Bossuet, et Fénélon.
Il devoit en être de leur querelle, née dans le sein de la cour, comme de tant d’intrigues qui s’y passent, qui se bornent à brouiller quelques hommes & quelques femmes, & qui, après avoir fait tenir beaucoup de bons ou de mauvais propos, finissent par être oubliées. Les disputes du quiétisme, de l’amour pur & parfait, si humiliantes pour la raison humaine, auroient eu le même sort, sans le nom des personnages qui s’y trouvèrent entraînés ; Louis XIV, madame de Maintenon, & les deux plus beaux génies qui fussent alors dans l’église. Ce fut une femme visionnaire qui les brouilla.
Son nom étoit Bouvières de la Motte, & sa patrie Montargis. Elle avoit épousé le fils de l’entrepreneur du canal de Briare, appellé Guyon. Devenue veuve à l’âge de vingt-cinq ans, ayant de la beauté, du bien, une naissance honnête, un esprit fait pour le monde, elle voulut y vivre comme dans un cloître, & s’entêta de ce qu’on appelle spiritualité. Elle accordoit avec ce goût un soin extrême de la parure, l’amour de la danse & des fêtes, une affectation à laisser entrevoir une très-belle gorge. Elle se tenoit longtemps à l’église, moins pour invoquer son amour (c’est le nom qu’elle donnoit à Jésus-Christ), que pour être vue de son amant dans le seigneur. On parla beaucoup de sa liaison, innocente sans doute, mais qui passa longtemps pour suspecte, avec Lacombe, barnabite, natif de Tonon en Savoye, homme débauché dans sa jeunesse, dévot & mystique dans l’âge mur, & mort fou.
Ce barnabite, qu’on nous dépeint d’une physionomie sinistre, d’un maintien
imposant, apprêté, mais d’une conversation séduisante, fut le directeur de
celle qui vouloit se donner, en
France, pour une
Thérèse, & faire prendre son galimathias pour des révélations & des
prophéties. Lacombe eut la confiance de madame Guyon. Ils se firent de ces
ouvertures de cœur, de ces épanchemens que les seuls dévots connoissent. La
pénitente faisoit trophée d’avoir un pareil directeur ; & le directeur
ne se glorifioit pas moins d’avoir une semblable pénitente.
Dieu m’a fait la grace de m’obombrer par le P. Lacombe
, disoit
madame Guyon :
J’ai obombré madame Guyon
, disoit le P. Lacombe.
Aussi singuliers l’un que l’autre dans leurs idées extravagantes de mysticité, dans leurs rafinemens d’amour pur, en se communiquant leurs erreurs, ils les réduisirent en système. Il ne fut plus question que de les publier & de leur donner du crédit dans le monde. Cette ambition d’avoir des disciples, la plus forte peut-être de toutes celles du cœur humain, commune aux grands dévots, aux grands philosophes & aux grands scélérats, s’empara de nos deux mystiques.
Ils parcoururent le pays de Gex, le Dauphiné, le Piémont, & s’y montrèrent partout en apôtres. Ils y prêchoient le renoncement entier à soi-même, le silence de l’ame, l’anéantissement de toutes ses puissances, le culte intérieur, une indifférence totale pour la vie ou la mort, pour le paradis ou l’enfer. Un amour vif & désintéressé de voit tenir lieu de tout. Ils faisoient de cette vie une anticipation de l’autre, une extase sans réveil, une jouissance continuelle de bonheur pour les ames tendres & pieuses. Celles qui tenoient encore à la terre, apprenoient d’abord à s’en détacher dans le livre intitulé le Moyen court ; mais celles qui avoient pris leur vol dans le sein de Dieu même, se baignoient dans une mer de délices célestes, & flottoient sur les ondes impétueuses des torrens.
Les nouveaux apôtres n’établissoient, dans l’exposition de leur doctrine, que des principes très-vrais à quelques égards, mais dont ils tiroient des conséquences très-fausses & très-dangereuses. Toutes les passions y trouvoient leur compte, la volupté, l’orgueil, & sur-tout la paresse. On arrivoit, par un chemin tout semé de fleurs, à ce que la perfection a de plus sublime.
