(1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIe entretien. Molière et Shakespeare »
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(1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIe entretien. Molière et Shakespeare »

CLIe entretien. Molière et Shakespeare

I

Voilà Molière.

Voyons Shakespeare.

Jugeons ces deux représentants de deux grands peuples.

L’un est l’art dans un pays déjà civilisé : Molière.

L’autre est la nature dans un pays déjà cultivé aussi, mais sans goût encore. Voltaire a dit un sauvage ivre ; nous ne dirons pas une telle grossièreté, mais nous disons un novice de génie dans un pays à l’aurore de sa littérature.

Ces deux hommes procèdent d’eux-mêmes et d’eux seuls ; ils sortent l’un et l’autre de la même souche, la souche primitive de la population : l’artisan. Ils sont grands hommes par hasard. Nous avons vu comment Molière entre malgré sa famille dans une troupe de comédiens, où l’amour le convie et le retient ; voyons comment Shakespeare échappe même à la famille et à l’amour pour aller entrer dans une troupe de comédiens aussi par la porte des plus ignobles emplois ; ni dans l’un ni dans l’autre, aucune prétention, aucun système, le besoin de vivre, de gagner son pain ; à côté du pain ils trouvent, par surcroît, la gloire. Nous nous acharnons en ce moment à attendre des légions de grands hommes par l’instruction obligatoire. J’attends plutôt les grands hommes par nécessité. Ce n’est pas la politique qui enfante le génie, c’est la nature.

II

Shakespeare arrive à Londres pauvre et inconnu. Il débute comme un vendeur de contre-marques à la porte d’un de nos théâtres de boulevard. Il garde et promène les chevaux des spectateurs pendant que ceux-ci regardent la pièce. Ce triste métier lui donne un pain amer. À la fin, il s’élève de cette abjection au grade d’aboyeur, c’est-à-dire qu’il appelle les domestiques pour venir mettre le pied à l’étrier de leur maître. De temps en temps, il entre lui-même dans les coins obscurs de la salle et il boit l’avant-goût du talent dans la coupe du pauvre. Cela le fait réfléchir et il se dit : Ne pourrais-je pas en faire autant ? Il laisse la bride de ses chevaux et il tente quelques farces grossières qui font rire la taverne. N’est-ce pas la même chose que Molière suivant la Béjart en Languedoc et débutant, par amour, par les rapsodies de Sganarelle et de Georges Dandin, imitées de mauvais théâtres italiens ?

III

Victor Hugo, après une consciencieuse et pénible étude, raconte ainsi la statistique de ces tréteaux.

« Les décors étaient simples. Deux épées croisées, quelquefois deux lattes signifiaient une bataille ; la chemise par-dessus l’habit signifiait un chevalier ; la jupe de la ménagère des comédiens sur un manche à balai signifiait un palefroi caparaçonné. Un théâtre riche, qui fit faire son inventaire en 1598, possédait « des membres de maures, un dragon, un grand cheval avec ses jambes, une cage, un rocher, quatre têtes de turcs et celle du vieux Méhémet, une roue pour le siége de Londres et une bouche d’enfer. » Un autre avait « un soleil, une cible, les trois plumes du prince de Galles avec la devise : ICH DIEN, plus six diables, et le pape sur sa mule. » Un acteur barbouillé de plâtre et immobile signifiait une muraille ; s’il écartait les doigts, c’est que la muraille avait des lézardes. Un homme chargé d’un fagot, suivi d’un chien et portant une lanterne, signifiait la lune ; sa lanterne figurait son clair. On a beaucoup ri de cette mise en scène de clair de lune, devenue fameuse par le Songe d’une nuit d’été, sans se douter que c’est là une sinistre indication de Dante. Voir l’Enfer, chant XX. Le morisque, épiant si le moment d’entrer en scène était venu, ou le menton glabre d’un comédien jouant les rôles de femme. Glabri histriones, dit Plaute. Dans ces théâtres abondaient les gentilshommes, les écoliers, les soldats et les matelots. On représentait là la tragédie de lord Buckhurst, Gorboduc ou Ferrex et Porrex, la mère Bombic, de Lily, où l’on entendait les moineaux crier phip phip, le Libertin, imitation du Convivado de Piedra qui faisait son tour d’Europe, Felix and Philiomena, comédie à la mode, jouée d’abord à Greenwich devant la « reine Bess », Promos et Cassandra, comédie dédiée par l’auteur George Whetstone à William Fletwood, recorder de Londres, le Tamerlan et le Juif de Malte de Christophe Marlowe, des interludes et des pièces de Robert Greene, de George Peele, de Thomas Lodge et de Thomas Kid, enfin les comédies gothiques, car, de même que la France a l’Avocat Pathelin, l’Angleterre a l’Aiguille de ma commère Gurton. Tandis que les acteurs gesticulaient et déclamaient, les gentilshommes et les officiers avec leurs panaches et leurs rabats de dentelle d’or, debout ou accroupis sur le théâtre, tournant le dos, hautains et à leur aise au milieu des comédiens gênés, riaient, criaient, tenaient des brelans, se jetaient les cartes à la tête, ou jouaient ensemble dans l’ombre, sur le pavé ; parmi les pots de bière et les pipes, on entrevoyait le peuple. Ce fut par ce théâtre-là que Shakespeare entra dans le drame.

Tel était le théâtre vers 1580, à Londres, sous « la grande reine » ; il n’était pas beaucoup moins misérable, un siècle plus tard, à Paris, sous « le grand roi » ; et Molière, à son début, dut, comme Shakespeare, faire ménage avec d’assez tristes salles. Il y a, dans les archives de la Comédie-Française, un manuscrit inédit de quatre cents pages, relié en parchemin et noué d’une bande de cuir blanc. C’est le journal de Lagrange, camarade de Molière. Lagrange décrit ainsi le théâtre où la troupe de Molière jouait par ordre du sieur de Rataban, surintendant des bâtiments du roi : « … trois poutres, des charpentes pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en ruine. » Ailleurs, en date du dimanche 15 mars 1671, il dit : « La troupe a résolu de faire un grand plafond qui règne par toute la salle, qui, jusqu’au dit jour 15, n’avait été couverte que d’une grande toile bleue suspendue avec des cordages. » Quant à l’éclairage et au chauffage de cette salle, particulièrement à l’occasion des frais extraordinaires qu’entraîna la Psyché, qui était de Molière et de Corneille, on lit ceci : « chandelles, trente livres ; concierge, à cause du feu, trois livres. » C’étaient là les salles que « le grand règne mettait à la disposition de Molière. »

IV

Shakespeare obtint à la fin un rôle muet dans une pièce ; il fut chargé d’apporter son casque au géant Agrapardo.

En 1589, il écrivit sa première pièce Periclès, qui frappa quelques lecteurs ; en 1597 il écrivit Roméo et Juliette, copie exacte d’un libretto italien, solennisé et éternisé par une touchante et sublime déclamation de Shakespeare. Six ans après, il écrivit et représenta Hamlet, puis Othello, puis la belle tragédie historique de la mort de Jules César. Il ne livrait point de manuscrit, il écrivait chaque rôle de la pièce sur des feuilles détachées qu’il distribuait à ses acteurs. Après la mort de son père, en 1599, il devint chef de troupe et entrepreneur de théâtre.

Mort obscur quelques années après, il ne ressuscita un peu que sous la Restauration, et donna alors, sous le nom de Davenant, réputé son fils, ses pièces. Dryden le déclara hors d’usage ; on abattit sa maison, on coupa son mûrier, tout fut dit.

Voltaire, en revenant d’Angleterre en 1728, en parle, comme on sait : barbare de génie, sauvage ivre. Sa gloire fut ainsi ensevelie jusqu’au grand comédien Garrik, qui la fit revivre. Depuis Garrik, elle redevint immense ; elle dépassa même la portée du réel. La vraie immortalité a le temps d’attendre, elle est éternelle. Hugo en fait plus qu’un homme, une date du genre humain. Examinons juste ce qu’il mérite ; prenons ses pièces, et voyons qui juge mieux de Hugo ou de Voltaire.

V

Hugo dit :

« Shakespeare, c’est le globe dans la sphère ; il y a le tout, il y a l’homme. Ici, le mystère extérieur ; là, le mystère intérieur. Lucrèce, c’est l’être ; Shakespeare, c’est l’existence. De là tant d’ombre dans Lucrèce ; de là tant de fourmillement dans Shakespeare. L’espace, le bleu, comme disent les Allemands, n’est certes pas interdit à Shakespeare. La terre voit et parcourt le ciel ; elle le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur, doute et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la naissance et l’agonie, entre l’œil qui s’ouvre et l’œil qui se ferme. Ce secret, Shakespeare en a l’inquiétude. Lucrèce est ; Shakespeare vit. Dans Shakespeare, les oiseaux chantent, les buissons verdissent, les cœurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel flotte. La séve et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées, l’homme et l’humanité, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakespeare et dans Shakespeare, et, ce génie étant la terre, les morts en sortent. Certains côtés sinistres de Shakespeare sont hantés par les spectres. Shakespeare est frère de Dante. L’un complète l’autre. Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakespeare incarne toute la nature ; et comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l’absolu la même unité, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les bords et adhèrent par le fond ; il y a de l’homme dans Alighieri, et du fantôme dans Shakespeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de Shakespeare ; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-être même dégage-t-elle un sens plus profond et un plus haut enseignement dans le second que dans le premier. Shakespeare la secoue et en fait tomber des étoiles. L’île de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d’Armuyr, la plate-forme d’Elseneur, ne sont pas moins éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque par la sombre réverbération des hypothèses. Le que sais-je ? demi-chimère, demi-vérité, s’ébauche là comme ici. Shakespeare autant que Dante laisse entrevoir l’horizon crépusculaire de la conjecture. Dans l’un comme dans l’autre, il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Shakespeare en déborde ; partout la chair vive ; Shakespeare a l’émotion, l’instinct, le cri vrai, l’accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c’est lui, et en même temps, c’est vous. Comme Homère, Shakespeare est élément. Les génies recommençants, c’est le nom qui leur convient, surgissent à toutes les crises décisives de l’humanité ; ils résument les phases et complètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l’Asie et le commencement de l’Europe ; Shakespeare marque la fin du moyen âge. Cette clôture du moyen âge, Rabelais et Cervantès la font aussi ; mais, étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu’un aspect partiel ; l’esprit de Shakespeare est un total. Comme Homère, Shakespeare est un homme cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. C’était là leur mission, ils l’ont accomplie ; c’était là leur tâche, ils l’ont faite.

« Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, saint Jean, saint Paul, Tacite, Dante, Rabelais, Cervantès, Shakespeare, ceci est l’œuvre des immortels géants de l’esprit humain. — Aux yeux des songeurs, ces génies occupent des trônes dans l’idéal. »

Cette strophe n’a qu’un défaut : elle exagère, elle n’est pas vraie ; l’enthousiasme y devient engouement.

VI

Examinons ce qui justifie cet engouement devenu immortalité dans le nom et dans l’œuvre de Shakespeare ; prenons le point culminant de cette œuvre ; selon moi, c’est le drame de Macbeth.

Qu’est-ce que Macbeth ? c’est l’assassinat politique, l’ambition jusqu’à la mort, jusqu’au délire, jusqu’au remords, jusqu’au désespoir. Régner ou mourir ; mourir, non-seulement pour cette vie, mais même pour l’autre ; mourir éternellement !

Macbeth, jeune et pur encore, est le héros de cette ambition. Il a une femme jeune, belle, ambitieuse aussi, lady Macbeth. L’amour se joint en elle à sa passion pour son mari, et dans son mari à sa passion pour elle ; il est impossible que ces deux passions n’enfantent pas le monstre du forfait.

Le drame s’ouvre par un conciliabule de sorcières ou de fées du moyen âge, pendant une tempête, sur une bruyère montagneuse, aride et désolée. Elles y préparent leur enchantement et s’envolent à travers l’air impur.

Le roi d’Écosse, le vertueux Duncan, passe sur la bruyère ; les combattants le rejoignent en armes et lui racontent les exploits de Macbeth et de Banquo, ses deux généraux, qui ont vaincu le roi de Norwége et les troupes insurgées de son propre pays, dirigées par le thane de Cawdor. Le récit de leurs exploits est homérique et héroïque, comme ces combats primitifs des héros du Nord ; il enthousiasme le roi Duncan de reconnaissance et d’admiration pour Macbeth. Le roi lui donne en souveraineté le pays qu’il a reconquis, et la scène change (Macbeth et Banquo). « Salut à Macbeth, qui est roi ! » s’écrient les sorcières.

Angus, messager du roi Duncan, les aborde et les invite à se rendre au palais de Fores pour y recevoir l’hospitalité. Ils le suivent.

SCÈNE V

À Inverness. — Un appartement du château de Macbeth.
Entre LADY MACBETH, lisant une lettre de Macbeth.

« Les sorcières sont venues à moi au jour du succès, et j’ai appris par le plus incontestable témoignage qu’en elles résidait une intelligence plus qu’humaine. Lorsque je brûlais de leur faire d’autres questions, elles se sont confondues dans l’air et y ont disparu. J’étais encore éperdu de surprise, lorsque des envoyés du roi sont venus me saluer thane de Cawdor. C’était sous ce titre que les sœurs du Destin s’étaient d’abord adressées à moi, me renvoyant ensuite aux événements à venir par ces autres paroles : Salut, toi qui seras roi. J’ai cru que cela était bon à te faire connaître, chère compagne de ma grandeur : je n’ai pas voulu te frustrer de ta portion de joie, en te laissant ignorer les grandes destinées qui me sont promises. Place ceci dans ton cœur. Adieu. » — (Lady Macbeth reprend en rêvant :)

Tu es thane de Glamis et de Cawdor, et tu seras aussi ce qu’on t’a prédit. — Cependant, je crains ta nature trop abondamment composée du lait des tendresses humaines pour te conduire par le chemin le plus court. Tu voudrais bien t’agrandir, tu n’es pas sans ambition ; mais tu ne la voudrais pas accompagnée du crime : ce que tu veux orgueilleusement, tu le voudrais saintement ; tu ne voudrais pas être déloyal, et cependant tu voudrais acquérir déloyalement. Noble Glamis, ce que tu veux obtenir te crie : « Voilà ce qu’il te faut faire si tu prétends obtenir. » Voilà ce que tu crains de faire plutôt que tu ne désires que cela ne soit pas fait. Hâte-toi d’arriver, que je transmette à ton oreille le courage qui m’anime, et que ma langue valeureuse dompte tout ce qui pourrait arrêter ta route vers ce cercle d’or dont les destins et cette assistance surnaturelle semblent, d’accord, vouloir te couronner. — (Entre un serviteur.) Quelles nouvelles apportes-tu ?

LE SERVITEUR.

Le roi arrive ici ce soir.

LADY MACBETH.

Il faut que tu aies perdu le sens. Ton maître n’est-il pas avec lui ? Si ce que tu dis était vrai, il m’aurait avertie de me préparer à recevoir le roi.

LE SERVITEUR.

Avec votre permission, rien n’est plus vrai ; notre thane est en chemin : un de mes camarades a été chargé de le devancer. Hors d’haleine, et presque mort de fatigue, à peine a-t-il eu la force d’accomplir son message.

LADY MACBETH.

Prends soin de lui ; il apporte de grandes nouvelles ! (Le serviteur sort.) La voix est près de manquer au corbeau lui-même, dont les croassements annoncent l’entrée fatale de Duncan dans l’intérieur de mes murailles. — Venez, venez, esprits qui excitez les pensées homicides ; dépouillez-moi de mon sexe en cet instant, et remplissez-moi du sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds, remplissez-moi de la plus atroce cruauté. Épaississez mon sang ; fermez tout accès, tout passage aux remords ; et que la nature, par aucun retour d’une pitié repentante, ne vienne ébranler mon cruel projet, ou faire trêve à son exécution. Venez dans mes mamelles changer mon lait en fiel, ministres du meurtre ; venez, quelque part que vous soyez, substances invisibles, occupées à épier le moment de nuire au genre humain. — Viens, épaisse nuit ; enveloppe-toi des plus noires fumées de l’enfer, afin que mon poignard acéré ne voie pas la blessure qu’il va faire, et que le ciel ne puisse, perçant d’un regard ta ténébreuse couverture, me crier : Arrête ! arrête ! — (Entre Macbeth.) Illustre Glamis, digne Cawdor, élevé encore au-dessus de ces deux titres par le salut qui les a suivis, ta lettre m’a transportée au-delà de ce présent rempli d’ignorance, et je sens déjà l’avenir exister pour moi.

MACBETH.

Mon cher amour, Duncan arrive ici ce soir.

LADY MACBETH.

Et quand part-il d’ici ?

MACBETH.

Demain ; c’est son projet.

LADY MACBETH.

Oh ! jamais le soleil ne verra ce demain. — Votre visage, mon cher thane, est un livre où l’on pourrait lire d’étranges choses. Pour cacher vos desseins dans cette circonstance, prenez le maintien qui convient à la circonstance ; que vos yeux, vos gestes, votre langue donnent la bienvenue ; paraissez tel que la fleur innocente, mais que le serpent soit caché dessous. Il faut avoir soin de l’hôte qui nous arrive : c’est moi que vous chargerez de dépêcher le grand ouvrage de cette nuit, après lequel nos nuits et nos jours ne reconnaîtront plus d’autre règle que le pouvoir souverain.

MACBETH.

Nous en reparlerons.

LADY MACBETH.

Songez seulement à montrer un visage serein : changer de visage est toujours un signe de crainte. — Laissez tout le reste à mes soins.

(Ils sortent.)

VII

Le roi Duncan entre avec sa suite, plein de joie et de confiance, il parcourt du regard le château de Macbeth, où il a pris asile.

SCÈNE VI

Toujours à Inverness, devant le château de Macbeth. — (Hautbois. Cortège composé des gens de Macbeth.)
Entrent DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN, BANQUO, LENOX, MACDUFF, ROSSE, ANGUS ; suite.

DUNCAN.

Ce château occupe une riante situation ; l’air, doux et léger, pénètre agréablement dans les sens calmés.

BANQUO.

Cet hôte des étés, le martinet, habitant des temples, cherchant en ces lieux le séjour qu’il aime, nous annonce que l’haleine des cieux les caresse avec amour. Pas une frise saillante, pas une corniche, pas un seul angle commode où cet oiseau n’ait suspendu son lit et le berceau de ses enfants. Partout où ces oiseaux nichent et se voient fréquemment, je l’ai remarqué, l’air est toujours pur.

(Entre lady Macbeth.)

DUNCAN.

Voyez, voilà notre honorable hôtesse. — L’amitié qui s’attache à nous nous cause quelquefois des embarras que nous accueillons encore avec des remerciements, comme des marques d’affection. Ainsi je suis pour vous une occasion d’apprendre à prier Dieu de nous récompenser de vos peines, et à nous remercier de l’embarras que nous vous donnons.

LADY MACBETH.

Tout notre effort, fût-il doublé et redoublé, ne serait qu’une faible et solitaire offrande à opposer à ce large amas d’honneurs dont votre majesté accable notre maison. Vos anciens bienfaits, et les dignités nouvelles que vous venez d’accumuler sur les premières, nous laissent sous l’engagement de prier pour vous.

DUNCAN.

