Le général Jomini. [I]
Considérations sur la guerre. — La critique après l’art. — Singuliers débuts de Jomini. — Première carrière en Suisse. — Retour en France ; camp de Boulogne. — Campagne d’Ulm. — Jomini envoyé à Napoléon ; son Traité de grande Tactique.
« Le rôle qu’il joua à cette armée prouva que, si beaucoup de généraux du second rang s’éclipsent au premier, un génie supérieur ne peut rien quand il est forcé de remettre aux autres le soin d’apprécier ses projets et de les exécuter. »
Jomini. Histoire des guerres de la Révolution, tome VI, p. 114. (Sur le rôle du général Bonaparte à l’armée des Alpes, commandée par Dumerbion en 1794.)
La guerre a été le premier état naturel de l’homme à l’origine des sociétés : guerre contre les animaux de proie, guerre des hommes entre eux. La faim était la conseillère impitoyable. Puis les haines, les vengeances, le point d’honneur, éternisèrent les guerres entre les familles, les tribus. De race à race et dans les grands mouvements de migration et de conquête, la guerre fut la loi suprême. De droit et de légitimité, n’en cherchez le principe là aussi que dans la nécessité. On partait chaque printemps ; chaque fleur de génération, chaque élite nouvelle s’envolait à son tour à travers le monde et par les vastes espaces de la terre habitable, comme disait Homère : on allait tout droit devant soi, au hasard, à la découverte, selon les versants et les pentes, à la rencontre d’un meilleur climat, d’un plus beau soleil, en quête des terres fécondes, des moissons et des vignes là où il y en avait ; on avait pour droit sa passion, sa jeunesse, l’impossibilité de vivre où l’on était, — le droit du plus jeune, du plus fort, du plus sobre, sur les races voluptueuses et amollies. La race d’élite et privilégiée entre toutes qui, dès l’origine de son installation dans la péninsule hellénique, se personnifie dans Hercule, dompteur des monstres, dans Apollon, vainqueur de Python, et qui sut de bonne heure réaliser l’idée de royauté et de justice, puis l’idée de cité et de liberté, est celle qui imprima à la guerre sa plus noble forme, la plus héroïque, la plus généreuse, depuis Achille, — ou, pour partir de l’histoire, depuis Miltiade et Léonidas jusqu’à Philopœmen. Alexandre, Annibal, César, ces géants de la guerre, dépassèrent en tous sens et brisèrent bientôt ce cadre brillant et proportionné de la Grèce, que Pallas dominait du front, que remplissait si bien un Épaminondas, et où l’idée de patrie était toujours présente : ils poussèrent l’art terrible à ses dernières limites et ne laissèrent rien à perfectionner après eux. La guerre qui avait recommencé dans le Moyen-Age par des brutalités pures, et qui longtemps constitua le seul régime universel, essaya en vain de s’ennoblir par la sainteté du but dans les Croisades : ce n’étaient toujours que des masses se ruant à l’aventure, ou des prouesses individuelles se prodiguant aveuglément. La tactique et l’art reparurent en Italie avec la Renaissance. Pour trouver l’habileté jointe au courage et l’une et l’autre au service du droit, il faut longtemps attendre : on ne se sent un peu consolé des horreurs et des carnages de religion au xvie siècle que lorsqu’on voit Henri IV conquérir en héros son royaume, et Maurice de Nassau maintenir par l’épée sa libre patrie. La guerre se civilisa notablement au xviie siècle, quand l’idée politique, cette autre Minerve, y présida, et que l’objet des combats et du sang versé tendit à une plus juste constitution de l’Europe et à l’équilibre des États entre eux, les plus faibles n’étant pas fatalement écrasés par les plus forts. Gustave-Adolphe n’est pas seulement un rapide et foudroyant vainqueur : c’est le champion d’une cause. L’idée personnelle de gloire chez les souverains comme Louis XIV dénatura bientôt ce qu’il y avait eu de légitime et d’équitable