(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset. »
/ 2456
(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset. »

Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire
par M. Camille Rousset21.

M. Camille Rousset vient de terminer l’ouvrage et, on peut dire, le monument qu’il a consacré à Louvois et à l’histoire de son ministère. Les deux derniers volumes sont dignes des premiers, et l’auteur dans sa méthode originale et sûre, qui consiste à ne marcher qu’avec des pièces d’État, et, en grande partie, des pièces toute neuves, n’a point faibli un seul instant. Malgré la difficulté qu’on rencontre à rien extraire d’une trame si dense, à rien tailler et découper dans une matière si bien cimentée, nous essayerons, par l’analyse de quelques chapitres, de donner idée de l’intérêt sérieux qui fait le prix de cette œuvre durable.

I.

Louis XIV venait de dicter la Paix de Nimègue (1678) ; il avait quarante ans et se voyait au comble de l’ambition et de la gloire. Le soleil était à son midi. Louvois, âgé de trente-sept ans, le servait avec un zèle, une fougue et une capacité sans égale, n’ayant d’autre souci que son propre agrandissement de pouvoir au sein de la grandeur de son maître ; n’ayant d’autre scrupule que celui de n’en pas faire assez. Jamais ambition royale n’avait rencontré à son service une vigueur et une faculté ministérielle plus appropriée, plus habile, plus astucieuse, plus violente, plus minutieuse et en même temps plus réglée et plus soumise : ce ne fut que plus tard et à la fin que cette soumission se démentit un peu.

La Paix de Nimègue, qui aurait pour longtemps rempli les vœux d’un souverain modéré, n’était qu’un temps d’arrêt, une trêve pour Louis XIV, et il comptait bien ne pas s’y tenir. Louvois surtout, par son activité et ses instincts de guerre, poussait son maître dans cette voie, si tant est qu’il eût besoin de l’y pousser. La paix pour lui était un élément nouveau : il l’accommoda à son usage. « Les mots, selon la remarque de M. Rousset, n’ont de valeur que par le sens qu’on y attache. Il faut reconnaître que la paix selon Louvois et la paix selon l’Europe ne signifiaient point une seule et même chose : Louvois avait une façon d’entendre et de pratiquer la paix qui n’était véritablement qu’à lui. Il avait imaginé une sorte de paix rongeante et envahissante qui devait exclure les risques et les inconvénients de la guerre, pour ne laisser subsister que les avantages qu’elle aurait procurés, — beaucoup de profit sans effusion de sang et sans grosse dépense. » C’est cette paix ambiguë et d’une espèce toute particulière dont l’historien nous fait suivre pas à pas la procédure et les progrès.

Il paraît bien que Louvois pensa un moment à se retourner en faveur de la Hollande, qu’il avait tant combattue et qui avait fini par forcer son estime. Il s’ouvrit brusquement, un jour, aux envoyés de cette puissance à Paris ; il les surprit l’un après l’autre par cette offre soudaine d’une alliance étroite avec la France. Repoussé avec politesse et réserve, il en revint à sa première pensée, la plus naturelle, d’agrandir le royaume du côté des frontières du Nord ou de l’Est, et il échappa ainsi au péril d’aller chercher trop loin gloire et succès au Midi, en Italie, et de verser, comme au temps de François Ier, de l’autre côté des monts, hors de portée de la France. Il n’échappa pourtant à cette tentation qu’à demi.

Son affaire principale, dans le moment présent, était de tirer parti des traités précédemment conclus, en les interprétant dans le sens le plus subtil comme le procureur le plus madré l’aurait pu faire, et en leur donnant toutes les petites entorses possibles, le tout à bonne et excellente fin sans doute, pour arrondir le royaume et pour absorber, pour niveler les restes de souverainetés étrangères qui s’y trouvaient enclavées. Mais quelquefois il dépassait le bord et tondait d’une largeur de langue sur le pré du voisin. Exemple : le Traité de Nimègue donnait à la France, pour lui être livré dans le délai d’un an après l’échange des ratifications, soit Charlemont, soit Dînant, — Charlemont qui appartenait aux Espagnols, ou Dinant qui appartenait à l’évêque et aux États de Liège. C’était au choix, et sauf aux propriétaires et détenteurs des deux villes à s’entendre entre eux et avec la France. Louvois, au terme échu (février 1680), signifia qu’on eût à opter entre la remise des deux places. En attendant la réponse de l’Espagnol pour Charlemont, une garnison française occupait Dinant à titre provisoire. Cependant, après avoir hésité quelques semaines, le gouverneur des Pays-Bas espagnols, voyant les Français en force manger le pays autour de Charlemont, se décida enfin à leur livrer la ville. Les troupes du maréchal d’Humières y entrèrent ; mais, pour cela, fit-on évacuer Dinant ? Pas le moins du monde. Grâce à je ne sais quel arrangement particulier conclu dans l’intervalle entre la France et l’électeur de Cologne (en même temps évêque de Liège), la France garda Dinant, et, au lieu d’une place, elle en eut deux. On se moqua de l’Espagnol dont la bonne foi recevait un pied de nez, et Coulanges en faisait une chanson :

L’Espagnol est tout étonne
   Quand on parle de guerre ;
Louis est un enfant gaté,
   On lui laisse tout faire.