Où est le thane de Cawdor ? Nous courions sur ses talons, et voulions être son introducteur auprès de vous ; mais il est bon cavalier, et la force de son amour, aussi aiguë que son éperon, lui a fait atteindre sa maison avant nous. Belle et noble lady, nous serons votre hôte pour cette nuit.

LADY MACBETH.

Vos serviteurs ne se regarderont jamais eux-mêmes, les leurs et tout ce qu’ils possèdent, que comme des biens tenus en compte, pour les faire sans cesse, et selon le plaisir de votre grandeur, servir à la balance de ce qu’elle a droit de réclamer comme sien.

DUNCAN.

Donnez-moi votre main, conduisez-moi vers notre hôte ; nous l’aimons grandement et continuerons de répandre sur lui nos bienfaits. — Avec la permission de notre hôtesse.

(Ils sortent.)

SCÈNE VII

Toujours à Inverness. — Un appartement dans le château de Macbeth. Des hautbois, des flambeaux.
Entrent et passent sur le théâtre un maître d’hôtel et plusieurs domestiques portant des plats et des choses de service. Entre ensuite MACBETH.

MACBETH.

Si, lorsque ce sera fait, c’était fini, le plus tôt fait serait le meilleur. Si l’assassinat tranchait à la fois toutes ses conséquences, et que le moment qui le termine lui livrât le succès ; qu’après ce seul coup on pût dire : Voilà tout, voilà qui finit tout, au moins ici-bas, sur ce rivage, sur cette île étroite du temps, nous jetterions au hasard la vie à venir. — Mais, en pareil cas, nous subissons toujours cet arrêt, que les sanglantes leçons enseignées par nous tournent, une fois apprises, à la ruine de leur inventeur. La Justice, à la main toujours égale, fait accepter à nos propres lèvres le calice empoisonné que nous avons composé nous-mêmes. — Il est ici sous la foi d’une double sauvegarde. D’abord je suis son parent et son sujet, deux puissants motifs contre cette action ; ensuite je suis son hôte et devrais fermer la porte à son meurtrier, loin de saisir moi-même le couteau. D’ailleurs ce Duncan est né d’un caractère si doux, il a rempli sa tâche de roi d’une manière si irréprochable, que ses vertus, comme des anges à la voix de trompette, s’élèveront contre la damnable atrocité du crime de sa destruction ; et la pitié, semblable à un pauvre petit nouveau-né tout nu, fendant les tourbillons, ou portée comme un chérubin au ciel sur les invisibles courriers de l’air, frappera si vivement tous les yeux de l’horreur de cette action que leurs larmes en éteindront le souffle du vent. Je n’ai pour presser les flancs de mon projet d’autre éperon que cette ambition qui, s’élançant et se retournant sur elle-même, retombe sans cesse sur lui. — (Entre lady Macbeth.) Eh bien, quelles nouvelles ?

LADY MACBETH.

Il a bientôt soupé : pourquoi avez-vous quitté la salle ?

MACBETH.

M’a-t-il demandé ?

LADY MACBETH.

Sans doute ; ne le saviez-vous pas ?

MACBETH.

Nous n’avancerons pas plus loin dans ce dessein. Il vient de me combler d’honneurs, et j’ai acquis parmi les hommes de toutes les classes une réputation brillante comme l’or, dont je dois me parer dans l’éclat de sa première fraîcheur, au lieu de m’en dépouiller si vite.

LADY MACBETH.

Était-elle dans l’ivresse cette espérance dont vous vous étiez fait honneur ? a-t-elle dormi depuis ? et ne se réveille-t-elle maintenant que pour devenir si pâle et si livide à l’aspect de ce qu’elle a fait de si bon cœur ? Dès ce moment je commence à juger par là de ton amour pour moi. Craindras-tu de montrer tes actions et ta puissance égales à ton désir ? aspireras-tu à ce que tu regardes comme l’ornement de la vie pour vivre en lâche à tes propres yeux, laissant, comme le pauvre chat du proverbe, le je n’ose pas se placer sans cesse auprès du je voudrais bien !

MACBETH.

Laisse-moi en paix, je t’en prie ; j’ose tout ce qui appartient à un homme : celui qui ose davantage n’en est pas un.

LADY MACBETH.

À quelle bête apparteniez-vous donc lorsque vous vous êtes ouvert à moi de cette entreprise ? Quand vous avez osé la former, c’est alors que vous étiez un homme ; et en osant devenir plus grand que vous n’étiez, vous n’en seriez que plus homme. Ni l’occasion ni le lieu ne vous secondaient alors, et cependant vous vouliez les faire naître l’une et l’autre : elles se sont faites d’elles-mêmes ; et vous, par l’à-propos qu’elles vous offrent, vous voilà défait ! J’ai allaité, et je sais combien il est doux d’aimer le petit enfant qui suce mon lait : eh bien, au moment où il me souriait, j’aurais arraché ma mamelle de ses molles mâchoires, et je lui aurais fait sauter la cervelle, si je l’avais juré comme vous avez juré ceci.

MACBETH.

Si nous allions manquer notre coup ?

LADY MACBETH.

Nous, manquer notre coup ! Songez seulement à cheviller votre courage en quelque lieu d’où il ne bouge plus, et nous ne manquerons pas notre coup. Lorsque Duncan sera endormi (et le fatigant voyage qu’il a fait aujourd’hui va l’entraîner dans un sommeil profond), j’aurai soin, moi, à force de vin et de santés, de décomposer si bien ses deux chambellans, que leur mémoire, cette gardienne des idées, ne sera plus qu’une fumée, et le réservoir de leur raison un alambic. Lorsqu’un sommeil brutal accablera comme la mort leurs corps saturés de boisson, que ne pouvons-nous pas exécuter, vous et moi, sur Duncan laissé sans défense ? Que ne pouvons-nous pas imputer à ses officiers pleins de vin, qui porteront pour nous le crime de ce grand meurtre ?

MACBETH.

Ne mets au jour que des fils, car la trempe de ton âme inflexible ne peut convenir qu’à des hommes. — En effet, ne pourra-t-on pas croire, lorsque nous aurons teint de sang, dans leur sommeil, ces deux gardiens de sa chambre, et frappé avec leurs poignards, que ce sont eux qui ont fait le coup ?

LADY MACBETH.

Et qui osera le voir autrement, lorsque nous ferons tout retentir de nos douleurs et des cris que nous donnerons à sa mort ?

MACBETH.

Me voilà décidé ; et tous les agents de l’action sont tendus en moi à cette terrible exécution. Sortons et amusons-les par les plus beaux dehors : la trahison du visage doit cacher les secrets du cœur d’un traître.

(Ils sortent.)

MACBETH et son serviteur.

Va, dis à ta maîtresse de sonner un coup de cloche quand ma boisson sera prête. Va te mettre au lit. (Le domestique sort.) — Est-ce un poignard que je vois là devant moi, la poignée tournée vers ma main ? Viens, que je te saisisse. — Je ne te tiens pas, et cependant je te vois toujours. Fatale vision, n’es-tu pas sensible au toucher comme à la vue ? ou n’es-tu qu’un poignard né de ma pensée, le produit mensonger d’une tête fatiguée du battement de mes artères ? Pourtant je te vois, et sous une forme aussi palpable que celui que je tire en ce moment. Tu me marques le chemin que j’allais suivre, et l’instrument dont j’allais me servir. — Ou mes yeux sont de mes sens les seuls abusés, ou bien ils valent seuls tous les autres. — Je te vois toujours, et sur ta lame, sur ta poignée, je vois des gouttes de sang qui n’y étaient pas tout à l’heure. — Il n’y a là rien de réel. C’est mon projet sanguinaire qui prend cette forme à mes yeux. — Maintenant sur la moitié du monde la nature semble morte, et des songes funestes abusent le sommeil enveloppé de rideaux. Maintenant les sorcières célèbrent leurs sacrifices à la pâle Hécate. Voici l’heure où le meurtre décharné, averti par sa sentinelle, le loup dont les hurlements lui servent de mot du guet, dérobant, comme Tarquin le ravisseur, ses pas allongés, s’avance semblable à un spectre vers l’exécution de ses desseins. — Ô toi, terre solide et ferme, garde-toi d’entendre mes pas, quelque chemin qu’ils prennent, de peur que tes pierres n’aillent se dire entre elles où je suis, et ravir à ce moment l’horrible occasion qui lui convient si bien. — Tandis que je menace, il vit. — Les paroles portent un souffle trop froid sur la chaleur de l’action. (La cloche sonne.) — J’y vais. C’en est fait, la cloche me sollicite. Ne l’entends pas, Duncan ; c’est la cloche mortuaire qui t’appelle au ciel ou aux enfers.

(Il sort.)

SCÈNE II

Au même lieu.
LADY MACBETH entre

LADY MACBETH.

Ce qui les a enivrés m’a enhardie, ce qui les a éteints m’a remplie de flamme. — Écoutons ; silence ! C’est le cri du hibou, fatal sonneur qui donne le plus funeste bonsoir. — Il est à son ouvrage ; les portes sont ouvertes, et les serviteurs, pleins de vin, se moquent en ronflant du devoir de leur office. J’ai composé leur boisson du soir de telle sorte que la Nature et la Mort débattent entre elles s’ils vivent ou meurent.

MACBETH, derrière le théâtre.

Qui est là ? quoi ? holà !

LADY MACBETH.

Hélas ! je tremble qu’ils ne se soient éveillés et que la chose ne soit pas faite. Nous sommes perdus si la tentative n’est pas suivie de l’action. Écoutons. — J’avais apprêté leurs poignards, il ne pouvait manquer de les voir. — S’il n’eût pas ressemblé à mon père endormi, je m’en serais chargée. — Mon mari !

MACBETH.

J’ai frappé le coup. — N’as-tu pas entendu un bruit ?