Le directeur & la pénitente s’attirèrent d’abord quelque persécution. Elle ne fit que les rendre plus respectables. La foule de leurs prosélytes grossit. On se laissoit prendre aux exhortations ; à l’air insinuant du P. directeur. Mais les principales conquêtes furent dues à la compagne de son zèle & de son apostolat. Ses aumônes considérables, son éloquence naturelle, les charmes de sa figure, gagnèrent les imaginations tendres & flexibles. Des femmes foibles, des religieux jeunes & plus foibles encore, sentirent bientôt leur cœur brûler de l’amour pur. Ils n’avoient jamais tant aimé Dieu, que depuis qu’ils l’aimoient dans madame Guyon. Elle eut des adorateurs jusques dans la grande chartreuse.
Le jeûne acheva d’affoiblir son cerveau. Elle se donnoit les titres les plus
extravagans, se qualifioit de femme enceinte de l’apocalypse,
d’épouse de Jésus-Christ, supérieure à sa mère, de prophétesse, de
fondatrice d’une nouvelle église, &c., &c.
Ce
que je lierai
, disoit-elle, sera lié, ce que je
délierai sera délié : je suis cette pierre fichée par la croix sainte,
rejettée par les
architectes.
Quand son
esprit prophétique s’emparoit d’elle, on croyoit entendre les Ezéchiel &
les Isaïe. Elle imitoit leur langage véhément & figuré. Elle prophétisa
que tout l’
enfer se banderoit contr’elle
; que
la femme seroit enceinte de l’esprit intérieur, mais que le
dragon se tiendroit debout devant elle
. Cette vision, dont elle fit
confidence au P. Lacombe, ne se trouva pas totalement fausse. Etant de
retour à Paris, en 1687, & continuant à prêcher à leur ordinaire, ils
s’y attirèrent des ennemis puissans.
Harlai de Chanvalon étoit alors archevêque. Ses mœurs ne furent point à l’abri de la critique : on l’accusoit d’aimer les femmes. Mais celle-ci n’éprouva que des rigueurs. Il obtint un ordre du roi pour qu’elle fût enfermée. On la mit dans le couvent de la Visitation de la rue saint Antoine. Pour le P. Lacombe, on lui fit l’honneur de le mettre à la Bastille. On l’accusa d’avoir séduit sa pénitente, d’avoir profité de ses momens de folie pour attenter à sa vertu. Mais ces accusations parurent, dans la suite, très-injustes, malgré tout ce qui déposoit contr’eux ; malgré des lettres interceptées, où le langage de l’amour étoit traité de la manière la plus tendre & la plus vive ; malgré l’exposition d’une morale qui présente sans cesse à l’imagination des images indécentes, des idées de lubricité. Les gens sensés regardèrent toujours Lacombe & la Guyon, comme deux personnes de bien dont l’esprit étoit aliéné, mais dont il falloit respecter les mœurs.
Heureusement pour la pénitente, elle s’étoit fait des protections. Avec son beau systême de ne s’inquiéter de rien, elle n’avoit pas laissé d’agir & de se précautionner contre les orages qui la menaçoient. Elle s’étoit assurée d’une cousine qu’elle avoit dans la maison de S. Cyr, nommée la Maison-Fort, d’une ancienne famille de Berry, parente très-estimable, & devenue la favorite de madame de Maintenon. Les duchesses de Charôt, de Chevreuse, de Beauvilliers, de Mortemar, toutes femmes de piété, s’intéressèrent à la délivrance d’une dévote faite pour amener le ciel sur la terre, & la changer en un séjour de calme & de félicité parfaite. On crie à l’injustice. On parle à madame de Maintenon, qui, sur le champ, agit pour faire relâcher cette femme extraordinaire. Les ordres furent donnés. L’archevêque voulut d’abord les éluder ; mais, trop bon courtisan pour résister toujours, il rendit bientôt madame Guyon aux empressemens de ses amies.
