LXXXe entretien.
Œuvres diverses de M. de Marcellus (3e partie) et Adolphe Dumas
[M. de Marcellus (suite)]
I
« Bientôt l’aurore qui s’avance sur son char magnifique a réveillé Nausicaé aux superbes voiles. Elle s’étonne de ce songe et se hâte de traverser ses appartements pour le dire à ses parents, son père chéri et sa mère. Elle les trouve chez eux : l’une est assise auprès du foyer avec les femmes qui la servent, filant sur sa quenouille une laine teinte de la pourpre des mers ; elle rencontre l’autre comme il sortait pour se rendre avec ses chefs illustres au conseil où les nobles Phéaciens l’appelaient ; elle s’arrête tout près de son père bien-aimé, et lui dit :
« “Père chéri, n’allez-vous pas me préparer un char élevé, aux fortes roues, afin que je porte vers le fleuve, pour les laver, les précieux vêtements que j’ai là tout malpropres ? Quand vous allez parmi vos chefs faire entendre vos conseils, il vous sied à vous-même d’avoir des habits sans tache ; vous avez dans vos palais cinq fils mariés, et trois dans la fleur de la jeunesse. Ceux-ci veulent toujours, pour aller à la danse, des vêtements nouvellement blanchis ; et c’est moi que tous ces soins regardent.”
« Elle dit, et évite ainsi de parler à son père bien-aimé du doux mariage, mais il a tout compris et lui répond :
« “Certes, ma fille, je ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose. Va, et mes serviteurs te prépareront un char élevé, aux fortes roues, et à la caisse large et solide. ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose.”
« Après ces mots, il donne ses ordres à ses serviteurs qui obéissent, et amènent au dehors le char aux roues solides, propre aux mules, qu’ils y conduisent et y attellent. La jeune fille apporte de son appartement les habillements magnifiques et les dépose sur le char bien fabriqué. La mère a mis dans une corbeille les aliments de toute sorte pour ranimer les forces ; elle y place les vivres et le vin qu’elle a versé dans une outre de peau de chèvre. Puis, comme sa fille monte sur le char, elle lui donne dans une fiole d’or l’huile onctueuse pour s’en purifier, elle et ses compagnes. Nausicaé prend les rênes brillantes et le fouet dont elle frappe pour le départ les deux mules, qui s’élancent bruyamment ; elles courent sans s’arrêter et emportent le linge et la jeune fille qui n’est pas seule ; car les suivantes vont aussi avec elle.
« Lorsqu’elles sont parvenues au lit merveilleux du fleuve, là où sont les lavoirs pour toute l’année et où surabonde une eau bonne à enlever toutes les souillures, elles détachent les mules et les chassent vers le fleuve impétueux pour s’y repaître d’une herbe savoureuse. Elles enlèvent ensuite du char sur leurs bras les vêtements, les plongent dans l’eau limpide et les foulent dans les réservoirs en luttant de vitesse. Quand elles ont tout lavé et effacé toutes les taches, elles étendent en ordre sur le bord de la mer, là surtout où les flots ont nettoyé les cailloux du rivage. Puis, après s’être baignées et imprégnées d’une huile onctueuse, elles prennent leur repas auprès des rives du fleuve, en attendant que l’ardeur du soleil ait séché le linge. Ensuite, leur faim apaisée, la jeune fille et les suivantes détachent leurs voiles pour jouer au ballon. »
Ici, nous dit M. Manos, nous sommes loin des palais. C’est un tableau de la vie journalière des champs. Qui de vous n’a été témoin de ces bruyantes occupations, de ces repas, de ces jeux après l’ouvrage de nos jeunes femmes occupées du soin de blanchir ? On rencontre encore dans nos îles et sur notre continent, près des sources ou des fleuves, ces fosses où l’eau se renouvelait, et où on venait fouler le linge sous les pieds.
— Oui, sans doute, répondit Christopoulos, et une fois par hasard, à la vue du présent, je suis disposé à regretter notre rustique passé. Cette espèce de danse que du temps des hommes primitifs les laveuses exécutaient dans les fosses limpides, devait être bien autrement gracieuse que leurs incommodes génuflexions d’aujourd’hui auprès d’une eau qui rougit leurs mains et leurs bras.
— Que le caminari me permette de l’interrompre, reprit M. Manos, et de le ramener bien vite à Homère, dont une noble et sévère comparaison va relever le récit.
II
« C’est Nausicaé aux bras blancs qui commande le jeu ; telle que Diane, dont les flèches font les délices, elle court à travers les montagnes, soit sur le Taygète escarpé, soit sur l’Érymanthe, à la poursuite des sangliers et des cerfs agiles qui l’amusent ; les nymphes des champs, nées de Jupiter porteur de l’égide, partagent ses plaisirs ; et le cœur de Latone palpite de joie, car sa fille les dépasse du visage et de la tête ; et, bien que toutes soient belles, on distingue aisément la déesse. Ainsi la vierge domine ses compagnes qui ne connaissent pas encore le mariage.
« Mais quand, les mules attelées et les précieux vêtements ployés, il faut retourner à la maison, Minerve invente un autre artifice pour réveiller Ulysse et lui montrer la jeune fille aux beaux yeux qui doit le conduire à la ville des Phéaciens. Comme la reine du jeu lance le ballon à l’une des suivantes, cette suivante le manque, et il tombe dans la profondeur du courant ; elles poussent de grands cris, et le divin Ulysse se réveille : il se redresse alors, et dans son esprit et son cœur il raisonne ainsi :
III
« “Hélas ! chez quels mortels suis-je encore arrivé ? Sont-ils injurieux, sauvages et méchants ? ou bien ont-ils des pensées hospitalières et le respect des Dieux ?
« “Des cris de jeunes femmes sont venus jusqu’à moi ; ce sont des nymphes sans doute qui résident sur les hautes cimes des montagnes, aux sources des fleuves et dans les prairies herbeuses et humides. Ou bien serais-je près de mortels à voix humaine ? Levons-nous, et essayons nous-même de tout voir.”
« À ces mots, le divin Ulysse, en se dégageant des branches, brise de l’effort de sa main dans l’épais taillis un rameau feuillu pour en voiler autour de ses reins sa nudité. Puis il s’avance comme un lion nourri dans les montagnes, confiant en sa force, qui marche battu de la pluie et du vent. Ses yeux étincellent : il s’élance contre les génisses, les brebis ou les biches des forêts. La faim lui ordonne d’attaquer les troupeaux et de pénétrer dans les bergeries les mieux closes. Tel Ulysse, tout nu qu’il est, va au-devant des jeunes filles à la belle chevelure, car il le faut ; il leur apparaît tout souillé de l’écume de la mer et tout effrayant. Elles s’enfuient de côté et d’autre sur les hauteurs du rivage ; seule la fille d’Alcinoüs demeure, car Minerve lui inspire le courage et bannit de son cœur l’effroi. Elle est debout et attend ; mais Ulysse délibère : ira-t-il en suppliant toucher les genoux de la jeune fille aux beaux yeux, ou la suppliera-t-il de loin, par des paroles persuasives, de lui donner des vêtements et de lui montrer la ville ? Dans ces pensées, il lui semble préférable de la supplier de loin, de peur qu’il n’excite la colère de la jeune fille en touchant ses genoux. Il lui adresse aussitôt ce discours adroit et plein de douceur.
IV
« “Ô reine ! je me jette à tes pieds, que tu sois déesse ou mortelle : si tu es l’une de ces divinités qui résident dans le ciel immense, je ne saurais te comparer, pour la taille, la forme et la beauté, qu’à Diane, la fille du grand Jupiter ; et si tu es l’une de ces mortelles qui habitent sur la terre, ô trois fois bienheureux ton père et ta mère vénérables ; trois fois bienheureux tes frères !
« “Certes, leur cœur, grâce à toi, s’épanouit sans cesse de joie quand ils voient une telle fleur entrer dans le chœur des danses ; mais plus heureux encore que tous les autres au fond de son âme celui qui, l’emportant par les dons du mariage, t’amènera dans sa demeure. Jamais de mes yeux je n’aperçus une personne semblable, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes, et une respectueuse admiration me saisit à ton aspect.
« “Ainsi jadis, à Délos, auprès de l’autel d’Apollon, j’ai vu la tige grandissante d’un jeune palmier. Suivi d’un peuple nombreux, j’avais fait ce voyage qui devait m’apporter bien des malheurs. À la vue de cet arbre, je demeurai longtemps stupéfait, car jamais la terre n’en produisit de pareil. Femme, c’est ainsi que je te contemple, t’admire et que j’ai tremblé de toucher tes genoux, car j’éprouve des douleurs cruelles. Hier était le vingtième jour où je fuyais sur une mer ténébreuse, et toujours le flot et de violents orages m’ont emporté depuis mon départ de l’île d’Ogygie. Enfin, maintenant une divinité me jette ici pour y subir peut-être de nouvelles infortunes ; car je pense qu’elles ne vont pas cesser, mais bien plutôt que les dieux les multiplieront encore.
« “Ô reine, sois compatissante ; après tant de souffrances que je viens de subir, tu es la première que j’approche, et je ne connais aucun autre des hommes qui habitent la ville ou le pays. Montre-moi donc la cité.
« “Donne-moi, pour m’en entourer, quelque haillon ou quelque enveloppe du linge si tu en as apporté en venant ici, et que les dieux t’accordent tout ce que peut souhaiter ton âme ; qu’ils te donnent un mari, une maison, et la concorde si précieuse ; car rien n’est plus désirable et meilleur qu’un ménage où l’époux et l’épouse mettent en commun leurs pensées pour le diriger. C’est un vif chagrin pour leurs ennemis, pour leurs amis une grande joie, et pour eux-mêmes surtout une bonne renommée.”
V
« Nausicaé aux bras blancs lui répondit ainsi :
« “Étranger, certes tu ne ressembles ni à un méchant ni à un homme sans intelligence. C’est Jupiter lui-même, le maître de l’Olympe, qui dispense le bonheur aux mortels, aux bons et aux mauvais à son gré. Ce qu’il te donne, il te faut bien le supporter. Mais maintenant que tu as atteint notre territoire et notre pays, tu ne manqueras ni de vêtements, ni de toutes les choses qu’il convient d’offrir à un infortuné qui vient de loin et supplie : je t’enseignerai la cité, et je vais te dire le nom de ses habitants. Ce sont les Phéaciens qui possèdent cette ville et cette terre ; et moi, je suis la fille du magnanime Alcinoüs qui reçoit des Phéaciens la force et la puissance.”