dans la pensée d’un Richelieu : ce règne superbe eut pourtant l’honneur d’offrir l’exemple du plus beau talent et de la plus haute vertu militaire dans Turenne. Vers la fin, l’orgueil du monarque s’attira un terrible vengeur et doué du génie de la Grande Guerre dans Eugène. Frédéric, à son tour, le roi-conquérant, le roi-capitaine, ne fit du moins ses entreprises et ne livra de sa personne tant de sanglantes batailles que dans une pensée politique semblable à celle de Richelieu, et pour asseoir puissamment son État et sa nation, pour créer une Allemagne du Nord antagoniste et rivale en face du Saint-Empire. Les premières guerres de la Révolution, nées d’un sublime élan, enfantées des entrailles du sol pour le défendre, pour repousser l’agression des rois, nous reportèrent un moment aux beaux jours de l’héroïsme antique ; elles dégénérèrent vite, même en se perfectionnant, mais aussi en s’agrandissant outre mesure au gré du génie et de l’ambition du plus prodigieux comme du plus immodéré capitaine des temps modernes. Les bornes posées par les Alexandre, les Annibal et les César furent atteintes ou même dépassées, et de nouveau l’on put dire : Rien au-delà ! Depuis lors, sans doute, il y eut encore, — et nous en avons vu, — quelques mémorables guerres ; mais les plus heureuses, si l’on excepte la dernière (celle de 1866), n’ont produit pour les vainqueurs que des résultats incomplets, peu décisifs, chèrement achetés, et elles n’ont mis en lumière aucun génie ; l’enthousiasme n’a pas duré, et la pensée pacifique a fait chaque jour des progrès que l’émulation industrielle dans les odieux moyens de destruction n’est certes pas de nature à ralentir. Le bon sens et l’humanité parlent trop haut et par trop de bouches pour ne pas être entendus. Il devient évident que si la guerre a été le premier état naturel de l’homme barbare et sauvage, que si elle a été le triomphe et le jeu de quelques génies prééminents, l’élément nécessaire et l’instrument de grandeur des nations souveraines et des peuples-rois, la paix, avec tous les développements qu’elle comporte, est la fin dernière des sociétés humaines civilisées. Mais, quoiqu’on soit plus d’à moitié chemin, on ne touche pas encore à ce terme désirable. On peut prévoir le moment où, au nom du travail et de l’industrie, la société tout entière se retournera pour marcher résolument dans cette direction unique ; mais la conversion, dont on a mieux que le pressentiment, n’est pas faite encore. En attendant, la guerre est un de ces grands faits historiques qu’il faut reconnaître et savoir étudier dans le passé : du moment qu’elle cesse d’être une pure dévastation et un brigandage, c’est un art, une science, et digne, à ce titre, de toute l’attention des esprits éclairés.
Ce qu’il y a de singulier et ce qui, à la réflexion, ne paraîtra point pourtant très extraordinaire, c’est que cette science qui de tout temps a été devinée, comprise et pratiquée par des hommes d’un génie naturel supérieur, et qui, dans les détails d’exécution, a été remaniée et travaillée à l’infini, n’a été rédigée et ramenée à ses vrais principes généraux qu’à une époque très récente, et quand elle atteignait à ses plus vastes applications. La raison, après tout, en est simple : la haute critique, en quelque genre que ce soit, ne précède pas les chefs-d’œuvre de l’art ; elle les suit.
Ceci nous amène naturellement à parler du général Jomini, mort à Passy le 22 mars 1869, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Jomini, qui semble venu tout exprès pour concevoir et pour exposer la science stratégique à son moment le plus mûr et le plus avancé, est un des plus frappants exemples des vocations premières et des qualités spéciales que la nature dépose en germe dans un cerveau, toutes prêtes à éclore et à se développer au premier souffle des circonstances.
