(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le cardinal de Retz. (Mémoires, édition Champollion.) » pp. 238-254
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le cardinal de Retz. (Mémoires, édition Champollion.) » pp. 238-254

Le cardinal de Retz.
(Mémoires, édition Champollion.)

Je voudrais revenir sur le cardinal de Retz et sur ses Mémoires, dont j’ai déjà parlé une fois43. Je suis étonné qu’on y ait surtout cherché des excitations au trouble et à l’intrigue séditieuse ; bien lus, ils seraient plutôt faits pour en dégoûter. Mais chacun lit avec son humeur et avec son imagination encore plus qu’avec son jugement, et ce qui est si bien raconté séduit, bien que la chose racontée soit fort laide, et que le narrateur, après le premier moment d’enthousiasme passé, ne prétende pas à l’embellir.

Ne nous en tenons pas au début des Mémoires de Retz comme beaucoup de gens le font : allons plus avant et suivons l’habile factieux au-delà de cette lune de miel de la Fronde. Que d’embarras ! que d’impossibilités ! que de misères et de hontes ! Le lendemain des Barricades, la reine, le jeune roi et Mazarin avec la Cour une fois enfuis de Paris (janvier 1649), que va faire le coadjuteur, tribun du peuple, maître du pavé, ayant pour allié d’un côté le Parlement, cette machine peu commode à conduire, et de l’autre ceux des princes du sang et des grands du royaume (les Bouillon, les Conti, les Longueville) qui se sont engagés dans la faction avec des vues toutes personnelles ?

Parmi les nombreux pamphlets publiés à cette date, il en est un assez curieux, et d’un caractère officiel, qui a pour titre : Contrat de mariage du Parlement avec la Ville de Paris. C’est une espèce de charte sous forme de contrat, et en style de notaire. On y lit le vœu et le programme de ces premiers moments. « Au nom de Dieu le Créateur », il est déclaré « qu’illustre et sage seigneur le Parlement de Paris y prend pour sa femme et légitime épouse puissante et bonne dame la Ville de Paris, comme pareillement ladite dame prend, etc., etc., pour être lesdits seigneur et dame joints et unis perpétuellement et indissolublement ». Les conjoints se promettent, à cet effet, d’être dorénavant « uns et communs en tous leurs désirs, actions, passions et intérêts généralement quelconques », le tout pour le plus grand bien de l’État et la conservation du roi et du royaume. Suit une liste des principaux articles convenus entre les contractants :

Que Dieu sera toujours servi et honoré, craint et aimé comme il se doit.

Que les athées, impies, libertins et sacrilèges seront punis exemplairement et exterminés incessamment.

Que les vices, les péchés et les scandales seront corrigés autant qu’il se pourra, etc.

Que le bien de l’État et la conservation du roi et du royaume, etc., etc.

J’abrège. Mais derrière ces premiers articles, qui sont d’affiche et de montre, arrivent les autres plus essentiels, à savoir qu’en la tendresse de l’âge du jeune roi, le parlement de Paris présentera pour le gouvernement de l’État des personnes illustres, tirées des ordres du clergé, de la noblesse et de la magistrature, qui seront, après les princes du sang, les conseillers naturels et les ministres de la régence. En un mot, il résulte de la suite des articles que le Parlement gouvernera durant la minorité ; que, lorsqu’il demandera la destitution de quelque ministre ou conseiller, il n’y sera apporté aucune contradiction ; qu’une réforme exemplaire sera introduite dans le maniement des finances, dans la distribution des bénéfices, dans la nomination aux charges, dans l’imposition et la levée des taxes ; bref, « que le pauvre peuple sera soulagé réellement et effectivement, que l’ordre en toutes choses sera remis, et le règne de la Justice pleinement rétabli dans toutes les provinces du royaume ».

La conclusion et le but où il en fallait venir est que, le cardinal Mazarin étant incompatible avec cet âge d’or et ce règne de la Justice sur la terre, « il sera incessamment poursuivi jusques à ce qu’il soit mis entre les mains de la justice pour être publiquement et exemplairement exécuté ».

