Sur la reprise de Bérénice au Théâtre-Français
Il y avait quelque hardiesse à revenir de nos jours à Bérénice, et cette hardiesse pourtant, à la bien prendre, était de celles qui doivent réussir. On peut considérer même que le moment présent et propice était tout trouvé. Le goût a des flux et des reflux bizarres ; ce sont des courants qu’il faut suivre et qu’il ne faut pas craindre d’épuiser. Après Moscow et la retraite de Russie, disait le spirituel M. de Stendhal, Iphigénie en Aulide devait sembler une bien moins bonne tragédie et un peu tiède ; il voulait dire qu’après les grandes scènes et les émotions terribles de nos révolutions et de nos guerres, il y avait urgence d’introduire sur le théâtre un peu plus de mouvement et d’intérêt présent. Mais aujourd’hui, après tant de bouleversements qui ont eu lieu sur la scène, et de telles tentatives aventureuses dont on paraît un peu lassé, Iphigénie redevient de mise, elle reprend à son tour toute sa vivacité et son coloris charmant. On en a tant vu, qu’un peu de langueur même repose, rafraîchit et fait l’effet plutôt de ranimer. Après les drames compliqués qui ont mis en œuvre tant de machines, l’extrême simplicité retrouve des chances de plaire ; après la Tour de Nesle et les Mystères de Paris (je les range parmi les drames à machines), c’est bien le moins qu’on essaie d’Ariane et de Bérénice.
Au milieu de l’ensemble si magnifique et si harmonieux de l’œuvre de Racine, Bérénice a droit de compter pour beaucoup. Certes, nous n’irons pas l’élever au nombre de ses chefs-d’œuvre : on sait l’ordre et la suite où ceux-ci viennent se ranger. Un homme de talent qui a particulièrement étudié Racine, et qui s’y connaît à fond en matière dramatique, classait ainsi, l’autre jour, devant moi, les tragédies du grand poëte : Athalie, Iphigénie, Andromaque, Phèdre et Britannicus. Je crois même qu’à titre de pièce achevée et accomplie, de tragédie parfaite offrant le groupe dans toute sa beauté, il mettait Iphigénie au-dessus des autres, et la qualifiait le chef-d’œuvre de l’art sur notre théâtre. Mais, quoi qu’il en soit, la hauteur d’Athalie compense et emporte tout. Bérénice ne saurait se citer auprès de ces cinq productions hors de pair ; elle ne soutiendrait même pas le parallèle avec les autres pièces relativement secondaires, telles que Mithridate et Bajazet, et pourtant elle a sa grâce bien particulière, son cachet racinien. Je distinguerai dans les ouvrages de tout grand auteur ceux qu’il a faits selon son goût propre et son faible, et ceux dans lesquels le travail et l’effort l’ont porté à un idéal supérieur. Bérénice, bien que commandée par Madame, me semble tout à fait dans le goût secret et selon la pente naturelle de Racine ; c’est du Racine pur, un peu faible si l’on veut, du Racine qui s’abandonne, qui oublie Boileau, qui pense surtout à la Champmeslé, et compose une musique pour cette douce voix. On raconte que Boileau, apprenant que Racine s’était engagé à traiter ce sujet sur la demande de la duchesse d’Orléans, s’écria : « Si je m’y étais trouvé, je l’aurais bien empêché de donner sa parole. » Mais on assure aussi que Racine aimait mieux cette pièce que ses autres tragédies, qu’il avait pour elle cette prédilection que Corneille portait à son Attila. Je n’admets qu’à demi la similitude, mais je crois volontiers à la prédilection. Cela devait être. Bérénice, chez lui, c’est la veine secrète, la veine du milieu.
On a quelquefois regretté que Racine n’eût pas fait d’élégies ; mais qu’est-ce donc dans ses pièces que ces rôles délicats, parfois un peu pâles comme Aricie, bien souvent passionnés et enchanteurs, Atalide, Monime, et surtout Bérénice ?
Bérénice peut être dite une charmante et mélodieuse faiblesse dans l’œuvre de Racine, comme la Champmeslé le fut dans sa vie.