Libre, elle vole à Versailles, est introduite dans S. Cyr, & c’est là qu’elle fit connoissance avec l’abbé de Fénélon : c’est là que se formèrent leurs liaisons innocentes, leur commerce de dévotion & de spiritualité si fatal à tous deux.
L’abbé de Fénélon né dans le Périgord en 1651, élevé par l’évêque de Sarlat
son oncle, dirigé par l’abbé Tronson, au séminaire de S. Sulpice, employé
plusieurs années à la conversion des Calvinistes, prédicateur, théologien,
& très-bel esprit ; étoit encore l’homme du royaume le plus aimable.
Abeille légère & difficile dans son choix, il n’avoit pris que la fleur
des sciences & des belles-lettres. Son génie étoit créateur &
lumineux ; son goût sûr & naturel ; son imagination douce &
brillante ; sa conversation
instructive &
délicieuse ; sa plume celle même des graces. Charmant dans un cercle de
courtisans & de femmes, de sçavans & de beaux esprits, souhaité
partout, & ne se livrant qu’à des amis intimes, aimant & rendant
aimable la vertu, fait pour le peuple & le grand monde, la ville &
la cour, il n’y parut que pour en être l’idole. L’éducation des enfans de
France lui fournit l’occasion de développer ses talens. Après avoir dîné,
souvent en tiers avec madame de Maintenon, il alloit à saint Cyr faire des
conférences dévotes. La dévotion étoit alors en règne à la cour. Les
personnes de la plus haute qualité se rendoient à ces pieuses assemblées. On
regardoit Fénélon comme l’apôtre de saint Cyr, de cette maison naissante
destinée à devenir l’asyle de la piété, aussi bien qu’une ressource pour la
noblesse indigente. Il est aisé d’imaginer combien madame Guyon fut
empressée d’entendre le saint à la mode, un homme dont la façon de penser
& de sentir étoit analogue à la sienne. Elle le vit, l’écouta, l’admira,
l’aima sur-tout. Un rapport d’humeur, une sympathie invincible, un je ne
sçais
quoi de romanesque dans le caractère de
l’un & de l’autre, les lia bientôt étroitement. Leurs ames pures &
sensibles à l’excès n’en firent plus qu’une. Dans ses extases de joie,
l’amante, saintement passionnée, disoit à son amant dans le seigneur : « O
mon fils ! mon cœur est collé au cœur de Jonathas. Je mourrois s’il y avoit
le moindre entre-deux entre toi & moi, entre nous & dieu. O mon
fils ! »
Que ces paroles devoient faire une impression profonde dans le cœur
tendre & vertueux de l’auteur de Télémaque, lui dont
l’imagination s’embrasoit par l’idée de la candeur & de la vertu, comme
celle des autres s’enflamme par les passions !
Madame Guyon avoit pris Lacombe pour son directeur ; mais elle ne fit de Fénélon qu’un disciple. Fière & sûre d’une telle conquête, elle s’en servit pour mettre en vogue toutes ses idées, & elle les répandit avec succès dans saint Cyr. L’évêque de Chartres, Godet Desmarais, dans le diocèse duquel est cette maison, fut instruit & allarmé de ce qui s’y passoit. Son esprit, ombrageux & timide, grossit encore les monstres qu’on lui présentoit pour les combattre. D’autre part, l’archevêque de Paris menaça de recommencer ses poursuites. De manière qu’une maison, choisie pour être un lieu de paix & de délices, alloit se changer en un séjour de discorde & de désolation. Madame de Maintenon trembla pour son ouvrage. Elle connoissoit l’horreur du roi pour toute ombre de nouveauté. D’ailleurs, dans son état de grandeur & de considération, elle n’eut pas été flattée en se mettant à la tête d’une espèce de parti. Sa résolution fut bientôt prise. Quelque attachement qu’elle eût pour madame Guyon, elle rompit avec elle, & lui défendit le séjour de saint Cyr.