La cause finale est selon la formule :

Car ainsi l’ont promis et juré ledit seigneur Parlement et ladite dame Ville de Paris sur les saintes Évangiles, devant l’église de Notre-Dame, au mois de janvier l’an mil six cent quarante-neuf, et ont signé.

C’est Retz en personne qui, en sa qualité de coadjuteur, avait donné la bénédiction à ce fameux mariage qui se présentait sous de si magnifiques auspices ; mais qu’en pensait-il lui-même ?

Dès les premières semaines, on peut voir l’idée qu’il se faisait de l’état réel du parti par les conversations très belles et très sérieuses qu’il tint avec le duc de Bouillon, le frère aîné de Turenne, et la meilleure tête entre tous ces grands qui s’étaient mis de la faction. Retz, qui sait mieux que personne son ménage de Paris, étale à nu au duc de Bouillon toutes les divisions et les causes probables de ruine : « Le gros du peuple qui est ferme, dit-il, fait que l’on ne s’aperçoit pas encore de ce démanchement des parties. » Mais lui, il sent ce démanchement très prochain si l’on n’y prend garde, et il le fait toucher au doigt dans ses paroles meilleures que ses actes. Moins de six semaines après l’entrée en jeu de la première Fronde, il le dit énergiquement :

Les peuples sont las quelque temps devant que de s’apercevoir qu’ils le sont. La haine contre le Mazarin soutient et couvre cette lassitude. Nous égayons les esprits par nos satires, par nos vers, par nos chansons ; le bruit des trompettes, des tambours et des timbales, la vue des étendards et des drapeaux réjouit les boutiques ; mais au fond paye-t-on les taxes avec la ponctualité avec laquelle on les a payées les premières semaines ?

Les taxes, c’est là le point délicat et auquel il faut toujours revenir dès qu’on veut organiser un ordre quelconque au lendemain d’une révolte, et le premier cri de toute révolte est de se faire au nom d’un soulagement le plus souvent impossible.

Retz expose au duc de Bouillon toute sa politique sous la première Fronde, et il faut lui rendre cette justice que, s’il était séditieux, il ne l’était qu’à demi. Il s’est rendu maître du peuple, de concert avec M. de Beaufort, qu’il tient entre ses mains et qui n’est qu’un fantôme ; il est l’idole des paroisses comme l’autre l’est des Halles. Mais il ne veut pas abuser « de cette manie du peuple, dit-il, pour M. de Beaufort et pour moi ». Il résiste absolument à l’idée de se passer du Parlement ou de l’écraser par le peuple, de le purger violemment comme quelques-uns le conseillaient. Ces procédés du temps de la Ligue lui font horreur ; il les laisse aux Seize et aux ambitieux sanguinaires. Il n’en a pas moins d’horreur que de Cromwell, dont il repoussera les avances, de même qu’il répugne de tout temps à une trop étroite et entière union avec l’Espagne. Ce n’est pas qu’il se dissimule les dispositions secrètes du Parlement et les procédés de cette compagnie : malgré ces belles paroles qui se disent aux grands jours, « le fond de l’esprit du Parlement est la paix, et il ne s’en éloigne jamais que par saillies », qui sont vite suivies de retours. Il sait que cette compagnie, esclave des règles et formaliste, n’entend faire la guerre que par arrêts et par huissiers ; que les plus grands tonnerres d’éloquence aboutissent à des conclusions d’enquête et à des décrets pour informer ; que rien n’empêcherait le Parlement de lever séance quand l’heure de midi ou de cinq heures, l’heure sacramentelle du dîner ou du souper, a sonné. Retz a beau avoir pour lui les lanternes, qui étaient les tribunes de ce temps-là, il a beau avoir les jeunes têtes du Parlement, le banc des Enquêtes qui est tout à sa dévotion : cette « sainte cohue », comme il l’appelle, qui sait si bien crier quand elle a le mot d’ordre, ne suffit pas, et le premier président Molé ne se laisse pas faire. Ce que Retz voudrait pour agir sur l’esprit de la compagnie, pour l’exciter suffisamment sans l’opprimer, ce serait d’avoir, non à Paris, mais hors de Paris, une armée, une véritable armée au service de la Fronde ; il s’écrierait volontiers comme l’abbé Sieyès : « Il me faut une épée. » Un moment il espéra avoir trouvé celle de M. de Turenne ; on pouvait plus mal choisir ; mais elle lui manqua. Selon lui, une armée à quelque distance et un général de renom agiraient à point sur le Parlement et lui rendraient l’énergie nécessaire sans le menacer, tandis que l’action du peuple à Paris est trop dangereuse, trop immédiate. Retz, qui en dispose, craint de l’employer, car ces sortes de forces aveugles frappent avant d’avertir : « Voilà le destin et le malheur, remarque-t-il, des pouvoirs populaires. Ils ne se font croire que quand ils se font sentir, et il est très souvent de l’intérêt et même de l’honneur de ceux entre les mains de qui ils sont, de les faire moins sentir que croire. »