Gare le lendemain ! Il en cuira plus tard à Louis XIV de ces espiègleries et de ces chansons.

Pour la délimitation exacte de la frontière du côté des Pays-Bas, on avait établi une conférence à Courtrai ; elle dura deux ans : les délais sur cette frontière convenaient à Louvois, « afin d’user les résistances espagnoles et d’endormir les défiances hollandaises. » Mais sur le Rhin et la Moselle, il lui convenait d’aller plus vite et d’être expéditif ; il le fut. Le Parlement de Besançon, le Parlement ou Conseil souverain pour l’Alsace siégeant à Brisach, le Parlement de Metz avec adjonction d’une Chambre spéciale dite de réunion, se virent chargés de connaître de l’état des terres comprises dans l’étendue de leur juridiction, et d’en connaître au point de vue de la souveraineté. Moyennant ce biais, de simples Cours de Justice étaient admises à trancher à petit bruit des questions diplomatiques restées plus ou moins douteuses. Il sembla à Louvois qu’en remontant par-delà la Paix de Nimègue jusqu’aux Traités mêmes de Westphalie, et en les étudiant mieux qu’on ne l’avait fait, on pouvait en user habilement dans l’intérêt de la France, et il s’appliqua à y voir ce qu’on n’y avait pas su lire avant lui. M. Rousset compare en ceci Louvois à un commentateur qui découvre, à la réflexion, dans un auteur classique une foule de beautés et d’intentions qu’on n’y avait pas vues avant lui. Louvois découvrait, à sa manière, dans certains articles, des beautés et vertus diplomatiques qu’il se chargeait ensuite de faire traduire en arrêts : les gros bataillons et les canons qu’il avait sous la main facilitaient singulièrement le commentaire. On s’adjugeait ainsi la souveraineté de quantité de villages ou de seigneuries qui jusque-là avaient aimé à se rattacher par un dernier lien à l’Empire : on les forçait à se retourner et à regarder désormais du côté de la France. Le ministre français près la Diète de Ratisbonne, M. de Verjus, recevait de Louvois l’ordre de répondre de la bonne sorte aux plaintes des Allemands, — c’est-à-dire de ne rien répondre à la Diète en corps, et de ne daigner s’expliquer qu’à l’oreille des amis en particulier :

« Le droit de Sa Majesté est si bien établi par le Traité de Munster, qu’il ne sera rien dit pour le justifier. Dans les discours familiers que le sieur de Verjus pourra avoir avec les députés bien intentionnés de la Diète, Sa Majesté a jugé avec beaucoup de raison qu’il serait bon qu’en même temps que ledit sieur de Verjus s’expliquerait avec la hauteur et la fermeté nécessaires pour faire connaître au corps de la Diète qu’elle n’est pas pour rien changer aux ordres qu’elle a donnés, il fut en état de faire connaître que Sa Majesté garde toute la modération et toute la justice que l’on peut raisonnablement désirer d’elle. »

Louvois, en donnant ainsi des ordres à un envoyé diplomatique, empiétait d’ailleurs sans façon sur son collègue M. de Croissy, qui avait succédé lui-même au trop mou et trop modéré Pomponne dans le département des Affaires étrangères : il faisait acte de dictature diplomatique.

On a, pour ce procédé de réunion, tout le détail des instructions confidentielles données par lui à ses agents. L’un deux, Ravaux, Procureur général au Parlement de Metz, était son principal instrument et son homme dans les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Il était arrivé qu’autrefois des évêques souverains de ces trois Églises avaient aliéné des biens et fiefs qui en dépendaient, soit par népotisme et pour favoriser de leurs parents, soit par échange et convention. Il s’agissait de revenir sur ces aliénations, sous quelque prétexte que ce fût, et de revendiquer le droit que prétendaient les nouveaux évêques sur tous ces anciens vassaux plus ou moins émancipés. Louvois écrivait là-dessus à Ravaux pour le bien mettre au peint de vue et lui expliquer au liste ce qu’on exigeait de lui sous toutes les apparences de la légalité. On n’entendait pas déclarer et fulminer en un rien de temps une réunion sommaire et en bloc à la Couronne, ce qui eût fait crier en Europe ; on devait y aller plus doucement et pas à pas :

