(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poëme des champs par M. Calemard de Lafayette. »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poëme des champs par M. Calemard de Lafayette. »

Le Poëme des champs par M. Calemard de Lafayette32.

De ce que j’ai beaucoup aimé autrefois la poésie, de ce que je l’ai aimée comme on doit l’aimer quand on s’en mêle, c’est-à-dire trop, ce n’est pas une raison aujourd’hui pour n’en plus parler jamais. Il est vrai que ce genre de sujet offre des difficultés particulières, qu’il est plein d’épines en même temps que de fleurs, et qu’il demande, à le traiter comme il faut, bien des délicatesses. La première est, quand on parle d’un poëte en particulier, de ne point être injuste envers tous ceux qu’on omet et qui se croient des droits à l’attention autant et plus que le préféré. C’est par le manque d’attention, en effet, que les poëtes de nos jours souffrent et qu’ils périssent : c’est l’attention qu’ils récla ment avant tout de la critique. Il va sans dire, dans le raisonnement de la plupart, que cela suffit, et que qui les lira les louera.

Plusieurs méritent en effet des éloges. S’il n’y a pas, à l’heure qu’il est, de poëtes qui égalent les deux ou trois grands encore debout ou enlevés d’hier, il est plus d’un talent qui appelle considération et estime. La poésie française prise dans sa moyenne ne dépérit pas. Parmi ceux qui la soutiennent avec le plus d’honneur, je trouve des noms connus, des noms amis auxquels je ne puis échapper avant d’en venir à mon sujet principal, et que je me ferais scrupule de passer entièrement sous silence, puisqu’ils ont publié de nouveaux recueils, pas plus tard qu’hier.

Et d’abord les Poésies Barbares, par M. Leconte de Lisle33. — Pourquoi ce titre de Barbares ? On se le demande. Passe encore si dans ce recueil M. Leconte de Lisle n’avait réuni que des poésies inspirées par des récits des bas temps, du Bas-Empire, par des légendes de moines de la Thébaïde, par les chants de bardes écossais et scandinaves ; mais il y a d’autres pièces qui ne sont que sauvages, et d’autres qui appartiennent à des mondes très-civilisés (l’Inde, la Perse), et même à la Grèce. Il est vrai que celle-ci n’y est qu’à peine touchée ; et c’est sans doute la raison pour laquelle le poëte a cru pouvoir ainsi clouer en tête de son recueil ce titre voyant de Poésies Barbares, qui devient un attrait.

Plaute n’y cherchait pas tant de malice lorsque, parlant d’une de ses comédies empruntées de Philémon et traduites du grec en latin, il disait : « Plaute l’a traduite en barbare (Plautus vortit barbare) », entendant simplement par là tout ce qui n’était pas grec.

M. Leconte de Lisle n’a point prétendu certainement que ses poésies qu’il publie aujourd’hui fussent agréables ; il lui a suffi de les faire fortes. Il y a réussi en plus d’une ; et pour ne parler que de l’Agonie d’un Saint, qui est à la fin du recueil, c’est une pensée hardie et humaine qui a inspiré ce petit drame, et l’exécution en est parfaite. M. de Lisle (j’abrège ainsi son nom, il n’a pas à craindre qu’on le confonde avec l’ancien Delille), est de nos jours un talent à part, une nature très-particulière de poëte. Doué d’une harmonie pleine et d’un vaste pinceau, en possession d’une sorte de sérénité et d’impassibilité native ou acquise, désoccupé ou guéri de passions pour lui-même, il voyage à travers le monde de l’histoire et les diverses contrées, il revêt indifféremment et presque également bien les formes les plus diverses ; il exprime avec vigueur et relief les manifestations les plus variées de l’histoire, de la nature et de la vie. Mais quoiqu’il sente celle-ci sous tous ses aspects, et assez pour la simuler et pour la calquer en perfection, quoiqu’il la recherche le plus souvent sous ses faces les plus étranges et les plus singulières, on sent au fond qu’il n’en est jamais épris ; il est de sang-froid et volontaire toujours. C’est un contemplatif armé de couleurs et de sons, mais las et ennuyé du spectacle même, comme si regarder était déjà trop accorder à l’action. Je me le figure comme une nature altière et saturée, qui est arrivée à l’ironie tranquille. Il aime la mort, le repos éternel, l’extinction et le néant du sage de l’Inde :

Le mal est de trop vivre, et la mort est meilleure.

