours à l’idéal, qu’il n’eût pas osé concevoir la millième partie des splendeurs que l’observation a démontrées. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. N’est-ce pas un fait étrange que toutes les idées que la science primitive s’était formées sur le monde nous paraissent étroites, mesquines, ridicules auprès de ce qui s’est trouvé véritable. La terre semblable à un disque, à une colonne, à un cône, le soleil gros comme le Péloponnèse, ou conçu comme un simple météore s’allumant tous les jours, les étoiles roulant à quelques lieues sur une voûte solide, des sphères concentriques, un univers fermé, étouffant, des murailles, un cintre étroit contre lequel va se briser l’instinct de l’infini 55, voilà les plus brillantes hypothèses auxquelles était arrivé l’esprit humain. Au-delà, il est vrai, était le monde des anges avec ses éternelles splendeurs ; mais, là encore, quelles étroites limites, quelles conceptions finies ! Le temple de notre Dieu n’est-il pas agrandi depuis que la science nous a découvert l’infinité des mondes ? Et pourtant on était libre alors de créer des merveilles ; on taillait en pleine étoffe, si j’ose le dire ; l’observation ne venait pas gêner la fantaisie ; mais c’était à la méthode expérimentale, que plusieurs se plaisent à représenter comme étroite et sans idéal, qu’il était réservé de nous révéler non pas cet infini métaphysique dont l’idée est la base même de la raison de l’homme, mais cet infini réel, que jamais il n’atteint dans les plus hardies excursions de sa fantaisie. Disons donc sans crainte que, si le merveilleux de la fiction a pu jusqu’ici sembler nécessaire à la poésie, le merveilleux de la nature, quand il sera dévoilé dans toute sa splendeur, constituera une poésie mille fois plus sublime, une poésie qui sera la réalité même, qui sera à la fois science et philosophie. Que si la connaissance expérimentale de l’univers physique a de beaucoup dépassé les rêves que l’imagination s’était formés, n’est-il pas permis de croire que l’esprit humain, en approfondissant de plus en plus la sphère métaphysique et morale et en y appliquant la plus sévère méthode, sans égard pour les chimères et les rêves désirables, s’il y en a, ne fera que briser un monde étroit et mesquin pour ouvrir un autre monde de merveilles infinies ? Qui sait si notre métaphysique et notre théologie ne sont pas à celles que la science rationnelle révélera un jour ce que le Cosmos d’Anaximène ou d’Indicopleuste était au Cosmos de Herschell et de Humboldt ?
Cette considération est bien propre, ce me semble, à rassurer sur les résultats futurs et éventuels de la science, comme aussi à justifier toute hardiesse et à condamner toute restriction timide. Quelque destructive que paraisse une critique, il faut la laisser faire, pourvu qu’elle soit réellement scientifique ; le salut n’est jamais en arrière. Il est trop clair d’abord que la seule conscience d’avoir reculé devant la saine méthode et le sentiment permanent d’une objection non réelle jetteraient sur toute la vie ultérieure un scepticisme plus désolant que la négation même. Il faut ou ne discuter jamais ou discuter jusqu’au bout. D’ailleurs, il est certain que le vrai système moral des choses est infiniment supérieur aux misérables hypothèses que renverse la sévère raison, qu’un jour la science retrouvera une réalité mille fois plus belle et qu’ainsi la critique aura été un premier pas vers des croyances plus consolantes que celles qu’elle semble détruire. Oui, je verrais toutes les vérités qui constituent ce qu’on appelle la religion naturelle, Dieu personnel, providence, prière, anthropomorphisme, immortalité personnelle, etc., je verrais toutes ces vérités, sans lesquelles il n’y a pas de vie heureuse, s’abîmer sous le légitime effort de l’examen critique, que je battrais des mains sur leur ruine, bien assuré que le système réel des choses, que je puis encore ignorer, mais vers lequel cette négation est un acheminement, dépasse de l’infini les pauvres imaginations sans lesquelles nous ne concevions pas la beauté de l’univers. Les dieux ne s’en vont que pour faire place à d’autres. Elle est, elle est, cette beauté infinie que nous apercevons dans ses vagues contours et que nous essayons de rendre par de mesquines images. Elle est plus belle, plus consolante mille fois que celle que j’ai pu rêver. Quand la vieille conception anthropomorphique du monde disparut devant la science positive, on put dire un instant : « Adieu la poésie, adieu le beau ! » et voilà que le beau a revécu plus illustre. De même, loin que le monde moral ait reçu un coup mortel de la destruction des vieilles chimères, la méthode la plus réaliste est celle qui nous mènera aux plus éblouissantes merveilles et, jusqu’à ce que nous ayons découvert d’ineffables splendeurs, d’enivrantes vérités, de délicieuses et consolantes croyances, nous pouvons être assurés que nous ne sommes pas dans le vrai, que nous traversons une de ces époques fatales de transition, où l’humanité cesse de croire à de chimériques beautés pour arriver à découvrir les merveilles de la réalité. Il ne faut jamais s’effrayer de la marche de la science, puisqu’il est sûr qu’elle ne mènera qu’à découvrir d’incomparables beautés. Laissons les âmes vulgaires crier avec Mika, ayant perdu ses idoles : « J’ai perdu mes dieux ! J’ai perdu mes dieux ! » Laissons-les dire avec Sérapion, l’anthropomorphiste converti du mont Athos : « Hélas ! on m’a enlevé mon dieu, et je ne sais plus ce que j’adore ! » Pour nous, quand le temple s’écroule, au lieu de pleurer sur ses ruines, songeons aux temples qui, plus vastes et plus magnifiques, s’élèveront dans l’avenir, jusqu’au jour où, l’idée, enfonçant à tout jamais ces étroites murailles, n’aura plus qu’un seul temple, dont le toit sera le ciel !