« Je vous prie, lui disait Louvois, de vous bien mettre dans l’esprit qu’il n’est point question d’avoir réuni en un ou deux mois à la Couronne les lieux que l’on croit être en état de prouver qui en dépendent, mais bien de le faire de manière que toute l’Europe connaisse que Sa Majesté n’agit point avec violence, ne se prévaut point de l’état de supériorité où sa vertu l’a mise sur tous les princes de l’Europe pour usurper des États, mais seulement qu’elle rend justice à des Églises dont les biens ont été usurpés, desquelles Églises Sa Majesté est demeurée protecteur et souverain, eu même temps que, par le Traité de Munster, l’Empire a renoncé, en sa faveur, à tous les droits qu’il pouvait y avoir…

« Il faut donc se contenter de faire assigner à la requête des évêques, abbés, etc., les maires et échevins des lieux qu’ils prétendent leur avoir été usurpés par les ducs de Lorraine ou avoir été engagés par leurs prédécesseurs. De cette manière, le roi paraîtra faire justice et la fera en effet, et la Chambre, en adjugeant à l’évêque ce qui lui appartient, réunira à la couronne de Sa Majesté la souveraineté des lieux que les évêques auront fait assigner… Afin de ne point faire trop de bruit, il ne faut comprendre dans une même requête que cinq ou six villages, et, de huitaine en huitaine, en faire présenter sous le nom de chacun desdits évêques, moyennant quoi, en peu de temps, l’on aura fait assigner tous les lieux qu’on peut prétendre avoir été autrefois desdits évêchés. »

La tactique est assez nettement indiquée ; on voit la marche de cette politique rongeante qui bientôt ne se contenta point d’absorber les petits feudataires enclavés, mais qui s’essayait parfois à sortir du cercle et à pousser jusqu’en pays allemand, à la grande clameur des seigneurs, princes ou même rois qui se sentaient atteints. La Diète de Ratisbonne, prise à tout instant pour juge et harcelée de réclamations, ne savait qu’opposer un veto impuissant, réserver les droits, se plaindre et demander, que la France voulût bien produire une bonne fois toutes ses prétentions : c’était, disait-elle, le seul moyen pour elle de couper court d’un seul coup à « ce chancre de prétentions que la France proposait sans cesse, et qui ne pourrait être qu’irrémédiablement contagieux pour l’Empire. » On en vint même, dans cette guerre de chicane, jusqu’à soupçonner que, parmi les titres qu’on produisait à l’appui du droit de la France, tous les parchemins n’étaient pas aussi vieux qu’on le disait. Quoi ! était-ce possible ? aurait-on osé ? Un tel soupçon était-il le moins du monde admissible ? M. Camille Rousset, dans son impartialité, nous indique un cas particulier où la fraude matérielle put bien ne pas être étrangère, et où il put ÿ avoir production de pièces faites après coup. Ceci est d’une date un peu postérieure.

Il s’agissait, en 1687, de construire dans un repli de la Moselle, entre Trêves et Coblentz, la forteresse de Mont-Royal. Le Rocher de Traben, qui en devint la base, faisait partie du territoire de Traerbach, et Louvois, le trouvant si fort à sa convenance, s’imagina aisément que c’était à nous. Il paraît d’abord l’avoircru de bonne foi. Traerbach avait-il donc été en effet réuni à la France ? L’Allemagne le niait. Louvois, surpris, écrivit aussitôt au premier président du Parlement de Metz :

« Les commissaires de l’Empereur à la Diète de Ratisbonne ont mis en fait que Traerbach et ses dépendances n’avaient point été réunies ; sur quoi Sa Majesté m’a donné ordre de vérifier ce qui en est ; et comme le Mont-Royal, duquel cette seigneurie dépend, est d’une extrême conséquence, j’ai cru ne pouvoir mieux faire que de m’adresser à vous pour vous prier d’examiner sans délai, et sans que personne sache que vous en avez reçu d’ordre, ce qui a été fait sur ce sujet. Je crois me souvenir que Traerbach n’a point été réuni nommément, mais que Veldenz ayant été réuni avec ses dépendances, Traerbach, qui en relève, a dû être aussi réuni du jour de l’arrêt de Veldenz. Je vous supplie d’examiner ce qui en est, observant de vous conduire de manière que personne ne puisse croire que le roi doute de son droit sur ledit Traerbach et sur le Mont-Royal. »