Il n’est pas Français de naissance et de nation, ce qu’il ne faut jamais perdre de vue en le jugeant. Il est Suisse et très Suisse. Sa famille, comme le nom l’indique, était d’origine italienne30, mais depuis longtemps établie dans le pays de Vaud. Jomini naquit à Payerne le 6 mars 1779. Son père y était syndic. L’enfant fut mis en pension à Orbe, puis à douze ans à Aarau, dans la Suisse allemande. Ses maîtres furent à peu près nuls. Il montrait des goûts militaires très prononcés ; mais les circonstances étant peu favorables, les régiments suisses en France se trouvant licenciés par le fait de la Révolution, on le destina au commerce. Il apprit tout de lui-même ; ses aptitudes allaient le faire réussir. Venu à Paris en 1796, placé dans la maison Mosselmann, puis agent de change pour son compte en société d’un de ses compatriotes, Rochat, il était en voie de faire son chemin dans les affaires, lorsque les premières campagnes de Bonaparte en Italie vinrent raviver toutes ses ardeurs et troubler son sommeil. Il suivait chaque bulletin sur la carte, tenait un petit journal des opérations de guerre, lisait en même temps l’histoire des campagnes du grand Frédéric et entrait avec une facilité merveilleuse dans le sens et l’intelligence de ces grandes opérations qui étonnaient et éblouissaient le monde.
Les incidents imprévus et tout fortuits en apparence, qui enlevèrent le jeune agent de change à la coulisse de Paris et qui l’amenèrent à être militaire suisse, sont assez piquants, et Jomini se plaisait à les raconter d’un ton de spirituelle ironie. Un chef de bataillon suisse, Keller, qui s’était fait remarquer pour très peu de chose à Ostende, lors de la tentative de débarquement des Anglais, ayant été appelé au poste de ministre de la guerre dans la nouvelle république helvétique, Jomini le vit à son passage à Paris, et, saisissant l’occasion au vol, il lui demanda de le faire son aide de camp ; ce fut même lui qui fournit la voiture et procura l’argent pour leur commun voyage. Ce premier ministre de la guerre ne tint pas et fut remplacé à Berne en arrivant ; un autre succéda, puis un autre ; Jomini resta auprès d’eux à titre provisoire d’abord, puis définitif, comme chef du secrétariat de la guerre. Il y fut actif, essentiel, et il contribua autant que personne, en ces difficiles et calamiteuses années 1799-1800, à l’organisation de l’armée et de l’état militaire en Suisse, à la réforme et à la refonte des règlements, au bon choix des hommes. Il eut une mission spéciale auprès de la légion suisse pour remédier aux abus d’une première formation et la mettre sur un meilleur pied. Les archives du Palais fédéral à Berne ont conservé ses nombreux rapports. Il possédait la confiance entière du ministre Lanther. Il n’avait que vingt à vingt et un ans, et, pour l’autoriser auprès des troupes, on lui avait donné le grade de chef de bataillon.
Pendant ces travaux où il faisait preuve d’habileté pratique et de connaissance des
détails, il avait l’œil aux grands événements qui se déroulaient et qu’il considérait de
haut et d’ensemble comme d’un belvédère, ou mieux encore comme du centre d’une fournaise ;
car la Suisse, en ces années d’occupation et de déchirement, devenue un champ de bataille
dans toute sa partie orientale, offrait « l’aspect d’une mer enflammée. »
Jomini y suivit de près les fluctuations de la lutte, les habiles manœuvres de Masséna
pendant les sept mois d’activité de cette campagne couronnée par la victoire de Zurich,
les efforts combinés de ses dignes compagnons d’armes, les Dessolle, les Soult, les
Loison, les Lecourbe : ce dernier surtout « qui avait porté l’art de la guerre de
montagne à un degré de perfection qu’on n’avait point atteint avant lui. »
Mais,
s’il estimait à leur valeur les opérations militaires, il ne jugeait pas moins les fautes
politiques, et ce qu’il y avait de souverainement malhabile et coupable au Directoire à
avoir voulu forcer la nature des choses, à avoir prétendu imposer par décret une unité
factice à treize républiques fédérées, à s’être aliéné une nation amie, à avoir fait d’un
pays neutre, et voué par sa configuration à la neutralité, une place d’armes, une base
d’opérations agressives, une grande route ouverte aux invasions. Le patriote suisse, en
Jomini, voyait toutes ces choses et en souffrait. Cependant son coup d’œil militaire se
formait à un tel spectacle et acquérait toute son Rendue, toute sa sûreté et sa justesse.