C’est là son fin mot : il est le contraire de ces natures affamées de vivre et de renaître sans cesse, altérées d’immortalité, et dont Mme de Gasparin nous offre un type ardent et palpitant dans la fréquence et la récidive de ses éloquents écrits. Lui, au contraire, il en a assez : il prend en pitié ce désir acharné de la lumière (Quæ lucis miseris tam dira cupido !) Qu’on lise le Vœu suprême dans lequel le poëte désire entrer en son éternité, fut-ce par le fer, par la sensation aiguë du glaive, mais surtout cette Apostrophe aux Morts, à la paix desquels il aspire. C’est dur, mais c’est beau :

AUX MORTS.


Après l’apothéose, après les gémonies,
Pour le vorace oubli marqués du même sceau,
Multitudes sans voix, vains noms, races finies,
Feuilles du noble chêne ou de l’humble arbrisseau ;

Vous dont nul n’a connu les mornes agonies,
Vous qui brûliez d’un feu sacré dès le berceau,
Lâches, saints et héros, brutes, mâles génies,
Ajoutés au fumier des siècles par monceau ;

Ô lugubres troupeaux des morts, je vous envie,
Si quand l’immense espace est en proie à la vie,
Léguant votre misère à de vils héritiers,

Vous goûtez à jamais, hôtes d’un noir mystère,
L’irrévocable paix inconnue à la terre,
Et si la grande nuit vous garde tout entiers !

Cette grande nuit sans fin, ce sommeil inéveillable, c’est peut-être la seule chose qu’il désire encore avec âpreté et qui le passionne. Voici pourtant (car nous autres, du commun des hommes, et qui ne sommes point à cette sublime hauteur de stoïcien et de panthéiste, nous avons besoin de tableaux plus doux), voici une pièce qui a son charme : elle a pour titre le Bernica. C’est un site de l’île Bourbon, patrie du poëte créole ; c’est une gorge dans le haut pays, mais une gorge riche de végétation et sous le plus beau des climats.

LE BERNICA.


Perdu sur la montagne, entre deux parois hautes,
Il est un lieu sauvage au rêve hospitalier,
Qui, dès le premier jour, n’a connu que peu d’hôtes ;
Le bruit n’y monte pas de la mer sur les côtes,
Ni la rumeur de l’homme : on y peut oublier.

La liane y suspend dans l’air ses belles cloches
Où les frelons, gorgés de miel, dorment blottis ;
Un rideau d’aloès en défend les approches ;
Et l’eau vive qui germe aux fissures des roches
Y fait tinter l’écho de son clair cliquetis.

Quand l’aube jette aux monts sa rose bandelette,
Cet étroit paradis, parfumé de verdeurs,
Au devant du soleil, comme une cassolette,
Enroule autour des pics la brume violette,
Qui, par frais tourbillons, sort de ses profondeurs.

Si midi, du ciel pur, verse sa lave blanche,
Au travers des massifs il n’en laisse pleuvoir
Que des éclats légers qui vont, de branche en branche,
Fluides diamants que l’une à l’autre épanche,
De leurs taches de feu semer le gazon noir.

Parfois hors des fourrés, les oreilles ouvertes,
L’œil au guet, le col droit, et la rosée au flanc,
Un cabri voyageur, en quelques bonds alertes,
Vient boire aux cavités pleines de feuilles vertes,
Les quatre pieds posés sur un caillou tremblant.

Tout un essaim d’oiseaux fourmille, vole et rôde,
De l’arbre aux rocs moussus, et des herbes aux fleurs :
Ceux-ci trempent dans l’eau leur poitrail d’émeraude
Ceux-là, séchant leur plume à la brise plus chaude,
Se lustrent d’un bec frêle aux bords des nids siffleurs.

Ce sont des chœurs soudains, des chansons infinies,
Un long gazouillement, d’appels joyeux mêlé,
Ou des plaintes d’amour à des rires unies ;
Et si douces, pourtant, flottent ces harmonies,
Que le repos de l’air n’en est jamais troublé.

Mais l’âme s’en pénètre ; elle se plonge, entière,
Dans l’heureuse beauté de ce monde charmant ;
Elle se sent oiseau, fleur, eau vive et lumière.
Elle revêt ta robe, ô pureté première !
Et se repose en Dieu silencieusement.

Je ne chicane pas sur quelques détails. C’est magnifiquement dit. Voilà le naturalisme de M. de Lisle en ses belles heures et dans sa félicité tranquille.