La science doit donc poursuivre son chemin, sans regarder qui elle heurte. C’est aux autres à se garer. Si elle paraît soulever des objections contre les dogmes reçus, ce n’est pas à la science, c’est aux dogmes reçus à se mettre en garde et à répondre aux objections. La science doit se comporter comme si le monde était libre d’opinions préconçues et ne pas s’inquiéter des difficultés qu’elle soulève. Que les théologiens s’arrangent entre eux pour se mettre d’accord avec elle. Il faut bien se figurer que ce qui est surpasse infiniment en beauté tout ce qu’on peut concevoir, que l’utopiste qui se met à créer de fantaisie le meilleur monde n’imagine qu’enfantillage auprès de la réalité, que, quand la science positive semble ne révéler que petitesse et fini, c’est qu’elle n’est pas arrivée à son résultat définitif. Fourier, répandant à pleines mains les ceintures, les couronnes et les aurores boréales sur les mondes, est plus près du vrai que le physicien qui croit son petit univers égal à celui de Dieu, et pourtant un jour Fourier sera dépassé par les réalistes qui connaîtront de science certaine la vérité des choses.
Qu’on me permette un exemple. La vieille manière d’envisager l’immortalité est à mes yeux un reste des conceptions du monde primitif et me semble aussi étroite et aussi inacceptable que le Dieu anthropomorphique. L’homme, en effet, n’est pas pour moi un composé de deux substances, c’est une unité, une individualité résultante, un grand phénomène persistant, une pensée prolongée. D’un autre côté, niez l’immortalité d’une façon absolue, et aussitôt le monde devient pâle et triste. Or, il est indubitable que le monde est beau au-delà de toute expression. Il faut donc admettre que tout ce qui aura été sacrifié pour le progrès se retrouvera au bout de l’infini, par une façon d’immortalité que la science morale découvrira un jour 56 et qui sera à l’immortalité fantastique du passé ce que le palais de Versailles est au château de cartes d’un enfant. On en peut dire autant de tous les dogmes de notre religion naturelle et de notre morale, si pâle, si étroite, si peu poétique que je craindrais d’offenser Dieu en y croyant. Les vieux dogmes peuvent être comparés à ces hypothèses des sciences physiques qui offrent des manières suffisamment exactes de se représenter les faits, bien que l’expression en soit très fautive et renferme une grande part de fiction. On ne peut dire qu’il en soit ainsi ; mais on peut dire que les choses vont comme s’il en était ainsi. En calculant dans ces hypothèses, on arrivera à des résultats exacts, parce que l’erreur n’est que dans l’expression et l’image, non dans le schéma et la catégorie elle-même.
Il y a des siècles condamnés, pour le bien ultérieur de l’humanité, à être sceptiques et immoraux. Pour passer du beau monde poétique des peuples naïfs au grand Cosmos de la science moderne, il a fallu traverser le monde atomique et mécanique. De même, pour que l’humanité se crée une nouvelle forme de croyances, il faut qu’elle détruise l’ancienne, ce qui ne peut se faire qu’en traversant un siècle d’incrédulité et d’immoralité spéculative. Je dis spéculative, car nul n’est admissible à rejeter son immoralité personnelle sur le compte de son siècle ; les belles âmes sont dans l’heureuse nécessité d’être vertueuses, et le XVIIIe siècle a prouvé que l’on peut allier les plus laides doctrines avec la conduite la plus pure et le caractère le plus honorable. C’est une inconséquence si l’on veut. Mais il n’y a pas d’état de l’humanité qui n’en exige, et le premier pas de celui qui veut penser est de s’enhardir aux contradictions, laissant à l’avenir le soin de tout concilier. Un homme conséquent dans son système de vie est certainement un esprit étroit. Car je le défie, dans l’état actuel de l’esprit humain, de faire concorder tous les éléments de la nature humaine. S’il veut un système tout d’une pièce, il sera donc réduit à nier et exclure.