C’est ainsi qu’il devina, dès la formation de l’armée de réserve à Dijon, le plan de
Bonaparte pour la seconde guerre d’Italie, sa ligne d’invasion par le Valais, et, dans un
souper à Berne entre officiers, il fit un pari que l’événement, cinq mois après, justifia.
Jomini eut de bonne heure cela de particulier d’être organisé pour concevoir et deviner
les plans militaires de Napoléon ; on aurait dit que, par une sorte d’harmonie préétablie,
sa montre avait été réglée sur celle du grand capitaine, dont il devait être le meilleur
commentateur, le critique le plus perspicace et dont il semble, en vérité, qu’il aurait pu
être le chef d’état-major accompli ; mais, pour un tel office, j’oublie qu’il joignait à
ses qualités un défaut incompatible et incurable : c’était d’avoir en toute occurrence son
avis, à lui, et de raisonner. Comme chef d’état-major il eût empiété sur le général en
chef, il eût trop pris sur lui.
Ceux qui ont connu Jomini dans sa jeunesse nous le dépeignent comme un caractère vif, chaleureux, un peu susceptible, un peu cassant. Il n’avait rien de la violence ni de la rudesse du métier ; mais il avait l’indépendance de l’esprit et le ressort du caractère, impossible à comprimer chez un homme qui pense et qui tient à ses idées.
En 1801, après la paix de Lunéville, Jomini donna sa démission de sa place au ministère helvétique et revint à Paris tenter la fortune. Il y rentra un moment dans les affaires commerciales, comme intéressé dans une maison d’équipements militaires ; puis, poussé par ses impérieux instincts, il chercha du service actif dans l’armée. Son Traité de grande Tactique était commencé ; il espérait s’en faire un titre auprès des militaires en vue. Mais ici il rencontra les éternelles difficultés auxquelles vient se heurter tout homme d’initiative et d’invention au début de la carrière. Il se présenta chez Murat, alors gouverneur de Paris, qui ne manqua pas de le rebuter. Figurez-vous un jeune officier suisse qui, au lendemain de Marengo, a la prétention d’écrire un ouvrage de grande tactique et d’innover en ce genre de littérature militaire : il y avait de quoi faire sourire. Homme d’art et de science avant tout, il eut l’idée dès lors d’entrer au service de la Russie, et il se présenta chez le chargé d’affaires, M. d’Oubril, son manuscrit à la main. Le chargé d’affaires le reçut comme un blanc-bec qui avait l’outrecuidance de vouloir faire la leçon aux Souwarow. Jomini eut beau dire qu’il ne prétendait nullement en remontrer aux grands capitaines, mais simplement les expliquer et les démontrer ; on lui tourna le dos. Le maréchal Ney, auquel il s’adressa ensuite, eut l’honneur le premier de le comprendre, de l’accueillir ; non seulement il lui avança des fonds pour l’impression de son livre, mais il lui offrit de l’emmener au camp de Boulogne comme volontaire, lui promettant de le faire nommer plus tard son aide de camp. Dès les premiers jours, et pour maint détail de service, il eut à se féliciter de s’être donné un aide aussi entendu et si au-dessus du métier.
Cependant une nouvelle coalition s’était formée : l’armée de Boulogne faisant volte-face devenait soudainement, en quelques jours, et par une évolution savante, l’armée du Danube. Le maréchal Ney, chargé d’une des opérations les plus importantes dans la combinaison de Napoléon, redoubla de confiance pour Jomini, et, depuis le passage du Rhin, il le tint près de lui pour le travail journalier de son cabinet et l’expédition des ordres ; il n’aimait pas, et pour cause, son chef d’état-major titulaire, le général Dutaillis, créature de Berthier, celui dont l’abbé de Pradt nous a tracé un portrait au naturel, et des moins flatteurs, dans son Ambassade de Varsovie.