« Elle dit, et donne ses ordres à ses suivantes aux beaux cheveux :
« “Arrêtez-vous, mes compagnes ; pourquoi fuyez-vous à la vue d’un homme ? Pensez-vous que ce soit quelque ennemi ? Le mortel n’est pas encore né et ne naîtra pas qui oserait venir dans les États des Phéaciens pour y apporter la guerre, car ils sont chéris des dieux, et nous habitons à l’écart, les derniers, au sein des ondes écumeuses et immenses. Mais puisque ce malheureux nous arrive égaré, il en faut avoir soin, car c’est de Jupiter que viennent tous les étrangers et les pauvres ; le don le plus léger leur est cher. Donnez donc, ô mes compagnes, à boire et à manger à notre hôte, et baignez-le dans le fleuve, là où est un abri contre le vent.”
« À ces mots, elles s’arrêtent et s’encouragent entre elles ; puis elles conduisent Ulysse vers l’abri, comme le veut la fille du magnanime Alcinoüs : elles déposent ensuite tout près de lui des vêtements, un manteau et une tunique, lui donnent dans la fiole d’or l’huile onctueuse, et l’engagent à se baigner dans le courant du fleuve ; mais alors le divin Ulysse leur parle ainsi :
« “Femmes suivantes, tenez-vous loin de moi, pendant que je laverai moi-même l’écume de la mer sur mes épaules et répandrai l’huile sur mon corps : il y a longtemps qu’il est privé de toute onction ; mais je ne me baignerai point devant vous, car j’ai honte de me dépouiller en présence de jeunes filles aux beaux cheveux.”
« Celles-ci s’éloignent à ces paroles qu’elles rapportent à Nausicaé. Aussitôt le divin Ulysse, à l’aide du fleuve, dégage ses membres de l’écume de la mer qui recouvrait ses reins et ses larges épaules ; il essuie sur sa tête les souillures des flots indomptés, et, après s’être baigné en entier et imprégné d’huile, il s’enveloppe des vêtements que vient de lui donner la vierge qui ne connaît pas le mariage. La fille de Jupiter, Minerve, lui prête un aspect plus grand et plus robuste, elle fait tomber de sa tête en boucles sa chevelure pareille à la fleur de l’hyacinthe ; et, comme un habile ouvrier à qui Vulcain et Pallas-Minerve ont enseigné la diversité de leur art, mêle l’or à l’argent pour en perfectionner les œuvres charmantes, ainsi la déesse a répandu la grâce sur la tête et les épaules d’Ulysse : bientôt il va s’asseoir à l’écart sur le rivage de la mer, resplendissant de grâce et de beauté. La jeune fille le contemple, et dit alors à ses suivantes à la belle chevelure :
« “Ô mes compagnes, écoutez ce que je vais vous dire. Ce n’est point sans l’aveu de tous les dieux habitant l’Olympe que cet homme vient se mêler aux Phéaciens pareils aux immortels. Car d’abord son aspect était désagréable, et maintenant il égale les divinités qui résident dans l’immensité des cieux. Ah ! si un tel époux m’était réservé, qu’il habitât ici, et qu’il lui plût d’y rester !… Mais, ô mes compagnes, donnez à manger et à boire à notre hôte.”
« Elle dit, et ses suivantes qui l’écoutent s’empressent de lui obéir. Elles déposent auprès du héros les aliments, le breuvage ; et le divin Ulysse, après avoir supporté tant de maux, mangeait et buvait avidement, car depuis longtemps il était reste sans nourriture.
VI
« Cependant Nausicaé aux bras blancs s’occupe d’un autre soin ; après avoir placé sur le beau char les vêtements qu’elle a reployés, elle y attelle les mules au pied vigoureux, y monte, et adresse à Ulysse, en l’interpellant, ces engageantes paroles :
« “Étranger, lève-toi maintenant pour aller à la ville, où je te dirigerai vers le palais de mon père, le sage héros. C’est là, je pense, que tu trouveras l’élite des Phéaciens. Mais fais comme je vais te dire ; car tu ne me parais pas dépourvu de prudence.
« “Tant que nous traverserons les champs et les travaux des hommes, marche rapidement, avec mes suivantes, derrière les mules et le char. Mais quand nous serons près de la ville qu’entourent un mur élevé et, des deux côtés, un beau port, l’entrée devient étroite. Les navires à doubles rames y sont retirés sur la voie, car tous y ont une place marquée pour chacun. C’est là aussi, autour du bel autel de Neptune, qu’est la place publique, formée de pierres de taille profondément enfoncées qu’il a fallu y apporter ; et c’est encore là que se préparent les agrès des noirs navires, leurs amarres, leurs câbles, et que se polissent les avirons. Les Phéaciens ne se soucient ni de l’arc ni du carquois ; mais des voiles, des rames et des plus grands vaisseaux sur lesquels ils traversent fièrement les mers blanchissantes.
« “Je veux éviter leurs mordants propos, et, derrière moi, leurs railleries ; car chez le peuple il y a bien des insolents : et quelqu’un des plus vils qui nous aurait rencontrés ne manquerait pas de dire : ‘Quel est donc ce fier et bel étranger qui suit Nausicaé ? Où l’a-t-elle trouvé ? Sans doute il sera son époux. Elle aura recueilli ce vagabond hors de son vaisseau : un homme des pays éloignés, puisque nous n’avons pas de voisins. C’est peut-être quelque dieu ardemment imploré qui sera venu à ses prières et descendu du ciel, et elle veut l’avoir toute sa vie. Elle a mieux fait d’aller chercher elle-même un mari hors de chez nous, puisqu’elle méprise les Phéaciens qui la recherchent et qui sont pourtant nombreux et braves.’ Voilà ce qu’ils diraient, et ces paroles me seraient injurieuses. Je blâmerais moi-même toute autre qui agirait ainsi, et qui, du vivant de son père et de sa mère chéris, se mêlerait sans leur consentement à la société des hommes, avant le jour de son mariage public.
« “Étranger, observe bien mes recommandations, afin que tu obtiennes promptement de mon père qu’il t’envoie dans ta patrie. Nous rencontrerons près de la route un superbe bois de peupliers consacré à Minerve. Une source y coule, et une prairie l’environne ; là sont l’enclos de mon père et son verger florissant, aussi loin de la ville que la voix peut s’en faire entendre. C’est là que tu t’assoiras pour y rester tout le temps que nous mettrons à gagner la cité et à arriver au palais de mon père.
« “Quand tu jugeras▶ que nous les aurons atteints, alors dirige-toi vers la ville, et demande la demeure de mon père, le magnanime Alcinoüs. Elle est facile à reconnaître, un enfant en bas âge y conduirait, car les maisons des Phéaciens ne ressemblent nullement à l’habitation d’Alcinoüs le héros. Quand tu auras pénétré dans sa demeure et dans sa cour, traverse rapidement le palais pour parvenir à ma mère. Elle est assise au foyer, appuyée contre une colonne, filant sur sa quenouille, à la clarté du feu, une laine teinte d’une pourpre merveilleuse à voir ; derrière elle sont ses servantes ; tout auprès se dresse le trône de mon père, où il boit le vin et siège comme un immortel. Va plus loin que lui, et jette tes bras autour des genoux de ma mère, afin de voir l’heureux jour du retour, quelque lointain que soit ton pays. Si son cœur t’accueille avec bienveillance, espère alors voir tes amis et retourner dans ton élégante maison et dans ta patrie.”
VII
« Après ces paroles, elle frappe du fouet brillant les mules, qui abandonnent bientôt les bords du fleuve ; elles courent, et battent le sol de leurs pieds alternatifs. Nausicaé les conduit en usant adroitement du fouet, de telle sorte qu’Ulysse et ses compagnes, qui sont à pied, les puissent suivre. Le soleil baissait quand ils atteignirent le bois renommé consacré à Minerve. Là, le divin Ulysse s’assoit et implore aussitôt la fille du grand Jupiter.
« “Écoute-moi, fille invincible du dieu qui tient l’égide, exauce-moi, maintenant du moins, puisque tu ne m’as pas exaucé lorsque, ballotté sur les ondes, j’étais le jouet du furieux Neptune ; et fais que j’inspire aux Phéaciens la bienveillance et la pitié.”
« Il dit, Minerve l’entend ; mais elle ne se manifeste pas aux regards du héros, car elle redoute le frère de son père Neptune, dont le courroux violent persécutait le divin Ulysse jusqu’à ce qu’il eût retrouvé son pays. »
Je n’oublierai jamais quelle noblesse et quels accents M. Manos sut donner à sa voix en psalmodiant ces vers d’Homère.
VIII
Dans Cérès à Éleusis, scène orientale, les mystères du paganisme transcendant sont décrits et sondés avec autant de poésie que d’érudition ;
Puis dans Orphée en Thrace, morceau de haute philosophie religieuse dédié à M. de Lamartine, et dont je ne recueillis l’hommage amical que sur son tombeau.
Cette scène orientale commence cette réminiscence de nos jeunes années et de nos premiers voyages.
Qu’on me permette de la citer ici, en rejetant sur le compte de l’amitié tout ce qui m’élève à la hauteur d’Homère et d’Orphée, mais en ne rejetant rien de mon enthousiasme croissant avec les années pour Homère.
Orphée en Thrace.
À M. de Lamartine, à Saint-Point.
Scène orientale.« J’achève, mon cher ami, de lire l’idylle antique que vous avez intitulée Homère ; et je me hâte de vous remercier de tout le plaisir que j’ai eu à reporter avec vous mes pensées vers ce bel Orient, où l’image et les œuvres prétendues du chantre primitif ne m’ont jamais quitté.
« C’était bien à vous, poète par nature, et civilisateur par votre nouvel écrit, qu’il appartenait de déposer encore une couronne sur la tombe d’un poète, civilisateur des temps antiques, tombe perdue comme son berceau dans l’obscurité des âges.
« C’était à vous de nous expliquer le génie, devancier et dominateur des autres génies, le premier de ces révélateurs des passions de l’âme, et le plus parfait de ces consolateurs de l’infortune, à qui fut donnée la mission sublime de rappeler le genre humain à l’exécution des lois, car les poètes des premiers âges en étaient les hérauts publics comme les plus habiles interprètes.
« Conseillers religieux et héroïques, qui se chargeaient de ramener au culte des devoirs, d’attiser le courage, d’adoucir les coutumes, de compatir au malheur, enfin d’apprivoiser pour ainsi dire, par des sons harmonieux, les oreilles inexpérimentées et sauvages encore !
