(1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre V. Comment finissent les comédiennes » pp. 216-393
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(1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre V. Comment finissent les comédiennes » pp. 216-393

Chapitre V.
Comment finissent les comédiennes

Pendant que nous sommes en train de comédie, il faudrait quelque peu jeter un coup d’œil sur les œuvres et les tentatives de la comédie après Molière. En dépit du titre un peu compromettant de notre livre, Histoire dramatique, etc., nos lecteurs ne doivent pas s’attendre à une histoire complète ; il n’y a pas d’histoire complète, et puis nous ne pouvons entreprendre que l’histoire des œuvres nouvelles, ou des œuvres récemment remises en lumière ; tout au plus une excursion nous est permise, de temps à autre, sur le terrain de l’antiquité ; encore faut-il que cette excursion favorable au critique, lui soit indiquée au moins par les nécessités du sujet dont il parle. En un mot, ceci est une Histoire du Théâtre, en ce sens que toutes les choses dont nous parlons ont vécu une heure, ou vécu des siècles, et pour peu qu’un brin de cette vie à part dans les lettres humaines se retrouve en nos sentiers perdus, notre œuvre est accomplie. Il ne faut pas demander à Suétone le talent de Tacite, au marquis de Dangeau l’esprit de madame de Sévigné, l’exactitude et le sang-froid de Mézerai à M. le duc de Saint-Simon ; il ne faut pas demander au Feuilleton les dates, les titres, les anecdotes des frères Parfait. À chacun son œuvre et sa tache ! Encore le lecteur et surtout l’auteur du présent livre se doivent-ils estimer heureux de cette espèce d’unité qui se présente, inespérée, en cette œuvre de dépouillement.

Une autre excitation qui nous pousse à revenir tout de suite aux comédies passées du Théâtre-Français, et à les remettre en lumière à cette place même, c’est que, dans la plupart de ces œuvres du théâtre ancien, nous sommes sûrs de rencontrer la beauté, le talent, le charme et le souvenir de mademoiselle Mars ! Partout elle est présente en cette œuvre d’agrément et de perdition ; l’écho du théâtre a gardé les enchantements de cette voix divine ; les trumeaux de ces salons, disposés pour la société du grand siècle, ont conservé le profil incertain de cette image et le charme piquant de son sourire. Elle est encore, du fond de sa tombe, ouverte à l’heure où il fallait mourir, l’hôte et la souveraine de ces demeures fondées par Molière, en l’an d’esprit, de génie et de grandeur : l’an de grâce 1666 ! Au moment où j’écris ces pages funèbres, dans ce cabinet où si souvent elle est venue, et dans ce fauteuil où elle aimait à s’asseoir, écoutant plus qu’elle ne parlait, et de temps à autre admirant, de ces hauteurs, les fleurs et les eaux de ces jardins enchantés qui s’étendent sous ma fenêtre en plein soleil, mademoiselle Mars m’écoute encore et — contente de son apothéose — elle sourit à ces pages où sa trace est restée.

Hélas ! la trace est fugitive de ces comédiennes accomplies ! Hélas ! leur tâche à peine achevée, autant vaudrait courir après l’oiseau qui chante, après le parfum qui s’envole, après le rayon que l’ombre absorbe à la tombée du jour. Ô comédiens et comédiennes, jouets brisés par des enfants ! Qu’est-il devenu ce conquérant sous la pourpre dont la voix faisait trembler le monde romain ? Il allait, entouré de terreur, de poésie et de toute puissance… il tombe, il est oublié, il est mort ! À peine est-il un nom, une ombre, un écho. Et cette beauté, cette jeunesse, cette conquête, ce riant visage aux pas légers. « Sermo cum risu incessans », disait Quintilien, cette malice éloquente et qui mord ; « dicacitas cum morsu ». Vanité des vanités !

Qu’est-ce à dire et quels changements en si peu de jours ? La ville était aux pieds de l’enchanteresse, attendant son heure et son bon plaisir. Elle était l’espérance du poète et la fortune de sa poésie ; elle disposait à son gré de la popularité, de la gloire ; elle poussait au but qu’il lui plaisait d’indiquer, la sympathie ardente de la foule… Ô douleur ! ô misère ! un rien se dérange dans la toute-puissance de cette créature adorée, un pli du visage, un cheveu qui blanchit, et le monde hésite à la reconnaître ! Cette taille svelte a-t-elle pris quelque peu d’embonpoint, aussitôt se fait entendre aux oreilles de cette infortune une voix, cette voix de la satire de Juvénal où il dit à l’esclave en disgrâce du maître : — Allons, çà, faisons place à une autre, ton nez nous déplaît, la belle ; sors d’ici et t’en va chercher fortune ailleurs ! À cet ordre il faut obéir. On la chasse, il faut qu’elle parte ! En vain voudrait-elle implorer la pitié, le secours, l’aide et l’appui de la foule qui était à ses pieds, la foule a passé à d’autres amours, elle ne sait plus rien de ses transports de la veille ; elle brise en riant ce qu’elle adorait avec rage ; elle siffle, elle hurle au passage de cette beauté que tout à l’heure encore elle inondait de fleurs. — Ainsi, chaque instant de la vie est un avertissement des vanités de l’état où Talma était roi, où mademoiselle Mars était reine.

Immortalia ne speres monet annus et almum

Quæ rapit hora diem.

Cette gloire du théâtre est un nuage ; plus haut le nuage vous emporte, et plus vous devez redouter la tempête qui le brise et qui vous précipite des hauteurs :

               Circumfusa repente
Scindit se nubes.

J’ai donc voulu, puisqu’il était question de la comédie et de ses alentours dans les chapitres de ce livre, raconter, par des exemples, les derniers moments de mademoiselle Mars ; j’ai voulu rattacher son souvenir au souvenir de toutes les œuvres qui l’entouraient, et conduire avec tant de soin cette barque funèbre, à travers tant d’écueils, ou pour mieux dire à travers tant de comédies oubliées, que tout parût s’arrêter un instant à la retraite et à la mort de mademoiselle Mars. Voilà le seul fil par lequel seront reliées les comédies qui vont venir ; seulement il faut prévenir le lecteur que mademoiselle Mars n’est pas seulement dans les œuvres passées, elle se retrouvera dans les œuvres modernes, avec les poètes qui vont venir, Hélas ! elle appartenait non seulement à Molière, à Marivaux, à toute l’école des maîtres, elle appartenait aussi à cette brillante école de la Restauration et de la révolution de Juillet, dont le premier protecteur s’appelait le roi Charles X, dont le second roi s’appelait le roi Louis-Philippe Ier. Au roi Charles X revient l’honneur d’avoir fait représenter Hernani. À M. le duc d’Orléans, premier prince du sang, il faut compter la protection qu’il accorda au poète des Messéniennes et des Vêpres siciliennes. Sur la liste des pensions du bon roi Charles X éclate et brille, en lettres de feu, le nom du jeune poète à qui étaient réservés à la fois tant de gloire et de malheur. Auguste infortune, exil éternel !

Spes atque opes vitæ meæ jacent
Sepultæ in pectore.

Mais reprenons le masque du poète comique ; voyons passer la comédie en deuil du grand Molière, et cherchons la trace du maître jusqu’à ce que peu à peu la trace s’efface et disparaisse, on ne sait dans quelles broussailles, où de temps à autre elle se retrouve, tant il a laissé, ce géant, l’empreinte de ses pas.

Plusieurs lecteurs curieux qui lisent un livre, uniquement pour apprendre quelque chose, qui font peu de cas de la forme, et qui ne tiennent nul compte de la recherche et des efforts du langage, vont demander à quoi bon ces passages qui ne sont que des longueurs ; pourquoi, par exemple, quatre longs chapitres à propos de Don Juan et pas un mot de L’Avocat Patelin ? Pourquoi cette histoire (il est vrai que ce livre est mal nommé) ne remonte pas plus haut que Molière, et enfin pourquoi toujours mademoiselle Mars, et rien que mademoiselle Mars, comme si avant elle, il n’y avait, en effet, pas un comédien habile et pas une comédienne intelligente ? — En un mot, disent-ils, est-ce que avant Molière il n’y avait pas de comédie ? est-ce que avant mademoiselle Mars il n’y avait pas eu de comédiens ? Essayons de répondre à l’une et à l’autre de ces deux questions.

Les Marionnettes et les comédiens. — De la critique aux premiers temps du théâtre

Autrefois, remontons seulement aux premiers jours du grand règne autour duquel nous tournons sans nous lasser, la comédie à peine était inventée, et elle allait fort bien sans la critique. En ce temps-là peu ou point de critique ; on s’arrêtait devant ce grand titre : Comédiens du roi ! Et si par hasard, Critique ma mie, il te plaisait de faire la rebelle, haro sur toi, tu seras traitée, ou peu s’en faut, comme nos seigneurs les Comédiens du roi ont traité les marionnettes de la foire qu’ils ont voulu envoyer à la Bastille.

    En ce temps-là
C’était déjà comme ça !

En ce temps-là déjà ce plaisant pays de France était partagé par mille divisions intestines ; on se disputait après la Fronde, — en attendant mieux — pour et contre messieurs les Comédiens du roi, pour et contre mesdames les marionnettes. À qui restera la victoire ! On n’en sait rien : aux comédiens de bois ? ils sont bien intrigants ; aux comédiens en chair et en os ? ils sont bien mal avec le public. Et vous avez beau dire avec un mépris mal dissimulé : le public ! fi du public ! Le public peut supporter facilement toutes les tyrannies, mais absolument il ne veut pas qu’on lui impose son admiration et ses plaisirs. Ordonnez au parterre qu’il ait à admirer la comédienne à la mode ; à peine l’ordre est donné, la comédienne est perdue. Imposez vos amours à la comédie, aussitôt le public s’éloigne ou il brise les banquettes. Il veut aujourd’hui des marionnettes, à bas les comédiens, et laissez-lui ses marionnettes.

En vain nos seigneurs de l’Hôtel de Bourgogne, ces Jupiters-Scapins de la comédie, appellent le ciel et la terre à leur aide, contre les comédiens de bois, le public étranglera de ses mains, tout l’Hôtel de Bourgogne, plutôt que de briser les marionnettes. Et pourtant quelle plaidoirie en faveur des comédiens ! Ils disaient que l’art était perdu, que c’en était fait du goût public ; les marionnettes outrageaient (c’est l’usage) la morale et le bon sens. Les marionnettes mâles étaient des prédicateurs d’athéisme ; les marionnettes femelles montraient au parterre bien des choses que montreraient à peine d’honnêtes femmes en chair et en os ; ceux-ci étaient des sacripants qui blasphémaient la terre et le ciel, celles-là étaient de franches drôlesses parées et fardées, dont les vives allures faisaient venir de coupables pensées. « Messieurs et mes seigneurs du Parlement, faites-nous justice des marionnettes, disaient messieurs les comédiens ; délivrez-nous des marionnettes, s’écriaient mesdames les comédiennes » ; c’était un bruit à ne pas s’entendre, et messieurs du Parlement se trouvaient bien embarrassés.

Il est vrai que nos seigneurs les illustres de l’Hôtel de Bourgogne, quand s’éleva le grand débat des comédiens et des marionnettes, une des plus terribles collisions de l’histoire de France, pouvaient invoquer plus d’un précédent qui leur était favorable. Témoin le grand procès entre l’Hôtel de Bourgogne et les Confrères de la Passion. Ces comédiens primitifs, les véritables enfants sans souci et sans art, vivaient encore, en dépit de leurs bien-aimés et féaux successeurs de l’Hôtel de Bourgogne. Ils vivaient, et même le public les aimait comme de gros réjouis qui ne sont pas difficiles sur le mot pour rire, à ce point que l’Hôtel de Bourgogne s’en émut ; de quel droit ces coquins-là faisaient-ils rire encore ce public ignorant ? De là citations, enquêtes, dits, contredits, procès, plaidoiries pour le Prince des Sots, plaidoiries pour l’Hôtel de Bourgogne. Pierre Micou plaidait pour la Comédie, il avait le côté sérieux de ce débat ; Charles Loiseau, François Pinçon, Lucien Soëlfe et toutes les bonnes langues du barreau de Paris s’étaient rangés du côté du Prince des Sots, et vous pensez si l’artillerie fut vive, et violente, et bien nourrie contre messieurs les comédiens sérieux.

Cette cause de la sotie contre la comédie était en effet une cause nationale. C’était le vieil esprit français qui se défendait à outrance contre le bel esprit envahisseur de toutes choses ; c’était le dialogue improvisé, la comédie inventée à toute heure, à tout bout de champ, qui cédait la place, mais non pas sans coup férir, à l’art arrangé, peigné et tiré à quatre épingles. On y mit, de part et d’autre, beaucoup de vivacité et de chaleur. Que d’esprit du côté du Prince des Sots ! que de verve ! quelles charges admirables ! que de factums ! Dans tous les lieux où se fabrique l’esprit à bon marché, qui est la courante monnaie de la comédie, sous les piliers des halles (qui se connaissaient en comédie, et pour cause), sur le Pont-Neuf (une grande autorité aujourd’hui perdue) dans les cabarets, (il n’y a plus de cabarets, il y a des cafés où l’on boit de l’eau chaude), dans les boutiques des barbiers (aujourd’hui fermées et remplacées par les salons des coiffeurs), chez les suisses des hôtels (il n’y a plus de suisses, il n’y a plus d’hôtels, il n’y a que des maisons et des portiers), parmi les porteurs de chaises, race plaisante et moqueuse qui joue son rôle dans la première comédie de Molière (il n’y a plus de chaises et plus de porteurs, il y a des cochers de fiacre en haillons), dans le corps illustre des laquais (il n’y a plus de laquais), et parmi les clercs de procureurs (il n’y a plus de procureurs, il y a des avoués ; il n’y a plus de clercs, il y a des dandys en gants jaunes), en un mot dans tous les endroits où l’on causait, tout haut, avec la verve et l’esprit qui arrivaient, à chacun, dans son partage, et chez les bourgeoises (il n’y a plus de bourgeoises), et partout enfin où le rire facile et moqueur, où le bon sens trivial, où l’expression énergique, où l’adjectif sonore étaient les bienvenus, on prit parti pour les comédiens d’autrefois, contre les comédiens modernes ; pour la Melpomène crottée et couverte d’oripeaux reluisants au soleil, contre la Melpomène élégante et parée.

Vain espoir, cependant, héroïque mais folle résistance ! Les adversaires de l’Hôtel de Bourgogne avaient de si bonnes raisons à donner, la cause qu’ils défendaient était si fort la cause populaire, que les juges donnèrent gain de cause à l’Hôtel de Bourgogne. Ordre vint aux Confrères de la Passion de fermer leur théâtre et de ne plus se montrer à l’avenir. Hélas ! il fallut obéir. Les enfants sans souci se séparèrent, plus de joie et plus de gaîté, plus de folie et plus rien que de longues comédies bien vêtues. — Togatæ ! Adieu la joyeuse et la folle, adieu la rieuse et l’accorte, adieu à toi la joie française libre comme l’air, et si doucement avinée, adieu à toi la comédie en plein vent !

C’est ainsi que disparut, de nos murs, mais non pas de nos mœurs, la comédie qui avait fait la joie antique. L’arrêt qui brisa le vieux théâtre en faveur du théâtre nouveau est à coup sûr un arrêt mémorable, et il nous semble que la comédie de Molière n’avait pas besoin d’être défendue par de pareils moyens. Quant aux derniers enfants du gai-savoir, une fois séparés, la misère les prit, que dis-je, la misère ? l’ennui les prit. Ils étaient nés pour être des vagabonds, des bohémiens, on n’en put jamais faire des comédiens sérieux. Tel qui était plein de verve et d’entrain sur son tréteau natal, restait morne et triste aussitôt qu’on l’avait transplanté sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Il manquait d’air, de liberté, d’espace ; il manquait de mémoire. Être obligé d’apprendre, par cœur, le dialogue écrit par un autre, et de le retenir, et de dire toujours le même dialogue pendant trois mois, c’était trop d’ouvrage pour ces admirables vagabonds ; l’improvisation était leur vie. Ils étaient faits tout exprès pour trouver, chaque matin, leur comédie et leur pain de chaque jour. Ils étaient faits pour tous les hasards, pour toutes les guenilles, pour tous les délires de la comédie. Ainsi, ceux qui tentèrent de faire partie de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, ceux-là furent les plus malheureux. Essayez donc de prendre Frédéric Lemaître et d’en faire un des gros sociétaires de la rue de Richelieu !

Savez-vous cependant ce que devint le Prince des Sots, le dernier roi tout-puissant des anciens mystères, celui-là à qui avait été transmis le sceptre orné de grelots des Confrères de la Passion ? Hélas ! ô vanité des grandeurs humaines ! quand son royaume lui fut enlevé, quand il n’eut plus dans sa main droite qu’un sceptre brisé, le roi de la sotie se fit moucheur de chandelles chez ses ennemis de l’Hôtel de Bourgogne. Hélas ! celui-là qui avait fait agir à son gré la comédie des anciens âges, il venait dans les entractes, presque à genoux, pour ranimer le suif qui servait à montrer, dans leur plus beau jour, l’héroïsme de ces messieurs, la beauté de ces dames, douce et favorable lueur que la comédie a perdue ! Ô chandelles bénies des comédiens édentés, des comédiennes sur le retour, clartés favorables et ténébreuses qui protégiez de votre ombre salutaire, tant de héros mal bâtis, tant de jeunesses de cinquante ans, suif bienveillant qui as joué un si grand rôle dans l’illusion dramatique, combien messieurs nos comédiens ont été mal avisés, et que nos plus belles comédiennes ont été maladroites de vous remplacer, par ce gaz traître et méchant qui projette ses vives et infernales lueurs sur les mensonges du théâtre !

Que ceux-là qui recherchent les causes de l’ennui qui les attend au théâtre, ceux qui pleurent l’illusion à jamais perdue, s’en prennent tout simplement au flot dangereux du gaz éclatant qui éclaire trop de choses. Vous tous qui aimez l’illusion dramatique et le clair-obscur ami complaisant de ces fausses jeunesses, de ces fausses beautés, rendez-nous tout simplement, tout bêtement, les chandelles d’autrefois, clartés intermittentes, mêlées d’une fumée sans fin, et soudain vous verrez reparaître ces comédiens qui avaient dix coudées, ces tragédiennes dont la voix évoquait les fantômes d’autrefois, ces belles princesses l’amour de la terre ! — et avec ces illusions-là, que d’enthousiasme, que de passions, que d’amours à jamais évanouis !

Ce malheureux Prince des Sots, devenu moucheur de chandelles, avait repris naturellement le nom de son père ou tout au moins le nom de sa mère ; il se faisait nommer Nicolas Joubert. En sa qualité de majesté détrônée, Nicolas Joubert inspirait de vives sympathies. Ceux qui l’avaient connu dans sa gloire, ne manquaient jamais de l’applaudir quand il arrivait dans son humiliation. Il était pour eux le dernier représentant de la comédie improvisée : moralités, mystères, soties, histoire du ciel, histoire de la terre, drames, miracles, coups d’épée, coups de soleil !

Rien qu’à le voir, Nicolas Joubert, en dépit des grands comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, la foule était heureuse ; le moucheur de chandelles faisait des recettes à la Comédie. Le parterre n’écoutait plus les comédiens, pour peu que le moucheur de chandelles se montrât dans la coulisse opposée ; impatiemment il attendait l’entracte pour revoir son ami, le Prince des Sots. Au milieu de la tirade la plus dramatique, le parterre criait : Joubert ! Et Joubert arrivait les mouchettes à la main, son tablier autour du corps, une larme dans les yeux. Aussitôt c’en était fait de la prose représentée ; on ne s’occupait plus ni du sort de la princesse amoureuse, ni de la destinée du prince persécuté, ni de la férocité du tyran, ni du roi qui perdait sa couronne ; en revanche on s’occupait d’une chandelle éteinte ou d’une mèche trop fumeuse, et l’on criait : Joubert ! bravo Joubert ! Et c’était des trépignements de joie ! on revoyait Joubert. Quand par hasard les chandelles allaient trop bien, quelque bon plaisant du parterre, enflant sa bouche d’une façon démesurée, soufflait sur la chandelle… et c’était une nouvelle occasion de rappeler Joubert. Peuple cruel, même dans ses sympathies ! C’est ainsi que les Tartares devaient contempler Tamerlan, dans sa cage de fer.

À la fin donc, ces mêmes comédiens qui avaient dissipé, par huissier, leurs Confrères de la Passion, s’inquiétèrent de cette popularité suprême du Prince des Sots. Quoi donc ! Chez nous, dans notre maison, à la lueur de nos propres chandelles, à notre barbe (ce sont ces dames qui parlent, on pourrait aisément s’y tromper), ce maudit Prince des Sots viendra nous enlever les applaudissements, l’attention et les éloges qui nous sont dus ! Non pas, certes, et nous y mettrons bon ordre. Ainsi firent-ils. On donna huit jours de répit au pauvre Joubert ; après quoi tu iras chercher fortune ailleurs !… L’arrêt comique fut signifié à ce malheureux.

À ce nouvel arrêt de la mauvaise fortune impitoyable, le Prince des Sots opposa un front calme et serein. Les combats de son âme, nul ne les vit, sur son visage impassible. N’avait-il pas passé à travers de plus terribles orages ? — N’avait-il donc pas vu lui échapper l’héritage comique de trois siècles ? N’était-il pas le Thespis vieillissant et chargé d’outrages, qui n’espérait plus le jour vengeur, le jour des vendanges ? Il vécut ainsi sept jours encore. Le dernier soir venu, ces messieurs et ces dames de l’Hôtel de Bourgogne se disaient entre eux : Nous allons être délivrés du Prince des Sots et des sots qui l’applaudissent… ils ne croyaient pas si bien dire, hélas !

Ce jour-là on avait repris l’admirable farce de L’Avocat Patelin, cette comédie si gaie et si triste, que vous y trouveriez au besoin toute la tristesse de Molière et toute la gaîté de Regnard ; ce soir-là, plus que d’habitude, le parterre était colère et maussade. Il avait tout vu sans rien voir, tout écouté sans rien entendre ; il n’avait eu ni un bon mot, ni une raillerie, il avait trouvé que messieurs et mesdames de l’Hôtel de Bourgogne avaient joué, d’une façon trop pédante et trop peu leste, cette bonne comédie qui tenait à l’enfance de l’art, enfance adorée, art de la comédie qui n’est jamais plus parfait que lorsqu’on se rapproche de ses commencements davantage ; bref, au parterre, tout était silence et murmure à la fois, lorsque tout à coup voilà le bruit qui reparaît, et avec le bruit la bonne humeur, — Nicolas ! Nicolas ! Bonjour, Nicolas ! Salut à toi, le Prince des Sots ! La sotie ! la sotie ! les mystères ! les mystères ! Bravo, Nicolas !

Lui cependant, il s’abandonnait en toute liberté à ce dernier moment de triomphe et d’orgueil. Cette fois, il oublia de moucher les chandelles, ou, pour mieux dire, il jeta les mouchettes par terre et il les foula aux pieds. Il arracha son tablier et il le déchira en mille pièces, puis il s’avança tout au bord de la rampe, et la corps droit, la tête haute, la main sur son cœur, il regardait, il regardait cette foule qui lui avait appartenu et qui voulait le revoir. Un instant le parterre pensa que Nicolas allait parler… On le vit tomber sans pousser un seul cri… Nicolas Joubert, le dernier prince des sots, était mort ! Toute la ville le pleura, les vieillards par souvenir, les jeunes gens par opposition ; pendant huit jours, messieurs et mesdames de l’Hôtel de Bourgogne furent sifflés à outrance ; c’était la seule oraison funèbre qui pût aller au cœur du pauvre et trois fois malheureux Prince des Sots.

Messieurs les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne étaient donc fièrement retranchés derrière la défaite et la mort du dernier prince et confrère de la Passion, lorsque parurent, pour le désespoir de ces messieurs et de ces dames, les marionnettes de la foire Saint-Laurent. Cette foire Saint-Laurent était pour Paris une grande fête toute remplie de licences et de gaîtés de tout genre ; c’était comme un long carnaval où se rendaient la ville et la cour, pour vivre pêle-mêle, non pas sous le masque, mais cette fois à visage découvert. Soudain, à de certaines heures de la journée, se glissait derrière ces grandes toiles une foule oisive et curieuse qui venait chercher, à l’entour de ces tréteaux, comme un souvenir de la comédie d’autrefois. C’était le même besoin d’échapper aux grands comédiens, aux célèbres comédiennes, aux tragédies aux vers alexandrins. Il faut dire aussi que l’intrigue amoureuse trouvait son compte à ce déplacement.

Le mystère était assuré dans cette foule compacte ; les mésalliances étaient faciles ; la farce au sein nu se faisait sentir à la salle entière sans qu’il en revînt rien au comédien. Le comédien était un bonhomme en bois peint, les comédiennes se composaient d’une douzaine de jolies poupées dont les œillades n’étaient à craindre pour personne. Comme chacun était là pour son argent, les hommes et les femmes, ils étaient bien aises les uns et les autres, de n’avoir pas à redouter la concurrence de ces messieurs et de ces dames de l’Hôtel de Bourgogne ; chacun pour soi, et les marionnettes pour tous.

Mais voici bien un autre accident imprévu. À ce théâtre de la Foire rien ne devait manquer, ni les rendez-vous galants, ni les intrigues cachées, ni les rencontres mystérieuses, ni la chronique scandaleuse, rien, pas même un poète comique, — et le plus grand des poètes comiques après Molière, Lesage en personne.

L’auteur de Turcaret et de Gil Blas, chassé de la Comédie, n’avait pas fait : fi ! des tréteaux de la Foire Saint-Laurent, de la Foire Saint-Germain. Lesage était un des grands poètes comiques qui ont foi en leur comédie, et qui savent que la comédie est bonne à prendre, partout où elle se montre. Nul ne reconnaît en ce monde l’aristocratie de l’éclat de rire. Le public rit où il peut rire ; trop heureux quand il s’amuse, il ne regarde pas dans quel lieu. Où le rire l’appelle, il y va ; bonne ou mauvaise compagnie, on ne s’en inquiète guère, nous sommes égaux devant le plaisir que nous cause une farce ou une comédie bien jouée.

Je dis farce, je dis comédie et j’ai tort, parce que, à tout prendre, c’est même chose. Quelle grande comédie Le Bourgeois gentilhomme ! Et quelle farce : Le Bourgeois gentilhomme ! Tréteaux tant que vous voudrez ; mais faites-moi voir un théâtre, quel qu’il soit, qui ne soit pas posé sur des tréteaux. Ainsi régnait Lesage dans ces boutiques flottantes, toutes remplies de sa malice et de son esprit. Malice piquante, ingénieux esprit, et de la bonne humeur, tant qu’on en voulait. Cette bonne humeur se répandait sur tout le monde, et principalement s’attaquait-elle aux ennemis de Lesage, qui comptait au premier rang des hommes hostiles à son génie, messieurs les Comédiens français. Aussi s’en est-il vengé dans ses comédies de la Foire, et dans son roman de Gil Blas, cette longue et admirable comédie. Au reste, Lesage avouait, tout haut, ces piquantes esquisses, dans lesquelles il se retrouvait tout entier.

Ainsi avertis par la popularité, qui les fuyait toujours, les Comédiens s’agitèrent de plus belle. Certes, ils ne pouvaient pas espérer que le Parlement leur donnât Lesage pour moucher leurs chandelles ; mais ils obtinrent un premier arrêt qui fit défense aux marionnettes de parler : — « Vous pourrez dire tout ce que vous voudrez, mais vous ne parlerez pas, sinon supprimées. »

Or, ce qu’on ne peut pas dire, on le chante ; on mit en chansons, ce dialogue persécuté. Ils étaient trois qui rimaient à tour de rôle et à gaîté que veux-tu ? ces admirables couplets d’une malice populaire qui se chantaient de Paris à Versailles. Dorneval et Fuzelier aidaient Lesage, et ces tourneurs de bel esprit en pointes, en épigrammes, en refrains, drus comme grêle, ils arrivaient à des effets qui ne peuvent être compris que par des peuples délivrés de la liberté de la Presse !

On n’a pas vu de grand journal, et même de petit journal, pas de Figaro, ou de Charivari produire, en ses volées de cloches fêlées, ou de bois vert, l’effet de cette épigramme rapide comme la pensée, et semblable au sifflement des vipères ! C’était un déluge de rimes, de chansons, de couplets, de pots-pourris, de calembours, d’épigrammes, de bons mots. Malheur à qui se trouvera sous cette averse piquante ! Si bien que le remède était pire que le mal et que le magistrat, protecteur du dialogue, en était à regretter, d’avoir remplacé le discours par la chanson.

Le dialogue s’en allait çà et là en parcelles inaperçues, et tout à fait oubliées au bout de trois heures ; au contraire le couplet, armé à la légère, sortait de ces vils et charmants tréteaux, à la façon d’un mousquetaire qui s’en va à la conquête ! — On épelait le dialogue, on retenait avidement le couplet ; on le chantait tout haut, et pas un trait n’était perdu. Voilà les marionnettes de nouveau triomphantes, et la Comédie humiliée de nouveau. Tout était perdu, et surtout les rieurs qui n’étaient pas du côté des plaignants.

Alors la Comédie en pleurs s’en fut, une seconde fois, se jeter aux pieds de nos seigneurs du Parlement. Ses beaux cheveux étaient épars sur son beau sein, ses mains étaient jointes et bien posées ; elle avait à son service tant de sortes de sourires et de larmes ! À ces causes, la justice fut touchée de ses plaintes. Elle fit entendre de nouveau son… quos ego ! contre ces insolentes marionnettes, et comme elle avait défendu le dialogue et le monologue, elle proscrivit le couplet. Quoi ! plus rien à chanter, plus rien à dire ! Ah dieux et déesses de la Courtille et des Porcherons, qu’allez-vous devenir, et par quel artifice imprévu votre ami Lesage, avec tout son esprit, saura-t-il se tirer de ce pas difficile ?

Voilà pourtant où l’attendait ce public amoureux de l’esprit de son poète et charmé de ses ressources ! Cependant les Comédiens triomphaient de nouveau, et cette fois, pour tout de bon ils se lavaient les mains dans leur joie ; les marionnettes, humiliées et dolentes, restaient nonchalamment couchées dans leur cercueil de chaque soir, lorsque, ô résurrection ! et jugez de la surprise générale, voici que l’affiche du théâtre forain annonce le spectacle accoutumé ! On entre, on se précipite, on se foule, on regarde, la toile se lève… Entendez-vous ces éclats de rire ?

Assistez-vous à cette gaîté ? et comprenez-vous que ce silence ait réussi tout autant que ce dialogue et que ces chansons ? Jamais on n’a tant ri quand on parlait, quand on chantait sur ces tréteaux ; et cependant nos marionnettes ont la bouche close, par arrêt même du Parlement. D’où vient cette fête ? et pour qui, juste ciel ! et pour quoi ? Qu’y a-t-il donc ?… Il y a que Lesage et son ami Fuzelier, puisque la parole et le chant leur étaient défendus, ont eu recours

                                                à l’art ingénieux
De peindre la parole et de parler aux yeux.

Sur de grands écriteaux, ils ont écrit leur dialogue, leurs couplets, leurs quolibets, leurs épigrammes, et, sur la tête des marionnettes condamnées au silence, sont descendus ces écriteaux comme autant de langues de feu. Cette révolution obstinée, éloquente et cette suite d’épigrammes écrites qui se lisaient à haute voix, faisait de chaque spectateur autant de comédiens qui se jouaient, à eux-mêmes, leurs propres comédies.

Chaque rôle se lisait, tout haut, dans toutes sortes d’inflexions, et avec toutes sortes de réflexions ; chaque couplet se chantait en chœur, sur tous les airs indiqués par le programme. Jamais l’illusion d’un conte bien fait n’avait été portée plus loin ; jamais comédie mieux jouée, couplets si bien chantés, jamais rire plus unanime, épigramme plus acérée.

Ajoutez que l’indignation publique faisait justice de toutes ces tracasseries mesquines : aller aux marionnettes, y prendre sa part du dialogue malin, y chanter tout haut ces mille couplets grivois, prêter sa voix et son geste à ces pauvres créatures rendues muettes par ordre du Parlement, c’était faire acte d’indépendance. D’où vous pouvez juger combien c’était un rare plaisir : jouer la comédie en public, chanter des couplets à la façon des mousquetaires, et donner une leçon au Parlement !

À ce nouveau triomphe des marionnettes, la Comédie et le Parlement s’inquiétèrent pour tout de bon, et ils eurent cette fois recours à la force brutale. Mort définitive aux marionnettes ! tel fut le cri de ralliement de tous les huissiers, recors et gens d’armes de Paris.

Les marionnettes furent mises hors la loi ; — les tréteaux furent abattus sans autre forme de procès. Trois huissiers au Parlement, les sieurs Bazu, Girault et Rozeau, étaient les plus furieux classiques de ce temps-là, et rien qu’à les voir, les marionnettes s’enfuyaient épouvantées, et sans attendre les atteintes de pareils drôles. Cette révocation de l’édit des foires Saint-Laurent et Saint-Germain rencontra cependant ses fanatiques des Cévennes. Il y eut des résistances à main armée, des désespoirs héroïques. Surtout un illustre bateleur, nommé Godard, apprenant que les huissiers approchaient, fit bonne contenance ; loin de s’enfuir en emportant ses marionnettes, comme Énée emporta son vieux père, Godard fit un appel énergique à tous les galants, jeunes ou vieux, qui avaient mis à profit l’ombre discrète de sa tente dramatique, et cet appel fut entendu. On se battit fort et ferme à la porte des marionnettes-Godard. Les uns criaient : Vive Godard ! c’est-à-dire vive la liberté des théâtres et par conséquent la liberté de la pensée ; les autres criaient : À bas Godard, c’est-à-dire sauvons la censure et les censeurs. Godard était un drapeau pour les uns, une torche pour les autres : pour les plus sages, il n’était qu’un brave homme, fort discret, dont la baraque s’ouvrait à tous les amours défendus. Or, parmi ces derniers sages, il y avait des juges au Parlement, voire des juges au grand conseil. Ces derniers, une fois sortis de la mêlée Godard, prirent en main la défense des marionnettes, leurs bien-aimées protectrices. Tabernariæ, comédie, de la taverne ! un genre de comédie que nous avons oublié et qui était si bien nommé par les rhéteurs latins.

Arrêt intervint enfin du Grand Conseil, qui rétablissait les marionnettes dans tous leurs droits, privilèges, immunités, lequel arrêt mettait à l’index les sieurs Bazu, Girault et Rozeau, huissiers au Parlement ; défense aux sieurs Pannetier et Leroux, exempts des archers du guet et de la robe courte, de prêter main-forte aux vexations précitées ; défense au sieur Pelletier, menuisier de la Comédie, et au sieur Saint-Jean, garçon de théâtre, de se chauffer à l’avenir avec les planches des tréteaux. Mémorable arrêt celui-là, mais il était rendu trop tard. L’esprit qui faisait toute la force et toute la valeur de ces gamineries, l’homme de génie qui avait rendu ces innocentes marionnettes si redoutables, le père de Gil Blas et du Diable boiteux, Lesage était rentré dans son mépris et dans son repos.

Le Vieil A mateur

Ce débat de la vie et de la mort, du bois blanc et de la chair, de la marionnette et du comédien, vous le retrouverez, à coup sûr, à toutes les époques et dans tous les arts. Que de fois le pantin l’a emporté sur l’homme d’État, le polichinelle sur l’homme de guerre, et surtout que de fois la poupée a triomphé de la vraie et sincère beauté intelligente, honnête et formée à tous les grands préceptes du beau et du bon ! La poupée est souveraine, elle règne, elle gouverne, elle impose aux plus grands esprits ses volontés et ses caprices ; la poupée a créé le rococo, le joli, le bouffon, le mignard, les amours enrubannés, la poudre aux cheveux, la mouche à la joue ; elle était l’inspiratrice de Dorat et de Gentil-Bernard ! La poupée a plus d’une fois, au Théâtre-Français, fait obstacle aux comédiennes sincères, aux comédiens véritables ; elle a dominé la ville, elle a dominé la cour, elle a bâti le château de Luciennes, elle a écrit, elle a joué les comédies de Collé, elle a élevé à sa propre gloire le théâtre de Choisy, le théâtre de l’Île-Adam, le théâtre de madame de Montesson !

La poupée a protégé Palissot, Boindin, Riccoboni, les bergères de madame Favart, et les comédies de M. Laffichaut ; la poupée a chanté les chansons de M. Vadé, de MM. Anseaume et Fuzelier ; elle aimait les vers de Morand, la prose d’Autereau, les rires de Taconet et les obscénités du théâtre des boulevards ! La poupée a récompensé, royalement, des œuvres misérables : les tragédies de Boyer, les comédies de Laplace, les ballets de Cahusac et les opéras de Danchet. La poupée a rappelé les bouffons d’Italie, elle avait un faible pour Arlequin, pour Scapin, pour M. Pantalon ; elle trouvait que Colombino était faite à son image ; elle parait son boudoir du portrait de M. Clairval en pendant au portrait de mademoiselle Carlin. Race abominable et funeste aux beaux-arts, la race des poupées triomphantes, des marionnettes couronnées, des Flaminia, des Coralines, des Biancanelli, des Pompadour, des Dubarry, des Muses cachées ou des Muses d’apparat. Vous cherchez sur l’ancien Parnasse les Muses, augustes filles de Jupiter, Thalie aux pieds légers, Melpomène en sa pourpre, et vous trouvez mademoiselle Marquise, mademoiselle Desmâtins, mademoiselle Laguerre et mademoiselle Galodier ! Vous invoquez Andromaque, Le Cid, Tancrède, Alzire, on vous donne Absalon, Cénie et L’Après-souper des auberges ! Qui voudrait lire seulement le titre de ces comédies en toiles peintes, jouées par des comédiens de bois, sur le théâtre déshonoré de Molière et de Marivaux, s’étonnerait du nombre de fadaises que peut contenir le règne des poupées ! Ici madame de Tencin, la digne sœur de son frère, et quelque chose de pis, a fait jouer Le Complaisant, en cinq actes ; là Marmontel, ce vaniteux gonflé de vent, ce belître Normand qui s’était fait le patient de mademoiselle Clairon, a donné Denis le Tyran ; plus loin monsieur Bret a fait jouer, huit fois, L’École amoureuse ; je vois sur cette liste incroyable (eh ! que dira-t-on de la liste actuelle, dans cinquante ans ?) Le Fat puni, par M. de Pont-de-Veyle, Géta, tragédie de Péchantré, Habis, tragédie de madame Gomez, deux Hypermnestre en cinq actes, la première signée Lemierre, et la seconde signée Riouperaux.

Ceci, pourtant, si l’on avait du temps à perdre, aurait sa place dans une histoire de l’art dramatique ; on y verrait, et de plein droit, Les Philosophes de Palissot (de Montenoy), le Saül de l’abbé Nadal, le Varon de M. le vicomte de Grave ; la Zénéide de M. Watelet, et les Abenséid, les Bradamante, les Canantes, les Coronis, et les dignes auteurs de ces raretés : madame de Saintonge, mademoiselle Saquet, les bas bleus, les roucoulantes, les philosophesses, les prophétesses, les Lælia de ce temps-là.

Évidemment, à raconter toutes ces choses qui ne sont plus curieuses, on y perdrait sa peine et son patois.

La race obstinée et savante de ces chroniqueurs du théâtre s’est perdue, ou peu s’en faut, dans la nuit des temps. Il y avait autrefois, dans le Paris en deçà de 1789, c’est-à-dire en deçà de la liberté de parler et d’écrire, entre la Bastille et le château de Vincennes, sous le coup des lettres de cachet, quand une allusion dans quelque tragédie où le censeur avait passé trois fois, éclatait soudaine et terrible, au milieu d’un parterre où toutes les révoltes couvaient sourdement, tel président au Parlement, tel chevalier de Saint-Louis, telle marquise occupée à profiter et à médire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, faute d’oser mal parler du roi, tel entretenu des gabelles, de l’Église, de l’Académie ou des fermes-générales, qui possédait sur le bout du doigt, l’état complet de l’Opéra-Comique, du théâtre de la foire ou des concerts spirituels.

— « Au concert spirituel, on a chanté : Lauda Jerusalem de Philidor, Exultate Deo de l’abbé Dugué, Diligam te de M. Gibert ; mademoiselle Dubois, de la Comédie-Française, a chanté Pange lingua et autres motets. Au Théâtre-Italien, la mort de M. le dauphin a interrompu le grand succès de Scaramouche ermite, de Nicaise, d’Acajou, du Prix de Cythère et du Périclès amoureux. À la foire, en ces fêtes de nuit où la bonne compagnie et la mauvaise, au milieu des licences permises et défendues, s’amusaient à des quolibets du plus vil étage, ces messieurs et ces dames ont applaudi, du fond de leurs petites loges : Le Mirliton enchanté, Arlequin sultane, La Ceinture de Vénus, La Foire galante, Pierrot-Cadmus, Les Poussins de Léda. »

Ainsi c’était parmi ces Ducange et ces Montfaucon de coulisses, vieillards à tête chauve, à qui chantonnerait d’une voix cassée et d’un œil égrillard, les chansonnettes les plus hardies. Triste science et malheureuse ; un galant homme, arrivé à l’âge des sérieuses pensées et de la mort prochaine, devrait être honteux de frissonner encore au frôlement de ces jupes brodées, au bruit de ces refrains et de ces licences qui conviennent, tout au plus à la jeunesse. Il est des choses qu’il est bon d’ignorer, même quand on les sait le mieux. À ces enthousiastes de la chose jouée et chantée, à qui tout souriait de ce qui a touché même les planches malsaines des théâtres équivoques, un galant homme préfère un bon joueur de boules, ou un grand joueur de bilboquet.

À Dieu ne plaise que nous confondions ces fanatiques avec la race aimable disparue, ou peu s’en faut, de quelques vieux spectateurs, grands écouteurs aux portes du théâtre, et grands jugeurs de leur métier, qui de temps immémorial se tiennent dans quelques stalles choisies du Théâtre-Français ! Ces messieurs, du fond de leur stalle, ont coutume de proclamer leurs oracles, et qui les écoute un instant, a bien vite reconnu l’amateur.

L’amateur du Théâtre-Français était naguère un homme bien élevé, bien posé dans le monde, esprit calme, âme candide, ambition modeste. Toute sa journée se passait dans les travaux ou dans l’oisiveté de sa profession ; le soir venu, vous retrouviez l’amateur à sa place accoutumée, non loin de la contrebasse qui lui prêtait son ombre hospitalière et bourdonnante. Cette place était si bien la propriété exclusive de ce digne homme, que si par hasard un curieux de la province fût venu pour s’asseoir dans cette stalle réservée, Hermione ou Britannicus, oubliant la passion du moment, se seraient écriés : — Arrête ! profane, tu es assis à la place de l’amateur qui va venir !

Comprend-on, je vous prie, que la vie d’un homme sage se passe ainsi à entendre, chaque soir que Dieu fait, des comédiens et des comédiennes qui récitent, vingt ans de suite, la même prose et les mêmes vers ? Certes, je comprends, à tout prendre, que l’on fasse une collection de beaux papillons ou de beaux insectes ; je comprends que l’on se forme un herbier. Le bel insecte qui reluit au soleil, tout fier de sa cuirasse resplendissante, le papillon, fleur volante qui s’en va de feuille en feuille au gré du vent qui souffle ; l’herbe qui se cache dans un tas d’herbes, et qu’il faut reconnaître à son fruit à peine formé, ce sont là des joies qui tiennent à des joies saintes. Le printemps est en jeu et le soleil ; le créateur se manifeste dans ces admirables et toutes petites créations dont il anime son œuvre sublime. Mais aller s’enfermer dans un lieu sans air, sans soleil, souvent fétide, et n’avoir plus d’autres clartés que le gaz qui brûle, et plus rien sous les yeux que des hommes chamarrés et des femmes attifées qui se racontent, entre eux, toutes sortes de mensonges, passions factices, amours fictifs, terreurs qui tiennent à un poignard sans lame, à une coupe sans poison…

En un mot, pendant trente ans, chaque soir, jusqu’à ce qu’enfin la mort vous prenne et vous couche au cercueil, assister à la rapide décomposition de ces visages fardés ; voir passer ces broderies et ces sourires ; demander le nom de cette vieille toute courbée, et savoir, horreur ! que c’est la même jeune fille dont vous avez applaudi les pas chancelants, n’avoir pas d’autres préoccupations que celles-ci : Comment a été joué le rôle d’Émilie en telle année ? et le rôle de Sémiramis en telle année ? Pourriez-vous me dire comment s’appelait Mérope en 1788 ? Et qui donc a créé le rôle du grand Frédéric dans Les Deux Pages ? Ô les belles questions à se faire, par Dieu ! Et que voilà bien de charmants souvenirs fondés sur toutes sortes de vanités, de misères, de néants : larmes taries, roses desséchées, rubans fanés, jeunesses évaporées et perdues on ne sait où ! Cette sorte de collection des momies qui ont joué la comédie était donc, à mon sens, la collection la plus triste et la plus inutile qui se pût faire : autant valait ramasser dans la rue infecte, les vieux pots de fard où rien ne reste du vermillon déteint.

Ainsi je parlais tout haut, imprudent et sacrilège envers ces grandeurs impérissables, lorsque je fis la rencontre d’un véritable amateur du Théâtre-Français, c’est-à-dire un amateur qui l’a été et qui ne l’est plus. Cet homme, tout rempli d’urbanité et d’indulgence, appartient à l’ancienne société française. Il en a conservé le beau langage, le bon goût, l’atticisme. Entre autres passions, il a aimé passionnément le théâtre : les débuts, les rentrées, les représentations de retraites, les caprices ; les intrigues, les orages, les succès, les chutes du vieux théâtre, avaient un charme sans égal, pour l’amateur intrépide. Au demeurant actif, plein de zèle, sachant siffler à merveille, redoutable même quand il applaudissait, jetant hardiment et tout haut, le bon mot qui allait frapper au cœur le poète comique dans sa loge grillée, le tyran sur son trône, la grande coquette à sa toilette ; très écouté et très entouré au café Procope dont il était le tyran, cet homme a été dans son genre, un de ces formidables journalistes que le public écoute même avant qu’ils aient parlé.