La critique mesquine et absolue vient toujours de ce qu’on envisage chaque développement de l’histoire philosophique en lui-même, et non au point de vue de l’humanité. Tous les états que traverse l’humanité sont fautifs et attaquables. Chaque siècle court vers l’avenir, en portant dans le flanc son objection comme le fer dans la plaie. La ruine des croyances anciennes et la formation des croyances nouvelles ne se font pas toujours dans l’ordre le plus désirable. La science détruit souvent une croyance alors qu’elle est encore nécessaire. En supposant qu’un jour vienne où l’humanité n’aura plus besoin de croire à l’immortalité, quelles angoisses la destruction prématurée de cette foi consolante n’aura pas causées aux infortunés sacrifiés au destin durant notre âge de douleur. Dans la constitution définitive de l’humanité, la science sera le bonheur ; mais, dans l’état imparfait que nous traversons, il peut être dangereux de savoir trop tôt.
Ma conviction intime est que la religion de l’avenir sera le pur humanisme, c’est-à-dire le culte de tout ce qui est de l’homme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale. Soigner sa belle humanité 57 sera alors la Loi et les Prophètes, et cela, sans aucune forme particulière, sans aucune limite qui rappelle la secte et la confraternité exclusive. Le trait général des œuvres religieuses est d’être particulières, c’est-à-dire d’avoir besoin, pour être comprises, d’un sens spécial que tout le monde n’a pas : croyances à part, sentiments à part, style à part, figures à part. Les œuvres religieuses sont pour les adeptes ; il y a pour elles des profanes. C’est assurément un admirable génie que saint Paul ; et pourtant, sont-ce les grands instincts de la nature humaine pris dans leur forme la plus générale qui font la beauté de ses lettres, comme ils font la beauté des dialogues de Platon, par exemple ? Non. Sénèque ou Tacite, en lisant ces curieuses compositions, ne les eussent pas trouvées belles, du moins au même degré que nous, initiés que nous sommes aux données de l’esthétique chrétienne. Plusieurs sectes religieuses de l’Orient, les druzes, les mendaïtes, les ansariens, ont des livres sacrés qui leur fournissent un pain très substantiel et qui, pour nous, sont ridicules ou parfaitement insignifiants. Le sectaire est fermé à la moitié du monde. Toute secte se présente à nous avec des limites ; or, une limite quelconque est ce qu’il y a de plus antipathique à notre étendue d’esprit. Nous en avons tant vu que nous ne pouvons nous résigner à croire que l’une possède plus que l’autre la vérité absolue. Tout en reconnaissant volontiers que la grande originalité a été jusqu’ici sectaire ou au moins dogmatique, nous ne percevons pas avec moins de certitude l’impossibilité absolue de renfermer à l’avenir l’esprit humain dans aucun de ces étaux. Avec une conscience de l’humanité aussi développée que la nôtre, nous aurions bien vite fait le rapprochement, nous nous jugerions comme nous jugeons le passé, nous nous critiquerions tout vivants. Le dogmatisme sectaire est inconciliable avec la critique ; car comment s’empêcher de vérifier sur soi-même les lois observées dans le développement des autres doctrines, et comment concilier avec une telle vue réfléchie la croyance absolue ? Il faut donc dire sans hésiter qu’aucune secte religieuse ne surgira désormais en Europe, à moins que des races neuves et naïves, étrangères à la réflexion, n’étouffent encore une fois la civilisation ; et, alors même, on peut affirmer que cette forme religieuse aurait beaucoup moins d’énergie que par le passé et n’aboutirait à rien de bien caractérisé. On ne se convertit pas de la finesse au béotisme. On se rappelle toujours avoir été critique, et on se prend parfois à rire, ne fût-ce que de ses adversaires. Or les apôtres ne rient pas ; rire, c’est déjà du scepticisme, car, après avoir ri des autres, si l’on est conséquent, l’on rira aussi de soi-même.