Il ne faudrait pas que de telles faiblesses, si gracieuses qu’elles semblent par exception, revinssent trop souvent ; elles affecteraient l’œuvre entière d’une teinte trop particulière et qui aurait sa monotonie, sa fadeur. Le talent a ses inclinations qu’il doit consulter, qu’il doit suivre, qu’il doit diriger et aussi réprimer mainte fois. Dans l’ordre poétique comme dans l’ordre moral, la grandeur est au prix de l’effort, de la lutte et de la constance ; l’idéal habite les hauts sommets. On oublie trop de nos jours ce devoir imposé au talent ; sous prétexte de lyrisme, chacun s’abandonne à sa pente, et l’on n’atteint pas à l’œuvre dernière dont on eût été capable. Aux époques tout à fait saines et excellentes, les choses ne se pratiquent pas ainsi. Ce n’est pas contrarier son talent et aller contre Minerve que de se resserrer, de se restreindre sur quelques points, de viser à s’élever et à s’agrandir sur certains autres. Dans le beau siècle dont nous parlons, ce devoir rigoureux, cet avertissement attentif et salutaire se personnifiait dans une figure vivante, et s’appelait Boileau. Il est bon que la conscience intérieure que chaque talent porte naturellement en soi prenne ainsi forme au dehors et se représente à temps dans la personne d’un ami, d’un juge assidu qu’on respecte ; il n’y a plus moyen de l’oublier ni de l’éluder. Molière, le grand comique, était sujet à se répandre et à se distraire dans les délicieuses mais surabondantes bouffonneries des Dandin, des Scapin, des Sganarelle ; il aurait pu s’y attarder trop longtemps et ne pas tenter son plus admirable effort. Despréaux, c’est-à-dire la conscience littéraire, éleva la voix, et l’on eut à son moment le Misanthrope. Ainsi de La Fontaine, qu’il fallut tirer de ses dizains et de ses contes où il se complaisait si aisément, pour l’appliquer à ses fables et lui faire porter ses plus beaux fruits. Ainsi de Racine lui-même qui, au sortir des douceurs premières, s’élevait à Burrhus et aspirait à Phèdre. Il retomba cette fois, il fit Bérénice sans Boileau, comme il s’était caché, enfant, de ses maîtres pour lire le roman d’Héliodore.
Mais ce n’est là qu’une raison de plus pour nous de surprendre la fibre à nu et de pénétrer en ce point le plus reculé du cœur. Une personne, un talent, ne sont pas bien connus à fond, tant qu’on n’a pas touché ce point-là. De même qu’on dit qu’il faut passer tout un été à Naples et un hiver à Saint-Pétersbourg, de même, quand on aborde Racine, il faut aller franchement jusqu’à Bérénice.
La pièce se donna pour la première fois sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, le 21 novembre 1670 ; elle eut d’abord plus de trente représentations, un succès de larmes, des brochures critiques pour et contre, des parodies bouffonnes au Théâtre-Italien, enfin tout ce qui constitue les honneurs de la vogue. On lit partout l’anecdote de son origine, l’ordre de Madame, ce duel poétique et galant de Racine et de Corneille, la défaite de ce dernier. Mais indépendamment des circonstances particulières qui favorisèrent le premier succès, et sur lesquelles nous reviendrons, il faut reconnaître que Racine a su tirer d’un sujet si simple une pièce d’un intérêt durable, puisque toutes les fois, dit Voltaire, qu’il s’est rencontré un acteur et une actrice dignes de ces rôles de Titus et de Bérénice, le public a retrouvé les applaudissements et les larmes. Du moins cela se passa ainsi jusqu’aux années de Voltaire. En août 1724, la reprise de Bérénice à la Comédie-Française fut extrêmement goûtée. Mademoiselle Le Couvreur, Quinault l’aîné et Quinault Du Fresne, jouaient les trois rôles qu’avaient autrefois remplis mademoiselle de Champmeslé, Floridor, et le mari de la Champmeslé. Les mêmes acteurs redonnèrent moins heureusement la pièce en 1728. Mais surtout la tradition a conservé un vif souvenir du triomphe de mademoiselle Gaussin en novembre 1752 : telle fut sa magie d’expression dans le personnage de cette reine attendrissante, que le factionnaire même, placé sur la scène, laissa, dit-on, tomber son arme et pleura30. Bérénice reparut encore trois fois