(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourg, par M. Michelet. (suite.) »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourg, par M. Michelet. (suite.) »

Louis XIV et le duc de Bourg, par M. Michelet
(suite.)

Je n’ai pas tout dit de cette éducation inventive et agréable où « la conversation, les amusements, la table, tout, par les soins et l’habileté du maître, devenait leçon pour l’élève, et rien ne paraissait l’être. »

Je n’ai rien dit du Télémaque, ce cours de thèmes comme il n’y en a jamais eu, qui n’est, a le bien voir, que la plus longue des fables de Fénelon, l’allégorie développée, devenue épique, et où l’auteur, abordant par les douces pentes de l’Odyssée la grandeur d’Homère, de cet Homère qui, « d’un seul trait met la nature toute nue devant les yeux », n’a fait, en le réduisant un peu, que lui donner la mesure et comme la modulation virgilienne, et le ramener en même temps aux convenances françaises, telles crue les entendaient les lecteurs de Racine.

Je n’ai point suivi le maître dans les plans et programmes de lectures sérieuses et graduées qu’il propose, à mesure que l’éducation avance : peu de grammaire, pas de rhétorique formelle ni dogmatique, et la logique ajournée ; mais la jurisprudence positive, historique, l’histoire elle-même, la lecture directe des auteurs, c’est ce qu’il conseille, indiquant chacun de ces auteurs alors en usage, le désignant au passage d’un trait juste, et sur les sujets et pour les époques les plus éloignées de cette « ingénue Antiquité » qu’il préfère, montrant qu’il sait comprendre tout ce qu’il regarde, même l’âge de fer et le Moyen-Age, et qu’il est un guide non trompeur, évitant partout sans doute l’accablement et la sécheresse, mais de trop de goût pour aller mettre des fleurs là où il n’en vient pas.

D’une telle éducation, avec un prince qui était plein de zèle, d’émulation et d’esprit, il dut résulter, ce semble, une merveille, et en effet tous les contemporains et les proches témoins qui nous ont entretenus du duc de Bourgogne n’ont pas manqué de crier à la merveille ! Écoutez le sage Fleury, son sous-précepteur : « C’était, nous dit-il, un esprit du premier ordre : il avait la pénétration facile, la mémoire vaste et sure, le jugement droit et fin, le raisonnement juste et suivi, l’imagination vive et féconde (que de choses !). Il ne se contentait pas des connaissances superficielles, il voulait tout approfondir : sa curiosité était immense ; mais il savait la borner par la raison. Il avait un goût exquis pour les beaux-arts, l’éloquence, la poésie, la musique, la peinture… Il dessinait facilement et de génie ; il avait étudié la musique à fond, jusqu’à savoir la composition. Difficile à instruire dans les commencements par son extrême vivacité qui l’empêchait de s’assujettir aux règles, il emportait tout par la promptitude de sa pénétration et la force de son génie. Il apprit le latin jusqu’à traduire Tacite tout entier. Il apprit ensuite l’espagnol et l’italien, et il aurait appris le grec si l’on eut voulu, pour mieux entendre les bons auteurs, particulièrement les poètes… » Écoutez La Fontaine qui, dévot alors et bien près de sa fin, fut admis auprès du jeune prince et reçut de ses bienfaits ; il parle comme l’abbé Fleury, et célèbre « ce goût exquis, ce jugement si solide », qui l’élève si fort au-dessus de son âge. Le vieux poète joue aux fables avec le jeune enfant ; il lui en récite, il lui en emprunte, il en compose sur des sujets de son choix (le Chat et la Souris), et il se déclare d’avance battu et vaincu : « Il faut, lui dit-il en tête de son douzième livre qui lui est tout dédié, il faut, Monseigneur, que je me contente de travailler sous vos ordres ; l’envie de vous plaire me tiendra lieu d’une imagination que les ans ont affaiblie ; quand vous souhaiterez quelque fable, je la trouverai dans ce fonds-là. » Et aussi, en récompense, quand La Fontaine meurt, on trouve parmi les thèmes ou les versions du jeune prince un très joli morceau sur cette mort (in Fontani mortem), un centon tout formé de la fleur des réminiscences et des plus élégantes expressions antiques. On en a le texte ou le corrigé dans les Œuvres de Fénelon ; et on y sent en effet, sous le latin, la phrase svelte et courte, un peu trop courte et pas assez liée pour le latin, de Fénelon même. — L’abbé de Polignac, qui venait de composer son poème de l’Anti-Lucrèce, souhaita que le jeune prince le lût en manuscrit. Le duc de Bourgogne l’admira si fort qu’il en traduisit de beaux morceaux et les fit lire à Louis XIV, qui là-dessus reprit en gré l’abbé négociateur, depuis quelque temps tombé en disgrâce. L’abbé de Polignac eut même, à l’occasion et à la suite de son livre, des conférences de philosophie avec le jeune prince, et Fénelon se plut à laisser faire cet auxiliaire brillant dont la métaphysique, toute vouée aux causes finales, était proche parente de la sienne. Ainsi, en chaque matière, histoire ecclésiastique, histoire profane, géographie, le jeune prince excellait par des compositions heureuses, dont quelques-unes se sont conservées. Il connaissait sa carte de France « comme le parc de Versailles. » Tout cela, avec bien d’autres particularités que j’omets, est fait pour intéresser, et prouve qu’on a affaire ici à un enfant précoce, à un enfant célèbre. Mais on pourrait ajouter de ces sortes d’éloges à l’infini sans que la portée d’un esprit et d’un caractère s’en trouvât poussée et exhaussée d’une ligne. Or, c’est cette portée, que l’observateur a souci de déterminer et de saisir ; c’est le cran dans l’ordre des esprits, qu’il s’agit en définitive de marquer.