Et quelques jours après, Louvois écrivait à l’intendant La Goupillière, qui avait dû lever des impositions sur ce lieu s’il avait été en effet réuni. Notez qu’il était capital pour le point en litige qu’il y eût preuve que ces impositions avaient été faites avant le 1er août 1681 ; car la Diète avait consenti à reconnaître en fait, sinon en droit, les réunions consommées avant cette date. Louvois écrivait donc à l’intendant, pour ne pas rester démuni de pièces dans son dire :

« Il est important que si vous n’avez point fait d’impositions sur ce lieu, ou que vous n’en ayez pas gardé de copies, vous ne laissiez pas de m’envoyer des copies d’ordres et d’impositions faites sur la seigneurie de Traerbach et sur quelques autres lieux de la seigneurie de Sponheim, dont le roi est en possession, lesquelles vous daterez d’entre le Ier mai 1681 et le 10 juillet, et me les enverrez par le retour de ce courrier, avec cette lettre que vous me renverrez aussi en même temps, observant de faire en sorte que personne ne puisse avoir connaissance de ce que je vous mande. »

Cela fait et les pièces réelles ou fictives obtenues, il était tout naturel que Louvois pût écrire à M. de Croissy, son collègue des Affaires étrangères, et qui ne voyait, de tout ce manège, que la surface :

« Vous trouverez dans ce paquet les pièces nécessaires pour mettre M. de Crécy (le ministre qui représentait la France près de la Diète) en état de faire voir aux députés à la Diète de Ratisbonne que le roi a été en possession de Traerbach auparavant le 1er août 1681. Les procès-verbaux sont ci-joints en original, lesquels sont signés des officiers des lieux, afin que l’on ne puisse point dire que ces pièces aient été faites après coup. »

Avait-on retrouvé heureusement ces pièces réclamées par Louvois, ou bien, en cas de défaut et de manque, y avait-on suppléé, comme il l’avait désiré ? La question se pose dans toute sa netteté, et c’est déjà trop.

Mais comment résister aussi au désir d’user de ce rocher si propice comme de son bien propre, pour y élever « l’inaccessible forteresse de Mont-Royal », de laquelle, dans un accès de verve à la Vauban et dans son ardeur de fortification, il disait comme eût fait un artiste, et en s’applaudissant de son idée :

« Rien n’est plus beau que le poste que j’ai été visiter sur la Moselle, qui mettra les frontières du roi en telle sûreté, et les Électeurs de Cologne, Trêves, Mayence et le Palatin en telle dépendance, que cette frontière-ci sera meilleure et plus aisée à défendre que n’est celle de Flandre. »

Une telle utilité justifiait à ses yeux bien des moyens. En lisant cette histoire de Louvois, en la voyant ainsi montrée à nu et comme par le revers de la tapisserie, je crois entendre continuellement ce mot de la tragédie grecque, qui résonne et se murmure de lui-même à mon oreille ; « S’il faut violer le droit, c’est pour l’empire et la domination, c’est en haute matière d’État qu’il est beau de le faire : dans tout le reste, observe la bonne foi et la justice. » Je paraphrase un peu là parole d’Euripide, cette parole si détestée de Cicéron.

Histoire, n’es-tu donc que cela jusque dans tes meilleurs et tes plus grands jours ? un mélange d’ambition, d’habileté, de fraude et de grandeur ! Louvois n’était pas un Aristide ; c’était un peu un Caton l’Ancien pour l’égoïsme et l’âpreté de son patriotisme. Que celui qui aurait osé, s’il avait été Romain, reprocher à l’antique Sénat sa politique persévérante, conquérante et assimilatrice à tout prix, cette politique qui agissait et opérait uniquement en vue de la grandeur et des destinées de Rome, que celui-là jette la pierre à Louvois, tout occupé de former et de remparer d’une enceinte infranchissable ce vaste quartier de terre, ce pré carré, comme l’appelait Vauban, ce beau gâteau compacte qui constitua depuis lors l’unité de notre territoire !