LADY MACBETH.

J’ai entendu crier la chouette et chanter le grillon. — N’avez-vous pas parlé ?

MACBETH.

Quand ?

LADY MACBETH.

Tout à l’heure.

MACBETH.

Comme je descendais ?

LADY MACBETH.

Oui.

MACBETH.

Écoute. — Qui couche dans la seconde chambre ?

LADY MACBETH.

Donalbain.

MACBETH regardant ses mains.

C’est là une triste vue !

LADY MACBETH.

Quelle folie d’appeler cela une triste vue !

MACBETH.

L’un des deux a ri dans son sommeil, et l’autre a crié au meurtre ! Ils se sont éveillés l’un et l’autre : je me suis arrêté les écoutant ; mais ils ont fait leurs prières et se sont remis à dormir.

LADY MACBETH.

Ils sont deux logés dans la même chambre.

MACBETH.

L’un s’est écrié : Dieu nous assiste ! et l’autre : amen, comme s’ils m’avaient vu, avec ces mains de bourreau, écoutant ce qu’ils disaient ; et je n’ai pu répondre amen lorsqu’ils disaient Dieu nous assiste !

LADY MACBETH.

N’allez pas creuser cette idée.

MACBETH.

Mais pourquoi n’ai-je pu prononcer amen ? Je n’avais jamais eu autant de besoin d’une bénédiction, et amen s’est arrêté dans mon gosier.

LADY MACBETH.

Il ne faut pas se travailler ainsi l’esprit sur ces sortes d’actions ; on en deviendrait fou.

MACBETH.

Il m’a semblé entendre une voix crier : « Plus de sommeil ! Macbeth tue le sommeil, l’innocent sommeil, le sommeil qui remet en ordre l’écheveau confus de nos soucis ; le sommeil, mort tranquille de la vie de chaque jour, bain accordé à l’âpre travail, baume de l’âme malade, loi tutélaire de la nature, l’aliment principal du tutélaire festin de la vie. »

LADY MACBETH.

Que voulez-vous dire ?

MACBETH.

Elle criait toujours dans toute la maison : « Plus de sommeil ! Glamis a tué le sommeil ; ainsi Cawdor ne dormira plus, Macbeth ne dormira plus ! »

LADY MACBETH.

Qui criait donc ainsi ? — Quoi ! digne thane, vous laissez votre noble courage se relâcher jusqu’à ces rêveries d’un cerveau malade ? Allez, prenez de l’eau, et lavez votre main de cette tache qui témoigne contre vous. — Pourquoi avez-vous apporté ici ces poignards ? Il faut qu’ils restent de l’autre côté. Allez, reportez-les, et teignez de sang les deux serviteurs endormis.

MACBETH.

Je n’y rentrerai pas ; je suis effrayé en songeant a ce que j’ai fait. Le regarder de nouveau ! non, je n’ose.

LADY MACBETH.

Que vous êtes faible dans vos résolutions ! — Donnez-moi ces poignards. Ceux qui dorment, ceux qui sont morts, ressemblent à des figures peintes : il n’y a que l’œil de l’enfance qui s’effraye à la vue d’un diable en peinture. S’il a coulé du sang autour de lui, j’en rougirai la face des deux serviteurs, car il faut que le crime leur soit attribué.

(Elle sort.)
(On frappe derrière le théâtre.)

MACBETH.

Pourquoi frappe-t-on ainsi ? — Que suis-je donc devenu, que le moindre bruit m’épouvante ? — Quelles mains j’ai là ! Elles me font sortir les yeux de la tête. — Prétendre que tout l’océan du grand Neptune puisse laver ce sang et nettoyer ma main ! Non, en vérité, ma main ensanglanterait plutôt l’immensité des mers, et ferait de leur teinte verdâtre un seule teinte rouge.

(Rentre lady Macbeth.)

LADY MACBETH.

Mes mains sont de la couleur des vôtres ; mais j’ai honte d’avoir conservé mon cœur si blanc. — J’entends frapper à la porte du sud. — Retirons-nous dans notre chambre : un peu d’eau va nous laver de cette action ; voyez donc combien cela est aisé. Votre courage vous a abandonné en chemin. (On frappe.) — Écoutez : on frappe encore plus fort. Prenez votre robe de nuit, de crainte que nous n’ayons occasion de paraître et de laisser voir que nous étions éveillés. Ne restez donc pas ainsi misérablement perdu dans vos réflexions.

MACBETH.

Il me faut rester maintenant avec la connaissance de ce que j’ai fait ! — Mieux vaudrait n’avoir plus la connaissance de moi-même. (On frappe.) — Éveille Duncan à force de frapper. — Plût au ciel vraiment que tu le pusses !

(Ils sortent.)

VIII

La nuit a été bien étrange, dit le portier du château d’Inverness.

LENOX.

La nuit a été bien étrange ! Dans le lieu où nous couchions, les cheminées ont été abattues par le vent : l’on a, dit-on, entendu dans les airs les lamentations, d’horribles cris de mort, et des voix prédisant avec des accents terribles d’affreux bouleversements, des événements confus, nouvellement éclos du sein de ces temps désastreux. L’oiseau des ténèbres a poussé toute la nuit des cris aigus ; quelques-uns prétendent que la terre, saisie de fièvre, a tremblé.

MACBETH.

Ç’a été une cruelle nuit !

LENOX.

Ma mémoire n’est pas assez ancienne pour m’en rappeler aucune qu’on puisse comparer à celle-là.

MACDUFF entre en s’écriant :

Ô horreur ! horreur ! horreur ! il n’y a ni cœur ni langue qui puisse te concevoir ou t’exprimer.

MACBETH et LENOX.

Qu’est-ce que c’est ?

MACDUFF.

L’abomination a fait ici son chef-d’œuvre. Le meurtre le plus sacrilége a ouvert par force le temple sacré du Seigneur, et a dérobé la vie qui en animait la structure.

MACBETH.

Que dites-vous ? la vie ?

MACDUFF.

Meurtre ! trahison ! éveillez-vous ! Malcolm, Banquo, éveillez-vous ! secouez ce tranquille sommeil qui n’est que l’image de la mort ; venez voir la mort elle-même ! ô Banquo ! Banquo, votre maître est assassiné ! Emportez lady Macbeth.

Malcolm et Macbeth se réfugient en Angleterre. Ils s’évadent.

IX

Le troisième acte commence. Un crime en commande un autre ; Banquo doit périr pour que le forfait de lady Macbeth soit utile.

MACBETH.

Je vous souhaite des chevaux légers et sûrs. Allez donc vous confier à leur dos. Adieu ! (Banquo sort.) (Aux courtisans.) Que chacun dispose à son gré de son temps jusqu’à sept heures du soir. Pour trouver nous-même plus de plaisir au retour de la société, nous resterons seul jusqu’au souper : d’ici là, que Dieu soit avec vous ! — (Sortent lady Macbeth, les seigneurs, les dames, etc.) Holà, un mot : ces hommes attendent-ils nos ordres ?

UN DOMESTIQUE.

Oui, mon seigneur, ils sont à la porte du palais.

MACBETH.

Amenez-les devant nous. — Être où je suis n’est rien si l’on n’y est en sûreté. — Nos craintes se sont profondément fixées sur Banquo, et dans ce naturel empreint de souveraineté domine ce qu’il y a de plus à craindre. Ce qu’il sait oser va bien loin, et à cette disposition intrépide il joint une sagesse qui enseigne à sa valeur la route la plus sûre. Je ne vois que lui dont l’existence m’inspire de la crainte : il intimide mon génie, comme César, dit-on, celui de Marc-Antoine. Je l’ai vu gourmander les sœurs lorsqu’elles m’imposèrent le nom de roi ; il leur commanda de lui parler ; et alors, d’une bouche prophétique, elles le proclamèrent père d’une race de rois. — Elles n’ont placé sur ma tête qu’une couronne sans fruit et ne m’ont donné à saisir qu’un sceptre stérile que m’arrachera une main étrangère, sans qu’aucun fils sorti de moi me succède. S’il en est ainsi, c’est pour la race de Banquo que j’ai souillé mon âme ; c’est pour ses enfants que j’ai assassiné cet excellent Duncan ; pour eux seuls j’ai mêlé d’odieux souvenirs la coupe de mon repos, et j’aurai livré à l’ennemi du genre humain mon éternel trésor pour les faire rois ! Les enfants de Banquo rois ! Plutôt qu’il en soit ainsi, je t’attends dans l’arène, Destin ; viens m’y combattre à outrance. — Qui va là ? (Rentre le domestique avec deux assassins.) Retourne à la porte, et restes-y jusqu’à ce que nous t’appelions. (Le domestique sort.) — N’est-ce pas hier que nous avons eu ensemble un entretien ?

PREMIER ASSASSIN.

C’était hier, avec la permission de votre grandeur.

MACBETH.

Eh bien, avez-vous réfléchi sur ce que je vous ai dit ? Soyez sûrs que c’est lui qui autrefois vous a tenus dans l’abaissement, ce que vous m’avez attribué, à moi qui en étais innocent. Je vous en ai convaincus dans notre dernière entrevue ; je vous ai fait voir jusqu’à l’évidence comment vous aviez été amusés, traversés, quels avaient été les instruments, qui les avait employés, et tant d’autres choses qui, n’eussiez-vous que la moitié d’une âme et une intelligence altérée, vous diraient : « Voilà ce qu’a fait Banquo. »

PREMIER ASSASSIN.

Vous nous l’avez fait connaître.

MACBETH.

Complètement : allons plus loin, c’est l’objet de notre seconde entrevue. — Sentez-vous en vous-mêmes la vertu de patience tellement dominante que vous laissiez passer toutes ces choses ? Êtes-vous si pénétrés de l’Évangile que vous puissiez prier pour cet homme et ses enfants, lui dont la main vous a courbés vers la tombe et réduits pour toujours à la misère ?