« J’aime à vous voir évoquer sous nos yeux la grande figure du poète créateur qui enchanta ma jeunesse, et me guida dans l’Orient au vif éclat de sa lumière ; j’aime également à retrouver dans son dernier historien la voix du chantre de ces Méditations qui, dès leur berceau, m’apparurent sous le même ciel, et m’apportèrent, aux rives de Scio et de Smyrne, de douces et mélancoliques jouissances. Déjà, vous le savez, je me plaisais à réunir dans ma mémoire, comme ils l’étaient dans mon portefeuille oriental, les plus antiques et les plus modernes accents des muses bienfaitrices de l’humanité.
« Parmi les ombres mythologiques groupées autour d’Homère, vous avez nommé Orphée, et cité quelques lignes de mes Épisodes littéraires. C’en est-il assez pour m’autoriser à placer ma légende populaire du réformateur de la Thrace sous la protection de votre chronique du chantre de Méonie ?
« Quoi qu’il en soit, le nom d’Orphée a mérité de briller sur ces monuments que vous érigez pour le peuple à la mémoire de ses meilleurs amis. Virgile, qui lui doit sa plus touchante inspiration, après nous avoir attendris au récit de l’amour unique et fidèle d’Orphée, nous le montre dans cette autre vie que son génie religieux et poétique révéla, et le place au premier rang des âmes sages et heureuses qui ont emporté sur les rives, éternellement paisibles, de l’Élysée, les bénédictions de la terre.
Quique suî memores alios fecere merendo.
IX
« À tous ces titres, la traduction d’Orphée, consacrée par les annales grecques, doit tenir sa place dans la reconnaissance universelle, puisqu’elle est le plus ancien témoignage de l’admiration des siècles pour la poésie et de son influence sur la civilisation.
« Vos tableaux de l’Orient, animés des couleurs de votre inépuisable palette, m’ont ramené, comme au temps de mes jeunes années, vers les rives du fleuve où Crithéis mit au jour le divin prodige ; vers ce Mélès qui m’a laissé apercevoir à peine quelques gouttes d’une eau limpide, arrêtée par les joncs et les cailloux de son lit ; puis sur ce siège d’Homère, où je me suis arrêté en récitant ses vers ; cette École du poète, autrefois l’honneur de Chios, maintenant colline abandonnée, témoin de l’incendie des flottes ottomanes et des désastres de 1823. Elle entend toujours, dans ces mêmes parages, murmurer à ses pieds la fontaine du pacha, et elle ne domine encore que des ondes asservies : enfin, vous me rappelez ce rocher de l’île de Nio, dont les vagues viennent battre et blanchir les écueils ; abri solitaire d’où s’exhala la grande âme du poète mendiant, le plus merveilleux type humain du pouvoir inventeur.
« Mais je n’ai pas visité seulement cette région de l’Asie, semée de tant de vestiges des histoires antiques et des vicissitudes modernes, où le tumulte des populations pressées et les voluptés de la molle Ionie ont fait place aux déserts. J’ai parcouru aussi ces contrées que l’heureuse Grèce stigmatisait du nom de Barbares, dont elle redoutait le voisinage et répudiait le climat, parce que le soleil n’y envoie que des rayons tempérés, et que quelque neige y blanchit la cime des montagnes.
« J’ai traversé ces champs de la Thrace, incultes et délaissés aujourd’hui, où Orphée essaya de régner en philosophe après son père, le roi Œagre : hérédité incertaine, que les âges ont effacée à demi pour y substituer une filiation surnaturelle. Le premier chantre du monde pouvait-il, en effet, naître d’une autre origine que de l’union d’Apollon, le dieu des vers, avec la muse à la belle voix, Calliope ?
« J’ai contemplé les grands rochers de l’Hémus, qui s’agitaient en cadence à la voix d’Orphée ; j’ai interrogé ces échos, toujours muets maintenant, qui, après avoir répété ses accords, redirent les cris furieux de ses sanguinaires ennemis.
« Je puis bien l’avouer au peintre si chaste et si passionné de Raphaël, ce premier exemple de l’amour fidèle donné dans l’enfance du monde au milieu de la corruption générale des hommes, et des scandales de leurs fictives divinités, parlait à ma raison comme à mon cœur. Grand à mes yeux par son génie législateur et poétique, Orphée me semblait plus grand encore par la sainteté de sa vie et par la constance de son amour. Il avait su mieux que Platon, et bien auparavant, affranchir l’âme des liens des sens que le paganisme déifiait. C’est elle qu’il nommait la douce fille de Dieu, et il l’ennoblissait d’avance, quand une religion plus consolante devait un jour la purifier en l’immortalisant. »
X
Puis M. de Marcellus déchire le voile et traduit cette sublime définition de Dieu.
« Je parle pour les initiés ; fermez les portes sur les profanes, tous ensemble ; mais toi, ô Musée, descendant de la lune illuminatrice, écoute-moi, car je dis la vérité, afin que les anciennes croyances de ton esprit n’aillent pas te priver de la vie heureuse. Médite la parole divine, ne la perds jamais de vue ; dirige vers elle toute la force intellectuelle de l’âme. Avance résolument dans cette voie, les yeux uniquement fixés sur l’Éternel qui a formé le monde ; le voici tel que la parole l’a jadis représenté.
« Il est le seul créé par lui-même, et il est aussi créateur de toute chose ; dans ce tout il se meut. Personne ne le voit, l’âme des mortels le conçoit par la pensée ; il fait rapidement, chez les hommes, succéder au bonheur l’infortune. La joie et la haine le suivent, comme la guerre, la peste, les chagrins et les larmes. Il n’est point d’autre que lui ; et tu verrais aisément tout le reste si tu l’avais vu lui-même ; mais auparavant je veux te montrer ici-bas, ô mon fils ! comment je reconnais les traces de la main puissante du Dieu fort.
« Je ne vois pas sa personne, car un nuage se dresse autour de lui ; c’est ainsi qu’il se dérobe à mes yeux comme à tous les humains, et nul des mortels n’a vu jamais le souverain maître, si ce n’est, parmi les Chadéens, l’unique rejeton d’une race venue d’en haut1.
« Dans sa prévoyance il commande à cet astre qui seul préside le mouvement de la sphère autour du globe, et s’arrondit en tournant sur son axe propre.
« Il dirige les vents au milieu des airs, comme sur les courants des ondes, et fait étinceler l’éclair de feu né dans l’espace.
« Au haut des cieux, il demeure inébranlable sur son trône d’or. La terre est son marchepied. Il étend sa droite jusqu’aux confins de l’Océan. À sa colère les montagnes tremblent dans leurs fondements, et ne peuvent soutenir son effort puissant.
« Ce dominateur des cieux est partout, et il accomplit tout ce qui se fait sur la terre, lui qui est à la fois le commencement, le milieu et la fin.
« Ainsi les anciens en parlent. Ainsi l’a déclaré le Fils du Nil, qui reçut de Dieu lui-même les préceptes de la double table des lois2.
« Il n’est pas permis de dire autrement, et je me sens frémir dans tous mes membres quand je viens à penser que tout à la fois et à tout commande ce souverain.
« Mais, ô toi ! mon fils, recueille tes pensées, gouverne sagement ta langue, et garde ta voix au fond de ton cœur.
« Telles étaient, mon cher ami, les grandes idées religieuses émanées du culte de Jéhova bien plus que de celui de Jupiter, qui se groupaient encore, à l’aurore du christianisme, sous l’ombre d’Orphée, et se paraient de son nom. Quant à moi, comme au milieu de ces divers travestissements de sa pensée, je ne rencontrais que peu de traits de son propre génie, je m’en étais fait une image idéale plus près du ciel que de la terre, et cette image s’est mêlée à toutes les jouissances ou aux illusions de mes pérégrinations orientales ; enfin, quand je m’asseyais sur les décombres d’Éleusis et sous les colonnes du Parthénon, où vous avez médité vous-même, il me semblait toujours voir planer, au-dessus des monuments écroulés ou debout encore du culte ou des arts, la grande figure d’Orphée, le premier en date des bienfaiteurs de l’humanité. »
XI
Une traduction des poésies d’Eschyle, cette élégie nationale des vaincus de Salamine, écrite et chantée sur le théâtre d’Athènes pour grandir les vainqueurs, termine cette belle étude sur la poésie des Grecs. C’est une véritable encyclopédie hellénique, sans prix pour les savants et pour les poètes.
Huit jours après avoir publié ce volume, qui devait lui ouvrir les portes de l’Académie française, but mondain de sa vie d’étude, il n’était plus. Il s’était éteint sans souffrance et sans angoisse, plein de confiance dans les promesses de la religion, qu’il avait toujours admise sans contrôle dans ses dogmes pour la pratiquer dans ses vertus.
Il mourut comme Pétrarque, à Arquà, les mains jointes, le front couché sur les pages de son Virgile, chargé en marges de notes pour la seule femme qu’il ait aimée, en lui recommandant ses amis, et en la recommandant à ceux qu’il laissait après lui sur cette terre.
Ayant appris trop tard sa fin, j’assistai à ses obsèques à Paris. Il y avait là tout ce qui cultive les lettres pour elles-mêmes, sans exception d’opinion, de parti, de dynastie.
Tout le monde pleurait du fond du cœur : ainsi la France perdait un homme de goût, un homme d’étude, un homme d’honneur, un homme religieux, et ceux qui chérissent la haute littérature, — moi, — j’avais perdu un ami !
Adolphe Dumas
[XI (suite)]
Et toi aussi, Adolphe Dumas ! ô second Gilbert français ! plus fécond, plus ardent, et moins acerbe que le premier, tu n’es plus !
Peu de jours après avoir quitté Paris, j’appris, en ouvrant un journal, qu’il était mort au bord de cet Océan dont il avait la grandeur, les orages, l’infini dans le cœur ! Titan plus qu’homme ! Titan enchaîné, révolté, non contre Dieu, mais contre les hommes. Tu n’étais plus ! Je versai des larmes : j’en versai de plus amères un mois après, quand je lus dans le feuilleton du Journal des Débats cette héroïque et pathétique élégie de Jules Janin, intitulée : La Mort d’Adolphe Dumas.
Jules Janin, cet homme qui a autant d’esprit que Voltaire, autant d’érudition littéraire que Fontenelle, autant de bon sens que Boileau, autant de cœur qu’une jeune fille quand elle verse ses premières larmes dans le sein de sa mère sur la mort de son serin…, Jules Janin, ce véritable homme de lettres, en action perpétuelle depuis trente ans, qui a tout vu, tout su, tout retenu, tout raconté, et dont le sentiment est éternellement jeune parce qu’il est sans cesse renouvelé par la verve aimable de ce cœur qui ne s’est jamais racorni sous la mauvaise humeur.