Eh bien ! avec un esprit si distingué, ce semble, si pénétrant et si zélé, le duc de Bourgogne ne sentit jamais le besoin de ne plus marcher à la lisière. Ses précepteurs, son confesseur, sa femme, chacun dans sa voie, ne cessèrent de le guider ou de le mener. Ce n’était nullement un génie dans le vrai sens du mot, ce n’était qu’un élève, le plus brillant des élèves ; il eût été le premier au collège dans toutes les facultés, humanités, rhétorique, philosophie, et même plus tard un des premiers en théologie, s’il avait composé avec les élèves du séminaire. Il composait avec La Fontaine pour des fables, et le bonhomme lui disait : « Vous avez le prix. » C’était bien de la bonté, en effet ; car les vers français qu’on a de lui sont d’un écolier, et une fable qui s’est conservée, en prose, n’est que médiocre. Plus tard, dans son application à la politique, ce fut de même : il était très travailleur en économie politique, en finances, écoutant Vauban et d’autres dans leurs plans de réforme et les discutant avec intérêt : en cela, le premier élève du duc de Chevreuse, ayant comme lui une curiosité infinie et une attention disséminée aux plus minutieux détails. Il en savait aussi long sur ces matières statistiques, géographiques, administratives et économiques, que de nos jours un M. Hippolyte Passy, par exemple. Fénelon, qui n’était plus alors à Versailles, mais qui ne cessait de le suivre de l’œil et de l’environner de conseils, sentait bien le défaut capital joint à la qualité que nous signalons, et il en avertit dans beaucoup de ses lettres, pour qu’on y prenne garde et qu’on n’y abonde pas. Il écrivait à l’abbé Fleury dès 1695 : « Son naturel le porte ardemment à tout le détail le plus vétilleux sur les arts et l’agriculture même. » Quinze et dix-sept ans plus tard (1712), il pensait et disait encore la même chose, et cette fois au sujet de la religion : « Il a besoin d’acquérir, si je ne me trompe, une certaine application suivie et constante, pour embrasser, toute une matière, pour en accorder toutes les parties, pour approfondir chaque point principal ; autrement cette lumière, qui est grande, ne ferait que flotter au gré du vent. Il volerait comme le papillon, par curiosité, sur toutes les plus grandes matières, et il ne se rendrait jamais homme d’affaire. Il faut du nerf dans l’esprit, et une autorité efficace… » Fénelon écrivait cela au duc de Chevreuse, quinze jours avant la mort du prince qui était dans sa trentième année ; c’est un dernier mot, et qui revient à dire que le duc de Bourgogne a besoin de coup d’œil, de dominer sa matière, de ne pas s’y perdre et s’y noyer. Fénelon, plus difficile que ses autres précepteurs et plus clairvoyant, voudrait le voir un homme, un grand prince, ouvert, sociable, accessible à tous, non étroit ni particulier, ni renfermé et borné à un petit nombre de gens qui l’obsèdent et qui l’admirent, à une coterie, comme nous dirions ; ayant de la religion la moelle et l’esprit, non pas les simples pratiques minutieuses et les scrupules (comme de ne pas savoir pendant une marche en campagne, s’il peut, en conscience, loger dans les dehors d’une abbaye de filles), s’inspirant de lui-même dans les occasions, prenant sur lui, brave à la guerre, sachant y acquérir de la gloire, sinon par des succès éclatants qui peuvent manquer, par sa fermeté du moins, son génie et son esprit de ressource jusque dans les tristes événements. Il le voudrait tel ; il lui voudrait souffler le feu sacré, et il sent trop bien que le jeune homme trop morigéné ne l’a pas ; il voudrait lui élargir les vues et lui dilater le cœur, et il sent que cela ne se peut pas. Fénelon ne se fait là-dessus aucune illusion, et, à bien lire sa Correspondance, il en ressort que, pour être guéri non sans peine de « ses défauts les plus choquants », le prince ne lui paraît nullement arrivé à la perfection humaine et royale. « J’entends dire que M. le Dauphin fait beaucoup mieux » ; c’est le plus grand éloge que Fénelon lui donne dans l’intimité ; mais il ajoute (et chaque mot, à le bien comprendre, est significatif) : « La religion, qui lui attire des critiques, est le seul appui solide pour le soutenir. Quand il la prendra par le fond, sans scrupule sur les minuties, elle le comblera de consolation et de gloire. Au nom de Dieu, qu’il ne se laisse gouverner ni par vous (le duc de Chevreuse), ni par moi, ni par aucune personne du monde. » Jusqu’à la fin, il est en crainte que ce naturel d’une dévotion inquiète et timide ne se laisse prendre à l’attrait subtil du Jansénisme ; et c’est même ainsi qu’on peut s’expliquer le redoublement de conseils et de précautions à cet égard. De deux maux, il choisit le moindre ; il préfère encore le jeter du côté des Jésuites, car il sait bien qu’il ne peut se tenir et marcher seul.