PREMIER ASSASSIN.

Nous sommes des hommes, mon seigneur.

MACBETH.

Oui, je sais que dans le catalogue on vous compte pour des hommes, de même que les chiens de chasse, les bassets, les métis, les épagneuls, barbets, loups, demi-loups y sont tous appelés du nom de chien. Ensuite, parmi ceux qui en valent la peine, on distingue l’agile, le tranquille, le fin, le chien de garde, le chasseur, chacun selon la qualité qu’a renfermée en lui la bienfaisante nature, et il en reçoit un titre particulier ajouté au nom commun sous lequel on les a tous inscrits. Il en est de même des hommes. Si vous méritez de tenir quelque rang parmi les hommes, et de n’être pas rejetés dans la dernière classe, dites-le-moi, et alors je verserai dans votre sein ce projet dont l’exécution vous délivre de votre ennemi, vous fixe dans notre cœur et notre affection ; car nous ne pouvons avoir, tant qu’il vivra, qu’une santé languissante que sa mort rendra parfaite.

SECOND ASSASSIN.

Je suis un homme, mon seigneur, tellement indigné par les indignes traitements du monde, ses outrageants rebuts, que pour me venger du monde toute action me sera indifférente.

PREMIER ASSASSIN.

Et moi un homme si las de malheurs, si ballotté de la fortune, que je mettrais ma vie sur le premier hasard qui me promettrait de l’améliorer ou de m’en délivrer.

MACBETH.

Vous savez tous deux que Banquo était votre ennemi ?

SECOND ASSASSIN.

Nous en sommes persuadés, mon seigneur.

MACBETH.

Il est aussi le mien, et notre inimitié est si sanglante, que chaque minute de son existence me frappe dans ce qui tient de plus près à la vie. Je pourrais, en faisant ouvertement usage de mon pouvoir, le balayer de ma vue sans en donner d’autre raison que ma volonté ; mais je ne dois pas le faire, à cause de quelques-uns de mes amis qui sont aussi les siens, dont je ne dois pas négliger l’affection, et avec qui il me faudra déplorer la chute de l’homme que j’aurai renversé moi-même. Voilà ce qui me rend votre assistance précieuse : elle me donne les moyens de cacher cette action à l’œil du public, comme je le désire par un grand nombre de puissants motifs.

SECOND ASSASSIN.

Nous exécuterons, mon seigneur, ce que vous nous commanderez.

PREMIER ASSASSIN.

Oui, quand notre vie…

MACBETH.

Votre courage perce dans votre maintien. Dans une heure au plus, je vous indiquerai le lieu où vous devez vous poster. Ayez le plus grand soin d’épier et de choisir le moment convenable, car il faut que cela soit fait ce soir, et à quelque distance du palais, et ne perdez pas de vue que j’en veux paraître entièrement innocent, et afin qu’il ne reste dans l’ouvrage ni accrocs ni défauts, qu’avec Banquo son fils Fleance qui l’accompagne, et dont l’absence n’est pas moins importante pour moi que celle de son père, subisse les destinées de cette heure de ténèbres. Consultez-vous ensemble, et prenez votre résolution. Je vous rejoins dans un moment.

LES ASSASSINS.

Elle est prise, seigneur.

MACBETH.

Je vous ferai rappeler dans un instant. Ne sortez pas de notre palais. (Les assassins sortent.) C’est une chose arrêtée. — Banquo, si c’est vers les cieux que ton âme doit prendre son vol, elle les verra ce soir.

(Il sort.)

SCÈNE II

Un autre appartement dans le palais.
Entrent LADY MACBETH et UN DOMESTIQUE.

LADY MACBETH.

Banquo est-il sorti du palais ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame ; mais il revient ce soir.

LADY MACBETH.

Avertissez le roi que je voudrais, si cela est possible, lui dire quelques mots.

LE DOMESTIQUE.

J’y vais, madame.

(Il sort.)

LADY MACBETH.

On n’a rien gagné, et tout dépensé, quand on a obtenu son désir sans en être plus heureux : il vaut mieux être celui que nous détruisons, que de vivre par sa destruction dans des joies toujours inquiètes. (Macbeth entre.) — Qu’avez-vous, mon seigneur ? pourquoi vous enfermer dans la solitude, ne cherchant pour compagnie que les images les plus funestes, toujours appliqué à des pensées qui, en vérité, devraient être mortes avec celui dont elles vous occupent ? Les choses sans remède devraient être sans importance : ce qui est fait est fait.

MACBETH.

Nous avons tranché le serpent, mais nous ne l’avons pas tué ; il réunira ses tronçons et redeviendra ce qu’il était, tandis que notre impuissante malice sera exposée aux dents dont il aura retrouvé la force. Mais que la structure de l’univers se décompose, que les deux mondes périssent avant que nous consentions ainsi à prendre notre repos dans la crainte, à passer le temps du sommeil dans l’affliction de ces terribles songes qui viennent nous bouleverser toutes les nuits ! Il vaudrait mieux être avec le mort que, pour arriver où nous sommes, nous avons envoyé reposer en paix, que de demeurer ainsi, l’âme sur la roue, dans une angoisse sans relâche. — Duncan est dans son tombeau : sorti des redoublements de la fièvre de la vie, il dort bien ; la trahison est à bout avec lui : ni le fer, ni le poison, ni les conspirations domestiques, ni les armées ennemies, rien ne peut plus l’atteindre.

LADY MACBETH.

Venez, mon cher époux, que le calme reparaisse dans vos regards troublés : soyez brillant et joyeux ce soir au milieu de vos convives.

MACBETH.

Je le serai, mon amour ; et soyez de même aussi, je vous y exhorte : que votre continuelle attention s’occupe de Banquo ; indiquez sa prééminence par vos regards et vos paroles. — Nous ne serons jamais en sûreté tant qu’il nous faudra sans cesse nous laver de notre grandeur dans ce cours de flatteries, et faire de nos visages le masque qui doit servir à déguiser nos cœurs.

LADY MACBETH.

Ne pensez plus à cela.

MACBETH.

Ô chère épouse, mon esprit est rempli de scorpions. Tu sais que Banquo et son fils Fleance respirent ?

LADY MACBETH.

Mais la copie de nature qui leur a été remise n’est pas éternelle.

MACBETH.

Il y a même de plus cette consolation qu’ils ne sont pas inattaquables. Ainsi, tiens-toi joyeuse. Avant que la chauve-souris ait cessé son vol circulaire, avant qu’aux appels de la noire Hécate l’escarbot cuirassé ait sonné, par son murmure assoupissant, le bourdon qui appelle les bâillements de la nuit, on aura consommé une action importante et terrible.

LADY MACBETH.

Que doit-on faire ?

MACBETH.

Demeure innocente de la connaissance du projet, ma chère poule, jusqu’à ce que tu applaudisses à l’action. — Viens, ô nuit, apportant ton bandeau : couvre l’œil sensible du jour compatissant, et de ta main invisible et sanguinaire arrache et mets en pièces le lien puissant qui fixe la pâleur sur mon front. — La lumière s’obscurcit, et déjà le corbeau dirige son vol vers la forêt qu’il habite. Les honnêtes habitués du jour commencent à languir et à s’assoupir, tandis que les noirs agents de la nuit se lèvent pour saisir leur proie. — Tu es étonnée de mes discours ; mais sois tranquille : les choses que le mal a commencées se consolident par le mal. C’en est assez ; je te prie, viens avec moi.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Toujours à Fores. — Un parc ou une prairie donnant sur une des portes du palais.
Entrent trois ASSASSINS.

PREMIER ASSASSIN.

Mais qui t’a dit de venir te joindre à nous ?

TROISIÈME ASSASSIN.

Macbeth.

SECOND ASSASSIN.

Il ne doit pas nous donner de méfiance, puisque nous le voyons parfaitement instruit de notre commission et de ce que nous avons à faire.

PREMIER ASSASSIN.

Reste donc avec nous. — Le couchant luit encore de quelques traits du jour : c’est le moment où le voyageur attardé pique avec ardeur pour gagner l’auberge située à la fin de sa journée ; et celui que nous attendons ici en approche de bien près.

TROISIÈME ASSASSIN.

Écoutez ; j’entends des chevaux.

BANQUO derrière le théâtre.

Donnez-nous de la lumière, holà !

SECOND ASSASSIN.

C’est sûrement lui. Tous ceux qui sont sur la liste des personnes attendues sont déjà rendus à la cour.

PREMIER ASSASSIN.

On emmène ces chevaux.

TROISIÈME ASSASSIN.

À près d’un mille d’ici ; mais il a coutume, et tous en font autant, d’aller d’ici au palais en se promenant.

(Entrent Banquo et Fleance ; un domestique marche devant eux avec un flambeau.)

SECOND ASSASSIN.

Un flambeau ! un flambeau !

TROISIÈME ASSASSIN.

C’est lui.

PREMIER ASSASSIN.

Tenons-nous prêts.

BANQUO.

Il tombera de la pluie cette nuit.

PREMIER ASSASSIN.

Qu’elle tombe !

(Il attaque Banquo.)

BANQUO.

Ô trahison ! — Fuis, cher Fleance, fuis, fuis, fuis ; tu pourras me venger. — Ô scélérat !

(Il meurt. Fleance et le domestique se sauvent.)

TROISIÈME ASSASSIN.

Qui a donc éteint le flambeau ?

PREMIER ASSASSIN.

N’était-ce pas le parti le plus sûr ?

TROISIÈME ASSASSIN.

Il n’y en a qu’un de tombé : le fils s’est sauvé.

SECOND ASSASSIN.

Nous avons manqué la plus belle moitié de notre coup.