Voulez-vous le connaître, si vous ne le connaissez pas ? Souvenez-vous de Sterne, débarqué à Calais, et causant avec le pauvre moine qu’il a l’intention de railler un peu sur sa robe, sur son oisiveté, sur sa mendicité volontaire ; le pauvre moine ne l’entend pas, ou fait semblant de ne pas le comprendre par bonhomie et par humilité ; il s’incline, et, ouvrant sa tabatière de buis, il offre à son caustique étranger une prise de son tabac. Sterne y plonge ses deux doigts, et s’étonne de trouver sous ses paupières deux larmes, de ces larmes du critique attendri.
C’est M. Jules Janin, non pas seulement le plus lettré, mais le plus tendre des hommes ! Oh ! que le véritable esprit est bon à tout, même à pleurer !
XII
Qui pouvait se douter que Jules Janin savait par cœur son Adolphe Dumas, et qu’il me ferait sangloter en me le racontant à moi-même, à moi qui venais, il y a si peu de jours, de passer trois heures avec ce Descartes exalté, avec ce mystique résigné, avec ce Tasse méconnu, avec ce sublime estropié de notre terre, avec ce Job sur son grabat de notre France, et que ce n’était pas sur lui, mais sur moi, qu’il rugissait contre le sort, et qu’il m’adressait des vers d’airain contre l’impitoyable légèreté de ceux qui rient de ce qui ferait pleurer les anges ?
Voici comment.
J’ai toujours aimé ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui gémissent et qui s’indignent en silence, ceux qui se sauvent d’un monde moqueur ; ceux qui s’enveloppent, quand ils sortent, de leur manteau troué par la misère, de peur d’être reconnus dans la rue par ces persifleurs spirituels ou bêtes qui vendent des ricanements aux passants pour insulter toute grandeur : ces pauvres honteux de la gloire, qui sentent en eux leur noblesse innée, qui se cachent de peur qu’on ne se moque, non d’eux-mêmes, mais du don divin qu’ils portent en eux.
Que voulez-vous ? c’est une faiblesse. Je méprise le rire méchant, cet antidote de ce qui est sérieux et sacré chez les hommes, le génie et le malheur.
Je n’ai jamais pu m’empêcher de mal espérer d’un pays qui a fait du rire une institution dans ses journaux ; cela n’avait lieu à Rome que dans les triomphes, pour rappeler aux heureux qu’ils étaient hommes.
Mais se figure-t-on le rire sur la perte du misérable dont un huissier vend le grabat par autorité de justice, ou qui vient de se suicider par peur du ridicule ? Eh bien, cela s’est vu deux fois de nos jours, à Paris, pour deux grands artistes.
Le Gaulois a dépassé le Romain ! Le Romain ne riait que des heureux, le Gaulois rit et fait rire, pour de l’argent, de l’infortune et du désespoir.
XIII
Au milieu de la rue qui porte aujourd’hui le nom de rue Lamartine, nom qui s’inscrivit de lui-même le lendemain de la victoire de la République conservatrice, en juin 1848, sur les factions liberticides qui voulaient tuer à la fois l’ordre et la liberté, nom qui me fait penser toutes les fois que je passe, même dans ce quartier de petits trafics, au bon sens et au courage du vrai peuple de Paris, s’ouvre une petite rue annexe, montante, tortueuse, mal bâtie, mal pavée, et à laquelle on a laissé par oubli le vieux nom de rue Neuve-Coquenard. Cela ressemble à s’y méprendre à une rue des quartiers déserts de Rome qui montent du Vatican aux fontaines monumentales de la villa Albani ; tout y est silence, solitude, petits métiers, revendeurs, encadreurs, marchands de légumes avariés ou de pommes ridées pour les petits ménages, étalées sur des devantures aux vitres cassées.
De distance en distance des portes d’allées, souvent solitaires et silencieuses, sur des cours tortueuses au fond desquelles on entrevoit de vieilles portes grillées comme des restes d’anciens couvents, de longues files d’enfants et d’habitants y entrent et en sortent muets, sous la garde sévère d’un homme en robe noire, pauvre troupeau qui se disperse de seuil en seuil, à mesure qu’il s’éloigne de l’école. L’homme noir, ou le chien de garde, regarde alors derrière lui, et, ne voyant plus personne, regagne seul son domicile, referme la porte de la cour et remonte, un livre à la main, dans sa chambre haute.
On devine aisément que les loyers n’y sont pas à grands prix ; mais ce qu’on ne devine pas, c’est qu’au fond de ces allées et de ces cours qui semblent aboutir à des cloaques, s’étendent, sur le derrière de ces maisons, des espaces inconnus, enceints de murs peu élevés, ou des maisons proprettes, toutes semblables à des villages rustiques, dont les petits jardinets palissadés et les fenêtres tapissées de cordes étalent au soleil le linge blanc des ménages pour le sécher au vent.
Ces espaces irréguliers, coupés de sentiers qui s’entrecroisent pour aller chercher chaque porte, sont pleins d’ombre et resplendissants de soleil ; on y entend sur les sureaux, cet arbuste du pauvre, chanter les oiseaux qui découvrent partout une feuille pour se nicher, une tuile pour se chauffer, une miette pour se nourrir.
Ces mendiants ailés, mais gais parce qu’ils ont des ailes, égayent tout le jour le silence de ces quartiers dépeuplés.
XIV
Çà et là, dans le dédale de ces sentiers, de ces jardins et de ces cours, on découvre de petites habitations de hasard, à un seul rez-de-chaussée, bâties en planches de rebut des démolitions, encore peintes des diverses couleurs des lambris auxquels elles ont appartenu dans les palais ; là vivaient, dans une retraite définitive ou provisoire, quelques solitaires estropiés qui ont acquis à bas prix ce petit coin d’espace entouré d’arbustes ou de gazons. Quelques familles dépaysées, pleines d’enfants, y jouent au soleil avec la misère, tandis que l’aînée des sœurs, qui garde la famille en l’absence du père et de la mère, belle quoique pâle et maigre sous ses haillons, regarde, adossée à la porte, le jeu des enfants, et suit de l’œil avec curiosité l’étranger qui lui demande l’adresse et la clef de ces labyrinthes.
Le dirai-je ? Oui, car je le sais, et j’y ai visité deux fois des proscrits intéressants de la littérature ; là vivent aussi quelques hommes de lettres vagabonds, innomés, cachés comme dans des antres, d’où, ils effrayent de leur aspect les pauvres et honnêtes familles de leurs voisins. Ils y végètent du salaire de quelques articles empoisonnés qu’ils envoient à des journaux avides de scandale ; et si vous avez eu le malheur de répondre à leurs lettres et de céder à votre cœur en leur portant secours, une autre fois ils vous menacent, en sifflant comme la vipère sous la pierre où elle est cachée, de vous dénoncer ou de vous mordre ; espérant arracher à la peur ce que la main vide ne peut plus leur apporter.
Le voisinage malfaisant de ces hommes de proie est la seule ombre de ces oasis de la pauvreté honnête ; immondice morale qui attriste un peu la sérénité de ces lieux. Du reste, on se croirait à mille lieues du vice ou de la perversité ; le bruit de la ville n’y pénètre pas, le vent y souffle librement par dessus les toits ces bouffées tièdes et sonores qui viennent on ne sait d’où, comme des souffles d’esprits invisibles, secouer les arbustes, faire tomber les feuilles mortes, et siffler à travers les vitres cassées des fenêtres, et rappeler au poète malade sur sa couche que la nature chante, et que la terre prie pour lui.
Les volets battent contre les murs ; un soleil pâle entre dans les enclos par dessus les haies ; les enfants jouent sur l’herbe au seuil de l’habitation de leurs mères ; tout présente à l’œil des visiteurs étonnés l’aspect d’une guinguette morte des environs de Paris, enclavée par hasard dans une enceinte, et où le silence et le recueillement d’un couvent ont succédé tout à coup au tumulte des fêtes, au cliquetis des verres et au bruit des instruments et des danses du peuple.
XV
C’est dans une des maisonnettes les plus propres, qui forment au midi l’enceinte monastique de ce cloître, qu’une jolie petite fille de douze ans m’indiqua la porte du poète. On voyait, à l’empressement et à la complaisance de l’enfant, qu’elle était connue et aimée dans le voisinage ; des blanchisseuses occupaient le rez-de-chaussée.
Je montai un petit escalier de bois qui ouvrait sur une antichambre propre, bien éclairée d’un beau rayon ; j’appelai, le silence me répondit ; j’entrai dans un petit salon très rangé aussi, mais presque sans meubles ; j’appelai encore, silence aussi profond ; enfin, une voix creuse, sépulcrale, venant de loin, me cria de la chambre voisine : « Entrez, je ne puis ouvrir ! »
J’entrai en effet ; il était sur son lit, au fond de la chambre. La pleine clarté d’un beau jour entrait dans sa chambre par la fenêtre ouverte avec les bouffées de vent du printemps, qui jouait avec les rideaux, se concentrant sur sa mâle et athlétique figure !
Il me reconnut, et joignant ses deux fortes mains maigres, mais aux longs doigts et aux nœuds de chêne, sur son front : — Ah ! c’est Lamartine, s’écria-t-il ; eh quoi ! mon cher ami, dévoré du temps comme vous êtes, et préoccupé jusqu’à la mort de vos soucis, il vous reste encore de ce temps assez pour venir consoler un misérable, et assez de ces soucis pour en donner aux autres ? Ah ! venez, que je vous serre dans mes bras ; et il me serra en effet d’une étreinte vigoureuse et convulsive qui fit craquer les os de ma maigre charpente.
— Certainement, lui dis-je, en m’asseyant sur son fauteuil, en face de son petit feu de cendre, il me reste toujours du temps pour aimer ceux qui m’aiment, et des soucis pour oublier les miens en pensant aux soucis de mes amis ! Il y a près d’un mois que je ne vous ai vu, je me suis dit : Il faut qu’il soit malade, allons-y ; et portons-lui le cœur, la main, la bourse, et tout ce que l’amitié peut partager, et tout ce que l’amitié peut accepter.