En avril 1711, à la mort de son père, le duc de Bourgogne devint le Dauphin immédiat, et, comme le dit M. Michelet, un demi-roi. Ce règne en espérance dura moins d’une année, et lui-même il fut enlevé par une mort soudaine en février 1712. Dans ce court espace, les projets politiques, les plans de réformé de l’État abondèrent autour de lui ; il les avait depuis longtemps provoqués, par des questions adressées en son nom à tous les intendants du royaume pour connaître par eux le détail de leurs généralités et s’en former un tableau de toute la France. Il lui était venu en réponse à ces questions de nombreux mémoires, jusqu’à former 42 volumes manuscrits in-folio ; il avait commencé par tout lire et dépouiller d’un bout à l’autre, étant de ces esprits qui cherchent sans doute la délivrance et la sortie du labyrinthe, mais qui se plaisent aussi dans le dédale. Sans aller si avant, chacun le sentait, le royaume était bien malade. On avait forcé le ressort monarchique sous ce long règne de Louis XIV ; on avait tout poussé à l’extrême ; la faculté de souffrir était à bout. La dépopulation, l’abandon de la culture, la disette, l’épuisement, l’impossibilité de subvenir aux charges d’une guerre désastreuse, tous ces fléaux, déjà excessifs depuis des années, s’accroissaient de jour en jour dans une progression effrayante. Il n’y avait plus d’huile dans la lampe. Tout criait. A une telle maladie publique, dès qu’on sut que quelqu’un s’en inquiétait là-haut, chacun vite accourut proposant son remède, sa recette ; théoriciens, hommes pratiques, empiriques, tous à l’envi s’empressèrent : Vauban, Boisguilbert, Boulainvilliers, l’abbé de Saint-Pierre déjà en mouvement, Saint-Simon lui-même, l’un des premiers. Plusieurs s’autorisaient du nom du Dauphin, et, par présomption, se faisaient fort de son assentiment, ou du moins ils s’en donnèrent l’honneur et l’illusion après coup. De ce nombre fut Saint-Simon. On a le projet de réforme qu’il dressa alors et qu’il a remanié depuis. M. Mesnard l’a retrouvé dans les manuscrits de la Bibliothèque Impériale sous ce titre un peu fastueux : Projets de Gouvernement résolus par Mgr le Duc de Bourgogne, Dauphin, après y avoir bien mûrement pensé ; et il n’a pas eu de peine à mettre à ce travail anonyme le nom d’un rédacteur éclatant. En voici la première page, où se fait d’abord sentir l’empressement et comme le débordement de phrase habituel à Saint-Simon :