Et que faisait, en effet, le plus auguste des Sénats pour fonder cette toute-puissance romaine si laborieuse et si pénible, de laquelle le poëte a dit : Tantæ molis erat… ? Écoutons la sagesse de Montesquieu :

« Comme ils (les Romains) ne faisaient jamais la paix de bonne foi et que, dans le dessein d’envahir tout, leurs traités n’étaient proprement que des suspensions de guerre, ils y mettaient des conditions qui commençaient toujours la ruine de l’État qui les acceptait… Quelquefois ils abusaient de la subtilité des termes de leur langue. Ils détruisirent Carthage, disant qu’ils avaient promis de conserver la cité, et non pas la ville. On sait comment les Étoliens, qui s’étaient abandonnés à leur foi, furent trompés ; les Romains prétendirent que la signification de ces mots, s’abandonner à la foi d’un ennemi, emportait la perte de toutes sortes de choses, des personnes, des terres, des villes, des temples et des sépultures même. Ils pouvaient même donner à un traité une interprétation arbitraire : ainsi, lorsqu’ils voulurent abaisser les Rhodiens, ils dirent qu’ils ne leur avaient pas donné autrefois la Lycie comme présent, mais comme amie et alliée. »

Il semblerait vraiment, à les voir agir, que Louis XIV et Louvois eussent étudié les Romains de plus près qu’ils ne l’avaient fait sans doute, et qu’ils eussent pris des leçons de cette politique tant vantée. La nature en eux y suppléait ; chaque grand ambitieux n’a pas tant d’effort à faire pour réinventer cette sorte de machiavélisme à son usage. Ils avaient cela de commun avec les Romains d’être ambitieux par orgueil autant que par intérêt ; ils voulaient non seulement acquérir, mais commander. Par malheur, la prudence, l’art profond qui avait dirigé le Sénat dans les beaux siècles de la République, la suite et la durée qui n’est donnée qu’aux corps et aux institutions et qui est refusée aux individus, leur manquèrent, et l’on est trop informé aussi, à leur égard, de certains détails qui gagneraient à se confondre dans l’éloignement.

II.

Pour Strasbourg du moins, l’historien veut bien nous rassurer, et il estime que de ce côté, qui est la plus glorieuse affaire consommée alors par Louvois, l’utilité n’était point séparée du droit et de la justice :

« Il y a, nous dit M. C. Rousset dans une page excellente, il y a, pour les productions de la terre, des procédés artificiels qui peuvent hâter ou même suppléer le travail de la nature. Un fruit peut mûrir hors de sa saison, une plante rare fleurir hors de son climat, parce qu’une science habile aura fait à cette plante et à ce fruit le climat et la saison qui leur conviennent. Ce sont là des expériences curieuses et coûteuses ; elles ne prouvent rien contre la grande loi divine qui veut que chaque chose arrive en son lieu et à son heure. Dans les affaires humaines, cette loi est plus absolue encore ; elle ne souffre aucune exception. Quelquefois, souvent même, des faits inopinés se produisent avec un grand éclat, rapides conquêtes, institutions neuves, États qui s’improvisent ; parmi les spectateurs, le petit nombre s’étonne et s’inquiète : la foule admire, applaudit et s’exclame. Un beau jour, l’œuvre inopinée s’écroule ; la maturation lui avait manqué ; la durée lui manque. L’histoire est remplie de ces ruines. Ou compte les hommes d’État qui ont su discerner toujours ce qui était mûr de ce qui n’était que prématuré. Et c’est déjà, pour un homme d’État, une assez grande gloire que d’avoir, parmi des tentatives prématurées, accompli quelque œuvre mûre. C’est la gloire de Louvois qui, parmi tant d’annexions téméraires et caduques, a donné Strasbourg à la France. »

A qui eût regardé une carte du royaume, Strasbourg, en effet, présentait une anomalie frappante : enclavée dans le territoire français, dans l’Alsace acquise depuis le traité de Munster, cette petite république ou ville libre faisait l’effet d’un îlot à demi noyé par l’Océan. Se maintenir neutre entre l’Allemagne et la France, dans un parfait équilibre, obtenir le respect et la faveur de l’une et de l’autre, était chose impossible. Tant que Strasbourg n’était pas déclarée une cité française, des affinités naturelles de tout genre et des habitudes invétérées la rattachaient instinctivement à l’Allemagne ; la France, en chaque occasion douteuse, devait avoir, à son sujet, des motifs légitimes de plainte et des griefs sans cesse renaissants. Turenne et Créqui, dans les dernières campagnes, avaient eu lieu d’être mécontents d’elle, et si la petite république n’avait pas été annexée plus tôt et comprise dans un article du Traité de Nimègue, c’est que Louvois comptait bien s’en accommoder bientôt après à meilleur marché, et sans qu’il fût demandé en retour de compensation d’aucune sorte ni d’équivalent. Cette affaire de Strasbourg dont il fit la sienne fut conduite avec un art et une habileté consommée ; il se posa le problème à loisir, le caressa et en trouva la solution la plus parfaite et, j’ose le dire, la plus élégante. C’est un chef-d’œuvre en son genre.