— Non, non, me dit-il tout de suite, en me montrant sur le coin de sa cheminée sa bourse de cuir entrouverte ; je n’ai aucun besoin ni de soins ni d’argent, grâce à mon excellent frère, qui remplace mon père, et à ma bonne sœur qui me tient lieu de mère. Je suis riche, très riche, ajouta-t-il ; regardez, j’ai plus de cent écus dans cette bourse ; j’ai ma pension de poète à toucher incessamment par quartiers ; c’est vous qui êtes pauvre, puisque vous avez employé vingt ans de politique à vous appauvrir, et que vous devez vos jours et vos nuits à vos créanciers, que le travail ne solde pas assez vite. Ah ! combien je pense à vous, et que d’insomnies votre situation me coûte !
Tenez, me dit-il, en essayant de se lever et en me montrant sa table d’inspiration à l’autre côté de la chambre ; tenez ! prenez ce papier sur cette table et donnez-le-moi, que je vous lise les derniers vers que j’ai écrits, ces jours-ci, en réponse à ces hommes de pierre qui vous insultent pour votre misère, et qui rient de vous, les misérables, parce que vous n’avez pas voulu être le tyran de leurs bassesses ! Vous n’avez eu qu’un tort, ajouta-t-il, et c’est celui-là.
— Non, lui dis-je, je sais très bien que je pouvais prendre la fortune avec la dictature et la garder ; mais il fallait pour cela cinq ou six têtes des leurs en tout pour intimider le reste. Un crime, c’est trop pour un pouvoir qui ne dure que quelques années, et qui souille éternellement la conscience en pervertissant la liberté par un mauvais exemple. J’aime mieux l’innocence que le pouvoir ; je me suis repenti souvent de m’être mêlé des affaires des hommes, mais jamais de leur avoir donné le bon exemple de l’abnégation et de l’humiliation volontaire au lieu du crime. Il y a des ingrats et des moqueurs du bien ici-bas, mais n’y a-t-il donc pas un Dieu là-haut ? lui dis-je en lui montrant par la fenêtre la vaste et sereine profondeur de l’azur céleste.
— Oui, souffrons avec patience et avec résignation l’un et l’autre, reprit-il, comme un Job quand il se repent d’avoir mal parlé ; puis, ouvrant le papier que je lui avais tendu sur son lit, il se prit à me lire la dernière ode que je lui avais inspirée !
Je la possède ; je l’ai sous la main, mais je me garderai de la donner à mes lecteurs, c’est trop poignant !
C’est la joyeuse ironie lyrique d’un grand poète qui s’adresse aux heureux sycophantes de son pays et de son temps ; qui leur peint en traits de Tacite et de Juvénal les angoisses d’un poète agonisant, qui s’épuise de travail, et qui, ne se trouvant pas assez de sang dans les veines pour désaltérer ses créanciers, entreprend de vendre ses vers pour un peu d’argent, et ne trouve pas assez d’acheteurs pour payer sa vie et pour racheter son honneur avant de mourir.
Le refrain est gai, d’une gaieté folle comme une orgie ; l’indifférence y danse et y chansonne comme dans une guinguette ; c’est du Rabelais goguenardant au chevet du lit de Gilbert.
Cette détonation inattendue de gaieté cruelle et d’agonie mêlées ensemble fait frissonner la peau et peint le siècle.
— Donnez-moi cela, lui dis-je, et ne le publiez jamais ; les poètes aussi doivent jeter leur manteau sur les nudités de leur temps.
Il me tendit l’ode mouillée d’une de ses larmes ; cette larme ne me fit pas pleurer, mais elle me fera éternellement souvenir.
XVI
Adolphe Dumas se dressa alors sur son séant et passa son pantalon et ses pantoufles pour aller jusqu’à sa table de travail chercher dans un tiroir d’autres poésies ; je lui offris mon bras. — Non, me dit-il, vous ne m’aideriez qu’à tomber, et je vous entraînerais dans ma chute, vous allez voir ; j’ai calculé et disposé les appuis que ma douloureuse infirmité me rend nécessaires pour aller en sûreté de ce grabat à ma table, et de ma table à mon lit, sans assistance : il n’y a pas si loin du travail à la mort d’un pauvre poète estropié, pour qu’il ne puisse passer, avec l’aide de Dieu, du dernier labeur au dernier sommeil, et encore, en rencontrant son Dieu en chemin, me dit-il en se tenant contre ses meubles devant un christ d’ivoire donné par sa mère.
Voyez mes bras nerveux, ils me servent de jambes, et s’appuyant en effet tout tremblant et tout chancelant sur le bois de son lit, de son lit sur le dossier d’un lourd fauteuil, du dossier du vieux meuble sur le marbre de la cheminée, et de la cheminée sur sa table, il arriva tout essoufflé sur un autre fauteuil, et s’attabla. Son front ruisselait de sueur devant le tiroir qui contenait ses papiers.
— M’y voilà, dit-il, et causons !
Et nous causâmes.
Quand il était assis et causant, sa belle tête inspirée n’indiquait aucune fatigue ; sa voix vibrait comme celle d’un Jérémie moderne. Il me dit que son frère était venu le chercher à Paris pour le mener en Normandie, dans sa famille, où le bon air des champs et les jeux de ses enfants lui rafraîchiraient la tête et lui rendraient les forces. Il me pria, pendant son absence de Paris, de m’informer du prix d’un logement pour lui à l’hospice volontaire de Sainte-Perrine.
Je m’en chargeai ; mais je n’eus pas le temps d’accomplir ma commission : son frère entra avec le visage joyeux, affectueux et tendre d’un homme qui se réjouit d’emmener bientôt un frère aimé et glorieux sous son toit, à sa femme et à ses petits enfants qui l’attendent.
XVII
Adolphe Dumas me présenta son frère, et nous nous entretînmes longtemps des délices d’amitié et de bien-être qui l’attendaient à la campagne.
Ma visite ne finissait pas ; je n’ai guère le temps d’en faire d’inutiles, mais cela paraissait donner tant de plaisir à trois personnes, que j’attendis pour sortir qu’il fit presque nuit dans la cour. J’oubliais de vous dire qu’un gros livre in-quarto à deux colonnes était ouvert sur sa table, et qu’un chapelet grossier, dont les grains luisants témoignaient qu’ils avaient glissé longtemps dans les doigts (celui de sa mère), était négligemment jeté sur les pages.
— Il ne faut pas que cela vous étonne, me dit-il, nous autres Provençaux, nous mêlons Dieu à tout, surtout à nos passions et à nos tendresses. J’ai été sceptique dans ma jeunesse, un grand amour m’a ramené à une grande foi ; je me suis lavé avec les larmes de saint Augustin, ce fils converti par sa mère. Ah ! c’est un beau livre que celui-là ; Scheffer a fait un beau tableau de ce fils qui écoute et qui voit le ciel à travers les yeux bleus de sa mère.
Et moi aussi, c’est à travers le souvenir de la mienne que je vois la vie et la mort. Quelles délices solitaires et nocturnes j’éprouve dans mes tristesses et dans mes infirmités à relire ces confessions d’un Rousseau chrétien, et à rouler entre mes doigts distraits ces grains dont chacun a emporté les saintes prières de la pauvre femme d’Égraque (c’était le nom de son village, au bord de la Durance). Ah ! mon cher Lamartine, je ne sais pas ce que vous croyez avec votre esprit, peu m’importe ! mais je sais bien ce que vous aimez avec votre âme ; et j’ai toujours prié Dieu pour qu’il daigne mettre un peu de foi dans tant d’amour.
Hélas ! que prierais-je, moi, dans mes nuits terribles, sans la consolation des affligés, sans ce confident divin qui veille à mon chevet, qui ne s’endort jamais, et qui entend tout ! L’amour malheureux m’a fait un être désespéré, la douleur me fait chrétien !
Croyez-moi, mon cher ami, il y a quelque grand secret dans les larmes : vous êtes digne de l’apprendre un jour ! Ne me méprisez pas, j’ai besoin de prier, ou bien donnez-moi une autre langue que celle de ma mère ou de l’Évangile !
— Moi ? lui dis-je, mépriser ou railler la douleur pieuse !
Ah ! toutes les croix sont saintes, toutes les douleurs sont sacrées, toutes les consolations sont vraies pour qui les éprouve. J’aimerais autant mépriser la main du pauvre enfant qui conduit l’aveugle, ou briser le bâton qui soutient le boiteux ! Ne m’accusez pas d’une telle cruauté, mon cher Dumas. Dieu se révèle aux forts par la force, aux tendres par l’amour, aux malheureux par la douleur ; quand le cœur est comblé d’amertume, il en monte une larme aux yeux, et quand le vent la sèche, cette larme, je ne demande pas d’où vient le vent.
Tout ce qui soulage vient de Dieu ; vous êtes très fort, mon ami, vous êtes héroïque dans vos tortures comme Philoctète à Lemnos. Vous rempliriez le ciel de vos rugissements contre les dieux et contre les hommes, si ce chapelet de votre mère ne vous soulevait pas la nuit, au-dessus de votre couche de douleur, et ne vous rattachait pas au ciel, où elle vous entend ; vous tomberiez dans l’abîme sans fond du désespoir. Et vous voudriez que je méprisasse ce fil qui retient le naufragé du cœur au rivage ! Non, non, mon cher, je ne méprise pas le surnaturel, je l’envie.
Adieu, je vous laisse à votre excellent frère, et je vous confie aux souffles du printemps, que vous allez respirer sur le seuil de sa porte avec ses petits enfants.
Il avait une grosse larme dans les yeux, et me serra la main à me la briser, et je sortis pour regagner, le cœur resserré, mon ermitage.
XVIII
Quelques jours après ce jour, le soir, à l’heure où quelques rares amis, que la mort décime d’année en année, viennent causer un moment de la journée, et savoir si la sentinelle oubliée n’a pas été relevée de son poste, on annonça Adolphe Dumas et son frère.
Il entra en boitant, le visage gai, le front ruisselant de sueur, et retomba essoufflé sur le canapé.
— Je vous croyais parti ? lui dis-je.
— Non, me répondit-il, je pars demain, et je n’ai pas voulu vous laisser ici sans vous dire adieu, et vous souhaiter un doux automne, ainsi qu’à madame de Lamartine et à cette nièce qui s’oublie auprès de vous pour vous faire oublier ce qu’on ne peut oublier, ajouta-t-il en passant le revers de sa large main sur ses yeux.
— À moins qu’on ne le remplace, lui dis-je.