« Il ne faut point d’autre éloge pour un prince prêt à régner suivant le cours ordinaire de la nature, que les projets qu’on va voir qu’il avait formés et qu’il avait fortement résolu de suivre et d’exécuter sagement de point en point l’un après l’autre ; surtout si l’on fait réflexion au pouvoir sans bornes qui l’attendait, auquel il fut tout à fait associé par la volonté du roi son aïeul, aussitôt après la mort du prince, fils unique du monarque, père de celui qui, aux dépens de cette autorité qui enchante les plus grands hommes, mettait toute son étude et toute sa satisfaction à rendre son règne juste et ses peuples heureux.

« Il y avait longtemps qu’il travaillait en secret à connaître les maux de ce beau royaume et les remèdes qui les pouvaient guérir, lorsqu’il ne vit plus rien entre le trône et lui que ce qui restait de vie à un aïeul plus que septuagénaire. Il y avait déjà du temps alors qu’il entrait dans tous les Conseils où, tout grand qu’il fût, il avait éprouvé les horreurs des cabales et des calomnies qu’éprouvent aussi les autres hommes. Muni de ces leçons si dures dans le rang suprême, dont sa vertu et son excellent esprit avaient su si bien profiter, il se trouva, à la mort d’un père que sa piété lui fit regretter, l’unique appui et repos de l’âge avancé du roi, qui n’eut plus pour lui de réserve, qui ordonna à tous ses ministres d’aller travailler chez lui, de lui rendre compte de tout sans exception, de recevoir même ses ordres comme les siens sur les affaires qu’il lui renvoyait et dont il se déchargeait sur lui en grand nombre. Ce fut alors que ce prince, si éclairé et déjà si instruit, s’instruisit et s’éclaira de plus en plus, et acheva de prendre les résolutions dont on se propose ici de rendre compte… »

Suit un exposé de principes, la description des maux, désordres et abus, et le moyen d’y remédier. Ce moyen, c’est, avec les États Généraux très réduits, se tenant de cinq en cinq ans, et la tenue chaque année d’États provinciaux particuliers, l’établissement de sept Conseils supérieurs remplaçant les secrétaires d’État et composés en grande partie de ducs et pairs ; l’abolition de la réforme militaire introduite par Louvois ; la remise en l’honneur et sur pied de l’ancienne et vraie noblesse, soigneusement distinguée de la bâtarde et de la fausse : enfin tout un gouvernement aristocratique, auquel la lecture de Saint-Simon nous a de longue main familiarisés sans nous y convertir.

M. Mesnard a très judicieusement discuté et démontré l’authenticité de ce projet de réforme en tant qu’il est dû à Saint-Simon, et sa non-authenticité en tant que Saint-Simon l’attribue au Dauphin et le présente comme adopté et résolu par lui. M. Mesnard y oppose les Plans de Gouvernement de Fénelon qui en diffèrent en plusieurs points essentiels, et notamment par l’esprit bien plus chrétien et évangélique qu’aristocratique : et c’est cependant ces Plans de Fénelon qu’il serait plus vraisemblable de supposer sanctionnés in petto par son royal élève18.