Dans un voyage qu’il fit en Alsace, en juin 1679, les magistrats de Strasbourg étaient venus à Schelestadt lui faire leurs protestations les plus humbles pour l’avenir ; il dissimula, répondit par des paroles assez polies, et noua probablement dès lors des intelligences secrètes avec quelques-uns du dedans. La ville de Strasbourg s’appelant en latin Argentina, on pensait aussi (les malins du moins et les faiseurs de calembours le disaient) qu’Argentum, l’argent, n’avait pas laissé de pleuvoir et de s’infiltrer dans la place. Deux années s’écoulèrent encore, durant lesquelles la poire mûrissait. En attendant, on cernait de plus en plus, on serrait de près la république : le Conseil souverain siégeant à Brisach réunissait une à une les petites localités d’alentour ; on isolait la ville, on lui coupait ses attaches et ses racines. Avant de mettre la cognée à l’arbre, on le déchaussait.

Louvois voulait même, s’il se pouvait, éviter d’y mettre la cognée proprement dite ; il désirait que l’arbre tombât de lui-même sans secousse, sans un coup donné, sans effort ni assaut retentissant, et à la seule vue du bûcheron.

Il ne fallait plus qu’un prétexte pour feindre un mécontentement récent. On le trouva dans une visite que fit à Strasbourg un envoyé impérial, le baron de Merci ; on parut croire qu’il était venu pour ménager une rentrée des Impériaux. Le grief trouvé, l’heure était venue, Louvois fit distribuer dans des lieux circonvoisins, et assez peu éloignés les uns des autres, des troupes en nombre considérable qui paraissaient disséminées, mais qui pouvaient se réunir et se concentrer au premier signal. Le roi en personne était prêt, en cas de résistance, à se mettre à la tête de cette soudaine armée. L’argent pour le payement des troupes, une fois qu’elles seraient en campagne, fut envoyé à l’avance avec des précautions infinies, de manière à ne donner aucun éveil et que les trésoriers ordinaires des troupes, auxquels on ne voulait pas confier le secret du projet, n’en eussent vent ni soupçon. Ces trésoriers avaient coutume d’envoyer les fonds nécessaires au moyen de lettres de change payables à Strasbourg, et ce n’était pas ici le compte, puisqu’on allait agir contre Strasbourg même. L’argent comptant en beaux louis d’or ou en pistoles d’Espagne (30,000 louis) s’expédia en six ballots soigneusement plombés à la douane et qu’on avait établis de la longueur d’un fusil on d’un mousquet : pour mieux donner le change, on avait fait peindre une de ces armes sur chaque ballot. Le commandant du roi à Besançon les recevait à ce titre :

« Je vous envoie, lui écrivait Louvois à la date du 23 août 1681, six ballots remplis d’armes curieuses, plombés par la douane, lesquelles vous mettrez dans votre chambre et garderez soigneusement jusqu’à ce que je vous mande ce que vous aurez à en faire. Vous en donnerez un reçu à celui qui vous les remettra, et prendrez grand soin que le plomb mis auxdits ballots ne soit point gâté, en sorte que l’on connaisse, lorsque l’on vous les demandera, que lesdits ballots n’auront point été ouverts. »

Ces ballots, dont la destination était si bien masquée, ne furent ouverts, et l’argent utilisé, qu’au moment de l’exécution. De même, les farines que le roi faisait voiturer à Schelestadt et à Béfort voyageaient sous apparence de ballots remplis d’armes. L’ordre d’agir enfin, envoyé de Fontainebleau, et pendant que tout le monde semblait en fête, fut apporté avec des précautions non moins mystérieuses :

« Le 10 septembre 1681, nous dit M. C. Rousset, deux cavaliers s’arrêtent à la porte d’un obscur cabaret de Franche-Comté ; bientôt après deux autres cavaliers arrivent ; les uns et les autres portent à leur chapeau du ruban bleu et jaune : c’est un signal ; ils se rapprochent, ils murmurent quelques mots ; une certaine cassette est échangée contre un certain billet ; après quoi les inconnus se séparent, remontent à cheval et disparaissent. Qu’est cela ? Ce sont les dernières instructions de M. le marquis de Louvois pour M. l’Intendant d’Alsace, et les gens du premier, venus de Fontainebleau, les ont transmises aux gens du second, venus de Brisach ou de Béfort. »

On aurait dit d’une conjuration. En conséquence des ordres ainsi donnés, dans la nuit du 27 au 28 septembre, les troupes françaises, commandées par le baron d’Asfeld, se rapprochèrent brusquement de Strasbourg et investirent la redoute la plus voisine du Rhin. Quelques coups de fusil à peine échangés, les Français furent dedans aussitôt et occupèrent la tête du pont. La ville prit l’alarme ; le tocsin sonna. Le résident de France à Strasbourg, interrogé par les magistrats sur ces mouvements inopinés, ne savait rien, n’avait rien à répondre. Il n’était pas plus dans le secret que le bourgmestre de Sardam.