en décembre 1782 et janvier 1783 ; ce fut son dernier soupir au xviiie siècle31. Avant la reprise actuelle, elle avait été représentée en dernier lieu le 7 et le 13 février 1807, c’est-à-dire il y a trente-sept ans. Mademoiselle George jouait Bérénice, Damas jouait Titus, et Talma Antiochus. La pièce ne fut donnée alors que deux fois. Le prestige dont parle Voltaire avait cessé, et Geoffroy, qui a le langage un peu cru, nous dit : « Il est constant que Bérénice n’a point fait pleurer à cette représentation, mais qu’elle a fait bâiller ; toutes les dissertations littéraires ne sauraient détruire un fait aussi notoire. » Talma pourtant goûtait ce rôle d’Antiochus ou celui de Titus, tel qu’il le concevait, et il en disait, ainsi que de Nicomède, que c’étaient de ces rôles à jouer deux fois par an, donnant à entendre par là que ce ton modéré, et assez loin du haut tragique, détend et repose32. La reprise d’aujourd’hui a réussi ; on n’est pas tout à fait revenu aux larmes, mais on accorde de vrais applaudissements. Jean-Jacques a raconté qu’il assista un jour à une représentation de Bérénice avec d’Alembert, et que la pièce leur fit à tous deux un plaisir auquel ils s’attendaient peu. Il y a eu de cette agréable surprise pour plus d’un spectateur d’aujourd’hui ; à la lecture, on n’y voit guère qu’une ravissante élégie ; à la représentation, quelques-unes des qualités dramatiques se retrouvent, et l’intérêt, sans aller jamais au comble, ne languit pas.
Érudits comme nous le sommes devenus et occupés de la couleur historique, il y a pour nous, dans la représentation actuelle de Bérénice, un intérêt d’étude et de souvenir. Voilà donc une de ces pièces qui charmaient et enlevaient la jeune cour de Louis XIV à son heure la plus brillante, et l’on s’en demande les raisons, et, tout en jouissant du charme quelque peu amolli des vers, on se reporte aux allusions d’autrefois. Elles étaient nombreuses dans Bérénice, elles s’y croisaient en mille reflets, et il y a plaisir à croire les deviner encore. Voltaire, avec son tact rapide, a très-bien indiqué la plus essentielle et la plus voisine de l’inspiration première. « Henriette d’Angleterre, belle-sœur de Louis XIV, dit-il, voulut que Racine et Corneille fissent chacun une tragédie des adieux de Titus et de Bérénice. Elle crut qu’une victoire obtenue sur l’amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait le sujet, et en cela elle ne se trompait pas ; mais elle avait encore un intérêt secret à voir cette victoire représentée sur le théâtre : elle se ressouvenait des sentiments qu’elle avait eus longtemps pour Louis XIV et du goût vif de ce prince pour elle. Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans la famille royale, les noms de beau-frère et de belle-sœur mirent un frein à leurs désirs ; mais il resta toujours dans leurs cœurs une inclination secrète, toujours chère à l’un et à l’autre. Ce sont ces sentiments qu’elle voulut voir développés sur la scène autant pour sa consolation que pour son amusement. » On sait en effet, par l’intéressante histoire qu’a tracée d’elle madame de La Fayette, combien Madame et son royal beau-frère s’étaient aimés dans cette nuance aimable qui laisse la limite confuse et qui prête surtout au rêve, à la poésie. L’adorable princesse qui put dire à son lit de mort à Monsieur : Je ne vous ai jamais manqué, aimait pourtant à se jouer dans les mille trames gracieuses qui se compliquaient autour d’elle, et à s’enchanter du récit de ce qu’elle inspirait. Racine, un peu plus que Corneille sans doute, dut pénétrer dans ses arrière-pensées ; il est permis pourtant de croire que ce que nous savons aujourd’hui assez au net par les révélations posthumes était beaucoup plus recouvert dans le moment même, et qu’en acceptant le sujet d’une si belle main, le poëte ne sut pas au juste combien l’intention tenait au cœur. Ses allusions, à lui, paraissent s’être plutôt reportées au souvenir déjà éloigné de Marie de Mancini, laquelle, dix années auparavant, avait pu dire au jeune roi à la veille de la rupture : Ah ! Sire, vous êtes roi ; vous pleurez ! et je pars !