De toute cette discussion, et sans nous y engager, il résulte bien clairement qu’au moment où le duc de Bourgogne se vit Dauphin par la mort de son père, bien des ambitions et des espérances se donnèrent carrière à son sujet, qu’on dévora en idée ce règne futur et qui paraissait si rapproché et immanquable ; que bien des honnêtes gens et de vertueux utopistes crurent que leur heure, d’une minute à l’autre, allait sonner, et qu’il se fit dans ces têtes ardentes, et en vue de leur idée favorite, bien des rêves de pot au lait qu’un souffle de fièvre maligne renversa. Il n’est pas moins clair que le duc de Bourgogne cherchait, étudiait toujours, et n’avait rien trouvé de précis, n’avait rien de positivement arrêté ; que ses intentions étaient droites, pures, chrétiennes, tournées tout entières au bonheur et au soulagement des peuples, mais qu’avec tant d’instruction et le désir continuel d’en acquérir encore, il manquait de lumières supérieures, de génie politique, de ce génie qui tient surtout au caractère et à la conduite, à la décision de vue dans les crises, bien plus qu’aux règlements écrits et aux procédés mécaniques de constitution.

M. Léopold Monty, dans une Étude sur ce prince et qui remonte à dix-huit années déjà19, a soutenu cette insuffisance royale qui se trahit en lui par tant de marques, et l’a démontrée avec beaucoup de fermeté et autant de vraisemblance qu’on en peut désirer. Le danger était qu’avec tant de vertus acquises, de pensées de mortification, une piété sincère, mais rétrécissante, on se trouvât n’avoir sur le trône, en fin de compte, qu’un séminariste couronné. Tout orné en effet et même tout chargé qu’il était de connaissances particulières, ce prince avait la science proprement dite, la philosophie, en aversion ; il en avait peur. Ce qu’il écrit à ce sujet est remarquable :

« Par un préjugé que la vanité des gens de Lettres met en vogue disait-il, on s’imagine qu’un des premiers soins qui doivent occuper un roi, c’est de peupler ses États de savants. Le prince qui n’adopte ces principes qu’avec réserve, n’est, selon eux, qu’un génie étroit, qui appréhende que trop de grandeur ne découvre sa petitesse, et trop de science son ignorance. Pour moi, je me suis persuadé, par l’expérience autant que par la réflexion, que ce serait une très mauvaise politique d’augmenter sans discrétion la classe des gens de Lettres. Il serait à souhaiter sans doute que tous les sujets d’un royaume fussent vertueux, et l’on ne saurait prendre de trop justes mesures pour qu’une bonne éducation les rende tels ; mais il suffit qu’il s’y trouve autant d’hommes versés dans les sciences qu’il en faut pour remplir les places. Or, ce nombre se trouvera toujours, sans qu’il soit nécessaire que le prince emploie des moyens extraordinaires pour le préparer. Sa prudence et sa sagesse consistent donc plus à découvrir et à placer à propos la science et les talents qu’elle donne, qu’à les faire naître et à les multiplier. Deux soleils dans le monde nous jetteraient dans les ténèbres, en nous éblouissant : trop de savants nous rendraient ignorants. Je m’explique : il est bon et utile que nous ayons de savants évêques, de savants généraux d’armée, de savants magistrats, et enfin de savants guides dans tous les genres ; mais j’estime qu’il est plus préjudiciable qu’avantageux pour la société, qu’elle nourrisse une multitude d’hommes qui n’aient point d’autre métier que celui d’être savants. Ces savants désœuvrés, comme on l’a vu dans tous les siècles éclairés, traiteront des questions frivoles ou dangereuses ; et sous le prétexte de communiquer aux hommes leurs découvertes et leurs lumières, il les corrompront par leurs préjugés ; et plus on fera de chemin en suivant ces lumières trompeuses, plus on s’égarera… »

Je cite exprès cette page naïve, non précisément que je la blâme pour son excès de prudence ni que je la trouve déplacée sous la plume du petit prince, mais parce qu’elle jure étonnamment avec l’esprit littéraire du siècle qu’il aurait été chargé de diriger et de présider. Animé d’une telle pensée en effet, qui était d’avance une pensée de réaction, il avait nécessairement à étouffer ce siècle d’émancipation philosophique ou à être étouffé par lui. La lutte était ouverte : Enlève-moi, ou que je t’enlève ! Le duc de Bourgogne, entouré de sa camarilla de saints, était-il donc de force à un tel labeur d’Hercule ?