PREMIER ASSASSIN.

Allons toujours dire ce qu’il y a de fait.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Un appartement d’apparat dans le palais. — Le banquet est préparé.
Entrent MACBETH, LADY MACBETH, ROSSE, LENOX et autres SEIGNEURS ; suite.

MACBETH.

Vous connaissez chacun votre rang, prenez vos places. Depuis le premier jusqu’au dernier, je vous souhaite à tous une sincère bienvenue.

LES SEIGNEURS.

Nous rendons grâces à votre majesté.

MACBETH.

Pour nous, comme un hôte modeste, nous nous mêlerons parmi les convives. Notre hôtesse garde sa place d’honneur ; mais dans un moment favorable nous lui demanderons sa bienvenue.

(Les courtisans et les seigneurs se placent, et laissent un siége au milieu pour Macbeth.)

LADY MACBETH.

Acquittez-m’en, seigneur, envers tous nos amis ; car mon cœur leur dit qu’ils sont tous les bienvenus.

(Entre le premier assassin ; il se tient à la porte.)

MACBETH.

Vois, ils te rendent tous des remerciements du fond de leur cœur. — Le nombre des convives est égal des deux côtés. Je m’assiérai ici au milieu. — Que la joie s’épanouisse. Tout à l’heure nous boirons une rasade à la ronde. (À l’assassin.) Il y a du sang sur ton visage.

L’ASSASSIN.

C’est donc du sang de Banquo.

MACBETH.

J’aurai plus de plaisir à te voir hors de cette salle que lui dedans. Est-il expédié ?

L’ASSASSIN.

Seigneur, il a la gorge coupée ; c’est moi qui lui ai rendu ce service.

MACBETH.

Tu es le premier des hommes pour couper la gorge ; mais il a son mérite aussi celui qui en a fait autant à Fleance. Si c’était toi, tu n’aurais pas ton pareil.

L’ASSASSIN.

Mon royal seigneur, Fleance a échappé.

MACBETH.

Voilà mon accès qui me reprend. Sans cela tout était parfait : j’étais entier comme le marbre, établi comme le roc, au large et libre de me répandre comme l’air qui m’environne ; mais maintenant je suis comprimé, resserré et emprisonné.

X

Entrent les assassins de Banquo. Pendant que Macbeth traite ses amis dans la salle du festin, il apprend que Fleance son fils a échappé à l’assassinat. Son remords le reprend sous la forme de l’inquiétude. Lady Macbeth s’en aperçoit et révèle aux convives une prétendue maladie de son mari ; lui-même l’avoue pour s’excuser, puis il retombe dans ses transes nerveuses. Lady Macbeth le rassure et tâche de donner le change à ses convives.

Quelles balivernes ! C’est une vision créée par votre peur, comme ce poignard dans l’air qui, m’avez-vous dit, guidait vos pas vers Duncan. Oh ! ces tressaillements, ces soubresauts, symptômes qui ne devraient accompagner qu’une crainte fondée, feraient à merveille dans le récit d’une histoire qu’une femme raconte au coin du feu, d’après l’autorité de sa grand’mère. — C’est une vraie honte ! Pourquoi faire cette figure ? Tout est fini, et vous êtes là à regarder une chaise !

MACBETH.

Je te prie, regarde de ce côté ; vois là, vois. Que me dites-vous ? vous demandez de quoi je m’inquiète ? — Puisque tu peux remuer la tête, tu peux aussi parler. Si les cimetières et les tombeaux doivent nous renvoyer ceux que nous ensevelissons, nos monuments seront donc semblables au gésier des milans ?

(L’ombre disparaît.)

LADY MACBETH.

Quoi ! la folie s’est-elle emparée de tous vos sens ?

MACBETH.

Comme je suis ici, je l’ai vu.

LADY MACBETH.

Fi ! quelle honte !

MACBETH.

Ce n’est pas la première fois qu’on a répandu le sang. Dans les anciens temps, avant que des lois humaines eussent purgé de crimes les sociétés adoucies, oui vraiment, et même depuis, il s’est commis des meurtres trop terribles pour que l’oreille en supporte le récit ; et l’on a vu des temps où, lorsqu’un homme avait la cervelle enlevée, il mourait, et tout finissait là. Mais aujourd’hui ils se relèvent avec vingt blessures sur le crâne, et viennent nous chasser de nos siéges : cela est plus étrange que ne le peut être un pareil meurtre.

LADY MACBETH.

Mon digne seigneur, vos nobles amis vous attendent.

MACBETH.

Ah ! j’oubliais… Ne prenez pas garde à moi, mes dignes amis. J’ai une étrange infirmité qui n’est rien pour ceux qui me connaissent. Allons, amitié et santé à tous ! Je vais m’asseoir : donnez-moi du vin ; remplissez jusqu’au bord. Je bois aux plaisirs de toute la table, et à notre cher ami Banquo, qui nous manque ici. Que je voudrais qu’il y fût ! (L’ombre sort de terre.) Nous buvons avec empressement à vous tous, à lui. Tout à tous !

LES SEIGNEURS.

Nous vous présentons nos hommages et faisons raison.

MACBETH.

Loin de moi ! ôte-toi de mes yeux ! que la terre te cache ! Tes os sont desséchés, ton sang est glacé ; rien ne se reflète dans ces yeux que tu ouvres ainsi.

LADY MACBETH.

Ne voyez là dedans, mes bons seigneurs, qu’une chose qui lui est ordinaire, rien de plus : seulement elle gâte tout le plaisir de ce moment.

MACBETH.

Tout ce qu’un homme peut oser, je l’ose. Viens sous la forme de l’ours féroce de la Russie, du rhinocéros armé, ou du tigre d’Hyrcanie, sous quelque forme que tu choisisses, excepté celle-ci, et la fermeté de mes nerfs ne sera pas un instant ébranlée ; ou bien reviens à la vie, défie-moi au désert avec ton épée : si alors je demeure tremblant, déclare-moi une petite fille au maillot. — Loin d’ici, fantôme horrible, insultant mensonge ! loin d’ici ! (L’ombre disparaît.) À la bonne heure. — Dès qu’il disparaît, je redeviens un homme. De grâce, restez à vos places.

LADY MACBETH.

Vous avez fait fuir la gaieté, détruit tout le plaisir de cette réunion par un désordre qui a excité le plus grand étonnement.

MACBETH.

De telles choses peuvent-elles arriver et nous surprendre, sans exciter en nous plus d’étonnement que ne le ferait un nuage d’été ? — Vous me mettez de nouveau hors de moi-même, lorsque je songe maintenant que vous pouvez contempler de pareils objets et conserver le même incarnat sur vos joues, tandis que les miennes sont blanches de frayeur.

ROSSE.

Quels objets, seigneur ?

LADY MACBETH.

Je vous prie, ne lui parlez pas ; son mal ne fait qu’empirer : les questions le mettent en fureur. Je vous souhaite le bonsoir à tous à la fois. Ne vous arrêtez pas à conserver l’ordre des rangs ; sortez tous ensemble.

LENOX.

Nous souhaitons à votre majesté une meilleure nuit et une meilleure santé.

LADY MACBETH.

Bonne et heureuse nuit à tous.

(Sortent les Seigneurs et leur suite.)

MACBETH.

Il y aura du sang : ils disent que le sang veut du sang. On a vu les pierres se mouvoir et les arbres parler. Par le moyen des devins, par l’intelligence que nous avons de certains rapports, les pies, les hiboux, les corbeaux ont souvent mis en lumière l’homme de sang le mieux caché. — Quelle heure est-il de la nuit ?

LADY MACBETH.

À ne savoir qui l’emporte d’elle ou du matin.

MACBETH.

Que dites-vous de Macduff, qui refuse de se rendre en personne à nos ordres souverains ?

LADY MACBETH.

Avez-vous envoyé vers lui, mon seigneur ?

MACBETH.

Non, je l’ai su indirectement : mais j’enverrai. Il n’y a pas un d’eux dans la maison de qui je ne tienne un homme à mes gages. J’irai trouver demain, et de bonne heure, les sœurs du Destin : il faudra qu’elles parlent encore ; car à présent je me précipiterai par les pires moyens dans la connaissance de ce qu’il y a de pire ; je ferai céder à mon avantage tous les autres motifs. Me voilà avancé si loin dans le sang, que si je m’arrêtais à présent, retourner en arrière serait aussi fatigant que d’aller en avant. J’ai dans la tête d’étranges choses qui passeront dans mes mains, des choses qu’il faut exécuter avant d’avoir le temps de les examiner.

LADY MACBETH.

Vous avez besoin de ce qui ranime toutes les créatures, du sommeil.

MACBETH.

Oui, allons dormir. L’étrange erreur où je me suis laissé entraîner est l’effet d’une crainte novice et qu’il faut mener un peu rudement. Nous sommes jeunes dans l’action.

XI

Ces sœurs du Destin causent entre elles en faisant leurs enchantements. Ceci est évidemment pour la populace et n’ajoute rien à l’horreur de la tragédie. Macbeth les interroge :

Je vous conjure par l’art que vous professez, répondez-moi, dussent les vents par vous déchaînés livrer l’assaut aux églises ! dussent les vagues échevelées bouleverser et engloutir les navires ! dût le blé chargé d’épis coucher abattu sur la terre ! les arbres être renversés ! dussent les châteaux s’écrouler sur la tête de leurs gardiens ! dût le faîte des palais et des pyramides s’incliner vers leurs fondements ! dût le trésor des germes de la nature rouler confondu jusqu’à rendre la destruction lasse d’elle-même ! répondez à mes questions.

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Parle.

DEUXIÈME SORCIÈRE.

Demande.

TROISIÈME SORCIÈRE.

Nous répondrons.