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !………………………………………………..Vous m’aimez, vous me le soutenez :Et cependant je pars ! et vous me l’ordonnez !
Il y avait dans le rapport général des situations, dans une rupture également motivée sur les devoirs souverains et sur l’inviolable majesté du rang, assez de points de ressemblance pour captiver à l’antique histoire une cour si spirituelle, si empressée, et avant tout idolâtre de son roi. Mais d’autres lueurs, d’autres reflets rapides et non pas les moins touchants, venaient en quelque sorte se jouer à la traverse. Lorsqu’en effet on représenta, en novembre 1670, la pièce désirée et inspirée par Madame, cette princesse si chère à tous n’existait plus depuis quelques mois ; Madame était morte ! Or qu’on veuille songer à tout ce qu’ajoutait son souvenir à l’œuvre où sa pensée était entrée pour une si grande part. Les sentiments discrets qu’elle avait nourris circulaient déjà plus librement, trahis par la mort ; ils s’échappaient comme en vagues éclairs sur cette trame si fine ; son âme aimable y respirait ; les allusions devenaient, pour ainsi dire, à double fond. Tendresse, délicatesse et sacrifice, on n’en perdait rien, on saisissait tout, on pressentait vite, en ce monde et sous ce règne de La Vallière.
C’est ainsi qu’il convient de revoir les œuvres en leur lieu pour les apprécier. Je relisais l’autre jour la brochure de M. Guillaume de Schlegel, dans laquelle il compare la Phèdre de Racine et celle d’Euripide ; il y exprime admirablement le genre de beauté de celle-ci, ce caractère chaste et sacré de l’Hippolyte, qu’il assimile avec grandeur au Méléagre et à l’Apollon antiques. Mais cette intelligence attentive, cette élévation pénétrante qui s’applique si bien à démontrer, à reconstituer à nos yeux les chefs-d’œuvre de la Grèce, l’éloquent critique ne daigne pas en faire usage à notre égard, et il nous en laisse le soin sous prétexte d’incompétence, mais en réalité comme l’estimant un peu au-dessous de sa sphère. D’autres que lui, d’éminents et ingénieux critiques que chacun sait, ont à leur tour repris la tâche et réparé la brèche avec honneur. Sans doute la tragédie française, si l’on excepte Polyeucte et Athalie, n’est pas exactement du même ordre que l’antique ; celle-ci égale la beauté et l’austérité de la statuaire ; elle nous apparaît debout après des siècles, et à travers toutes les mutilations, dans une attitude unique, immortelle. Notre tragédie, à nous, est, si j’ose ainsi dire, d’un cran plus bas ; elle s’attaque particulièrement au cœur et à ses sentiments délicats et déliés jusqu’au sein de la passion ; elle s’encadre avec la société, non plus avec le temple ; elle vit à l’infini sur des luttes, sur des scrupules intérieurs nés du christianisme ou de la chevalerie, et dès longtemps élaborés par une élite polie et galante. Mais là aussi se retrouvent la vérité, l’élévation, un genre de beauté ; seulement il s’agit presque d’un art différent. Ce n’est plus au groupe de la statuaire antique et à cette première grandeur qu’on a affaire ; ce sont plutôt des tableaux finis qu’il s’agit, même à distance, de voir dans leur cadre et dans leur jour. Un homme qui sent l’antiquité non moins que M. de Schlegel, et par les parties également augustes, M. Quatremère de Quincy, a fait comprendre à merveille que les statues, les objets d’art de la Grèce, rangés et classés dans nos musées, n’avaient ni tout leur prix ni leur vrai sens ; que, voués avant tout à une destination publique et le plus souvent sacrée, c’était dans cet encadrement primitif qu’il fallait les replacer en idée et les concevoir. Pourquoi l’intelligence critique ne consentirait-elle pas au même effort équitable pour apprécier convenablement des œuvres moins hautes sans doute, plus délicates souvent, sociales au plus haut degré, et qu’il suffit de reculer légèrement dans un passé encore peu lointain, pour y ressaisir toutes les justesses et toutes les grâces ? Si jamais pièce réclama à bon droit chez le spectateur ce jeu quelque peu complaisant de l’imagination et du souvenir, c’est à coup sûr Bérénice ; mais cette complaisance n’exige pas un effort bien pénible, et l’on n’a pas trop à se plaindre, après tout, d’être simplement obligé, pour subir le charme, de se ressouvenir de Madame, de ces belles années d’un grand règne, des nuits enflammées et des festons où les chiffres mystérieux s’entrelaçaient. Quel moment en effet dans une société que celui où des sentiments si nobles, si délicats, disons même si subtils, et qui courraient presque risque de nous échapper aujourd’hui, étaient saisis unanimement par un cercle avide qu’ils occupaient aussitôt et passionnaient ! Bérénice est de ces œuvres qui honorent bien moins un poëte qu’une époque.