M. Lacaussade, de l’île Bourbon comme M. Leconte de Lisle, est, tout à l’opposé de lui, un poëte passionné. Son nouveau recueil s’appelle les Épaves 34. On me dira que je fais la guerre aux titres, mais je n’aime pas ce titre d’Épaves qui affiche le naufrage, Poëte, lors même que vous livrez au public votre cœur, vous ne le donnez qu’avec votre talent ; l’un ne peut se séparer de l’autre ; votre cœur peut être en lambeaux, votre talent (grâce à Dieu !) ne l’est pas. Pourquoi donc confondre tout cela ensemble sous ce titre et cet aspect désagréable d’Épaves ?

Il ne se peut de contraste plus grand dans l’inspiration et dans le motif de chanter, j’y insiste, qu’entre M. Leconte de Lisle et M. Lacaussade ; car si au premier on est parfois tenté de dire : « Animez-vous », on dirait volontiers au second : « Calmez-vous, apaisez-vous ! » Chez celui-ci, en effet, l’homme avant tout a souffert, et toute sa poésie l’exprime ; il a la fibre vibrante. Il a aimé, il aime encore toutes les belles et grandes choses, mais il les a tant aimées qu’elles lui ont, en fuyant, laissé une déception amère, une empreinte cuisante, une sorte de frémissement aigu et nerveux qui retentit dans ses vers. Qu’on lise, au début du volume, ces Conseils d’un homme qui a éprouvé la passion et qui en signale les périls et le malheur à un ami vrai ou supposé. Jean-Jacques, notre grand aïeul, a dit : « Quand le cœur s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie. » Ç’a été notre histoire à tous, c’est l’épigraphe à mettre à tous les Werther, à tous les René et à ceux qui en descendent. De tels avertissements, de tels conseils toutefois, où se sent encore la brûlure et la flamme, ne sont souvent qu’une manière de repasser sur son mal, et, tout en le maudissant, de le préférer, comme aussi sans doute de le propager. Le mal qu’on vous dit des choses ou des gens en fait, pour bien des cœurs, le premier attrait ; le bonheur et l’innocence sont trop fades. Quand l’auteur des Épaves dit à son jeune ami :

Vis et chante à l’écart ; dans tes rimes heureuses,
Réfléchis les splendeurs du tranquille univers ;
A la fleur, à la femme, à ces choses trompeuses,
Ne prends que les parfums qu’il te faut pour tes vers ;

quel poëte voudrait suivre à la lettre ce conseil après avoir lu M. Lacaussade ? Lui, il n’a pas fait ainsi ; il n’a rien dit qu’il n’ait éprouvé, et il le fait assez voir. Il est de ceux qui, selon le mot de Shelley, ont appris dans la souffrance ce qu’ils enseignent dans leur chant. Il n’a rien oublié, ni le mal ni le bien ; le méchant et le lâche l’a mordu, et il en frémit encore : il souhaite aux autres meilleure chance, plus de fortune, une lutte moins étroite avec la vie. Je l’aime mieux, je l’avoue, dans ses retours de douceur que dans sa note la plus aiguë et la plus stridente ; je l’aime mieux quand il se montre à nous ému, ou même saignant, qu’ulcéré. Voici une pièce où les deux tons, celui de la tristesse et celui de la douceur, me semblent ménagés et confondus dans une teinte de mélancolie touchante. Le titre en pourra paraître singulier : les plus habiles jardiniers n’ont pu encore trouver jusqu’ici ni la rose bleue ni la rose noire ; mais le poëte a ses licences et ses prévisions, et il aura devancé les plus habiles gagneurs en ce genre, au moins pour la dernière de ces roses.

LES ROSES DE L’OUBLI.


Poëte, entre les fleurs de l’âme il en est une
Qui croît aux vents aigus de l’adverse fortune.
Quand rêve, espoir, printemps, tout s’est évanoui,
Dans le jardin aride où l’âme se recueille,
C’est la suprême fleur, hélas ! que l’âme cueille,
Et cette fleur a nom la rose de l’oubli.

Pour nos cœurs dépouillés il est des roses noires.
Sur les restes fanés de nos douces histoires,
Sur notre rêve éteint, dans l’ombre enseveli,
Sur nos vœux moissonnés par les heures fatales,
Un jour on voit grandir les fleurs aux noirs pétales,
Les roses sans parfums, les roses de l’oubli.