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Dis, aimes-tu mieux recevoir la réponse de notre bouche ou de celle de nos maîtres ?

MACBETH.

Appelez-les, que je les voie.

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Versons du sang d’une truie qui ait dévoré ses neuf marcassins, et de la graisse exprimée du gibet d’un meurtrier ; et jetons-les dans la flamme.

LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.

Viens, haut ou bas ; montre-toi, et fais ton devoir comme il convient.

(Tonnerre. — On voit s’élever le fantôme d’une tête armée d’un casque.)

MACBETH.

Dis-moi, puissance inconnue...

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Il connaît ta pensée ; écoute ses paroles, mais ne dis rien.

LE FANTÔME.

Macbeth ! Macbeth ! Macbeth ! garde-toi de Macduff ; garde-toi du thane de Fife. — Laissez-moi partir. — C’est assez.

(Le fantôme s’enfonce sous la terre.)

MACBETH.

Qui que tu sois, je te rends grâce de ton bon avis. Tu as touché la corde de ma crainte. Mais un mot encore.

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Il ne souffre pas qu’on lui commande. En voici un autre plus puissant que le premier.

(Tonnerre. — On voit s’élever le fantôme d’un enfant ensanglanté.)

LE FANTÔME.

Macbeth ! Macbeth ! Macbeth !

MACBETH.

Je t’écouterais de trois oreilles si je les avais.

LE FANTÔME.

Sois sanguinaire, intrépide et décidé. Ris-toi jusqu’à l’insulte du pouvoir de l’homme. Nul homme né d’une femme ne peut nuire à Macbeth.

(Le fantôme s’enfonce sous la terre.)

MACBETH.

Vis donc, Macduff ; qu’ai-je besoin de te redouter ? Cependant je veux rendre ma tranquillité doublement tranquille, et prendre mes sûretés avec le destin. Il faut que tu meures, afin que je puisse dire à la peur au pâle courage qu’elle en a menti, et dormir en paix en dépit du tonnerre. (Tonnerre. — On voit s’élever le fantôme d’un enfant couronné, ayant un arbre dans sa main.) Quel est celui qui s’élève semblable au fils d’un roi, et qui porte sur le front d’un petit enfant la couronne fermée d’un prince souverain ?

LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.

Écoute, mais ne parle pas.

LE FANTÔME.

Sois de la nature du lion, orgueilleux comme lui : ne t’embarrasse pas de ceux qui s’irritent, s’emportent et conspirent contre toi. Jamais Macbeth ne sera vaincu, jusqu’à ce que la grande forêt de Birnam marche contre lui vers la haute colline de Dunsinane.

(Le fantôme rentre dans la terre.)

MACBETH.

Cela n’arrivera jamais. Qui peut faire mouvoir la forêt, commander à l’arbre de mettre en mouvement sa racine attachée à la terre ? Ô douces prédictions ! ô bonheur ! Rébellion, ne lève point la tête jusqu’à ce que je voie se lever la forêt de Birnam ; et Macbeth, au faîte de la grandeur vivra tout le bail de la nature, et son dernier soupir sera le tribut payé à la vieillesse et à la loi de mort. — Cependant mon cœur palpite encore du désir de savoir une chose : dites-moi (si votre art va jusqu’à me l’apprendre), la race de Banquo régnera-t-elle un jour dans ce royaume ?

TOUTES LES SORCIÈRES ENSEMBLE.

Ne cherche point à en savoir davantage.

MACBETH.

Je veux être satisfait. Si vous me le refusez, qu’une malédiction éternelle tombe sur vous ! — Faites-moi connaître ce qui en est. — Pourquoi cette chaudière qui se renverse ? Quel est ce bruit ?

(Hautbois.)

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Paraissez.

DEUXIÈME SORCIÈRE.

Paraissez.

TROISIÈME SORCIÈRE.

Paraissez.

LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.

Paraissez à ses yeux et affligez son cœur. — Venez comme des ombres, et éloignez-vous de même.

(Huit rois paraissent marchant à la file l’un de l’autre, le dernier tenant un miroir dans sa main. Banquo les suit.)

MACBETH.

Tu ressembles trop à l’ombre de Banquo ; à bas ! ta couronne brûle mes yeux dans leur orbite. — Et toi, dont le front est également ceint d’un cercle d’or, tes cheveux sont pareils à ceux du premier. — Un troisième ressemble à celui qui le précède. Sorcières impures, pourquoi me montrez-vous ces objets ? — Un quatrième ! Fuyez, mes yeux. — Quoi ! cette ligne se prolongera-t-elle jusqu’à ce que le monde se brise au dernier jour ? — Encore un autre ! — Un septième ! Je n’en veux pas voir davantage. — Et cependant en voilà un huitième qui paraît, portant un miroir où j’en découvre une foule d’autres : j’en vois quelques-uns qui portent deux globes et un triple sceptre. Effroyable vue ! Oui, je le reconnais à présent ; rien n’est plus certain, car voilà Banquo, tout souillé du sang de ses plaies, qui me sourit et me les montre comme siens. — Quoi ! serait-il donc vrai ?

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Oui, seigneur, de toute vérité. — Mais pourquoi Macbeth reste-t-il ainsi saisi de stupeur ? Venez, mes sœurs, égayons ses esprits, et faisons-lui connaître nos plus doux plaisirs. Je vais charmer l’air pour en faire sortir des sons, tandis que vous exécuterez votre antique ronde ; il faut que ce grand roi puisse, dans sa bonté, reconnaître que nous l’avons reçu avec les hommages qui lui sont dus.

(Musique. — Les sorcières dansent et disparaissent.)

MACBETH.

Où sont-elles ? parties ! — Que cette heure funeste soit maudite dans le calendrier ! — Venez, vous qui êtes là dehors.

(Entre Lenox.)

LENOX.

Que désire votre grâce ?

MACBETH.

Avez-vous vu les sœurs du Destin ?

LENOX.

Non, mon seigneur.

MACBETH.

N’ont-elles pas passé près de vous ?

LENOX.

Non, en vérité, mon seigneur.

MACBETH.

Infecté soit l’air qu’elles traverseront, et damnation sur tous ceux qui croiront en elles ! — J’ai entendu galoper des chevaux : qui donc est arrivé ?

LENOX.

Deux ou trois personnes, seigneur, apportent la nouvelle que Macduff s’est sauvé en Angleterre.

MACBETH.

Il s’est sauvé en Angleterre ?

LENOX.

Oui, mon bon seigneur.

MACBETH.

Ô temps ! tu devances mes œuvres redoutées. Le projet trop lent laisse tout échapper si l’action ne marche pas avec lui. Désormais, les premiers mouvements de mon cœur seront aussi les premiers mouvements de ma main ; dès à présent, pour couronner mes pensées par les actes, il faut, par une exécution aussi prompte que ma volonté, surprendre le château de Macduff, m’emparer de Fife, passer au fil de l’épée sa femme, ses petits enfants, et tout ce qui a le malheur d’être de sa race. Il n’est pas question de se vanter comme un insensé ; je vais accomplir cette entreprise avant que le projet se refroidisse. Mais, plus de visions !… (À Lenox.) Où sont ces gentilshommes ? Viens, conduis-moi vers eux.

(Ils sortent.)

XII

Remarquez comme l’ambition devient frénésie et comme le fourbe devient scélérat à mesure qu’il boit plus de sang.

Maintenant il a ordonné à ses seïdes d’aller tuer Macduff et ses enfants pour se délivrer d’un compétiteur au trône.

On les voit à l’œuvre au château de Macduff.

Pourquoi mon mari est-il parti ? dit lady Macduff à sa cousine ; le pauvre Roitelet, le moindre des oiseaux, dispute donc son nid, ses petits au hibou. — Mon enfant, dit la mère à son enfant comme par pressentiment, votre père est mort, comment vivrez-vous ? L’enfant répond par les vers de Racine : Comme vivent les oiseaux, ma mère. Pauvre petit oiseau, répond la mère, ainsi tu ne craindras pas le filet, la glu, le piége, le trébuchet ? — Pourquoi les craindrais-je ? répond l’enfant ; ils ne sont pas destinés aux tout petits enfants.

Arrive un messager qui avertit lady Macduff qu’on la poursuit, ainsi que ses petits enfants, pour les égorger. Les assassins entrent et tuent son fils sous ses yeux.

Il m’a tué, ma mère !…

XIII

Macduff apprend presque aussitôt la mort de ses enfants.

ROSSE.

Hélas ! pauvre patrie ! elle n’ose presque plus se reconnaître. On ne peut l’appeler notre mère, mais notre tombeau, cette patrie où rien que ce qui est privé d’intelligence n’a été vu sourire une seule fois ; où l’air est percé de soupirs, de gémissements, de cris douloureux qu’on ne remarque plus ; où la violence de la douleur est prise pour une des prétentions de notre temps à la sensibilité ; où la cloche mortuaire sonne sans qu’à peine on demande pour qui ; où la vie des hommes de bien s’évapore avant que soit séchée la fleur qu’ils portent sur leur chapeau, ou même avant qu’elle commence à se flétrir.

MACDUFF.

Ô récit trop cruel dans son exactitude, mais trop vrai !

MALCOLM.

Quel est le malheur le plus nouveau ?

ROSSE.

Le malheur qui date d’une heure fait siffler celui qui le raconte : chaque minute en enfante un nouveau.

MACDUFF.

Comment se porte ma femme ?

ROSSE.

Mais, bien.

MACDUFF.

Et tous mes enfants ?

ROSSE.

Bien aussi.

MACDUFF.

Et le tyran n’a pas attenté à leur paix ?

........................

MACDUFF.

Et faut-il que je n’y sois pas ! Ma femme tuée aussi !

ROSSE.

Je vous l’ai dit.

MALCOLM.