Les autres inconvénients des guerres civiles qu’on a soi-même allumées, Retz nous les confesse sans réserve : un des premiers articles du Contrat de mariage entre le Parlement et la Ville de Paris avait été, nous l’avons vu, que les athées et libertins fussent réprimés et punis ; mais un des plus sûrs effets de la Fronde fut précisément de déchaîner ce libertinage, mortel à tout état de choses qui prétend s’établir et se consolider. Parlant des débauches des Fontrailles, des Matha et autres esprits forts :

Les chansons de table, dit-il, n’épargnaient pas toujours le bon Dieu ; je ne puis vous exprimer la peine que toutes ces folies me donnèrenti. Le premier président (Molé) les savait très bien relever, le peuple ne les trouvait nullement bonnes, les ecclésiastiques s’en scandalisaient au dernier point. Je ne les pouvais couvrir, je ne les osais excuser, et elles retombaient nécessairement sur la Fronde.

Et plus loin :

Nous avions intérêt de ne pas étouffer les libelles ni les vaudevilles qui se faisaient contre le cardinal, mais nous n’en avions pas un moindre à supprimer ceux qui se faisaient contre la reine, et quelquefois même contre la religion et contre l’État. L’on ne peut imaginer la peine que la chaleur des esprits nous donna sur ce sujet.

C’est ainsi qu’on observait les premiers articles du Contrat de mariage. Enfin, chaque page des Mémoires de Retz nous confirme cette vérité, « que le plus grand malheur des guerres civiles est que l’on y est responsable même du mal que l’on n’y fait pas ».

Et, une fois engagé, l’on est bien obligé d’en faire. En plus d’un cas, Retz se voit compromis et manque de se décréditer parmi le peuple et parmi les exaltés du Parlement en s’opposant à des mesures absurdes ou à des actes de rapine et de vandalisme, tels que la vente de la bibliothèque du cardinal Mazarin. Il est vite obligé de réparer ces bons accès en faisant à son tour quelque proposition bien folle ; c’est ce qui marque très naturellement, dit-il, « l’extravagance de ces sortes de temps, où tous les sots deviennent fous, et où il n’est pas permis aux plus sensés de parler et d’agir en sages ».