Aimait-il l’art pour l’art ? Voilà une phrase qui n’était pas construite de son temps, et dont il se serait bien moqué lui-même ; il aimait cet art de la comédie pour les larmes que le cœur y verse, pour les éclats de rire que l’esprit y rencontre ; il aimait cette façon de parler aux hommes assemblés et de leur imposer tous les sentiments poétiques ; enfin, je vous le dis tout bas, il était de ces hommes qui croient encore que le théâtre est l’école des mœurs : belle école vraiment ! et que les mœurs d’une nation seraient bien faites, si elles ne se faisaient que sur de pareils tréteaux !

Notre amateur est né à la fin du siècle passé. Quand il avait quinze ans, l’art dramatique était en grand honneur dans notre bon pays de France. Les Français de ce temps-là se figuraient qu’ils faisaient une révolution, au théâtre. Au théâtre ils renversaient l’autel, ils renversaient le trône, ils brisaient la Bastille, ils préparaient la Révolution de 1789, ils aimaient le théâtre comme on aime en France tout ce qui est l’Opposition.

Le premier comédien qui fit trembler le jeune amateur, ce fut Lekain en personne. Lekain, le favori de Voltaire, et pour tout dire, son disciple, n’était guère plus grand que M. Ligier, ses bras étaient petits, ses jambes étaient grêles, sa tête était énergique et sans grâce ; son visage… ni grec, ni romain. — Il ressemblait, à s’y méprendre, aux spahis de notre armée d’Afrique.

Certainement voilà bien des crimes contre la vraisemblance dramatique ; mais en revanche l’intelligence de Lekain était vive et prompte ; sa voix était pleine d’éclat pour la colère, de tendresse pour l’amour, pleine de déchirements pour les grandes douleurs, d’accablement pour le désespoir. Il était tour à tour Mahomet, Orosmane, Tancrède, Gengis-Kan, Vendôme, Zamore, Arsace ; il était, par excellence et par grand privilège, le héros des tragédies de Voltaire, j’aurais mieux aimé pour ma part qu’il eût été l’homme des tragédies de Corneille. — Aujourd’hui, maître Lekain, que dirait-il s’il pouvait savoir où en est la tragédie de son poète bien-aimé. — Pour jamais ils se sont évanouis, ses héros fameux, Tancrède, Gengis-Kan, Zamore, Vendôme ; que dirait Lekain, s’il venait à apprendre qu’Orosmane aujourd’hui s’appelle Othello, et qu’il a repris son nom primitif ?

Avec Lekain, après lui, à côté de lui, venaient plusieurs tragédiennes dont on parle encore, mademoiselle Dumesnil, mademoiselle Clairon, par exemple. La première obéissait à l’inspiration, et quand l’inspiration ne venait pas, tant pis pour vous et tant pis pour elle ; l’autre, au contraire, c’étaient l’art et le calcul en personne. Avec mademoiselle Dumesnil vous ne pouviez rien prévoir ; avec mademoiselle Clairon tout était convenu à l’avance. On pouvait dire, de son jeu, ce que disait Démosthène de ses propres harangues, qu’elles sentaient l’huile. Mais, en fin de compte, ça devait être ennuyeux quand mademoiselle Dumesnil voulait mettre dans son jeu un peu de règle et d’art ? Que ça devait être fatigant lorsque mademoiselle Clairon, apportait dans le sien, un peu d’abandon et de naturel ?

Quant à Préville, ne parlons pas de Préville, ou plutôt parlons-en, rien que pour rendre heureux celui qui en parle. Notre amateur n’a vu Préville qu’une seule fois.

Préville jouait, ce soir-là, au bénéfice des pauvres ; il jouait dans deux pièces : La Femme invisible et Le Bourgeois gentilhomme. Où prenez-vous La Femme invisible ? Je n’en sais rien. C’était là, sans nul doute, un de ces caprices auxquels s’abandonnaient les grands comédiens d’autrefois. Cela les amusait outre mesure, d’imposer au public des œuvres insipides dont ils étaient toute la renommée et qui les suivaient dans leur retraite. Mort le comédien, morte la comédie. Dans Le Bourgeois gentilhomme, Préville était inimitable. Il ne s’amusait pas à faire de l’esprit à tout bout de champ, comme fait M. Samson, — au contraire il était impossible d’être plus naïf, plus ridicule, plus bon enfant. Il était si admirablement bête ! Il y avait cela si bien écrit sur sa figure : trompez-moi !

Depuis ce temps jamais notre amateur n’a passé par Senlis sans faire une pause devant la maison habitée par Préville. Il lui semble toujours que le bonhomme en va sortir, suivi de son premier laquais, de son second laquais.

Silence ! Voici Molé. Molé, à plus de cinquante ans qu’il a déjà, est encore un jeune homme inimitable. Non pas qu’il soit très beau ou très bien fait, son buste est trop long pour ses membres, ses membres sont trop courts pour son buste, son ventre est rebondi outre mesure, et laisse tomber le vêtement nécessaire sur ses genoux ; en fin de compte, personne mieux que Molé, ne sait porter le chapeau, l’épée et l’habit de cour.

C’était une fête que de le voir jouer avec son jabot et ses manchettes ; on ne se sentait pas d’aise quand il ouvrait, fermait et remettait sa tabatière C’est à ne pas croire que tout un peuple s’amuse de si peu, un jabot, une tabatière, un gros ventre ! Cependant la chose était ainsi. À l’âge de soixante et cinq ans, Molé a joué L’Inconstant, et il était si léger ! Soixante-cinq ans ! nous sommes moins patients de deux ans, de nos jours.

Il y avait aussi Monvel. Celui-là avait le grand défaut de mettre son nom à des comédies qu’il n’avait pas faites et qui étaient de bien mauvaises comédies. Monvel n’était pas beau, il n’avait rien de ce qui fait le gentilhomme, et cependant il jouait, à s’y méprendre, le rôle d’Auguste dans Cinna… Il est vrai qu’il jouait encore mieux le rôle d’Ésope à la cour, à la grande joie des bossus de son temps. Ésope et l’empereur Auguste ! l’esclave et le maître du monde ! le loustic et le maître de la république ! Comprenne, qui pourra, tous ces contrastes.

Au contraire Larive était le plus beau des comédiens. Son œil était grand et plein de feu, sa taille était élevée et souple, svelte et gracieuse, sa voix était harmonieuse et flexible ; il portait avec aisance, avec bonheur ces noms sonores Vendôme, Bayard, Tancrède, Montalban, Philoctète, Achille, Œdipe, Mahomet, et cependant il manquait de verve, d’esprit, d’intelligence, de profondeur ; le parterre l’applaudissait dans Warwick, grâce à ce calembour galant, qui serait sifflé aujourd’hui :

                       Seigneur, Warwick arrive,
Le peuple impatient se presse sur la rive.

L’amateur du Théâtre-Français pousse si loin ses souvenirs, qu’il se souvient même de Dupont, ce bon Dupont, le digne père de mademoiselle Dupont. Il trouve que Dupont rappelait à merveille Abel, Nérestan, Nemours, Xipharès et autres innocents de même trempe. Il se souvient aussi de Saint-Phal comme d’un très honnête homme, dont la voix était rude et fausse ; Saint-Phal était charmant à voir dans Le Vieux Célibataire. Il se rappelle Damas, intelligent et plein de zèle, mais sans grâce et sans goût, poussant le travail jusqu’à la grimace, et se permettant le vers à la Molé, le vers de quinze pieds.

En fait de valets et pour porter dignement cette belle livrée brodée par Regnard, vous aviez Dugazon et Dazincourt. Dazincourt, à tout prendre, était plutôt l’intendant et l’homme de confiance que le valet des grands seigneurs et des beaux galants de la comédie passée. Dazincourt était le confident, mais non pas l’ami intime de son maître. Même dans ses plus grands instants de familiarité, il se tenait à la distance convenable. Portait-il un message d’amour, et cette charge-là n’était pas tout à fait dans son emploi, Dazincourt y mettait plus de bonne grâce que d’abandon. On voyait qu’il n’avait pas cherché pareille commission, il l’avait tout simplement acceptée. Aussi, jamais la dame en question n’était traitée que selon ses mérites. Pour celle, qui était une grande dame, il était plein de politesse et de respect ; pour celle qui était une jeune personne bien élevée, il était plein de ménagements et de réserve ; pour cette autre enfin, une franche coquette, il avait l’air de lui dire : — Part à deux, Madame !

Dugazon, au contraire ; à celui-là rien ne coûtait ; il était tout à fait le Pasquin de la vieille comédie. — Il était plein de verve, de mouvement et d’abandon : on n’est pas un plus fieffé fripon dans les Frontin, un riboteur plus goguenard dans les Larissolle ; et comme il savait l’art de se travestir ! — Larochelle était un admirable valet de pied, — Michaut un maître de taverne, plein de gros sel et d’entrain. — L’amateur a connu même Bordier ; Bordier jouait le rôle de Lolive dans la comédie de Ruses contre Ruses, et il disait de la façon la plus comique : « Vous verrez que pour arranger l’affaire, c’est moi qui serai pendu ! » Le pauvre diable ! il ne croyait pas si bien dire. En effet, il fut hissé bel et bien, haut et court, aux fourches patibulaires de la ville de Rouen, pour crime de révolte et de conspiration. Mais c’est bien rare, un comédien qui s’élève si haut.

Qui donc arrive ? quelle est cette voix qui sort de ce nez de mauvais augure, un pied de nez, autant que de cette bouche pincée en cœur ? Malheureux, que dites-vous ? c’est Baptiste aîné en personne, c’est Le Philosophe sans le savoir, c’est Le Métromane, c’est Le Glorieux, c’est Robert, chef de brigands. En ce temps-là Robert Macaire n’était pas inventé. Robert, chef de brigands, était bon gentilhomme, comme Tartuffe ; il portait des bottes molles et un habit neuf. J’aurais voulu voir Baptiste aîné aux prises avec les haillons, avec la graisse et le sang de Robert Macaire. Fortes fortuna adjuvat ! « La Fortune aime les gens de cœur. »

Si vous avez aimé Baptiste aîné, vous avez adoré Baptiste cadet. Long corps, jambes sans fin, longue figure et des bras qui n’en finissaient pas : celui-là faisait rire et pleurer à volonté. Il jouait en ce temps-là Les Déguisements amoureux ; vous en souvient-il ? — Pour porter les manteaux, vous aviez Caumont, Lacave et Grandmesnil. Grandmesnil était un gros propriétaire qui avait obéi à la vocation des comédiens ; il était grand, maigre, osseux des pieds à la tête ; sa voix était aigre et criarde ; l’avare, le joueur, le grondeur lui convenaient que c’était admirable. Dans L’Avare surtout, Grandmesnil allait jusqu’au drame. On ne riait plus, on avait peur. Cet homme avare faisait pitié, cette passion faisait peine à voir. Pour les esprits qui savent voir et comprendre, la comédie de Molière a toujours deux aspects, le côté plaisant, le côté sérieux ; le rire à la surface, et tout au fond les larmes, et voilà ce qui fait que l’on est, complètement, un poète comique.

Saluez cependant sa majesté mademoiselle Contat. Le noble front ! le grand œil ! la ferme et éloquente diction ! Elle était grande, belle, imposante. La Florise du Méchant, la baronne de Turcaret, la Céliante du Philosophe mariée la comtesse Almaviva, et plus tard la Suzanne, la Julie du Dissipateur et la Julie de La Coquette corrigée, et enfin madame Évrard, telle était mademoiselle Contat. Elle était fantasque, bizarre, légère, tendre, impétueuse, indéfinissable, jolie au dernier point. Comme elle se serait moquée — la reine ! — des petites minauderies, des petits grimacements, des chatteries, des miaulements, de la fausse et misérable diction des petites Contat de ce temps-ci.

Arrive alors, moitié satin et moitié velours, moitié marquis et moitié soldat, Fleury lui-même. À peine au monde, Fleury jouait la comédie. Il poussait, à un degré incroyable, la fidélité historique, témoin son rôle de Frédéric II dans Les Deux Pages. Longtemps avant la première représentation, Fleury avait porté l’habit de Frédéric, et aussi le chapeau, les bottes à l’écuyère et la canne. Il avait consulté les vieillards qui avaient vu le roi de Prusse à Berlin ; mais aussi quand il parut plié en deux, le corps penché, de droite à gauche, l’air satirique et goguenard, chacun de s’écrier en pâlissant : — Le voilà, c’est le grand Frédéric !

Plus il s’éloigne des conditions d’autrefois, et plus l’amateur du Théâtre-Français se tient sur ses gardes. Son enthousiasme diminue à mesura qu’il approche des comédiens contemporains. Son souvenir est toujours bienveillant ; mais il est moins vif et moins chaud. Il donne en passant un regret à Armand ; Armand était un joli homme, bien vêtu, disant bien la comédie, et c’était tout. Il est mort très vieux ; il est mort deux fois : c’est-à-dire que le bruit de sa mort avait couru un samedi, et comme il n’y avait pas de grandes nouveautés au théâtre ce jour-là, le feuilleton s’empara de la mort de M. Armand, et — il en fit un drame, une comédie, une chose en l’air. Même (on nous garantissait le bon homme mort dans les formes) il arriva que le feuilleton traita assez mal M. Armand, et vous jugez de l’étonnement du défunt lorsqu’il vit, par ce léger spécimen d’oraison funèbre, que sa gloire n’était acceptée que sous bénéfice d’inventaire. Il en eut une grande pique, ce qui ne l’empêcha pas de vivre encore une dizaine d’années comme un autre homme, après quoi il décampa pour tout de bon. Le maladroit ! Il mourut un lundi ; il mourut dans une semaine féconde en pièces nouvelles, et comme on avait déjà dit ce qu’il en fallait dire, le feuilleton ne parla pas davantage du bel Armand.

Il faut mourir à temps, si l’on veut faire un dernier bruit dans le monde des vivants. Tel s’est passé d’une louange méritée, pour avoir pris congé de la vie un jour de quelque première représentation. Tel autre obtient douze colonnes de louanges, pour être mort un jour de disette. Un bon mois pour mourir, c’est le mois d’août, le mois juin, le mois de juillet, mais le soleil est si beau, l’air est si doux, que l’on ne se hâte guère, alors tant pis pour vous, si vous mourez en carnaval !

L’amateur se souvient fort bien de mademoiselle Desgarcins, de sa voix touchante, pleine d’accents et de larmes ; de mademoiselle Sainval, si belle dans l’Émilie de Cinna, dans l’Ariane abandonnée. — Madame Talma avait une voix charmante, à l’entendre pleurer, on se prenait à pleurer. — Mademoiselle Volnais excellait dans le rôle d’Agrippine. — Rien n’était plus joli et, disons-le, plus virginal et plus chaste que mademoiselle Bourgoin sous les longs voiles d’Iphigénie. — En fait de jolies femmes, œil tendre, avenant sourire, limpide regard, taille élancée, cœur qui bat au hasard, vous aviez mademoiselle Lange et mademoiselle Mézerai. Mademoiselle Lange jouait la comédie comme une rose sans épine ; elle épousa un financier, et elle disparut, emportée, ou plutôt empêtrée dans cette fortune.

Mademoiselle Mézerai, au contraire, elle resta fidèle au théâtre, jusqu’à ce qu’elle fut obligée de disparaître au fond de l’abîme des petites Maisons. Singulier accident, quand il frappe ces gens heureux qui vivent de l’esprit des autres, et qui n’ont pas d’autres soucis que d’y mêler un peu de leur esprit !

Vous aviez aussi mademoiselle Rose Dupuis, sage, intelligente, agréable. Madame Sainval aînée, corps si frêle, âme si grande. Quand elle ne jouait pas la tragédie, madame Sainval se cachait sous un voile noir qui la couvrait de la tête aux pieds.

Vie austère et lugubre ! — Pour cette femme, pas de joie et pas de repos, pas un sourire, tant elle avait pris au sérieux son rôle d’impératrice qui persécute, ou de reine persécutée. Cette reine, ainsi vêtue de noir et cachée sous le voile des parricides, j’aurais mieux aimé la voir dans la rue qu’au théâtre ; elle m’eût fait peur davantage, et, sans qu’il le dise, je crois que le vieil amateur est de mon avis.

Dans les palais des reines, froids palais, tristes demeures qui tombent en ruines, colonnes renversées, sceptres brisés, trônes défoncés, nous avons madame Vestris, toute froide, toute blanche et parfois terrible. Cette femme avait du feu dans les yeux, et pas de sang dans les veines ; on eût dit un fantôme évoqué par les passions de la terre. — Mademoiselle Raucourt, jeune encore et d’une beauté antique, mais abandonnée à des licences sans nom, à des passions sans frein ; vous eussiez dit une statue descendue de son piédestal pour courir, à la suite de cette impératrice de Rome, au milieu de la nuit, pendant le sommeil du César.

Elle jouait les grands rôles : Agrippine de Britannicus, la Cléopâtre de Rodogune, Sémiramis, la Jocaste d’Œdipe, la Frédégonde de Macbeth, Athalie et Médée, des rôles que mademoiselle Georges a sauvés. Le vieil amateur se rappelle très bien les débuts de mademoiselle Georges et sa lutte mémorable avec mademoiselle Duchesnois ; lutte incroyable de ce merveilleux visage et de cette inépuisable inspiration ! — Madame Paradol, mademoiselle Leverd, ce bon Lafond, le dernier des Tancrède et des Achille, des Xipharès et des Zamore, des Gengis et des Pyrrhus, ont leur place dans les regrets de l’amateur ; de Talma et de mademoiselle Mars, l’amateur parle comme nous parlons tous, avec toutes sortes de regrets et de sympathies ; la tragédie est morte avec Talma ; la comédie aussi devait mourir avec mademoiselle Mars. — Je ne vais plus au Théâtre-Français, dit l’amateur, que pour voir mademoiselle Mars.

Ainsi parle le vieil amateur, et nous le trouvons quelque peu louangeur quand il parle des comédiens qui ne sont plus. À notre sens, le vieil amateur fait bien de l’honneur au théâtre d’autre fois de s’en occuper avec tant de soins et tant de zèle. À quoi bon, je vous prie, souffler sur ces cendres éteintes ? À quoi bon ranimer ces passions inertes ? Que nous fait à nous cette comédie passée de mode dans un théâtre vide, silencieux, obscur, et jouée par des fantômes ? Amateur du Théâtre-Français, que je le plains, grands dieux ! Avec beaucoup moins de peines, de soins et de dépenses, ce brave homme pourrait être un amateur de roses et de tulipes ; des roses qui renaissent tous les ans, des tulipes qui reprennent, à tous les printemps, leur manteau d’or et de pourpre. Éternelles beautés. Majestés éternelles !

Mais des comédiens morts ! Des comédiennes épuisées ! Des jeunesses anéanties, des têtes pelées, des visages ridés ! Hélas ! c’eût été aussi amusant pour vous d’écrire l’histoire de la bataille de Cannes ou de la bataille d’Austerlitz. Morts pour morts, j’aime mieux les morts qui ont laissé après eux, même du sang, même des ruines, que ces morts insaisissables et ridicules qui n’ont rien laissé, pas même un sourire sur les lèvres qu’ils ont égayées, pas même une larmes dans les yeux qu’ils ont fait pleurer.

La vie et l’action, voilà tout le théâtre ! À ces grandeurs évanouies, je préfère, sur leurs tréteaux, Bobèche et Galimafré, son compère ; à ce profane cimetière des comédiens évanouis, je préfère, eh oui ! quand vient la semaine sainte, à l’heure où le printemps va s’ouvrir, où le théâtre est fermé pour un jour, je préfère, et de grand cœur, cette halle et ce marché qu’on appelle le Café des Comédiens.

Le Café des Comédiens

Figurez-vous un trou noir et malsain, d’un aspect lugubre, situé près de la Halle-aux-Blés, où les Dorante édentés, les Célimène en cheveux blancs, les Dugazon en retraite, les Elleviou à la réforme, viennent chercher une planche, garnie d’un quinquet, afin d’y pousser un dernier soupir. C’est un spectacle à la fois plaisant et grotesque, triste et gai, et dont on ne peut jouir complètement que quelques jours avant le jour de Pâques. C’est l’heure, en effet, où tous ces pauvres diables, martyrs asthmatiques de la tirade et du couplet, s’en reviennent, du fond de leurs provinces grêlées, chargés de gloire et de misère. Misère intelligente et fière ; — à travers les haillons vous retrouvez facilement l’orgueil du grand seigneur, le drame et ses douleurs, la comédie et son rire. Ô toute-puissance de cet art fameux que ni la misère, ni l’abandon, ni la vieillesse de ses interprètes, tant que ces interprètes sont à l’œuvre, n’en puissent affaiblir la grâce, l’intérêt et la grandeur !

Ses ruines même ont une grâce ineffaçable. En vain, la misère et le haillon envahissent la comédie errante, cherchez bien dans ce silence, dans cette pauvreté, dans cet abandon, dans cet hôpital, dans ce rendez-vous des comédiens qui invoquent le pain et l’habit, le victum et le vestitum que promettait saint Paul à ses disciples, vous retrouverez l’odeur des cuisines fermées, des bouteilles brisées le bruit des gaietés envolées, le vestige, en un mot, de l’œuvre des maîtres, et je ne sais quel parfum d’atticisme qui vous fait deviner que Molière et Racine, Lesage et Corneille, quelquefois même Mozart et Rossini ont passé par ces ruines. — « Esclave, va-t’en dire que tu as vu Marius assis sur les débris de Carthage ! » Ceci pourrait s’écrire au fronton du Café des Comédiens.

À ce rendez-vous du talent sans feu ni lieu, de la vieillesse errante et de la médiocrité vagabonde, ces honorables mendiants de l’art dramatique arrivent dans toutes sortes d’attirails et se placent fièrement sur ces bancs vermoulus ; ils attendent qu’un autre pauvre diable de leur espèce, un directeur de province, les vienne passer en revue, comme ferait un amateur de chevaux de coucou ; — même, dans cette extrémité, jamais la gaieté ne les abandonne, jamais l’espérance ne s’envole de ces cœurs imbus de la plus précieuse des poésies, c’est-à-dire la plus rare, la plus merveilleuse, la plus difficile, la plus heureuse invention des hommes. La comédie, sous quelque forme qu’elle se présente, bouffonne ou sérieuse, triste ou gaie, en habit brodé ou en souquenille usée, avec la perruque de Louis XIV ou en queue rouge, sous l’habit de Célimène et sous la robe de Tartuffe, elle est toujours la comédie. Elle plaît, elle charme, elle attire, elle passionne les hommes assemblés ; eh ! mon Dieu ! ne prenez pas en pitié ce Bobèche, ne dédaignez pas cet admirable Galimafré, ils sont les arrière-petits-cousins des petits-cousins de Molière. Ils sont plus nobles que bien des rois !

Bobèche et Galimafré. — Madame Saint-Amand

Bobèche, de son vivant, je veux dire du vivant de son esprit, de sa gaieté et de son indolence (il ne songeait pas en ce temps-là à visiter le Café des Comédiens), jouait sur un tréteau du boulevard du Temple, le rôle de Jocrisse. Mais c’était un si admirable Jocrisse, il était si naïf, si malheureux, si étonné ; il était toujours si nouveau, il se mêlait avec tant de bonheur aux plus terribles événements politiques de son temps, il avait des formules si heureuses et si nettes, pour juger les hommes et les choses ; il remplaçait si bien la liberté de la presse dont il était le seul et le courageux représentant, qu’il était impossible, même aux esprits les plus distingués, de ne pas se plaire à ces saillies toujours renouvelées, souvent burlesques, quelquefois éloquentes, à cette malice sans fiel, à cette grâce sans art ; facile et fugitive conversation d’un bouffon qu’on aime, et qui parle d’autant plus volontiers avec son auditoire, qu’il l’amuse gratis aux bagatelles de la porte.

Le sang-froid de Bobèche était inimitable ; il n’aurait pas ri, quand bien même on l’eût fait maréchal de France : c’était un bouffon sérieux de la bonne qualité des bouffons. Plus l’Empire allait de victoire en victoire, et plus Bobèche était grave et calme. Il représentait à merveille cette partie de la société qui se compose de goguenards de sang-froid ; aussi était-il le favori des intelligences les plus avancées, et l’on cite encore tel homme d’État de l’Empereur qui dans les affaires les plus importantes, commençait sa journée par Bobèche.

Galimafré, au contraire, était le représentant de la vraie joie, de cette bonhomie sans façon toujours prête à rire de tout, et même des plus terribles événements de la vie. C’était un homme gros, court, réjoui, vêtu en paysan, rubicond. Les mains dans ses poches, il riait aux éclats ; il se démenait de toutes ses forces, il était alerte, il était bruyant, il était heureux, il était enfariné. Il s’adressait à tous les instincts du peuple ; il lui parlait de bonne chère et de gros vin, et de poudre à canon : il était tout à fait le bouffon comique, facile à gouverner, à qui l’opposition eût fait peur, et qui trouvait que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, pourvu que du haut d’un tréteau solide il se réchauffât à quelque bienfaisant rayon de soleil, quatre ou cinq fois par jour.

Malheureusement, il arriva qu’un beau jour l’ambition saisit Bobèche, que l’ennui s’empara de Galimafré. Bobèche se voyant le seul homme qui osât faire de l’opposition sous l’Empereur, conçut l’idée de se faire tout de bon un comédien, et de changer ses planches en plein vent contre un théâtre. Galimafré, las de rire aux éclats, voulut rentrer dans la vie vulgaire. Bobèche perdit tout, en perdant ses tréteaux ; il perdit sa gaieté, il perdit sa verve imprudente, il perdit la liberté de son sarcasme, il fut soumis à la censure comme eût pu l’être un sénateur, il fut oublié le jour même où il ne fut plus qu’un jocrisse.

De son côté, Galimafré, en renonçant à sa folle gaieté, fit perdre à Paris son meilleur quart d’heure de chaque jour ; on ignore ce qu’est devenu Bobèche ; peut-être, à l’heure qu’il est, est-il le domestique battu et non payé d’un arracheur de dents. Galimafré est aujourd’hui un sage machiniste de théâtre ; il ressemble à l’homme de Lucrèce, qui contemple d’un œil serein et du haut de son rocher les tourmentes de la pleine mer ; il dispose les forêts, il arrange les salons, il prépare les cavernes, il ouvre et il ferme les indiscrets boudoirs, il marche d’un pas assuré dans cette arène glissante du théâtre ; il trouve que ce sont là bien des préparatifs inutiles, et qu’avec quatre chandelles, un morceau de tapisserie, un brin de farine, un vieux paravent et un peu d’esprit comptant, on produisait, de son temps, beaucoup plus d’effet que n’en produisent aujourd’hui, les solennelles, burlesques et ennuyeuses machines du grand Opéra !

L’un et l’autre de ces héros de la grosse gaieté et de la farce populaire, ils ont évité, par fortune, les deux écueils des comédiens dont le public ne veut plus, — le Café des Comédiens, et l’arrière-boutique du Café des Comédiens, l’hôpital. — Le mot est dur, il est vrai. Le comédien est resté l’être imprévoyant par excellence, l’enfant du hasard, le bohémien, le frondeur, le bon vivant. D’un pareil comédien, nous vous dirons l’histoire tout à l’heure ; il s’appelait Rosambeau ; sa vie entière s’est passée au milieu de la foule ingrate, sur les grandes routes et dans le Café des Comédiens. Ces braves gens ont gardé la mémoire de Rosambeau ; de cette vie abandonnée à l’heure présente, ils n’ont pas été étonnés que je sache. Et de quoi se peuvent-ils étonner ! Ils ont passé, dès l’enfance, par tant de fortunes diverses ! « Nihil humani a me alienum puto ! » disent-ils avec le poète !

Ils se sont habitués de si bonne heure à porter tour à tour le haillon et la pourpre, que pour eux tout haillon est un manteau de pourpre. À leurs voix puissantes se sont agités les peuples, sont tombes les empires, ont disparu les dynasties ; que voulez-vous qu’ils s’inquiètent de n’être pas entendus aujourd’hui ? Ils ont passé leur vie parmi tant de péripéties cruelles ou imprévues, que voulez-vous qu’ils s’inquiètent de leur sort de demain ? Ils ont eu, de leur vivant, en avancement d’hoirie un grande quantité de trésors inestimables : la joie et l’esprit, la gaieté, le hasard, la grâce et la faveur des Bohémiens, ils en ont l’insouciance.

Autour d’eux tout le monde a vieilli, — et parmi toutes ces vieillesses, ils ne reconnaissent que deux jeunesses éternelles, leur propre jeunesse et celle des chefs-d’œuvre qu’ils ont appris par cœur, en suçant le lait de leur nourrice. — Pauvres gens, braves gens, que rien n’abat, que rien ne décourage. Ils sont venus au monde apportant, pour tout capital, beaucoup d’esprit, beaucoup d’amour, beaucoup de jeunesse ; ils ont dépensé avec une profusion étourdie ce précieux capital, et maintenant qu’il ne leur reste plus guère que la menue monnaie de ce fugitif trésor, ils vont où Dieu les pousse. — Ils meurent deux fois, le jour de la mort, et le jour où ils quittent les premiers rôles. Eh ! le jour où Valère s’appelle Orgon, est plus dur cent fois que le jour où M. Orgon disparaît de l’affiche des vivants.

Dites-moi ce que deviennent les vieux comédiens, et je vous dirai ce que deviennent les vieilles lunes. Ils passent sur la terre en déclamant, puis tout d’un coup ils se perdent dans un grand silence. Ils portent aux hommes assemblés, le rire et les larmes, l’amour et la haine, la passion et la terreur, puis tout d’un coup les hommes les oublient, à peine leurs larmes sont-elles séchées. Il y a une retraite, il y a un asile, il y a un hôpital pour tous les invalides de ce monde ; pour les invalides de l’art dramatique, il n’y a que le Café des Comédiens, c’est-à-dire un hôpital sans repos. Mais où est le comédien qui se repose ? où est le comédien qui renonce tout à fait à ses joies, à ses transes, à ses délires ? où est le comédien, qui tôt ou tard, vieux, malade, infirme, délaissé, abandonné, privé de sa beauté qui était sa force, ne vienne encore se traîner sur les bancs du Café des Comédiens ?

Notez bien que si je dis le comédien, je dis aussi la comédienne ! Un moment arrive, et bientôt, où la comédienne n’est plus d’aucun sexe ; alors, elle aussi, elle s’en va, résolue, au Café des Comédiens, implorant une place de servante en quelque tripot dramatique. — Ah ! moins que rien, un coin pour vieillir, un coin pour mourir. Ainsi vous avez vu disparaître madame Saint-Amand, un enfant perdu, ou, si vous aimez mieux, un enfant trouvé de Molière. Elle était venue au monde dans la propre maison de M. Orgon ; Damis a été son parrain, et dans cette importante affaire M. Damis avait choisi Dorine pour sa commère, ce qui vous explique l’esprit, la verve et en même temps le bon goût de la jeune catéchumène… Donc l’enfant grandit sous les chênes touffus, au bord des ruisseaux, à l’ombre des bocages en fleurs ; fleurs de chiffons, chênes en bois peint, ruisseaux tracés sur la toile. Il y a, voyez-vous, du printemps, du soleil et des fleurs pour tous les enfants de ce monde ! À quinze ans, l’enfant était une jolie fille à la mine éveillée, à la taille fluette, autour de cette jolie taille elle attachait déjà le tablier vert d’Isabelle.

Que ses yeux étaient beaux alors ! que son sourire était limpide ! Sa main était comme une flamme qui passe ! Elle se laissait embrasser et enlever, une demi-douzaine de fois chaque soir ; sa tête était pleine de beaux vers, son cœur plein de nobles passions ; elle rajeunissait le vieux velours à force de beauté, elle rendait son éclat au vieux satin à force de jeunesse. Qu’importe que le vase où l’on boit soit ébréché, quand on est jeune ? la dent recouvre la brèche du vase, de son émail plus blanc que la porcelaine de Sèvres. En ce temps-là, vous auriez mis un bas troué à cette jambe, toute la ville eût demandé en quel lieu donc l’enfant avait acheté ces bas brodés à jour ? Ainsi elle a mis à profit sa jeunesse, et chacune de ses belles heures a glissé comme les grains d’un chapelet d’ambre et d’or entre les mains d’une jeune dévote priant le bon Dieu pour son amant qui va venir.

Hélas ! et sitôt est venue à la suite de la première jeunesse, de la vraie, une seconde jeunesse, et avec cette jeunesse de seconde main sont venus les rôles de la grande coquette ! Célimène a frappé à la porte d’Isabelle ; puis Célimène s’est appelée Arsinoé, puis enfin Arsinoé est devenue madame Pernelle. Sous ce dernier nom nous l’avons aimée, et certes il ne fallait pas un grand instinct pour deviner que l’amour et la comédie avaient passé par là.

Maintenant, madame Pernelle a vu démasquer son dernier Tartuffe. De toute la famille qui l’entourait, plus rien ne reste. Elle reste seule, seule et pauvre, et la voilà bien étonnée de ne plus avoir un petit coin de terre à habiter, elle à qui autrefois appartenaient en propre, de si beaux domaines dans le pays des Climènes. Donc, elle prend, encore une fois, sa longue canne à pomme d’or, et elle va frapper à toutes les portes, la charmante vieille, et aux jeunes qu’elle rencontre, elle sourit en leur disant :

— Jeunes gens, venez en aide à votre grand-mère ! Prêtez-lui un peu de votre esprit, afin qu’elle puisse acheter son dernier manteau. Jeunes gens, chantez pour moi quelques petits couplets, faites pour moi une ou deux pirouettes ! — Déclamez pour moi votre tirade la plus amoureuse, ma chère fille ; pour moi qui vous ai vue naître et grandir. Hélas ! de notre temps, nous appartenions corps et âme à l’art dramatique, c’était là toute notre vie. Molière, notre père, avait soin de nourrir ses enfants. Chaque jour nous apportait son pain et son esprit. Nous étions les vagabonds de l’art dramatique, et nous remplissions à merveille notre emploi qui était de faire rire, quand nous passions quelque part, le cœur, l’esprit et le nez au vent.

Autrefois nous n’étions pas de grands seigneurs bien payés, bien repus, et les caisses d’épargnes n’étaient inventées pour personne. Nous vivions un peu au hasard ; or, le hasard est un grand bon dieu, depuis quinze ans jusqu’à cinquante ; passé cet âge, le dieu devient dur et cruel ; à quinze ans nous étions les enfants chéris de ce dieu-là, nous sommes à peine ses bâtards, à soixante.

Allons, venez à mon aide, enfants, je n’ai rien à me reprocher, car j’ai été fidèle toute ma vie à la comédie, notre mère-nourrice. Quand j’ai été riche, toute ma fortune a passé à me faire belle et parée ; je rendais ainsi au parterre ce qu’il m’avait donné, et le reste, je le donnais à de pauvres diables que nous trouvions en chemin, les mains gelées sur leur fusil. — Venez à mon aide, je sais par cœur tout le répertoire dramatique, et je pourrais le réciter dans les rues, comme faisaient les rhapsodes pour les vers d’Homère. Allons, allons, laissez-vous attendrir, parce que je suis vieille et rieuse, parce que je suis pauvre et seule. Une autre viendra demain, riche, jeune et jolie, vous demander ce que je vous demande aujourd’hui ? Et pourquoi faire, je vous prie ? Pour acheter un collier de plus !

Ainsi elle parle, ainsi elle va de porte en porte ; elle est comme le passant dont il est parlé dans l’histoire de Sparte : —  Passant, va dire à Lacédémone que nous avons vécu ! Heureuse encore, la pauvre vieille qui peut sonner ainsi le glas funèbre de la représentation à bénéfice, afin d’acheter quelque petites rentes viagère qui la console de tout l’argent qu’elle a gaspillé dans sa vie, heureuse, si elle ne meurt pas de regret et de douleur comparant son abandon, sa pauvreté et sa misère avec le luxe, la fortune et les scandales de ces fausses comédiennes dans la soie et dans l’or qui donnent à peine à la bonne vieille un regard de pitié. — Luxe menteur ! vice impitoyable ! Ces fortunes ne sont faites que pour le vice, et celui-là se tromperait qui voudrait y atteindre honnêtement ; ainsi, croyez-moi, esprit ou génie, ou courage, ou talent, n’usez pas votre tête et votre cœur dans les travaux de la science, gardez-vous de remporter des batailles ou d’écrire ces beaux poèmes que chante l’avenir, soyez tout simplement un comédien quelque peu aimé du public, une danseuse au tendre sourire, un bouffon amusant, un tragédien qui fait pleurer.

Ce n’est pas, à Dieu ne plaise ! que je veuille déclamer contre la facilité de ces fortunes comiques. Au contraire, je trouve que cela est de bon goût pour une grande nation comme est la nôtre, de payer beaucoup trop les gens qui l’amusent, sauf à ne rien donner à ceux qui la servent. — Un histrion qui gagne cinquante mille livres par an, disait un lieutenant-général à Lekain. — Eh ! comptez-vous, pour rien, Monsieur, le droit de me parler comme vous faites, répondait Lekain. — Lekain avait raison ! tout comme les comédiennes ont raison d’être belles, pimpantes, et parées ! L’illusion n’est pas gênée, au contraire, par les apparences extérieures de la fortune ! Je ne veux pas que Jules César, soit obligé de s’enfuir devant son bottier ; je ne veux pas qu’Iphigénie demande un sursis de huit jours, à sa marchande de modes. La belle œuvre quand Célimène arrivera traînant encore après sa robe, la paille pourrie du fiacre qui l’a portée ! Même à Dorine je ne reconnais pas le droit de porter des socques. Comme aussi M. le marquis de Moncade ne peut pas mettre deux fois les mêmes gants, ou porter le même jabot deux fois ! Habituez de bonne heure vos comédiens à l’élégance, à la dépense, à la prodigalité. Donnez-leur tout l’argent dont ils auront besoin et même l’argent du jeu, comme cela se faisait chez le surintendant Fouquet pour les courtisanes de Louis XIV, mais à une condition : que cet argent que donne le public à ses comédiens ordinaires soit loyalement dépensé. Le public prodigue cet argent-là pour qu’il soit prodigué. La caisse d’épargne doit être expressément défendue à ces enfants perdus de Corneille et de Molière. Un comédien qui achète des rentes vole le public. Une comédienne qui place son argent manque à sa vocation, qui est de le dépenser sans s’inquiéter du reste. De usu licito pecuniæ : c’est un petit traité de saint Ambroise, à l’usage des comédiennes qui portent leur argent à la Caisse d’Épargnes, et des comédiens qui placent leurs économies, dans le trois et le cinq pour cent !

Diderot. — Le Paradoxe du comédien

Un homme qui doit être compté parmi les fondateurs du journal moderne, un maître écrivain qui jetait sur le papier son esprit et son âme à tout hasard, Diderot, s’est beaucoup occupé de l’art du théâtre et de l’art des comédiens. Il aimait le théâtre, ou tout au moins il en aimait le bruit, le mouvement, le détail ; il aurait eu honte d’être le spectateur tranquille de la nature humaine ; il disait qu’il était bon qu’il y eût au parterre un homme d’un génie ardent, afin que le regard de cet homme et son suffrage arrivant au comédien, l’encourageassent à bien dire et à bien faire.

Il ne faudrait pas beaucoup d’hommes de cette trempe dans une salle de comédie ; ils y feraient une émeute. Ils auraient des sourires à tout briser, des regards à tout brûler ! — Ah ! monsieur Diderot, que vous êtes beau, lui disait Sedaine un jour où Diderot racontait une de ses propres comédies ! Il devait être, en effet, si beau, écoutant, applaudissant, sifflant, que le regard du spectateur laissait le comédien pour s’arrêter sur cet auditeur qui avait dix coudées. — Tête intelligente, active passion, cœur généreux ; il avait l’intuition de tant de choses ! Il savait par cœur, aussi bien qu’elle-même, le jeu parfait de mademoiselle Clairon ; il devinait, il pressentait mademoiselle Dumesnil et sa sublime singerie ! Il adorait mademoiselle Gaussin qui jouait La Pupille à cinquante ans ; il disait avec mademoiselle Duclos : — « Ris donc, parterre ! au plus bel endroit de la pièce. » Le premier-il avait encouragé le fils de Lesage, Montménil, lorsqu’il le fit voir à son illustre père dans Les Fourberies de Scapin ! Il aimait l’emphase, il aimait la déclamation, il aimait l’éloquence à haute voix, comme on aime les couleurs voyantes ; il disait : « Est-ce bien moi qui ai fait cela ? » et il pleurait, comme un enfant, aux beaux passages du Père de famille.

« Oui, disait-il, parlant de sa comédienne, je suis content de son âme, de sa voix, de ses entrailles, de ses gestes, de son maintien ! » et à lui seul il tenait tout le spectacle avec un bruit, un enthousiasme, une fête ! Ou bien il s’irritait, il se fâchait, il était hurlant ; il montrait d’un doigt indigné, ce vil Palissot, le dénonciateur Palissot « l’auteur fameux, non pas célèbre, des Philosophes », et il jurait qu’il le voulait tuer à grands coups de pied dans le ventre ! Et Dieu sait s’il inquiétait la garde et le commissaire, et Dieu sait s’il avait une armée à sa suite et s’il jugeait sans appel ! Même d’une pièce déchirée il savait relier et sauver les meilleurs lambeaux ! Même dans une parole il devinait tout un drame. Il a pleuré, entendant raconter un jour cette parole touchante de madame de Mailly. Elle était à l’église, à genoux et les mains jointes. Une bourgeoise, en passant, dit à sa camarade : — Voilà une catin ! — « Puisque vous la connaissez, reprit madame de Mailly, priez pour elle ! »

« — La drôlesse, disait Diderot, ça doit être la femme à Palissot ! » Que vous étiez une mouche admirable à faire bourdonner cette grande ruche qu’on appelle la société, ami Diderot ! Oh ! disait-il encore, et il avait raison, les ineptes et sottes créatures que nous serions, si nous ne savions que ce que nous avons lu ! » Aussi bien il ne lisait guère, il voyait beaucoup ; il aimait la rue et le sentier, la ville et le faubourg, la taverne et le salon ; il fréquentait l’église et la coulisse ; il était tout ensemble l’architecte français qui sait dire, et l’architecte athénien qui sait faire ; il s’étendait et se confiait à qui voulait l’entendre, et riait bien haut quand il voyait passer l’abbé Morellet, « les coudes serrés en dedans pour être plus près de lui-même » ; Il aimait le point d’interrogation, le point d’interjection, tous les points qui n’arrêtent pas la phrase, lancée au galop. Il disait de son propre sophisme, « que les sophismes d’un homme d’esprit ne sont jamais inutiles, et que le paradoxe a bien son prix, quand il fournit une bonne thèse à l’éloquence ! » Il détestait les coquins et les lâches, les flatteurs et les traîtres, les bandits vautrés dans la fange ! Il ne comprenait pas certaines attitudes de la servitude volontaire ; il riait de ces malheureux qui disent sans rougir : « je bois de la cymbale et je mange du tambour », qui font de la calomnie une vertu, de la délation une gloire ! Il haïssait les faquins, les beaux parleurs et les écrivains compassés :

« Écris, écris, disait-il de M. Suard, tu ne seras jamais qu’une poule qui a couvé des œufs de cane ! » Il exécrait la bassesse et les basses œuvres ; d’un poète bien venu à la cour : — « Le roi, disait-il, dont il faisait les amusements, ce qui n’est pas toujours un éloge. »

Dans la classe bipède des hommes, il ne tolérait l’intolérance que pour les choses de goût ; s’il était intolérant en poésie, en comédie, en tableaux, en statues, en éloquence, il avait pour ceux qu’il admirait, une coupe remplie de nectar, comme on porte une boite de ces bonbons que l’on tire de sa poche et qu’on offre aux femmes, et aux enfants, sans que jamais on y touche soi-même.

Il faut l’aimer quand on veut écrire, et l’honorer de toutes ses forces, cet énergique et immense Diderot. Pour quiconque aspire à l’honneur de parler au public, dans ces feuilles changeantes, chères à la multitude éclairée, il est nécessaire d’étudier l’esprit, l’allure et la véhémence de Diderot. Même quand il s’enivre de son propre bruit, son ivresse est belle, et ne ressemble pas à la fausse ivresse des cabarets et des tavernes où se boit à grands traits, le vin frelaté. Que de belles pages il a perdues ! Que de belles pages il a données à son voisin ! Que de livres il a fait signer par ses amis, par le baron d’Holbach, par le baron de Grimm, par l’abbé Raynal ! Quel grand critique en toutes les choses, où il pouvait placer un peu de son âme, un peu de son cœur ! Le paradoxe sur le comédien ! L’admirable découverte, ce paradoxe sur le comédien !

Étudiez ce beau livre ; il vous démontrera tout d’abord que le vrai comédien doit avoir des actions de grâces à rendre à la nature autant qu’à l’étude. Il faut avant tout que la nature ait donné au comédien, les qualités de la personne, à savoir : la figure, la voix, le jugement, la finesse ; il obtiendra plus tard, de l’étude et d’un travail assidu, l’usage du monde, l’expérience du théâtre et la connaissance du cœur humain. Fi ! du comédien imitateur qui copie assez bien toutes choses, mieux vaut cent fois le comédien de nature, atroce aujourd’hui, demain sublime ! Le premier n’a rien à espérer de plus ou de moins que ce qu’il a déjà ; le second peut tout demander à l’avenir ; il peut deviner, il peut comprendre ce qu’il ignore ; il peut trouver en lui-même la vie et l’accent des éloquentes paroles ; il peut réveiller la passion endormie au fond de son cœur ; il est un grand peut-être, il est un grand hasard ; tenez-vous-en à celui-là, et cependant ne comptez pas qu’il sera bon, ce soir, parce qu’il a été admirable, hier.

Il n’y a que le comédien médiocre qui soit excellent tous les jours, à toute heure, au moment venu, quand tout est bien mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a que celui-là qui retrouve, à l’heure dite, la voix, la pose et le geste qui lui ont réussi une première fois ; une glace ne montrerait pas les objets avec une plus édifiante précision.

Regardez mademoiselle Clairon. Quand une fois elle a disposé dans la chambre obscure de son cerveau rétréci, l’héroïne qu’elle doit représenter, elle reste jusqu’à la fin dévouée et fidèle à cette image qu’elle s’est tracée, et quoi qu’il arrive, elle n’ira jamais plus loin que cette ligne où son imagination s’est arrêtée en son travail ; — telle qu’on la voit le premier jour, telle elle sera cent jours après. C’est elle, la voilà, la voici, vous la savez par cœur.