Les magistrats aux abois s’adressèrent alors au baron d’Asfeld lui-même, lequel excipa de ses ordres et renvoya les réclamants à celui de qui il les tenait, le baron de Montclar. Celui-ci leur signifia tout net l’injonction de se soumettre purement et simplement à l’autorité du roi, avec promesse de tous ménagements et de toutes faveurs en cas de bonne volonté ; sinon, on recourrait à la force. Elle se montrait et se dressait devant eux de toutes parts. Les magistrats, après une courte délibération, fléchirent. Ils obtinrent seulement de Louvois, qui venait d’arriver sur les lieux, d’assembler une dernière fois la bourgeoisie, pour consommer du moins selon les formes de la légalité cet acte suprême de leur anéantissement politique. Tout se passa tristement et tranquillement. Par mesure de prudence, les magistrats avaient eu soin de laisser sans poudre les canons du rempart, afin d’ôter aux mauvaises têtes, s’il y en avait, le moyen de commencer un jeu qui aurait mal fini pour la population tout entière.

L’effet, en Allemagne et en Europe, fut ce qu’on peut croire. La foudre, pour être tombée sans bruit et sans éclair, n’en parut que plus prodigieuse. « Tout le monde, écrivait-on de Wurizbourg quelques jours après au baron de Montclar, ne peut revenir de la consternation où l’on est de ce que les Français ont pris Strasbourg sans tirer un seul coup ; et tout le monde dit que c’est une roue du chariot sur lequel on doit entrer dans l’Empire, et que la porte de l’Alsace est fermée présentement. » Cette roue de chariot peut paraître un peu hardie et hasardée : mais ce qui est certain, c’est que la porte, hier encore ouverte sur la terre française, se fermait pour ne se rouvrir désormais que dans le sens opposé. L’Allemagne n’avait plus un pied chez nous.

Incontestablement, il y avait utilité ; mais ou est la morale ? Dix fois dans ce récit, on est tenté d’interrompre et de se dire : « Si les choses justes ou que le résultat justifie et consacre se font ainsi, comment donc se font les choses injustes ? » Éternel problème où le droit de la force se dresse à nos yeux et nous apparaît régnant, dans le monde de l’histoire comme dans l’ordre de la nature ! Mais cette vue toute philosophique mènerait trop loin ; rentrons vite dans notre analyse.

Strasbourg, cessant d’exister comme république, garda comme cité ses institutions municipales, sa juridiction civile et criminelle, ses privilèges en matière d’impôt, la liberté de son culte : « l’évêque et le Clergé catholique rentraient en possession de la cathédrale ; mais les Luthériens conservaient toutes les autres églises, les écoles et les biens ecclésiastiques en général. Le marquis de Chamilly, depuis maréchal de France, commandant militaire à Strasbourg, avait une femme très dévote, très zélée et qui était fort liée avec le parti janséniste. Elle eut, dans le principe, de grandes ardeurs de conversion et d’édification, tant dans l’armée que dans la cité. M. de Chamilly se vit obligé de l’en excuser auprès de Louvois. Elle avait fait imprimer des prières qui avaient été distribuées dans les corps de garde : elle visitait les soldats dans les hôpitaux ; elle avait donné un jour à dîner à tout un détachement qui était de garde à son hôtel. La lettre de M. de Chamilly, par laquelle il essaye de disculper sa femme de ce trop de zèle, porte les apostilles suivantes de la main même de Louvois, et c’est en ce sens qu’il dut lui être répondu ; on croit entendre une de ces lettres impératives et sensées comme nous en connaissons, écrites sous une dictée puissante :

« Il est bon que Mme de Chamilly se mêle de son domestique et de rien autre chose sur les affaires de cette nature. Les soins de Mme de Chamilly sont louables, mais il faut qu’ils s’étendent à son domestique et rien davantage ; et puisqu’il (M. de Chamilly) connaît les raisons dont on s’est servi pour blâmer sa conduite, qu’il s’étudie de manière qu’il n’y donne aucun lieu. Il est bon qu’il fasse retirer ces billets — là tout doucement des corps de garde sans faire de bruit. » (Et au sujet des visites dans les hôpitaux) : « Elle est fort louable de faire cela, et si elle y trouve quelque chose de mal, elle me fera plaisir de m’en avertir ; mais il ne faut voir que l’hôpital du roi et n’aller que rarement dans celui de la ville, à moins qu’elle ne sût qu’il y eût quelque catholique auquel on refusât de donner les assistances spirituelles, auquel cas il serait fort à propos d’en avertir. »