Après que la première Fronde fut apaisée, et avant que la seconde éclatât, Retz semble avoir eu par moments des intentions sincères de se ranger, de redevenir honnête homme et fidèle sujet ; mais sa réputation passée pesait sur lui autant que les habitudes prises, et le rengageait bientôt dans les voies de la sédition. On se méfiait de lui à la Cour, et ce soupçon par suite le provoquait à justifier derechef cette méfiance. Dans toutes ses relations avec la reine Anne d’Autriche, il arriva un peu à Retz ce qui arriva à Mirabeau dans ses relations avec la reine Marie-Antoinette. Il sentait qu’on ne faisait pas fond en lui, qu’on ne le prenait que par une nécessité d’occasion ; il eût été homme à ressentir un procédé tout généreux de la reine et même de Mazarin, et un de ses plus vifs griefs contre ce dernier était qu’avec beaucoup d’esprit, il manquait absolument de générosité et d’âme, et que, supposant les autres à son image, il ne croyait jamais qu’on pût lui donner un conseil à bonne intention.

Comme Mirabeau, Retz ne pouvait rendre des services à la reine qu’en maintenant son crédit auprès de la multitude ; et, pour maintenir ce crédit, il lui fallait faire ostensiblement des actes et tenir des discours qui sentaient la sédition, et qui semblaient en sens inverse des engagements qu’il venait de prendre. Il était trop aisé d’en tirer parti contre lui à la Cour et de le présenter comme traître et relaps, au moment même où il ne faisait qu’employer les moyens à son usage pour un but caché qui valait mieux.

Lors des conférences multipliées qu’il eut de nuit au Palais-Royal et ailleurs avec la reine, il est à croire que dans ces oratoires mystérieux, où elle le recevait pour conférer plus librement, il essaya s’il ne pourrait pas intéresser en elle la femme ; qu’il regarda souvent ses belles mains, dont Mme de Motteville nous a parlé ; qu’il eut l’air par instants rêveur et distrait aux questions mêmes de la politique ; mais la coquetterie de la reine ne prit pas à ce manège ; son cœur était fixé. Retz sentit qu’il ne pourrait jamais décrocher le Mazarin. Mais il ne fut pas, ce semble, assez prompt à le sentir, et il continua d’agir au-dehors comme s’il y avait eu espoir, en effet, de l’éloigner définitivement. Une plaisanterie qu’il laissa échapper contre la reine, et qui revint à celle-ci (il l’avait appelée Suissesse), irrita la femme, et contribua à la vengeance finale plus peut-être que ne l’auraient pu faire les seules infidélités politiques de Retz.

Il a toujours nié qu’il eût aspiré au ministère, et les raisons qu’il en donne sont assez énergiques pour nous frapper, sinon pour nous convaincre. À l’une de ces avances, vraies ou fausses, qui lui furent faites, il répondit « qu’il était très incapable du ministère pour toutes sortes de raisons, et qu’il n’était pas même de la dignité de la reine d’y élever un homme encore tout chaud et tout fumant, pour ainsi parler, de la faction ». Ailleurs, il se livre à nous, sur ce point, avec un accent de vérité qui serait plus fait encore pour nous toucher : c’est à la fin de la seconde Fronde, dans laquelle il tint une conduite si différente de celle qu’il eut dans la première ; mais cette première réputation d’ambitieux à main armée le poursuivait toujours :

Est-il possible, disait-on en lui supposant cette visée du ministère, est-il possible que le cardinal de Retz ne soit pas content d’être, à son âge (il avait trente-sept ans), cardinal et archevêque de Paris ? Et comment se peut-il mettre dans l’esprit que l’on conquière à force d’armes la première place dans les Conseils du roi ? — Je sais qu’encore aujourd’hui, ajoute-t-il, les misérables gazettes (qui traitent) de ce temps-là sont pleines de ces ridicules idées.

Et il montre ces idées comme alors très éloignées de lui, « je ne dis pas seulement par la force de la raison à cause des conjonctures, mais je dis même par mon inclination qui me portait avec tant de rapidité et au plaisir et à la gloire… ». Il en conclut que le ministère était encore moins à son goût qu’à sa portée : « Je ne sais si je fais mon apologie en vous parlant ainsi, écrivait-il en s’adressant à Mme de Caumartin ; je ne crois pas au moins vous faire mon éloge. »

Cette gloire, ce point d’honneur dont Retz nous parle toujours, et qu’il ressentait à sa manière, c’était une certaine réputation populaire, la faveur et l’amour du public, c’était d’être fidèle aux engagements envers ses amis, de ne point paraître céder à un intérêt purement direct ; vers la fin, toute sa doctrine de résistance semble n’avoir plus guère été qu’une gageure d’honneur contre le Mazarin.