Tout au rebours, la Dumesnil déchaînée ! À peine lâchée, elle va, elle vient, elle fait bondir la planche ébranlée. Elle s’arrête, elle attend, elle se passionne, elle accomplit quelque intime opération, semblable au travail du poète ; elle obéit à l’impulsion surnaturelle, elle obéit à sa tête, elle obéit à son cœur, c’est la Dorval anticipée, à côté de mademoiselle Mars, correcte et calme en ses plus grands écarts. Ce n’est pas une pleureuse, à coup sûr ; ce n’est pas une nonchalante ; elle a en elle-même le secret d’un art qui est au-delà même du grand art.

En deçà — au-delà, qu’importe ? Elle n’est pas dans la coutume, elle n’est pas dans l’usage ; elle crie, elle parle, elle se plaint, elle gémit, elle ne sait rien des choses convenues : la voix qui tremble, les larmes qui coulent, les sons étouffés, les genoux vacillants, le frémissement de tous les membres, — et — la plupart du temps, c’est à grand-peine si le parterre la supporte. Il se fatigue, il s’impatiente, il trouve que c’est payer trop cher un beau cri, un beau geste, un beau regard ; d’où il suit « que l’extrême sensibilité fait les acteurs médiocres, que la sensibilité médiocre fait la multitude des mauvais acteurs, et que le manque absolu de sensibilité prépare les acteurs sublimes ». Les larmes du comédien descendent de son cerveau, celles de l’homme sensible montent de son cœur ; le comédien pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la passion, comme un séducteur aux pieds d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper, comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église, — et qui vous injurie, aussitôt qu’il a vu que rien ne peut vous toucher ; — telle encore une courtisane qui ne sent rien, et qui se pâme entre vos bras.

Quoi de plus juste, à tout prendre, et de quel droit viendriez-vous exiger de cette créature à part qu’elle se passionnât d’une passion vraie, et qu’elle fût sincèrement Auguste, Cinna, Cléopâtre, Mérope, Agrippine ? Être vrai ! cela veut-il dire que le théâtre va nous montrer les choses comme elles sont en nature ? Allons donc, on se moquerait de vous et vous feriez grande pitié si vous tombiez dans la vérité triviale, la vraie et pure vérité. « La vérité du théâtre consiste en ceci : la conformité des actions, des discours, de la voix, du mouvement, du geste, de la figure, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien. » C’est pourquoi il ne faut pas s’attendre à reconnaître à la ville, l’homme que l’on a vu agir sur un théâtre. « Ah ! disait Diderot à mademoiselle Clairon, je vous croyais plus grande de toute la tête. » Diderot aurait pu raconter à ce propos que lorsqu’il fallut mesurer le roi Louis XIV au cercueil, ses médecins eux-mêmes furent étonnés que le roi n’eût que cinq pieds deux pouces. Il avait, de son vivant la taille des héros d’Homère, vingt coudées !

Et l’étrange chose aussi que dans cet art du théâtre, un comédien dépende absolument du comédien qui joue avec lui, tout comme un bon joueur de whist dépend de son partner ! J’ai conçu un rôle grandement, il me faudra descendre de ces hauteurs rêvées, si je veux être au niveau du pauvre diable avec qui je suis en scène. — Art étrange ! où c’est l’homme qui se possède le mieux, qui se livre aux plus féroces emportements ; où c’est le cœur froid qui exprime le mieux les tendresses de l’amour ; où les beaux rôles de la jeunesse appartiennent, par droit de conquête, aux hommes et aux femmes d’un âge mûr. — Baron jouait, à soixante ans, le comte d’Essex, Xipharès et Britannicus. Molé, à son début, était un automate. — Deux jeunes gens amoureux l’un de l’autre, vont manquer tout à fait la scène charmante du Dépit amoureux ; eh bien ! cette scène du Dépit amoureux fut jouée admirablement par un homme et une femme qui se disputaient, en plein théâtre, et dont la dispute, mêlée aux roucoulements de ces vingt ans, fut notée, on le croirait, par notre ami Diderot :

Éraste.

      Non, non, ne croyez pas, madame,
Que je revienne encor vous parler de ma flamme.

La Comédienne : — Je vous le conseille.

Éraste.

C’en est fait ;

La Comédienne : — À la bonne heure !

Éraste.

Je me veux guérir, et connais bien
Ce que de votre cœur a possédé le mien.

La Comédienne : — Plus que vous n’en méritiez.

Éraste.

Un courroux si constant, pour l’ombre d’une offense…

La Comédienne : — Vous, m’offenser ! je ne vous fais pas cet honneur.

Éraste.

M’a trop bien éclairé sur votre indifférence ;
Et je dois vous montrer que les traits du mépris

La Comédienne : — Le plus profond.

Éraste.

Sont sensibles, surtout aux généreux esprits.

La Comédienne : — Parlez-en, un généreux !

Éraste.

Je l’avouerai, mes yeux observaient dans les vôtres
Des charmes qu’ils n’ont point trouvés dans tous les autres,

La Comédienne : — Ce n’est pas faute d’en avoir vu.

Éraste.

Et le ravissement où j’étais de mes fers,
Les aurait préférés à des sceptres offerts.

La Comédienne : — Vous en avez fait meilleur marché.

Éraste.

Je vivais avec vous,

La Comédienne : — Vous en avez menti !

Éraste.

                                Et je l’avouerai même
Peut-être qu’après tout j’aurai, quoique outragé,
Assez de peine encore à m’en voir dégagé.

La Comédienne : — Cela serait fâcheux !

Éraste.

Possible que malgré la cure qu’elle essaie
Mon âme saignera longtemps de cette plaie.

La Comédienne : — Ne craignez rien, la gangrène y est.

Éraste.

Et qu’affranchi du joug qui faisait tout mon bien
Il faudra me résoudre à n’aimer jamais rien.

La Comédienne : — Vous trouverez du retour.

Éraste.

Mais enfin il n’importe, et toute votre haine
Chasse un cœur tant de fois que l’amour vous ramène.
C’est la dernière ici des importunités
Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés.

Lucile alors reprend l’entretien, et c’est le Comédien qui fait l’a parte de la Comédienne.

Lucile.

Vous pouvez faire aux miens la grâce tout entière
Monsieur, et m’épargner encor cette dernière.

Le Comédien : — Mon cœur, vous êtes une insolente, et vous vous en repentirez.

Éraste.

Eh, bien, Madame, eh bien ! ils seront satisfaits.
Je romps avecque vous, et je romps pour jamais
Puisque vous le voulez, que je perde la vie
Lorsque de vous parler je reprendrai l’envie.

Lucile.

Tant mieux, c’est m’obliger.

Éraste.

Non, non, n’ayez pas peur

La Comédienne : — Je ne vous crains pas.

Éraste.

Que je fausse parole ; eussé-je un faible cœur
Jusques à n’en pouvoir effacer votre image,
Croyez que vous n’aurez jamais cet avantage

La Comédienne : — C’est le malheur que vous voulez dire.

Éraste.

De me voir revenir.

Lucile.

Ce serait bien en vain.

Le Comédien : — Ma mie, vous êtes une fieffée gueuse à qui j’apprendrai à parler.

Éraste.

Moi-même, de cent coups je percerais mon sein.

La Comédienne : — Plût à Dieu !

Éraste.

Si jamais j’avais fait cette bassesse insigne.

La Comédienne : — Pourquoi pas celle-là après tant d’autres ?

Éraste.

De vous revoir après ce traitement indigne !

Ainsi ils déchiraient ces beaux vers, comme autant de vieux linge ; ainsi ils se disaient des gueulées en récitant l’ode amoureuse, et quand Lucile dit à Éraste : Ramenez-moi chez nous ! Éraste serre le bras de Lucile à la faire crier.

Certainement si les gens du parterre pouvaient, la plupart du temps, entendre ce qu’ils se disent en plein théâtre, sotto voce, ces Comédiens et ces Comédiennes qui semblent tant animés de l’ardeur dramatique, il prendrait en haine et en dégoût cet art misérable, exposé à de pareils mensonges. On représente une œuvre considérable qui tient le public attentif ; on rit, on pleure, on s’extasie, on crie, on menace, on promet, et dans l’intervalle des différents couplets de cette passion, ces messieurs et ces dames se disent toutes sortes d’impertinences qu’ils devraient réserver pour la coulisse : — Où soupes-tu ce soir ? — Fi le vilain boudeur qui se fâche ! — Est-ce qu’on songe au chevalier ? Un soir Mademoiselle Gaussin expire entre les bras de Paulin, la salle est en larmes, l’amante est en pâmoison, l’amant la rappelle en sanglotant : — Ah ! que tu pues ! dit la princesse au prince amoureux.

Autre exemple : au moment où Lekain sort du tombeau de Ninias, les yeux hagards, les cheveux hérissés, dans toute la fantasmagorie horrible d’un homme qui a vu un fantôme, Lekain voit à ses pieds une pendeloque en brillants, et du pied, il repousse la pendeloque dans la coulisse. Moi qui vous parle (ce n’est pas Diderot !) j’ai vu un grand comédien de ce temps-ci, au milieu d’une tirade énorme, en plein monologue, perdre au même instant, et d’un seul coup les trente-deux dents qui remplissaient sa mâchoire. Ô douleur ! le funeste râtelier tombe aux pieds de ce prince malheureux, et voilà notre héros qui se baisse et qui ramasse, en disant je ne sais quoi, cet instrument à demi brisé de son éloquence. Il fit mieux, il le remit en place, et retrouvant cet ornement de sa parole, il reprit le fil de son discours à la Tragaldabas.

J’aime assez cependant cette définition de Sénèque, de l’homme en général, et du comédien en particulier : « l’homme (et le comédien) dit-il, est un animal naturellement élégant, et fait pour les beaux-arts ». Munda vestis electio appetenda est homini : natura enim homo mundum et elegans animal est.

Ce sont les miracles du sang-froid. Si Tragaldabas eût été vraiment ivre, il n’eût pas retrouvé sa mâchoire béante à ses pieds. Le sang-froid ! le sang-froid ! « Un acteur est pris de passion pour une actrice. Une pièce nouvelle les met par hasard en scène dans un moment de jalousie. La scène y gagnera si l’acteur est médiocre, elle y perdra s’il est un habile homme. Alors, en effet, le grand comédien amoureux de son Isabelle ou de sa Lucile, devient lui-même ; — s’il joue en ce moment la comédie, il la joue pour son propre compte, et ne songeant qu’à ses amours, le voilà bien loin d’être le modèle idéal et sublime qu’il s’est fait d’un jaloux… Un moyen sûr de jouer petitement, mesquinement, c’est de jouer son propre caractère. Vous êtes un tartufe, un avare, un misanthrope, vous jouerez le rôle, mais vous ne ferez rien de ce qu’a fait le poète : il a fait le tartufe, le misanthrope, l’avare, et non pas un certain avare, un certain misanthrope, un tartufe exceptionnel. »

Le grand comédien est tout… il n’est rien ! — « Un grand comédien n’est pas un piano, une harpe, un violon, un violoncelle ; il n’a point d’accord qui lui soit propre, mais il prend l’accord et le ton qui conviennent à sa portée. » Il est tout. « Celui-là qui, dans la société, a le malheureux talent de plaire à tout le monde, n’a rien qui lui appartienne et qui le distingue des autres hommes. Il parle toujours, et toujours bien ; c’est un adulateur de profession, c’est un grand courtisan. » C’est un grand comédien — il n’est rien !

Un grand comédien est un pantin merveilleux dont le poète tient la ficelle. Encore une fois, c’est Dieu lui-même, et après Dieu ce sont les poètes qui tiennent le fil de cette exquise sensibilité des êtres raisonnables. C’est un des privilèges de l’âme humaine d’obéir, d’un mot, d’un rien, d’un souffle, à la vivacité de l’imagination, à la délicatesse des nerfs, aux plus imperceptibles sensations ! Voilà la force ingénue, irrésistible, qui incline le spectateur à compatir, à frissonner, à admirer, à craindre, à se troubler, à pleurer, à se trouver mal, à partager avec des angoisses, avec des rires, avec des larmes, la moindre parole échappée au poète : — Allons, fuyons, accourons, appelons à notre aide ! Au secours ! Je te hais ! je t’adore ! je te maudis ! Voilà de bon vin ! voilà un beau jour ! Vous avez là un bel habit !

Tout ceci, la douleur ou le rire, la joie ou les larmes, l’exclamation ou l’abattement, appartient à la vie ordinaire, à l’existence de chaque jour, et s’il était nécessaire qu’en effet, le comédien éprouvât, l’une après l’autre ou tout à la fois, ces émotions courantes de l’existence journalière, il aurait le droit de vous dire aujourd’hui : — Ma foi, je suis gai, content, je me porte à merveille, et je n’irai pas représenter la colère d’Achille ou la douleur d’Agamemnon pour vous divertir !

Une autre fois, il vous dira du même sans gêne : vous me la donnez belle avec votre rôle de Don Juan, ma maîtresse m’a mis à la porte ! — Ou bien, comme dit madame Jourdain : Moi rire au moment où j’ai perdu ma fortune ! Nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons ! « Souvent (c’est Diderot qui parle), j’ai vu rire un comédien hors de la scène, je n’ai pas mémoire d’en avoir jamais vu pleurer un. Cette sensibilité qu’ils s’arrogent et qu’on leur alloue, qu’en font-ils donc ? La laissent-ils sur les planches, quand ils en descendent, pour la reprendre quand ils y remontent ? »

Il ajoute, et ceci soit dit tout ensemble à l’accusation, à la louange du comédien :

« Qu’est-ce qui leur chausse le socque ou le cothurne ? (voilà l’accusation !), le défaut d’éducation, la misère et le libertinage, a Le théâtre est une ressource, jamais un choix. Jamais on ne se fit comédien par goût pour la vertu, par le désir d’être utile dans la société et de servir son pays ou sa famille, par aucun des motifs honnêtes qui pourraient entraîner un esprit droit, un cœur chaud, une âme sensible, vers une aussi belle profession.

« Moi-même (et voilà la louange !), moi, jeune, j’ai balancé entre la Sorbonne et la Comédie. J’allais, en hiver, par la saison la plus vigoureuse, réciter à haute voix des vers de Molière et de Corneille dans les allées solitaires du Luxembourg.

« Quel était mon projet ? d’être applaudi ? Peut-être ! De vivre familièrement avec les femmes de théâtre que je savais faciles ? assurément. Je ne sais ce que je n’aurais pas fait pour plaire à la Gaussin qui débutait alors, et qui était la beauté personnifiée, à la Dangeville qui avait tant d’attraits sur la scène. »

Ainsi parle Diderot, et l’on peut dire que l’Église ou le Théâtre ont fait une perte irréparable en perdant cet homme à la taille des héros et des martyrs. Il eût porté en toutes les professions qu’il eût choisies une grande autorité, une force, une conviction. C’est, au reste, un grand plaisir de l’entendre dire aux comédiens, de bonnes et justes vérités que ces messieurs et ces dames ont désapprises depuis longtemps.

« J’ai beau examiner ces hommes-là, je ne vois rien qui les distingue du reste des citoyens, si ce n’est une vanité qu’on pourrait appeler insolence, une jalousie qui remplit leur comité de trouble et de haine. Entre toutes les associations, il n’y en a peut-être aucune où l’intérêt commun de tous et celui du public, soient plus constamment et plus évidemment sacrifiés à de misérables petites prétentions. L’envie est encore pire entre eux qu’entre les auteurs, c’est beaucoup dire, mais cela est vrai. Un poète pardonne beaucoup plus aisément à un poète le succès d’une pièce, qu’une actrice ne pardonne à une actrice les applaudissements qui la désignent à quelque illustre ou riche débauché ! Vous les voyez grands sur la scène, parce que, dites-vous, ils ont de l’âme ; moi je les vois petits et bas dans la société parce qu’ils n’en ont point. Avec les propos de Camille et le ton du vieil Horace, toujours les mœurs de Frosine et de Sganarelle30. »

Véritablement, il faut avoir l’autorité d’un sage et l’éloquence d’un homme, pour parler si librement, avec tant de véhémence, et, disons-le, avec tant de cruauté de cette nation mobile et variable à l’infini, exposée à tant d’actions bonnes et mauvaises, amoureuse avant tout de bruit, de fumée et de louanges, et qui s’est habituée, on ne sait de quel droit, à humer tous les encens dans toutes sortes d’apothéoses inventées à sa gloire ! Incroyable privilège et facile à comprendre pourtant, que la comédienne et le comédien, la danseuse et le danseur, et quiconque a touché, peu ou prou, aux choses du théâtre, ait échappé, autant que l’on y peut échapper, à la censure de la Comédie, mais encore que cette censure se soit changée en admiration, en louange, en adoration unanimes ! Ôtez ce passage hardi de monsieur Diderot, effacez quelques vifs chapitres du Gil Blas, et n’allez pas jusqu’à la comédie intitulée : Les Comédiens, de M. Casimir Delavigne, vous trouverez que la profession la plus exaltée et la plus admirée, admirée au-delà de toute mesure… sur le théâtre, est justement la profession du comédien ! Cela les amuse à outrance de s’admirer les uns les autres ; cela les charme de se composer eux-mêmes à eux-mêmes, des drames où l’on voit les princes aux genoux des soubrettes, et les reines sur leurs trônes implorant la clémence des comédiens sur leurs planches.

Ouvertement, le poète dramatique se peut moquer de l’avoué, du notaire, de la coquette, de la bourgeoise, du capitaine, du magistrat lui-même… il aura tort de se moquer du comédien. Combien de fois le Feuilleton, ami passionné de Diderot, n’a-t-il pas relevé cette insupportable aberration de la comédie et des comédiens. Par exemple, à propos de l’histoire d’un certain Mégani, le Feuilleton s’inquiétait d’une si évidente et si injuste partialité.

Mégani , ou les C omédiens du grand-duc

Mais jusques à quand, disait le Feuilleton, irez-vous donc chercher dans leur humilité toutes les grandeurs de ce siècle, pour les fouler aux pieds ? Que vous ont-elles fait, ces pauvres grandeurs ? Où sont-elles ? Est-ce que par hasard elles auraient eu l’audace de relever la tête ? Est-ce qu’elles auraient demandé justice ? Auriez-vous rencontré en votre chemin un roi assez hardi pour porter sa couronne en plein jour ; et si ce roi existe, a-t-il donc été assez insolent pour ne pas se découvrir pendant que vous passiez, et pour vous rendre, sa couronne à deux mains, le salut de votre casquette de loutre ? Que diable ! il faut que nous soyons bonnes gens les uns et les autres ; et parce qu’on a l’honneur d’être un bourgeois, un électeur, un garde national, il faut savoir être modeste. C’est bien peu de chose un duc de Parme, à les entendre ; le duc régnant, par exemple, est tout simplement la fille d’un empereur d’Autriche, la veuve de l’empereur Napoléon ; sur sa tête se sont accumulés, à plaisir, les honneurs des plus vieilles royautés et la toute-puissance de la royauté la plus illustre de ce siècle. Mais enfin, après tout, qu’est-ce un duc de Parme ? La belle chose d’être duc de Parme ! Il ne s’est jamais promené de la Bastille à la Porte-Saint-Denis ; il n’a jamais vu un seul mélodrame de l’Ambigu-Comique ou de la Gaîté !

C’est un méchant petit prince de rien du tout. — J’aimerais mieux, mon cher, vois-tu, je te le dis entre nous, être seulement receveur du douzième arrondissement que duc de Parme ! — Voyez-vous, ma chère, si le duc de Parme et le fils de monsieur le commissaire de police de notre quartier me demandaient la main de notre fille Isabelle, je dirais au duc de Parme : — Touchez là ; la main de notre fille n’est pas pour vous ! Ma fille duchesse de Parme ! ah bien oui ! À quoi la voisine répond : — Parme, n’est-ce pas l’endroit d’où viennent les violettes qui n’ont pas d’odeur ? Mais qui vous parle, ma voisine, de donner votre fille à un marchand de violettes ?

Certes, à voir comment tous les seigneurs de l’Allemagne et de l’Italie ont été traités par le vaudeville français, je serais bien étonné que le duc de Parme, fût-il en même temps duc de Plaisance et prince de Guastalla, trouvât à se marier convenablement, dans ce pays d’auditeurs au conseil d’État, de maîtres des requêtes, de substituts, de banquiers, de commissaires de police et d’huissiers-priseurs. Duc de Parme ! fi !

En même temps, par une inconséquence fatale, il se trouve que ces malheureux petits princes, après qu’on nous les a montrés si ridicules, on nous les montre, plus puissants pour le mal que s’ils étaient Caligula, Néron, Domitien en personne. Ils pillent, ils volent leurs sujets ; ils réunissent les caprices des petites tyrannies, aux lâchetés des tyrannies toutes-puissantes.

Ainsi, d’une part, le ridicule, et d’autre part, l’exécration. Voici par exemple un duc de Parme qui permet, à sa cour, une des plus tristes méchancetés qui se puisse voir. Ce duc de Parme compte parmi ses comédiens un certain Mégani, qui est de venu très amoureux d’une jeune ouvrière nommée Paula. La grande passion de la jolie fille, c’était d’aller au théâtre du grand-duc (chacun prend son plaisir où il le trouve), et, une fois au théâtre, elle pleurait, elle riait, elle était heureuse ! Elle admirait les héros et les belles dames, les beaux vers et les grandes actions, et elle applaudissait des mains et du cœur.

Ce que voyant, Mégani le sculpteur s’était mis à envier l’habit brodé de ces messieurs, et leur plume flottante, et leur bonne. dague de Tolède, et les bottes jaunes et les éperons d’or.

Alors Mégani était parti pour la France, le pays de l’Europe où l’on jouait le mieux la comédie, bien décidé, à devenir un grand comédien quelque jour. Au reste, c’était le beau temps de la comédie ; en ce temps-là régnaient sans chef et sans partage Molé, Préville, Lekain, mademoiselle Clairon, toutes sortes de génies disparus, et qu’on a remplacés tant bien que mal ; tels furent les maîtres de Mégani. À force de les voir et de les entendre, et même à force de jouer, à côté d’eux, les rôles de confidents ou de Frontin, Mégani devint le plus grand comédien de l’Italie. Vous savez, au reste, que le plus difficile, le plus héroïque, le plus rare, le plus excellent, le plus méconnu de tous les arts, c’est l’art du comédien. Vous seriez le plus malappris et le plus grossier des hommes, si vous osiez comparer l’impératrice Élisabeth à mademoiselle Comtat, Jules César à Roscius, Michel-Ange à Talma, Raphaël à Bouffé. Le comédien est le maître du monde !

Et la comédienne ? — Rien n’est comparable à la femme qui déclame des vers du haut d’un théâtre, ou qui bat un entrechat dans l’air à peine agité, d’où il suit qu’on ne peut pas trop les entourer d’honneurs, de richesses, et de dithyrambes !

Hélas ! ces pauvres malheureux, tout leur art s’en va aussitôt qu’ils sont morts ; ils ne laissent rien après eux que leur nom, et encore… Et ils se plaignent ! Insensés ! ne laisser après soi que son nom mais c’est la façon la plus certaine d’être immortel ! Empêtrez votre gloire dans de gros livres, entourez votre nom d’une foule de créations, l’abondance même de votre génie, sera plus tard, un obstacle à votre gloire. On ne va pas, disait Voltaire, à la postérité avec de gros bagages.

C’est que pour se souvenir d’un homme un peu célèbre, qui a beaucoup produit, il faut se souvenir de tous ses tableaux, de tous ses livres, de tous ses drames ; c’est là une petite vanité dont personne n’est exempt ; d’où il suit, qu’à la longue, et à force d’enregistrer des grands hommes dans sa mémoire, la mémoire se fatigue ; elle oublie tantôt ce chef-d’œuvre et tantôt ce chef-d’œuvre, et enfin, une fois qu’elle est en train d’oublier, elle oublie même le malheureux producteur, c’est plus tôt fait.

On n’aime pas à nommer un homme, sans pouvoir faire sa petite preuve d’érudition. Mais quand pour avoir l’air d’être savant, vous n’avez qu’à dire, stans pede in uno , et d’une lèvre dédaigneuse : Roscius ! Comtat ! Fleury ! (et encore on lui a fait écrire des Mémoires à ce pauvre Fleury !) oh ! alors l’immortalité de pareils noms est assurée. Qui donc a bâti le temple d’Éphèse ? Le savez-vous ? Ils ont été peut-être dix mille… ! il n’y a pas de petit enfant qui ne vous dise le nom de celui qui a brûlé le temple d’Éphèse. Il faut donc que ces pauvres comédiens cessent de se lamenter de ne rien laisser après eux, c’est justement ce qui les fait vivre. Mais ce n’est pas ici la question.

La question est que Mégani est revenu dans son pays plus rempli de vanité, d’amour-propre, d’orgueil, d’admiration pour soi-même, que s’il eût été un véritable comédien français. Paula, qui pense tout à fait comme lui, s’estime trop heureuse d’épouser un si grand homme, et pour que l’épouse n’ait pas à rougir des grandeurs de l’époux, Mégani en fait une comédienne. Seulement la femme de Mégani reste un peu inférieure à son mari, ce n’est pas tout à fait un premier sujet ; tenez, M. Mégani est à madame Mégani, ce que M. Volnys était à madame Volnys, et c’est un peu pour avoir M. Mégani que l’on engage madame Mégani. Mais que cela est commode en ménage ! On fait le même métier, on apprend ses rôles dans le tête-à-tête de chaque soir, on les répète dans le déshabillé du malin, à toutes les heures du jour ! Ne voyez-vous donc pas, au contraire, malheureux comédiens que votre mariage va détruire, pour vous, toute l’illusion de votre art ?

Eh quoi ! vous êtes destinés à jouer, pendant vingt-cinq ans au moins, vous, Monsieur, le rôle de l’amoureux ; vous, Madame, le rôle de l’amoureuse, et vous vous mariez, pour vivre ensemble éternellement ! Une lois mariés, songez-y, vous vous verrez, sans cesse, l’un l’autre, mal vêtus, mal peignés, mal lavés, grondeurs, grognons, peut-être sifflés la veille, à coup sûr inquiets pour le soir ! Et vous viendrez vous dire ensuite tout naturellement, en présence de six cents personnes et même moins : — Théodore, que vous êtes beau ! — Marianne, que vous êtes belle ! En ce cas, vivez chacun de votre côté ; tâchez de vous être un peu nouveaux à vous-mêmes ; attendez, pour répéter vos rôles, que vous ayez quitté l’atmosphère conjugale. — Mais encore une fois, ce n’est pas là la question.

La question est, qu’une fois comédienne et quand elle a bien montré, chaque soir, sous son jour le plus favorable, sa beauté et ses vingt ans, rien que vingt ans ! quoi de plus beau ? cette petite Paula, à qui nul n’accordait un regard, quand elle venait aux premières galeries pour rire ou pour pleurer tout à son aise, maintenant tout le monde l’aime et l’admire. Au nombre des soupirants les plus vifs et les plus empressés, se fait remarquer le duc d’Ascalio. Il a vu la jolie comédienne, et, ma foi ! (que voulez-vous ? c’était l’usage) il a adressé à Paula ses hommages et ses vœux. À la cour de Parme, en ce temps-là, le théâtre n’était pas ce qu’il était en l’an de grâce 1840. Il n’avait entendu parler ni du prix de vertu, ni de la caisse d’épargne. Les comédiennes auraient été bien embarrassées à écumer leur pot, à acheter leur poisson à la halle, à venir à pied au théâtre, à faire dégraisser leurs gants ; elles y allaient bon jeu, bon argent : tant payé, tant dépensé. L’argent qu’on leur donnait pour se faire belles, elles l’échangeaient contre des dentelles et des velours et des diamants, et quand le public ne leur donnait pas assez d’argent pour payer tout cela, elles y mettaient du leur. Elles auraient cru voler le public en vivant de la vie des petites gens ; d’ailleurs, en ce temps-là, elles avaient le grand honneur d’être excommuniées, elles vivaient grandement, en dehors de toutes les lois de la société et de l’église, ce qui était une raison de plus pour les rendre populaires et recherchées. La comédienne était véritablement, en ce temps-là, une espèce à part. Le théâtre, comme disait la vieille Cottitis, est favorable surtout aux femmes. « Le plus beau tableau qui n’est pas dans son jour, ne frappe point. Une comédienne, si elle est sage, je veux dire si elle ne favorise qu’un amant à la fois… etc. »

C’était là le bon temps ; on ne prenait pas ces dames de si haut, on n’en faisait pas les héroïnes des plus grandes histoires de fidélité et de passion, et toutes choses n’en allaient que mieux.

Comme aussi vous rappelez-vous dans Gil Blas, que l’on pourrait appeler à bon droit le roman de la vie comique, la rencontre que fait Gil Blas d’un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, bien fait et de bonne mine, qui trempait des croûtes de pain dans une fontaine. « Nous l’abordâmes civilement, il nous salua de même, et nous demanda, d’un air riant, si nous voulions être de la partie… « Je fais la comédie, nous dit-il, depuis quinze années pour le moins. — Franchement, répliqua le barbier, j’ai bien de la peine à vous croire. Je connais les comédiens ; ces messieurs-là ne font pas comme vous des voyages à pied ni des repas de saint Antoine, je doute même que vous mouchiez les chandelles. — Vous pouvez, repartit l’histrion, penser de moi ce que vous voudrez, mais je ne laisse pas que de jouer les premiers rôles ; je fais les amoureux. »

Alors nos trois amis, le barbier, Gil Blas et le comédien, rongent leurs grignons à belles dents, puis, tout en mangeant, le barbier qui n’en revient pas de voir un comédien si pauvre : — « Pour un héros de théâtre, lui dit-il, vous avez l’air bien indigent. Pardonnez-moi si je vous parle si librement. — Si librement ! s’écria l’acteur. Ah ! vraiment vous ne connaissez guère Melchior Zapata. Grâce à Dieu, je n’ai point un esprit à contre-poil. J’avoue de bonne foi que je ne suis pas riche. »

En même temps il leur montrait son pourpoint doublé d’affiches et sa garde-robe comique : vieilles plumes, vieux haut-de-chausses, bas de soie tout pleins de trous et souliers de maroquin rouge fort usés. Puis il ajoute gaiement : « Vous voyez que je suis passablement gueux. — Cela m’étonne, réplique l’imperturbable barbier, vous n’avez donc ni femme, ni fille ? — J’ai une femme jeune et belle, repart Zapata, et je n’en suis pas plus avancé. Admirez la fatalité de mon étoile ! J’épouse une aimable actrice dans l’espoir qu’elle ne me laissera pas mourir de faim ; et, pour mon malheur, elle a une sagesse incorruptible. — C’est assurément jouer de malheur, dit le barbier. Aussi que ne preniez-vous une actrice de la grande troupe de Madrid, vous auriez été sûr de votre fait. — J’en demeure d’accord, reprit l’histrion ; mais malepeste ! il n’est pas permis à un petit comédien de campagne, d’élever sa pensée jusqu’à ces fameuses héroïnes. » Voilà certes de la gaîté, de l’esprit, de l’abandon, de la bonne grâce, de la belle humeur la plus jeune et la plus limpide ! Voilà comment on garde à chacun ses mœurs, son langage, ses vices, et comment la variété peut pénétrer dans les œuvres humaines.

Mais à force d’excès dans le paradoxe, nous sommes loin de ces admirables révélations du génie ! Nous avons tout forcé, tout renforcé ; nous avons fait du beau le laid, du laid le beau, du grand seigneur le comédien, du comédien le grand seigneur. Pendant que l’on vous montre Kean, pris de vin, qui insulte publiquement, du haut de son théâtre, le prince de Galles et les plus grands seigneurs de l’Angleterre, voici Mégani, qui accable de ses quolibets, de ses bons mots, de sa mauvaise humeur, monseigneur le duc de Parme. Il en dit tant, il en fait tant, qu’il reçoit l’ordre de quitter le duché en vingt-quatre heures.

Mégani ne demande pas mieux que de partir, pourvu qu’il emmène sa femme Paula ; mais Paula est engagée avec le théâtre, il faut qu’elle reste et que Mégani parte tout seul. Rage ! damnation ! perfidie ! malheur ! En un mot toutes les exclamations furibondes. Que je voudrais vous entendre ami Diégo, disant à ce Mégani : — Vous n’avez donc ni femme, ni fille ?

Six mois se passent. Paula est restée à Parme, Mégani a traîné son exil où il a pu. Mais Paula n’a point de nouvelles de Mégani. Mégani cet homme à rebrousse-poil n’a point de nouvelles de Paula. Je le crois bien, ce méchant duc d’Ascalio fait intercepter la correspondance des deux époux. Ce duc d’Ascalio est horrible ; on dirait Robert Macaire devenu vieux et duc. On n’a jamais vu un plus grand misérable employer de plus grands crimes et de plus grandes phrases pour séduire une petite fille qui joue la comédie. D’un pareil homme près de sa femme, Mégani s’inquiète, et tout proscrit qu’il est, il revient à Parme.

À entendre parler de la proscription de Mégani, ne dirait-on pas Dante ou Michel-Ange chassés de Florence ? — Notre comédien rentre dans sa maison à la faveur d’un déguisement. Son frère est un des soldats du grand-duc ; il prend l’habit de son frère. À peine en son logis voilà notre homme, qui passe de l’inquiétude à un degré de jalousie mieux senti. — Il était jaloux tout bas, il est furieux, et aussitôt de déclamer une terrible scène de vengeance, de douleur, d’imprécation et de mort. Paula qui l’entend et qui se figure que son mari joue la comédie, l’applaudit de toutes ses forces, et je crois bien que le malheureux jaloux en deviendrait fou, si S. A. le duc de Parme étonné, lui aussi, d’un si grand talent, ne pardonnait à Mégani qu’il exempte de son exil.

Pour ma part, j’aime mieux le dénouement de l’histoire du seigneur Zapata, à quelques années de là, — « Je suis bien trompé, lui dit maître Gil Blas, si vous n’êtes pas ce seigneur Melchior avec qui j’ai eu l’honneur de déjeuner un jour, au bord d’une claire fontaine, entre Valladolid et Ségovie. Zapata se mit à rêver quelques moments. — Vous me parlez, répondit-il, d’une chose que j’ai peu de peine à me rappeler. Je revenais alors de débuter à Madrid et je retournais à Zamora. Je me souviens même que j’étais fort mal dans mes affaires. — Je m’en souviens bien, répondit Gil Blas, à telles enseignes que je n’ai pas oublié non plus que vous vous plaigniez dans ce temps-là d’avoir une femme trop sage ! — Oh ! je ne m’en plains guère à présent, dit avec précipitation Zapata. Vive Dieu ! la commère s’est bien corrigée de cela ; aussi en ai-je le pourpoint mieux doublé. »

Brave et digne Zapata ! Il se souvient des croûtes de pain noir, de la claire fontaine, des affiches qui doublaient son pourpoint, et il bénit le ciel qui a mis un terme à ses malheurs ! Ô seigneur Zapata, que vous et les vôtres, les comédiens bons vivants et sans façons, les comédiennes avenantes, amoureuses, coquettes et jolies, vous et votre père Gil Blas, le grand bohémien, que vous seriez étonnés et stupéfaits, si vous pouviez assister aux représentations forcenées de Kean et de Mégani !

Que d’épouvante pour vous, bonnes âmes, et que ces horreurs vous feraient grande peur. — Il me semble en effet les entendre déjà qui s’écrient : nous ne voulons pas de votre fanatisme stérile, nous n’acceptons pas cette lutte que vous nous proposez contre la société dont nous devons être l’amusement et non pas le fléau ! À Dieu ne plaise que jamais nous maltraitions les grands seigneurs qui nous font vivre, ou que nous tenions école de ces difficiles et rudes emplois dont vous nous affublez ! C’est là un trop lourd bagage à porter dans les chemins, dans les joyeuses hôtelleries, dans les granges où nous passons. Tenez, Messieurs les moralistes, reprenez votre manteau de vertu, il est trop chaud pour nous, rendez-nous nos bas troués, nos souliers rouges et nos pourpoints si faciles à doubler !

Menjaud. — Duparay. — Odry. — Brunet. — Le capitaine Paroles

Puisque nous sommes tombés dans ce chapitre inépuisable des comédiens qui ont disparu de nos jours, en voici quelques-uns qui méritent un souvenir, même dans ces pages que nous arrachons à l’oubli, de toutes nos forces, et sur lesquelles l’oubli retombera, de tout son poids, j’en ai grand-peur !

Menjaud était un de ces rares comédiens sans art, sans prétention, d’une naïveté incroyable, qui ne valent quelque chose que par eux-mêmes. On eût dit, à le voir entrer sur son théâtre, l’air étonné, que c’était, la première fois qu’il y montait ; mais la première surprise une fois passée, aussitôt le comédien reparaît, et à force de naturel et de bonne grâce, il vous a bientôt fait oublier les embarras du premier moment. On devine fort que ce comédien-là n’était guère avide de se montrer, — il ne courait pas après l’éclat de la rampe et le bruit du parterre comme font ses confrères, — et si le public l’eût voulu oublier, il n’eût demandé pas mieux que de se laisser oublier. — Voulez-vous ses rôles ? prenez-les, il vous les cède et de grand cœur. Voulez-vous sa place sous le lustre ? il restera dans sa maison. C’était un homme rare, au théâtre, et s’effaçant autant qu’il pouvait s’effacer.

Sous ce rapport, Menjaud était tout à fait le digne pendant de cet excellent Duparay, qui a été si longtemps le plus vert soutien de la comédie de Molière. De celui-là, non plus, on n’entendait guère parler. Malgré les applaudissements qui l’attendaient, il endossait, en rechignant, les habits de M. Orgon ou de M. Jourdain ; il avait un de ces bons sens féroces qui n’abandonnent jamais leur homme ; il n’appartenait à aucune des ambitions du théâtre ; l’enthousiasme du public ne pouvait rien sur lui, aussi bien que sa froideur ; pour avoir pris son art au sérieux, ce vénérable comédien en avait détruit tout le charme. Aussi n’aspirait-il qu’à la retraite, et quand l’heure eut sonné, soudain il disparut pour ne plus reparaître ; aucune prière ne put retarder sa retraite, d’un seul jour. Depuis ce temps, nul n’a plus entendu parler de Duparay. Est-il vivant ? est-il mort ? On l’ignore ! Il se repose caché quelque part, sous le chou qu’il a planté.

Là, il repasse les chefs-d’œuvre qu’il ne joue plus que tout bas, dans son esprit et pour lui-même. — Molière est son Dieu, la comédie de Molière est son mystère. Cela lui suffit pour être heureux. L’hiver, il s’illumine de cet esprit. Il dresse, dans sa pensée, un théâtre bien plus magnifique cent fois que les plus beaux théâtres de l’univers, et ainsi isolé du monde réel, il monte à son gré ces chefs-d’œuvre qu’il n’a jamais vus bien joués que dans ses rêves, — Tartuffe, — Le Misanthrope, — Le Malade imaginaire, — Le Bourgeois gentilhomme. Quels beaux comédiens il va chercher pour former cette illustre compagnie à son poète !

Comme il hésite lui-même à accepter un petit rôle dans ces comédies ainsi montées ! — L’été venu, quand toute chose est en fleurs, il dresse son théâtre imaginaire derrière la charmille ; il fait représenter à son bénéfice, Le Dépit amoureux, cette élégante idylle de l’amour naïf et coquet ; La Critique de l’École des femmes, ce plaidoyer de Molière pour Molière, plaidoyer digne de l’avocat, à la fois, et de la cause qu’il plaidait ; Les Précieuses Ridicules, cet adorable commencement de la comédie ; Le Mariage forcé. — Enfin, quand vient l’automne, à l’anniversaire de l’art dramatique dans le monde, Duparay se demande à lui-même Le Cocu imaginaire, adorablement joué par les comédiens ordinaires de cette imagination puissante ! Voilà comment ce vieux comédien a échappé à ce théâtre dont il était le rire le plus sérieux !

À propos d’artistes sérieux, le lecteur sera quelque peu étonné de rencontrer M. Odry ; mais s’il paraît en cette solennelle compagnie, il faut que M. Odry l’ait franchement mérité.

C’était un bonhomme, un farceur, une bête, un des précurseurs de ces magnifiques farceurs du Palais-Royal qui sont une des fêtes de ce bas-monde ; il a précédé, de vingt ans, en leur indiquant la route qu’ils ont suivie, Alcide Tousez, Sainville et Grassot, les rois du rire ! Odry était un lourdaud d’une gaieté brutale ; on riait, à le voir, mais on riait, malgré soi, et l’on se trouvait honteux de tant s’amuser, à quoi, je vous prie ?

À voir un maltourné, la tête penchée à droite, une épaule de ci, une épaule de çà, et butor ! — Mais on riait ! Mais on lui faisait des rôles excellents dans des pièces charmantes ! La foule en voulait, de cet homme, jusqu’au jour brutal où elle n’en voulut plus !

Étrange caprice ! — Aujourd’hui tout, et demain un peu moins que rien ! Aujourd’hui, rien qu’à voir ce gaillard-là, Athènes oublierait que Sylla est à ses portes, et demain le meunier ne voudra pas de ce maltourné pour tourner la meule du moulin pendant que son Plaute se repose à écrire des comédies ! Dans ces jours de repos où travaillait son génie, il pouvait dire, qu’il avait bien gagné sa journée :

Bene prospere que hoc die operis processit mihi31.

La perte de M. Odry lui vint d’une tentative assez malséante, qui lui fut tournée en crime ! À force de voir que tout lui était permis, il osa toucher au maître, à Molière, et pour son bénéfice (il appelait cela son bénéfice, le malheureux !), il se mit à jouer le rôle de M. de Pourceaugnac ! Là était l’enclouure, et il fallut vraiment que M. Odry se connût bien peu lui-même (en dépit du précepte qui est la porte ouverte à toute philosophie !) pour oser, de gaieté de cœur, s’attaquer à Molière ! En vain, direz-vous qu’il s’agit d’une bouffonnerie, on ne fera jamais de M. Odry un bouffon de Molière !

C’était un homme à part, un comédien incroyable, un être à demi créé, une intelligence évidemment en retard. Si le Kaliban de Shakespeare eût tenté les honneurs de la comédie, il eût été un comédien de l’école de M. Odry. Certainement une écaille de poisson lui tenait lieu de peau, et voilà ce qui faisait tout le charme et le prix de ce sublime butor.

En le voyant, on oubliait le genre homo. Il avait quelque chose en deçà de l’homme, et c’était plaisir de le voir grognant, pataugeant, s’embourbant à plaisir dans le vaudeville, et se vautrant avec délices sur son fumier, comme un jeune animal de basse-cour dont le grognement n’est pas sans charme, dont les brusques mouvements ne sont pas sans grâces !

Heureux s’il n’avait pas entendu parler d’un poète nommé Molière, s’il n’avait pas quitté son vrai domaine, à savoir les œuvres faites pour lui seul, et dont il était le miracle ; heureux enfin s’il ne s’était pas jeté, la tête la première, au beau milieu d’une comédie qui avait besoin, pour être jouée et comprise par l’acteur, de gentillesse, de goût, d’intelligence et d’esprit.

Ô douleur ! ce misérable Odry était tombé du Pygmalion de M. Brazier, dans la plaisanterie de Molière, il s’y était cassé la patte, et, trébuchant, beuglant, pleurnichant, il fallait le voir hurlant et suant sous le harnais de Pourceaugnac ! Le pauvre homme faisait pitié ; il avait des contorsions horribles : il appelait à son secours ses meilleures grimaces ; il se menait et se démenait comme un possédé dans un exorcisme ! Quoi d’étonnant ? Il était exorcisé par l’esprit de Molière ; il était châtié de sa hardiesse par le poète qui ne plaisante guère ; — il était battu de ces verges salées, parce que le farceur de tréteaux avait osé jouer le rôle du comédien. Le supplice dura trois actes. Ce pauvre homme essoufflé se sentait, dans Monsieur de Pourceaugnac, sous l’influence de quelque chose qu’il ne connaissait pas. Il avait endossé un habit de gentilhomme, lui manant ; un habit élégant, lui contrefait ; un habit difficile à porter, lui habitué à la veste, à la souquenille, à l’habit de Paillasse ! — Molière l’a tué, Molière l’a pris au corps, Molière l’a placé entre deux étaux ! — Entre ces deux médecins si profonds, si comiques, si admirablement savants, Odry, voyant qu’il n’y comprenait rien, s’est mis à rire de son rire bête. — On eût dit un crétin du Valais qui rencontre un éléphant.

J’ai lu dans l’histoire, qu’après une bataille, le bouffon du roi François Ier avait fait prisonnier un général espagnol. Le prisonnier était de haute stature, et, obéissant aux chances de la guerre, il suivait patiemment son vainqueur. Arrivé près de son maître, le fou lui dit : « Sire roi, je t’amène une prise que j’ai faite en me promenant dans les champs. » À ces mots, le prisonnier, voyant à qui il s’est rendu, enfonce d’un coup de poing le crâne du fou.

Ainsi a fait Molière sur le crâne du pauvre Odry. — Bon, s’est dit Molière, il avait un crâne en carton-pâte, je suis fâché d’avoir frappé si fort !

Pareille aventure est survenue, (et c’est pourquoi nous les plaçons l’un et l’autre à la suite de Molière), et dans la foule, à un autre comédien célèbre du boulevard, à un homme qui ne s’attendait guère à s’entendre appeler le vénérable Brunet.

Vénérable, en effet, par ses cheveux blancs, par son dos voûté, par les rides de son visage, par cette voix chevrotante, par ce regard éteint ; vénérable par tout ce qui fait de la vieillesse une chose respectable et respectée. Cet homme a fait rire deux générations qui ne riaient guère. Il a été l’amuseur d’une nation tout occupée de s’égorger au dedans, de se battre au dehors.

Il a été un instant un homme politique, à force d’être naïf. Puis, enfin, la vieillesse lui est venue tout d’un coup, comme elle arrive aux pauvres diables des deux sexes qui n’ont pas d’autre métier que d’être la joie de leurs semblables. Il n’a manqué à ce digne Brunet, que d’avoir pu vivre, sans remonter sur son théâtre et de rester paisiblement sur son rocher.

Hélas ! les malheurs de sa dynastie ont tiré ce pauvre homme de son repos. La queue rouge a reparu sous la perruque brune ; l’électeur a fait place à Jocrisse ; on a ri de nouveau, mais on a ri, par pitié pour ce vieillard qui revenait si péniblement aux gaîtés de sa jeunesse ! Après quoi Jocrisse disparut ; — et on ne s’attendait plus à le revoir, lorsque soudain il s’est montré de nouveau dans la bouffonnerie la plus vive et la plus insolente de Molière : M. de Pourceaugnac.