Louvois, l’approbateur, sinon l’inventeur des dragonnades, qui, dans les années suivantes, allait être si dur et si impitoyable pour les Protestants du cœur du royaume, anciens et bons Français, se montrait ici prudent et politique à l’égard d’une cité luthérienne, nouvellement française. Son bon sens, quand il n’était pas traversé de cupidités étrangères, et dans les affaires de son service direct, était suprême. N’oublions pas d’ailleurs (c’est le seul point que je puisse ajouter au récit complet de M. Rousset) que Mme de Chamilly était janséniste, « adonnée aux nouveautés », qu’elle allait être considérée par le parti comme une Mère de l’Église, et que cela fut poussé au point qu’à la mort du maréchal on crut devoir lui refuser la pension qu’il était d’usage d’accorder aux veuves des maréchaux22.

On fit venir, l’année suivante, à Strasbourg, des Pères de l’Oratoire, dont était le célèbre Du Guet, pour tâter encore les consciences et sonder le terrain sur cette œuvre des conversions : elles ne prirent pas, — ni chez les Catholiques, ni chez les Protestants :

« Les Catholiques, écrivait Du Guet (1682), sont soldats pour la plupart, occupés à la citadelle, aux forts, à autre chose qu’a leur conscience ; les hérétiques bourgeois sont sur leurs gardes, et le magistrat est un homme délicat qui a l’œil à tout, qui se plaint de tout, et qui fait de toutes choses une affaire d’État. »

Strasbourg, en maintenant sa communion mi-partie et en sauvant quelques-unes de ses franchises municipales, fut vite assimilée et gagnée aux sentiments et aux destinées de sa patrie nouvelle. Noble cité qui n’a gardé de l’Allemagne que la science et la bonté, et devenue toute guerrière et toute française par le cœur ! N’est-ce pas chez elle qu’a mérité de reposer, sous son marbre funéraire, le plus aimable et le plus Français de nos héros adoptifs, Maurice de Saxe ? N’est-ce pas à Strasbourg que fut composée l’immortelle Marseillaise ? N’est-ce pas du haut de son Minster que prit l’essor l’Hymne enflammé qui parcourut d’un coup d’aile toutes nos frontières et plana sur nos jeunes armées comme une Victoire ?

La capitulation si aisée de Strasbourg avait mis en gaieté Louis XIV ; lui, si grave dans l’habitude, il lui échappa de faire une plaisanterie sur son heureux ministre qui, cette fois, avait tout conclu sans lui et n’avait pas eu besoin de sa présence. Qui sait ? si sa politique de roi était satisfaite et pleinement triomphante, son glorieux amour-propre personnel se sentait peut-être un peu déçu. Comme on s’entretenait le 2 octobre, à son coucher, des nouvelles du jour, à savoir qu’une partie de nos troupes était entrée à Strasbourg dans l’après-midi du 30 septembre, et que le reste n’avait fait son entrée que le lendemain, le roi dit en riant qu’il fallait que, dès ce premier jour même, la sûreté y fût bien entière, puisque M. de Louvois y avait couché. Il était reconnu que Louvois, en campagne, prenait toutes les sûretés pour ce qui regardait sa précieuse personne. La plaisanterie, d’ailleurs, portait à faux, Louvois n’ayant pas couché dans la place ce soir-là.

De son côté, Louvois fit sa plaisanterie et sa gentillesse, mais c’est à Messieurs de Strasbourg qu’il l’adressa. Quelques jours après et pendant le voyage que fit le roi en Alsace (octobre 1681), comme on visitait la fonderie de Brisach, où se voyaient certains mortiers formidables et d’invention nouvelle, il s’avisa de les faire tirer devant les députés de Strasbourg là présents, « pour leur faire connaître, disait-il agréablement, combien ils avaient été sages de se rendre. » Chacun fait ses gentillesses à sa manière.

On vient d’assister au chef-d’œuvre de réunion opéré par Louvois. Strasbourg est le plus beau trophée de sa politique patriotique et française. Casai au contraire, en Italie, à l’extrémité du Piémont, Casai, que les troupes françaises eurent ordre d’occuper dans le même temps, est la pointe la plus avancée, la plus aventurée, une des grosses erreurs ambitieuses de ce ministre insatiable, et qui ne croyait jamais que les raisins fussent trop verts. Ces chapitres de M. C. Rousset sont de vraies découvertes historiques au sein du règne de Louis XIV. On y apprend du neuf à chaque pas. Nous devrons y insister.