Mme de La Fayette, qui était de ce cercle, et au premier rang, a écrit d’Esther, cette autre tragédie commandée bien plus tard, cette autre Juive aimable et qui correspond dans l’ordre religieux à sa première sœur, que c’était une comédie de couvent. J’accepte le mot sans défaveur, et je dirai à mon tour de Bérénice que c’est moins une tragédie qu’une comédie de cœur, une comédie-roman, contemporaine de Zayde, et qui allait donner le ton à la Princesse de Clèves.
Dans l’exquise préface qu’il a mise à sa pièce, Racine rapproche son héroïne de Didon et voit de la ressemblance entre elles, sauf le poignard et le bûcher. Mais Bérénice ne me fait pas tout à fait l’impression de Didon ; la nuance est plus douce, on sent dès l’abord, et malgré toutes les menaces, qu’elle ne se tuera pas ; elle languira, elle pâlira dans l’absence, elle s’en ira lentement mourir de son ennui. L’Ariane de Thomas Corneille me rend bien plus le désespoir de Didon. Bérénice, qui est si peu Juive, est déjà chrétienne, c’est-à-dire résignée : elle retournera en sa Palestine, et y rencontrera peut-être quelque disciple des apôtres qui lui indiquera le chemin de la Croix.
Bérénice entre en scène comme aurait fait La Vallière, si elle eût osé ; elle entre le cœur tout plein de son amour, empressée de se dérober à la foule des courtisans, ne pensant qu’à l’objet aimé, n’aimant en lui que lui-même. Elle a besoin d’en parler à quelqu’un, d’épancher sa reconnaissance, de répéter en cent façons dans ses discours ce nom adoré de Titus en y mariant le sien. Pourtant, dès qu’Antiochus s’est enhardi à parler pour son propre compte, elle sait l’arrêter d’une parole vibrante et fière : on sort du ton de l’élégie ; la note tragique se fait sentir.
Je ne sais à quel ton au juste appartiennent, dans l’ordre des genres, tant de vers faciles, tendres, naturels et amoureux, mais qui sont le soupir et la plainte de tous les cœurs bien touchés :
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien !
Antiochus est parfait, il l’est trop avec sa faculté de soumission et de silence ; on serait tenté de sourire à l’entendre tout d’abord s’exhaler :
… Je me suis tu cinq ans,Madame, et vais encor me taire plus longtemps.