Espoir des jours premiers, ivresse printanière,
Lilas qui balanciez vos fronts dans la lumière,
Amour, lis virginal, dans l’ombre épanoui,
Promesses qui des ans nous cachiez les ivraies,
Ô fleurs de notre avril, vous étiez donc moins vraies
Que ces roses, vos sœurs, les roses de l’oubli !

Il vient une heure froide aux angoisses mortelles,
Nos amours les plus chers, ingrates hirondelles,
Désertent notre toit par l’hiver envahi !
D’irréparables fleurs gisent sur nos collines ;
Tout dort ; seule, une voix, la voix de nos ruines,
Nous dit : Cueille, il le faut, les roses de l’oubli !

Ami, songe à cette heure amère, inexorable.
La lèvre ment : notre âme est vide et misérable.
Outragé dans tes vœux, par ton espoir trahi,
Un soir, cherchant en vain une forme envolée,
L’écho te répondra du fond de la vallée :
Séparons-nous ; cueillez les roses de l’oubli.

Eh bien, résigne-toi ! sans colère et sans haine,
D’une idéale erreur, hélas ! subis la peine.
Ne maudis point le sort ni ton rêve flétri.
De tes espoirs glanant les feuilles dispersées,
Ensevelis sans fiel tes ivresses passées :
Cueille, en aimant encor, les roses de l’oubli.

Cette pièce irait bien comme pendant avec la barque de Gleyre, le tableau des Illusions perdues.

Le Poëte et la Vie fait, dans ce recueil, tout un petit poëme dans lequel le poëte est considéré comme une sorte d’Hamlet, un rêveur inactif qui n’est point pour cela à mépriser ni à rejeter. C’est la guerre ouverte et déclarée entre les gens positifs, formant le gros de la société, et le poëte ainsi conçu. Duel éternel, dédain pour dédain. Le poëme est d’une date déjà fort ancienne, et il en porte les marques. Il y a trop d’irritation. Je distingue entre l’irritation et l’indignation : celle-ci peut être une muse, non pas l’autre. Mais parlez-moi des Soleils de juin, des Soleils de novembre, nobles essors d’une âme qui sait se retremper aux vraies sources de consolation. Dans la dernière pièce du recueil, Solus eris, M. Lacaussade donne à une amie des explications touchantes sur ce qu’elle avait pu penser un moment qu’il rejetait avec colère son ancien culte et les rêves de sa jeunesse :

Mon idéal trompé fait ma misanthropie !
Ma haine, — si c’est haine, — est fille de l’amour !

Voilà qui est bien et d’un ton qui pénètre. Voulez-vous avoir plus d’accès dans les cœurs et y entrer plus sûrement : poëte, ménagez le cri.

Comme cet article-ci n’est pas didactique ni méthodique, et que c’est une promenade de poésie par une des premières matinées de printemps, je veux citer encore une pièce de M. Lacaussade qui m’amène à une comparaison curieuse. M. Lacaussade aime à s’inspirer des poètes étrangers (Burns, Cowper, Shelley) ; il ne les traduit pas, il les imite ; il greffe son propre sentiment sur une de leurs pensées. C’est ainsi qu’il a pris au poëte polonais Miçkiewicz l’idée d’une pièce dont voici le sujet.

Il arrive souvent aux grands poëtes sur le déclin des ans de susciter en de jeunes cœurs des admirations passionnées qui ressemblent à de l’amour : ainsi Gœthe enflamma le cœur ou la tête de Bettina ; ainsi Lamartine, ainsi Chateaubriand en ont enflammé bien d’autres. Car, une femme d’esprit l’a remarqué, si les hommes dans le premier mouvement de leur désir vont généralement à la plus belle, les femmes, les jeunes filles, plus délicates apparemment, vont assez volontiers tout d’abord au plus distingué et au plus glorieux. La gloire pour elles fait prestige ; elle refait une jeunesse autour d’un front déjà blanc. La curiosité aussi vient y ajouter son puissant attrait. Or, Miçkiewicz, déjà vieux, sollicité un jour de se laisser aimer, refusa noblement par une fierté d’âme et une susceptibilité suprême que M. Lacaussade a développée et traduite sur un ton d’excellente fermeté : quand on ne peut plus rendre, il ne faut pas recevoir.

LE SECRET.


Tu veux lire en mes yeux, — simplicité funeste !
Quel secret douloureux je porte au fond du cœur.
Soit ! ma sincérité, le seul bien qui me reste,
Contre moi-même, Enfant, armera ta candeur.