Pour qu’une secte religieuse fût désormais possible, il faudrait un large fossé d’oubli, comme celui qui fut creusé par l’invasion barbare, où vinssent s’abîmer tous les souvenirs du monde moderne. Conservez une bibliothèque, une école, un monument tant soit peu significatif, vous conservez la critique ou du moins le souvenir d’un âge critique. Or, je le répète, il n’y a qu’un moyen de guérir de la critique comme du scepticisme, c’est d’oublier radicalement tout son développement antérieur et de recommencer sur un autre pied. Voilà pourquoi toutes les sectes religieuses qui ont essayé, depuis un demi-siècle, de s’établir en Europe sont venues se briser contre cet esprit critique qui les a prises par leur côté ridicule et peu rationnel, si bien que les sectaires, à leur tour, ont pris le bon parti de rire d’eux-mêmes. Le siècle est si peu religieux qu’il n’a pas même pu enfanter une hérésie 58. Tenter une innovation religieuse, c’est faire acte de croyant, et c’est parce que le monde sait fort bien qu’il n’y a rien à faire dans cet ordre qu’il devient de mauvais goût de rien changer au statu quo en religion. La France est le pays du monde le plus orthodoxe, car c’est le pays du monde le moins religieux. Si la France avait davantage le sentiment religieux, elle fût devenue protestante comme l’Allemagne. Mais n’entendant absolument rien en théologie, et sentant pourtant le besoin d’une croyance, elle trouve commode de prendre tout fait le système qu’elle rencontre sous sa main, sans se soucier de le perfectionner ; car tenter de le perfectionner, ce serait le prendre au sérieux, ce serait se poser en théologien ; or, il est de bon ton, parmi nous, de déclarer qu’on ne s’occupe pas de ces sortes de choses. Rien de plus voisin que l’indifférence et l’orthodoxie. L’hérésiarque n’a donc rien à espérer de nos jours, ni des orthodoxes sévères, qui l’anathématiseront, ni des libres penseurs, qui souriront à la tentative de réformer l’irréformable.
Il y a une ligne très délicate au-delà de laquelle l’école philosophique devient secte : malheur à qui la franchit ! À l’instant, la langue s’altère, on ne parle plus pour tout le monde, on affecte les formes mystiques, une part de superstition et de crédulité apparaît tout d’un coup, on ne sait d’où, dans les doctrines qui semblaient les plus rationnelles, la rêverie se mêle à la science dans un indiscernable tissu. L’école d’Alexandrie offre le plus curieux exemple de cette transformation. Le saint-simonisme l’a renouvelé de nos jours. Je suis persuadé que, si cette école célèbre fût restée dans la ligne de Saint-Simon, qui, bien que superficiel par défaut d’éducation première, avait réellement l’esprit scientifique, et sous la direction de Bazard, qui était bien certainement un philosophe dans la plus belle acception du mot, elle fût devenue la philosophie originale de la France au XIXe siècle. Mais, du moment où des esprits moins sérieux y prennent le dessus, les scories de la superstition apparaissent, l’école tourne à la religion, n’excite plus que le rire et va mourir à Ménilmontant, au milieu des extravagances qui ferment l’histoire de toutes les sectes. Immense leçon pour l’avenir !
La science large et libre, sans autre chaîne que celle de la raison, sans symbole clos, sans temples, sans prêtres, vivant bien à son aise dans ce qu’on appelle le monde profane, voilà la forme des croyances qui seules désormais entraîneront l’humanité. Les temples de cette doctrine, ce sont les écoles, non pas, comme aujourd’hui, enfantines, étriquées, scolastiques, mais, comme dans l’antiquité, des lieux de loisir (scholae) où les hommes se réunissent pour prendre ensemble l’aliment suprasensible. Les prêtres, ce sont les philosophes, les savants, les artistes, les poètes, c’est-à-dire les hommes qui ont pris l’idéal pour la part de leur héritage et ont renoncé à la portion terrestre 59. Ainsi reviendra le sacerdoce poétique des premiers civilisateurs. D’excellents esprits regrettent souvent que la philosophie n’ait pas ses églises et ses chaires. Rien de mieux, pourvu qu’il soit bien entendu qu’on n’y enseignera pas autre chose qu’à la Sorbonne ou au Collège de France, que ce seront en un mot des écoles dépouillées de leur vernis pédagogique. L’école est la vraie concurrence du temple. Si vous élevez autel contre autel, on vous dira : « Nous aimons mieux les anciens ; ce n’est pas que nous y croyions davantage, mais enfin nos pères ont ainsi adoré. » On nous chargerait de l’éducation religieuse du peuple, que nous devrions commencer par son éducation dite profane, lui apprendre l’histoire, les sciences, les langues. Car la vraie religion n’est que la splendeur de la culture intellectuelle, et elle ne sera accessible à tous que quand l’éducation sera accessible à tous. C’est notre gloire à nous d’en appeler toujours à la lumière ; c’est notre gloire qu’on ne puisse nous comprendre sans une haute culture, et que notre force soit en raison directe de la civilisation. Le XVIIIe siècle demeure ici notre éternel modèle, le XVIIIe siècle qui a changé le monde et inspiré d’énergiques convictions, sans se faire secte ou religion, en restant bien purement science et philosophie. La réforme religieuse et sociale viendra, puisque tous l’appellent ; mais elle ne viendra d’aucune secte ; elle viendra de la grande science commune, s’exerçant dans le libre milieu de l’esprit humain.