Pourtant il échappe aux inconvénients de sa position par sa noblesse et sa délicatesse constante ; tout roi de Comagène qu’il est, il ne tombe jamais dans le ridicule de ce roi de Naxe, le pis-aller d’Ariane. J’entends remarquer qu’il remplit exactement le même rôle que Ralph dans Indiana. Après tout, en cette pièce qu’on a appelée une élégie à trois personnages, Antiochus tient son rang. Un seul vers, infini de rêverie et de tristesse, suffirait à sa gloire :
Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
Mais les allusions perpétuelles, au temps de la représentation première, et tous les genres d’intérêt venaient aboutir à ce personnage impérial de Titus et converger à son front comme les rayons du diadème. C’est par lui et par sa lutte sérieuse que le poëte remettait son œuvre sur le pied tragique, et prétendait corriger ce que le reste de la pièce pouvait avoir de trop amollissant : « Ce n’est point une nécessité, disait-il en répondant aux chicanes des critiques d’alors, qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » Geoffroy, qui cite ce passage dans son feuilleton sur Bérénice, s’en fait une arme contre ceux qu’il appelle les voltairiens en tragédie, et qu’il représente comme altérés de sang et et de carnage dramatique. Hélas ! ce sont les voltairiens aujourd’hui (s’il en était encore dans ce sens-là) qui se rangeraient du côté de Geoffroy et que nous aurions peine à en distinguer. Titus donc exprime en lui le caractère tragique, en ce sens qu’il soutient une lutte généreuse, qu’il sort du penchant tout naturel et vulgaire ; qu’il a le haut sentiment de la dignité souveraine et de ce qu’on doit à ce rang de maître des humains. Au fond il n’a jamais hésité, pas plus qu’un héros n’hésite en toute question de délicatesse suprême et d’honneur. On est déchiré, on se détourne, on pleure, mais on marche toujours. Il est vrai qu’on peut, au premier abord, opposer que ce Titus, non plus qu’Énée de qui il tient, n’est assez passionnément amoureux ; que, s’il l’était davantage, il céderait peut-être. Mais non : Racine, revenant ici, dans le dernier acte, à l’inspiration supérieure et majestueuse de la tragédie, a rendu énergiquement cette stabilité héroïque de l’âme à travers tous les orages, et n’a voulu laisser aucun doute sur ce qui demeure impossible :
En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,Ma gloire inexorable à toute heure me suit ;Sans cesse elle présente à mon âme étonnéeL’empire incompatible avec notre hyménée,Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,Je dois vous épouser encor moins que jamais.Oui, madame, et je dois moins encore vous direQue je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,De vous suivre et d’aller, trop content de mes fers,Soupirer avec vous au bout de l’univers.Vous-même rougiriez de ma lâche conduite…
Voilà le langage d’une grande âme à celle qui peut l’entendre. Ainsi c’est l’amour même, dans sa religieuse délicatesse, qui s’oppose au bonheur de l’amour. Jean-Jacques n’a pas craint de soutenir que Titus serait plus intéressant s’il sacrifiait l’empire à l’amour, et s’il allait vivre avec Bérénice dans quelque coin du monde, après avoir pris congé des Romains : une chaumière et son cœur ! Geoffroy remarque avec raison que Titus serait sifflé, s’il agissait ainsi au théâtre, « et Rousseau, ajoute-t-il, mérite de l’être pour avoir consigné cette opinion dans un livre de philosophie. » Tout se tient en morale : c’est pour n’avoir pas senti cette délicatesse particulière, cette religion de dignité et d’honneur qui enchaîne Titus, que Jean-Jacques a gâté certaines de ses plus belles pages par je ne sais quoi de choquant et de vulgaire qui se retrouve dans sa vie, et que l’amant de madame de Warens, le mari de Thérèse, n’a pas résisté à nous retracer complaisamment des situations dignes d’oubli.
Il faut qu’il y ait beaucoup de science dans la contexture de Bérénice pour qu’une action aussi simple puisse suffire à cinq actes, et qu’on ne s’aperçoive du peu d’incidents qu’à la réflexion. Chaque acte est, à peu de chose près, le même qui recommence ; un des amoureux, dès qu’il est trop en peine, fait chercher l’autre :
A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
Quand un plus long discours hâterait trop l’action, on s’arrête, on sort sans s’expliquer, dans un trouble involontaire :
Quoi ? me quitter sitôt ! et ne me dire rien !. . . . . . . . . . . .Qu’ai-je fait ? que veut-il ? et que dit ce silence ?
Ce qui est d’un art infini, c’est que ces petits ressorts qui font aller la pièce et en établissent l’économie concordent parfaitement et se confondent avec les plus secrets ressorts de l’âme dans de pareilles situations. L’utilité ne se distingue pas de la vérité même. De loin il est difficile d’apercevoir dans Bérénice cette sorte d’architecture tragique qui fait que telle scène se dessine hautement et se détache au regard. La grande scène voulue au troisième acte ne produit point ici de péripétie proprement dite, car nous savons tout dès le second acte, et il n’eût tenu qu’à Bérénice de le comprendre comme nous. J’ai vu deux fois la pièce, et, à ne consulter que mon souvenir, sans recourir au volume, il m’est presque impossible de distinguer nettement un acte de l’autre par quelque scène bien tranchée. S’il fallait exprimer l’ordre de structure employé ici, je dirais que c’est simplement une longue galerie en cinq appartements ou compartiments, et le tout revêtu de peintures et de tapisseries si attrayantes au regard, qu’on passe insensiblement de l’une à l’autre sans trop se rendre compte du chemin. Cette nature d’intérêt, ce me semble, doit suffire ; on ne sent jamais d’intervalle ni de pause. Racine a eu droit de rappeler en sa préface que la véritable invention consiste à faire quelque chose de rien ; ici ce rien, c’est tout simplement le cœur humain, dont il a traduit les moindres mouvements et développé les alternatives inépuisables. La lutte du cœur plutôt que celle des faits, tel est en général le champ de la tragédie française en son beau moment, et voilà pourquoi elle fait surtout l’éloge, à mon sens, du goût de la société qui savait s’y plaire.