Mortes sont les vertus de mes vertes années !
Dans leur sève j’ai vu mes espoirs se flétrir :
Un songe ardent brûla mes fraîches destinées,
Et mon cœur s’est fermé pour ne se plus rouvrir !

Pur et suave Enfant, sœur des Grâces décentes,
Ne sème point tes fleurs sur un sol dévasté !
Dois-je, débris stérile aux tristesses croissantes,
Mêler ton vierge rêve à mon aridité ?

Ma tendresse au bonheur ne te saurait conduire ;
Même en tes yeux l’amour me sourirait trop tard.
Fait pour aimer, mon cœur est trop haut pour séduire !
D’un bien qu’il ne peut rendre il ne veut point sa part.

A toi mon dévouement ! ta belle âme en est digne ;
Mais seul je veux porter le poids des jours derniers.
A quelque noble arbuste enlace, ô jeune Vigne !
Ta tête virginale aux rêves printaniers.

Ta place est au soleil ; moi, la mienne est dans l’ombre.
Fleuris dans ta lumière, âme aux espoirs si beaux !
J’appartiens au passé : laisse le cyprès sombre
Ombrager de son deuil la pierre des tombeaux !

Un hasard heureux me met à même de faire ici un rapprochement assez inattendu. Dans une page déchirée des Mémoires d’Outre-Tombe que le vent m’apporte par ma fenêtre entr’ouverte, je trouve un aveu, un refus presque pareil, bien que sur un tout autre ton, une confession où se peint, une fois de plus, cette passionnée et délirante nature de René ; j’y supprime seulement, çà et là, quelques traits, quelques notes trop ardentes et qui ne seraient à leur place que dans le Cantique des Cantiques :

« Vois-tu, s’écrie le vieillard poëte s’adressant à la jeune fille qui s’est jetée à sa tête, comme on dit, et qui lui offre son cœur, vois-tu, quand je me laisserais aller à une folie, je ne serais pas sûr de t’aimer demain. Je ne crois pas à moi. Je m’ignore. Je suis prêt à me poignarder ou à rire. Je t’adore, mais dans un moment j’aimerai plus que toi le bruit du vent dans ces rochers, un nuage qui vole, une feuille qui tombe. Puis je prierai Dieu avec larmes, puis j’invoquerai le néant…

« Si tu me dis que tu m’aimeras comme un père, tu me feras horreur ; si tu prétends m’aimer comme une amante, je ne te croirai pas. Dans chaque jeune homme je verrai un rival préféré. Tes respects me feront sentir mes années ; tes caresses me livreront à la jalousie la plus insensée. Sais-tu qu’il y a tel sourire de toi qui me montrerait la profondeur de mes maux, comme le rayon de soleil qui éclaire un abîme !

« Objet charmant, je t’adore, mais je ne t’accepte pas. Va chercher le jeune homme dont les bras peuvent s’entrelacer aux tiens avec grâce, mais ne me le dis pas. Oh ! non, non, ne viens plus me tenter. Songe que tu dois me survivre ; que tu seras encore longtemps jeune quand je ne serai plus. Hier, lorsque tu étais assise avec moi sur la pierre, que le vent dans la cime des pins nous faisait entendre le bruit de la mer, prêt à succomber d’amour et de mélancolie, je me disais : Ma main est-elle assez légère pour caresser cette blonde chevelure ? pourquoi flétrir d’un baiser des lèvres qui ont l’air de sourire pour la jeunesse et la vie ? Que peut-elle aimer en moi ? une chimère… Et pourtant quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m’entourer de tes mains comme d’une guirlande de fleurs, il me fallut tout l’orgueil de mes années pour vaincre la tentation de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des accents passionnés que je te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-toi s’il te parle comme je te parlais et si sa puissance d’aimer approcha jamais de la mienne. Ah ! que t’importe ?… »

L’effusion n’en finit pas là : elle se prolonge en mille suppositions, mais la note est donnée ; je m’arrête. De tels accents, certes, ne font pas tort à la vieillesse ni à la mémoire de Chateaubriand ; le René patriarche ne reste pas au-dessous du René des Natchez. Quelle ivresse jusque dans la réflexion ! que de flamme ! L’opposition avec Miçkiewicz est-elle assez marquée ? le changement de gamme poétique et morale est-il assez sensible ? Le refus de l’un est grave, digne et chaste, un peu froid : celui de Chateaubriand est ardent, passionné, voluptueux. Même en éloignant et en repoussant son hommage, il ne serait pas fâché d’occuper, d’agiter ce jeune cœur, de lui laisser un trouble, un long regret, un levain immortel, une goutte du philtre qui, s’il ne sait plus donner, sait du moins corrompre et empoisonner à jamais le bonheur35.