Une pareille comédie, remplie de ce gros sel, de cette verve comique, de cette plaisanterie à brûle-pourpoint, ne se peut représenter que par des comédiens jeunes, vifs, alertes, disposés à supporter les camouflets de la comédie. — Je veux, à tout prix, que le comédien qui s’appelle M. de Pourceaugnac soit un gaillard alerte, bien portant et ne craignant rien. Mais faites jouer ce rôle-là par un vieillard, soudain ma gaîté s’en va pour ne plus revenir. Quoi ! un vrai cacochyme entre ces deux médecins ! Un véritable vieillard poursuivi par tous ces apothicaires ! un homme tout courbé que vous mettez ainsi tête à tête avec ces tristes détails de fièvres et de maladies de tous genres ! Voilà pourtant ce que M. de Pourceaugnac est devenu, représenté par Brunet !

Aussi bien toute folie a disparu ; l’éclat de rire s’en est allé ; toute la verve de Molière, est retombée affaissée sur elle-même et comme épouvantée de se savoir arrivée là ! Il y avait, entre autres, parmi les hommes à tablier qui poursuivent ce pauvre M. de Pourceaugnac un méchant gamin né dans les coulisses, qui n’avait guère plus de sept ans. Ce petit apothicaire, comme c’était son rôle, donnait de grands coup de pied au derrière de ce pauvre Brunet, qui s’enfuyait à toutes jambes. Or, à l’âge de soixante-dix-huit ans que Brunet pouvait avoir, cela fait quatre générations entre lui et son persécuteur. C’était donc tout comme si nous nous étions amusés, ce soir-là, à voir un enfant battre à grands coups de pied son bisaïeul ! Triste plaisir !

Lamentable histoire ! la vieillesse des comédiens qui ne savent pas quitter le monde, au moment où le monde les quitte. Imprudents ! Ils se figurent que pour eux seuls, va s’arrêter l’inconstance, et que le caprice populaire qui renverse les trônes les plus solides, respectera leur grandeur de vanité et de mensonge ! C’est la loi ! Après tant d’agitation, tout s’arrête, et sur ce grand bruit de tous les jours, et de tant de jours, tombe enfin le mépris et le silence. Ah ! que te voilà devenu penaud et contristé ! ah ! magnifique et éloquent capitaine Paroles, que te voilà devenu muet et bâillonné ! « Qui m’eût proposé une pareille vie, je me serais pendue ! » ainsi parlait, mademoiselle de Lenclos !

Être oublié, ne plus bruire et ne pas faire bruire autour de soi, serait plus difficile à supporter pour le capitaine Paroles, qu’aux autres hommes de bien supporter le bonheur.

Je ne sais pas pourquoi cette image à la Falstaff, ce capitaine Paroles me revient en mémoire, à propos de comédie et de comédiens, mais puisqu’il est là, qu’il y reste ! — Depuis tantôt deux siècles et demi que ce digne Paroles a été créé et mis au monde, il doit avoir cruellement monté en grade ; quand donc vous diriez le Généralissime Paroles, vous ne diriez pas encore assez.

Paroles, simple capitaine, dans un siècle où chacun parle partout et toujours ! y pensez-vous ? — Grâce à tant de progrès proclamés chaque jour, maître Paroles est devenu le maître du monde : il vit, il règne, on l’écoute ; personne n’est assez hardi pour ne pas être rempli d’attention quand il parle. Shakespeare s’en est moqué devant la reine Élisabeth, je le veux bien. En présence de cette dédaigneuse majesté, le pauvre capitaine a été couvert d’outrages et d’insultes, rien n’est plus vrai. On l’a accablé de mépris, d’ironie et de dédain : qui le nie ? Comme aussi, rien n’est plus vrai, le pauvre capitaine a tout supporté sans trop se plaindre ; son heure n’était pas venue. Mais, juste ciel ! comme il a pris sa revanche depuis ce temps-là ! Quelle vengeance terrible il a tirée des mépris de cette cour ! Il a tué, à lui seul, lui Paroles, le roi Charles Ier il en a tué bien d’autres ! Le roi Louis XVI par exemple, — sans compter ce qu’il voudrait tuer encore, si on le laissait faire. Quand il ne tue pas, il renverse ; quand il ne renverse pas, il calomnie ; même dans son triomphe il a conservé ses airs de matamore et de poltron ; même placé à cette hauteur, il reste ce que l’a fait Shakespeare, un lâche, un menteur, un vil coquin qui vous égorge par derrière… un de ces gens dont il est dit — lâche avéré, sot aux trois quarts.

« Tu n’es bon à rien qu’à être démenti », dit Shakespeare, et encore !

Si vous tenez à savoir dans quel endroit des œuvres du poète anglais se peut rencontrer le capitaine Paroles, ouvrez la comédie qui porte ce titre de bon augure : Tout est bien qui finit bien ; là se démène et s’agite notre capitaine hâbleur Paroles ! Et que de peines Shakespeare s’est données pour faire accepter ce héros qu’on appelle chez nous, car nous ne savons rien inventer, nous autres, — un blagueur ! Shakespeare a trouvé cette histoire parmi les contes de Boccace, cette source inépuisable des plus aimables et des plus poétiques inventions. Le drame est là, caché sous les fleurs.

Écartez ces roses, ces tubéreuses, ces violettes immodestes (car Boccace ôte sa virginité même à la fleur) et, tout au fond de ce parterre agité par le vent qui vient de l’Arno, vous rencontrez plus d’une douleur vive et bien sentie, plus d’une tragédie sanglante, plus d’un soupir parti du cœur. C’est le grand charme de ces dix journées qu’on pourrait appeler les folles journées, mais qui ne sont pas si folles qu’on n’y verse, de temps à autre, les plus douces larmes. Le Décaméron commence par la description d’une peste à Florence, description si terrible que même avec toutes leurs grâces, leur éclat printanier, leur adorable et amoureuse malice, madame Pampinée et les belles Florentines ses compagnes de gaie science, ne peuvent pas nous faire oublier le fléau qui se tient aux portes de ce jardin de la causerie amoureuse.

C’en est fait, le coup est porté par le récit de cette peste, et, depuis la première journée jusqu’à la dernière, je ne sais quel souvenir de ces morts soudaines, de ces églises désertes, de ces hommes frappés par un mal invisible, se glisse, à votre insu, dans ces galantes histoires, si galantes qu’elles en sont naïves ! Grande et sage habileté du conteur, qui, à force de terreur et de pitié dans la préface de ses contes, a rendu tout excusable.

Le moyen de refuser cette consolation dernière à ces jeunes gens, à ces belles dames de seize à vingt ans, — que peut-être la peste emportera demain ?

Donc vous vous rappelez, et Shakespeare s’en est souvenu avant vous, la touchante histoire de Gillette de Narbonne, si bien contée par la belle Laurette. Gillette était la fille d’un savant médecin nommé Gérard. — En mourant, Gérard laissait à sa fille quelques-uns des mystères de son art. Restée seule, Gillette avait été élevée à la cour de la comtesse de Roussillon, dans un beau petit coin de terre aimé des dieux. Mais hélas ! le jeune comte de Roussillon était beau et charmant ; Boccace va plus loin : Era bellissimo e piacevole.

À force de le voir, Gillette se dit à elle-même, qu’à tout prix elle deviendrait un jour la femme du jeune comte. Justement le roi de France était malade, et pas un médecin ne répondait de cette guérison. Que fait Gillette ? Elle part, elle arrive, elle dit au roi que dans huit jours, s’il veut se fier à la fille de Gérard, il redeviendra, tout à fait, le prince bien portant d’autrefois. D’abord le roi, qui était à bout de remèdes et lassé de charlatans, reçoit assez mal la pauvre fille. Comment donc, lui dit-il, une si jeune femme, giovane femmina, en peut-elle savoir plus long que les plus vieux médecins ? — Monseigneur ! répond Gillette, songez que je viens à vous par la volonté de Dieu. Rappelez-vous que je suis la propre fille du fameux médecin Gérard de Narbonne ; enfin ma vie vous répond de la vôtre ; si donc dans huit jours vous n’êtes pas guéri, faites-moi mourir. —  Fate mi brusciare.

Si tu me guéris, dit le roi, quelle récompense veux-tu ? Sois sure, Gillette, que je te marierai de la bonne sorte. —  Noi vi mariteremo bene et altamente ! — Gillette répond au roi qu’elle y a déjà songé, que son choix est fait, et qu’après le sang royal auquel elle n’a garde d’aspirer, on ne saurait trouver rien de mieux. C’est donc marché conclu. En huit jours le roi est guéri de ce mal incurable, et il dit à Gillette : Damigella, voi havete ben guagnato il marito , vous avez bien gagné votre mari. Ce mari, c’est le comte de Roussillon !

Dans le récit de Boccace, Gillette dit cela un peu brusquement. Shakespeare, au contraire, dans sa comédie, arrange à merveille la déclaration d’amour de l’aimable Gillette. Voici la scène : Autour du roi sont réunis les seigneurs de la cour, et parmi ces jeunes gens c’est à qui offrira son cœur et sa main à la belle fille qui a sauvé les jours de Sa Majesté. Alors Gillette s’adresse à chacun de ces jeunes gens avec une grâce et une coquetterie charmantes. — Monseigneur, dit-elle au premier, vous plairait-il d’écouter ma requête ? — Oui, répond le jeune homme, et surtout de vous l’accorder. — Gillette, s’adressant à un autre capitaine : — Je vois, dit-elle, à la fierté de votre regard que vous n’êtes guère disposé à donner votre main à une humble fille de ma sorte ? — Essayez-en, répond le capitaine, et vous verrez, la belle, si j’ai peur. — Le troisième, ainsi interrogé, répond à Gillette : — Non ! non ! je ne me trouve ni trop riche, ni trop noble, ni trop beau pour vous, Gillette, et en preuve, je serai votre mari, si vous voulez !

Une fois donc qu’elle est bien sûre de l’effet de sa beauté, que les plus beaux jeunes gens de la cour et même les vieillards la trouvent digne de porter une couronne de comtesse, Gillette s’avance en tremblant auprès du comte de Roussillon, et elle lui dit d’une voix émue : — « Monseigneur, je n’ose vous dire que je vous prends pour moi ! C’est moi qui me donne à vous tout entière — votre esclave pour la vie, Monseigneur ! »

Alors le roi crie au comte : « Épouse-la ! épouse-la ! paie la dette de ton prince ! » Mais le comte de Roussillon ne veut pas pour sa femme d’une fille sans naissance. Cependant notre jeune homme n’ose pas résister longtemps à la volonté du roi, son maître. Après le premier débat, il consent à faire de Gillette la comtesse de Roussillon ; mais le soir même de ses noces, il signifie à sa jeune épouse que jamais il ne vivra avec elle, à moins qu’un jour lui, son mari, il ne retrouve Gillette, un enfant légitime dans ses bras, et, à son doigt, l’anneau que voici !

Ceci dit, le comte, emportant son anneau, s’en va faire la guerre sous les drapeaux du duc de Florence. C’était le beau temps de Florence, le temps des grands princes, des riches marchands, des belles dames, des artistes célèbres, des poètes et des conteurs.

À Florence, le comte de Roussillon eut bientôt conquis la popularité qui ne pouvait manquer à sa bonne mine, à son grand air, à sa leste façon de jeter à pleines mains l’argent, le courage et l’esprit. Ainsi il eut bientôt oublié son mariage forcé et cette pauvre Gillette qui l’aimait tant. Elle cependant, elle avait quitté le Roussillon, elle était partie, on ne pouvait dire pour quels royaumes inconnus. Eh donc ! où voulez-vous qu’elle aille, sinon à Florence, afin de revoir l’ingrat qu’elle aime, et de respirer le même air ?

La belle comtesse inconnue arriva dans la ville du Dante, qui allait être bientôt la ville de Boccace, à l’instant même où il n’était question que du fol amour du comte de Roussillon pour la fille d’une pauvre veuve qui demeurait non loin de cette église de l’Annonciata où s’ouvre Le Décaméron. — Ce n’étaient, de la part du jeune comte amoureux et prodigue que sonnets, concerts, sérénades, et quantité de ces belles fleurs sur lesquelles Florence est assise, et qui ont donné leur nom à la ville des Médicis. Heureusement que la dame veuve était une noble et honnête dame, et que sa fille était la digne fille de sa mère, et qu’elles étaient à l’abri, l’une et l’autre, de ces poursuites amoureuses. En ceci, le poète anglais va plus loin que le conteur d’Italie. Shakespeare donne un nom propre à cette dame veuve et pauvre, et savez-vous comme il l’appelle ? Il l’appelle du plus grand nom que sa mémoire lui fournisse. — Lady Capulet, c’est le nom de la dame.

Toute vieille et toute pauvre que peut être cette dame, elle est la parente de Juliette, la femme de Roméo ; Juliette, le grand nom poétique de cet âge ! Ainsi le veut Shakespeare. Ce souvenir donné en passant à son chef-d’œuvre, ou du moins à son élégie la plus touchante, et ces nouveaux concetti jetés dans les misères de cette famille, pour parler comme Ben-Johnson, ne sont pas un des moindres intérêts de cette comédie : — Tout est bien qui finit bien !

Dans son désespoir, Gillette s’adresse à sa rivale elle-même, à cette dernière descendante des Capulets, qui doit comprendre mieux que personne, pour peu qu’elle sache l’histoire de sa maison, les chagrins, les douleurs et les traverses de l’amour.

Je vous en prie, disait Gillette, faites dire à mon mari que vous êtes enfin toute prête à l’écouter, et s’il accepte votre rendez-vous d’amour, qu’il vous envoie son anneau d’or. Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Le comte répondit qu’il apporterait lui-même, son anneau, la nuit suivante, et qu’il le donnerait à la belle Florentine. Et c’est ainsi que Gillette obtint, sous le nom de cette humble Juliette, l’anneau du comte de Roussillon, son mari, plus, deux fils jumeaux qui ressemblaient à leur père.

— Ceci fait, le comte de Roussillon rentre dans son comté sans trop s’occuper de ses amours. Seulement le jeune comte trouve déjà que les heures sont longues, que son château est bien triste, et pour se réjouir, il donne un grand dîner à tous ses voisins. Vains efforts ! notre prince regrettait tout bas la jeune femme dont il n’avait plus de nouvelles, lorsqu’au milieu de la fête il vit entrer, triomphante, la comtesse Gillette ; elle avait au doigt l’anneau d’or, et sur chacun de ses bras, ses deux enfants.

« Monseigneur, dit-elle, avec un juste orgueil, votre condition est accomplie, voici deux enfants de vous, et voici votre bague ! »

Qui fut bien heureux ? Ce fut le comte. Il retrouvait en même temps, sa femme, ses enfants, sa bague, son repos ; aussi bien il ouvrit ses bras à sa femme, et depuis ce jour il l’entoura d’amour et de respects. Tel est ce petit drame, un drame tout fait, et d’une simplicité si grande, que Shakespeare ne s’est pas contenté des personnages indiqués par Boccace. Le poète anglais a enrichi la narration italienne de ce bouffon impudent, le capitaine Paroles, qui est tout au plus le bâtard de sir John Falstaff. Après Falstaff, qui appartenait déjà à ce que la bouffonnerie anglaise a de plus distingué, il me semble qu’il était peut-être inutile de nous donner le capitaine Paroles. Encore une fois, à quoi bon ? Et d’ailleurs, puisque ce bouffon vous faisait envie, pourquoi le séparer de l’action principale ? Autant vaudrait tirer Gros-René du Dépit amoureux, et l’isoler, même de Marinette.

Séparé du drame dans lequel il est placé, ce fameux capitaine Paroles perd beaucoup de son effet. Entre autres scènes oubliées dans le massacre général, il en est une surtout que je regrette, elle nous eût mis sur la trace d’une imitation qui n’a pas été remarquée. Vous savez ce passage du Mariage de Figaro, où il est dit que — Goddem ! c’est le fond de la langue anglaise ?

Maître Paroles, avant que Figaro eût trouvé que : Goddem ! était le fond de la langue anglaise, avait trouvé que : Ô mon Dieu, Monsieur ! était le fond de la langue française.

« C’est une réponse qui convient à toutes les questions. Par exemple, vous me demandez : — Ohé ! l’ami, êtes-vous un courtisan ? à quoi je réponds — Ô mon Dieu, Monsieur ! — Voulez-vous boire de ce vin clairet ? — Ô mon Dieu, Monsieur ! — Est-il vrai que vous ayez reçu, ces jours passés, des coups de bâton ? — Ô mon Dieu, Monsieur !

« Le Ô mon Dieu, Monsieur ! convient à toutes les questions, tout autant qu’une pièce de huit sous à un procureur, une couronne française à une fille en taffetas, une gaufre au Mardi-Gras, une danse au premier de mai, une méchante diablesse à un mari bourru ! »

Voilà comment Beaumarchais, cet esprit primesautier, ne dédaignait pas, de temps à autre, ces petits emprunts dont personne ne se doutait de son temps.

Monrose. — Le Docteur Blanche

Le souvenir du Mariage de Figaro (j’ai beau faire, il faut bien me pardonner la brusquerie de certaines transitions) nous amène à Monrose. Monrose était un des meilleurs valets qui eussent jamais porté la livrée honorable de Marivaux, de Molière et de Beaumarchais. Il avait l’esprit, la grâce, et le sourire, et le bon mot. Il était fin, léger, hardi, railleur ; figurez-vous Mascarille élevé et dressé à l’école de Figaro. Il était une des fêtes de la Comédie, il était au rang des comédiens qui font rire. De Molière il répandait le sel à pleines mains ; de Marivaux il notait et soulignait la gaieté. C’était bien là vraiment l’ingénieux Frontin, le malicieux Dubois, le spirituel Figaro, le philosophe railleur, le maître et le valet tout ensemble des beaux petits messieurs de vingt ans que poursuivent leurs créanciers et qui poursuivent leurs maîtresses !

Un jour, on découvrit que ce gai Monrose, ce vif entraîneur du parterre en belle humeur, habile à provoquer, à corriger les ruses, les tours et les détours de la jeunesse passagère, était tombé dans une mélancolie abominable. Il appartenait désormais, corps et âme à ce délire inquiet mêlé de fièvre et d’insomnie, auquel succomberait un grand courage, à plus humble raison une tête vide et pleine de tous les vents de la vanité.

Il s’était figuré qu’il n’était plus l’heureux valet des plus folles et des plus aimables passions que la muse comique ait jetées dans le monde. La tristesse s’était emparée de cette âme en peine ; en un mot, Monrose avait déchiré même sa livrée ! On disait qu’il était perdu ; nous fûmes les premiers à annoncer qu’il était sauvé.

En même temps, nous avions prié et supplié le parterre pour qu’il portât toutes sortes d’égards et de bonne amitié à son brave comédien. Monrose, disions-nous au parterre, Monrose ne s’appartient plus, il n’est plus le maître de son esprit, de sa pensée ; il obéit encore avec un instinct incroyable à l’esprit, à la bonne humeur, à l’entrain des anciens jours, mais combien cet instinct est chose fragile ! Monrose ne vit plus ; il rêve… De grâce et par pitié ne le réveillez pas ! Respectez ce charmant moqueur qui vous a tant fait rire ; faites silence autour de sa raison, qu’il n’entende d’autre bruit que le bruit sauveur des applaudissements et des éloges !

Ainsi parlions-nous et nous fûmes écoutés. — Monrose se montra de nouveau alerte et vif, l’esprit sur la main et dans les yeux. Jamais on ne l’avait tant applaudi ; jamais on ne l’avait trouvé si charmant. Une fois sur le théâtre ses souvenirs lui revinrent en foule ; il retrouva toute sa mémoire des beaux jours ; il redevint le gai compagnon des Ergaste et des Lindor, le franc camarade des Mascarille et des Frontin, l’égrillard amoureux des Marton et des Lisette. Jamais, à le voir si heureux et si preste, vous n’eussiez dit que ce même homme avait été la proie d’un immense délire, que d’affreuses vapeurs avaient engourdi ce cerveau si fertile, que la sombre folie avait tenu la place de cette douce et heureuse folie. Ainsi il a vécu deux années encore.

Mais un jour, au moment où il quittait le Théâtre-Français pour n’y plus revenir, voilà notre homme qui s’en va brusquement à Rouen, et, au pied levé, il joue un de ses rôles favoris. Il avait auprès de lui une excellente comédienne que le Théâtre-Français a perdue, mademoiselle Verneuil. Tout allait bien. Mademoiselle Verneuil était heureuse de retrouver cette verve fine et ingénieuse que rien ne lassait jadis, lorsque tout à coup, hélas ! l’infortuné perd le fil de sa douce gaieté ; et il se jette à tête perdue, dans les cent mille détours de ses diverses comédies ! — Un écheveau de fil sous les griffes d’un jeune chat, n’est pas plus mêlé, plus brouillé et plus enchevêtré d’un fil à l’autre, que tout cet amas de prose et de vers qui se brouillent soudain dans ce cerveau malade ! Ô pauvre cervelle en proie au désordre !

Tout se confond dans son rôle, dans sa pensée et dans sa raison. — Ô douleur ! le parterre était impitoyable ce jour-là, parce qu’il était attentif. D’abord le parterre s’étonne, puis il s’impatiente, et enfin il se fâche. Ô douleur ! ils ont traité ce malheureux Monrose comme s’il était pris de vin ! Hélas ! à ce bruit inattendu, à ce coup terrible, le malheureux artiste se sent défaillir.

Quand le parterre put comprendre enfin à quel drame il venait d’assister, le parterre applaudit à outrance… il n’était plus temps, l’éclat de rire s’était arrêté sur les lèvres brûlantes de Monrose, — arrêté à tout jamais !

Désormais, il était fou, complètement fou, sans que rien put remédier au désastre de ses sens ! À grand-peine on le transporta dans la maison d’aliénés du docteur Blanche. — Hospitalière et bienveillante maison où mourut, dans le silence et l’isolement, une des plus grandes dames de l’ancien empire français, une grande dame qui était un bel esprit et un charmant écrivain.

Plus tard, et dans la même maison, le fils aîné, l’héritier de ce grand titre gagné sur tous les champs de bataille de l’Empereur devait suivre sa mère infortunée ! Dans ces lieux témoins de tant de rêves, où tant de rêves ont abouti, est mort à son tour entouré des soins les plus tendres, Étienne Becquet, mon cher confrère ; il avait à peine trente-six ans, il avait, lui aussi, gardé tout son esprit, il venait d’entrer dans la grande fortune de son père ; il m’avait précédé dans cette œuvre futile qui ne vous demande guère que votre vie entière, — il est mort, sous ce toit bienveillant, en murmurant une ode d’Horace, en guise de prière suprême.

Hélas ! au moment où j’écris ces lignes, où le nom du docteur Blanche apparaît pour la première fois dans mon livre, voici qu’il meurt à son tour, ce galant homme, et puisque nous sommes à causer des choses et des hommes du théâtre, il ne faut pas que nous le laissions partir de ce bas monde, et sans lui rendre les honneurs mérités. Le docteur Blanche est mort le 4 novembre 1852 ; l’on eût dit que tous les hommes de lettres de ce temps-ci s’étaient donné rendez-vous autour de son tombeau :

Qui que tu sois, voici ton maître !
Il l’est, le fut, ou le doit être :

disions-nous autrefois du docteur Blanche, ce que disait Voltaire de l’amour ! et rien n’amusait le docteur Blanche davantage. Véritablement on chercherait dans toute la France, on ne trouverait peut-être pas un homme qui ait donné à la poésie, aux beaux-arts, aux artistes, aux écrivains français, des preuves plus signalées de zèle, d’amitié de bonne grâce que M. le docteur Blanche, expiré dans cette maison qu’il avait fondée à l’extrémité du beau village de Passy, entre la Seine et le bois de Boulogne, et tout à côté d’Auteuil, la patrie adoptive de Molière et de Boileau.

Les bonnes œuvres du docteur Blanche pour la famille des esprits de ce temps-ci ne se comptaient déjà plus, il y a dix ans. Que d’infortunes il a soulagées ! que de misères il a apaisées ! que de malheureux, sans asile et sans pain, il a accueillis dans sa maison, ouverte à tant de pauvres hères qui perdent la raison avant de perdre la vie, et qui s’en venaient, naturellement, sous ce toit hospitalier, pour chercher un peu de calme et de repos !

Il avait fait une longue étude des maladies mentales, il ne croyait guère à leur guérison, il croyait au soulagement, au bien-être de l’homme, ainsi frappé dans ce que l’homme a de plus précieux, sa pensée et son libre arbitre !

Hélas ! il a vu, mieux que personne, en ce temps-ci, à quoi tient l’intelligence humaine, et dans quel abîme peut tomber l’imagination livrée à ses propres forces ! Que de poètes, que d’écrivains, et combien de philosophes ont invoqué la science et la piété du docteur Blanche ! Combien de jeunes gens l’ont appelé dans leurs désastres ! Que de jeunesses, perverties par la folie et le zèle du travail, en proie à l’ambition qui tue, ont dû à ce galant homme le rétablissement de leur intelligence ! Il était, de sa nature, un observateur attentif, prévoyant, très calme et très ferme tout ensemble. Dans cette diversité infinie d’accidents que le cerveau de l’homme… et de la femme peut contenir, il s’attachait surtout à rechercher les accidents qui frappaient les intelligences d’élite, à guérir, à rasséréner les grandes âmes plus facilement, et plus cruellement malades que toutes les autres.

Celui-là donc était le bienvenu chez le docteur Blanche, qui était la victime de l’étude ou des passions, la victime du génie et du travail ; celui-là était le bienvenu qui succombait sous le fardeau des espérances trompées, de la gloire incomplète et de l’orgueil blessé à mort ! — À ces âmes en peine il accordait tous ses soins, se croyant trop payé et trop récompensé s’il avait retrouvé une lueur sous cette cendre éteinte, une pensée en cette âme blessée à mort, un rêve logique dans cet esprit abandonné à tout le dévergondage de la fantaisie ! Hé ! qu’il en a vu mourir et s’éteindre en gémissant, de ces intelligences à part qui sont le tourment des corps qui les subissent !

Jeune encore, le docteur Blanche a vu venir à lui, à demi fous d’épouvante, les vieux poètes de l’Empire épouvantés des premiers bruits de la naissante poésie ; il a vu l’Académie inquiète du Cénacle ; il a vu plus tard le Cénacle, à son tour, possédé de cette ambition perverse qui ne veut rien tolérer de tout ce qui s’élève ou se tient debout à côté d’elle ! Ainsi, des deux partis, des deux armées littéraires, il a recueilli les blessés ; il a ramassé les morts sur le double champ de bataille de la poésie ; il a été le témoin affligé de tous ces suicides ; il a assisté à tous ces duels ; il a vu des hommes, amoureux de leur gloire et de leur renommée à ce point qu’ils s’appelaient des dieux, et qu’ils se dressaient à eux-mêmes des autels !

Que dis-je ? Il a donné la douche à des rhétoriques ; il a condamné des écoles à la diète ; il a mis la camisole de force à des chefs de secte ; il savait le côté faible et le côté fort de ces intelligences avortées, et que rien ne mène à la folie aussi vite, et par un sentier plus frayé que la vanité des poètes, l’ambition des prosateurs, l’envie et la haine des comédiens, et le souffle du parterre et le mépris du lecteur ; ajoutez l’indifférence, la pitié et l’insensibilité du public, et tant et tant de causes qui pèsent incessamment sur ces têtes malades ; ces fièvres, ces spasmes, ces délires, ces rêves !

Qui l’ignore ? Ces frêles machines, d’où sortent incessamment la comédie et le roman, le vaudeville et l’histoire, le drame et le journal, un rien les détraque… un rien les remet dans leur voie ; il leur rendait un mouvement régulier quand elles avaient bien battu la campagne ! Frêle machine en effet, l’esprit qui produit, la tête qui pense ! Quel souffle la pousse, et quel souffle l’arrête ?

Il n’y a que Dieu qui le sache ! Elle va, rapide comme la foudre, — elle s’arrête hors de sa voie ! — Elle est au ciel, elle touche aux enfers ; elle pleure, elle prie, elle maudit ; elle implore, elle blasphème, elle crie, elle s’apaise ; elle est vivante outre mesure… elle est morte ! Ah ! race oisive et terrible des penseurs de profession, des écrivains par métier, des amoureux et des amoureuses condamnés aux travaux forcés de la poésie et du drame !

Ah ! natures perfides, insensibles, vaniteuses, frileuses ; bêtes sans peau, têtes sans cervelles, sourires sans causes, amours sans motifs, passions sans feu ni lieu, rêveries, projets, châteaux en Espagne, images, sommeils et ténèbres, aviez-vous besoin sans cesse et sans fin du secours du docteur Blanche, et le saviez-vous trouver, tantôt au sommet de sa montagne de Montmartre, et tantôt dans sa vallée ou sur sa terrasse de Passy ?

On ne peut pas dire ici le nom des malades du bon docteur Blanche ; il était le premier à taire le nom des gens qu’il avait sauvés ; il cachait le nom de ceux qui étaient, morts ! Il savait que ce mot-là : Un fou ! est plus cruel à dire et plus ineffaçable que cet autre mot : Un bandit ! il passait, sans le saluer, à côté d’un malade sauvé par lui ! Il ne les reconnaissait plus, tant qu’ils se promenaient dans les jardins de l’univers habité.

Il a accompli dans ces esprits malades, des miracles d’habileté et d’intelligence ! — Tel qu’on lui avait conduit qui se croyait Homère ou Talma, il le renvoyait, au bout de six mois, persuadé qu’il s’appelait Boniface ou Bernard, qu’il était bon tout au plus à jouer le rôle d’Arbate ou à publier des poésies fugitives. Celui-ci qui était un furieux, tout rempli d’une impatiente ardeur de vengeance, il le renvoyait, calmé, à son travail innocent de chaque jour ! D’un poème épique, il a fait, bien souvent, un conte pour le Journal des Enfants ; d’un discours-ministre, il a tiré, plus d’une fois, vingt lignes de bonne politique. Un de ses malades lui lisait une tragédie, et la tragédie, écoutée en riant, devenait un vaudeville ! Il reprenait les faquins, il abaissait les superbes, il humiliait les natures insolentes qui se croient faites pour le commandement et pour le règne absolu ; il écrasait ces esprits impuissants qui veulent produire, à toute forces, on ne sait quelles œuvres malades.

Mais autant il était sans pitié pour les humiliations méritées, autant il était plein de grâce et de bienveillance paternelle pour l’artiste découragé, pour l’écrivain mal compris, pour le révolutionnaire convaincu, pour l’âme grande et souffrante, pour l’intelligence épuisée avant l’heure ; alors il apaisait, il calmait, il consolait, il relevait, il encourageait son malade. Il le ramenait dans les sentiers connus ; il le traitait comme un père traite son enfant ; et par tant de bons soins, par tant de bonnes paroles, et tant d’exemples dont il avait le secret, il faisait que l’ordre et l’espérance rentraient, tout à la fois, dans cette âme et dans cet esprit au désespoir. Encore une fois, on ne désigne ici personne ; mais voyez-vous dans son improvisation armée, ce bel esprit qui est le charme et la fête de l’œuvre imprimée en courant ? — Ce bel esprit ressuscité est un des chefs-d’œuvre du docteur Blanche ! Et cette femme accorte et vive, au regard plein de feu, le rire à la lèvre et le printemps à la joue ? Elle a passé par la maison du docteur Blanche ; elle se promenait, l’été passé, sous ces vieux arbres qui ont abrité de leur ombre séculaire, Son Infortune madame la princesse de Lamballe, et Son Éloquence monseigneur le duc Saint-Simon !

Il a fait bien d’autres miracles, il a accompli bien d’autres chefs-d’œuvre ! Il a guéri une jeune femme amoureuse du Soleil ! Elle s’éveillait au matin, souriant à son bien-aimé du sourire des anges ; à midi, rien ne manquait à cette fête de son cœur ! Peu à peu, quand descendait le crépuscule, elle tombait dans l’anéantissement de la mort ! Elle se remettait à parler et à sourire à l’heure où chantait la statue de Memnon ! Le docteur Blanche a guéri cette héliotrope ; il l’a mariée : elle le pleure aujourd’hui !

Bon homme et digne homme, et bienveillant à quiconque vivait de la vie exceptionnelle de la poésie et des beaux-arts ! Sa maison était ouverte, et sans condition, aux gloires condamnées ! — On ferait une fortune de l’argent qu’il a dépensé à cette œuvre ; on composerait la plus belle académie et la plus brillante Comédie du monde avec les intelligences d’élite qu’il a secourues ou sauvées ! Sans nul doute, il était juste que la Poésie eût souvenance de cet homme qui lui a rendu de si nombreux et de si grands services ; il était juste aussi qu’il ne fût pas oublié à cette place où j’écris, au milieu de tant de joie et de tristesse, l’histoire littéraire de ce temps-ci :

Hic jacet… Hoc saxum non coluisse nefas !

Ah ! maison redoutée et redoutable du bon docteur, de quelles misères n’êtes-vous pas l’asile ? On eût dit la dernière étoile des matelots de la poésie et des beaux-arts, on eût dit le refuge après la tempête, l’asile au plus fort de l’orage !

En ce lieu de calme, de repos et de délassement s’était réfugié Monrose ; il avait rencontré tout d’abord les meilleurs sympathies ; même un poète, un vrai, sincère et digne poète, Antoni Deschamps, s’était rencontré, sous ces ombrages, qui avait encouragé et consolé l’infortuné comédien.

Le lecteur ne sera pas fâché de retrouver ici les vers d’Antoni Deschamps, adressés à Monrose au moment où quelque favorable lueur semblait se poser sur ce faible cerveau, doucement réjoui.

Hier je rencontrai sur le bord d’un chemin
Thalie assise, en pleurs, la tête dans sa main.
— « Ô Muse, qu’as-tu donc, et quel est ce prodige ?
Si tu pleures, grand Dieu ! qui donc rira ? lui dis-je. »
Mais elle répondit d’une touchante voix,
Que ses sanglots coupaient, hélas ! plus d’une fois :
— « C’est que je ne vois plus mon cher enfant Monrose ;
Il emporte avec lui ma guirlande de rose,
Et les joyeux ébats, et les chants et les ris,
Avec l’âme et le cœur de ses amis chéris. »
— « Muse, rassure-toi ; sous une main amie
Sa cuisante douleur enfin s’est endormie :
Avec lui rentreront dans tes sacrés parvis
Et lus joyeux ébats, et les chants et les ris,
Et les fêtes du soir sans regrets accomplies,
Et jusques à minuit les charmantes folies. »

Vaine espérance et vaine promesse. Absolument, cependant, il fallait que Monrose se montrât, une dernière fois, à son public du Théâtre-Français. Son humble fortune y était engagée, et même, ô cruauté ! on pouvait espérer que le bruit de cette misère et de cette intelligence éteinte, augmenterait la curiosité du public et le porterait à cette représentation dernière, qui était donnée au bénéfice de Monrose, et dont sa folie, un instant suspendue, allait faire tous les frais. Quelle triste aventure cependant, et quel spectacle malheureux !

Les moralistes reprochent à l’antiquité ses combats de gladiateurs ; nous aussi, nous avons nos combats de gladiateurs, nos jeux féroces qui se terminent par la mort des hommes, bien plus que la mort des hommes, car, une fois qu’ils ont paru dans cette arène formidable, on les emporte, privés de raison.

On nous dit : — Accourez tous à cette fête ; voici un malheureux homme qui ne sait plus son nom, qui ne reconnaît plus ses enfants, ses amis ; tous ceux qu’il aime, accourez en toute hâte, ce même homme, pour vous amuser une heure, va se rappeler, par une illumination soudaine, les joies de sa jeunesse, et ses amours, et ses délires, à l’instant même où la comédie lui prodiguait ses plus folles et ses plus enivrantes caresses.

Venez… cela sera curieux de voir comment le souvenir de l’esprit d’autrefois peut survivre à l’esprit qui n’est plus, comment le rire le plus malicieux et le plus charmant peut surgir de toute cette misère ! — Venez, vous verrez l’abîme dans lequel se débat ce malheureux ! Vous verrez combien cette nuit est épaisse, dans laquelle tout à l’heure il va marcher en dansant, et dans quel silence abominable de sa raison absente il va chanter sa plus vive chanson de joie et d’amour.

N’est-ce pas, en effet, que c’est chose curieuse, cet être sans nom, qui ce matin encore ne savait pas qui il était, et qui ce soir redevient tout d’un coup le Figaro étincelant qui jette l’ironie et l’esprit à pleines mains ? Beau spectacle ! amusante soirée ! Vous verrez, que de progrès en progrès, nous attendrons, pour bien juger le talent de nos grands coloristes, de M. Decamps, par exemple, que M. Decamps soit aveugle ; — et la voix de madame Dorus, que madame Dorus l’ait perdue. Savez-vous à quelle heure commence, dans ce système, le génie de Beethoven ? À l’instant même où Beethoven est devenu sourd !

Voilà où nous en sommes ; nous jouons avec les plus effroyables mystères de la raison humaine ; nous sommes sans pitié pour qui nous a fait rire, et, quelle que soit sa misère, nous n’avons rien pour lui s’il ne veut pas nous faire rire encore. Pauvre Monrose ! de son vivant était-il assez aimable, assez gai ; avait-il le geste animé, le visage souriant, la repartie facile, la jambe alerte comme son esprit ! Personne, mieux que lui, ne comprenait les grâces du style, les finesses du dialogue ; pour qu’il fût à l’aise dans un rôle, il fallait nécessairement que ce rôle fût écrit par une plume habile. Voilà pourquoi il a créé si peu de rôles dans les comédies modernes, pourquoi il a excellé dans la comédie de Molière, de Regnard, de Beaumarchais, de Marivaux surtout. Il aimait l’esprit, il le cherchait avec art, il appuyait avec joie sur tout ce qui lui paraissait un bon mot ; il était railleur, non pas insolent ; hardi, non pas effronté ; il avait une certaine façon de se tenir et de porter la livrée qui sentait son homme de bonne compagnie ; en un mot, si quelqu’un avait besoin de toute sa raison et de toute son intelligence pour jouer la comédie, à coup sûr c’était Monrose.

Eh bien ! justement cette intelligence s’éteint, cet esprit s’en va, ce tact exquis se perd, toute cette douce et enivrante fumée de la poésie dramatique s’éloigne de cet homme qui en faisait sa vie. Tout d’un coup la sombre humeur remplace cette gaieté. Les papillons noirs voltigent autour de ces yeux hardis qui découvraient si bien, dans l’ombre, la robe blanche de Rosine ou la cornette égrillarde de Marton. Plus de sourire, plus de gaieté, plus de propos en l’air, plus de déclamation goguenarde, plus rien ! Il se replie sur lui-même, il se parle tout bas ; il se demande ce que c’est que la comédie, et le théâtre, et Monrose ? Ainsi est-il.

Cependant le public veut le revoir. Plus on dit : — Il est malade ! et plus le parterre répond : — Qu’il paraisse ! Alors il reparaît. À l’instant où il reparaît, à l’instant où il va venir, on tremble ; le frisson se répand dans la salle. Pauvre homme ! dit-on à la fin. Ô miracle ! le voici, c’est lui, c’est bien lui, c’est le Monrose d’autrefois ! Il chante, il fredonne sa petite chanson ; il compose ses petits vers ; il les écrit sur son genou ; rien ne l’étonne, ou plutôt il se revoit avec joie dans ce monde idéal qui est pour lui le véritable univers. Rien n’est changé. Voici la maison de Bartholo ; voici la jalousie fermée à clef, derrière laquelle étincelle et brille un œil noir. Voici M. le comte Almaviva lui-même ; et Figaro de rire déjà du comte ! — C’est bien le rire d’autrefois. Jamais l’épigramme n’a été lancée avec plus de sans-gêne et de bonne humeur. Et maintenant que Monrose s’est reconnu lui-même, laissez-le faire, il n’a plus besoin de personne. Il va donner, ô l’instinct ! — la vie et le mouvement à toute cette comédie.

Chacun tremblait pour lui, c’est lui-même qui les rassure tous. Le comte Almaviva se préparait à soutenir Figaro, Figaro rit au nez du comte. Rosine avait peur, Figaro rassure Rosine, Bartholo et lui-même Basile, étaient émus, et ils se promettaient bien de ménager leurs brutalités habituelles, Figaro ne leur en donne pas le temps ; il les prend, il les pousse, il les obsède si fort que ceux-ci sont obligés de se défendre. C’est un sauve-qui-peut général, mais c’est l’alerte sauve-qui-peut de la grâce, de l’esprit et de la bonne humeur. Pourtant il y a dans ce rôle de Figaro des mots qui nous faisaient frémir, ces trois, par exemple, qui terminent le troisième acte : il est fou ! il est fou ! il est fou ! Et comme Monrose lésa dits ; à chaque fois, sa voix s’élevait d’une façon lamentable. C’est le seul moment où ce malheureux artiste ait oublié son rôle de Figaro ; on eût dit, à entendre ce sanglot caché, qu’il allait enfin échapper à ce tour de force inexplicable, affreux.

Vous dites qu’il y a des physiologistes, vous parlez d’une science intitulée la phrénologie, la philosophie, la médecine, l’explication des songes, — que sais-je ? Mais expliquez-nous donc ce mystère ! Cet homme qui revient au monde pour trois heures, cet esprit endormi qui se réveille pour réciter une certaine quantité de bons mots, disparus de son crâne il y a trois ans, et qui vont, de nouveau disparaître et pour toujours ! Comment cela se fait-il ? par quel procédé ? comment va l’esprit en toute cette affaire ! où est l’esprit ? où l’intelligence ? Ce Figaro sautillant, vif et léger, et preste et charmant, a-t-il remplacé le malade de ce matin, tout comme la veste de velours brodé et la résille a remplacé la robe de chambre et le bonnet de coton ? L’esprit est-il revenu à une certaine invocation, comme font les flammes bleues du troisième acte de Robert ? L’esprit va-t-il devant, ou marche-t-il derrière ?

Rentré dans la coulisse, cet homme est-il encore Figaro ? ou bien redevient-il le malade du docteur Blanche ? Quand il est là prodiguant la louange à Rosine, sait-il bien ce qu’il dit, et ce qu’il fait et ce qu’il veut dire ? Ces malices de Beaumarchais, malices enveloppées dans toutes sortes de réticences, cet homme qui les dit si bien, les comprend-il ? Et si aucune de ces finesses ne lui échappe, d’où vient que demain, tout à l’heure, il lui sera impossible d’en retrouver le sens ? C’est à s’y perdre — en même temps c’est à ne plus rien comprendre à l’art du comédien.

En effet, voilà un art que vous dites rempli de difficultés et de périls, voilà un art qui demande, plus que tout autre, l’attention, l’imitation, l’intelligence, — et pourtant vous avez là, sous les yeux, l’exemple d’un comédien excellent qui joue un des rôles les plus compliqués et les plus complets de la comédie, qui le joue à merveille, sans avoir l’intelligence de ce qu’il dit, de ce qu’il fait ! Est-ce bien possible ? Et s’il a en effet assez d’intelligence pour être, pendant trois heures, l’homme créé par Beaumarchais, vous admettrez (et il faudra bien l’admettre) qu’il ne lui restera pas assez de bon sens pour être un bon bourgeois de la ville de Paris, qui se promène, sur le boulevard, au soleil ! Je n’ai jamais plus regretté de n’être pas un philosophe, que ce jour-là.

Cette représentation suprême du Mariage de Figaro par un homme dont la raison était absente devait être comptée au docteur Blanche comme le chef-d’œuvre de sa volonté ; nous appelions cela : Son miracle ; et comme il était né à Rouen, nous lui chantions souvent cet hymne qui se chante encore en l’église de Saint-Ouen :

Adsis supreme spiritus,
In nocte sis lux mentium.
Toi seul tu peux calmer cet esprit agité,
De ce nuage épais, toi seul es la clarté !

une ode même de Santeuil, traduite en vers, par un poète de Rouen, M. Édouard Neveu, mort, l’an de grâce 1852, à l’Hôtel-Dieu, sur le lit même de Gilbert.

La Comédie et le Vaudeville. — De l’emploi des diamants et des perles. — Mlle Augustine Brohan, Madame Desmousseaux. — Mlle Mante et Mlle Judith. — Les Femmes savantes. — Amphitryon

La comédie des Femmes savantes est une de ces rares merveilles que le temps semble rajeunir. Dans vingt ans la comédie des Femmes savantes aura deux siècles, et l’on dirait qu’elle est faite d’hier ! Eh ! quel temps fut jamais plus taché d’encre, que le nôtre ? Quelle époque plus remplie de lâchetés et de haines littéraires, et, quand vivait le roi Louis XIV, se pouvait-on douter de la quantité infinie de bas-bleus troués qui sillonnent nos rues, nos salons borgnes, et nos académies suspectes ?

Appelée à juger cette nouvelle attaque de l’auteur des Précieuses ridicules contre le faux esprit, la bête noire de ce franc, net et sincère Molière, la cour du grand roi trouva que Molière avait frappé un peu fort. On aimait en ce temps-là toutes les recherches de la métaphysique, de l’esprit, du beau langage ; on se passionnait, de bonne foi, pour la science et pour la philosophie ; on suivait Descartes, le nouveau maître, dans ses beaux sentiers semés de fleurs et d’étoiles ; les femmes, même les plus sensées, étudiaient l’astronomie à leurs moments perdus ; et comme d’ailleurs ce n’était guère la mode alors de faire métier et marchandise de son style, de son esprit, de sa prose, de ses vers, chacun s’inquiéta de savoir pourquoi Molière, après avoir fait si bonne justice des Précieuses, manifestait contre Les Femmes savantes cette indignation qui semblait presque inutile ?

En ce moment (voilà le mystère !) notre poète écrivait l’histoire des Bélise et des Araminte du siècle suivant, après que madame de La Fayette et madame de Sévigné auront jeté, spontanément, leur éclat imprévu sur le grand siècle. Il pressentait la fureur implacable des Trissotins et des Vadius de nos jours ; il prenait en pitié le bon sens du père de famille, notre aïeul Chrysale, battu en brèche par les prétentions de sa femme ; il se passionnait, en brave homme, pour les douleurs intimes de la jeune Henriette, aimable fille d’un si rare bon sens, forcée de vivre dans les abominables dissensions de la vie littéraire.