L’idée de reprendre Bérénice devait venir du moment que mademoiselle Rachel était là ; et qu’à défaut de rôles modernes, elle continuait à nous rendre tant de ces douces émotions d’une scène qui élève et ennoblit. Si redonner de la nouveauté à Racine était une conquête, il ne fallait pas craindre d’aller jusqu’au bout, et, après avoir fait son entrée dans ces grands rôles qui sont comme les capitales de l’empire, il y avait à se loger encore plus au cœur : Bérénice, quand il s’agit de Racine, c’est comme la maison de plaisance favorite du maître. Mademoiselle Rachel a complètement réussi. Les difficultés du rôle étaient réelles : Bérénice est un personnage tendre ; le plus racinien possible, le plus opposé aux héroïnes et aux adorables furies de Corneille ; c’est une élégie ; Mademoiselle Gaussin y avait surtout triomphé à l’aide d’une mélodie perpétuelle et de cette musique ; de ces larmes dans la voix, dont l’expression a d’abord été trouvée pour elle par La Harpe lui-même. Après Ariane, après Phèdre, mademoiselle Rachel nous avait accoutumés à tout attendre, et à ne pas élever d’avance les objections. Ce qui me frappe en elle, si j’osais me permettre de la juger d’un mot, ce n’est pas seulement qu’elle soit une grande actrice, c’est combien elle est une personne distinguée. Le monde tout d’abord ne s’y est pas mépris, et il l’a surtout adoptée à ce titre de distinction d’esprit et d’intelligence. Elle est née telle. Ce caractère se retrouve à chaque instant dans ses rôles ; elle les choisit, elle les compose, elle les proportionne à son usage, à ses moyens physiques. Avec tous les dons qu’elle a reçus, si sur quelque point il pouvait y avoir défaut, l’intelligence supérieure intervient à temps et achève. Ainsi a-t-elle fait pour Bérénice. Un organe pur, encore vibrant et à la fois attendri, un naturel, une beauté continue de diction, une décence tout antique de pose, de gestes, de draperies, ce goût suprême et discret qui ne cesse d’accompagner certains fronts vraiment nés pour le diadème, ce sont là les traits charmants sous lesquels Bérénice nous est apparue ; et lorsqu’au dernier acte, pendant le grand discours de Titus, elle reste appuyée sur le bras du fauteuil, la tête comme abîmée de douleur, puis lorsqu’à la fin elle se relève lentement, au débat des deux princes, et prend, elle aussi, sa résolution magnanime, la majesté tragique se retrouve alors, se déclare autant qu’il sied et comme l’a entendu le poëte ; l’idéal de la situation est devant nous. — Beauvallet, on lui doit cette justice, a fort bien rendu le rôle de Titus ; de son organe accentué, trop accentué, on le sait, il a du moins marqué le coin essentiel du rôle, et maintenu le côté toujours présent de la dignité impériale. Quant à l’Antiochus, il est suffisant. — Ainsi, pour conclure, nous devons à mademoiselle Rachel non-seulement le plaisir, mais aussi l’honneur d’avoir goûté Bérénice, et il ne tient qu’à nous, grâce à elle, de nous donner pour plus amateurs de la belle et classique poésie en 1844 qu’on ne l’était en 1807. Nous en demandons bien pardon aux voltairiens de ce temps-là.
Pour compléter ces jugements sur Racine, on peut chercher ce que j’en ai dit plus tard dans une étude reprise à fond et développée, au tome V de Port-Royal (liv. VI, chap. X et XI). Il y a moins de désaccord qu’on ne le supposerait, entre les vues de la jeunesse et celles de la maturité.