La seconde Fronde (1650-1652) éclata, comme on sait, au nom des princes de la maison de Condé que Mazarin avait fait mettre en prison, et qu’il fut obligé de rendre à la liberté. Dans cette seconde période des troubles, le cardinal de Retz, bien loin d’être un agitateur et un boutefeu, comme on le suppose trop généralement, est plutôt un négociateur et un modérateur peu écouté. Monsieur, duc d’Orléans, lieutenant général du royaume, s’était pris pour lui d’une grande confiance et se l’était donné pour intime conseiller. Mais quand on sait ce qu’était Monsieur, peureux, défiant, dissimulé, changeant d’avis plusieurs fois le jour, se mettant à siffler quand il ne savait plus que dire, et employant tout son esprit à cacher sa lâcheté par des faux-fuyants, on s’expliquera la perplexité et les embarras journaliers de Retz. La faiblesse de Monsieur avait bien des degrés et des étages, nous dit-il, et il nous les fait mesurer et compter un à un :

Il y avait très loin chez lui de la velléité à la volonté, de la volonté à la résolution, de la résolution au choix des moyens, du choix des moyens à l’application. Mais ce qui était de plus extraordinaire, il arrivait même assez souvent qu’il demeurait tout court au milieu de l’application.

Placé entre un prince de cette nature et le Parlement, cette autre machine compliquée et non moins désespérante à mouvoir, primé dans le parti par le prince de Condé, son ennemi alors et dont il ne peut vouloir le triomphe, Retz se consume durant deux années dans les pourparlers, les expédients, les tentatives perpétuelles d’un tiers parti impuissant à naître et toujours avorté. Que de maximes sages il sème en chemin à pure perte ! Que de coups d’œil perçants sur le vrai des situations et la misère des partis ! Combien de fois n’a-t-il pas occasion de s’écrier en sortant des séances du Parlement : « Rien n’est plus peuple que les compagnies !… Les plus sages parurent aussi fous que le peuple, le peuple me parut plus fou que jamais. » La gaieté de certains endroits de son récit ne peut nous couvrir qu’incomplètement le dégoût de ce régime anarchique, contradictoire, et dont ceux qui y étaient plongés, par une illusion trop ordinaire, ne s’apercevaient pas.

Retz, à qui rien n’en échappa, en a maintes fois la nausée, et on se demande, en le lisant, comment un matin quelque bon sentiment, quelque accès de bon sens énergique et de droiture, ne fût-ce même qu’un accès d’impatience et d’ennui, ne l’a pas décidé à rompre une fois pour toutes avec cette complication inextricable d’intrigues, désormais sans but et sans issue. C’est ici que les vices de l’homme doivent entrer en ligne, car ils y trouvaient leur compte. Retz, en jugeant le fond des choses qu’il méprise, n’en haïssait pas le jeu et le tripot. Il s’était fait à cette manière de vivre déréglée et libertine. Chaque soir, l’hôtel de Chevreuse, ou quelque autre distraction clandestine, le consolait de ses propres ennuis du jour et de la perte de l’État. Tel est, chez les hommes de l’esprit le plus supérieur, le malheur des vices ; ils éteignent les bonnes inspirations à leur source et les empêchent de naître. Nous avons vu de nos jours un homme de vertu pratique, d’intégrité et de foi, un archevêque de Paris comme l’était Retz, sincèrement ému des malheurs et des erreurs du peuple et de la dissension civile, aller droit avec simplicité au danger, ouvrir les bras et donner sa vie pour le bien de tous : et Retz, retiré vers la fin des troubles dans son cloître Notre-Dame, retranché à l’ombre des tours de sa cathédrale, et abrité, comme il disait, sous le chapeau, hésitait, avec toutes ses lumières et ses générosités mondaines, à faire un acte public qui hâtât l’issue et mît fin à la souffrance universelle. Il s’y décida toutefois, et fut un des principaux négociateurs de la rentrée de la Cour dans Paris.