Je le suppose sur le trône et vivant son cours de nature : vingt ans s’écoulent ; la génération dont est Diderot s’élève et grandit, et l’on est en présence de cette armée de jeunes savants désœuvrés et travailleurs, qui, à chaque recommandation, à chaque sommation de se disperser et de se ranger, répondent et s’écrient par la bouche ardente de leur chef : « Je ne veux rien être dans la société ; je ne veux être ni homme en place, ni médecin, ni homme de loi… je ne veux être que le serviteur et l’artisan de l’intelligence humaine ! » Je sais bien que la première partie du xviiie  siècle ne fut pas si terrible ni si passionnée que la seconde ; je sais que le cardinal de Fleury et l’indolent Louis XV en eurent longtemps raison, et assez aisément ; mais c’est qu’il y avait eu auparavant la grande explosion de la Régence qui avait éclaté en libertinage et avait mis sur les dents la première génération révolutionnaire. Or, sous le duc de Bourgogne roi, il n’y avait pas de régence ni d’orgie pour dégorger la première fureur succédant à un si long étouffement, et la guerre entre le nouveau prince et l’esprit de la société nouvelle commençait dès 1715.

Et, comment, après quelque satisfaction incomplètement donnée au sentiment public et une première lune de miel à coup sûr, mais bien rapide et passagère, comment n’y aurait-il pas eu guerre profonde et irréconciliable en effet ? Je lis, dans les Recueils divers que des témoins dignes de foi et amis du prince ont publiés de ses vertus, des détails tels que ceux-ci :

« Ce grand prince ne faisait pas seulement sacrifice de son argent, mais encore de sa personne, particulièrement les jours de jeûne qu’il observait dans la dernière exactitude. Il y a quelques années qu’ayant appris que l’on ne devait pas se servir à la collation de riz, épinards, soupes, etc., il prit une résolution qu’il a toujours gardée depuis, de ne prendre le soir que des fruits cuits ou crus, et les jours qu’on lui faisait manger de la viande en carême, il n’usait que des viandes les plus communes, ainsi qu’il me l’a témoigné lui-même. »

Oh ! nous ne sommes plus ici dans les grâces de Virgile ni sous le régime de Fénelon. L’aimable écolier virgilien a fait place, en grandissant, au jeune homme étroit et austère, au pénitent du Père Martineau.

Et encore, à propos des occasions prochaines de péché qu’il importe de s’interdire :

« Il tenait que c’en était ordinairement une dangereuse d’aller à la comédie, au bal et autres semblables spectacles ; aussi ne s’y trouvait-il jamais depuis longtemps : sur quoi je comptais si fort, que quand j’avais à lui parler de quelque chose dont il m’avait fait l’honneur de me charger, je m’informais si, ce jour-là, il y avait comédie ou bal ; j’étais sûr, en ce cas, de le trouver dans son appartement. »

Et ceci qui complète et qui achève :

« L’on sait qu’il s’est répandu un bruit, mais bien fondé, l’année dernière (1714), que les comédiens, après la mort de Monseigneur, ayant demandé à notre prince l’honneur de sa protection, surtout pour obtenir du roi une seconde troupe, il leur répondit qu’ils ne devaient nullement compter sur sa protection, qu’il n’était pas en pouvoir d’empêcher leurs exercices, mais ne pouvait se dispenser de leur dire qu’il était indigne qu’il les fissent, particulièrement fêtes et dimanches. »

Ce ne sont pas là des calomnies, ce sont des éloges20. Cette question de la comédie lui tenait à cœur. Mme de Maintenon, qui s’en préoccupait aussi, et qui n’aurait voulu, pour son compte, que des pièces saintes, des comédies de couvent, lui demandait un jour : « Mais vous, Monseigneur, que ferez-vous quand vous serez le maître ? Défendrez-vous l’Opéra, la Comédie (française) et les autres spectacles ? » — « Bien des gens, répondit le prince, prétendent que, s’il n’y en avait point, il y aurait encore de plus grands désordres à Paris : j’examinerais, je pèserais mûrement le pour et le contre, et je m’en tiendrais au parti qui aurait le moins d’inconvénients. » Et son biographe ajoute que ce parti eût été sans douté celui de laisser subsister le théâtre, en le réformant sur le modèle des pièces composées pour Saint-Cyr.