Ceci nous explique comment cette comédie des Femmes savantes est restée pour nous une comédie toute moderne, pendant que des chefs-d’œuvre de la même famille : Tartuffe et Le Misanthrope, ressemblent à ces admirables portraits passés de mode, que les amateurs conservent précieusement dans leur cadre d’or, par le double respect qui est dû à la main d’un ouvrier de génie, et au souvenir des ancêtres vénérés.

De toutes les comédies de Molière, la comédie des Femmes savantes, est peut-être celle qui renferme le plus de rôles excellents et bien joués, et parmi ces rôles excellents celui d’Henriette est, à coup sûr, le rôle le plus charmant qui soit sorti, tout paré de ses grâces naturelles, du cœur et de la tête de Molière. La libre allure de cette jeune fille élevée au milieu des pédants, l’ironie alerte et de bon goût de cette enfant obligée de se défendre contre les vices du bel-esprit si difficiles à saisir, et si dangereux, par cela même qu’ils ne sont pas tout à fait des vices ; ce petit grain de coquetterie dédaigneuse qui se fait jour à travers les folles prétentions de ces trois ou quatre pédantes sans esprit, sans sagesse et sans cœur ; — enfin les dangers courus par cette enfant, les obstacles apportés à cet amour légitime, le caractère ingénu de son père, cette vraie tendresse mêlée de faiblesse et d’enjouement, ce sont là autant de grands motifs pour que nous portions un vif intérêt à cette aimable héroïne d’un drame véritable.

Supposez en effet, que Molière ait oublié, un instant, que son génie lui imposait le devoir de corriger les hommes en riant de leurs faiblesses, et vous tombez aussitôt dans les plus profondes noirceurs. Philaminte, Armande, Bélise, ne sont plus que d’affreuses mégères, Trissotin et Vadius se conduisent comme les plus vils scélérats, Chrysale, cette faible digue à tant de passions mauvaises, leur abandonne, en toute liberté, le bonheur et l’honorabilité de sa maison, et cette pauvre Henriette, que devient-elle, hélas ! indignement sacrifiée à la plus stérile, à la plus honteuse, à la plus injuste, à la plus abominable de toutes les vanités, la vanité du bel-esprit ?

Mademoiselle Judith, dans ce beau rôle d’Henriette, s’est montrée une débutante, un peu sérieuse et toute disposée à bien faire, mais n’osant pas encore se livrer à cette composition si remplie de majesté : une comédie en cinq actes, écrite en si beaux vers et récitée en si bon lieu ! Ce doit être, en effet, une terrible révolution pour une fille bien avisée, passer soudain, d’un petit théâtre où l’on chante, sur un théâtre où la gaieté même a quelque chose de solennel ; prendre congé du flonflon, du drame improvisé sur le tréteau, et des émotions à bon marché de la comédie en plein vent, pour pénétrer, d’un pas ferme et leste à la fois, dans les mystères d’une action dramatique, fondée sur les mouvements les plus divers et les plus imprévus de l’âme humaine.

Autant le succès était facile en ces petits théâtres de la Melpomène en jupon court, quand on n’avait qu’à se montrer pour être trouvée belle, et pour être applaudie de ce facile public qui se contente de rien : un mot, un signe, un regard, un bon mouvement, un geste, il est content ! — Autant le succès est difficile ici, chez Molière, quand il s’agit de se montrer la digne interprète du plus grand poète de l’univers. Voilà pourquoi il faut savoir bon gré, à ces jeunes filles qui se hasardent dans les grands rôles, de leur réserve, de leur hésitation, et de leur trouble.

Cependant, elle hésite, l’ingénue ! — Elle n’ose pas oser, on voit qu’elle comprend, ou tout au moins qu’elle devine. Cette petite voix douce et tendre suffit à réciter ces admirables passages d’un amour sincère et vrai, comme on n’en met guère dans le vaudeville ; ces grands yeux humides et clairs ne manquent pas d’un certain feu ironique. Pour elle, tout est nouveau dans ce drame : la majesté du langage, la profondeur de la leçon, l’ampleur du costume, la netteté et la clarté de l’action — surtout ce qui l’étonne et ce qui la trouble à chaque instant, ce qui contrarie plus qu’on ne saurait le dire, des habitudes déjà violentes, c’est que le drame qui se présente à chaque instant, dans cette comédie, il y faut renoncer !

À chaque instant il faut se retenir pour ne pas tomber dans ce piège, à savoir le grand effet dramatique ! — En vain le drame se montre et se fait sentir à l’esprit de cette fillette sans expérience, et docile à toutes les impressions, ah la malheureuse, si elle cède à cette invitation, aux grands cris, aux grands effets, aux grands gestes… elle est perdue ! Allons ! songez que même au milieu de ces tortures de l’esprit et du cœur, il faut sourire ! Allons la tragédie arrive, entre Vadius et Trissotin…

Il faut détourner la tête, il le faut, quelque chose se lamente dans cette comédie… évitez ces lamentations, faites mieux… soyez tout entière à cette douce et agissante gaîté que le poète a mise à la surface des plus grandes douleurs. Songez donc que du Mariage forcé, Molière a fait une comédie où l’on rit aux éclats ! Il a fait un héros comique, de Tartuffe ! Il nous force à rire du Misanthrope ! Ah ! c’est là une de ces nécessités difficiles à comprendre pour une petite fille qui nous faisait pleurer naguère, en chantant des chansons sur le théâtre des Variétés à côté de Bouffé, ce gai comédien des émotions tristes et tendres, qui n’est jamais plus heureux que lorsqu’il mouille, des plus douces larmes, son ironie et sa gaîté ?

Assez souvent, cette comédie des Femmes savantes est jouée avec un heureux ensemble au Théâtre-Français ; on voit qu’elle est passée dans les mœurs du théâtre, comme elle est passée dans nos mœurs. Provost, dans le rôle de Chrysale, se ressent de ce mélange heureux de justice et de faiblesse, de bon sens et de bonté qui distingue cet excellent Chrysale, fanfaron loin de sa femme, mais reprenant son humble attitude dès qu’il entend gronder chez lui. — « Ce n’est pas ma femme que je crains, disait un sage ; je crains le bruit ! »À côté de Chrysale, Martine, est une créature toute neuve, même pour Molière.

Martine, la soubrette inculte ; elle n’a pas passé par le salon, elle arrive de son village, plus disposée à bien faire qu’à bien dire, et sûre de bien servir ses maîtres aussitôt qu’elle aura appris à les aimer. Or, dans ce taudis qui sent son Académie d’une lieue, Martine ne peut aimer que le bon Chrysale et la bonne Henriette ; elle a pitié de l’un et de l’autre, et elle devient, par la force même des bonnes et loyales natures, le courage de ce bonhomme et l’espérance de cette enfant. Ce rôle est fait, on le dirait, à la taille, à la jeunesse, à la gaîté de mademoiselle Brohan, la vie et la grâce et la charme de cette génération nouvelle de jeunes comédiennes qui ont repris la tradition où leurs anciennes, les dames sérieuses, l’avaient laissée ! Il y avait aussi, naguère, une admirable Bélise, madame Desmousseaux !

Quelle hautaine et superbe Philaminte, mademoiselle Mante ! et comme l’une et l’autre elles se sacrifiaient, sans tant marchander, à l’odieux du personnage qu’elles représentent ! On ne sait en effet laquelle des deux on doit le plus haïr, cette mère de famille livrée à des jouets d’enfant, ou cette vieille fille qui se jette dans l’amour idéal, faute d’une passion moins éthérée.

De ces deux femmes, pas une n’est digne de jouer le grand rôle de la mère de famille, et voilà pourquoi cette Philaminte et cette Bélise, incorrigibles égoïstes, resteront éternellement accablées sous la haine et sous le mépris publics. À la rigueur, on peut espérer que mademoiselle Cathos, mademoiselle Madelon, mademoiselle Armande elle-même, bien qu’elle soit cruellement gangrenée de science et d’envie, auront fini par se corriger et par épouser quelque honnête homme qui les aura mises à la raison. Mais Philaminte, mais Bélise, ce sont des créatures aussi incorrigibles que si elles étaient, tout simplement, des hommes de lettres pour tout de bon !

On se rappelle l’admirable scène du troisième acte, quand sont réunis les divers acteurs de ce grand drame, et quand, seule entre ces vanités furieuses, la jeune Henriette tient tête à tous ces forcenés de science et de littérature. De cette scène-là, surtout, Molière a pu dire : — « Si je ne vais pas à la postérité, je n’irai jamais ! »

Jamais, en effet, même en comptant la grande scène de Célimène devant le jury qui la juge sans pitié, Molière n’a rien fait de plus complet, de plus hardi. — Ce beau troisième acte est difficile à bien jouer… la comédienne aura-t-elle assez d’ironie, assez de sang-froid ? Saura-t-elle écouter, d’une façon assez railleuse, le poésies de M. Trissotin et soutenir convenablement l’admiration de ces dames savantes ? Là est le difficile, et il ne suffit pas de nous dire avec une belle révérence :

Chacun fait, ici-bas, la figure qu’il peut !

Et puis la trace et le souvenir de mademoiselle Mars ! Ce rôle d’Henriette était son chef-d’œuvre ! Elle y était la vérité même et l’ingénuité en personne, une ingénuité hardie à la défense et prompte à la réplique ; avec quelle grâce et quel naturel parfait elle écoutait ces folies pleines de verve, et comme elle suivait, d’un regard brillant d’ironie et d’intelligence, les phases diverses de ce gens qui se louent jusqu’à l’adoration, et qui se déchirent jusqu’au morsures ; hélas ! la gaîté, où est-elle, la charmante et brillant gaîté de mademoiselle Mars ?

Mademoiselle Mars, — ceci est à l’adresse des jeunes débutantes qui tiennent à faire de brillants débuts, et qui se chargent de rubis et de perles, — mademoiselle Mars qui avait de très beaux diamants, comme c’était le droit de son talent et de sa fortune, avait grand soin de ne pas mettre pour vingt-quatre sous de pierreries, quand elle jouait ce rôle d’Henriette. Henriette modestement, honnêtement élevée dans cette maison pédante Henriette, la digne élève de son père Chrysale, de son bon oncle Ariste, l’indulgence même, n’a pas le plus petit brillant à son service, et même je doute que, lorsqu’elle sera mariée, l’aimable femme songe, de si loin, à se permettre ces coûteuses folies qu’elle laissera aux dames de la cour. — Les débutantes jeunes et belles ne savent pas, ou ne veulent pas savoir que Chrysale n’est pas un financier, mais bien un honnête père de famille. Toute sa maison se compose d’une pauvre servante et d’un petit garçon ; le gendre qu’il s’est choisi est riche en vertus, et c’est là tout.

Donc à quoi bon ces diamants ? — Fi des diamants, à propos des rôles les plus honnêtes de Molière ! Célimène en est couverte, madame Orgon n’en a jamais porté, non plus que mademoiselle Lucile ou madame Jourdain. Il faut laisser ces carcans de pierreries aux jeunes demoiselles du Vaudeville, aux ingénues du Palais-Royal et autres lieux. Ce rôle d’Henriette est un rôle fâcheux, j’en conviens, pour les grandes coquettes qui se plaisent à montrer, à tout propos, comme un marchand son enseigne, leurs bagues, leurs colliers, leurs ceintures, leurs rivières, leurs peignes, leurs bracelets, mais ces grands rôles des ingénuités ingénues ne souffrent pas les diamants et les perles. Molière et Beaumarchais lui-même ne comprenaient pas que l’ingénuité pût cueillir ses ornements autre part, que parmi les modestes fleurs du champ voisin :

Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements.

Ces diamants, ces folies, ces pompons, l’ornement obligé des comédiennes et des pièces fugitives… il y a des pièces de Molière où ces richesses sont les bienvenues ; tout comme un autre, il aimait l’éclat, l’ornement, la parure et les riches habits. Il a fait des pièces tout exprès, on le dirait du moins, pour que sa comédienne eût de temps à autre une belle occasion de montrer ses richesses. — Amphitryon est une féerie, et la féerie a toujours à ses ordres, peu ou prou, les ressources de la lampe merveilleuse ! A-t-on jamais vu, je vous prie, une fantaisie où la bonne grâce et l’éclat se rencontrent, plus complètement, en plus agréable domicile ? — Est-il une fable au monde, à la fois plus agréable et plus plaisante, où le sel joyeux, mêlé au parfum de l’antiquité, ait été prodigué, d’une main plus élégante et plus libérale ? Ô la rare et excellente suite aux contes de Boccace, aux folies de la reine de Navarre, aux récits amoureux des vieux fabliaux ! quelle plus gaie et plus vraie science que celle-là ?

Bien souvent j’ai entendu d’oisives dissertations à propos du costume et de la vérité du costume ! Les plus habiles artistes de ce temps-ci, Eugène Giraud, et le premier de tous dans le genre des représentations fidèles et scrupuleuses des vieux temps, Tony Johannot qui vient de mourir, laissant à peine de quoi payer la pompe austère et chétive de ses funérailles, ont fait mille efforts pour retrouver exactement le costume et l’ornement de la comédie… il était si simple, en ceci comme en toute chose, de s’en rapporter à Molière !

De sa comédie il avait tout prévu ; il suffit de l’étudier avec soin pour y retrouver toutes choses, à commencer par le costume de ses acteurs. S’est-on disputé sur le costume des divers comédiens qui jouent Le Misanthrope ou Le Bourgeois gentilhomme ! A-t-on bataillé pour savoir à quelle époque appartiennent ces robes, ces habits, ces armes, ces parures… et que de scènes et de paroles les faiseurs de dissertations se fussent épargnées, s’ils eussent consulté tout simplement, Molière :

M. Jourdain.

« Ah ! vous voilà, j’allais me mettre en colère.

 

Le maître tailleur.

« Je n’ai pu venir plus tôt et j’ai mis vingt garçons après votre habit.

 

M. Jourdain.

« Vous m’avez envoyé des bas de soie si étroits que j’ai eu toutes les peines du monde à les mettre, et il y a deux mailles de rompues.

 

Le maître tailleur.

« Ils ne s’élargiront que trop.

 

M. Jourdain.

« Vous m’avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.

 

Le maître tailleur.

« Tenez, voilà le plus bel habit de la cour et le mieux assorti. C’est un chef-d’œuvre que d’avoir inventé un habit sérieux qui ne fût pas noir, et je le donne, en six coups, aux faiseurs les plus éclairés.

 

M. Jourdain.

« Croyez-vous que l’habit m’aille bien ?

 

Le maître tailleur.

« Belle demande ! Je défie un peintre avec son pinceau de faire rien de plus juste. J’ai chez moi un garçon qui, pour monter une rheingrave, est le plus grand génie de monde, et un autre qui, pour assembler un pourpoint, est le génie de notre temps.

 

M. Jourdain.

« La perruque et les plumes sont-elles comme il faut ?

 

Le maître tailleur.

« Tout est bien. »

Les habits du temps ? Molière lui-même les décrit en cent endroits de ses comédies ; rappelez-vous d’abord les vers de Sganarelle dans L’École des maris, quand Sganarelle dit à son frère :

Voulez-vous des muguets m’inspirer les manières,
M’obliger à porter de ces petits chapeaux
Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux ;
Et de ces blonds cheveux de qui la vaste enflure
Des visages humains offusque la figure ;
De ces petits pourpoints sous les bras se perdants,
Et de ces grands collets jusqu’au nombril pendants ;
De ces manches qu’à table on voit tâter les sauces,
Et de ces cotillons qu’on nomme haut-de-chausses ;
De ces souliers mignons de rubans revêtus
Qui vous font ressembler à des pigeons pattus,
Et de ces grands canons où, comme en des entraves,
On met tous les matins ses deux jambes esclaves,
Et par qui nous voyons ces messieurs les galants
Marcher écarquillés ainsi que des volants ?

J’avoue que pour ma part je n’ai guère compris ces dissertations sur la forme ou sur la figure d’un chapeau ! À quoi bon l’habit ? L’habit ne fait pas le moine, il ne fait pas les comédiens ! Les comédiens du Théâtre-Français n’auraient pas seulement besoin qu’on leur rendît les habits de la cour de Louis XIV, il faudrait encore leur rendre la taille, le visage, le pied, les mains, la jambe, la démarche de ces beaux petits messieurs qui posaient complaisamment devant Molière. Il faudrait leur donner aussi l’esprit, la grâce, l’abandon, la politesse de ces belles époques ; hélas ! nous ne les connaissons plus que par ouï-dire ; alors seulement et une fois au grand complet, il leur sera permis de s’habiller à leur guise et dans toute la vérité du costume. — En attendant, pour être plus scrupuleusement vêtus, ils ne sont qu’un peu plus ridicules, et il me semble que j’entends d’ici se récrier ce bonhomme, dans Le Festin de Pierre :

« Il faut que ce soit quelque gros monsieu, car il a du d’or à son habit, tout depuis le haut jusqu’en bas… Quien Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leurs têtes, et ils boutont cela, après tout, comme un gros paquet de filasse. Ils ont des chemises qui ont des manches où t’entrerions tout brandis toi et moi. En glieu d’haut-de-chausse, ils portont une garde-robe aussi large que d’ici à Pâques ; en glieu de pourpoint, de petites brassières qui ne leur vont pas jusqu’au brichet ; et en glieu de rabat, un grand mouchoir de cou à résiau aveuc quatre grosses houppes de linge qui leur pendont sur l’estomaque. Ils avont itou d’autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnoirs de passement aux jambes ; et parmi tout ça tant de rubans, tant de rubans que ça c’est une vraie piquiè ; ignia pas jusqu’aux souliers qui n’en soyont farcis… »

Et si Nicole les voyait ainsi affublés les uns et les autres, que dirait-elle ? — 

Hi, hi, hi, hi, hi !

 

Monsieur Jourdain.

Que veut dire cette coquine-là ?

 

Nicole.

Vous êtes tout à fait drôle comme cela ! — Hi, hi, hi !

Et madame Jourdain, que dirait-elle dans son gros bon sens ?

Ah ! ah ! voici une nouvelle histoire ! Qu’est-ce que c’est donc, mon mari, que cet équipage-là ? Vous moquez-vous du monde de vous être fait enharnacher de la sorte, et avez-vous envie qu’on se raille partout de vous ?

 

Monsieur Jourdain.

Il n’y a que des sots et des sottes, ma femme, qui se riront de moi. 

Et celui-là aussi, il peut dire ce que disait, si justement de lui-même, le grand Corneille :

Je ne dois, qu’à moi seul, toute ma renommée !

Il n’a rien dû à personne, pas même au faiseur de décorations. Le faiseur de décorations n’était pas inventé du temps de Molière, et le poète, maître chez lui, eût violemment chassé le barbouilleur qui se fût mêlé de sa comédie !

Il ne devait rien, non plus, au metteur en scène, aux accessoires, aux comparses, aux claqueurs… Toutes ces belles choses lui eussent fait pitié ! Il était lui-même, son metteur en scène ; pour tout accessoire il avait un bâton, un sac, un miroir, une cassette gris-rouge, un diamant d’Alençon. — Pour chef de claque et pour claqueurs, il avait Louis XIV et les courtisans de Versailles. — Mais revenons à l’Amphitryon.

Plaute et Térence. — Livius Andronicus. — Aristophane. — La Comédie latine. — L’Eunuque. — Les Affranchies.

Amphitryon. — La plus charmante plaisanterie que l’antiquité nous ait laissée ! À coup sûr c’est la comédie la plus latine de Plaute, ce vieux latin qui représenterait, au besoin, toute la langue vulgaire de l’ancienne Rome. Après Le Misanthrope, Amphitryon est la comédie que Molière ait écrite avec le plus de soin, de zèle et d’attention sur lui-même ! Un jour, au cabaret, Boileau, qui venait de lire des vers, priait Molière d’en lire à son tour : « Ah ! dit Molière, je me sauve ; je n’ai pas le temps de si bien écrire… » Molière a pris son temps dans Amphitryon ; il a été un poète tout à son aise, et même le prologue, en guise d’invocation au jeune Roi, qui venait d’ajouter la Franche-Comté à la France, atteste un grand soin poétique :

Mais nos chansons, grand roi, ne sont pas sitôt faites,
Et tu mets moins de temps à faire tes conquêtes
     Qu’il n’en faut pour les bien louer.

Quant au prologue, c’est un chef-d’œuvre de goût, d’atticisme et d’élégance ; la plaisanterie est vive et légère, le sourire est fin et railleur ; on dirait, au ton soutenu de ce passage, du vers même de Quinault, on dirait des vers de La Fontaine :

Que vos chevaux par vous au petit pas réduits,
Pour satisfaire aux vœux de son âme amoureuse,
     D’une nuit si délicieuse
     Fassent la plus longue des nuits !

On devait parler ainsi, à Versailles, chez le roi Louis XIV, à Chantilly chez le prince de Condé, à qui la pièce est dédiée, « bien qu’il fût plus simple, Monseigneur, de mettre votre nom à la tête d’une armée qu’à la tête d’un livre ». Le prologue latin, au contraire, s’inquiète assez peu de ces précautions et de ces élégances.

Plaute, en pareille aventure au moment du prologue, s’adresse uniquement au peuple romain ; il ne veut pas d’autre client, d’autre protecteur. Venu dix-huit ans après Térence, ce digne enfant de Ménandre, Térence, un Athénien sous l’enveloppe romaine, l’ami, le commensal, quelques-uns ajoutent le collaborateur des plus grands seigneurs de la république, Plaute se dit à lui-même qu’il réussirait surtout en s’adressant aux passions populaires, en parlant à son auditoire aviné et sans frein ( potus et exlex ) la langue courante des lieux suspects, des tavernes, des carrefours, des boutiques ; que lui importent les applaudissements délicats de Scipion, de Lælius, de Sulpicius Gallus ?

Plaute en veut à l’admiration et au contentement de la foule immense ; il faut que son public s’amuse à tout prix, que sa gaieté soit affranchie de toute gêne, et, tant pis pour les délicats, s’ils s’offensent de cette verve hardie à tout dire. Plaute, qui est en même temps comédien, poète comique et entrepreneur de spectacles (tout comme Molière !), ne veut pas hasarder, tout à la fois, sa renommée et sa fortune, en renonçant aux libertés, disons mieux, aux licences de la comédie romaine ; plus sa comédie sera extravagante, folle, amoureuse, libertine, comique et en pointe de vin, plus le grand peuple sera content.

Voilà, en effet, par quels moyens il a réussi, ce vif représentant des passions et des mœurs de la Rome bourgeoise… Ce qu’il faut admirer dans l’œuvre de Molière, c’est justement la réunion de tant de qualités opposées qui ont fait, de ce grand maître, Plaute et Térence tout ensemble, l’ami du peuple et l’ami du maître, le favori des halles et le favori des petits appartements, d’un côté Sganarelle, de l’autre côté Les Femmes savantes. — Le prologue d’Amphitryon, et la comédie d’Amphitryon devant les mêmes spectateurs, et le même jour !

Le parallèle a été fait souvent entre la comédie du poète français et la comédie du poète latin ; au bout de ce travail, qui est des plus faciles, il est évident, pour tout homme d’un goût exercé, que Molière a raison, mais que Plaute n’a pas tort.

L’un et l’autre, ils obéissent à leur époque, à leur public, au génie de la langue qu’ils parlent si bien, chacun de son côté. Molière est évidemment contenu par l’envie de plaire à cette cour élégante dont les hardiesses même sont correctes. Plaute, à coup sûr, s’enivre de joie d’avoir rencontré — dans un sujet scabreux, tant de gravelures, de quolibets, de calembours, de bon sens, de faux sens, de bonnes folies, et, pour tout dire, d’avoir placé là, en riant aux éclats, tout ce bon esprit qui a donné des siècles entiers de popularité et d’enthousiasme à cette comédie de Plaute réprouvée par les esprits délicats, par Horace lui-même dans un jour de mauvaise humeur. ( Plautinos Laudavere sales nimium patienter. )

Peut-être de son art eût remporté le prix,

dit Boileau en parlant de Molière ; la mauvaise humeur de Boileau ressemble beaucoup à la mauvaise humeur d’Horace, et, Dieu merci, le peut-être ! de l’Art poétique français s’est trouvé démenti, tout aussi bien que le peut-être de l’Art poétique latin.

Mettons des bornes même à la délicatesse de notre goût ; nous voulons rester dans le vrai, n’allons pas froncer le sourcil à des œuvres qui amusent, si longtemps, de si grands peuples. Le critique le plus timoré ne court pas, que je sache, un très grand danger à reconnaître l’auteur du Misanthrope au fond du sac où se cache la victime de Scapin ; de même il est juste, quand on joue l’Amphitryon de Molière, de saluer l’Amphitryon de Plaute :

« Ô Jupiter souverain ! que vois-je ? le même signe, au même bras, à tous les deux… Jamais on ne vit un prodige pareil ! »

Amphitryon a ce grand privilège de rendre très heureux les quelques gens d’esprit qui ne manquent pas ces bonnes occasions d’un bon rire bien franc, bien joyeux, bien incisif. On salue, d’un sourire chacun de ces vers, autant de proverbes qui ont pris leur place méritée dans la sagesse des nations ; on se plaît à ces joutes étranges de l’esclave poltron et du dieu en bonne fortune ; on aime ce drame singulier, dans lequel la foudre de Jupiter tonnant, et les coups de bâton jouent, en même temps, un si grand rôle ; et quand enfin cette étincelante fantaisie est achevée, on se demande ce qu’il faut admirer le plus, de l’imagination qui a changé en tréteaux ces nuages de pourpre et d’or, ou du génie incroyable qui a donné la forme à ces nuages, la parole, la vie et la gaieté comique à ces solennelles fictions.

Puisque nous sommes dans la comédie latine, un instant, restons-y, nous sommes bien sûrs de retrouver Molière à propos de Térence, aussi bien que, tout à l’heure, à propos de l’Amphitryon de Plaute. Il est partout, ce Molière, il sert d’échelon à toutes les grandeurs du sourire et de l’ironie. — S’il vous plaît, nous réunirons au maître absolu, Aristophane qui fut le vrai père de la comédie.

C’est d’ailleurs une expérience de l’esprit français au xixe  siècle ; il aime à refaire (même il le refait assez mal) ce qui a été fait avant lui. Certes, nous sommes de grands inventeurs ; nous ravaudons les vieilles comédies, nous rapetassons les anciennes tragédies, nous mettons des manches neuves aux vieilles chlamydes, nous réparons la bande de pourpre des vieux manteaux ; chez le savetier du coin on n’est occupé qu’à repiquer des cothurnes, à ressemeler des brodequins ; — nous sommes des poètes en vieux, calembour à part. Sentez-vous cette vieille odeur de laine et de cuir ? c’est la tragédie qui passe ! Sentez-vous le safran qui vous monte à la tête ? voyez-vous ces vieilles couronnes de lauriers de Pæstum, ces écharpes et ces roses de Malte, rosas Melithenses ? — c’est la vieille comédie qui passe !

Vous la reconnaîtrez aux franges de sa robe, à sa démarche avinée, à la grossièreté de son langage, à cette plaisanterie amusante comme un coup de bâton, à la folie impossible de ses narrations les plus vraisemblables. Cette comédie est la fille des vendanges et du hasard ; elle est venue à Rome du fond de l’Étrurie, colportée sur tous les chemins et dans toutes les tavernes, par des bateleurs et des joueuses de flûte ; elle se tenait sur un pied, elle chantait mille insolences lascives. Elle plut aux jeunes gens de la ville éternelle, jeunes gens de joie et de malice, qui mêlaient la danse au chant ; mélange singulier de la prose, du vers, de la chanson bachique, de l’ode amoureuse, de l’insulte publique, de la déclamation effrontée ; tout cela s’appelait en effet mélange, satire.

Ce premier hasard plein de gaieté, d’abandon et de verve moqueuse, prit bientôt une forme certaine dans les compositions du père de la comédie italienne, Livius Andronicus. — Il a deviné, il a pressenti l’art nouveau qui allait ajouter le rire et le ridicule aux divertissements de la république romaine ; il a composé, d’abord, des comédies à l’exemple d’Aristophane, conservant à la comédie grecque son manteau quelque peu solennel ; il a composé aussi des comédies romaines moitié rire et moitié larmes, marchant ainsi sur les brisées de Diderot et de La Chaussée : enfin ce vieux bonhomme d’un vrai génie n’a pas dédaigné la vraie comédie, la comédie où l’on rit, sans rien qui ressemble à la haine personnelle, à l’allusion politique ; on rit parce que le rire éclata soudain, irrésistible, comme fait une douce flamme dans le regard d’un jeune homme amoureux, sous l’influence d’une pointe de vin !

À cette comédie plaisante, toute licence fut donnée ; elle prit tous les costumes, tous les manteaux, tous les visages. Tantôt elle sépare le récit de l’action, tantôt elle mêle l’action au récit. Le pied droit dans le cothurne, et l’autre pied dans le brodequin, ou même les pieds nus, le plus souvent, elle s’avançait joyeuse, éloquente, peu passionnée, médiocrement amoureuse, parlant comme on parle dans les tavernes, dans les bains, sur les places publiques, chez les courtisanes, pleine de sel attique, de jurons, de caprices, d’argot populaire, et se gardant bien de rien embellir aux mœurs qu’elle raconte, de peur de tout gâter : telle est la vraie comédie latine que Livius Andronicus devait enseigner à Plaute le tourneur de meules.

Pour la première fois avec Térence, la comédie latine se met à parler le plus beau langage des plus grandes maisons romaines : elle touche aux premières marches de la tribune, elle s’assied aux banquets de Scipion et de Lælius ; ceci est le commencement de la grande société philosophique et littéraire qui allait devenir le siècle d’Auguste.

En effet, la comédie de Térence enseignait à ces grands seigneurs, plus puissants que des rois, l’urbanité et le beau langage. Jules César lui-même, aussi grand écrivain que grand capitaine, admire tout haut cette gaieté correcte et retenue en ses plus vifs excès, cette grâce élégante qui fait tout accepter, ce vers ingénieux et piquant qui donnait une forme supportable, même aux vices cruels de ce bon peuple romain, alléché à son théâtre, moins par l’esprit du poète que par le poignard des gladiateurs.

Tel est Térence : il n’a pas l’entrain, l’audace, l’insolence, la raillerie, l’orgie et la brutalité cynique de la comédie primitive ; il n’a pas cette gaieté éveillée, avinée, alerte, cruelle, impitoyable d’un enfant des faubourgs ; il n’est pas, tant s’en faut, la joie de la populace et de la canaille d’Italie ; en revanche, quel fidèle observateur des mœurs et des élégances romaines ! quel plus bel esprit, et mieux fait pour parler aux grandes dames, aux sénateurs, aux chevaliers !

À chaque mot de cet excellent génie, vous reconnaissez l’ami de Furius, de Lælius, de Scipion, grands esprits dans la paix et dans la guerre, qui ont eu le rare honneur de passer pour les collaborateurs de Térence. « Que cet ouvrage soit leur, dit Montaigne en parlant de L’Andrienne, sa beauté, son excellence le maintient assez ! » En effet, l’ouvrage était leur, mais non pas comme l’entend Montaigne ; il était leur, par l’amitié qu’ils portaient au poète Térence et par l’influence toute-puissante, sur un pareil esprit, des mœurs, du langage, de l’urbanité de ces trois hommes, l’honneur de la société romaine. L’Andrienne appartient à Scipion, comme Cinna appartient au cardinal de Richelieu, comme Britannicus appartient à Louis XIV, et la tragédie d’Esther à madame de Maintenon ; par l’honneur des couronnes il faut croire que les grands poètes sont inspirés, par les intelligences toutes-puissantes qui marchent devant eux.

Ajoutez à ce rare mérite de Térence, qu’il abandonne enfin la peinture des mœurs basses de la Grèce pour ne s’occuper que des mœurs élevées de l’Italie. On dirait qu’il respire, à l’avance, je ne sais quelle prévision du siècle d’Auguste, et le siècle d’Auguste eût été fier à bon droit de cet homme, qui fut adopté avec transport par les plus illustres génies : Cicéron, Tite-Live, Horace, tous enfin, étonnés et charmés de cette Vénus africaine, l’amour et la passion des plus beaux esprits de tous les temps.

Toutefois, quelles que soient l’urbanité et la grâce décente de notre poète, vous n’empêcherez pas qu’il n’obéisse, de temps à autre, aux appétits sensuels de ce peuple romain qu’il faut arracher à sa frénésie pour les jeux du Cirque. L’Eunuque, est une comédie écrite, à coup sûr, par Térence ; mais Plaute lui-même, dans ses licences les plus hardies, désavouerait cette fable horrible d’un jeune homme amoureux d’une jeune fille qu’il aura aperçue longeant la voie Sacrée, et qui s’en va du même pas, pour violer cette fille innocente et pure ! Car voilà tout le nœud comique ; et cette fille déshonorée, ces voiles déchirés, ce désordre de la maison, ce jeune homme qui sort de ce guet-apens en triomphe, aussi gai qu’un écolier qui a volé des pommes dans un jardin, tous ces détails d’un grand crime faisaient rire aux éclats les descendants de Lucrèce et de Virginie. Ils applaudissaient, véritables enfants de la louve, à l’espièglerie abominable du jeune Chrêmes. Mais qu’y faire ? Leur excuse est toute prête ! Cette fille déshonorée est une esclave ; or l’esclave n’est pas une personne, c’est une chose ; plus cette enfant se lamente, et plus nous devons applaudir à l’espièglerie de ce galant Chrémès. Applaudissez, de par Jupiter ! Jupiter se rit du crime des amants. —  Perjuria ridet amantum !

Comment un pareil sujet de comédie a-t-il pu se montrer sur un théâtre français ? par quel déplacement de mœurs et d’idées a-t-on pu afficher, sur les murailles de Paris, ce mot mal sonnant et pis que romain : l’Eunuque ? On n’en sait rien ; ce qui est sûr, c’est que la chose est étrange. Je sais bien que La Fontaine, en plein Louis XIV (1654), quand nous étions encore sous l’influence de Voiture, le maître de cette galanterie ingénieuse dont Voiture est resté le modèle, avait affiché, lui aussi, L’Eunuque de Térence ; mais je sais aussi que la ville et la cour sifflèrent de compagnie, ô singulier accident ! La Fontaine et Térence !

Le titre seul révolta les belles dames de cette jeune cour abandonnée à toutes les galanteries. L’Eunuque ! — fi donc ! Ne me parlez pas de cet incommodé, disait la princesse de Conti. Je sais aussi que, plus tard, en pleine régence, quand la comédie ne demandait qu’un prétexte pour aller, le sein nu et les épaules peu couvertes, les deux amis, les deux égrillards, Brueïs et Palaprat, attirés par l’esprit, la verve et l’intrigue de la comédie latine, imaginèrent une incommodité moins révoltante pour un public français, et de L’Eunuque ils firent un Muet. « Cet Eunuque a pensé déshonorer La Fontaine et Térence », disait Brueïs en sa préface.

En même temps, — avec beaucoup de tact et de finesse, les deux amis nous expliquent comment la délicatesse de l’amour français répugnait à cette convention funeste par laquelle Phœdia, l’amant de Thaïs, se tient éloigné, pour deux grands jours, de la présence de sa jeune maîtresse, laissant la place libre à son rival ; il explique aussi (c’est un étrange dénouement pour un public parisien) ce Phœdia, amant reconnu de Thaïs qui consent désormais à recevoir chez lui, comme ami de la maison, ce capitaine ridicule qui lui a déjà pris sa maîtresse pendant un jour.

— Il est riche, dit Gnaton le parasite. — Eh ! c’est une raison de plus pour le mettre à la porte, répond la délicatesse française. Il est riche ! la belle excuse pour un public qui vient d’applaudir Le Misanthrope ! — Mais, reprennent les défenseurs de Térence, cette Thaïs, après tout, est une courtisane hardie et badine et de facile accès ; elle appartient à ces affranchies de toute pudeur que vous rencontrez, partout, dans Rome, à pied, en litière, au théâtre, au Champ-de-Mars, les unes en plein vent, les autres en espalier, esclaves révoltées qui se vengent de l’esclavage passé en ruinant de fond en comble les fils de leurs maîtres.

Ces femmes-là on les retrouve partout, dans les plaintes de Tibulle, dans les feux de Properce et dans les galanteries d’Ovide. Elles sont jeunes, elles sont belles, elles ont du sang italien dans les veines ; elles se montrent avec des talents, un esprit, un abandon et mille agréments qui les font adorer. Le moyen de leur demander une vertu qu’elles ignorent, un désintéressement que personne ne peut leur apprendre ? Acceptez donc cette Thaïs telle que le poète l’a vue et telle qu’il la représente. Sa porte est une porte mercenaire ; qui en doute ? sa main nue est habituée à frapper dans toutes les mains ; pourquoi s’en fâcher ? Et d’ailleurs la passion de ce temps-là n’a pas une autre allure. On s’aime et l’on se marchande ; on se prend et l’on se quitte pour se reprendre ; cela se passe ainsi dans les odes d’Horace et dans les épigrammes de Martial ; c’est le sigisbéisme qui commence.

D’ailleurs la belle Thaïs ne prend pas en traître son ami Phœdia : elle ne lui sert pas de plats couverts ; au contraire, elle l’avertit de la nécessité où elle est de le tromper, pour vingt-quatre heures, et de cette tromperie elle lui donne un motif honorable, son vif désir de sauver une jeune fille, compagne de son enfance. — Cet interrègne, d’un amant à l’autre, ne gêne en rien cette Rome qui sera plus tard la Rome d’Ovide et de Catulle ; les dieux y consentent, les mœurs l’autorisent, l’usage le permet, Cicéron n’a-t-il pas répudié, pris et repris sa chaste moitié ?

M. de La Rochefoucauld, païen en ceci comme en tant de choses, ne vous dit-il pas à l’appui de cette comédie : Le corps peut avoir des associés, mais jamais le cœur !

Tel est le raisonnement des amateurs à tout prix de l’antiquité profane et païenne. À quoi les critiques terre-à-terre, les arriérés de sang-froid qui ont la faiblesse de défendre les mœurs de leur époque et les usages de leur nation, vont répondre qu’il faut laisser à chaque peuple le costume et les préjugés de sa comédie, comme on lui laisse ses lois et sa façon de se vêtir. Tu es Romain, reste Romain, et le vieux Caton, quand tu sortiras d’une maison décriée, te dira tout haut : — Courage, jeune homme, voilà la vertu ! Tu es Romain, c’est-à-dire tu es retranché de la société des honnêtes femmes : tu ne vois les vestales qu’au théâtre ; et des dames patriciennes, portées dans leur litière entourée des clients de leur mari, c’est à peine si tu aperçois, de loin, la pourpre flottante. Eh bien ! c’est ton droit de jeune homme, nouveau vêtu de la toge virile, donne ta jeunesse aux courtisanes ! Que si tu n’as pas de maîtresse, commence par affranchir ton esclave, et tu seras un homme de bonne compagnie, car une fois libre, cette esclave adorée te laissera peut-être pleurer et transir à sa porte rebelle. —  Lydia, dormis ?

Nous, cependant, nous, les Parisiens du vieux Paris, les petits-maîtres de la ville et de la cour ; nous, les fils des bourgeois enrichis, la fine fleur du Parlement ou de la finance, nous aurons des amours plus délicates, parce qu’elles s’adresseront à toutes les femmes, à la jeune Agnès, à la belle Elmire, à la franche Hortense, à la gracieuse Lucile, à des femmes, nos égales, que nous finirons par épouser, si elles le veulent bien. Par cela même que toutes nos amours seront d’une origine libre et qu’elles s’agiteront dans un cercle plus vaste, nos amours vont gagner en dignité, en élégance, en esprit, en passion surtout, ce qu’ils perdent en facilité, en abandon, en sans-gêne. — Les jeunes Romains d’autrefois faisaient une esclave, même de leur maîtresse libre ; les jeunes Parisiens du temps de Molière faisaient même de Célimène (la Phédia de Térence) une si grande dame, qu’elle reçoit la meilleure société de la cour, et qu’un gentilhomme qui veut être compté, comme est Alceste, ne rougit pas de mettre aux pieds de cette indigne coquette, sa fortune et son nom.

Vous le voyez, c’est une différence du jour à la nuit, de la femme libre et née libre, à l’affranchie, esclave et fille d’esclave ; c’est la différence de la débauche à l’amour mutuel et librement consenti ; c’est la différence de la jeune et timide fille, bien née et défendue par les remparts sacrés de la famille, à la courtisane vagabonde, à l’avide affranchie, toujours soumise à la folle enchère de son cœur et de son corps. De quel droit voudriez-vous donc (en supposant que nous adoptions, en France, ce système de traductions littérales) nous ramener à des vices corrigés par leurs propres excès, à des ridicules anéantis depuis des siècles ? En fait de comédie, soyez-en sûrs, nous sommes les maîtres de tous les peuples de ce monde ; nous avons pris à nos devanciers tout ce qu’on leur pouvait prendre décemment, nous avons traduit tout ce qu’on pouvait traduire honnêtement, —  ad munditiem  ; nous avons emprunté aux vieux comiques tout l’esprit qui se pouvait assaisonner à la française, nous avons adopté toutes les œuvres du théâtre antique qui pouvaient accepter un vernis de décence.

Ce que Molière n’a pas traduit, ce que les successeurs de Molière n’ont pas adopté, n’est plus que la lie funeste de ces comédies dépouillées de leur sel attique par les poètes de la France. — Et voilà pourquoi il faut désormais se méfier des traducteurs ; le traducteur est un maladroit sans génie qui ne sait pas comment on se rend maître absolu de ses emprunts et comment on copie avec grâce ; homme nécessairement médiocre et sans invention, il ne sait que mettre au jour une traduction sèche et indigente de charmants passages déjà copiés mille fois par les maîtres ; et le voilà bien avancé, pour avoir écorché un renard dont les plus habiles ont enlevé la peau depuis cent ans !

Cependant, puisque nous l’avons sous les yeux, étudions cette comédie que, déjà du temps de Térence, on affichait ainsi : L’Eunuque de Térence ; car il n’est pas le premier, parmi les écumeurs d’anecdotes singulières, qui ait mis à profit cette histoire du loup introduit dans la bergerie. Térence lui-même, dans le prologue de sa comédie de L’Eunuque, nous avertit qu’avant lui Plaute et Névius avaient fait leur profit de cette fable qui était déjà une vieille fable. Bien plus, les divers personnages de cette comédie, son fanfaron et son parasite, Térence les avait empruntés à Ménandre, ce qui fait que Jules César appelait Térence : Dimidiate Menander (mon demi Ménandre !). Mais cependant avec quel grand art Térence emploie, arrange et combine ses divers emprunts ! Le fanfaron de Ménandre, tel que Plaute l’a copié, va tout droit son chemin, sans gêne, sans encombre, à tout hasard ; celui de Térence, au contraire, est arrêté à chaque pas par un obstacle, par un sarcasme ; il est alerte, actif et sur la défensive ; il a servi de modèle aux fanfarons de Molière :

Faisons l’Olibrius, l’occiseur d’innocents !

Ce qu’il a fait pour son fanfaron, Térence l’a fait pour son parasite ; son glouton, aussi affamé que celui de Ménandre ou de Plaute, est cependant d’une humeur plus récréative ; sa complaisance non seulement est marquée à un coin moins vil de basse flatterie, mais encore elle montre, de temps à autre, un certain aiguillon d’ironie qui la fait accepter avec joie. Ce parasite-là servira plus tard de contenance et de consolation aux poètes malheureux de la Rome impériale, aux gens d’esprit sans manteau et sans dîner, à notre ami Martial, par exemple, qui eût rougi de honte et d’épouvante s’il lui eût fallu ressembler au parasite de Plaute, et qui s’accommode assez bien des os, à demi rongés par le Gnaton de Térence.

C’est l’honneur de Ménandre d’avoir indiqué le premier cette façon de philosophe cynique, moins jaloux de s’envelopper dans les trous de son manteau que d’avoir un manteau neuf, chaque année, aux ides de mars. Disciple complaisant d’Épicure, Ménandre aura trouvé dans les doctrines de son maître, mais non pas sans leur faire violence, ce personnage de Gnaton, esprit toujours prêt, estomac complaisant, pauvre diable vivant de raccroc, tripant et ventru, songeant à peine à sauver le décorum de la gueuserie, et dont toute l’invention se borne à se tirer, chaque jour, de la grosse nécessité.

Regardez-le, ce Gnaton sera la cheville ouvrière de la fable comique : il est chargé de nouer l’intrigue et de la dénouer, il tient le milieu entre l’esclave et le maître ; or, il a cela de commun avec le maître, qu’il est citoyen de Rome, et cela de commun avec l’esclave : il est mêlé à toutes les intrigues : il est exposé à toutes les humiliations et à toutes les injures.

La grande supériorité de Térence sur les autres poètes comiques de l’antiquité, c’est qu’il adoucit toutes choses, c’est qu’il élève le tréteau à la dignité du théâtre. Les couleurs de cette gracieuse comédie sont beaucoup moins tranchées, le rire en est moins violent, le bon mot moins épicé, les mœurs restent les mêmes, mais avec plus d’urbanité et de politesse. Thaïs n’est qu’une affranchie, Thaïs est comme la Suzanne de Figaro : — Elle accepte tout, et l’on n’est pas plus coquine que cela, et pourtant, grâce à la réserve du poète, on s’intéresse à cette Thaïs, elle a des accents qui sont vrais et justes ; elle veut sauver sa jeune amie, et sans trop déplaire à Phédia :

Il faut que ma raison cède à votre colère.
Je ne veux point de temps, non, pas même un seul jour.
Je renonce à ma sœur plutôt qu’à votre amour.

Tout ce personnage de l’affranchie amoureuse est ainsi conçu avec une grâce, une décence, une réserve inconnues aux Romains. Cette Thaïs qui parle si bien d’amour, soyez-en sûrs, elle ne sera pas inutile à la Didon, l’héroïne du quatrième livre. À cette comédie de Térence, commence la langue véritable de l’amour. En ce moment la courtisane disparaît : on ne se souvient plus que cette belle fille est une affranchie, et que tout à l’heure elle va appartenir à l’Olibrius Trason ; c’est une jeune femme aimable, aimée, et charmante, comme vous en trouvez dans les comédies de Molière.

La grande déclamation de Gnaton, le parasite, est un de ces morceaux à effet qui plaisaient aux oreilles romaines, presque autant qu’aux oreilles des Grecs. Si l’art dramatique a fait un pas avec Térence, la langue dramatique est parvenue à un immense progrès. C’est un beau langage, clair, limpide, sonore et plein de cet accent qui est la saveur d’une langue bien faite ; le peuple y retrouvait avec joie ses vieux mots, précieusement enchâssés dans les formes nouvelles de la belle langue des maisons patriciennes.