La satisfaction dut être grande pour Jomini ; il était dès sa première campagne au comble
de ses vœux : lui, l’homme de la science, le théoricien enthousiaste du grand art, il se
voyait du premier coup initié dans le secret et l’exécution d’une des plus belles
manœuvres que le génie militaire pût concevoir ; il lui était donné d’y assister, d’en
toucher pour sa part et d’en faire mouvoir quelques-uns des principaux ressorts ; mais le
rôle n’était pas facile et impliquait à chaque instant bien des délicatesses. Attaché
comme volontaire au maréchal Ney, il continuait de porter dans l’armée française
l’uniforme suisse ; il avait à transmettre des ordres à de brillants lieutenants du
maréchal ; lui-même, Ney, avait ses vivacités, ses brusqueries d’homme de guerre. Ainsi,
dès les premiers jours, ayant à expédier un ordre aux divisions Malher (?) et Loison,
au-delà du Danube, Jomini avait indiqué éventuellement la ligne de retraite. À cette vue,
le maréchal s’emporta : « Comment pouvez-vous supposer que des Français conduits
par l’Empereur puissent reculer ? Les gens qui pensent à la retraite avant le combat
peuvent rester chez eux. »
Le jeune officier piqué au vif offrait déjà sa
démission ; Ney revint vite : ce n’était qu’une boutade.
Le biographe de Jomini, le colonel Lecomte, expose en détail l’action utile de Jomini auprès de Ney, aux environs d’Ulm, sa résistance aux ordres intempestifs de Murat, son ferme conseil à l’appui du bon parti adopté par Ney, et sur lequel roulait le plein succès de cette première campagne : — l’investissement et la capitulation de Mack. Dans les combats vigoureux qui décidèrent le résultat, et où Ney mettant au défi la jactance de Murat se couvrit de gloire, Jomini par sa bravoure personnelle montra qu’il était digne d’un tel chef, et non pas seulement un militaire de chambre et de cabinet.
Le corps de Ney ayant été détaché dans le Tyrol pendant que s’accomplissait ailleurs la
seconde partie de la campagne, Jomini fut envoyé d’hispruck avec des dépêches du maréchal,
et il ne rejoignit l’état-major de Napoléon qu’à Austerlitz, le lendemain de la bataille.
Comme le Traité de grande Tactique s’était imprimé sur ces entrefaites, et
que les deux premiers volumes avaient paru, Jomini avait glissé ces volumes dans le paquet
des dépêches du maréchal, en y joignant une lettre d’envoi qui appelait l’attention de
Napoléon sur un chapitre capital où les dernières guerres, et notamment la campagne de
1800, étaient invoquées et comparées aux opérations du grand Frédéric. En se présentant à
l’Empereur comme chargé des lettres de Ney, Jomini se garda bien de dire qu’il était
lui-même l’auteur de l’ouvrage. L’Empereur, ayant jeté les yeux sur le rapport du maréchal
et sur la lettre de Jomini, lui demanda : « Connaissez-vous l’officier qui m’envoie
ce paquet ? »
— « Sire, c’est un chef de bataillon suisse faisant
fonction d’aide de camp du maréchal. »
— « Fort bien. »
Et il eut
l’ordre d’aller se reposer pour repartir au plus tôt. Il avait remarqué cependant du coin
de l’œil que les deux volumes avaient été déposés du côté droit du bureau ; c’était le bon
côté, le tiroir de réserve. Ce qu’on mettait à gauche était éliminé.