Quand celui qui se trouve appelé à gouverner un pays comme la France en est à ces cas de conscience et à ces petitesses, ce n’est pas de lui qu’on peut attendre qu’il rétablira puissamment ni qu’il restaurera ce grand empire. Ah ! Molière, ce n’est plus même là votre roi ! Le Dauphin rétrogradait sur Louis XIV. Certes un prince ainsi disposé, devenu le maître, et nonobstant toutes ses vertus, ou, si l’on veut, à cause d’elles, aurait eu fort à faire avec les contemporains du Régent, de Montesquieu et de Voltaire. Telle manière d’être et de croire, qui pouvait être une force pour gouverner du temps de saint Louis, devenait manifestement une entrave et une complication à cette entrée du xviiie  siècle.

M. Michelet a très bien senti, très spirituellement exprimé et concentré à sa manière ce que j’ai, dans tout ce qui précède, étendu et développé à la mienne :

« Fénelon n’eut le duc de Bourgogne qu’à sept ans. Il en fût effrayé. De sa mère et de ses nourrices, des femmes qui l’élevaient, il était-tout gâté. Faible et fougueux, orgueilleux, méprisant, cruel railleur, et à chaque instant furieux… Fort pénétrant, précoce aux choses littéraires, ayant tous les défauts et des princes et des gens-de lettres.

« Fénelon, né lui-même ému, mais si fin et si calculé, dans l’embarras terrible où le mettait ce caractère, hasarda une chose, la médecine homéopathique ; contre la passion, il usa d’elle-même. Il se donna à l’enfant, le nourrit de son âme…

« Éducation très hasardeuse, peu saine assurément, qui ne put qu’augmenter la fermentation d’une nature passionnée. Elle l’ennoblit, mais l’exalta, et fit de l’enfant une trop fidèle image de Fénelon, mêlée du prêtre et du sophiste, de l’écrivain surtout. Sous ce dernier rapport, il était plus qu’imitateur, il était le singe du maître…

« C’était un être tout factice, nerveux et cérébral, affiné, affaibli par sa grande précocité morale et sexuelle. Il n’était pas né mal fait ; sa taille resta droite, tant qu’il fut dans les mains des femmes ; mais, pendant ses études, de bonne heure elle tourna, et il devint un peu bossu. On l’attribua à l’assiduité avec laquelle il tenait la plume et le crayon. On essaya de tous les moyens connus alors, des plus durs même (la croix de fer) ; mais rien n’y fit. Il en était fort triste, ayant besoin de plaire. Rien peut-être ne contribua plus à le contenir et à le jeter dans la grande dévotion… »

Je continue de courir le plus rapidement possible sur ces notes aiguës et perçantes comme sur un champ de blé dont les épis seraient des javelots. Le duc de Bourgogne est à la guerre ; M. Michelet l’y suit :

« Parmi ces grands et cruels événements (là désastreuse campagne de 1708, le combat d’Oudenarde, la perte de Lille), il est préoccupé de minuties. Il demande s’il ne pèche pas en prenant logement dans un couvent de religieuses. Fénelon admire ce scrupule d’une âme si timorée, répond en s’écriant : « Oh ! que cet état plaît à Dieu ! »

« Le plus souvent pourtant, c’est Fénelon qui est le militaire, et le prince semble le prêtre. Fénelon l’anime et le pousse. Il semble qu’il grossisse sa voix pour l’obliger d’avoir du cœur. Il lui écrit le mot biblique : « Combattez et soyez vaillant. » Mais ne l’est pas qui veut. Il y faut ou l’énergie de race, ou une vaillante éducation. Il n’avait eu ni l’une ni l’autre…

« Les réponses du prince (à Fénelon) sont fort touchantes, mais elles donnent peu d’espoir. Il s’humilie et s’accuse encore plus qu’on ne le fait. On lui reprochait seulement la mollesse, l’indécision ; il se reproche la hauteur et l’orgueil… Il se reproche le mépris des hommes. Là il exagère ou confond ; car son cœur charitable n’eut nul mépris du peuple…