Quand Bettina, dès la première ou la seconde entrevue avec Gœthe qu’elle aimait depuis longtemps en imagination, se livrait auprès de lui à des caresses d’enfant et à des échappées de folle vigne en fleur, l’auguste et indulgent contemplateur se contentait, de temps en temps, de la rappeler à la raison et de lui dire : « Du calme, du calme ! c’est ce qui nous convient à tous deux. » Chaque poëte restait fidèle à son esprit.

Je reviens à nos poètes du jour. Il en est un dont le recueil a paru, il y a quelques années déjà, et qui mérite un souvenir. M. Lerambert, homme distingué, des plus instruits, formé dès l’enfance aux meilleures études, initié à la littérature anglaise (il a, pendant quelques années, habité l’Angleterre), a exprimé dans un volume de Poésies 36 des sentiments personnels vrais et délicats, entremêlés d’imitations bien choisies de poëtes étrangers. Lui aussi il a aimé, il a souffert, et il chante. Je lis avec plaisir son recueil : tout ce qui est sincère porte en soi son charme. Mais sa souffrance, à lui, est plutôt languissante et mélancolique qu’ardente et passionnée. Je dirais presque ici le contraire de ce que je disais au précédent poëte quand je lui conseillais d’adoucir, d’atténuer un peu son cri : à M. Lerambert j’aurais bien plutôt à représenter qu’après avoir souffert il ne suffit pas de chanter purement, mélodieusement, avec sensibilité et avec goût, qu’il faut encore, pour être entendu, hausser le ton et le pousser même jusqu’au cri. Le procédé qui, de nos jours, a prévalu en poésie, a été souvent un procédé à outrance sur tous les points : on en pensera ce qu’on voudra, mais c’est un fait. Or, il n’y a pas encore eu de décret de M. le ministre d’État pour abaisser le diapason dans la poésie comme pour la musique. Je voudrais citer une des pièces de M. Lerambert, et je crains de manquer mon effet auprès du public habitué à plus de ton, à plus de couleur, à un relief plus saisissant. En d’autres temps, j’aurais cité de lui l’élégie intitulée Un soir de mai, paysage vrai, élégant, gracieux, où passe comme un souffle et un soupir de tendresse ; mais que faire quand on a encore dans l’oreille et dans le cœur cette immortelle Nuit de mai de Musset ? M. Lerambert, nature si distinguée, semble l’avoir compris ; n’a pas renoncé à la poésie, mais il l’a réduite à être désormais pour lui une jouissance délicate et personnelle de l’homme sensible et de l’homme de goût :

Non, plus de vers écrits par moi pour être lus.
Si j’en compose encore aujourd’hui, ce n’est plus
Que le cri du moment, qu’une note où je laisse
S’échapper quelquefois ma joie et ma tristesse,
Un morceau qui me plaît d’un auteur que je lis,
Et que d’une autre langue en passant je traduis,
Doux reflet dont mon âme un instant se colore…

Nous devions cependant à cette nature élevée et modeste, qui n’a fait que passer dans le champ de la muse et qui s’en retire, un souvenir et un hommage.

C’est au contraire un débutant, mais un débutant très-préparé et très-décidé à poursuivre, quoi qu’il arrive, et à tenir de pied ferme, que M. André Lefèvre. Il a intitulé son recueil la Flûte de Pan 37, parce que les pièces diverses qui le composent sont liées ensemble, bien qu’inégales de ton et de sujet, et que le lien commun est « la croyance à la vie dans les choses », c’est-à-dire au grand Pan. Je ne fais pour ce volume comme pour les précédents qu’une simple annonce, je ne donne qu’un signalement rapide. M. André Lefèvre, avec cette pensée philosophique qu’il met en avant, est un artiste, un savant artiste de forme. Il prend, par exemple, le groupe de Léda : il lutte avec le marbre par la pureté, la blancheur, la rondeur. Le seul défaut, à mon sens, de ces strophes si bien faites, si bien découpées, est de trop rappeler la sculpture, d’en avoir le poli et aussi un peu la dureté : cette poésie fait à l’oreille ce que le marbre fait au doigt : Et puis, pourquoi traduire un art par un art ? On sent que ce poëte, qui veut devenir, lui aussi, un interprète et comme un nouveau prêtre de la nature, a beaucoup passé par le Louvre, et s’y est un peu trop arrêté. C’est toutefois d’une belle forme sculpturale. On en jugera par la scène du bain de Léda et par les jeux, si habilement exprimés, auxquels se livrent ses compagnes en nageant près d’elle :

LEDA.