Quelques jours après (il sut tout cela depuis par Maret), pendant que la paix se
négociait, l’Empereur était à Schœnbrunn, et, se trouvant dans un de ses rares quarts
d’heure de loisir, il dit à Maret : « Lisez-moi un peu ce chapitre de l’ouvrage
apporté à Austerlitz par un officier du maréchal Ney. »
Et, après avoir écouté
quelque temps ; « Et qu’on dise maintenant que le siècle ne marche pas ! Voilà un
jeune chef de bataillon, et un Suisse encore, qui vient m’apprendre, à moi, comment je
gagne mes batailles. Ce n’est pas nos… de professeurs de Brienne qui nous auraient, dit
mot de cela. »
Puis, après avoir écouté encore,, tout d’un coup interrompant et
prenant feu : « Mais comment Fouché laisse-t-il imprimer de pareils livres ? C’est
apprendre notre secret aux ennemis. Il faut faire saisir l’ouvrage. »
Maret eut
quelque peine à l’apaiser et à lui montrer qu’une défense, loin d’étouffer le livre,
éveillerait, au contraire, l’attention. Mais ce qui nous importe, c’est l’impression
première de Napoléon, approbation ou colère, et celle-ci surtout, qui est le plus flatteur
des jugements.
Qu’était-ce au juste que ce premier ouvrage de Jomini dans sa première forme, dans sa première édition ?
Et avant tout, il faut bien se rendre compte de l’état de la science critique militaire
en France pour apprécier ce qu’il y introduisit de tout à fait neuf, et qui mérita de
faire événement. Si l’on se reporte au xvie
siècle, et en
choisissant ce qu’il y a de mieux, on a, par exemple, les Mémoires ou
Commentaires de Montluc que Henri IV appelait « la Bible du
soldat. »
Les maximes et préceptes qu’en y trouve ne sont que de détail, et
applicables seulement à la guerre de partisan, de pures recettes de stratagèmes : rien qui
atteigne l’ensemble des opérations.
Au xviie siècle, il s’est fait un grand progrès chez nos historiens militaires, un progrès sensible même pour le simple lecteur instruit. Les Mémoires et les écrits du duc de Rohan marquent un pas, dit-on, dans la science, du moins pour la spécialité de la guerre de montagne.
Les divers Mémoires de Monglat, de Saint-Hilaire, l’Histoire militaire du règne de Louis le Grand, par Quincy, donnent assez couramment au lecteur l’intelligence des mouvements qu’ils racontent et qu’ils exposent ; mais c’est surtout Feuquières qui est le grand critique de cette époque, et qui passe au crible les opérations de tous les généraux de son temps, sans faire grâce à aucun. Si ignorant du métier que l’on soit, à le lire avec soin, il semble en vérité qu’il ait presque toujours raison, même contre les généraux les plus célèbres.
La critique de détail, chez lui, paraît donc des plus avancées ; mais, malgré tout, la science proprement dite était comme dans l’enfance au commencement du xviiie siècle. Maurice de Saxe, un guerrier par nature et par génie, se mettant à dicter ses Rêveries, pouvait dire :
« La guerre est une science couverte de ténèbres, dans l’obscurité desquelles on ne marche pas d’un pas assuré : la routine et les préjugés en font la base, suite naturelle de l’ignorance. — Toutes les sciences ont des principes et des règles, la guerre seule n’en a point… La guerre a des règles dans les parties de détail, mais elle n’en a point dans les sublimes… Les grands capitaines qui en ont écrit ne nous en donnent point. Il faut être consommé pour les entendre ; et il est impossible de se former le jugement sur les historiens qui ne parlent de la guerre que selon qu’elle se peint à leur imagination… — Gustave-Adolphe a créé une méthode que ses disciples ont suivie, et tous ont fait de grandes choses. Depuis ce temps-là nous avons dérogé successivement, parce que ce n’était que par routine que l’on avait appris : de là vient la confusion des usages où chacun a augmenté ou retranché… Il n’y a plus que des usages dont les principes nous sont inconnus… »