Puis nous causâmes des tendresses et des amusements de la campagne. Mes chiens semblaient l’entendre, et se dressaient sur leurs pattes pour lui lécher amicalement les mains. Sa forte voix, où vibrait la franchise de son cœur, les excitait. Les animaux aiment ce qui est fort et doux ; la franchise de l’accent les étonne et les émeut ; ils ont le tympan sensible et juste. Il en était importuné, je les éloignai.
— Non, dit-il, laissez-les faire, ils savent ce qu’ils font ; ils comprennent plus vite que nous qui nous sommes et qui nous aimons ! Car les animaux, Madame, dit-il à ma femme, c’est un grand et doux mystère ! — ses yeux se mouillèrent ; il n’y a que les hommes solitaires, malheureux, attentifs et bons qui le devinent. Voyez le chien du Lépreux dans Xavier de Maistre, votre ami, comme c’est vrai, comme c’est compris, comme c’est senti ! comme ces méchants enfants, quand ils le poursuivent et le lapident, lorsqu’il franchit malheureusement le mur de la léproserie et qu’il revient mourir aux pieds de son maître, font honte à l’homme ! comme le lépreux est deux fois lépreux après avoir perdu sa compagnie dans son enclos !
Et il sanglota tout bas, comme un homme fort qui ne veut pas pleurer et que le sanglot étrangle.
Nous fîmes silence un moment : il reprit, en s’adressant à ma femme :
« — Et moi aussi, Madame, et moi aussi ; après ma mère, mes frères, ma sœur, mes amis, ce que j’ai le plus aimé, le plus regretté, le plus pleuré sur la terre, c’est un pauvre oiseau, c’est ma tourterelle ; c’est l’amie, c’est la compagne du solitaire. Vous l’avez connue, Lamartine, vous l’avez caressée sur ma fenêtre, sur le bout de mon lit, à mon chevet, sur le dossier de mon fauteuil, sur mon épaule, sur mes cheveux, sur ma main, quand j’écrivais. Hélas ! dit-il, en s’attendrissant, vous ne la reverrez plus ! Elle a péri, comme tout ce qui m’aime, par la pierre d’un enfant méchant, d’un de ces enfants de Paris qui ne sentent la vie qu’en donnant la mort à tout ce qui vit inoffensif, de douceur, de charmant, d’aimant auprès d’eux !
Oh ! l’homme, ajoutait-il en élevant ses deux longs bras au niveau de sa belle tête, c’est bien méchant, cela vit de meurtre ; mais l’enfant, c’est bien plus cruel, puisque cela a tous les instincts méchants de l’homme, toutes ses passions féroces sans avoir encore la raison qui les modère, ou les éclaire.
Cela éteindrait les étoiles, si ses mains malfaisantes pouvaient atteindre jusque-là !…
— Je ne dis pas non, répondis-je ; aussi, voyez comme les animaux les redoutent. Si mon petit chien voit passer un régiment dans la rue, il me suit sans y faire attention ; mais s’il aperçoit de loin un groupe d’enfants sur le trottoir, il se jette à toute course de l’autre côté de la rue, il se range et il évite les ennemis naturels de tout ce qui est bon et faible, et il va m’attendre bien loin au-delà du danger.
L’homme veut des opprimés ; l’enfant veut des victimes. C’est un enfant qui s’amusa à tordre le cou à la tourterelle amie de Dumas.
— Oh ! lisez-nous les vers que vous avez faits sur ce pauvre oiseau, lui dirent ma femme et ma nièce, émues d’avance de son émotion.
— Je le veux bien, reprit-il, mais pardonnez-moi si ma voix s’altère et tremble un peu à chaque strophe, Madame. Hélas ! on pleure quand on peut dans cette triste vie, ajouta-t-il, je n’avais que cette amie à pleurer : voilà !
Et il récita, au lieu de les lire, ces strophes dont Jules Janin a dit, en parlant des grands auteurs sauvés par une élégie immortelle :
« Peut-être un jour Adolphe Dumas, quand on le connaîtra mieux, quand on voudra le relire, avec la bonne volonté de tirer son nom de l’abîme, sera sauvé par son élégie à sa Colombe ! »
◀Jugez-en vous-mêmes, âmes tendres, pour qui nulle tendresse de l’âme n’est perdue, quelle que soit la chose qui vous aime. Ce n’est pas un badinage que de perdre cruellement ce qui vous a aimé !
Ma colombe.
Sa vie.Quand Flora reniait jusqu’à la Providence,Et qu’après l’impudeur vint l’âge d’impudenceEt des amants qu’elle a trahis ;Il lui restait encor, tout meurtri de sa cage,Un oiseau de boudoir, regrettant le bocage,Et qui meurt du mal du pays.
Elle ne l’aimait plus, c’était gênant pour elle,D’avoir à son oreille un cri de tourterelleEt d’entendre la nuit, le jour,Les reproches que font aux femmes inconstantesLes oiseaux amoureux, dont les voix haletantesSe plaignent des torts de l’Amour.
Alors on m’apporta l’amour de tous les âges,La colombe des saints, des vierges et des sages,Messager providentielQui de tout temps, oiseau plus sacré que les autres,Va, du front de Jésus aux lèvres des apôtres,Porter les messages du ciel.
La colombe malade et les paupières closesPosa sur mes deux doigts ses deux petits pieds roses.Eh ! d’où viens-tu, pour m’enchanter.Bel oiseau d’Orient, lui dis-je, et de l’Aurore ?Et du dernier soupir qui lui restait encore,Le mourant se mit à chanter.
Depuis ce jour et tous les jours que Dieu fait naîtreElle n’a plus quitté ma chambre ou ma fenêtre.Tous les matins à son réveil,Esclave de son cœur, mais libre de ses ailes,Les ouvre comme deux éventails de dentelleEt les étend à son soleil.
Son parc a quatre murs, et sa verte prairieFleurit depuis dix ans sur ma tapisserie.Sans volière et sans pigeonnier,N’ayant rien et pas même une cage où la mettre,Je lui dis : vole, et prends chez moi comme ton maître,La liberté d’un prisonnier.
Chaste, elle entend gémir les tendres hirondelles,Les passereaux légers, les ramiers infidèles,Mais en repousse les aveux.Elle sait que je l’aime, et, pour ma récompense,Elle vient sur mon front, comme un oiseau qui pense,Faire son nid dans mes cheveux.
On redevient enfant, dit-on, quand on est père,On passerait sa vie à faire sa prièreÀ genoux devant un berceau.Ayez une colombe, et n’importe laquelle,En vivant avec elle, en jouant avec elle,Avec elle on devient oiseau.
Ainsi quand je suis seul, ainsi quand je m’attristeDes misères de l’art et du métier artiste,Écrire, alors m’est odieux.Elle vient sur ma page, et m’empêche d’écrire,Et bat de l’aile, et part d’un long éclat de rireQui nous fait rire tous les deux.
Elle se dit : Voilà mon ami qui travaille.Et vole sur les toits chercher un brin de paille,Ou bien quelque autre chose ailleurs,Et vient le déposer au milieu d’un poème,Sur les vers que je lis d’un poète que j’aime,Et souvent ce sont les meilleurs.
Son luxe, c’est d’avoir sans cesse, toujours pleine,Sa baignoire, et plein d’eau son plat de porcelaine,Elle y plonge, et me fait soudain,Son lac au fond des bois, dont la source remonteAux jardins de Paphos, de Gnide et d’Amathonte,Du Nil, du Gange et du Jourdain.
Agitez un mouchoir, le blanc c’est son symbole,Elle décrit dans l’air la même parabole,Et vient chanter sur votre main.Un bouquet dans un vase, ou sur la cheminée,Le matin elle y fait son lit de la journée,Et le soir, jusqu’au lendemain.
Comme un ruisseau limpide, Ève amoureuse d’ÈveSon amour idéal, l’autre amour qu’elle rêveElle l’a vu dans un miroir,Et donne à son image, inquiète et jalouse,Tous les baisers d’amante et jamais ceux d’épouse,Comme l’amour qui vit d’espoir.
Elle est devant sa gloire et devant son image,Elle la trouve belle, elle lui rend hommage,Mais elle garde son honneur.Et douze fois par jour, sur son trône de reine,Elle écoute à ses pieds ma pendule d’ébène,Sonner douze heures de bonheur.
Mais quel nom te donner, bel oiseau sans mélange,Pur comme les esprits, ailé comme les anges ?Je ne sais comment te nommer.Pour l’homme de prière et pour l’homme d’étudeLa colombe au désert, Dieu dans la solitude,Leur nom ? C’est le besoin d’aimer.
À moins qu’un noir vautour, ou quelque oiseau d’Asie,Ou l’oubli de son maître, ou de la poésie,Ou les romans qu’elle aura lus,Ne l’enlèvent aussi pour être malheureuse,Et passer de l’amour à la vie amoureuseJusqu’à ce qu’elle n’aime plus,
Je te garde, et je dis ce que disent tes mèresAux ramiers pétulants des amours éphémères :Allez, allez, mes beaux ramiers,Outre l’oiseau perdu, je crains encore l’épreuve,Qui me la prendrait vierge et me la rendrait veuve,Cherchant son grain sur vos fumiers !
À celui qui mourra le premier ! si c’est elle,Je voudrais lui promettre une gloire immortelle,Comme son immortel amour ;Si c’est moi, qu’elle pleure une nuit sur ma tombeEt qu’on dise : On a vu son âme et sa colombeQui s’envolaient au point du jour.
Ma colombe.
Sa mort.Si quelqu’un me disait, de ceux qui l’ont connue,Elle s’en est allée et n’est pas revenue,Elle a changé, tu changeras…Et tout ce que fait dire une femme infidèle,Je pourrais l’oublier et ne plus parler d’elle,Et l’oubli venge des ingrats.
Mais non, de jour en jour, de plus en plus charmante,Plus tendre que jamais, plus que jamais aimante,Elle venait pour se nourrir,Elle venait manger et boire sur mes lèvres ;Ses baisers plus ardents avaient toutes les fièvres ;Il semblait qu’elle allait mourir.
Hier, et ce matin, toute la matinéeElle m’avait suivi, pauvre prédestinée !Sur la prairie, au bord des eaux,Rien ne la tentait plus : à tout indifférente,Ni la prairie en fleurs, ni l’onde transparente,Ni le chant des autres oiseaux.
Elle suivait son maître, et jamais que son maître ;Nous avions une voix pour mieux nous reconnaître,Et quand l’appelait cette voix,Elle aurait tout quitté, ma blanche tourterelle,Et les amours d’avril, et le nid fait pour elle,Et sa couvée au fond des bois.