La question de l’avenir des religions doit donc être résolue diversement, suivant le sens qu’on attache à ce mot. Si on entend par religion un ensemble de doctrines léguées traditionnellement, revêtant une forme mythique, exclusive et sectaire, il faut dire, sans hésiter, que les religions auront signalé un âge de l’humanité, mais qu’elles ne tiennent pas au fond même de la nature humaine 60 et qu’elles disparaîtront un jour. Si au contraire on entend par ce mot une croyance accompagnée d’enthousiasme, couronnant la conviction par le dévouement et la foi par le sacrifice, il est indubitable que l’humanité sera éternellement religieuse. Mais ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’une doctrine n’a désormais quelque chance de faire fortune qu’en se rattachant bien largement à l’humanité, en éliminant toute forme particulière, en s’adressant à tout le monde, sans distinction d’adeptes et de profanes. C’est pour moi une véritable souffrance de voir des esprits distingués déserter le grand auditoire de l’humanité, pour jouer le rôle facile et flatteur pour l’amour-propre de grands prêtres et de prophètes, dans des cénacles, qui ne sont encore que des clubs. Quelle différence du philosophe, qui s’est appelé autrefois Pierre Leroux, au patriarche d’une petite église, entouré d’affiliés dont on se demande parfois avec hésitation : « Sont-ils assez béotiens pour être des croyants ? » Au nom du ciel, si vous possédez le vrai, adressez-vous donc à l’humanité tout entière. L’homme des sociétés secrètes est toujours étroit, soupçonneux, partiel. L’habitude de ce petit monde déshabitue du grand air ; on en vient à se défier de la nature humaine et à fonder l’espérance du succès sur des moyens factices, sur d’obscures manœuvres. Les belles choses se font en plein jour. Je n’insulte pas ceux que la nécessité des temps force à se renfermer dans des cénacles ; souvent, il faut le dire, ce n’est pas leur faute. Quand la majorité du public est égoïste et immorale, il faut pardonner à ceux qui se forment en comité secret, quelque préjudice qu’une telle vie doive porter à leur développement intellectuel. Qui peut blâmer les premiers chrétiens de s’être fait un monde à part dans la société corrompue de leur temps ? Mais une telle nécessité est toujours un malheur. Si mes études historiques ont eu pour moi un résultat, c’est de me faire comprendre l’apôtre, le prophète, le fondateur en religion ; je me rends très bien compte de la sublimité et des égarements inséparables d’une telle position intellectuelle. Il me semble que parfois j’ai réussi à reproduire en moi par la réflexion les faits psychologiques qui durent se passer naïvement dans ces grandes âmes. Eh bien ! Je n’hésite pas à le dire, le temps de ces sortes de rôles est passé. L’universel, c’est-à-dire l’humain, tel doit être désormais le critérium extérieur d’une doctrine qui s’offre à la foi du genre humain. Tout ce qui est secte doit être placé sur le même rang que ces chétives littératures qui ont besoin, pour vivre, de l’atmosphère de salon où elles sont écloses. Il faut se défier des gens qui ne peuvent être compris que d’un comité. Le bon sens a fait justice de cette singulière école esthétique de l’ironie, mise en vogue par Schlegel, où l’artiste, se drapant fièrement dans sa virtuosité et sa génialité, faisait exprès de ne présenter que des choses fades et insignifiantes, puis haussait les épaules sur le sens obtus du public, qui ne pouvait goûter ces platitudes. À cet excès doit aboutir tout ce qui est monopole dans le monde de la pensée, tout ce qui exige pour être compris une sorte de révélation particulière, un sens à part que n’a pas l’humanité.
La science est donc une religion ; la science seule fera désormais les symboles ; la science seule peut résoudre à l’homme les éternels problèmes dont sa nature exige impérieusement la solution.