Les cigales dans l’air jettent leur note aride ;
Les champs sont embrasés. Mais, parmi les roseaux,
On entend respirer un fleuve dont les eaux
Pleines de reflets d’or coulent presque sans ride.

Un golfe s’arrondit sous une berge sombre
Et découpe un bassin qu’enchâsse le gazon.
La chaleur s’abattant sur le fauve horizon,
Brin à brin, feuille à feuille, a rongé l’herbe et l’ombre.

Là repose, écartant le voile qui lui pèse,
Léda, le cœur ému, les yeux d’azur noyés.
En effleurant le sol, sa main tremble, et ses pieds
Frissonnent au toucher du fleuve qui les baise.

La nature, ô Léda ! t’offrant ses plus doux lits,
A pour toi choisi l’herbe et retiré la pierre ;
On dirait qu’une main a modelé la terre
Et sur la forme humaine en a moulé les plis

De symboliques fleurs autour de toi rappellent
Que les hommes parfois aux dieux se sont unis :
Sur le sol fécondé par le sang d’Adonis,
Près des eaux, l’anémone et la rose se mêlent.

Un vaste taureau blanc sur la rive arrêté,
Dressant ses cornes d’or, laissant pendre à sa bouche
L’herbe qu’il a broutée, avec lenteur se couche,
Et promène un regard plein de sérénité.

Son œil fauve et puissant devient aussi paisible
Qu’aux jours où sur son dos Europe osa s’asseoir ;
Il admire, et Léda subit sans le savoir
La fascination du regard invisible.

Couchée et respirant cet amour qui l’inonde,
Elle frémit ; son front a glissé de sa main.
Son beau corps par degrés se rapproche du bain,
Et déjà sa poitrine effleure presque l’onde.

En vain, pour l’égayer, ses compagnes nageant
Se lancent au hasard l’eau que leur main effleure,
Et folles, pour hâter le pas traînant de l’heure,
Entrechoquent leurs voix et leurs rires d’argent.

Pour des jeux plus savants un couple adroit s’isole ;
Chacune à son tour plonge et remonte à fleur d’eau,
D’une main sur son front retenant, son bandeau,
De l’autre saisissant sa voisine à l’épaule.

Parfois tous ces beaux corps par les bras reliés
De suaves rondeurs font une chaîne rose,
Où sur chaque poitrine une tête repose ;
L’eau trahit par un flot l’essor caché des pieds.
Léda ne les voit pas ; elle est toute à son mal…

Le poëte cherche, vers la fin, à spiritualiser ou du moins à naturaliser cette histoire de Léda, dans laquelle, comme dans celle de Psyché, il ne veut voir qu’un symbole : c’est plus difficile. Grâce à lui pourtant, la fable lascive et faite pour les caresses de la muse d’Ovide devient presque auguste et majestueuse :

Symbole fabuleux vêtu de volupté :
Le Cygne est l’univers, Léda l’humanité.

Il faut lire toute la tirade. C’est beau, c’est alexandrin, c’est bien plaidé, dirai-je au poëte, et rendu en vers philosophiques élevés ; mais, quand Jupiter se changeait en cygne, il ne pensait sans doute pas à toutes ces grandes choses. — Enfin, sans y voir tant de mystère, et toute symbolisation à part, on doit au moins reconnaître chez M. Lefèvre une grande perfection de forme, des vers bien modelés, bien frappés, quoiqu’un peu durs et trop accusés dans leur perfection même.