L’orage contre Fénélon se formoit. Continuer ses liaisons avec une femme enthousiaste & suspecte d’opinions dangereuses, c’étoit risquer beaucoup. Il s’exposoit à perdre sa place & ses espérances. Il conseille à son amie de se mettre entre d’autres mains, de choisir un guide très-habile qui la conduiroit mieux, & désigne l’évêque de Meaux, Bossuet.
Personne alors, dans l’église
Gallicane, n’avoit
plus de réputation. C’étoit le Chrysostôme de son siècle. On l’a défini le
seul homme éloquent parmi beaucoup d’écrivains de génie. Il fait autorité
dans l’église. Les molinistes & les jansénistes le citent également. On
a de ce prélat, ainsi que de Fénélon, plus de cinquante ouvrages différens.
Mais jamais l’un ne se fut immortalisé sans ses Oraisons
funèbres, & son Discours sur l’Histoire
universelle ; non plus que l’autre, sans son poëme ou roman
admirable de Télémaque. Bossuet, après s’être longtemps
regardé comme le maître & l’ami du
second des hommes pour
l’éloquence, & du premier pour les qualités du cœur
, en étoit
devenu le rival.
L’attention de Fénélon à lui renvoyer son amie, comme au seul oracle qu’il falloit consulter, avoit l’apparence du procédé le plus louable. Mais Bossuet reconnut mal cette marque d’estime. Il ne pardonna point à Fénélon ses talens & ses vertus ; sa concurrence avec lui dans la charge de premier-aumônier de madame la duchesse de Bourgogne, & sa démission de l’abbaye de S. Valleri, le jour même qu’on lui donna l’archevêché de Cambrai ; démission édifiante sans doute, mais qui devenoit une critique sanglante de quelques prélats, & nommément de l’évêque de Meaux, qui, surchargé d’honneurs, possédoit aussi plusieurs bénéfices. Il se chargea de diriger madame Guyon : Cette femme, déjà célèbre, pouvoit ajouter à la gloire de ce grand homme, s’il étoit assez heureux pour qu’on la vît ramenée. Elle lui témoigna d’abord la plus grande confiance ; communia de sa main, & lui donna tous ses écrits à examiner.
Bossuet, l’évêque de Châlons, depuis cardinal de Noailles, & l’abbé Tronson, supérieur de saint Sulpice, s’assemblèrent, pour cet examen, au village d’Issi. L’archevêque de Paris, Chanvalon, jaloux qu’on empiétât sur ses droits, & que d’autres que lui se portassent pour juges dans son diocèse, fit promptement afficher une censure publique des matières qu’on alloit examiner. On rit de cette censure précipitée. Madame Guyon se retira dans la ville de Meaux. Elle eut beaucoup de peine à souscrire à sa condamnation. Mais, enfin, elle fit le sacrifice de ses opinions à Bossuet qui l’exigeoit, & lui promit de ne plus dogmatiser.
Elle ne tint point sa parole. Son imagination, échauffée plus que jamais par
les persécutions & par ses rêveries, se donna de nouveau carrière. La
cour, fatiguée des plaintes qu’on lui faisoit, ordonna l’enlèvement de
madame Guyon. Elle fut mise à Vincennes l’an 1695. Cette retraite n’étoit
pas celle qui lui convenoit le mieux. Quel cerveau que celui d’une femme qui
« épouse Jésus-Christ dans une des ses extases ; qui suffoque de la grace
intérieure, & qu’on étoit obligé de délacer ; qui se vuide (à ce qu’elle
disoit) de la surabondance de graces, pour en faire enfler le corps de l’élu
assis auprès d’elle »
! Elle n’avoit encore extravagué qu’en prose ; mais à
Vincennes elle composa des milliers de vers mystiques, parodia les opéra de
Quinault, & ne mit aucune borne à sa folie.
Un écrivain célèbre observe que, dans le temps qu’on tenoit en France madame Guyon enfermée, on sollicitoit à Rome la canonisation de Marie d’Agréda, plus visionnaire elle seule que tous les mystiques ensemble. L’université de Salamanque & la Sorbonne étoient en guerre pour elle. L’une jugeoit Marie d’Agréda une grande sainte, & l’autre la traitoit d’esprit foible.