Cela n’empêchait pas les raisonnements à perte de vue ; le chevalier de Folard ne s’en
privait pas ; il y avait dans ses écrits fatras et mélange. Puységur donnait et compilait
dans un Traité complet le résumé de son expérience, mais le génie était absent. Frédéric
le Grand, par ses actions glorieuses, par une série d’exemples et d’opérations d’un
ensemble et d’un ordre supérieurs à ce qui avait précédé, vint renouveler la matière des
raisonnements et ouvrit le champ de la théorie : il suscita de nouveaux historiens et des
critiques dignes de lui. Un Français, Guibert, parla de lui aux Français avec feu, avec
savoir, avec éloquence ; mais, dans ses laborieux traités, il fit presque aussitôt fausse
route, s’enfonça dans les détails de tactique et d’ordonnance, dans l’école de bataillon,
et laissa de côté les grandes vues. « Il était venu, comme l’a remarqué Jomini, un
demi-siècle trop tôt ; il avait écrit dans un temps où la vraie tactique de son héros
était encore méconnue, où un nouveau César n’y avait pas encore mis le
complément. »
Deux écrivains militaires du plus grand mérite n’avaient pas
attendu toutefois le nouveau César pour entendre et commenter Frédéric : Lloyd, un Anglais
qui servit avec distinction chez diverses puissances du continent, et Tempelhof, un
général prussien, un savant dans les sciences exactes. Ce sont ces deux écrivains
militaires que Jomini, jeune, avait surtout étudiés et qu’il s’appliqua, le premier, à
faire connaître à la France, en les résumant, les analysant et les mettant sans cesse aux
prises dans son Traité. Ce Traité n’est, à le bien prendre, qu’une histoire critique et un
examen des campagnes de Frédéric ; les principes s’y déduisent chemin faisant à l’occasion
des faits. L’auteur n’y perd jamais de vue cette maxime : « La théorie
est le pied droit, et l’expérience est le pied gauche. »
Les guerres de
la Révolution lui fournissaient aussi des termes naturels de comparaison et des exemples ;
il les empruntait le plus volontiers à la campagne d’Italie de 1796-1797 et à celle de
1800. C’est par où il était neuf et original. Il complétait ainsi la stratégie du grand
Frédéric (côté moindre du héros) en la rapprochant de celle de Bonaparte, et par là il
sortait tout à fait des détails de tactique secondaire et des discussions stériles où
s’était perdu Guibert, pour arriver à la conception réelle des grands mouvements
militaires se dessinant avec netteté dans des applications lumineuses.
Cette première édition du Traité de Jomini, d’ailleurs, est pleine encore de tâtonnements dans la forme. L’auteur ne marche que derrière Lloyd et Tempelhof. Ce n’est qu’après les avoir traduits ou analysés qu’il les discute, les réfute ou les approuve. On n’arrive pas du premier coup à la forme la plus simple.
Cette forme définitive, Jomini ne l’a donnée à son Traité qu’à la quatrième édition en trois volumes (1847) ; mais la première édition, commencée en 1805, continuée en 1806 et les années suivantes, était compléte en 1809 ; elle renfermait tout ce qu’il y avait d’original y compris le premier volume des Campagnes des Français depuis 1792, que l’auteur a bien fait de détacher ensuite pour en former une série à part, tout historique, l’Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution (15 vol.).
C’est à ce premier Traité de grande Tactique, devenu à la seconde édition
(1811) le Traité des grandes Opérations militaires
31, que s’appliquent quelques
notes sur la première guerre d’Italie, dictées par Napoléon à Sainte-Hélène. On y lit en
tête ces lignes, qui traduisent sa vraie pensée : « Cet ouvrage est un des plus
distingués qui aient paru sur ces matières. Ces notes pourront être utiles à l’auteur
pour ses prochaines éditions et intéresseront les militaires. »
Suivent quelques
renseignements précis sur les batailles de Montenotte, Lodi, Castiglione, etc.