Nos penchants étaient nés de notre solitude,Et notre amour venait de cinq ans d’habitude,Cinq ans de travail et d’ennuis.Le malheur se ressemble, et le malheur s’assemble,Ensemble nous chantions, ou nous pleurions ensembleTous les jours et toutes les nuits.
Mes amis le disaient, je puis bien le redire ;Elle avait tout d’humain, excepté le sourire.Nous la regardions en tremblant,Et plus on regardait ses yeux pleins de lumière,Plus on me demandait si l’âme de ma mèreN’était pas dans cet oiseau blanc.
Elle avait le souci d’une femme amoureuseQui soupire sans cesse et n’est jamais heureuse ;Et je la portais dans mon sein.Et je disais souvent, le soir dans la campagne :Dieu, qui me savait seul, m’a donné pour compagneL’image de son Esprit-Saint !
Eh bien ! ce don de Dieu, qui chantait tout à l’heure,Je pleure et je l’attends, je l’appelle et je pleure.Et dites-moi si j’ai raison :Mon miracle d’amour, ma colombe adorée.Un chien de boucherie, un chien l’a dévoréeÀ la porte de ma maison.
Comment ? je n’en sais rien, Dieu seul en sait la cause ;Sitôt que nous aimons quelqu’un ou quelque chose,La Mort dit : pourquoi l’aimes-tu ?Et notre Ève est partout, partout le mauvais ange,Un bel oiseau qui chante, un chien fou qui le mange,Voilà le sort de la vertu.
Oh ! loi, cruelle loi, si tu n’étais pas sainte !Faut-il ne rien aimer, ou n’aimer rien sans crainte ?Pas même sa mère ou sa sœur,Ni la fleur, ni l’oiseau, ni l’enfant, ni la femme ?Alors, mon Dieu, pourquoi nous donnez-vous une âme ?Pourquoi me donniez-vous un cœur ?
Elle est morte à présent et votre loi m’accable,Qui veut que l’innocent meure pour le coupable ;Mais n’importe, je m’y soumets.Vingt fois depuis vingt ans, ô ma belle colombe !J’aurai fermé les yeux pour adorer la tombeOù j’ai mis tout ce que j’aimais.
À Paris, je dirai, car il faudra tout dire,Que les petits enfants ont pleuré ton martyre,Et, vieux, te pleureront longtemps.Elle est morte, dirai-je, un jour d’imprévoyance,Mais elle est morte aimée, elle est morte en Provence ;Elle est morte un jour de printemps.
Morte parmi les fleurs, morte comme une roseQui demandait d’éclore et qui n’est pas éclose,Et c’est ainsi qu’elle finit.Vierge comme une vierge au jour de sa naissance,Elle a fait de l’amour son rêve d’innocence,Elle n’a jamais fait son nid !
Et toi, dans ma douleur demeure ensevelie,Je ne t’oublîrai pas, si le monde t’oublie.Adieu donc, ma compagne, adieu !Et pour ne plus mourir, ma colombe chrétienne,Tu n’as pas d’âme ? Prends la moitié de la mienne,Et recommande l’autre à Dieu.
On n’applaudit pas, car on pleurait ; il avait les yeux mouillés lui-même ; il se leva péniblement, comme en sursaut, avec l’aide du bras de son frère, qui l’emporta à travers ma cour jusqu’à son fiacre.
Et je ne le reverrai plus.
XIX
Et qu’est-ce donc qu’Adolphe Dumas, cet estropié sublime ? demanderont les hommes qui ne sont pas familiers avec ces noms à qui le bruit a manqué ici-bas, mais à qui la mémoire intime des grandes âmes et des grands talents dans le dernier jour ne manqua jamais.
Vous savez que sur les hauteurs, où l’air trop raréfié et trop pur ne retentit pas, il n’y a pas d’écho. Les régions qu’habitait Dumas étaient trop hautes pour que son nom y fît ce bruit que nous autres habitants des collines et des plaines nous appelons gloire.
Je me souviens du temps où l’on me demandait : Qu’est-ce donc que Xavier de Maistre qui a écrit le Lépreux ou le Voyage autour de ma chambre ? ou M. de Sainte-Beuve qui a écrit des Consolations, ou M. de Guérin qui a écrit le Centaure, ou Ugo Foscolo qui a écrit les Lettres de Jacopo Ortis, ou M. de Surville qui a écrit les Poésies de Clotilde ?…
Ce sont des solitaires de la littérature, des ermites du génie, des cénobites de la poésie ; vivant sur les hauteurs, et ne fréquentant que les sommets où ils conversent à voix basse et à cœur ouvert avec les esprits intimes de la terre. Ce sont, si vous aimez mieux, des oiseaux de nuit, des rossignols, qui nichent très haut dans les flèches des cathédrales, qui chantent pour eux-mêmes pendant que l’homme dort, ou qui ne se révèlent pas par des notes étranges et sublimes à ceux que l’insomnie tient éveillés, qui, comme des mystères inentendus en bas, traversent l’air d’une plainte ou d’un cri dont l’oreille ne perd jamais la mémoire.
Adolphe Dumas était de cette famille de penseurs solitaires, et de chanteurs de nuit, rossignols de ténèbres ! — Aérolithes plaintifs des jours d’été.
Mais le jour vient une fois, pour ces grands esprits solitaires, et ils descendent de leurs niches aériennes, et le grand jour les éblouit. Ils sont faits pour les derniers jours !
XX
Adolphe Dumas était évidemment un de ces esprits tentés par le grand jour et aveuglés par lui. Il battait d’une aile forte et vaste les murs éblouissants des grandes cités. On le regardait, et on disait : Qu’est-ce que cela ? c’est trop grand pour nous ; jamais cet homme, qui sait monter, ne pourra descendre ! Hélas ! on avait raison, il n’était pas proportionné à notre taille, il était géant, il n’était pas homme ; ce fut son seul défaut.
Il était né dans cette Provence, où semble s’être réfugiée aujourd’hui, dans un patois hellénique et latin, toute la poésie qui reste en France ; il était du village d’Eyragues, voisin, presque contemporain, ami et tuteur de ce Mistral qui nous apporta un beau poème, le seul poème pastoral qui ait été comparé à Homère depuis tant de siècles, le plus grand éloge qu’on ait jamais fait d’un poème depuis trois mille ans !
Lui-même avait commencé aussi, dans la langue provençale, à chanter avec ces Mélibées de son cher pays. Il m’adressa une fois une très belle épître en français, et j’y répondis comme un écho qui se souvient d’avoir été une voix dans sa jeunesse. On peut voir cette réponse dans mes œuvres poétiques.
XXI
Ce fut ainsi que commença notre connaissance et notre affection : il en avait pour moi, j’en avais pour lui. Nous nous perdîmes dans la foule pendant mes années politiques et troublées de tribun sur la place publique. Nous nous retrouvâmes toujours amis après les orages et les revers.
Lui aussi, il était malheureux.
J’ignorais ce qui lui était arrivé ; il n’en parlait pas ; il n’était pas obligé par devoir, comme moi, de rappeler l’attention sur lui pour sauver les autres. Il pouvait se cacher dans la foule, vivre et mourir incognito ; bonheur qui, par punition du ciel, m’est refusé. Tu as recueilli le bruit, meurs de bruit !
Tu n’auras pas une heure pour te recueillir entre la vie et la mort : c’est ton expiation !
Heureux qui, satisfait de son humble fortune,Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !
XXII
D’après Jules Janin, et d’après certaines rumeurs plus près de lui, il paraît qu’il vint à Paris, dans son printemps, pour tenter le théâtre, mais qu’il était, comme moi, trop lyrique pour le théâtre, qui exige plus de bon sens que de verve, et qu’il échoua ; que pendant ces essais, il s’éprit d’une jeune et grande actrice, interprète de ses beaux vers, écho de ses grands sentiments, et qu’il espéra l’épouser. Il était très beau, seulement, comme lord Byron son modèle, il n’avait que le buste d’admirable, il était disgracié de la nature par les jambes ; son pied droit, estropié par un accident de naissance, était retourné en arrière, il boitait désagréablement.
C’était le temps où la chirurgie avait inventé un moyen orthopédique et facile de rectifier les membres disloqués ; l’amour décida Dumas à subir, à tous risques, cette torture, afin d’être beau de la tête aux pieds aux yeux de celle qu’il aimait. Il ne dit rien à ses amis, ni à sa fiancée ; il disparut pendant plus d’un an du monde ; quand il y reparut, son supplice l’avait amaigri et pâli.
Son pied était en effet retourné, mais il boitait toujours, et il éprouvait par intervalle des douleurs telles, qu’elles touchaient à la frénésie.
L’actrice, qu’il espérait épouser, ne l’aimait plus ; il avait affronté pour elle la mort et le théâtre. Il était plus estropié que jamais ; ses pièces, trop hautes pour le parterre, ne lui avaient valu que les applaudissements des poètes et le dédain du vulgaire : il était abandonné de sa maîtresse.
Ce fut alors qu’il disparut dix ans du monde, réfugié dans une cellule du couvent hospitalier des frères de Saint-Jean-de-Dieu, dans la rue Plumet, entre les pensées de Dieu et les désillusions de la terre.
Le désespoir, la solitude, l’exemple des frères qui lui prêtaient asile, le ramenèrent à la religion de sa mère. Il se plongea dans les Pères de l’Église, et devint mystique comme eux ; il retrouva la paix dans le mysticisme. Son âme se rasséréna en Dieu, âme immense à laquelle l’infini seul pouvait suffire.
« Il est vrai, nous dit Jules Janin, que sous ce tiède abri de sa pauvreté vaillante dans ce couvent, Adolphe Dumas avait amené une amie, une compagne au cœur chagrin, aux fidèles amours ; sa tourterelle, qu’il avait ramassée un jour, à demi morte de fatigue et de froid. Ils s’étaient adoptés l’un et l’autre ; ils ne se quittaient ni la nuit ni le jour ; elle le suivait paisible et roucoulante, et si triste, et si tendre ! Et les frères hospitaliers forcèrent leur consigne en acceptant cette aimable compagnie ! »
(Comme l’esprit sent tout, quand c’est l’esprit d’un homme de cœur !)
XXIII
Quand les années turbulentes de 1848 sonnèrent comme un tocsin d’espérance jusqu’au fond des monastères, elles étonnèrent d’abord, puis elles éblouirent de grands mirages le cœur d’Adolphe Dumas. Je le vis réapparaître plein de piété populaire et d’extase mystique à côté de moi, crédule aux saintes idées d’un grand pas fait en avant vers Dieu par les peuples, confiant dans la lune de miel de la liberté, sans crime et sans tache ; somnambule de la liberté, il levait les bras en haut et cherchait l’horizon de la République !