Dans cette comédie de L’Eunuque, les détails de mœurs ne manquent pas, et même (tant la vanité se ressemble à toutes les époques) vous retrouverez dans L’Eunuque des détails qui se rencontrent dans les petits romans, sur la fin du règne de Louis XV. « Il vous a fallu un eunuque, dit Phédia à sa maîtresse, parce que c’est le privilège des grandes dames d’en avoir ; vous avez voulu une éthiopienne, elles sont à la mode ; j’ai compté, hier, vingt mines au marchand d’esclaves. »

Eh bien ! Phédia parle tout à fait comme parlait cette petite danseuse dont se moque la duchesse de *** dans je ne sais quel roman de Crébillon : — « Elle renvoie les Maures aux femmes de la robe, et prend à son service des Turcs et des hussards. »

Un peu plus loin la dame parle avec grand mépris des laquetons de bourgeois et des grisons de dévotes… Vous le voyez, en ce temps-là, on était bien près de revenir, sinon aux eunuques, du moins aux Éthiopiennes. Ces détails-là sortent des mœurs, ce me semble, et l’on ne dira pas que Crébillon fils ait jamais lu et traduit Térence.

En opposition avec Gnaton le parasite, vous avez Parménon le valet. Ce Parménon est encore une création de Térence ; avant que Térence ne le prît à son service, Parménon était un grand tavernier, vivant avec des gens de toute sorte de mauvais commerce, effronté coquin, plus semblable à un coupe-jarret qu’à un honnête homme. De ce gueux-là, Térence a fait un digne valet, hâbleur, mais dévoué, imprudent, mais capable d’un bon sentiment au fond de l’âme. Il est impossible de mieux tourmenter le parasite, et de lui prouver davantage toute sa bassesse ; bien plus, ce valet Parménon est si contenu dans son mépris, que Molière lui a emprunté, pour le compte de madame Jourdain, ses meilleures reparties !

Pendant que nos deux escogriffes, Gnaton et Parménon, se picotent en mille paroles, passe l’esclave en litige, la jeune fille destinée à Thaïs. — « Plus belle que Thaïs », dit Parménon ; et, sans mot dire, la pauvre enfant pénètre dans cette maison qui sera sa perte. — Voilà de l’art grec, voilà qui tient à la chasteté antique ! Entre le bouffon et le valet, cette fille passe, la tête haute, esclave, mais résignée, et ce silence est d’un effet tout-puissant ; car plus elle sera respectée en public, moins elle sera proche du bouffon, du capitan, du valet ; de la courtisane, et plus la belle esclave nous paraîtra touchante quand cet indigne jeune homme aura assouvi, sur elle, la violence de sa passion.

De ce genre d’idées, très élevées et très dignes d’être offertes en spectacle à une grande nation, le théâtre moderne est incapable ; le rôle de cette esclave, dans la comédie de Térence, est un rôle muet ; en conséquence, mesdames nos comédiennes ne se figurent pas que ce soit un rôle ; et quand on devrait chercher avec soin quelque belle statue athénienne, descendue de son piédestal pour traverser la scène, à la façon de l’Iphigénie, on fait passer sous nos yeux quelque horrible comparse, mal vêtue, qui se croit fort dégradée de faire ce métier de Muse muette !

Nous avons déjà dit que dans les idées modernes, dans le respect que les nations chrétiennes portent à la jeune fille, l’action du jeune homme qui viole, de gaieté de cœur, et même sans trop savoir à qui il s’adresse, une enfant sans défense, est un crime horrible, hideux, insupportable et qu’on ne saurait montrer à d’honnêtes gens sans les insulter. Mais, ceci dit, convenons que ce jeune Chrémès, pour sa bonne humeur, pour sa vivacité et sa bonne grâce, est bien un enfant de Térence. Cette jeune fille est très belle ! Ce n’est pas celle-là dont la mère a battu les épaules ou comprimé la poitrine ! Ce n’est pas celle-là à qui sa mère coupe les vivres, pour en faire un véritable roseau ! — Elle est si jolie ! — La fraîcheur même, color verus ! la santé ! — une fleur ! —  flos ipse !

Elle a seize ans ! âge heureux où tout s’épanouit. Mais où est-elle ? qu’est-elle devenue ? — Notre jeune homme l’a perdue de vue ? « Fais-la-moi rencontrer, ô mon cher Parménon ! » Tout ce passage est d’une grâce infinie ; Molière n’a pas mieux fait, n’a pas mieux dit ; le reste de la scène est du Regnard tout pur.

— « Eh quoi ! dit-il, ce vil eunuque, — heureux homme ! — il la verra à toute heure, il habitera sous le même toit, il prendra son repas avec elle, quelquefois même son sommeil à ses côtés ! » Au même instant l’idée vient au jeune homme de prendre l’habit de l’esclave ; et voyez l’ingénieux retour du poète comique, ce déguisement si peu moral se fait au nom de la morale. « Ne faut-il pas châtier Thaïs et les femmes qui lui ressemblent ? C’est de bonne guerre ! Elles nous ont pris notre argent, notre jeunesse ! — Tromper mon père, je n’oserais, mais tromper Thaïs ! »

Ainsi parle le bon apôtre, et l’instant d’après il arrive sous l’habit de l’eunuque, et chacun de louer sa bonne mine. Thaïs est la première à trouver que son nouvel esclave est un être charmant, et qu’il ressemble (ce que c’est que l’instinct) à un jeune homme de bonne famille. Mais comme ce n’est pas à elle qu’on en veut, Thaïs n’a pas le temps de démêler ce qui se passe dans son âme. Elle ne s’appartient pas à elle-même, elle appartient au capitan Thrason ; elle lui a promis ces deux journées, et elle tiendra sa parole, en honnête femme. Je dis honnête ; car placez-moi dans un de nos drames une affranchie, amoureuse d’un beau jeune homme, à qui l’on vient de donner un bel esclave, et qui est obligée de passer toute la sainte journée avec un malotru de capitaine, en compagnie d’un affreux glouton sur le retour, vous verrez que la belle poussera de beaux cris ! Il me semble que je la vois d’ici : elle se lamente, elle se désole, elle appelle à son aide les dieux et les hommes ; elle arrache ses beaux cheveux, elle crie à s’enrouer…

Thaïs est plus sage ; elle a une dette à payer au capitaine Thrason, elle paiera sa dette ; elle a promis d’accepter son dîner, elle dînera avec lui et elle sera de bonne humeur ; tant promis, tant tenu ; voilà comment nous sommes, nous autres, les affranchies du festin et de l’amour ; nous n’avons pas le droit de pleurnicher à tout propos, nous obéissons à la nécessité, comme nos sœurs de Paris obéissent à la fantaisie et à la pauvreté, ce rude maître, ce maître sans pitié pour ses esclaves ! Avec celui-là, point d’affranchissement, point d’espérance, il faut obéir, il faut servir. Regardez ces hommes hideux en si belle et souriante compagnie ! Qui donc peut vivre avec ces misérables ?… Des femmes qui ont faim !

On a beau dire que c’est une jolie condition, la condition d’une jolie femme ; au cou des femmes qui n’ont d’autre revenu que le revenu de leur beauté, cherchez avec un peu d’attention, et vous trouverez toujours un petit bout de la chaîne de l’esclavage antique. C’est la même nécessité qui les opprime ; c’est le même commerce de trichoterie et d’impudence qui les nourrit. Par l’esclavage, ou, ce qui revient au même, par le vice, vous pouvez rattacher les personnages de la comédie grecque ou latine aux personnages de la comédie moderne. Hommes et femmes ce sont les mêmes créatures souffrantes, patientes, et dont le rire même porte avec lui son enseignement sérieux. À ce compte, le courtisan, la comédienne, le fâcheux, le plaideur, le poète, le banqueroutier, le parasite, sont les mêmes, sur le théâtre d’Athènes, de Rome ou de Paris.

Ce sont les mêmes mœurs, c’est le même langage, et ce sont les mêmes détails. Quelle image plus ressemblante, enfin, de l’affranchie, de la courtisane, de ces beautés que l’on voit de toutes parts, quotidianarum formarum , comme dit Térence ! quel tableau plus ressemblant de ce luxe au dehors, de cette indigence au dedans :

« Au dehors les voilà pimpantes, l’élégance n’a rien de plus recherché, la propreté rien de plus exquis ; dînent-elles chez leur amant, à peine si elles touchent les mets du bout du doigt ; mais laissez-les rentrer dans leur taudis, quelle saleté, quelles misères ! Ces délicates s’abandonnent à leur appétit glouton, et le cœur vous manque, rien qu’à les voir tremper un pain de huit jours dans un bouillon de la veille ! »

« Térence ajoute : Quelle salutaire leçon pour la jeunesse dans un pareil tableau ! »

Eh bien ! qui le croirait ? La Fontaine n’a pas traduit ce passage d’une énergie, digne des satyres de Régnier, nous racontant les infamies de Macette. Lui-même, La Fontaine, qui osait tant dans une époque retenue, n’a pas osé tout traduire ; la scène du jeune homme déguisé, ses forfanteries quand il a laissé, à demi morte, la jeune esclave, son air triomphant lorsqu’il raconte qu’on l’a pris pour ce qu’il n’était pas : « Elle va au bain, elle en revient, on la met dans son lit. — Tiens, Dorus, me dit une des esclaves, prends cet éventail et rafraîchis l’air ! » Et enfin le désespoir de cette enfant, ses vêtements déchirés, ses larmes… tout cela a été représenté dans la traduction, devinez par quoi ? — par un baiser ! Oh ! la bonne folie ! un baiser à Rome, un baiser sur le front d’une esclave qui sort du bain ! Une pareille fiction à fille achetée au marché !… un baiser !

S’il se fut contenté de si peu, l’eunuque lui-même eût été honni dans toutes les petites maisons de Rome, car ces sortes de gens sont dangereux ! s’écrie Dorcas la soubrette. Ainsi, vous le voyez, toutes ces tentatives hardies, ces audaces littéraires, ces grandes promesses « je vais changer d’un trait de plume la face du théâtre et du monde ! » ces miracles, ces merveilles, ces magnifiques tentatives, ces folies, cette représentation complète du drame antique, tout cela pour aboutir à un dénouement à la Florian, — « quinze moutons pour un baiser ! »

Quant aux menus détails de la comédie de Térence, quoi de plus facile aux traducteurs qui venaient à la suite de Molière, que de donner une physionomie égrillarde aux valets de Térence, un air militaire et menaçant à ses matamores ? Le beau mérite de nous montrer ce glouton, toujours repu, toujours affamé, vivant de tous les sales commerces, en premier ordre dans l’antichambre, en sous-ordre chez l’affranchie, passant, tour à tour, du métier d’ami du prince à l’état de farfadet ? La chose difficile en effet de nous raconter ces mangeailles épiques, ces coups de bâton héroïques, ces gronderies de vieillards, ces étourderies de jeunes gens, ces agaçantes et provocantes malices de soubrettes bien éveillées ? Rien n’est plus simple : reprenez à Molière les emprunts qu’il a faits au poète latin, ces emprunts dont il a fait la propriété légitime de son esprit.

Tout bien compté, tout bien pesé, le théâtre français ne s’accommode guère de ces traductions fidèles ; les gens sensés, les esprits sages et prudents ne peuvent guère approuver ces imitations si pénibles que, par la force même des mœurs publiques, il faut qu’elles s’arrêtent, à l’instant même où se sont arrêtés les premiers génies qui ont exploité la comédie des anciens. Vouloir aller plus loin que les maîtres, gens hardis de toute la hardiesse que donnait le génie, la nouveauté, l’état nouveau d’une langue très osée parce qu’elle est à moitié faite, c’est vouloir se perdre plat et court. Et d’ailleurs à quoi bon traduire l’impossible ? Pourquoi copier ces tableaux sur lesquels, l’instant d’après il vous faudra nécessairement jeter un voile ? Enfin ne voyez-vous pas combien le public se fatigue à reconnaître dans vos traductions d’Aristophane ou de Térence, des pensées de Molière !

Il arrive ceci, en effet, à vos meilleurs passages : vous avez beau faire, vous ne traduirez pas Térence ; — c’est Molière lui-même, en personne, dans son œuvre réelle, vivante, française, que vous défigurez indignement !

Il y avait encore une grande raison pour ne pas entreprendre une traduction en vers de L’Eunuque de Térence ; c’est que de très beaux esprits l’avaient inutilement tentée, avec la plus grande réserve. Horace s’est contenté d’en traduire quelques vers (satire 3, livre II) ; Perse en a traduit une scène (satire 5) ; — enfin La Fontaine, un plus grand poète que ces deux-là, à trente-six ans, dans toute la verve de sa poésie et de sa jeunesse amoureuse, a vainement essayé cette entreprise impossible. Sa traduction est une triste et lamentable parodie : heureusement il s’en est vengé en faisant, de cette comédie, un de ses contes les plus charmants.

Le jour où il entreprit de traduire, pour un parterre français, L’Eunuque de Térence, on pouvait dire à La Fontaine ce que dit l’esclave de Cheréastre dans la satire de Perse : « Paroles perdues, mon cher maître ! pas tant d’efforts, pas tant de peines, vous n’en êtes pas où vous croyez ; prenez garde à la pantoufle rouge ! »

Qu’est-ce que la pantoufle rouge, je vous prie ? sinon cette sage prudence d’un esprit modeste et plein de réserve, qui nous défend de toucher à certains chefs-d’œuvre d’une grâce délicate et étrange, débris respectables, parfum d’un autre siècle, souvenir des vieux âges, précieux matériaux que la tourbe des traducteurs doit laisser à quelques hommes de génie, à ceux-là qui savent composer des œuvres vraiment nouvelles, avec les débris et sur les ruines d’autrefois.

Aristophane. — Les Nuées. — De la comédie politique. — Ce n’est pas Aristophane qui a tué Socrate. — Opinion d’Aristote et de Platon. — Strepsiade et George Dandin. — Dans toute comédie étrangère il y a des choses intraduisibles. — Le Terroir

Ainsi voilà l’échelle ascendante : Molière, — Térence, — Plaute, — Aristophane. — À propos de la comédie, il faut absolument parler d’Aristophane, une de ces flammes de l’esprit que ne brillent que sur les siècles splendides ; il fut, de son vivant, le poète favori des Athéniens et la gloire la plus fêtée de la ville d’Athènes… c’est tout dire, et je ne connais pas de plus grand éloge que celui-là !

On aimait surtout trois choses dans la ville d’Athènes, la déclamation, le bel esprit et l’injure. Peuple causeur et jaloux, il fallait, pour lui plaire, admirablement, abondamment parler cette belle langue qu’il avait faite, et, dans ce beau langage, ou se déployaient toutes les recherches du goût, du talent et de l’esprit32 couvrir d’insultes les meilleurs citoyens et les plus célèbres.

La raillerie et la calomnie sans pitié, l’éloquence écrasante, l’exil qui chasse Aristide le Juste parce que tel bourgeois d’Athènes se fatigue d’entendre Aristide être appelé le Juste, c’étaient là les conditions de la gloire athénienne. — Le plus grand homme de la ville de Minerve (ainsi le voulait cette injuste démocratie) était né, vivait et grandissait au milieu des huées ; les citoyens oisifs sur la place publique, les rhéteurs dans leurs écoles, l’orateur à la tribune, le juge à son tribunal, le soldat à l’armée, accablaient les honnêtes gens de cette ingrate et turbulente république, sous la calomnie et le sarcasme. Point de repos, pas de relâche, vous étiez le but de ces traits acérés, de ces cruautés mal déguisées, de ces satires violentes qui couraient les rues, car la rue était le salon de ces beaux esprits amoureux d’égalité et de scandale ; enfin, quand vous aviez tenu ferme contre ces violences et ces ricanements de l’esprit, une dernière épreuve vous attendait, épreuve impitoyable et terrible, tant la médisance et la calomnie étaient la félicité des oreilles athéniennes ! Épreuve qu’il fallait subir si vous même vous vouliez être assuré, pour quelques jours, de votre popularité dans la Grèce entière.

Je veux parler des violences publiques et coupables de la comédie primitive, prisca comœdia, avant qu’une loi salutaire eût ordonné de masquer les noms et les visages. Au théâtre, en effet, tout autant que devant l’Aréopage, vous étiez jugé en dernier ressort. De tous les côtés de l’Attique accouraient les spectateurs, avides d’émotions jalouses, pour voir traîner dans la lie de ce peuple, fæcem et sordem urbis , dit Cicéron, les plus grands caractères, les plus illustres génies, les plus dédaigneuses et les plus hautes vertus. Par quelle force (de nos jours cet accident n’est arrivé qu’à Fréron, insulté en plein théâtre par Voltaire) ! assister, de sang-froid, à cette publique immolation de sa personne et de son nom ! Comment souffrir que l’insulte, en présence de la multitude avide, vienne salir vos traits, votre honneur, votre famille et vos amis livrés en pâture, aux calomniateurs ?

Ô quelle misère et comme il faut que l’esprit d’un homme soit poussé à une puissance incroyable pour qu’Aristophane ait échappé au déshonneur ; quelle patience et quel respect cela suppose aussi, dans les premiers hommes de la république : rester exposé aux traits blessants de cette folle liberté, à ces ingénieuses bouffonneries comme en jetaient autrefois les vendangeurs ivres de vin nouveau ; assister soi-même à cette dégradation complète de son être, entendre dire à ses oreilles qu’on est un voleur et un lâche, se sentir mêlé aux obscénités, aux turpitudes, aux blasphèmes d’une satire effrontée ; se voir traîner, sans se plaindre, dans les vertiges dégoûtants de cette débauche d’une ignoble et basse plaisanterie à l’usage du petit peuple.

Ajoutez (cela s’est vu, plus d’une fois dans la cité athénienne), payer de sa liberté, de sa fortune et de sa vie ces horribles bacchanales de l’esprit, que Socrate lui-même, ce beau railleur, appelait les délices attiques… telle était, en fin de compte, la consécration dernière de tout ce qui était la vertu et le génie dans la république d’Athènes.

Mais qu’y faire ? À ce prix terrible s’achetait la vraie gloire, et les avides ne trouvaient pas quelle fût trop payée ! C’était la condition sine quâ non de toute grandeur. Vous vouliez conquérir votre place dans l’estime de ces hommes jaloux de tout ce qui sortait de l’égalité, vous saviez à l’avance de quel prix serait payée votre domination.

Pourtant j’imagine que plus d’un, parmi ces Grecs ambitieux, se sont trouvés bien malheureux lorsqu’au retour des fêtes de Bacchus, dans ce théâtre rempli des joies et des délires de la comédie satirique, notre homme, qui espérait les honneurs de l’insulte publique, aura vu que son nom était passé sous silence. Quoi ! pas une injure, pas une accusation, pas un mot qui me rappelle aux souvenirs et aux railleries de la railleuse Athènes ? — C’est qu’en effet, en ce temps-là comme aujourd’hui, il fallait être bien grand parmi ses concitoyens, et bien privilégié, pour mériter les honneurs du vers anapeste.

Quand Aristophane se met à dire : Allons çà, parlons en vers anapestes ! soyez assurés qu’il va être sans pitié, qu’il va être sans respect ; il va porter sa lampe brûlante sur les parties les plus glorieuses ou les plus honteuses de cette société qui lui tend la joue pour être souffletée à outrance. Sauve qui peut ! le bouffon va parler comme un juge ; le vil comédien va se poser en magistrat ; le poète, car il a toutes les grâces de l’invention, toute la verve intarissable, toute la chaleur hardie, pittoresque et railleuse qui fait les poètes comiques, le poète va tout à l’heure accomplir son métier d’athlète : il va se prendre corps à corps avec les plus puissants par l’intelligence ou par la force. Quelle lutte avec Cléon, par exemple ! Ce Cléon est le général de l’armée athénienne : il a les vœux des soldats, il est l’élu des citoyens, le héros du peuple ; c’est un géant à la voix de stentor, le Murat de l’Attique, et pourtant la comédie, ou pour mieux dire l’aigre Acharnienne, lapide Cléon d’invectives.

Pas un comédien, ni Callistrate qui excelle à faire la charge des citoyens, ni Philodine qui se moque, par métier, des archontes, n’ont osé mettre sur leur joue effrayée le masque de Cléon. Eh bien ! qu’à cela ne tienne, Aristophane lui-même montera sur les planches et jouera le rôle de Cléon, le fils du corroyeur. Ainsi attaqué Cléon reste sans armes et sans force ; il entend, à chaque mot du dialogue, s’élever l’immense éclat de rire qui le condamne ; il assiste au triomphe de cet esprit qui s’évapore en mille allusions frappantes. Si en effet Cléon est coupable du crime dont on l’accuse, si le poète n’a fait que la satire des vices personnels du général athénien, si le bouffon qui s’est fait le vengeur du gouvernement a dit juste, une fois en sa vie, si cet ardent délabreur de réputations n’a fait que remettre l’usurpateur à sa place, alors il faudra bien que Cléon courbe la tête, et qu’avouant la victoire du poète, il se retire devant cette allusion dentée et pleine d’aiguillons.

Si, au contraire, Aristophane n’a été que le vil bouffon de la multitude, s’il a abusé de son habileté à peindre les mœurs de sa nation pour faire une simple pochade ; s’il s’est acharné sur quelque galant homme, digne de ses déférences et de ses respects, croyez-vous donc que l’homme injustement attaqué va baisser la tête sous les sarcasmes de l’épouvantable gueux qui l’attaque ? Pensez-vous que le peuple d’Athènes sera si cruel que d’ajouter ses propres injures aux injures du poète, ses insultes à cette fange ? Non pas, certes, le bon sens public l’aura bien vite emporté sur ces injures d’un moment, et plus d’une fois vous verrez l’honnête homme insulté dans son intime fierté, montrer aux spectateurs rassurés sur sa gloire, le noble front où son âme est empreinte, se mettre lui-même hors d’insulte à force de sang-froid, couvrir de ses dédains publics les libertinages de cette plume insolente, et chasser, d’un regard, le Diogénisme de son accusateur.

Ainsi fit Socrate, lui-même, à la première représentation des Nuées. Il se tint debout, le visage tourné vers l’assistance, afin que chacun pût voir qu’avec tout son esprit, soutenu de la malice athénienne, Aristophane ne pouvait le faire pâlir.

Pour Socrate, — ce philosophe, jeune encore, — ce fut une belle journée, une insulte heureuse, une récompense publique, un très rare honneur dont il fut le premier à s’applaudir. Plus que jamais il se sentit disposé à aimer cette cité de Minerve, qu’il aimait, parce que le pain y était à bon marché, parce que la jeunesse était docile, et parce que l’eau des fontaines était intarissable et limpide. Ses disciples accompagnèrent le maître jusqu’à cette maison, si étroite qu’elle ne pouvait pas contenir ses amis. Les Athéniens battirent des mains à l’aspect de ce grand homme que la calomnie n’avait pas effleuré, et au retour du théâtre, Socrate pouvait dire à ses disciples ce que dit Montesquieu quelque part : — Vous le voyez, les ennemis injustes font grand bien.

Ici se place l’accusation, la banalité : la mort de Socrate, tué par la comédie d’Aristophane. Socrate tué par Aristophane ! ce génie presque divin succombant sous le quolibet banal d’un libelliste ! Ô Jupiter ! et vous tous, les grands dieux invoqués par Pindare, qui donc aurait jamais pensé qu’une bouffonnerie d’Aristophane le farceur, aurait produit cette immense révolution qui pensa faire de la philosophie de Socrate martyr, une religion révélée ? Non, non, le dieu de la philosophie antique, l’homme à la voix intérieure, n’est pas sorti vaincu de la fête licencieuse et avinée des tonneaux, des coupes et des marmites. C’est se railler que de vouloir donner au quolibet cette importance ! C’est se moquer du bon sens des hommes que d’élever, à la dignité du déicide, cette bouffonnerie d’Aristophane ! Si elle affectait de pareilles prétentions, ce serait bien le cas de dire à la comédie : — Connais-toi toi-même ! Socrate est mort, non pas pour avoir supporté cette insulte d’une heure, non pas pour avoir enseigné aux païens la Providence divine, l’immortalité de l’âme, les espérances de la vie à venir ; il est mort pour avoir parlé à cette république, qui se mourait sous l’ironie et le blasphème, des saintes lois de la morale éternelle. Il est mort parce qu’avant de mourir il avait porté un coup funeste aux rhéteurs, la race qui ne pardonne jamais ; il est mort parce qu’il était le roi de l’ironie logique, et parce que l’oracle de Delphes l’avait proclamé le plus sage de tous les hommes : voilà pourquoi il est mort !

Ne répétez donc pas les choses banales ; n’allez donc pas croire aux crimes impossibles ; réfléchissez que Socrate expire, vingt-trois ans après la représentation des Nuées, et qu’il est mort plein de gloire, plein d’honneur, estimé des vieux soldats qui l’avaient vu combattre et ramener l’armée à la bataille de Delium, aimé des historiens, car il avait sauvé la vie au jeune Alcibiade sous les murs de Potidée, et à Xénophon jeune homme, à cette bataille de Delium. Il avait fait pâlir, d’un regard, les trente tyrans ; il avait résisté, en toute circonstance, aux colères impatientes de la multitude.

C’est de lui que parle Horace en nous montrant le sage, inflexible sous les ruines du monde ; c’est la démagogie qui l’a tué ; c’est le lâche Anitus, c’est la mythologie expirante, c’est la populace ameutée contre la vertu ! En toute cette immolation, Aristophane n’a rien à voir, et sa comédie n’a que faire. Il n’est pas question de cet homme et de son œuvre dans le Phédon. — Dans son Banquet, lorsque Platon parle d’Aristophane, Platon en parle pour faire de grandes louanges de son esprit. Platon eût été bien étonné si on lui eût dit : C’est une comédie d’Aristophane qui a tué Socrate, à une distance de vingt-trois ans !

D’ailleurs, quand les Athéniens eurent compris quel grand crime ils venaient de commettre en mettant à mort cet homme juste, quand l’exécration publique eut fait justice des accusateurs de Socrate, à ce point que plusieurs, pour se délivrer de cette vie infâme, se pendirent au figuier de leur jardin, pensez-vous donc que la comédie d’Aristophane, si elle eût été à ce point coupable, n’eût pas été enveloppée dans cette réaction d’un peuple entier qui pleure tant de génie et tant de vertu ?

« Tes furies vieillissent », se seraient écriés les Athéniens, la calomnie les a tuées ! Au contraire, la comédie d’Aristophane resta populaire dans toute l’Attique, la Grèce continua à se réjouir de la poésie railleuse de ce bouffon inépuisable ; — Cicéron lui-même, grand admirateur de Socrate, s’y complaît tout comme Platon, et fait l’éloge d’Aristophane : Facetissimus poeta . Bien plus, chose incroyable ! saint Jean Chrysostome, cet aigle chrétien, ce Bossuet de l’Orient, il faisait sa joie des comédies de ce pendard d’Aristophane ; même il en avait traduit vingt-trois, et c’est à peine s’il nous en reste dix-huit ! Donc, faisons trêve aux accusations de meurtre, et, s’il se peut, cherchons d’où vient donc la gaieté de cette incroyable comédie qui faisait rire, il y a trois mille ans, le peuple le plus délicat, le plus fin, le plus railleur et le plus spirituel de l’univers.

Étrange comédie, en effet : elle a des procédés irréguliers, bizarres, des fougues inattendues, des caprices qui tiennent du délire. Elle ne rappelle en rien l’art des Grecs, cet art contenu dans les justes bornes, dans les strictes limites. La comédie grecque n’appartient à aucun genre, elle n’est pas définie dans les livres ; Aristote lui-même, qui s’est occupé des moindres détails de l’art de rhétorique, ne s’explique pas sur la comédie, par la raison, dit-il, que l’art n’enseigne pas à faire rire. À côté de la tragédie grecque, à côté de ces belles œuvres au cothurne rehaussé d’or, au noble manteau, la couronne sur la tête et le sceptre à la main, quel contraste, la comédie athénienne ! Ni choix, ni goût, ni méthode ; pas d’ordre et pas de nœud, rien qui se noue et se dénoue.

— Le hasard est le fabricateur de cette œuvre sans nom, et avec le hasard — la gaieté, l’abondante et facile gaieté, qui prend tous les tons, qui parle tous les langages, qui s’accommode aux plus élégantes délicatesses. Elle frappe à briser les âmes des multitudes ; style plein d’obscurité à la fois et d’élégances, dialogue ramassé dans les carrefours… et dans les meilleurs endroits de la ville ; — plaisanterie digne d’Aspasie, et l’instant d’après qui épouvante même les marchandes d’herbes ; le sel cuisant des tavernes, et l’onde salée et blanchissante, dont vous êtes sortie, ô Vénus, fille de la mer !

Écoutez ! c’est l’envie qui parle, c’est la Haine, c’est la Débauche… Écoutez ! c’est l’amusant murmure, c’est l’atticisme, c’est la bonne grâce, c’est la malice sans cruauté. Ainsi riait Alcibiade, ainsi riait Socrate lui-même, telle était la causerie chez Périclès. Quelle est cette bacchante avinée, aux cheveux épars, chancelante sous le vin, qui fredonne de sa voix rauque des obscénités révoltantes ? c’est la comédie d’Aristophane ! Quelle est cette belle courtisane athénienne qui s’en vient sur les bords de la mer Égée prendre un bain dans le flot obéissant ? Elle dénoue d’une main presque timide sa blonde chevelure, et, elle s’en fait un chaste manteau ; c’est la belle Phryné dans un accès de modestie, ou c’est la comédie d’Aristophane qui s’est faite pudique un instant. La comédie grecque se permet tout, même les louanges : plus d’une fois a-t-elle ouvert la volière de Psaphon, et les oiseaux de s’envoler en chantant : Psaphon est un dieu !

Tous les excès, tous les contrastes sont contenus dans cette œuvre de la malice et de l’imagination d’un poète sans frein, et sans mœurs. On y rencontre tous les extrêmes. Tout lui convient, tout lui sert. Quel patois des plus mauvais lieux ! Et tout d’un coup ces sont des roses qui tombent de ses lèvres bien inspirées, roda eirein , un mot de sa poésie que lui eût envié Anacréon lui-même. Il parle à la façon des poètes tragiques ; il s’affuble de guipures tragiques ; il se permet des inventions fabuleuses et sans exemple : des grenouilles, des guêpes, des oiseaux, des nuées et des métaphores impossibles. Pêle-mêle incroyable des hommes et des choses, des dieux et des fictions ; écrivain châtié à l’égal des plus rares poètes, tout à coup le voilà qui se met à fabriquer des mots et des phrases de son invention qu’il vous impose, tout comme a fait, plus tard, cet esprit aristophanique appelé Rabelais.

De cette comédie d’Aristophane on peut dire absolument ce qu’il dit lui-même, d’un port de mer : « Tout s’y trouve, ail, olive, armures, bœuf salé, vinaigrette, chapelets d’oignons, flûtes, fredons, sifflements, joueuses de flûtes et z’yeux pochés. » Cette comédie grecque employait, à la fois, les moyens les plus divers, les machines, les décorations, les habits, les poésies, les chansons.

Elle aimait à traîner les grands hommes dans ses fanges ; elle se plaisait également à tirer ses pierres au gibet ; elle procédait par la violence et par la rage, par l’ironie et par la colère ; elle tenait d’une main, la lanterne de Diogène pour chercher les hommes. dignes de sa rage, et de l’autre main le bâton de Diogène pour les frapper. Aristophane, c’est parfois le vice vêtu de pourpre, et souvent le bon sens couvert de haillons ! Et si, en fin de compte, vous trouvez que cependant c’est la satire qui surnage, si vous rencontrez dans ce pêle-mêle moins de feu que de fumée, et plus de vices que de vertus ; à votre compte si l’oiseau de Psaphon ne chante guère, au plus fort de ces vices, qui hurlent dans tous les tons du mode dorique ou lydien, Aristote ou Platon vont vous dire tout de suite le motif de ce spectacle peu consolant des ridicules et des vices de l’humanité.

« Cela vient, dit Aristote, que la comédie peint l’homme plus laid qu’il n’est en effet. » — « Cela vient, dit Platon, que les fables des poètes sont les mystères des philosophes. »

Vous savez quel est le sujet des Nuées 33 Un vieillard athénien, nommé Strepsiade, est fort inquiet des dépenses de son fils Phidippide. À l’heure où tout dort, le vieillard se demande comment il pourra faire honneur aux créanciers qui le menacent ? Depuis longtemps déjà, le luxe, précurseur de l’indigence, est entré dans sa maison. Le jour des échéances approche ; il est temps de compter ses ressources. Alors l’idée vient au vieillard d’aller frapper à la porte d’une école voisine, afin qu’on lui enseigne quelque bon argument qui dispense un citoyen d’Athènes de payer ses dettes. — Il frappe, — la porte s’ouvre. — Au même instant vous apparaissent les disciples de Socrate, jeunes gens aux yeux caves, au visage amaigri, et des plus mal vêtus. Lui-même, le maître, Socrate, il est juché dans une gloire qui le rapproche du ciel. Il invoque l’air et les nuées, ses grands dieux ! Aussitôt paraissent les nuées qui forment le chœur de la comédie. Cependant le maître daigne communiquer à ce barbon Strepsiade quelques-uns des mystères de l’école ; mais Strepsiade a la tête dure, et il envoie à cette école monsieur son fils, l’amateur de chevaux.

Quand il tient le jeune homme sous sa loi, Socrate fait comparaître le Juste et l’Injuste, et il les met aux prises. Naturellement l’injuste démontre, par des preuves sans réplique, qu’il est bien difficile de s’enrichir, si on ne mêle à son argent un peu de l’argent d’autrui. Quand il a forcé le Juste à battre en retraite, quand il est resté maître de la place, l’Injuste enseigne au jeune homme le grand art de satisfaire un créancier sans le payer. Voilà Strepsiade au comble de ses vœux. Grâce aux leçons de Socrate, le bourgeois se débarrasse de ses dettes criardes et il donne un grand dîner ; mais au milieu du dîner, et quand les esprits marchands de Strepsiade sont excités au plus haut point, Phidippide se met à battre son père, et si son père se récrie : Tu bats ton père ! le fils lui prouve alors, et par de bons raisonnements bien authentiques, qu’il a tout à fait le droit de battre Strepsiade. En effet, le voilà qui répète les arguments de l’Injuste. « Mon Dieu ! ma chère, disait Cathos à Madelon, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! » Tel est le père Strepsiade ; aussi bien, dans son indignation, il prend une torche et il met le feu à l’école de Socrate !

Voilà toute cette comédie des Nuées. Tout informe qu’elle est encore, c’est la comédie la mieux intriguée de toutes les pièces d’Aristophane Strepsiade, c’est le Bourgeois gentilhomme qui s’y prend un peu tard pour apprendre la philosophie. — « Oh ! que c’est une belle chose la philosophie ! » — Strepsiade c’est aussi George Dandin qui se plaint, en son patois, d’avoir épousé une belle dame. — « Quel accouplement ! l’odeur du vin nouveau, des figues sèches et de la laine, et l’odeur des essences précieuses ! Le rustique propriétaire de ruches et d’oliviers couché à côté de l’élégante nièce de l’illustre Mégaclès ! » — Le professeur de philosophie de M. Jourdain ressemble quelque peu au Socrate d’Aristophane, et voilà pourquoi il ne faut pas être si furieux contre le poète grec. Dans cette comédie des Nuées, Socrate est placé pour personnifier les professeurs de philosophie qui infestaient la ville d’Athènes, si bien que la personnalité est moins violente qu’on n’est tenté de le croire, au premier abord.

Un jour que Socrate passait sous les fenêtres de la maison d’Achélaüs, peinte par Zeuxis, il reçoit l’eau d’une amphore sur la tête. D’abord il croit que c’est une galanterie de dame Xantippe… C’était un citoyen qui avait pris Socrate pour son compère. — « Ce n’est pas moi qu’il a mouillé, disait Socrate ; il a mouillé celui pour qui il m’a pris ! » — Ceci dit, il est impossible de ne pas reconnaître la vivacité et la bonne humeur de l’action comique. Le disciple de Socrate est très amusant dans son ardeur de néophyte qui n’a pas dîné ; lui-même, le philosophe attaqué, il est d’une gravité très divertissante. Le chœur des nuées invisibles est d’une très belle forme et tout à fait digne d’un poète lyrique. À ce moment l’Athénien reparaît ; le poète a repris tous ses droits sur le conteur de facéties ; Aristophane s’enivre de cette poésie véritable, en oubliant la raillerie commencée ; en vain Strepsiade répond à ces belles strophes par d’horribles quolibets dignes de Sancho Pança quand il a trop mangé, la poésie persiste, brillante et fine ; le lambeau de pourpre éclate et brille attaché au haillon de bure ; plus que jamais nous sommes sur le Parnès, cette montagne qui s’élève entre l’Attique et la Béotie.

Au même instant (on ne sait plus si en effet nous n’avons pas quitté pour jamais la règle de l’unité et les autres lois d’Aristote), le poète interrompt son hymne et son imprécation commencées (imprécation éloquente à ce point que Lucrèce l’a transportée dans son poème) pour gourmander l’ingratitude et la paresse des Athéniens.

C’est alors qu’Aristophane a des paroles de roses, car il fait sa propre louange. Quoi ! on lui a refusé, l’an passé, le prix de poésie ! et il a été forcé, avant de se nommer en plein théâtre, d’avoir quarante ans accomplis (c’était en effet la volonté de la loi, qui regardait la poésie dramatique comme un sacerdoce) ! À ces louanges du poète, le chœur répond qu’il faut en effet accorder mille récompenses au poète Aristophane ! Il a combattu Cléon tout-puissant ; vaincu, il l’a respecté. Il a été indignement copié par son confrère Eupolis, membre de l’association dramatique.

Même, son autre confrère, Hemippus, lui a dérobé un de ses plus plaisants caractères, et cette belle pensée… un vrai proverbe : Que les Athéniens étaient plus heureux que sages !

Singulière aventure cependant cette louange que se donne ce poète en pleine comédie ! — Figurez-vous La Critique de l’École des femmes au quatrième acte de L’École des femmes ! Ceci s’appelait la parabase ; aujourd’hui, en guise de parabase, nous avons le rideau de manœuvre, c’est-à-dire un rideau qui n’est pas le rideau.

Fiction pour fiction, mieux vaut encore la parabase ! Cependant le bourgeois Strepsiade prend sa seconde leçon de philosophie. Ici nous tombons dans la chose intraduisible de toute comédie étrangère. De ces choses-là, les Français en rencontrent, à chaque scène des comédies de Shakespeare, les Anglais en rencontrent, à chaque scène des comédies de Molière. Et justement c’est dans cette chose intraduisible que, la plupart du temps, se trouve la gaîté comique ; c’est la chose qui tient aux mœurs, au langage, au je ne sais quoi de la vie humaine ; c’est le chic, c’est le truc, c’est le fion, c’est l’accent, c’est le clin d’œil, c’est le génie de la province, la coupe de l’habit, la forme du chapeau ; c’est ce qui fait dire à la grisette qui passe, et qui rencontre dans son plus bel attirail une femme de province : — Voilà une femme de province ! Qui dit cela à la grisette ? qui le lui explique ? Comment le sait-elle ? Elle ne le sait pas, elle le sent, elle le comprend, elle le devine, c’est l’art du sixième sens ; or la comédie est justement l’art du sixième sens par excellence.

Grand danger de traduire les comédies des vieux peuples ; on ne traduit pas l’esprit et la gaîté des siècles devanciers ; la plupart du temps on n’en sait rien, on ne s’en doute pas, tout vous échappe, ou bien, s’il est en effet, dans l’œuvre traduite, quelqu’un de ces traits vifs, acérés et très vrais, tirés de l’âme humaine, qui sont de tous les pays et de tous les siècles, alors nouvel embarras pour le malheureux traducteur : il se trouve en effet que depuis longtemps ce passage de l’œuvre que vous ravaudez, avec tant de peine et si peu de récompense, a été pris et enlevé par un homme de génie nommé Molière, ou Racine, ou tout simplement Plaute, Térence, ou comme nous le disions tout à l’heure, par le poète Lucrèce !

Toujours est-il que ces bouffonneries intraduisibles faisaient rire aux éclats le peuple d’Athènes. L’Athénien aimait ces chicanes, ces subtilités, ces minuties, ces allusions aux hommes et aux choses, ces passages difficiles, et autres tours de force auxquels nous ne savons plus rien comprendre, tant les siècles emportent dans leur vol les choses éphémères qui passionnent les multitudes ! — Sans remonter à trois mille années, à dater seulement d’hier, qui pourrait nous dire, aujourd’hui, la moins cachée des petites grâces minaudières du siècle passé ?

Voici une bonne scène : poussé à bout par son père, le jeune Phidippide consent à entrer dans l’école du philosophe, tout comme la servante du Bourgeois gentilhomme consent à prendre un fleuret, et à faire des armes avec son maître. — Du premier coup Strepsiade est démonté, et c’est alors que nous assistons à l’admirable plaidoyer du Juste et de l’Injuste — C’est là un mouvement tout poétique, un très beau passage bien traduit par M. Hippolyte Lucas. Seulement il nous semble que le traducteur eût mieux fait de ne pas aller prendre dans une autre comédie du poète grec (dans le Plutus) une scène qui ne tient en rien à l’action des Nuées. Le débat du Juste et de l’Injuste, dans l’école du rhéteur, est parfaitement à sa place ; il fallait laisser à son endroit la déclamation de la Pauvreté.

La pauvreté ! mais Socrate lui-même qui l’aimait tant, mais Platon son disciple, qui l’appelait : ce beau nuage tout plein d’or et d’éloquence, n’auraient pu en faire un éloge plus magnifique. Éloge très sérieux, et c’est pourquoi il est déplacé dans cette leçon que prend le jeune Phidippide. Disons cependant que le ton de cette scène du Juste et de l’Injuste est le ton même de la plus haute comédie ! Caton le censeur, et même le Misanthrope de Molière, ne parlaient pas, de leur vivant, un langage plus élevé, plus grave, plus austère, même dans sa joie, et plus digne de la comédie sérieuse. Voilà pourquoi il faut proscrire absolument la belle invention de la traduction nouvelle quand l’acteur se met à désigner, du doigt, plus d’un personnage des deux sexes, placé dans la salle pour être livré à ces avanies !

Dans toute autre scène… que l’on pourrait dire, cette bouffonnerie ne serait pas déplacée peut-être, bien qu’elle ait le grand inconvénient de jeter et de disséminer, dans une salle de spectacle, toutes sortes de comédiens inattendus ; mais ici la situation est grave, le débat est important. Que me voulez-vous avec vos distractions malséantes ? Laissez-moi assister à ce duel solennel de la vérité et du mensonge, de la philosophie et du sophisme ; que j’entende retentir douloureusement ce mot terrible de la justice : J’ai perdu ! je n’ai plus qu’à me couvrir de mon manteau !

Après cette belle déclamation (je prends le mot en bonne part), la gaîté reparaît avec le bonhomme Strepsiade. Ô bonheur ! son fils a déjà la pâleur et l’œil affamé d’un vrai philosophe. Oui, mais le vrai philosophe bat son père au nom du Juste et de l’Injuste ! C’en est fait, notre jeune homme, maintenant qu’il est un sage, renonce à la poésie, au chant, à la musique ; il parle à tort et à travers ; il ne paie pas ses créanciers, c’est vrai, mais, par suite de la même philosophie, il ne veut pas rendre les respects qu’il doit à son père. Vous m’avez battu quand j’étais petit, mon père, donc je vous bats maintenant que vous êtes en enfance. — Mais, dit le père, tu battras tes enfants à ton tour. — Eh ! reprend le fils, si je n’ai pas d’enfants, je vais donc garder pour moi les coups que vous m’avez donnés ? Si je bats mon père, ainsi le veut la Rhétorique !

C’est alors que le Strepsiade ; — la torche à la main, fait une petite dispute de philosophie aux poutres et aux solives de la maison du philosophe. — En résumé, ceci est une comédie, tout comme les Provinciales, au dire de Racine lui-même, étaient une comédie ; disons mieux, c’est une comédie comme le Mémoire de Beaumarchais contre M. l’avocat-général Bergasse qui n’en est pas mort, non plus que Fréron n’est mort de l’Écossaise et des autres violences de Voltaire : la comédie grecque, en effet, c’est le pamphlet politique transporté sur le théâtre avec l’assaisonnement excellent d’une observation nette et vive, d’une peinture hardie et fidèle, d’une malice ingénieuse et piquante ; malheureusement, depuis qu’Aristophane a fait la joie de ce peuple, sans rivaux dans les arts du goût et de l’esprit, cet esprit s’est entouré d’obscurité, cette observation se perd dans le nuage ; le temps dégradé ce portrait fidèle du peuple athénien.

La tentative de cette comédie grecque translatée en français est honorable pour celui qui l’a faite ; il est à regretter seulement qu’une incroyable négligence ait présidé à l’exposition de ces gaîtés à la mode antique. La comédie grecque, autant pour le moins que la tragédie, était la fille des yeux et des sens, de l’imagination et de l’esprit. La comédie athénienne était riche, parée, et bien vêtue ; elle portait avec grâce même les haillons, elle appelait à son aide la danse et le chant, elle se sentait de son origine bachique ; le poète dans sa verve effrontée, dans son abandon, dans ses poses grotesques, n’était pas fâché d’invoquer l’antique liberté des vendanges ou de la fête de Minerve.

Plus tard, en effet, après les guerres et les tyrannies, fut supprimée la joie extérieure de la comédie grecque ; le peuple d’Athènes ne riait plus guère, en ces temps malheureux où son esprit était à la gêne : il vivait d’épargnes ; il n’avait plu : d’autre joie que de manger des pois chiches et de lésiner dan ; un coin de sa maison. — À ces causes, toute dépense publique fut supprimée ; Aristophane lui-même consentit à cette réforme des chœurs, des danses, des décorations, de la musique, et tout exprès il écrivit une tragédie déplumée intitulée : Eolosicon.

À voir ce théâtre de l’Odéon noir, sombre et froid ; — à voir ces comédiens assoupis dans cette nuit profonde ; à l’aspect de ce bon Socrate assis dans le char de Médée, chariot barbouillé d’un nuage, sous lequel se montre encore la queue du dragon, on aurait cru assister à quelque mauvaise représentation de l’Eolosicon.