Prenez courage : cherchons dans une grande vengeance des remèdes propres à guérir cette mortelle douleur.

MACDUFF.

Il n’a point d’enfants ! — Tous mes jolis enfants, avez-vous dit ? tous ? Oh ! rejetons d’enfer ! Tous ! quoi ! tous mes pauvres petits poulets et leur mère, tous enlevés d’un seul horrible coup !

MALCOLM.

Luttez en homme contre le malheur.

MACDUFF.

Je le ferai ; mais il faut bien aussi que je le sente en homme ; il faut bien que je me rappelle qu’il a existé un jour dans le monde des êtres qui étaient pour moi ce qu’il y a de plus précieux. Quoi ! le ciel l’a vu et n’a pas pris leur défense ! Coupable Macduff ! ils ont tous été frappés pour toi. Misérable que je suis ! ce n’est pas pour leurs fautes, mais pour les miennes, que le meurtre a fondu sur eux. Que le ciel maintenant leur donne la paix !

MALCOLM.

Que ce soit une pierre à aiguiser votre épée ! que votre douleur se change en colère, qu’elle n’affaiblisse pas votre cœur, qu’elle l’enrage !

XIV

Il se sauve en Angleterre avec Malcolm, fils du roi Duncan.

Le cinquième acte les montre rentrant en Écosse avec des forces nombreuses. Macbeth se moque d’eux du haut de ses remparts inexpugnables. Sa femme lady Macbeth expire de remords et de terreur. Un de ses courtisans entre et lui dit : Monseigneur la reine est morte.

MACBETH.

Elle aurait dû mourir plus tard : il serait arrivé un moment auquel aurait convenu une semblable parole. Demain, demain, demain se glisse ainsi à petits pas d’un jour sur un autre, jusqu’à la dernière syllabe du temps qui nous est écrit ; et tous nos hiers n’ont travaillé, les imbéciles, qu’à nous abréger le chemin de la mort poudreuse. Finis, finis, court flambeau : la vie n’est qu’une ombre ambulante ; elle ressemble à un comédien qui se pavane et s’agite sur le théâtre tant que dure son heure ; après quoi il n’en est plus question ; c’est un conte raconté par un niais avec beaucoup de bruit et de chaleur, et qui ne signifie rien. (Entre un messager.) — Tu viens pour faire usage de ta langue : vite, ton histoire en peu de mots.

XV

Un autre courtisan lui annonce qu’on voit la forêt de Dunsinane s’avancer vers la forêt de Birnam. Ce sont des soldats anglais qui ont coupé les rameaux des arbres et qui marchent couverts de leur feuillage du côté du fort.

Macbeth reconnaît la mort. À ce présage, son désespoir n’atteint pas son énergie, il meurt en combattant avec intrépidité ; on sent dans ses dernières paroles, comme dans celles de Saül dans la Bible, l’âpre accent qui défie le ciel.

Tel est Macbeth dans son ensemble.

Dans ses détails, il est aussi complet et aussi pathétique.

C’est la plus magnifique analyse de l’ambition qui ait jamais été tracée par un génie humain.

On voit comment le crime se présente d’abord comme une tentation vague et facile à écarter.

Comment l’amour d’une femme vaine et perverse l’échauffe, l’embrase et y participe du cœur et de la main, en le facilitant et en l’accomplissant à demi elle-même.

Comment, une fois accompli, on en veut enfin le prix, et comment pour cueillir la paix et pour étouffer le remords, il mène à tous les crimes, puis à la mort.

La peinture de ce remords rendu visible par la tache indélébile de sang sur la main de l’assassin, que toutes les vagues de l’Océan ne peuvent faire disparaître, est une image digne de Job.

La mort de lady Macbeth et la féroce intrépidité de son époux en lutte désespérée contre le destin, mais sans fléchir, même en succombant, relèvent tout, même le crime ; on déteste, mais on admire. C’est l’horreur qui fait pitié, c’est le chef-d’œuvre du tragique. C’est Macbeth, la plus belle des tragédies. Lisez, relisez, et ne fermez le livre que pour vous en souvenir éternellement.

XVI

Comparez maintenant Molière à Shakespeare ! Mais non, ne comparez rien, jouissez de tout. Il n’y a rien de commun entre les deux talents, pas plus qu’entre les deux peuples. Ce sont deux saisons qui ne se ressemblent pas et qu’il faut également admirer. Molière, qui ne ressemble à rien dans l’antiquité comique, rend en vers plaisants et merveilleux les plus facétieux détails des caractères humains ; il n’a point d’égal, comme il n’eut point de modèle. Le comique est son nom, on ne l’effacera jamais.

Shakespeare plonge dans l’abîme des fortes passions humaines avec quelque sauvagerie sans doute, mais avec un élan, une profondeur, une largeur qui n’ont de comparaison dans aucune langue. Ne comparons donc pas ces deux grands esprits, l’un de l’abîme, l’autre des régions tempérées. Mais déclarons notre insuffisance en ne tentant pas de les rapprocher : l’un est au-dessus du goût, l’autre est au-dessus du sublime. Ineffables tous deux !

XVII

Hugo, dans une œuvre d’un style égyptien mais souvent taillé en blocs comme les pyramides, a analysé Shakespeare ; il est difficile de mesurer et plus difficile de porter ces blocs ; ils sont jetés avec profusion et souvent sans symétrie et sans choix les uns sur les autres, mais il y en a beaucoup qui révèlent la pensée et la force d’un cyclope du style.

Aimé Martin, le plus doux des hommes, a commenté Molière : trahit sua quemque coluptas. Il a écrit avec l’atticisme d’un écrivain du siècle de Louis XIV. C’était l’homme qu’il fallait pour comprendre et pour analyser cette charmante nature du poëte cultivé sous un grand roi biblique, devant un grand peuple poli comme son époque de génie renaissant et d’imitation classique ; leur mérite est divers, mais leur entreprise est également recommandable. D’ailleurs, j’aime trop le commentateur de Molière pour être juste ; je suis surtout ami ! pardonnez aux faiblesses de l’amitié !

XVIII

Quand il eut fini son Molière et son Bernardin de Saint-Pierre, Aimé Martin quitta le secrétariat de la Chambre et se retira, jeune encore, dans les lettres. Il y vécut de ses travaux passés et persévérants avec sa charmante épouse, sœur de Virginie ; lui-même, digne frère de Paul. C’est alors que la conformité du goût et du talent nous unit plus intimement, que j’allai plus souvent m’asseoir à leur vie de famille, et qu’ils vinrent eux-mêmes habiter plus fréquemment ces deux asiles de Saint-Point et Monceaux que la suite des événements politiques me laissait encore libres pour moi et pour mes amis.

Cette amitié, devenue entre nous presque une parenté, me fut douce et chère. Elle subsista sans vicissitude et sans langueur jusqu’à la veille de sa mort. Il y avait un adoucissement dans ses souffrances quand j’allai l’embrasser au moment de mon départ pour la Bourgogne. J’appris quelques jours après que j’avais été, comme sa femme, trompé sur son état et que sa belle âme était remontée à Dieu inopinément, en me laissant comme monument de tendresse, et en encourageant sa veuve à me laisser, après lui, la meilleure partie de son héritage. Ils n’avaient point d’enfants et ils m’adoptaient ainsi tous deux en quittant la terre ! Jamais portion de fortune ne fut plus sacrée ; elle est encore confondue dans le peu qui me reste, et forme à Saint-Point le complément du victuaire de couvent annexé au château pour l’éducation rurale d’une cinquantaine de jeunes filles des champs.

XIX

Sa chère et charmante femme ne lui survécut pas longtemps. Elle mourut retirée à Saint-Germain, fidèle à son attachement pour lui et à son amitié pour moi. Que Dieu les bénisse et me permette de les retrouver dans l’immortelle réunion promise à ceux qui s’aiment ici bas ! La bonté est le génie de l’amitié.

Ô bons et tendres amis, vous dont l’affection si délicieuse, pendant que vous viviez, me donna tant de douceurs ici-bas et qui voulûtes vous survivre encore après la séparation comme une immortelle providence du haut du ciel, il ne se passe pas de jour depuis qui ne soit adouci, ou attendri, ou consolé dans ce monde de larmes par votre vivante mémoire. Les vicissitudes éclatantes du temps où vous m’avez laissé poursuivre ma route ici-bas m’ont éprouvé, dénudé, accablé. Je vis par grâce, et sans savoir si le morceau de pain amer que je mange ne m’étouffera pas d’angoisses ; j’ai eu tort, mais je n’en suis que plus infortuné.

Un jour est venu inopinément pour moi où tout l’établissement politique de notre pays s’est évanoui et où, surpris à l’improviste par ce vaste écroulement, j’ai été appelé par mon nom à décider le sort de notre patrie et peut-être de l’Europe. J’ai prononcé le nom de république, appel suprême à l’intérêt et à la raison de tous. Ce mot était tellement sur toutes les lèvres qu’il est sorti à la fois et à l’unanimité du fond du pays ; de cette heure, il n’y a pas eu un moment de repos pour moi ; comme le bouc expiatoire d’Israël, j’ai été rejeté hors des murs et déclaré coupable du salut commun. Dieu seul connaît ce que j’ai souffert et ce que je suis destiné à souffrir encore en disputant, par un travail forcé, l’ombre de la dernière tuile de mon toit à l’inimitié du monde. Que vous êtes heureux, vous, d’avoir échappé par la mort à ce drame lugubre de votre ami ! Si nous étions au temps de Caton d’Utique, j’y aurais depuis longtemps échappé par la même voie moi-même ; mais nous vivons sous une loi plus patiente et qui nous commande d’attendre avec résignation la justice des hommes et le pardon de Dieu !

Vous qui vivez maintenant plus près de lui, aimez encore votre ami d’exil et priez pour lui.

Lamartine.