L’affaire de madame Guyon occupoit toujours Bossuet. En la terminant avec
gloire & promptement, il pouvoit avoir le chapeau de cardinal. La grande
difficulté étoit de détacher l’abbé de Fénélon de la personne & des
sentimens de son amie. On lui parle, on lui écrit, on le presse ; mais on ne
gagne rien sur lui. Bossuet croit qu’il l’emportera d’autorité. Il présente
à Fénélon une Instruction pastorale sur les livres
examinés à Issi, & veut qu’il la signe. Fénélon est scandalisé de la
proposition ; &, révolté de cet air d’empire, il répond qu’on ne
verra jamais son nom au bas d’un libèle
. Le livre des Justifications de madame Guyon parut alors. C’étoit aussi
bien celles de l’abbé de Fénélon. En travaillant à cet ouvrage, il se
proposoit de faire revenir le public sur son compte & sur celui de sa
protégée. Ce n’est pas qu’il pensât comme elle dans tout,
qu’il donnât aveuglément dans toutes ses extravagances.
Il croyoit cette femme plus entêtée que coupable ; pensant bien, mais
s’exprimant mal ; n’ayant d’autre crime que celui d’ignorer les termes
sacrés de la théologie ; moins faite pour tromper que pour être trompée
elle-même.
L’orage contre Fénélon grossissoit chaque jour. Ses amis lui cherchèrent un port assuré dans le sein de la tempête. On lui procura l’archevêché de Cambrai en 1695. Il fut sacré par l’évêque de Meaux. Les deux prélats se réconcilièrent. Il se firent des protestations d’estime & d’attachement : mais leur fond de jalousie mutuelle restoit. Les scènes de scandale, & de division dans la doctrine, recommencèrent à l’impression du livre des Maximes des Saints. Quand c’eût été les maximes des hommes les plus pervers, elles n’auroient pas fait plus de bruit. L’ouvrage souleva Bossuet & ses partisans. Ils jettèrent les hauts cris.
L’auteur des Maximes des Saints vouloit y rectifier tout ce qu’on reprochoit à madame Guyon. Son système n’étoit que le développement des idées orthodoxes des pieux contemplatifs. Il croyoit sauver leurs ridicules & leurs contradictions. L’ouvrage étoit écrit avec beaucoup d’art. Fénélon avoit jetté la lumière & des graces dans les secrets profonds de la mysticité. Ses maximes enchantoient, touchoient, élevoient l’ame. La lecture en parut édifiante, & propre à une dévotion tendre. Les femmes dévorèrent le livre : elles l’appelloient un livre d’or, ou la bible de la petite église. Cette vogue ne faisoit que révolter davantage ceux qui l’anathématisoient. Ils ne vouloient point admettre la réalité d’un état dans lequel on aime dieu sur la terre, absolument & sans intérêt, pour lui-même. Ils soutenoient qu’il n’y avoit point de cas où l’on pût faire à dieu le sacrifice du paradis & de son salut. Les gens de cour s’amusoient beaucoup du chapitre du Mariage de l’ame. Paris fut inondé de chansons & d’estampes satyriques.
Le livre des Maximes est dénoncé au roi. Ce monarque, effrayé de voir les princes ses enfans élevés par un hérésiarque, parle à Bossuet, dont il révéroit le nom & les lumières. Bossuet le confirme dans ces sentimens, se précipite à ses genoux, lui demande pardon de ne l’avoir pas instruit plutôt de ce qui se passoit près de son trône, & d’avoir trop ménagé l’archevêque de Cambrai, dans le temps même qu’il lui porte le coup le plus sensible. Le P. de la Chaise fut aussi consulté : mais il vanta le livre ; il dit qu’il n’y avoit que les jansénistes qui le trouvassent mauvais*.