Notez que si Jomini, à son début, profitait des illustres exemples du général Bonaparte pour éclairer ses récits et donner à ses jugements sur Frédéric tout leur relief, à sa théorie toute sa portée et son ouverture, il a lui-même en tant qu’écrivain militaire dû aider et servir à Napoléon, quand le captif de Sainte-Hélène s’est plu, à son tour, à retracer en quelques pages fermes l’histoire critique des campagnes de Frédéric. Jomini a également servi comme historien des Guerres de la Révolution à M. Thiers qui, dans son premier ouvrage, a marché sur ses traces, et qui a plus d’une fois parlé de lui, dans son Histoire de l’Empire, avec considération et haute estime. Si M. Thiers en finances a été un disciple du baron Louis, on peut dire que, dans ses descriptions de guerre, il a été un disciple de Jomini.
Le chapitre de son ouvrage, que Jomini avait eu l’esprit d’indiquer à lire à Napoléon au
lendemain d’Austerlitz (le ive
du tome II de la première
édition, qui est devenu le xive
de l’édition de 1851), ce
chapitre n’était pas si mal choisi ni fait pour déplaire au nouvel Empereur. Il y était
démontré qu’en général les plans primitifs de Frédéric pour l’entrée en campagne étaient
infiniment inférieurs aux plans accidentels qui lui étaient inspirés dans le cours même de
la campagne par la tournure des événements ; qu’il était plutôt l’homme des expédients et
des ressources que de la conception grandiose première, plutôt le héros de la nécessité et
du bon sens que celui de l’imagination hardie et du haut calcul. Ainsi Jomini aurait voulu
qu’au début de la campagne de 1756 Frédéric portât à la coalition formée contre lui un
coup terrible ; qu’entre les trois lignes possibles d’opérations il choisît l’offensive,
celle de Moravie, où une grande bataille gagnée lui eût permis de pousser jusqu’à Vienne.
Qu’aurait fait Bonaparte en sa place ? il se posait cette question et y répondait32. Sans prétendre faire
précisément de Frédéric un Bonaparte et sans lui imposer absolument la même méthode,
Jomini, par cette supposition, donnait à mesurer entre eux la distance, la différence
initiale et originale des génies, au point de vue militaire. Frédéric n’était pas du tout
sacrifié à Napoléon, mais il lui était légèrement subordonné comme capitaine. N’oublions
pas que Jomini en 1803, quand il composait son livre, était dans la verve et le feu de
l’âge ; il avait vingt-quatre ans ; il était enthousiaste ; il était et il allait être de
plus en plus, comme il l’a dit, « sous l’impression brûlante de la méthode rapide
et impétueuse »
de Napoléon. Il n’avait pas vu encore dans le glorieux capitaine
qu’il se vouait à servir une seule faute de guerre ; il était sous le charme. Frédéric
restait pour lui le plus grand des capitaines qui avaient suivi l’ancien système ; mais il
avait cru devoir montrer ce qu’il eût pu faire en inventant le système nouveau. C’était,
selon lui, « l’unique moyen de poser le grand problème, de manière à le
résoudre. »
Son esprit juste, son jugement essentiellement modéré, en rabattront
assez plus tard et bientôt, dès après Iéna et à partir d’Eylau, dès qu’il verra poindre et
sortir les fautes et les exagérations du système nouveau et du génie qui l’avait conçu ;
il dira alors, en rentrant dans la parfaite vérité :
« Loin de moi la pensée de décider si le roi légitime de la Prusse, ne voulant que défendre son trône et son pays, pouvait provoquer, dès 1756, cette révolution immense dans l’art militaire qu’un soldat audacieux autant qu’habile introduisit, quarante ans après, par la force des événements qui l’entraînait ! Je reconnaîtrai même que Frédéric n’était point dans une situation à jouer un si gros jeu, et qu’en bornant ses plans à gagner du temps et à empêcher tout concert entre ses formidables ennemis, il prit le parti le plus sage. »
Ce qu’il avait retiré à Frédéric comme général, il le lui rendait amplement comme politique et comme caractère.
Nous continuerons à étudier les travaux et la carrière si souvent contrariée, si accidentée, de Jomini.