Il est à croire que cette tentative sur la comédie grecque sera la dernière et ne sera pas recommencée au théâtre. — En vain vous chercheriez, dans l’œuvre entière du poète athénien, une comédie à mettre en lumière, il n’y en a pas qui se puisse adapter à nos mœurs. Le Plutus qui a retrouvé la vue, contient, il est vrai, une scène très amusante je parle de ce prêtre d’Esculape qui vole l’offrande faite aux dieux. Les Grenouilles ne sont guère plus amusantes qu’un bon feuilleton de bonne critique, et (modestie à part) ! ce n’est pas assez pour une comédie. Les Chevaliers, vous racontent les malheurs du général Cléon ; Les Acharniens ont résisté, par une grande scène, une scène unique :

Dicéopolis, en paix au milieu de la guerre ! — La bonne et amusante scène des Guêpes a été prise par Racine dans Les Plaideurs. Les Oiseaux ne chantent que des impiétés malséantes. La Paix offre, il est vrai, l’admirable plaisanterie des vendeurs de casques, de cymbales et de trompettes, ruinés par la cessation de la guerre. Les Harangueuses suffiraient à une charretée d’obscénités et de licences, c’est la question encore débattue des femmes auteures, magistrales et députées. Que dis-je ? la question du club des femmes résolue en 1818 par madame Niboyet ! La Fête de Cérès est une bonne comédie de bourgeoises en belle humeur ; enfin la plus amusante de toutes ces comédies, Lysistrata, quand les femmes de Lacédémone et d’Athènes, pour terminer la guerre du Péloponnèse, jurent de tenir leurs maris à distance, serait tout simplement impossible.

De toutes les comédies d’Aristophane il n’en est pas une seule qui puisse satisfaire le goût, les mœurs et les habitudes d’un peuple qui a été élevé avec la comédie de Molière. Ce n’est pas seulement l’esprit français qui manque à la comédie grecque… elle manque de cet art aimable de ce goût exquis, et de cette fleur délicate qui ont signalé et glorifié les œuvres du grand siècle ! Il y manque la vraisemblance, la vérité, la curiosité, l’agrément ; il y manque le murmure et le bruit du salon, la grâce des jeunes gens, la beauté des jeunes femmes, le tour, le ton, l’accent, la mode, la parure et l’ornement !

C’est le grand charme et c’est la toute-puissance de la comédie de Molière de ne s’occuper ni du gouvernement, ni de la chose publique, mais des mœurs, des lois, des vices, des usages, des passions… et pourquoi donc comptez-vous cette supériorité incontestable… la joie ineffable et charmante, inconnue à la comédie grecque, la joie inépuisable des jeunes amours ?

La Malade i maginaire

Il faut cependant que nous nous décidions à quitter Molière et à revenir à mademoiselle Mars, qui nous appelle et qui bientôt va disparaître à jamais de ce théâtre dont elle était l’ornement et la gloire. — À ces causes, vous n’aurez plus que ce petit chapitre qui est la suite du Malade imaginaire, et le chapitre suivant où l’on voit Molière qui préside aux fêtes de la cour.

Vous saurez tout à l’heure le nom du nouveau poète qui a écrit La Malade imaginaire. Il est étranger, il a étudié avec un grand soin, avec un rare esprit notre vieux théâtre.

Entre autres grands maîtres, notre auteur a lu Molière ; et parmi les chefs-d’œuvre de Molière, Le Malade imaginaire a bien étonné le nouvel inventeur. Ce qui l’a frappé surtout, ce n’est pas la gaieté, souvent folle jusqu’à l’ivresse, de cette admirable bouffonnerie, c’est, au contraire, la tristesse cachée sous cet immense éclat de rire ; si bien qu’en dépouillant Le Malade imaginaire de toutes les précautions joyeuses dont Molière l’a entouré, l’auteur n’a plus vu que ce qui se voit en effet au fond d’un vase de pharmacie, quand l’amère liqueur n’est plus agitée, quand l’amertume est au fond de ce vase trompeur. — Mais, direz-vous, de quel droit votre nouveau poète comique vient-il ainsi passer la comédie de Molière à l’alambic, pour y retrouver toutes ces douleurs cachées sous le sourire ? À quoi je répondrai que notre auteur est de ceux qui ont tous les droits du monde, et à qui l’on permet bien des choses, parce qu’il use de son droit de la plus aimable et de la plus engageante façon.

Voilà donc tout ce qu’a vu notre auteur au fond de cette comédie : « Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours ; sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens et grondant jour et nuit servantes et valets. » Certes le portrait n’est pas flatté ; mais c’est Molière lui-même qui l’a tracé de sa main.

— Pourquoi donc, se sera dit notre nouvel auteur comique, pourquoi, s’il en est ainsi, avoir tant d’indulgence pour un si vilain personnage ? Pourquoi donc immoler à ce malade imaginaire tous les médecins d’un grand royaume ? Mais c’est là une injustice criante ! Je veux, moi, que chaque chose soit remise à sa place ; et, ce disant, il a fait la comédie que voici :

Madame de Sturmer est une femme qui a passé l’âge d’avoir des vapeurs, l’âge heureux où la maladie même est jeune, fraîche et rebondie. À vingt ans, qu’est-ce un brin de fièvre ? Un peu de feu sur la joue, une flamme au regard ! Oui, mais plus tard, la fièvre est la fièvre. À peine si l’on vous pardonne d’être malade. Quant aux nerfs, aux vapeurs, aux malaises, aux languissements de tout genre, cachez-les avec soin, pauvres femmes ; votre ami le plus cher, votre médecin le plus dévoué, ne vous permet pas d’avoir des nerfs.

Aussi bien madame de Sturmer n’a pas de nerfs. Elle fait mieux, elle se donne bel et bien les plus graves, les plus cruelles maladies ; elle n’y va pas de main morte, à coup sûr. Elle tombe, d’elle-même et sans le secours de M. Purgon, de la bradypepsie dans la dyspepsie, de la dyspepsie dans l’apepsie, de l’apepsie dans la lienterie, de la lienterie dans la dysenterie, de la dysenterie dans l’hydropisie, et ce faisant, à pas un de ceux qui l’entourent, la dame ne donne ni paix ni trêve. Mais surtout c’est la pauvre Anna, sa belle-fille, qui supporte ces dégoûts et ces fatigues.

En ceci, la malade imaginaire nous paraît plus logique et plus sincère que le malade imaginaire. — Ce digne M. Argan n’est guère à charge qu’à Toinette, sa servante ; il n’exige guère les bons offices de sa fille Angélique ou de sa petite fille Louison ; sa femme elle-même n’en prend qu’à son aise. — Si vraiment cet homme se sentait bien malade, il serait d’une tout autre exigence ; il ferait comme madame Sturmer, il serait égoïste, il serait impitoyable, il serait insupportable. Le malade de Molière est un grand enfant, mais madame Sturmer est le véritable malade imaginaire ; on rit de celui-là, mais on déteste celle-ci.

Toutefois la jeune et douce Anna, tout comme mademoiselle Angélique Argan, est en train d’aimer un jeune homme, le baron Jules de Lowemberg. Rassurez-vous, cependant, notre auteur a l’esprit libéral, et il veut bien vous prévenir que c’est là un baron de fraîche date, le fils d’un marchand enrichi ; ainsi ne vous gênez guère plus avec ce baron-là que s’il s’appelait Cléante, comme l’amant d’Angélique. Notre baron, en sa qualité de baron, a fait des dettes, il a peu étudié le droit, il a laissé là, sans lui dire pourquoi, une jeune fille à qui il avait juré un amour éternel.

Sous aucun rapport ce baron ne vaut notre roturier Cléante. Cléante est un honnête garçon très amoureux, très fidèle, et très dévoué. C’est en vain que tout s’oppose à son mariage, en vain que M. Argan l’a chassé de chez lui, sous prétexte qu’il n’est pas médecin, Cléante est resté fidèle à la belle Angélique ; il est là, près d’elle sans fin et sans cesse ; il ne la quitte ni des yeux, ni du cœur ; de bonne foi, cela vaut bien autant que d’être baron, voire un des premiers barons chrétiens ou non chrétiens.

Malheureusement, comme je vous le disais tout à l’heure, la pauvre Anna est loin d’être aussi libre que mademoiselle Angélique. Anna passe le jour et la nuit à côté de sa belle-mère, c’est elle qui endort madame de Sturmer aux accords de la harpe, et c’est elle qui supporte tous les dégoûts de cette maladie.

Ce n’est pas elle qui recevrait un amant dans sa chambre, sauf à lui dire : — Sortez, sortez, sortez, vous me mettez au désespoir…, et tout le reste du récit de la petite Louison.

Une fois seulement, par une pluie battante, madame de Sturmer, la malade imaginaire, ordonne à la douce Anna d’aller chercher à l’instant même le plus habile médecin de la ville. Anna obéit. Elle prend un parapluie et elle s’en va, au plus fort de ce déluge, jusqu’à la porte du médecin. À la bonne heure, enfin, voilà le médecin réhabilité, et de très haut. D’abord celui-là ne s’appelle ni M. Purgon, ni M. Diafoirus, ni M. Thomas Diafoirus, ni M. Fleurant, celui-là s’appelle, devinez ? Il s’appelle : M. Loewe ! C’est un homme de trente-huit ans déjà, mais du plus noble cœur. Les infortunés n’ont jamais eu d’ami plus dévoué ; toutes les misères humaines trouvent en lui un consolateur.

Entrez, la maison est ouverte, l’appartement est dans ce savant et heureux désordre qui indique un brave homme : des oiseaux qui chantent, des fleurs qui fleurissent, des tableaux et des marbres, des livres qui murmurent leurs plus nobles pensées, des pauvres à la porte, et qui s’en vont les mains pleines, l’âme consolée. M. Loewe, ainsi entouré, est loin d’être heureux.

Sa solitude lui pèse ; il pleure encore la première jeune fille qu’il a aimée… elle est morte, faute d’avoir rencontré un docteur Loewe ; enfin son coquin de neveu n’est pas un médiocre souci pour ce bon docteur. — Telle est cette heureuse image ; c’est moins amusant à regarder que la thèse du petit Thomas Diafoirus, mais c’est plus consolant. Aussi eût-on peut-être bien fait d’intituler tout simplement la présente comédie : — Le Médecin imaginaire.

Anna arrive chez le docteur Loewe comme si elle était venue à la nage. L’eau ruisselle de ses habits ; ses cheveux même sont tout mouillés ; nul ne se douterait, à la voir ainsi faite, que c’est là une riche héritière d’un million, un million, tout autant, pas un florin de moins, pt encore c’est bien peu. Voilà donc notre médecin et notre jeune fille qui sont en présence et qui se comprennent à merveille. La jeune fille est déjà un habile praticien sans le savoir. Elle panse, de ses blanches mains, une pauvre femme qui s’est blessée au front : le bon docteur est ravi de cette chaste et naïve apparition. Je vous assure que la scène est fort jolie, un peu allemande peut-être, mais où est le mal ? Si vous aviez là sous la main, quelque bon et honnête roman d’Auguste Lafontaine, ne le liriez-vous pas avec le plus grand empressement ?

À l’acte suivant, le docteur Loewe se fait annoncer chez la malade imaginaire, madame de Sturmer, et certes il est loin d’avoir les lâches complaisances de MM. Diafoirus père et fils pour M. Argan. Au contraire, le docteur Loewe est sévère jusqu’à la rudesse. Il ne va pas s’occuper à rechercher si le pouls de madame est « dur, repoussant et même un peu capricant » ; tout ce qu’il peut faire, et encore par amour pour miss Anna, c’est d’ordonner à la malade des boulettes de mie de pain. En même temps, plus il regarde cette jeune fille, plus il la trouve belle et à son gré. Que vous dirai-je ? le docteur Loewe finit par mettre aux pieds d’Anna sa fortune et sa main. En véritable malade imaginaire, madame de Sturmer ne demande pas mieux que de donner sa fille à un médecin. « Je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie et d’être à même des consultations et des ordonnances. »

Tout ceci ne fait guère le compte d’Anna ; à vrai dire, cet homme de trente-huit ans, ce savant modeste, qui aime tant les beaux livres et les oiseaux chanteurs, ne lui déplairait guère, mais elle a un tendre penchant pour le jeune baron de Lowemberg. D’abord il est beau, et ensuite il est le premier qui lui ait dit : Je vous aime ! ce qui est un grand point ; mais quand elle vient à savoir que le baron aimait autrefois une jeune fille, et que cette jeune fille est à attendre encore l’ingrat qui ne revient pas, la pauvre Anna est bien malheureuse. Épouser un perfide, quel danger c’est courir ! Ici nous nous trouverions en plein drame, si nous n’avions pas, pour nous réjouir quelque peu, les transes sans cesse renaissantes de la malade imaginaire, les gaillardises de la soubrette, mademoiselle Henriette, et même un peu de politique. Si vous saviez le nom de l’auteur, vous trouveriez qu’il faut être bien malade pour trouver de la politique dans ses comédies. — En voici, cependant :

Madame Sturmer. — « Que me font les Espagnols, les Belles et les Grecs ? Si tous ces gens-là eussent été de la même humeur que moi-même, aucun d’eux n’eût songé à faire une révolution. » Voyez-vous la politique ! Voyez-vous le nom de la France qui manque sur cette liste de nations révolutionnaires ? Eh bien ! il y aurait peut-être une guerre possible, avec ce nom-là de plus.

Quant à la soubrette Henriette, elle a la dent quelque peu méchante, sa plaisanterie est moins gaie que la plaisanterie de Toinette. — C’est celle-là, Toinette, qui est une bonne et heureuse fille, un joyeux boute-en-train, une franche servante, un caractère bien fait ! Mademoiselle Henriette, au contraire, rage en dedans, et dans ses plus joyeux moments elle s’écrie en parlant de sa maîtresse : « Si le docteur Loewe pouvait l’empoisonner ! » C’est fort bien fait de nous faire aimer les médecins, mais il ne faudrait pas nous faire détester les soubrettes. Il est vrai que la soubrette est un produit éminemment français, tout comme l’opéra-comique est un genre éminemment national.

Cette comédie, dont le nœud est suffisant, se dénoue avec bonheur. Vous assistez d’abord à la réhabilitation du notaire, tout comme vous avez assisté à la réhabilitation du médecin. Dans la comédie de Molière, M. Bonnefoi le notaire est bien près d’être un fripon, ainsi que la scène l’indique. M. Bonnefoi est consulté par M. Argan, qui veut dépouiller ses propres enfants de tout son bien. — La coutume y résiste, dit le notaire ; mais, en personne accommodante, il indique certains expédients pour passer doucement par-dessus la loi et rendre juste ce qui n’est pas permis ; tout au rebours le notaire de notre comédie. Le baron de Lowemberg lui a offert deux mille écus (c’est bien peu pour une dot d’un million), à condition qu’il remplacerait sur le contrat de mariage le nom du docteur Loewe par le nom du baron de Lowemberg. Naturellement, les parties contractantes signeront le contrat sans le lire, et quand le docteur Loewe se croira bien marié avec miss Anna, on lui prouvera que c’est son coquin de neveu qui a épousé la dame. Cela se fait ainsi dans Le Barbier de Séville, ajoute notre poète comique, qui est trop honnête en vérité pour vouloir nous tromper.

Mais, à cette proposition, le notaire a répondu : — Vous me donneriez dix mille écus, que je ne ferais pas ce faux-là ! Ce qui est bravement répondu.

À cette horrible nouvelle d’une pareille escroquerie par devant notaire, qui est bien affligé ? C’est le bon docteur. Les ingrats ! s’écrie-t-il ; et comme ils m’ont trompé ! Cependant on apporte le contrat ; on le signe sans le lire, le docteur Loewe le signe d’une main ferme, Anna d’une main joyeuse, le baron de Lowemberg d’une main tremblante. — Ô surprise ! ô bonheur ! Anna a été loyale, elle a demandé au notaire un contrat sérieux, dans lequel elle donne tout son bien à son mari ; elle est donc à tout jamais la femme du docteur Loewe ; elle n’a pas voulu épouser ce petit baron qui avait une autre fiancée et qui voulait se marier à l’aide d’un faux contrat. Chacun est heureux, et même la malade imaginaire, qui pourra tout à l’aise consulter le bon docteur.

Voilà cette comédie allemande. Cela est d’une grande et élégante naïveté. C’est ainsi que doit s’amuser une honnête cour toute composée d’affables grands seigneurs, que l’aspect des vices importune et fatigue. Excepté deux ou trois mots cruels de la soubrette, il y a dans tout ce dialogue une réserve, une décence, une tenue incroyables. On dirait l’écho lointain et tamisé d’une petite comédie des premiers jours de M. Scribe. Dans cette comédie, plusieurs petits ridicules contemporains sont effleurés en passant et comme si l’on avait peur de s’y arrêter. — Les gros vices sont traités tout à fait comme la révolution de 1830, dont on n’a point parlé. À quoi bon introduire une si grosse chose dans une si futile comédie ?

Mais, direz-vous, quelle est donc la cour souveraine assez heureuse, assez calme, assez exempte d’ambition et de terreurs, assez dégagée de toutes les passions des sens pour se plaire à ces légères et murmurantes esquisses ? Nous parlions tout à l’heure du Malade imaginaire de Molière, de cette comédie faite pour amuser Louis XIV une heure ou deux ; comparez les deux comédies :

Que de silence là-bas ! Le calme heureux et quel sans-gêne bourgeois ! — Ici, dans le Versailles du xviie  siècle, que de pompe, que d’éclat ! Quelle gaieté jetée à pleines mains comme l’esprit ! Quelle profusion presque insensée de joies, de paradoxes, de divertissements, de poésies de tout genre ! Cela commence par un prologue entre Célimène et Daphné, Dorilas et Tircis ; cela se termine par une bouffonnerie pour laquelle il ne faut rien moins que tous les comédiens de la comédie. Au troisième acte l’action s’interrompt pour faire place à Polichinelle et à sa bande — musiciens et danseurs. — Ce ne sont que festins, concerts, poésies italiennes, rondeaux, joutes, tournois, illuminations ; la terre et le ciel, l’ironie et l’esprit, l’argent et l’amour, toutes les délices se réunissent dans le même drame pour réjouir le jeune roi de cette cour brillante. — Molière à part, heureux sont les rois et les peuples qui s’amusent à moins de frais !

Maintenant, si vous voulez savoir le nom de l’auteur de La Malade imaginaire, — eh bien ! saluez Son Altesse Royale madame la princesse Amélie de Saxe, une princesse aimée, honorée, entourée de louanges, facile à vivre, malgré sa double qualité de princesse et de poète dramatique ! Un instant, lorsque S. M. l’empereur Napoléon se lassant, de sa couche bourgeoise et stérile, se mit à chercher autour de lui-même, en Europe, quelque princesse des royales familles à qui il pût confier l’éternité de sa dynastie, le nom de la princesse Amélie de Saxe fut prononcé parmi les aspirantes à cette illustre couronne. Peu s’en fallut qu’elle ne s’appelât S. M. l’impératrice des Français et du monde !

L’Autriche l’emporta dans cette lutte qui devait aboutir à tant de misères ; soyez-en sûr cependant, si la princesse Amélie a regretté quelquefois cette lourde couronne, son regret n’est venu qu’aux mauvais jours, quand à la place de la couronne l’impératrice des Français n’eut plus à porter que des calamités étranges. — Alors, en comprenant combien eût pu être belle et grande la destinée d’une fille de tant de rois, partageant l’exil de ce grand soldat de la fortune, quelle est la noble femme qui ne se soit prise à pleurer ?

Witikind, Witikind, vous le rival de Charlemagne, vous le fier et indompté Saxon que le baptême seul a pu dompter, quand la Germanie tout entière se soulevait à votre voix toute-puissante, quand le Rhin, l’Elbe et l’Oder coulaient sous vos lois, quand vous défendiez la patrie saxonne contre les Francs de Charlemagne, quand, en désespoir de cause, vous alliez chercher les Danois et les Normands pour revenir en aide à vos Saxons ; — ô terrible soldat ! vous qui faisiez reculer les Francs, si les Francs n’eussent pas obéi à Charlemagne, qui vous eût dit qu’à onze siècles de distance, un princesse de Saxe charmerait ainsi par sa grâce et par sa fécondité toute française, ces mêmes peuples qui ont été les fiers Saxons de Witikind ?

La destinée des héros de Molière. — Harpagon. — Cathos et Madelon. — L’Étourdi. Gros-René. — Mascarille. — Regnard

C’était en 1696, il y avait déjà vingt-trois ans que Molière était mort, et avec Molière la comédie. Tout ce beau monde du xviie  siècle, dont il était l’esprit, le bon sens et la gaieté infatigable, se remettait peu à peu des alarmes qu’il avait causées à tous et à chacun, aux petits marquis et aux bourgeois, aux précieuses et aux hypocrites : les uns avaient tout simplement profité des leçons de Molière ; les autres, les plus endurcis, avaient dissimulé plus que jamais leurs ridicules et leurs vices. Ce serait un beau livre à faire, celui-là : l’influence de cette grande comédie sur les mœurs de cette grande époque. Dites-moi, en effet, si vous le savez, quel a été le sort de tous ces héros de la comédie, ces hommes si nettement dessinés, ces femmes si charmantes et si belles ? Que sont-ils devenus depuis que Molière est mort ? Qu’ont-ils fait de leurs vices, de leurs ridicules, de tous les travers que Molière a poursuivis ? La question est compliquée, et pourtant elle n’est pas d’une solution impossible.

Mademoiselle Cathos et mademoiselle Madelon, les précieuses, devenues plus sages, ont épousé, à leur premier cheveu blanc, deux procureurs au Châtelet ; Sganarelle, le cocu imaginaire, est devenu veuf ; il pleure sa femme, et il raconte, à qui veut l’entendre, son aventure avec le jeune Lélie ; la gentille Agnès de L’École des femmes, charmante et malicieuse enfant qui n’a pas d’autre maître que l’amour, vient de mettre au monde son troisième fils, et elle ne demande plus si les enfants se font par l’oreille. Avez-vous entendu raconter l’histoire de madame Célimène ? Elle est plus triste que celle de Ninon de Lenclos.

Voici le fait : quand le grand et généreux Alceste eut abandonné, à ses passions de chaque jour, cette femme dont il était la gloire et la force, Célimène s’imagina qu’elle n’avait jamais été davantage la souveraine maîtresse de ses actions, de ses amours. Délivrée de ce censeur importun, elle s’abandonna plus que jamais, la frivole ! à ses coquetteries cruelles. Mais à force de jouer avec le feu, elle se brûla elle-même. Depuis longtemps le petit marquis Clitandre serrait de très près Célimène. Le marquis Clitandre était un beau de la cour ; il avait à cœur toutes les injures qu’il avait reçues ; il voulait se venger ; il savait attendre — il attendit. — On l’aima, il fut insolent — insolent, on ne l’aima que davantage. — Elle fut battue… et battue, elle adora Clitandre. Clitandre adoré, trouva que la dame était insupportable, et il la joua au pharaon avec le marquis Acaste. Ainsi cette belle veuve de tant d’esprit et de tant de grâces, qui recevait dans son antichambre les plus jeunes et les plus élégants courtisans de Versailles, trahie par ses propres faiblesses, passa de mains en mains et d’amours en amours jusqu’au jour où sa maison fut déserte, où la vieille Arsinoé elle-même la fit consigner à sa porte.

On dit qu’enfin Célimène est morte d’ennui de ne plus être belle et surtout de ne plus être aimée. Avant de mourir, elle écrivit pour demander son pardon au pauvre Alceste, qui la pleura. Tel fut le dénouement de cette comédie, où le rire était mêlé aux larmes. Les larmes ont fini par dominer ; c’est l’histoire de toute comédies en ce monde, quand on la pousse un peu trop loin.

Avec de la bonne volonté et quelques heures de méditation, vous pourriez savoir, à ne pas vous tromper, ce qu’ils sont devenus, tous ces héros galants ou naïfs, amoureux ou ricaneurs. M. Harpagon, malgré la verte leçon, est resté un avare. Seulement, en vieillissant il est devenu plus avare. Il a renvoyé, le même jour, son cuisinier et son cocher, lesquels est parti les trois mains vides, et sans cette admirable casaque où il y avait une tache d’huile. M. Harpagon a vendu ses deux chevaux dont il volait le foin, et avec son carrosse il a complété un emprunt usuraire. Le carrosse de M. Harpagon a remplacé le lézard empaillé, le luth de Bologne et le trou-madame.

Il y a des vices que l’on ne corrige pas : Molière le savait mieux que personne, et voilà pourquoi il flagelle jusqu’au sang certains vicieux. — Ne me demandez pas des nouvelles de Tartuffe. — Cet horrible Tartuffe s’est sauvé de la Bastille, non pas sans voler le geôlier et sans lui enlever sa fille. En vain a-t-on couru après lui, nul n’a su retrouver ses traces. Le seul homme qui eût pu le reconnaître, Molière, était mort depuis vingt-quatre heures, quand Tartuffe s’est échappé, justement assez à temps pour couvrir de fange la mémoire de Molière. Ainsi peu à peu cette comédie joyeuse et riante devient silencieuse et sévère.

Vingt-trois ans ont passé sur ces têtes brunes et bouclées ; ces têtes si jeunes ont perdu une partie de leur flottante parure, et ces cœurs qui battaient si vite se sont ralentis ; hélas ! ce grand éclat de rire est un songe à cette heure, à peine un pâle sourire est resté sur ces lèvres pâlies aujourd’hui par les veilles ou par les baisers. Telle est la comédie, et tel est le monde, son image !

Ces vives passions ont changé et se sont déplacées ; ces amours s’amortissent et s’en vont où vont toutes choses. Ces ridicules sont remplacés par d’autres ridicules, comme les modes d’hier sont remplacées par les modes du lendemain. La jeune fille est mère, la mère est grand-mère, la coquette est dévote, la dévote est morte en odeur de sainteté. Le compagnon étourdi de Mascarille prête son argent au denier dix, et si la chose était à refaire il ne se donnerait pas tant de soucis et tant de mensonges pour épouser une fille sans dot et sans famille. Cependant, qu’est devenue Lisette, qui riait toujours ? Gros-René, qui se jetait si bien aux genoux de Mari nette ? Marinette est devenue madame Gros-René, elle est battue autant que la femme de Sganarelle.

C’en est fait, de toutes parts, dans l’univers comique, le bâton remplace l’éclat de rire, le mariage efface l’amour, les passions font place aux intérêts. Versailles s’est attristé tout aussi bien que le théâtre. Tout a vieilli là-bas comme ici. Le temps n’est plus, hélas ! où Molière et le roi étaient si jeunes, où ils s’entendaient à demi-mot, pour faire à eux deux, vingt chefs-d’œuvre, où celui-ci empruntait les bons mots de celui-là, où ils soupaient tête à tête aux dépens des petits marquis ; le temps n’est plus où la comédie riait, folâtrait et montrait son épaule brune et nue sous les charmilles de ces jardins.

Oui, cela est triste de voir mourir les grands poètes ; mais cela doit être bien plus triste de voir, tout d’un coup, leurs œuvres vieillir et se faner comme les fleurs de l’automne. Seulement les œuvres du génie ne sauraient mourir. Elles ont à réclamer un printemps éternel. Laissez-les vieillir ! Laissez mourir la génération qui les a vues naître, laissez-les arriver à leur seconde jeunesse et cette jeunesse ne finira plus. Voilà justement ce qui est arrivé à la comédie de Molière. Lui, mort, le xviie  siècle tout entier fut saisi d’une profonde indifférence pour cette comédie que le siècle de Louis XIV avait tant aimée. Le xviie  siècle s’était figuré tout simplement, l’orgueilleux ! qu’il vivrait de la vie de Molière et qu’il vivrait aussi longtemps que Molière !

Comme il vieillissait, comme il était devenu grave et prosaïque, comme il renonçait déjà aux folles et heureuses vanités de la jeunesse, cela lui faisait mal de revenir sur la comédie faite pour ses beaux jours. Ainsi ce siècle boudait contre ce même Molière qui l’avait tant amusé. Il s’en prenait à Molière de la tristesse qui s’était emparée de son esprit et de ses sens. Était-ce la faute de Molière ? Eh ! donc, cela venait tout simplement de ceci : ce beau siècle était entré dans le cercle fatal où 1789 attendait Louis XIV, et sa monarchie et sa royauté.

Moi, cependant, il me semble que je les entends tous, après Molière, les uns et les autres, à Paris, à Versailles, qui s’écrient et qui se récrient : — « On ne fait plus de comédie ! la comédie est morte ! Molière est mort ! » Les siècles, plus que les hommes, ne veulent pas vieillir, ils aiment bien mieux dire : — Voilà mon chef-d’œuvre qui est mort ! Hélas ! c’est toi-même, mon pauvre ami, qui es mort ; et dans mille ans d’ici ce chef-d’œuvre, dont tu chantes le De profundis, plus jeune, plus frais, plus galant et plus amoureux, le pied levé, dansera sur ton cercueil.

La comédie était encore en deuil de son poète quand tout à coup, comme je vous le disais, en 1696, au commencement de l’hiver, circula dans Paris une rumeur joyeuse. « Un poète comique nous est né ! Tout n’est pas perdu, nous aurons encore de la comédie ! » À cette nouvelle, qui était vraiment une grande nouvelle, on s’inquiète, on s’informe, on s’agite. De quel côté nous viendra le nouveau poète ? Quel est son nom ? Où se tient-il ? Est-il donc, lui aussi, comme l’autre, un comédien ambulant, a-t-il fait son tour de France, de tréteaux en tréteaux ? Où sont ses fringantes comédiennes ? Il se fait bien temps aussi qu’on nous en donne de nouvelles ; les nôtres sont bien vieilles et bien usées ; elles ont posé la première pierre de l’Hôtel de Bourgogne, et elles y ont laissé leur dernière dent !

Ainsi l’on parle dans la ville. Depuis que Molière est mort, jamais plus grande anxiété n’a préoccupé les esprits. Un siècle qui se meurt est si heureux de se rattacher à une poésie naissante ! La vieille Ninon, à quatre-vingts ans, ne fut pas plus fière de l’abbé de Châteauneuf, que l’an de grâce et d’esprit 1696 ne dut être fier de Regnard. — On sut enfin qu’il s’appelait Regnard, qu’il avait à peine quarante ans, qu’il était beau comme Molière ; l’œil vif et animé, la bouche souriante, non pas sérieuse et grave, toute sa personne joyeuse et vive, non pas mélancolique et simple.

Il aimait les riches habits, les belles dentelles, les parfums exquis ; il portait des bijoux comme une reine de théâtre : il riait tout haut de lui-même et des autres. Il ne ressemblait pas, celui-là, à ce Molière si malheureux, au contemplateur si triste, si simple, si sobre, si amoureux de sa femme, vêtu de noir, et dont les petits enfants avaient peur. — Vive la joie autour du nouveau venu ! Vive le vin, la bonne chère, les coups d’épée, les épigrammes, les longs rubans flottants, les billets galants et les vers amoureux, et les maîtresses que le vent emporte comme il emporte leurs baisers ! Voilà ce que l’on disait, tout d’abord, du nouveau poète comique. Où l’avait-on vu ? Ou vivait-il ? Nul ne pouvait le dire précisément ; mais à coup sûr il existait.

On l’avait rencontré donnant le bras à de belles dames qu’il avait ramenées de ses voyages. Et pour entrer en jeu, savez-vous ce qu’il avait fait, le hardi poète ? Il avait fait presque autant que de s’attaquer au roi Louis XIV. Oui, lui-même, ce beau damoiseau si bouclé, il avait écrit contre monsieur Nicolas Boileau Despréaux ? Quoi ! Despréaux ?… Il avait attaqué Despréaux ? Quoi ! l’Art poétique ! — Oui, l’Art poétique ! — Quoi ! les Satires ? Oui, les Satires ! Il avait refait les Satires ! Il avait attaqué en vers les vers de Boileau, et ses vers étaient fort bons. Des vers fort bons contre Boileau ? — C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire ! Or, depuis que l’abbé Cottin était mort, depuis que Chapelain avait déposé à la Bibliothèque royale le manuscrit inédit des derniers chants, de La Pucelle (il y est toujours), nul, dans cette terre de France, n’avait osé s’attaquer à Boileau. Et pourtant en voilà un qui l’attaquait, vivement, et qui écrivait une satire intitulée : Le Tombeau de Boileau ! Mais où allons-nous, mon compère, et en quel temps vivons-nous ?

Vous pensez si l’émotion fut grande, au plus épais de tout ce peuple parisien affligé si longtemps de la vieillesse du roi catholique ! Il avait si bonne envie de s’amuser ! — Il avait vu tous ses poètes, même les plus charmants, renier les divinités poétiques, les Grâces et l’Amour, et se repentir publiquement d’avoir chanté toutes les passions qui sont le printemps de la vie ! Surtout le scandale avait été grand dans la bonne ville, quand elle eut appris que La Fontaine lui-même, oui, La Fontaine, avait remplacé par un cilice, les belles courtisaneries florentines, et qu’il avait arraché, de son front contrit, les roses de Boccace pour y placer les épines de Baruch.

Mais enfin, assez de colères, assez d’épines, assez de cendres, assez de repentir. Allons donc à celui-là qui rit là-bas d’un si franc rire, et qui boit à longs flots ce vin que l’on dédaigne ; allons à celui-là qui se moque de Boileau en écrivant comme lui, et qui fait l’amour à la barbe des Athéniens. Ce qui fut dit fut fait. À l’instant même, ils oublièrent, les ingrats, Le Misanthrope, Les Femmes savantes, Tartuffe, tous ces chefs-d’œuvre sérieux, pour les comédies plaisantes que leur promettait Regnard. Car à la fin on savait non seulement son nom, mais sa demeure. Il habitait une belle maison à lui, qui donnait sur la montagne de Montmartre et qu’entourait un vaste jardin rempli d’oiseaux et de fleurs. Et notez bien que ce n’était plus là un poète crotté, besogneux, parasite, ayant toujours besoin d’un écu gros ou petit, chapeau bas devant Messieurs les comédiens et Mesdames les comédiennes. Non pas, mordieu ! Il ne va pas dîner chez les autres ; mais il donne à dîner chez lui. On cite son cuisinier et sa cave, à Cîteaux, chez le Commandeur, et même chez M. le Grand Prieur.

Les comédiens, chez lui, — chez un poète ! font antichambre, chapeau bas ; et comme il les traite ! Il a fait attendre M. Baron ! Il se moque des comédiennes, quand elles sont vieilles et laides ; il dit comme cela que le premier devoir d’une comédienne c’est d’être jeune et d’être belle ; que le reste vient tout seul, et qu’après tout, deux beaux yeux bien limpides et bien vrais, valent mieux que cette chose capricieuse : le talent d’une femme ! — Oui, toute comédienne est bonne à cette comédie heureuse, à condition que la comédienne ait vingt ans, et tout au plus ! À ces belles dames il recommande avant tout d’être parées, d’user beaucoup de soie et de velours ; au besoin même il leur en donne.

Surtout il défend à ces dames de fréquenter les comédiens, comme elles n’y ont que trop de penchant ; mais au contraire, il leur ordonne d’aller beaucoup dans les belles et galantes assemblées, quand bien même elles y devraient laisser un petit coin de leur voile et de leur manteau.

Je n’en finirais pas, si je voulais suivre jusqu’au bout la rumeur publique, à propos du nouveau poète. On ne compte plus ses maîtresses, non plus que ses vices ; celui-là a été sauvé, en effet, par ses vices, comme Molière l’a été par sa modération. On était fatigué d’entendre Molière être appelé le juste, et ce peuple athénien s’est trouvé heureux quand on lui a présenté enfin un poète comique aimant le jeu, la table, le vin, les femmes34 ; hardi, tapageur, vagabond, audacieux, libertin et sceptique ; rempli de son sujet, c’est-à-dire de toutes les passions qui font valoir la comédie, et lui donnent vérité, vraisemblance, intérêt.

Ajoutez qu’en ceci, la curiosité publique était singulièrement favorisée par la vie même du héros de son adoption. Regnard avait été en effet tout ce qu’on disait là, encore autre chose par exemple, esclave en Alger, un jour qu’il avait accompagna une belle dame dont il était épris. Ô dieux et déesses ! Se hasarder dans cette mer où l’écume cache le pirate, uniquement parce qu’une belle aura franchi ce flot perfide… faites-en autant aujourd’hui que l’Afrique est à nous, et que vous y pouvez aller porté par la vapeur obéissante, dans un salon orné de gravures et en compagnie d’un piano ! Faites-en autant que Regnard, même sans piano, et vous passerez pour un héros de l’amour.

Regnard était allé en Alger à l’époque où les barbaresques faisaient la chasse aux hommes et aux femmes sur ces côtes. Il avait été pris de compagnie avec cette beauté blonde qu’il accompagnait de si loin. On l’avait vendu un bon prix, à un amateur de Tunis, et, par-dessus le marché du poète, le marchand avait donné la dame presque pour rien. Si donc notre Regnard fut content pour son propre compte, il dut être fort mortifié dans ses amours ; car enfin c’était lui dire, bien clairement, qu’il avait joué un louis : d’or, contre une pièce de quinze sous.

Ce bel esprit était un épicurien ; il savait trouver des charmes aux choses mêmes les moins charmantes. Ainsi il se laissa être esclave tant que la chose l’amusa, et dès que sa chaîne lui parut lourde il se racheta au prix de douze mille livres — encore son maître eut-il un fort chagrin de perdre un pareil cuisinier.

En preuve irrécusable de toutes ces aventures que l’on dirait copiées sur une nouvelle de Cervantes, il avait rapporté, bel et bien, de ce voyage interrompu, une grande belle chaîne en fer toute rouillée, que ses convives pouvaient voir suspendue dans la salle à manger de sa maison. — Même, il prétendait que cette chaîne avait servi bien longtemps à l’attacher. Le menteur !

Ainsi préparé par toutes sortes d’aventures étranges, incroyables, par des amours tels qu’on n’en faisait plus depuis l’Astrée, et par un jeu de bassette comme on n’en faisait guère que sous la tente du chevalier de Grammont ; ainsi de retour de longs voyages jusqu’au bout du monde que signalait un beau distique latin dont le poète Santeuil eût été fier ; ainsi recommandé par sa bonne mine, ses beaux habits, ses longs dîners, son argenterie et son hôtel, le moyen qu’un poète, et un poète comique, ne fût pas le bienvenu dans cette ville avide de nouveautés ?

Ainsi fut fait pour Regnard. Sans le savoir, il frayait à la littérature de ce pays, un sentier que ni Boileau, ni Corneille et ni Racine, ni Molière, et La Fontaine lui-même n’auraient osé tracer à leurs survivants… le sentier de la licence poétique, de la vie facile, des amours vulgaires, des joies de la taverne et des amours débraillés. Pour tout dire il ouvrait brillamment cette route des hasards et des licences au bout de laquelle était le précipice où devait tomber Piron, où J.-B. Rousseau devait périr étouffé sous la honte et le mépris ! Mais cependant qui fut bien surpris, dans ce siècle où vivaient tant de gens graves et bien posés, esclaves du devoir, passés maîtres dans le quod decet, austères censeurs des écarts même les plus innocents ? Certes ce furent ces gens-là qui restèrent bien surpris, quand Regnard, ce nouveau venu, les força à rire de si bon cœur ; quand dans ses plus grands instants de verve et de licence, il se mit à parler une langue assez française, pour rappeler la grande époque.

Ceux-là furent surpris par l’auteur des Folies amoureuses quand il se montra à eux, non pas comme un bouffon licencieux, mais comme un grand poète ; quand il les força de rire les uns et les autres, aux éclats, de toutes sortes de polissonneries indiquées à peine par Molière, mais dont lui, Regnard, il tirait, sans vergogne, toutes les conséquences, fouillant même la garde-robe, même l’officine de l’apothicaire, dans leurs recoins les plus cachés. Sa gaîté était contagieuse, sa bonne humeur était irrésistible. Sa gaîté partait de l’âme, non des lèvres ; sa bonne humeur lui venait tout simplement de ce qu’il était tout à fait et complètement un homme heureux, riche, bien portant, gourmand, amoureux à ses heures, la conscience aussi large que l’estomac, sans autre ambition que celle qu’il pouvait satisfaire, laissant venir à lui la gloire sans faire un pas au-devant d’elle, et la traitant comme il traitait sa maîtresse, en bonne personne au-dessus du souci, au-delà du : qu’en dira-t-on ? Beauté facile et complaisante, et qui ne regarde pas, quand elle rit, si son tour de gorge est dérangé quelque peu.

Facile gloire, facile vie, heureuse popularité, succession de Molière dignement recueillie, poète né en effet pour prendre sa part de la bonne humeur qu’il semait autour de lui. Ainsi fait le chien qui porte à son cou le dîner de son maître, et pour ma part je trouve que ce chien peu fidèle a raison.

Aussi bien quand le peuple de France, ce peuple oisif, amoureux et goguenard, sur lequel a déteint Rabelais, et qui sait à fond la langue de Mathurin Regnier, devina qu’il ne s’était pas trompé, et qu’il avait frappé au bon coin pour avoir de la bonne comédie, le peuple fut heureux et bien fier. Il battit des mains à celui-là plus encore qu’il n’avait fait à Molière. Molière… en l’aimant avec passion, tenait son peuple à distance. Il le grondait souvent ; il le gourmandait avec véhémence ; il ne lui passait rien, ni vanités, ni caprices, ni ridicules. Il se servait à outrance de cette férule que lui avait donnée son génie, et plus d’une fois il fit pousser des cris de douleur à cet enfant incorrigible, mal élevé, rempli de préjugés et de malice. Molière à ces causes fut plus respecté qu’il ne fut aimé. Le peuple de Paris le trouvait un maître quelque peu dur. En vain son précepteur lui accordait-il parfois quelque jour de relâche : Les Fourberies de Scapin, Le Cocu imaginaire, Le Mariage forcé, Le Malade imaginaire, Amphitryon, ces heureux instants de congé ne duraient guère, et bientôt, quand il pensait que ces écoliers mutins s’étaient assez amusés, le maître les ramenait au devoir. En ce moment le bouffon disparaissait, et l’on ne voyait plus que le philosophe.

« Le roi Messieurs ! » disait Louis XV à ses amis, quand les licences des petits appartements allaient trop loin ; aussitôt tout rentrait dans le respect.

Ainsi vécut Molière ; son peuple obéit, comme autant d’écoliers qui ont peur, une fois le maître absent… adieu l’école ! On ne voulut plus que des jours de congé. Le Misanthrope fut délaissé pour Les Précieuses ridicules, Les Femmes savantes pour Les Fourberies de Scapin, et ce fut bien pis, ma foi ! quand ces écoliers sans discipline trouvèrent, pour les amuser et pour les faire rire aux éclats, ce bon vivant nommé Regnard.

Cette fois plus de férules, plus de pensums, plus de bonnets d’âne, plus de bon sens, mais toutes les joies accumulées de la semaine des trois jeudis, de cette semaine tant rêvée par les écoliers de tous les âges. Cette fois la comédie ne s’occupa plus à enseigner, à corriger, à relever des ridicules ; sous ce rapport, Molière a tout fait. Mais la comédie, la comédie de Regnard, va faire ce que Molière n’eût jamais voulu faire ; elle va rire de tout, et toujours et à tout propos, des oncles et des neveux, des pères et des fils, des valets et des soubrettes. Elle va enseigner comment on séduit les filles sans les épouser, comment on vole les oncles sans redouter les galères, comment on s’y prend pour escompter de faux billets, piper les dés, biseauter les cartes, faire des dupes, trahir, mentir, dérober et voler en plein pillage ; et tout cela, en riant, de la plus simple façon du monde, tout naturellement et comme si vous disiez — bonjour ! Point de scrupules, point d’hésitations. En effet, dans ce monde voué à toutes les filouteries, qu’y a-t-il ? Il y a Jean qui pleure et Jean qui rit. Jean qui a des scrupules et Jean qui n’a pas de scrupules… Il n’y a de véritable Jean que le premier, l’autre est un niais qui vous attriste et vous fatigue, il faut le renvoyer au sermon.

Tel est le raisonnement de Regnard, et jusqu’à la fin l’heureux poète a été fidèle à sa mission. Il a ri d’un rire intrépide, il s’est abandonné sans réserve, à sa joie et le plus souvent cette joie est une gaîté convulsive. Suivez-le, si vous voulez, dans toutes ses inventions, si plaisantes qu’elles tiennent du délire, et vous reconnaîtrez, à chaque scène, le plus facile, mais aussi le moins scrupuleux des poètes comiques. Il a effacé de son théâtre la triviale maxime : —  castigat ridendo mores  ; de cette mauvaise épigraphe il n’a laissé que le mot du milieu : — en riant ; tout le reste est comme non avenu pour ce coupe-toujours en pleine gaîté, et il a agi en conséquence.

Par exemple savez-vous rien de plus amusant que Le Joueur, ces deux passions, le jeu et l’amour, qui sont aux prises, celle-ci renversant celle-là, le gain plaidant contre Angélique, Angélique moins belle à mesure que son amant a gagné, et ce portrait mis en gage entre les mains de madame La Ressource, et cette honnête commère amenant un dénouement sensé, juste, gai, excellent ; voilà de la comédie ! — Mais, direz-vous, ce joueur de Regnard est si aimable et si gai, qu’il ne fait peur à personne.

Pourquoi peur ? Voudriez-vous qu’on vous le montrât en guenilles, tout couvert de vermine et de fièvre, et assassinant monsieur son fils qui dort sur un grabat voisin ? Vos leçons en haillons me font horreur, votre paille et votre pain noir me répugnent. Si vous allez dans les tavernes, allez-y seul ; je ne veux pas de vos cartes grasses, pipées et tachées de vin. — Mais la leçon ? direz-vous. La leçon ! Que vous êtes simple ! Apprenez, mon cher, que le joueur n’est un joueur que parce qu’il est incorrigible. Il joue à toute heure et toujours, et voilà sa vie ! Il ne va pas plus à la Porte-Saint-Martin pour voir Le Joueur de M. Victor Ducange, qui ne va au Théâtre-Français pour voir Le Joueur de Regnard.

La leçon ! la leçon, disent les rhétoriques niaises, la leçon de la comédie ! Ils nous la donnent belle avec leurs leçons en comédies ! Singulières gens qui ne conviendront pas que le théâtre ne corrige rien, si non la façon dont les femmes mettent leurs robes et portent leurs chapeaux ; encore faut-il être une bien grande comédienne pour en remontrer, en ceci, à nos grandes coquettes de Paris.