L’opposition des sentimens de l’évêque de Meaux & du P. de la Chaise ;
les allarmes de Louis XIV ; l’embarras de madame de Maintenon, qui
affectionnoit l’archevêque de Cambrai, mais qui redoutoit les opinions
nouvelles ; l’approbation donnée à son
livre par
MM. Tronson, Fleury, Hébert ; le jugement impartial qu’en avoit porté le
cardinal de Noailles : tout cela faisoit un grand bruit. Les esprits modérés
cherchèrent à concilier les deux prélats. Mais, chacun croyant avoir
également raison, ils écrivirent l’un contre l’autre. Bossuet appella son
illustre antagoniste le Montan de la nouvelle Priscille.
Ne craignoit-il point qu’on ne lui parlât de mademoiselle Desvieux de Mauléon
*, & qu’on
ne fît usage contre lui des bruits qui couroient
sur leur compte ? Mais la voie odieuse de récrimination étoit indigne de
l’archevêque de Cambrai. Les emportemens de ses ennemis ne le firent jamais
sortir de sa douceur naturelle. Il se plaignoit sans imputer des crimes. Il
disoit simplement à Bossuet, dont il connoissoit la violence & la
politique : « Vous allez me pleurer partout, & partout vous me pleurez
en me déchirant. »
Quand ils furent las d’écrire & de disputer inutilement, ils envoyèrent leurs ouvrages au pape, & s’en remirent à la décision d’Innocent XII. Les circonstances n’étoient pas favorables à Fénélon. Rome avoit, depuis peu, condamné le fameux Molinos, prêtre Espagnol, grand directeur & homme de bien. Son quiétisme paroissoit le même que celui de l’archevêque de Cambrai. Louis XIV avoit pressé la condamnation de Molinos, à la sollicitation de ses ennemis. Ainsi ce monarque étoit engagé, sans le sçavoir, à poursuivre l’amour pur & parfait des mystiques. Fénélon n’avoit pour lui que le cardinal de Bouillon, ambassadeur de France à Rome, & les jésuites, qui l’avoient traversé dans les commencemens de sa fortune & qui le servirent après : encore faut-il excepter les PP. la Rue & Bourdaloue, qui ne furent jamais de ses amis. La Rue fit en chaire une sortie contre le livre des Maximes des saints, & fut très-désapprouvé de ses confrères. Ils sollicitoient vivement à Rome en faveur de l’amour pour & désintéressé, pendant qu’on les accusoit en France de rejetter toute espèce d’amour divin. Leur histoire a été comparée à celle de M. Langeais, poursuivi par sa femme, au parlement de Paris, pour cause d’impuissance ; & par une fille, au parlement de Rennes, pour lui avoir fait un enfant. Il perdit l’une & l’autre affaire.
L’évêque de Meaux avoit pour lui son grand nom, l’adhésion de plusieurs
prélats de France, les signatures de quelques-uns & celles d’un grand
nombre de docteurs, tous ligués contre les Maximes des
saints. Il porta lui-même au roi ces signatures. Ce qui le servit
le moins, c’est la députation de l’abbé Bossuet vers le saint siège. Le
neveu étoit aussi médiocre que l’oncle étoit
grand homme. On attendoit chaque jour la décision du pape. L’affaire
traînoit en longueur par des manœuvres secrettes, par les divisions
éternelles des consultans, qui sont des moines & rarement des prélats,
qui ne s’occupent que d’intrigues & de plaisirs. Louis s’impatiente : il
écrit lui-même à sa sainteté, pour qu’elle donne la paix à l’église de
France. Il desiroit la condamnation des Maximes des saints
autant que Bossuet. Le monarque étoit prévenu contre l’auteur & contre
son systême. Il se confirma dans ses idées, lorsque l’archevêque de Cambrai
lui eut laissé entrevoir les siennes, dans une conversation qu’ils eurent
ensemble. Fénélon parla de la religion & du gouvernement en romancier.
En le quittant, le roi dit :
J’ai entretenu le plus bel esprit
& le plus chimérique de mon royaume.
Cela rappelle la réponse
de Bossuet à madame de Grignan, qui lui demandoit si Fénélon avoit tant
d’esprit :
Ah, madame ! il en a à faire trembler.