J’ai reçu, il y a quelques jours, d’un simple vicaire de campagne qui habite dans les Vosges, M. l’abbé R…38, un charmant bouquet de fleurs de poésie tout en sonnets : ce n’est pas la forme avant tout qui les distingue et les recommande ; mais que de parfum ! quel sentiment intime et modeste ! « Prenez, me dit l’humble vicaire, qui me rappelle la douce lignée des vicaires anglais poëtes et à qui j’avais conseillé, en effet, de les lire dans l’original, ainsi que les poètes lakists, prenez que c’est un panier de fruits, — des fruits du petit jardin que vous avez créé dans ce maigre terrain de nos montagnes, qui ne sont pas, il s’en faut, celles du Westmoreland. Que je serais heureux si mon panier avait gardé un peu de la saveur primitive, si mes vers vous rappelaient Wordsworth autrement que par le titre ! » M. l’abbé R… a traduit, en effet, très-heureusement, quelques sonnets de Wordsworth, notamment celui-ci, tout à la gloire du sonnet même :

Le pauvre est tout content d’un trou sous l’escalier ;
Une sœur au couvent, de sa cage proprette ;
L’étudiant sous le toit, de sa docte chambrette ;
La fille, de son tour ; l’homme, de son métier ;

Et l’abeille qui trouve une fleur à piller
Bourdonne toute une heure au fond de sa clochette ;
La prison elle-même, en son horreur muette,
N’est plus une prison quand on sait s’y plier.

Pour revenir à moi, je vous dirai que j’aime
Dans le champ du sonnet à me parquer moi-même,
A lier mon esprit sous son austère loi.

S’il est (je n’en sais rien) une autre âme sur terre
Que trop de liberté tourmente, qu’elle espère :
Elle sera guérie en faisant comme moi.

Dans sa vie de montagnes, le poëte a dû plus d’une fois vérifier la pensée exprimée dans deux autres sonnets de Wordsworth, lorsque le soir, du haut d’un mont, on voit le couchant figurer, avec ses nuées fantastiques, mille visions lointaines, et que cependant on se dit, en redescendant par le sentier déjà sombre, que ces jeux du ciel ne sont rien en eux-mêmes auprès des nobles et durables pensées qu’on possède en soi et qui nous ouvrent le ciel invisible. Je donne ces deux sonnets dans leur élévation modeste et leur suavité tout intérieure, accompagnée d’une certaine gaucherie dans l’expression. Comme en tout ce qui est chrétien, le fond et le dedans est plus beau que le dehors :

I

Le soir rembrunissait ses teintes peu à peu,
Et nous avions atteint la cime souveraine ;
Mais il était trop tard, et nous pouvions à peine
Jouir du riche aspect et des gloires du lieu.

Pourtant qu’il était beau, tout ce couchant en feu !
Là se dressaient pour nous citadelle indienne.
Temple grec et munster, tour, flèche aérienne :
Cloches et carillons y mèneraient leur jeu ;

Ou c’est une île encor sortant du flot limpide,
— Un bois au sein des lacs, que l’on croirait solide,
De nos muets transports objet prestigieux !

Mais il fallut bientôt, hélas ! nous en distraire :
La mémoire retient les objets de la terre,
Mais ceux que nous voyions appartenaient aux cieux.

II (Suite.)

Nous redisions ces mots, descendant le sentier,
Pensifs, loin de la vue auguste et solennelle,
Et nous trouvions la vie, oh ! bien matérielle,
Et le plaisir des jours épais et bien grossier.

Mais non, cesse, mortel, de tant t’humilier :
Comme un rêve la nue est fugitive et belle ;
Qu’importe que son front éblouisse, étincelle,
Si l’homme au fond de soi n’en jouit tout entier ?

Riches fresques du ciel à son magique dôme,
Iles, bois transparents, hélas ! au cœur de l’homme
Vous ne pouvez avoir un naturel séjour.

L’âme immortelle veut des objets plus durables ;
Elle s’y prend, s’y lie ; — ils sont inséparables ;
Sure est leur compagnie, et sûr est leur amour.

Le vase pourrait être tourné avec plus de fermeté à ses bords, mais la liqueur qu’il renferme, on en conviendra, est exquise et salutaire.

J’ai parcouru jusqu’ici bien des tons, j’ai fait résonner bien des notes sur le vaste clavier de la poésie, et pourtant je n’ai pas encore abordé mon vrai sujet, celui qui m’a réellement mis cette fois en goût d’écrire, le Poème des Champs de M. Calemard de Lafayette, un poëme qui n’est sans doute pas de tout point parfait, mais qui est vrai, naturel, étudié et senti sur place, essentiellement champêtre en un mot, et dont un poëte académicien, et non académique39, m’a dit en m’en recommandant la lecture : « Lisez jusqu’au bout ; le miel n’est pas au bord, mais au fond du vase. » J’ai, en effet, goûté le miel, et j’en veux faire part à tous !