« C’est du reste l’adresse instinctive des dévots de se dispenser de réforme en s’accusant, s’humiliant ; ils esquivent par l’humilité. Il ne dit pas un mot sur le point essentiel, le défaut d’activité, et l’inertie mobile qui tourne sans avancer. Il n’y peut rien changer. Il subit passivement ses défauts, qui sont sans remède, étant devenus sa nature. « Il se renferme, prie et lit. »

« Ainsi, dans cet aimable prince, l’un des meilleurs hommes du temps, se trahit l’incurable vieillesse d’un monde qui va finir… »

Je reprends ma pensée. Je le suppose roi. Que fera-t-il ? Roi bienfaisant et charitable, mais excluant de sa charité les Protestants, les Jansénistes, les philosophes, tous les dissidents et hérétiques ; roi réformateur, économe pour lui, avare des sueurs du peuple,. mais excluant de son idée de réforme et de ses ressources financières tout impôt régulier sur la Noblesse, tout recours et toute reprise sur les biens immenses et scandaleux du Clergé ; roi croyant à l’égalité chrétienne, mais attentif à reconstituer les classes, à les séparer en les épurant, à les distinguer par des attributions spéciales, par des délimitations exactes et profondes, le duc de Bourgogne n’eût fait (en lui supposant un succès d’un jour) qu’asseoir sa monarchie soi-disant restaurée sur un degré étroit et glissant, et la retenir à peine sur la pente où tout son poids la précipitait.

Au reste, je ne chicane pas et volontiers je dis de lui, comme de tous ceux qui auprès de lui et depuis lors, au début ou dans le courant du siècle, proposèrent ou rêvèrent une réforme partielle : Honneur à leur cœur, à leurs intentions, à leurs vues même incomplètes, enchevêtrées et confuses ! honneur à ceux qui virent le mal, qui osèrent le sonder et le dénoncer, fussent-ils impuissants à le guérir ! honneur, avant tous, à Vauban, le guerrier patriote ; à Boisguilbert, le petit jugé de Rouen, si vanté de M. Michelet, et si hérissé, si difficile à suivre dans son Bétail de la France ! honneur au chimérique et décevant Fénelon, trop agréable au contraire, et qui se fait trop beau jeu dans son idéale Salente ! honneur à Saint-Simon, à Boulainvilliers eux-mêmes, pour leurs orgueilleuses utopies rétrospectives, leurs amalgames de féodalité libérale et leurs anachronismes irréalisables ! honneur au bon abbé de Saint-Pierre, pour ses réformes minutieuses et naïves, et ses visions circonstanciées de l’avenir ! honneur à d’Argenson, son disciple et en partie son applicateur, moins habile et moins adroit que droit et sincère ! honneur à Machault, tant célébré de Droz pour les projets qu’on lui suppose ou qu’on lui prête ; à Mirabeau père, provocateur et précurseur, à son insu, de son puissant et glorieux fils ! honneur à Turgot pour le bien qu’il voulait faire au peuple par le roi, à Malesherbes, à cette école d’esprits éclairés, loyaux et vénérables ! je leur dis honneur à tous et à chacun, et je ne laisse en dehors que les faux prometteurs à la Brienne et les charlatans. Mais quand j’ai payé ces hommages aux individus et aux personnes, je me hâte d’ajouter que, eût-on réussi pour un temps en quelqu’un de ces biais et de ces remèdes palliatifs de l’ancien régime, on ne serait parvenu après tout qu’à faire ce qu’on appelle une cote mal taillée, rien de nettement tranché ni de décisif, et qu’il est mieux (puisqu’enfin les choses sont accomplies et consommées) qu’on en soit venu à cette extrémité dernière de n’avoir eu qu’un seul et grand parti à prendre, le parti à la Mirabeau et à la Sieyès : la France, en un mot, n’a pas perdu pour attendre ; et quand tout récemment, dans le compte rendu des séances du Sénat, je lisais ces déclarations spontanées d’un duc de La Force et d’un cardinal Donnet, si empressés à se replacer dans les rangs de tous, lorsqu’une parole inexacte avait paru un moment les en vouloir séparer, je pensais qu’au milieu de nos divisions mêmes d’opinions, il était consolant qu’on en fût venu à ce grand et magnifique résultat, aussi clair que le jour, à savoir qu’il n’y a plus en France qu’un seul ordre, une seule classe, un seul peuple.