Je n’espérais pas tant de la constance du peuple, et cependant je ne craignais pas tant de son inconstance. Je tâchais de tempérer son ivresse mystique, de peur que l’excès d’illusion n’amenât l’excès de découragement. Il combattait héroïquement les factieux de l’inconnu, qui ne savaient ce qu’ils voulaient, et qui, ne se contentant pas de la liberté, précipitaient la République dans le délire et dans la guerre.
Les factieux furent vaincus par la République ; mais ils fournirent aux faibles et aux ambitieux un prétexte de la maudire, elle, qui les avait couverts de son courage et de sa vie !
Il fut faible, et chercha le salut de sa patrie dans un nom qui représentait la force des soldats, cette raison suprême des peuples à qui la raison manque. Son enthousiasme changea d’objet, il vit le dieu des armées dans ces choses ; mais il n’abandonna jamais ceux de ses amis qui avaient combattu sous le drapeau de la République conservatrice, et il ne cessa ni de les aimer, ni de les honorer dans ses regrets.
Ce fut ainsi que nous restâmes unis, moi, réfugié dans le travail, lui, abrité dans son hospice. Il n’y avait point d’intérêt et par conséquent point de bassesse dans son sentiment pour l’Empire. Il ne voyait plus dans les peuples qu’un troupeau qui veut que la raison s’impose par l’épée, au lieu de se soumettre à la houlette de ses pasteurs.
Que lui répondre, après cette grande abdication de la France ? Nous ne parlions plus politique ; nous parlions littérature, poésie, amitié, choses éternelles.
XXIV
C’est ainsi qu’il arriva à ses derniers moments, résigné, pieux, plein de cette joie intérieure que l’homme étendu sur le fumier de Job trouve dans l’entretien perpétuel et solitaire avec son invisible ami.
Relisons ici les derniers mots de Jules Janin, qui paraît l’avoir connu et aimé autant que nous.
« Disons hardiment que c’était là une belle et douce nature, un esprit bienveillant, un vrai courage, habile à supporter la mauvaise fortune, un laborieux, rude à la peine et fécond à ses risques et périls. L’an passé encore, en allant de son lit à sa table de travail, il était tombé et s’était brisé l’autre jambe. Et maintenant le voilà mort, sans récompense et sans bruit, non loin de cette ville de Dieppe qu’il aimait, au pied d’une grande falaise, au bruit de l’Océan solitaire qui murmure autour de son cercueil.
« Ce qui nous revient de ses derniers moments, dans une cabane de pêcheur, sur un lit d’emprunt, sous la misère de l’abandon, serait chose lamentable. On dirait que cet infortuné avait voulu pousser à bout, par son exemple, un témoignage inouï des douleurs de la poésie abandonnée à ses propres forces. Pauvre, errant, oublié, négligé, sans doute il a manqué de confiance en ses amis, en sa famille qui lui fut toujours bonne et propice… Il n’a pas manqué de confiance, à coup sûr, dans le Père qui est aux cieux !
« Nous, cependant, avertis par ces défaillances, par ces muets désespoirs, par cette ambition inavouée, honorons ce courage, et remplaçant par nos meilleures sympathies ces tristes funérailles d’un poète si malheureux, prions pour lui, veillons sur nous. »
XXV
Comme c’est senti, comme c’est dit, comme c’est écrit avec des larmes de pitié indulgente sur la plume ! et quel retour touchant et pieux dans ce : veillons sur nous ! nous qui avons moins bien mérité que lui de la Providence, et qui côtoyons les précipices où il est tombé !
Mais il n’y est pas tombé sans soutien et sans amis pour le soutenir, et pour retourner sa tête sur son chevet à sa dernière heure, comme on l’a écrit par erreur ou par prétention à l’effet dans certains récits.
Rien n’est plus faux. Le hasard me rendit témoin des tendresses vraiment paternelles de son frère et de ses amis, quand ils vinrent eux-mêmes à Paris le chercher, Benjamin de la famille, dans sa retraite de la rue Neuve-Coquenard, pour l’emmener sous le bras respirer chez eux, en Normandie, l’air vivifiant de l’été, et des loisirs, et du jardin de famille.
Ce fut encore le bras de son frère qui l’amena chez moi la veille de son départ, et qui l’emporta à travers la cour de ma petite maison dans sa voiture : ils partaient le lendemain. Les soins pieux et féminins de ce frère, qui le soutenait de l’argent de sa bourse comme de son bras, nous touchèrent tous jusqu’aux larmes. La dernière providence d’un malheureux, c’est la famille. La sienne était adorée de lui, et voyait en lui, non-seulement son pupille, mais son orgueil.
XXVI
Voici la vérité vraie, elle est assez pathétique pour qu’on n’y ajoute pas une mise en scène contre laquelle il s’élèverait du tombeau pour protester.
Les deux frères partirent le lendemain de leur visite chez moi, ensemble, pour Rouen, le 2 juin dernier. Son frère le conduisit lui-même chez sa fille, mariée à Elbeuf, nièce accoutumée à chérir et à soigner cet oncle, amour et orgueil de la famille. Il y vécut pendant six semaines, les plus douces peut-être de sa vie, en pleine paix, en plein amour dans la maison, en pleine ombre, en plein soleil dans le jardin, comme ces haltes du voyageur, quand le jour va tomber et qu’il aperçoit déjà les clochers de la ville où le sommeil l’attend, après les lassitudes de la route.
Une idée fatale le saisit : « Le ciel est beau, la température tiède, l’été des tropiques doit avoir réchauffé les flots qui nous viennent de là ; je voudrais me rajeunir en me retrempant dans la mer. »
On craignit que l’énergie saline de la mer ne fût contraire à l’apaisement des douleurs névralgiques dont il avait toujours été affecté. On lui représenta qu’il était à craindre qu’arrivé à l’âge où tout se calme, ces bains amers ne lui donnassent des secousses qu’il convient d’éviter, quand la nature elle-même se traite par la résignation et par le temps. Il était, comme tout le monde, impatient d’accélérer la nature, ce grand médecin que nous portons en nous.
Il insistait ; on le conduisit à Puys, petit hameau de pêcheurs dans le voisinage de Dieppe.
Il paraît qu’une première hospitalité dans une maison banale de bains ne convenait pas, par son prix, à la modicité de ses ressources. Il la quitta volontairement et précipitamment et alla demander asile, économie et paix, dans une chaumière de pêcheur, plus modique et plus rapprochée de la grève.
Singulier jeu de la Providence, qui ramène à la fin de sa vie le poète, ami de la nature, dans l’humble chaumière où il a passé ses premières années, et devant ce grand spectacle de l’Océan, pour chanter ou gémir sous sa fenêtre les grands adieux à la terre de l’homme ! Il en jouit à son lit de mort comme il en avait joui dans son berceau : Dieu lui parlait seul à seul avec plus d’intimité et de majesté que dans sa retraite de Paris. Il fut heureux quelques jours.
XXVII
Le 4 août, cependant, il sentit que la vague qui l’avait délicieusement caressé les premières semaines, secouait trop fortement sa charpente. Il écrivit à son frère qu’il désirait revenir à Paris, et le priait de venir le prendre à la gare de Trouville, en lui marquant le jour et l’heure du rendez-vous.
Ce bon frère se préparait à sa rencontre, lorsqu’une dépêche télégraphique lui annonça qu’il n’avait plus de frère.
Il arriva trop tard pour recevoir son dernier soupir ; il l’avait rendu quelques heures avant, serein, confiant, résigné, entre les mains du curé du pays, chargé de bénir sa famille. Un étouffement pulmonaire l’avait asphyxié en peu de minutes et sans agonie. Né d’un spasme, un spasme l’avait emporté.
Il savait où il allait ; les hommes n’avaient voulu comprendre ni son âme immense, ni sa poésie ; il les quittait sans peine pour la patrie des méconnus. Mais, méconnu par la foule, il laissait ici-bas ce qui console de vivre, une famille du sang, et des amis, famille de cœur.
Je suis le dernier qui lui serrai la main ; il me l’a laissée toute chaude encore de sa suprême et convulsive empreinte, et il a emporté toute chaude aussi dans le ciel l’impression de la mienne.
J’ai donné une larme à son souvenir.
Son frère lui ferma les yeux et l’ensevelit à Rouen, dans le cercueil d’une sœur adorée, qui avait été la providence de ses mauvais jours ; là, ils dorment ensemble dans une terre étrangère : mais j’aimerais qu’une main charitable remportât ces deux enfants du Midi aux bords tièdes et poétiques de la Durance, comme j’aimerais qu’on ramenât mes dépouilles mortelles près de ceux et de celles que j’y ai déposés moi-même dans un sol qui ne m’appartient déjà plus, à Saint-Point !
Et maintenant, grande âme, dépaysée dans un corps infirme et dans la région des faux jugements, des fausses gloires et des faux mépris de ce bas monde, tu as secoué vigoureusement ce vil tissu de matière, ce manteau de plomb qui t’embarrassait dans ton essor, et que tu soulevais à chaque pas comme une lourde chaîne dont les anneaux te retenaient au sol !
Là, tu estimes à son prix la vaine renommée que donnent les hommes à ceux qui, dans le langage terrestre, cadencent le mieux leur pensée, ou qui, se sentant plus forts que le vulgaire, parlent en images fortes comme eux, et s’expriment en images pénétrantes et neuves, au lieu de balbutier des pensées communes dans un jargon tout fait !
Tu ris de ceux que le siècle exalte, parce qu’ils répètent les banalités et les sophismes convenus de leur époque ; tu plains ceux qui, comme toi, pensent leurs pensées à part de la foule, qui les écrivent ou qui les chantent, ou qui les convertissent en action, et qui, de leurs chants et de leurs actes, ne recueillent que l’envie ou le dédain.
Tu vois tout à la vraie lumière, tu nages dans la vérité ! Tu t’abreuves de la divinité des choses idéales, cette divinité du monde supérieur où tu vis !
Triomphe, âme sublime et tendre ! prie pour les amis que tu as laissés ici-bas, et entre dans ta vraie place, dans le ciel des poètes, des martyrs, pour chanter et combattre avec eux ; et entre aussi dans le ciel des colombes, où tu as retrouvé la tienne qui t’attendait ; symbole de tendresse et d’inspiration, pour t’aider à aimer ton Dieu dans l’éternité, communion de ceux qui s’aimèrent dans la région des larmes !