On lui en sut peu de gré, et, sa réputation passée s’attachant à lui, non sans cause, on le traita purement en politique, c’est-à-dire qu’après s’être servi de lui dans le premier moment, on l’emprisonna dans le second.

Sa prison, sa fuite, son séjour à Rome, ses voyages et caravanes en divers lieux, ses obstinations dernières pour conserver son siège de l’archevêché de Paris, nous fourniraient trop de vues sur ses faiblesses et sur les côtés infirmes de sa nature. Un de ses conseillers et domestiques, brouillé avec lui, Gui Joly, a donné là-dessus, dans ses Mémoires, des détails honteux, qui peuvent être très vrais quant aux faits matériels, mais qui sont faux en ce qu’ils sont uniquement bas et que Retz ne l’était point. Il avait en lui des parties généreuses qui ne périrent jamais, et dont il a fait preuve jusque dans sa vieillesse, après son retour en France. Sa paix faite et son pardon obtenu, après un assez long séjour à sa seigneurie de Commercy en Lorraine, il eut la permission de reparaître à Fontainebleau et à Paris en 1664. Il y revit tous ses amis et plusieurs de ceux qui avaient été ses ennemis, et avec qui il se réconcilia avec franchise. Ici nous retrouvons un cardinal de Retz tout différent (sauf la beauté de l’esprit) de ce qu’il avait paru d’abord. S’il vécut en Catilina dans sa jeunesse, a dit Voltaire, il vécut dans sa vieillesse en Atticus.

Parmi ceux dont le cardinal de Retz se souvint à son arrivée, il en est un que j’aime à distinguer, parce qu’il était bel esprit, poli, honnête homme et pauvre : c’est le célèbre avocat Patru, l’un des premiers académiciens français, si prisé de Boileau, un de ceux qui, les premiers, parlèrent le plus purement notre langue, un de ces Parisiens spirituels et malins que Retz n’avait pas eu de peine à rallier autour de lui pendant la Fronde, avec les Marigny, les Montreuil, les Bachaumont. Patru l’avait servi de ses bons mots et de sa plume au besoin, dans les rencontres. On a la lettre de Patru, adressée à Retz, par laquelle il s’excuse, sur les infirmités et sur la surdité qui l’affligent, de ne pouvoir l’aller saluer à ce retour. On y voit que quelques amis avaient parlé au cardinal de la triste situation de Patru, et celui-ci en a regret ; car il sait « quel fardeau c’est à une âme magnanime que d’être obligée de refuser :

Lorsque je devins votre serviteur, ajoute-t-il, je ne regardai point à vos mains. Ce cœur que rien ne peut vaincre, cette bonté qu’on ne peut assez admirer, tous ces dons si précieux dont le ciel vous a si heureusement comblé, me donnèrent à votre Éminence. Ce n’est, monseigneur, ni votre pourpre, ni la splendeur ou les couronnes de votre maison, c’est quelque chose de plus grand, c’est vous-même, c’est votre vertu qui m’a lâché, et ces liens ne peuvent se rompre, qu’on ne perde ou la vie ou la raison.

C’est plaisir d’opposer ce noble témoignage d’un homme d’esprit si estimable comme contrepoids aux imputations sans mesure de Gui Joly.