En attendant que Rome décide. Fénélon est disgracié, malgré la protection toute-puissante de madame de Maintenon & du P. de La Chaise, & malgré les larmes du duc de Bourgogne. Il perd sa place de précepteur des enfans de France. Sa disgrace entraîna celle de la plupart de ses parens & de ses amis. Ils furent privés de leurs emplois, ou chassés de la cour. Enfin le dernier coup est porté. Rome prononce, & Fénélon est condamné. Dès qu’il le sçait, il monte lui-même en chaire & publie sa condamnation. Il donne un mandement contre son livre, & fait faire, pour l’exposition du saint-sacrement, un soleil dont un des anges, qui en étoient les supports, fouloit aux pieds divers livres hérétiques, sur un desquels étoit le titre du sien. Des actions si belles furent empoisonnées. On crut qu’il y entroit du faste & de l’orgueil. Cette docilité, unique dans un homme de génie, lui gagna tous les cœurs. Le pape & les évêques l’en félicitèrent. Mais ses suffragans se comportèrent indignement. Ils firent insulter, dans son palais, ce même prélat dont Marlborowg & ses Anglois respectoient les terres, pendant que toutes les autres de la province étoient livrées aux flammes, au pillage.
On a dit, on a écrit même que Fénélon n’avoit été disgracié que pour s’être opposé à la publication du mariage de madame de Maintenon, qui devint son ennemie & trouva l’occasion de se venger : mais c’est un conte. Il est faux qu’au sujet de ce mariage on ait consulté Fénélon, & il est sur que madame de Maintenon lui fut toujours attachée. La seule chose qui le perdit à la cour, c’est sa réputation de quiétiste & d’homme à projets. Les siens étoient admirables dans la spéculation, mais impraticables. Ses maximes de gouvernement approchent de la république de Platon.
Frappé de l’amour du bien & de l’humanité, plein de la lecture des anciens, il développa toutes ses idées dans le Télémaque. Est-ce Homère ou Virgile qui a tenu le crayon dans ce roman moral ? Il y a toute la pompe de l’un & toute l’élégance de l’autre, les agrémens de la sable & la force de la vérité, des descriptions nobles & sublimes, & des peintures riantes & naturelles. Les peuples trouvent, dans cet ouvrage, un ami zèlé qui ne cherche qu’à les rendre heureux ; & les rois un ennemi implacable de la flatterie. Partout la vertu s’y présente sous mille formes, suivie de la félicité. Quel stile vif, naturel, harmonieux ! Le Télémaque est unique en son genre. On y remarqua cependant des défauts ; mais on appuya davantage sur quelques méchancetés qu’on crut y voir. Les plus beaux tableaux furent jugés des portraits. Madame de Montespan, Louvois, le roi Jacques, Louis XIV, n’étoient pas représentés à leur avantage. En quinze mois, il parut vingt éditions du Télémaque. Il fut imprimé la première fois sur une copie qu’un domestique de l’auteur lui vola. On disoit que ses Maximes des saints étoient un roman, & que le roman de Télémaque étoit les Maximes des rois.
Retiré dans son diocèse, il y vêcut occupé de la composition de différens ouvrages ; faisant les délices de quelques amis intimes & tendres ; consulté des grands, & particulièrement du duc d’Orléans, depuis régent ; toujours regretté vivement, mais inutilement, par le duc de Bourgogne ; adoré des curés, des soldats, des pauvres de son diocèse, qui tous l’appelloient leur père ; ayant enfin trouvé, ce semble, le bonheur véritable, &, malgré cela, parlant sans cesse de la cour & la regrettant. Il reconnut, sur la fin de sa vie, la vanité des sciences, & fit quelques vers galans* dans le goût de ceux de Quinault.
Bossuet, dont le triomphe parut plus humiliant que la défaite de son rival, mourut également dans son diocèse, avec la réputation d’un prélat zélé, laborieux & charitable. On prétend** que ces deux célèbres antagonistes, qui combattirent avec tant de chaleur pour des matières de théologie, avoient une façon de penser toute philosophique, & que, s’ils étoient nés à Londres, ils auroient donné l’essor à leur génie & déployé leurs principes, que personne n’a bien connus.