Mais c’est Mme de Sévigné qui nous fait le mieux connaître le cardinal de Retz après son retour, et qui nous le fait aimer. Elle est inépuisable sur son compte. Retz l’avait gagnée par son faible en se prenant d’une affection particulière pour Mme de Grignan. Quand il venait à Paris sans la voir, il ne s’en consolait pas : « Vous lui faites souhaiter la mort du pape », écrivait Mme de Sévigné. En effet, quand le pape mourait, le cardinal de Retz ne manquait pas d’aller au conclave pour y servir avec application les intérêts de Louis XIV, et, à son passage en Provence, il pouvait voir Mme de Grignan. Quoique d’un âge encore peu avancé et avant d’atteindre à la soixantaine, le cardinal de Retz était très usé de santé. Mme de Sévigné travaillait de tout son pouvoir à le distraire :

Nous tâchons d’amuser notre bon cardinal (9 mars 1672) : Corneille lui a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait souvenir des anciennes ; Molière lui lira samedi Trissotin, qui est une fort plaisante chose ; Despréaux lui donnera son Lutrin et sa Poétique : voilà tout ce qu’on peut faire pour son service.

Siècle à jamais heureux et incomparable, où les illustres naufragés de la politique, quand ils s’appelaient Retz, avaient comme pis-aller, pour se consoler dans le courant d’une semaine, un Corneille, un Despréaux et un Molière en personne, leurs œuvres à la main, et Mme de Sévigné sur le tout !

Cet homme qui, comme je l’ai dit, n’avait jamais été qu’un demi-séditieux, et non un Catilina, comme l’a nommé Voltaire, et qui, jusque dans ses plus grandes révoltes, avait toujours respecté, en ce qui regardait l’autorité royale, ce qu’il appelait le « titre du sanctuaire », était devenu le plus réconcilié et le plus zélé des cardinaux français pour les intérêts de Louis XIV. Malgré ses infirmités croissantes, il fit par trois fois (1667, 1669 et 1676) le voyage de Rome pour y poursuivre et y faire prévaloir les intentions du roi dans les conclaves.

En 1675 pourtant, il fut saisi d’une idée qui parut extraordinaire et qui causa une grande admiration à ses contemporains : c’était de renoncer au chapeau, et, se dépouillant de la dignité de cardinal, d’aller vivre en Lorraine dans une retraite absolue. La politique de Rome et celle de France s’unirent pour s’opposer à un genre de renonciation qui aurait pu devenir un précédent et, dans l’avenir, un moyen de politique aux mains des puissances. Retz dut se résigner à garder le chapeau et à rester pour ses amis « le très bon cardinal ». Il réduisit d’ailleurs beaucoup sa dépense, dans le noble but d’arriver à payer tous ses créanciers ; il y mettait son honneur. Cette dernière et brusque idée d’humilité solennelle, qui visait à la pénitence, fit beaucoup causer et en divers sens :

Je ne vois, Dieu merci, écrivait Mme de Sévigné (24 juillet 1675), que des gens qui envisagent son action dans toute sa beauté, et qui l’aiment comme nous. Ses amis veulent qu’il ne se cloue point à Saint-Mihiel, et lui conseillent d’aller à Commercy et quelquefois à Saint-Denis. Il gardera son équipage en faveur de sa pourpre ; je suis persuadée avec joie que sa vie n’est point finie.

Chacun, à cette occasion, lui écrivit pour lui faire compliment de sa grandeur d’âme. L’exilé Bussy-Rabutin, qui en jugeait plus philosophiquement, lui en adresse cependant une lettre pleine d’éloge. Mme de Sévigné conseillait à sa fille de lui écrire également à ce sujet et de rentrer par là en correspondance avec lui : « Quand vous aurez écrit cette première lettre, croyez-moi, ne vous contraignez point ; s’il vous vient quelque folie au bout de votre plume, il en est charmé aussi bien que du sérieux : le fond de religion n’empêche point encore ces petites chamarrures. »

C’était mieux pourtant ou pis que des chamarrures que les Mémoires où se complaisait en secret le cardinal de Retz, et qu’il venait d’achever à cette date, pour obéir à Mme de Caumartin, qui lui avait demandé le récit de sa vie. Il est difficile d’admettre que celui qui les écrivait fût le moins du monde touché d’une pensée religieuse. Pourtant, comme on suppose que les dernières parties en ont été écrites vers cette époque de 1675-1676, il serait téméraire de dire qu’une pensée de ce genre n’ait pas fini par germer dans le cœur du cardinal de Retz. Il nous suffit que plusieurs de ses contemporains, et qui l’approchaient de près, aient paru croire à sa persuasion finale du christianisme et d’une autre vie, pour nous imposer la réserve et le respect sur ce point suprême.

Vers la fin, Retz s’amusait dans ses loisirs de Commercy à causer et à discourir de la philosophie de Descartes, qui était alors dans sa plus grande vogue. Un dom Robert Desgabets, prieur de l’abbaye de Breuil, située dans un faubourg même de Commercy, était un cartésien à demi émancipé et qui prétendait rectifier le maître. Dom Hennezon, abbé de Saint-Mihiel, à trois lieues de là, ne goûtait pas ces prétendues rectifications de dom Desgabets : de là, une dispute philosophique en règle, dans laquelle on prit pour arbitre le bon cardinal. M. Cousin a publié la sentence très judicieuse et prudente de Retz. Sa conclusion sur la question fondamentale de cette métaphysique était, tout bien examiné, que l’on ne savait ce qui en est. C’est une conclusion qui s’applique ici-bas à bien des choses. Ce grand frondeur qui, dans sa jeunesse, avait cherché vainement à tenir la balance entre les partis, entre Monsieur, le Parlement et la Cour, et qui, à défaut de balance, avait pris l’épée, et même contre M. le Prince, en était venu dans sa vieillesse à cet arbitrage innocent.

Cette retraite du cardinal de Retz en Lorraine ne tint pas, et il revint à son abbaye de Saint-Denis. Les railleurs essayèrent d’en jaser et d’y voir une infraction à son grand dessein. Mme de Sévigné l’a pleinement justifié :

Vous savez, écrit-elle à Bussy, qui ne demandait pas mieux que d’être des railleurs (27 juin 1678), vous savez qu’il s’est acquitté de onze cent mille écus. Il n’a reçu cet exemple de personne, et personne ne le suivra. Enfin il faut se fier à lui de soutenir sa gageure. Il est bien plus régulier qu’en Lorraine, et il est toujours très digne d’être honoré. Ceux qui veulent s’en dispenser l’auraient aussi bien fait quand il serait demeuré à Commercy qu’étant revenu à Saint-Denis.

Il mourut le 24 août 1678, tendrement regretté d’elle et loué dans des termes qui sont la plus belle oraison funèbre, laissant l’idée de l’homme le plus aimable et du commerce le plus aisé, et d’un délicieux et parfait ami. Ainsi finit avec douceur et dignité celui qui n’avait jamais eu en lui ce qu’il fallait pour être un révolutionnaire complet, et qui, dans ses plus grandes hardiesses, s’arrêta toujours plus qu’à mi-chemin en deçà de Machiavel ou de Cromwell. Je le remarque à la fois comme défaut et comme titre d’éloge.

Une idée me tient à l’esprit depuis quelques instants, et je ne résisterai pas à la dire. Nous approchons d’une époque de vœux et de souhaits ; je ferai le mien :

Puissent tous les factieux, tous les agitateurs, tous ceux qui ont passé leur vie à remuer les parlements et les peuples, finir aussi doucement, aussi décemment que le cardinal de Retz, se ranger comme lui sous la loi de la nécessité et du temps, jouer comme lui en vieillissant au whist, au cartésianisme, à la philosophie de leur temps (s’il y a encore de la philosophie), rester ou redevenir parfaitement aimables, causer avec des Sévigné s’ils en rencontrent, et, en écrivant leurs mémoires, les remplir des maximes de leur expérience, les rendre piquants, amusants, instructifs, mais pas tellement entraînants toutefois qu’ils donnent envie après eux de les imiter et de recommencer de plus belle !