Et du Légataire universel, que vous semble ? Ôtez-en l’esprit et la gaîté, vous aurez le plus sombre mélodrame de la Porte-Saint-Martin, au lieu et place de la plus amusante comédie du Théâtre-Français. De quoi s’agit-il en effet ? D’un valet digne (au moins) ! des galères, d’une soubrette plus qu’égrillarde, d’un neveu fripon, d’un oncle malade, d’un faux testament, d’un vieillard qui meurt et qui ressuscite, d’une malheureuse maison bourgeoise au pillage, à ce point que le valet, non seulement dérobe l’argent du défunt, mais encore son dernier bonnet de nuit et sa dernière robe de chambre, encore toute chargée des miasmes de sa dernière médecine !

Dans cette comédie abominable, si vous en ôtez l’esprit, la verve et la gaîté, tout ce qui n’appartient pas au gibet appartient à l’apothicaire. Jamais sujet plus triste et cependant jamais sujet plus rempli de gros rire n’avait été inventé ; jamais, que je sache, on n’avait fait d’un cercueil un tréteau plus plaisant. Capuli decus ! « ornement de cercueil », ainsi dit Plaute ! Cette fois il ne s’agit pas d’un malade imaginaire comme celui de Molière, mais d’un bel et bon malade qui va mourir pour tout de bon, et qui déjà crache ses poumons, en avancement d’hoirie !

Il ne s’agit pas d’une soubrette éveillée et rieuse, protégeant l’amour des jeunes gens comme c’est son droit, son devoir, son instinct ; il s’agit d’une fine-mouche avide et piquante, qui ne pense qu’à s’enrichir aux dépens de la pauvre vieille imbécile de créature dont elle exploite le dernier souffle. À tous ces personnages qu’il emprunte à Molière, en les poussant aux dernières limites de la garde-robe et du petit Châtelet, Regnard ôte leur innocence, leur vertu, leur probité, leurs scrupules ; il n’en veut qu’à leur bonne humeur. Il les lui faut alertes, non pas timorés ; il faut qu’ils osent tout dire et tout faire et tout penser. Regnard suit Molière, dit-on ; oui, comme, à la même heure, l’abbé Dubois suivait M. le Régent au bal masqué, en lui donnant des coups de pied au cul ; comme Voltaire suivait le grand prêtre dans Œdipe, en portant la queue du grand prêtre, et en tirant la langue au public. Aussi, peu s’en est fallu que Regnard, à force de rire et de dépasser toutes les bornes de la gaîté permise et défendue ne devint un bouffon, ce qui est la plus misérable condition que je sache en ce monde. Mais, Dieu merci ! Dieu n’a pas voulu que cet homme ne fût qu’un vil bouffon, avec tant de verve, d’éclat, d’imagination et d’esprit.

Faites-vous donc violence, vous tous qui avez été habitués à la retenue de Molière, qui avez toujours rencontré, dans la vieille comédie, les plus honnêtes sentiments cachés sous le rire ; faites-vous violence, vous qui avez crié si haut quand Molière vous a montré, dans Le Bourgeois gentilhomme, le comte Dorante, chevalier d’industrie, et la marquise Dorimène, entretenue par le marquis, vous en verrez bien d’autres, je vous jure, avec l’ami Regnard ! Rappelez-vous cependant que de violentes clameurs ces deux personnages Dorante et Dorimène, qui se montraient à peine au milieu de toutes ces vertus bourgeoises, ont fait pousser au public de Paris et de Versailles ! Les hurleurs prétendaient en ce temps laque Molière manquait de respect pour son parterre. Nous supplions messieurs du parterre de se calmer un peu : ils en verront bien d’autres dans les comédies de Regnard.

Ils verront des joueurs, des escrocs, des filous, des chevaliers Dorante, des marquises Dorimène, et avec un moins de sans-gêne encore ; c’est le monde que Regnard préfère et qu’il adopte, c’est le monde dans lequel il a vécu ; il n’en connaît pas d’autre. Il a pris sa part de toutes ces folies plus que galantes. Il n’est pas homme, lui, à tenir, comme faisait Molière, une petite maison d’Auteuil, pour ne boire que de l’eau pendant que Chapelle vide sa cave, et pour s’aller coucher, à dix heures, pendant que sa femme, mademoiselle Molière, se promène avec Baron sous les charmilles de son jardin. Quant aux petites filles des comédies de Regnard, quant à ces innocentes, à ces ingénues, la plus innocente de ces ingénues, c’est mademoiselle Agathe des Folies amoureuses. Jugez des autres, par cet échantillon !

Que si vous me demandez comment cela se fait qu’à vingt ans de distance l’un de l’autre, ces deux hommes, Molière et Regnard, soient si peu semblables celui-ci à celui-là, et pourquoi donc le public du Misanthrope et des Femmes savantes accepte, avec tant de bonne grâce et de si grands éclats de rire, Le Légataire universel et Les Folies amoureuses ? je vous répondrai que rien n’est plus simple que cette révolution. Elle s’opère, tous les vingt ans, dans le goût d’un peuple, la génération qui arrive ne voulant rien accepter de la génération passée, pas même son éclat de rire, à plus forte raison ses préjugés et ses amours. En fait d’amours et de préjugés, on tient à honneur d’arriver le premier, et de détacher la jarretière de la mariée. Il est donc arrivé que le jeune public de Regard s’est bien plus amusé au Retour imprévu, par exemple, et aux Ménechmes, que les anciens ne s’amusaient à M. de Pourceaugnac et à l’Amphitryon. Le poète nouveau, Regnard, faisait bien mieux que représenter les mœurs de son époque, il y avait, en son œuvre de démon, un certain pressentiment qui lui faisait deviner les mœurs d’une époque à venir, et cette époque était proche.

En effet, les comtes, les chevaliers, les marquises, et même les valets et les soubrettes de Regnard ne sont déjà plus des êtres du règne de Louis XIV, ils appartiennent à un prince qui va régner tout à l’heure. La Régence n’a commencé pour personne en France, qu’elle a déjà commencé pour Regnard. Sa comédie a tout l’intérêt d’une chose devinée. On était si las enfin de la grandeur et de la sévérité du vieux roi ! L’atmosphère était si fort chargée des miasmes catholiques ! Ce brillant Versailles était devenu si lourd, si triste, si pédant, si cagot ! (On ne parlait plus à Paris, ni de la guerre, ni de l’amour, ni des fêtes, ni des carrousels d’autrefois) que la comédie de Regnard fut acceptée et devait l’être en effet, comme le gage d’un avenir meilleur. Il me semble d’ici que je les entends, ces spectateurs de vingt ans, qui battent des mains à toutes les scènes et qui se disent : — Pardieu, quand madame de Maintenon sera morte, et quand le roi aura vécu, voilà pourtant comme nous serons à notre tour !

D’où il suit que le véritable poète comique de la Régence et de Louis XV, ce n’est pas Marivaux, comme on le dit, c’est Regnard. Placez Marivaux entre Molière et Regnard, comme une transition élégante, facile et retenue, des mœurs bourgeoises aux mœurs relâchées de la cour, et vous remettrez ces deux hommes à la place qui leur convient. Mais ce que commande la logique littéraire, l’inflexible chronologie le défend. Or, ce n’est pas là un des moindres mystères du théâtre, cette histoire et cette représentation des mœurs, comme on l’appelle. Étudiez-le avec soin ; le théâtre est toujours un peu en avant de l’époque qu’il amuse, et voilà justement pourquoi c’est un grand art.

Vous savez d’ailleurs que Regnard est mort d’une façon convenable à sa vie. Il était grand chasseur, grand mangeur, grand buveur et le reste. Il était le bailli de son village. Il est mort tout bonnement d’une indigestion, à la suite d’une partie de chasse. Molière est mort comme il avait vécu, en combattant. Molière a été pleuré par ses amis, Regnard a été pleuré par ses maîtresses. Ils manquent à la liste de l’Académie française l’un et l’autre. Ils étaient nés, l’un et l’autre, sous le Pilier des Halles ! Quelle heureuse place ce Pilier des Halles ! quel endroit privilégié et fertile ! Que de philosophie et de poésie à cette place !

Étranger, qui demandez à voir le plus noble endroit de cette grande ville, laissez là même le Louvre, et laissez la Notre-Dame de Paris vermoulue et que M. Victor Hugo a relevée à force d’éloquence et de génie !… Allez saluer avec respect ce Pilier des Halles sous lesquels sont nés Molière et Regnard ; lui-même, il est né, tout proche de ce Pilier des Halles, Béranger le poète, et non loin de Béranger, à l’enseigne du Chat noir — le véritable chat qui pelote en attendant la partie, est né aussi le plus grand poète comique de notre âge, l’auteur de La Camaraderie et des Premières amours ! — Voyez donc que d’esprit, de génie, et de gaîté contenues en cet étroit espace, moins vaste et moins grand que le jardin de Regnard !

Le Légataire universel . —  La Marchande à la toilette

J’en veux à Regnard, puisqu’il avait deviné Madame la Ressource de n’avoir pas fait, d’un bout à l’autre, une comédie intitulée : La Marchande à la Toilette, — une comédie en chair et en os, et comme Regnard l’eût faite, cette comédie, à peine indiquée en passant !

Autour de ce personnage qu’on appelle une marchande à la toilette, il y a de tout, du rire et des larmes, de la misère et de l’opulence, du vice et de la vertu. Elle achète et elle vend ; c’est là son métier. Elle achète les vieilles dépouilles et les jeunes défroques ; son commerce s’étend du haillon et du lambeau, au châle de cachemire et au voile de dentelle. Elle habille et elle déshabille à son gré les vieilles femmes et les jeunes femmes, laissant celles-ci toutes nues et les autres pis que nues. — Elle trafique du bas de soie, du gant brodé, de la robe souillée, du chapeau fané, du ruban rose, de l’affreux tartan, du diamant faux, du jupon et même du vêtement le plus nécessaire. C’est un gros être laid, éloquent et difforme, qui entre partout, quoi qu’on fasse, dans la riche maison et dans la mansarde ; elle tente les femmes riches par le changement, les filles pauvres par la vanité. Elle a des paroles emphatiques pour celle-ci, des paroles dédaigneuses pour celle-là.

Grâce à cette femme et à sa hotte infernale, le brin de gaze ou de soie, colporté dans tous les coins de la ville, va passer, tour à tour, des plus fangeuses aux plus honnêtes créatures. Pareille femme vous représente à la fois madame La Ressource du Joueur et madame Frosine de L’Avare. Elle a la main dans toutes les sales intrigues de la ville ; quand on ne l’y met pas, elle s’y met d’elle-même, et, une fois là, il n’y a pas de force qui l’en puisse arracher. — De cette femme, voici la famille : son fils aîné est un usurier, son mari est un chiffonnier ; elle tient de l’un et de l’autre. Joli mélange !

Toute femme, belle ou laide, qui porte un chapeau, un châle, un ruban, une robe, un voile (où vas-tu te nicher, ô modestie ?) est nécessairement la proie et la dupe de cette créature, qui est la tentatrice universelle. Cette Pandore en jupon sale a pour elle deux irrésistibles moyens de séduction ; elle flatte les femmes, et elle leur fait crédit. Elle s’appuie sur le bon marché, cette chose si coûteuse ; elle a toutes sortes de merveilleux hasards.

Achetez, c’est pour rien ! c’est une femme qui s’est ruinée hier. — C’est du pain sur la planche, et d’ailleurs vous paierez tant par mois, et, quand vous n’en voudrez plus, on vous le reprendra à 50 pour 100 de bénéfice ! Si le mari arrive, la marchande à la toilette lui fait valoir l’hésitation de madame : madame ne veut pas, madame n’ose pas, madame est trop modeste ! Et le mari fait bien d’être du même avis que madame La Ressource, sinon madame La Ressource fournirait, au besoin, et tout ensemble à la dame, la marchandise, et l’acheteur, qui ne serait pas le mari. Malheureusement, quand il empruntait, sans trop de façon, à son ami Dufrény, son chevalier joueur, Regnard avait trop de hâte d’arriver le premier, afin d’éviter l’accusation de plagiat (qu’il n’a pas évitée) pour s’amuser à dessiner avec soin le personnage de madame La Ressource.

Ce bel esprit trop heureux n’a pas le temps de tirer d’un personnage le parti qu’il en pourrait tirer ; il veut vivre, il veut obéir à la fantaisie, à la poésie, à la fortune, au rire intérieur ; prends garde, il arrive le tourbillon ! Il arrive, l’insolent, le débraillé, le barbouillé de tabac d’Espagne, l’amant d’Angélique et le protégé de madame La Ressource — le Joueur de Regnard, pour tout dire, et le voilà chancelant sous toutes les ivresses des passions de la jeunesse, qui nous rit au nez que c’en est une bénédiction !

Oh ! ce beau Regnard ! la santé, la vie et l’éclat de rire, la chance, la fortune, le bonheur ! Toutes les chances heureuses de la poésie, de la bonne humeur, d’un bon estomac, de l’esprit, circulent dans ses réjouissantes comédies ! Il rit de tout et de si bon cœur ! Certes, son rire n’a rien de cette mélancolie, de cette philosophie, de cette sagesse austère du rire de Molière ; mais, en fin de compte, quel bon vivant, quel bel et bon enfant, quel luron doucement aviné ! Regnard a été, de son temps, une nouveauté incroyable ; il a été à la fois un écrivain et un homme riche. — Poète, il avait un jardin à lui ; dans ce jardin il avait un hôtel, et dans cet hôtel il donnait à dîner ; si bien qu’il avait des flatteurs, et qu’on lui dédiait des comédies, à lui qui n’en dédiait à personne !

Rien qu’à écouter son dialogue, on devine l’homme qui n’a besoin de personne et tout au plus du censeur royal. Il est hardi, il est infatigable, il est l’enfant gâté de la foule ; s’il ne réussit pas aujourd’hui, tant pis pour le public et tant pis pour messieurs de la Comédie ; ce n’est pas la chute de ce soir, qui l’empêchera de dîner demain. Cette libre allure était alors une chose toute nouvelle en poésie. En voilà donc enfin un, entre mille, parmi tous ces poètes affamés, qui n’a pas de pension de la cour, qui n’appartient à aucun prince du sang, qui ne sait pas le nom du ministre, qui méprise la favorite et ses faveurs ; en voilà un qui ne fait pas d’emprunt à messieurs les Comédiens, qui vit de sa propre vie, et sur son propre bien, à son propre soleil ! C’était beaucoup dire, et c’était beaucoup prouver, et surtout c’était là une raison infinie d’être un homme de bonne humeur : deux millions à soi tout seul, et tout cet esprit naturel qui de temps à autre vous permettait d’emprunter l’esprit d’autrui !

Eh bien ! telle est la toute-puissance de la bonne humeur, que la gaîté de Regnard l’a sauvé, tout autant pour le moins, que s’il eût été un grand philosophe. Ne cherchez pas dans sa comédie une leçon, une réforme, ou même un vice relevé avec ce soin tout paternel de Molière ; le vicieux de Regnard rit de son vice ; le ridicule de Regnard ne demande qu’à amuser ceux qui l’approchent ; le fripon lui-même (car la comédie de Regnard est remplie de fripons) se met à vous regarder d’un air si narquois et si bienveillant, que vous êtes tenté de lui tendre la main et de vous laisser dérober votre manteau, en plein mois de janvier.

Oh ! la gaîté, elle a la vie dure ! rien ne la tue et rien ne l’afflige ! On peut bien l’obscurcir quelquefois, on y revient toujours. Elle a été la grande passion… la grande vertu de nos pères ; la gaîté, fille du courage, de la bonne conscience et de l’honneur, et si, trop souvent elle nous a manqué, à nous autres qui avons si souvent entendu à nos oreilles épouvantées le craquement de cette société aux abois, au moins sera-t-elle (il faut l’espérer) la grande consolation de nos enfants. La gaîté, dans le poème, c’est l’air, l’espace, le soleil, et la vie !

Même les plus rares productions de l’esprit humain, sont fondées, sur quoi, je vous prie ? sur la belle humeur. Dans l’Iliade, Homère a placé Thersite, et vous savez de quel rire éclatant il fait rire les immortels ! Dans Le Jugement dernier de Michel-Ange, page terrible, le grand peintre a placé toutes sortes de charges admirables qui te tirent la langue, qui te montrent le derrière, qui te font toutes sortes de grimaces à te faire rire, même de ta damnation éternelle. Savez-vous quelque chose de plus merveilleux que le Don Quichotte, cet éclat de rire sans fin ? Le rire a les dents blanches, les lèvres vermeilles, l’oreille un peu rouge, le regard vif et clair. — Quand il arrive, aussitôt tout s’anime et tout s’agrandit ; tout danse et tout chante autour de votre tête et de votre cœur, doucement réjouis.

Le rire circule dans l’esprit comme le sang circule dans les veines, comme l’eau coule dans la prairie ; ainsi la clarté pénètre dans l’étoile ! Du rire, tout est bon, même l’éclaboussure. Il tient à toutes les choses et à toutes les œuvres de la vie. Il est le père du génie français. Aussi, quand une fois il a pris son domicile quelque part, il y reste gaiement, jusqu’à la fin des siècles.

C’est par la gaîté, rien que par la gaîté, que vivra la comédie de Regnard. On a refait, de nos jours, bien des chefs-d’œuvre dont plusieurs ont passé par nos Fourches Caudines, on n’a pas pu refaire Le Joueur de Regnard. Vous vous rappelez peut-être une sombre tragédie, venue des pays du Nord : Trente ans ou la Vie d’un joueur… C’était le héros de Regnard, pris au sérieux. Cette fois on vous montrait, du Joueur, les haillons, les misères, les hontes, les crimes, les lâchetés. On le traînait de vice en vice, de crime en crime, à l’échafaud.

À quoi devait aboutir toute cette terreur ? — À nous montrer plus charmant que jamais, l’aimable amant d’Angélique ! Grâce à la gaîté de Regnard, Le Joueur de Frédéric Lemaître et de cette touchante Dorval s’est enfui devant Le Joueur de Regnard. La gaîté, une bonne grosse gaîté bien franche, l’a emporté sans coup férir, sur toutes les atrocités bien combinées du drame de la Porte-Saint-Martin.

Ce poète-là, convenez-en, vaut bien la peine qu’on s’y arrête, et qu’on l’étudie avec le zèle, avec le soin que méritent ces êtres à part dans l’esprit, dans la bonne humeur, dans les délassements d’une nation.

Boissy. — L’Homme du jour. — L’Ami de la maison. — Le Mari à bonnes fortunes

Si nous avions besoin d’un cruel contraste à cette vie éclatante, à ce bonheur innocent, hélas ! nous n’aurions que le triste embarras de faire un choix dans le monceau des misères poétiques.

Un jour d’hiver, en 1754, sous les toits d’une maison de la rue Saint-Jacques, par un temps gris et pluvieux, une femme assez jeune encore, mais pâle et déjà ridée, attendait un homme qui devait venir. Autour de cette femme, quelle misère ! Décente misère cependant ; ces haillons étaient nets et bien lavés, ce plancher froid était balayé avec soin ; sur cette table en sapin reposaient de vieux bons livres, les derniers amis du pauvre ; ceux-là qui vous tendent la main quand vous êtes seul, qui murmurent à votre oreille mille consolations décevantes ; mais, hélas ! encore faut-il pour que ces consolations soient entendues, pour que vous soyez à l’aise avec ces amis immortels, qu’il y ait un peu de feu dans l’âtre, un morceau de pain dans la huche ! Or, dans cette maison si pauvre, il n’y avait ni pain, ni feu. Il y avait cette pauvre femme, immobile et résignée, qui avait même cessé de regarder de temps à autre la porte fêlée par laquelle son mari devait entrer. Dans cette misère si tranquille, on n’entendait pas un seul bruit, rien qui ressemblât à la vie, à l’espoir.

À la fin, et après de longues heures d’attente, cette porte s’ouvrit lentement. Un homme entra. Il était d’assez belle stature, maigre et bien fait ; il portait la tête haute, et jamais, à le voir, on n’eût pensé que toute cette pauvreté intérieure était le partage de cet homme au bel aspect. En effet, cet habit bien étoile, cette canne à pomme d’or, la dentelle de ce jabot, ces bas de soie à la jambe, et ces boucles de similor au soulier, cette chaîne d’une montre absente, tout indiquait chez le nouveau venu l’élégance et la fortune. — Signes trompeurs ! derniers efforts d’un malheureux qui se respecte !

Or vous devez savoir d’autant plus de gré à cet indigent bel esprit de cette attentive surveillance sur sa personne, que déjà dans ce xviiie  siècle, dont l’effronterie égale le génie, le cynisme des esprits a passé dans les habitudes de la vie littéraire.

À force de montrer leur âme à nu, les écrivains de ce temps-là ont fini par habiller leur corps presque aussi peu que leur âme. Diogène est invoqué par ces grands Messieurs comme un modèle excellent que l’on peut suivre en toutes choses. Le haillon devient à la mode. On dit tout, et par suite on ose tout. Laissez-les faire, les uns et les autres, ils vous feront une confession générale de leur vie, sans oublier une seule de ces hontes secrètes que d’ordinaire la conscience se dissimule à elle-même. Et comme ce triste attirail de la mendicité entraîne nécessairement la mendicité, sa conséquence immédiate, vous les verrez tous les uns et les autres, ces fiers esprits, tendre la main aux grands seigneurs qu’ils insultent, aux financiers qu’ils méprisent, aux femmes beaux-esprits dont ils sont les flatteurs, pour en obtenir tantôt un dîner, tantôt quelques pièces d’or, tantôt un morceau de velours afin de remplacer leur haut-de-chausses, tantôt un jupon de flanelle que la dame aura porté, et dans lequel auront déteint ses bas bleus. Triste misère, celle-là, misère sans courage, et sans dignité, la misère du mendiant à l’escopette qui attend messire Gil Blas sur la route de Penaflor.

Mais l’honnête homme dont nous parlons en ce moment, n’est pas de ceux-là qui mendient pour vivre, et qui portent des guenilles pour faire pitié. Il a été bien malheureux, bien battu de l’orage, bien pauvre ; il n’appartient à aucune coterie littéraire ou philosophique ; nul ne le prône, car personne ne le craint ; à peine s’il peut aller une fois ou deux, chaque année, causer du théâtre au café Procope ; il ne va au café Procope que lorsqu’il peut payer son écot. Celui-là, par la dignité de sa vie, par la supériorité de son orgueil, il appartient à l’ancienne république des lettres, dont les membres n’acceptaient que les bienfaits du roi. Ainsi il avait lutté longtemps, mais cette fois ses ressources étaient épuisées ; il n’a plus aujourd’hui ni feu ni pain ; dans huit jours il n’aura plus d’asile.

C’en est donc fait, il faut mourir ! Au premier pas que le pauvre diable a fait dans sa chambre, sa femme a tout deviné. Elle se lève, elle va au-devant de son mari, le débarrassant de son chapeau et de sa canne à pomme d’or, qu’elle remet à leur place accoutumée. Lui, cependant, machinalement, il s’assied au coin de la cheminée froide et sombre, sa femme lui donne sa robe de chambre ; et, quand elle a tout remis en ordre, elle revient s’asseoir sur le tabouret accoutumé ; elle place sa tête sur les genoux de cet homme qu’elle aime et qui lui inspire une si grande pitié, pour le regarder de plus près et pour le réchauffer.

À cette heure, ils se sont compris, ils savent ce qu’ils ont à faire : il faut attendre. Dans deux jours, dans trois jours, demain, peut-être, quel bonheur ! ils seront morts de faim et de froid. Rien ne peut les tirer de cette misère : il faut mourir !

Eh bien ! cet homme qui mourait en ce taudis, à côté de sa femme, et sans se plaindre, celui-ci, non plus que celle-là, c’était M. de Boissy lui-même, c’était l’auteur des Dehors trompeurs, une comédie où se retrouvent à chaque vers, (heureux mensonge !) le luxe exquis et sans frein, les festins sans fin, le jeu, l’amour, l’intrigue, les beaux-arts, les merveilles, les élégances les plus coûteuses du siècle passé. Cet homme, qui s’abandonne à la faim comme à son dernier espoir, il a transporté, un des premiers, sur la scène, cette époque de délire que Voltaire a chantée en cent endroits de ses poésies légères, qui sont comme la mousse pétillante de son esprit :

Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge…
J’aime le luxe et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements…
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde…
Oh : le bon temps que ce siècle de fer !

Le bon temps en effet, où le neveu de Rameau tendait la joue à tous les soufflets, au nom de la musique éhontée ; où M. de Boissy ce poète charmant, s’enfermait avec sa femme pour mourir de misère ! Oh ! le bon temps où ils étaient presque tous si pauvres, que c’est pitié de les entendre raconter leurs misères ! Et vous vous étonnez qu’ils aient tout renversé, tout brisé, tout bouleversé sur leur passage, ces mendiants de génie, et vous leur en voulez d’avoir été des ravageurs, ces déshérités du monde féodal ? Mais revenons à la comédie de M. de Boissy qui ne mourut pas ce jour-là, qui fut secouru à temps par une voisine charitable, et qui devint, trois ans plus tard, membre de l’Académie française à la place de Néricault-Destouches, un homme qui avait la verve comique, le style incisif, l’énergie et le talent.

Cette comédie de Boissy, L’Homme du jour, écrite avec peu de soin, ou, si vous l’aimez mieux, peu de style, mérite cependant de rester au théâtre comme un tableau assez fidèle de cette belle société qui n’est plus. L’Homme du jour est tout à fait le héros de ce beau monde des heureux et des oisifs que nous ne connaissons plus guère aujourd’hui. Du temps de Boissy, être un homme du monde, était une affaire, c’est presque un ridicule aujourd’hui.

Dites à un homme, notre contemporain, qu’il est à la mode, aussitôt, pour peu qu’il ait de l’esprit, votre homme se fâchera net et ferme. — Proposez, même au dandy le plus effréné de faire, seulement pendant vingt-quatre heures, le métier que fait l’homme du jour toute l’année, notre dandy vous répondra qu’il a bien d’autres soucis : le bois de Boulogne le matin, l’Opéra le soir, et le club à minuit. L’homme du jour d’autrefois vit pour les autres, il vit pour les femmes qui l’entraînent partout où elles veulent aller, au bal, à la comédie, au concert, au jeu même ; l’homme du jour d’aujourd’hui vit pour lui seul, — il va seul au bal, et il danse vis-à-vis de lui-même ; dans le salon ; il cause avec lui-même ; à table, monsieur dîne tête à tête avec sa propre personne ; pour être heureux, poli, gracieux, bien élevé, charmant, fidèle enfin, cet homme n’a besoin que d’un miroir.

Voilà pourquoi ce caractère de l’égoïste de la bonne compagnie, grâce aux progrès que nous avons faits dans la vie élégante, nous paraît aujourd’hui très supportable. — Cet homme, dites-vous, est maussade dans son intérieur, mais cependant vous avouez qu’il est charmant dans le monde ! Vous vous plaignez de ses brutalités au dedans, mais cependant vous célébrez son urbanité au dehors ! Avec les siens, il est incivil et brusque ; oui, mais il est d’une extrême politesse avec les étrangers ! Mais certes il n’y a pas là de quoi se plaindre, et vous avez bien tort de n’être pas contents, bonnes gens du siècle présent.

Que diriez-vous, cependant, si au lieu de votre homme du jour, vous aviez le nôtre, brutal au dedans et brutal au dehors, incivil partout, mal élevé toujours ? Vous vous plaignez que le vôtre sent le musc, à la bonne heure ; mais le nôtre, notre homme à la mode, sent le fumier et le tabac.

Ainsi cette comédie de Boissy a subi le sort de toute comédie qui n’est pas la comédie de caractère. Autant celle-ci est vivace, autant la comédie de genre est fugitive. L’une résiste aux siècles, l’autre est emportée comme elle est venue, par la mode. Tartuffe, Alceste, Célimène s’en vont rajeunissant chaque jour ; chaque jour ajoute une ride à la riante comédie de Marivaux. Lovelace est immortel, l’homme du jour de Boissy est presque mort. Le premier est un terrible gaillard, armé des plus franches passions, • des vices les plus décidés ; le second est à peine l’ombre pâle et inanimée de ce puissant modèle. Le jour le plus léger enlève le pastel, l’huile résiste au grand soleil. Cependant il est bon, de temps à autre, de jeter les yeux sur ces légers chefs-d’œuvre de la petite comédie avant que le temps et les révolutions ne les aient précipitées dans le même néant… vieilles gravures des modes d’autrefois.

Les vieilles comédies ne disparaissent pas entièrement ! Le temps les brise, un bel esprit ramasse ces débris et de ces vieilleries, il fait une nouveauté. C’est ainsi qu’un homme de beaucoup d’esprit, notre contemporain, M. de Vaulabelle, avec quelques vers d’une comédie oubliée de M. de Boissy, a composé une agréable petite comédie, oubliée à son tour : L’Ami de la maison. Vous vous rappelez, dans Les Dehors trompeurs, de Boissy, ce M. de Forlis, un ami de dix ans, avec qui chacun se met à l’aise, surtout le maître de la maison :

S’il s’écarte avec eux du cérémonial,
L’usage le permet, l’amitié l’en dispense.

Quand Forlis arrive chez son ami, son ami S’écrie qu’il a mal choisi l’heure :

C’est mon ami, je vais l’embrasser simplement.

Forlis est invité, par son ami, à un dîner sans façon, et il répond comme un homme sage qu’il est :

Je crains ces dîners là ; j’aime la bonne chère,
Et traite-moi plutôt en personne étrangère.

Dans le monde, le baron salue à peine Forlis ; son abord l’embarrasse, il rougit d’un ami de province ; enfin on lui prend sa chambre pour la donner à un prestolet d’abbé.

Qu’on eût mis dans ma chambre un militaire, passe ;
Mais un petit collet me déloger ainsi !

Cet ami de la maison de M. de Vaulabelle était en prose, et fut le bienvenu, grâce au peu de mémoire du parterre, qui ne sait pas que M. de Boissy ait jamais écrit les Dehors trompeurs. Au même instant, et comme si M. de Vaulabelle lui eût pris son bien, M. Casimir Bonjour remettait en lumière une vieillerie intitulée : Le Mari à bonnes fortunes, et par un hasard singulier, c’était encore dans L’Homme du jour de Boissy, que M. Casimir Bonjour avait trouvé sa comédie. Dans L’Homme du jour, mademoiselle Mars disait en assez bons vers :

Je vous connais, baron…
L’Hymen en vous, va faire un changement extrême,
Le monde y perdra trop, vous y perdrez vous-même…
L’homme du monde est né pour ne tenir à rien.

Et plus bas, la comtesse s’écrie, avec la même gaîté et le même bon sens :

À votre porte même on vous fera l’affront
D’afficher l’épitaphe, et les passants liront :
Ci gît dans son hôtel, sans avoir rendu l’âme
Le baron enterré vis-à-vis de sa femme !

Donc M. Casimir Bonjour a marié ce même homme du monde ; que Boissy, en homme de bon sens, n’a pas osé marier. Puisqu’il le faut, entrons un peu avant dans cette comédie, qu’on pourrait fort bien intituler La Suite de l’Homme du Jour. Cette fois, ce qui arrive à toutes les suites, l’esprit a beaucoup baissé, l’imagination s’est affaiblie, le style surtout est réduit à rien. Certes, le vers de Boissy ne vaut pas qu’on l’admire bien fort : cela est languissant, et assez lâche, et sauf trois à quatre couplets d’une bonne facture, on n’y sent guère le poète. Comparés aux vers de M. Casimir Bonjour, les vers de M. de Boissy sont des miracles. En même temps, pour ce qui touche aux mœurs, à l’observation qui pénètre dans les recoins les plus cachés, comme fait un rayon du soleil, il n’y a aucune comparaison à faire entre M. Casimir Bonjour et M. de Boissy. Sans nul doute, tout pauvre que vous l’avez vu, M. de Boissy a fréquenté la belle et bonne compagnie ; il est entré dans les meilleurs salons, il a pris sa bonne part de cette piquante causerie qui cachait toutes choses, et même le bon sens, sous un vernis plein de grâce et d’atticisme ; ce n’est pas M. de Boissy qui ferait dire à son héros : — Ma petite comtesse !

Ce n’est pas lui qui nous montrerait cet homme, se disant à lui-même ces impertinences qu’il dit tout bas à madame Lasthénie ; même au temps de Boissy, pas une femme comme il faut ne s’appelait Lasthénie, à plus forte raison, de nos jours, où les noms féminins les plus simples sont les meilleurs. Il est bien heureux vraiment que la femme du Mari à bonnes fortunes s’appelle Adèle, c’est là un nom bien simple et bien choisi, pour un si grand génie ; au train dont y allait le poète comique, Adèle aurait bien pu se nommer Amanda. Quoi qu’il en soit, cette honnête jeune femme est la plus simple du monde, quand elle entre ainsi à l’improviste chez son mari, de ne pas deviner que ce monsieur est en train d’écrire des billets doux. Pour une femme que la chose intéresse tant soit peu, cela se devine tout de suite, un billet doux, à la forme mystérieuse du papier, à l’odeur pénétrante du billet, à l’écriture fine et menue ; et d’ailleurs on ne suppose pas que notre Lovelace bourgeois soit tellement sûr de son fait, qu’il ne soit pas quelque peu troublé par l’arrivée subite de sa femme, qui le surprend dans cette aimable occupation. Si vous voulez que je m’intéresse à cette jeune femme indignement trompée par un fat, donnez au moins à cette femme un peu d’esprit.

Si son mari n’est pas tendre avec elle, faites au moins qu’il soit poli. Or, ce M. Derville est un grossier personnage quand il propose à sa femme de la mener à la campagne, et quand il sort tout seul, à cheval, avec son domestique, l’instant d’après. Au reste, il est impossible de mieux justifier ces deux jolis vers :

                Votre femme est d’un esprit fort doux,
Elle n’a pas de fiel, c’est très heureux pour vous.

Quant au reste de l’assaisonnement, je vous en fais grâce. Toujours est-il qu’à ces traits vulgaires, à cette profusion insensée de billets mal séants, à ce persiflage de mauvais ton, je ne reconnais là qu’un méchant bâtard de Lovelace ou de M. de Richelieu. L’auteur n’a pas même fait grâce du duel à ce mari à bonnes fortunes. Cet homme a des duels, comme on a des poignées de main dans la rue, et il envoie chercher un témoin, par son domestique, comme on envoie chercher sa bourse, quand on l’a oubliée sur sa table.

Deux duels en six mois ! toujours pour une femme !

Personne, de nos jours, n’a deux duels en six mois, sinon les bretteurs de profession. Quant à l’expression — toujours pour une femme, elle peut être juste, elle n’est pas poétique. Ce premier acte de la comédie de M. Casimir Bonjour est assez grossier, et raisonnablement brutal.

Au second acte notre homme revient de son duel, pour une femme, et son témoin le félicite de s’être tiré d’affaire adroitement. L’expression n’est ni heureuse ni adroite. — Je n’ai fait qu’obéir à la délicatesse, répond-il. Délicatesse est encore assez bien trouvé. Que si vous le pressez davantage, il vous dira que son adversaire avait tort, pour l’avoir mis en rapport avec son épouse. Mis en rapport est encore un singulier mot, dont vous ne trouveriez le synonyme que dans le vieux français de la reine de Navarre. Et enfin, si vous lui demandez ce qu’il reproche à sa femme ? voilà notre Don Juan qui porte la main à son front et qui s’écrie : — Statue ! Statue ! Il n’a pas de plus grande injure à adresser à cette belle créature qu’il offense en courant, sans plaisir, sans pudeur, sans probité. Statue ! Maintenant allez donc faire un sermon à un pareil mari pour qu’il reste, comme c’est son devoir, dans le statu quo !

À peine de retour de son duel, M. Derville entreprend la conquête de madame Franval, la femme d’un sien ami, mais sa conquête morale. Comprenne qui pourra. C’était peut-être le cas de vous parler de M. Charles, le petit cousin qui punit et qui venge, le châtiment en gants jaunes, aux cheveux noirs et bouclés, pale et bien vêtu, qui suit le mari volage, non pede claudo . Ce M. Charles est amoureux de madame Derville ; il porte son portrait dans une boîte à double fond, et quand il est chez sa maîtresse, il regarde tendrement ce portrait sur l’air connu : — Portrait charmant ! portrait de mon amie ! Alors survient à coup sûr la femme en question ; elle arrive sur la pointe du pied, le corps penché en avant, les coudes en arrière, et elle devine que c’est elle, elle-même, cachée dans cette boite à double fond.

Comment ! Charles aimait ! Qui l’aurait deviné ?
Eh ! mon Dieu ! quel est donc cet objet fortuné ?

Mais, pour mieux s’en assurer, que fait la dame ? Elle envoie sa soubrette chez M. Charles ; la soubrette raconte à sa façon qu’elle a vu dans la glace

Qu’il prenait un fusil (M. Charles) et sa veste de chasse.
J’attendais dans un coin, il est bientôt dehors ;
Dans son appartement je suis entrée ; alors
J’ai cherché son habit où j’étais bien certaine
De trouver ce portrait…

Quel récit ! quel patois ! et madame Derville entendant la servante parler ainsi, a bien raison de dire tout bas :

Vit-on rien de pareil ? Quelle indiscrétion !
Mais qu’attendre de gens sans éducation ?

Voyez la force des habitudes vicieuses ! voilà maintenant la maîtresse qui parle comme parlait la soubrette tout à l’heure. Quant à M. Charles, M. Charles est à mon sens un pauvre amoureux. Quoi donc ! quand il change d’habit, il laisse dans cet habit le portrait de celle qu’il aime avec son mouchoir de poche ! Il n’a pas une petite place pour cette miniature dans sa veste de chasse ! et pour savoir ces secrets amoureux, une soubrette est à l’affût des habits de M. Charles, comme M. Charles sera tantôt à l’affût des lapins ! Mais ce sont là des réflexions que ne fait pas madame Derville dans son long monologue dont voici quelques jolis vers :

Avec moi devrait-il y mettre du mystère ?
Il me redoute. — Eh bien, sachons tout malgré lui.
Que vois-je, juste ciel ! Que vois-je ? il se pourrait ?

Elle en voit tant que sa belle-mère, qui est une assez bonne diablesse de mère, qui sait au juste la valeur morale de monsieur son fils, et qui surtout est une grande logicienne, se dit à elle-même :

Adèle est vertueuse et pure au fond de l’âme ;
Surveillez-la pourtant, car enfin elle est femme.

De son côté, Adèle, en parlant de sa belle-mère :

Oh ! non, elle ne peut penser ce qui n’est pas.

Quoi qu’il en soit, la jeune femme est bien inquiète, bien malheureuse, et tout de suite elle cesse de parler à son cousin — amicalement.

Vous vous doutez bien que l’auteur, en homme habile, a placé en dehors de ses personnages, deux valets qui font justement tout le contraire de ce que font leurs maîtres. Zoé, par exemple, veut que Francisque soit coquet avec les femmes, et de son côté elle se promet bien :

De ne pas imiter la bonté de Madame.

Et plus bas :

Est-ce que j’ai besoin de ta permission ?
Écoute, nous n’avons qu’une seule vengeance,
Mais aussi c’est qu’elle est sûre par excellence.

Il est vrai que Molière avait dit, dans son vers incisif :

Qu’une femme a toujours une vengeance prêle.

Mais M. Casimir Bonjour prend son bien où il le trouve, et il a, ma foi, raison. Il n’y a que les honteux qui perdent.

Au reste, on lit, quelques pages plus bas, un autre vers de Molière :

Mon cousin, ce discours sent le libertinage.

Quel bonheur pour lui, et pour nous, si M. Casimir Bonjour prenait encore plus souvent des vers tout faits, et si bien faits !

Cependant notre Don Juan marié poursuit le cours de ses plaisanteries et de ses bonnes fortunes. Il ne veut voir aucune des tendresses que fait son petit-cousin à la jeune femme. Ils sont brouillés, c’est lui qui les raccommode. Charles s’en va, c’est lui qui le ramène. Il n’est pas tellement préoccupé de ses amours, qu’il ne veille fort bien sur les amours de ses voisins.

Eh ! mais, j’y songe ! Ce prétendu mari à bonnes fortunes n’en n’a pas une seule, excepté la petite comtesse du premier acte à qui il écrit comme on n’écrit pas à une fille ; ce monsieur-là est tout à fait le plus honnête des maris. Il fait bien la cour à toutes sortes d’Iris en l’air, mais il sème la fumée, et c’est la cendre qu’il recueille. Il se bat en duel, pour qui ? On ne le dit pas. Il est sans cesse sur la route de Passy à Paris pour une lady qu’on ne voit pas. Il écrit à madame Franval une assez plate épître, et madame Franval remet cette lettre à madame Adèle. Remarquez donc que si l’on voulait trouver le véritable sujet de cette comédie, il faudrait l’intituler : La Femme à bonnes fortunes. Car, à tout prendre, c’est madame Adèle qui les a toutes. D’abord la soubrette va chercher un portrait dans l’habit de M. Charles ; en second lieu, le mari lui ramène ce M. Charles qui s’en va ; une autre fois, c’est la belle-mère qui vient en aide à la belle-fille ; toutes les complaisances sont pour la femme, toutes les fatigues pour le mari ; ce mari, ce bavard qui parle si haut de ses conquêtes, a contre lui tout le monde et même la femme de chambre de Madame. Ah ! ce n’est pas ainsi que Molière nous a montré Don Juan, que Richardson nous a montré Lovelace, que Marivaux lui-même s’est amusé à badigeonner du fard le plus charmant, ses aimables petits marquis.

Comparez seulement ce stupide Derville au beau Moncade, et vous jugerez que si madame Adèle court un danger, elle n’a qu’un danger à courir, c’est de mépriser un assez pauvre homme, qui doit se connaître en bons melons beaucoup mieux qu’il ne se connaît en belles femmes, et qui n’est pas déjà trop bon pour être un bon mari, tranquillement assis au coin de son feu, avec sa femme et ses enfants.

Or (et c’est justement à poursuivre ces variantes dans les usages et dans les mœurs, que ce livre est consacré), voilà ce qui arrive lorsqu’on se trompe d’époque et de mœurs, lorsqu’on transporte dans l’année 1824 les mœurs de 1750 ; lorsqu’on suppose que rien n’a changé dans la galanterie d’autrefois ; lorsqu’on ne veut pas voir que toutes les peines que se donnait jadis un homme du monde pour obtenir un signe de tête ou un coup d’éventail, il se les donne aujourd’hui pour acheter un arpent de terre, et pour obtenir quelques voix aux élections du conseil municipal. Voilà ce que c’est que de faire de la comédie au hasard, avec des mœurs frelatées, des bons mots équivoques, des appétits passés de modes, des passions devenues insipides, des prétentions devenues ridicules. Aujourd’hui, nul ne voudrait de ce métier d’homme à bonnes fortunes ; et même, ceux qui l’osent encore entreprendre, s’en défendent comme d’une honte.

Vous savez ce que disait ce gentilhomme anglais au roi Louis XV : — Vous venez faire l’amour à Paris ? disait le roi. — Non Sire ! je l’achète tout fait répondit l’autre, brutalement. Or ce qui était une brutalité sous madame de Pompadour, est devenu une vérité courante aujourd’hui.

Si bien, — qu’avec une maladresse infinie, cette prétendue défense du mariage tourne en accusation. Vous vouliez démontrer l’infidélité du mari, vous arrivez à prouver l’infidélité de la femme. Le mari que vous voulez faire vicieux est tout au plus ridicule, la femme que vous donniez comme un modèle de vertu, est bien près de se faire enlever par son cousin. Cette scène du quatrième acte, ce tête-à-tête des deux amants pendant que le mari à bonnes fortunes promène, dans le taillis voisin, le cheval du petit cousin, elle est empruntée à un charmant conte d’Hamilton ; seulement, dans l’original, la scène qui est très vraisemblable sous les fenêtres d’une belle courtisane, devient bien incroyable dans le bois de Boulogne, et à propos d’une honnête femme qui n’y entend pas malice. C’est le cas de s’écrier : Quelle indiscrétion !

Quand Mons le mari surprend Charles avec sa femme, il se plaint, à son tour, que Charles y mette du mystère avec lui ; il s’écrie qu’on le redoute. M. Casimir Bonjour, qui écrit si difficilement la comédie, a été bien bon de ne pas se copier lui-même comme il copie Molière, de ne pas faire servir deux ou trois fois le même vers, ce vers-ci, par exemple, qui peut s’appliquer à biens des positions :

Que vois-je ? juste ciel ! Que vois-je ? Il se pourrait ?.

Encore si ces situations vulgaires, si cette plaisanterie qui court les rues et les vaudevilles, étaient relevées, de temps à autre, par quelque bon petit passage bien écrit et bien pensé, si nous trouvions çà et là quelques-unes de ces tirades de M. de Boissy qui vont si bien dans la bouche de l’acteur qui les débite ! Mais non ! vous ne sauriez croire la négligence, l’incorrection, la platitude de ces vers ; il faudrait tout citer pour vous prouver à quel point de négligence on peut, de nos jours, pousser la comédie en vers :

…… De la fatalité je suis une victime !…
Quel désordre effrayant dans son air, dans ses yeux !…
Mais véritablement cette tête s’égare, …
              Je ne la conçois plus !

Concevoir une tête ! Il est vrai que l’on dit : piquer une tête, à l’École de Natation. En même temps revient la douairière, madame Derville, avec son éternel refrain :

J’ai pitié de ma fille, et malgré sa vertu,
Je commence vraiment à n’être plus tranquille !

Il y a assez longtemps ce me semble que la bonne femme n’est plus tranquille sur la vertu de sa bru ; car elle est femme ! Ce n’est pas vous qui le lui avez fait dire. Quoi donc ! dans ces cinq actes d’une comédie écrite en vers, nous cherchons en vain une dizaine de vers à citer !

L’Homme à bonnes fortunes. — Baron

Du Mari à bonnes fortunes à L’Homme à bonnes fortunes, il y a aussi loin, que de Baron à M. Casimir Bonjour ! Ce Baron fut aimé de Molière ; La Bruyère le méprisait ; il eut la haine de Le Sage qui ne haïssait personne. Ce sont là trois fortunes bien diverses. Molière avait recueilli Baron à l’âge de douze ans ; il lui avait servi de père ; il avait supporté toutes ses ingratitudes ; Molière fut pour lui un père indulgent, et quel plus noble appui pouvait tomber du ciel à un jeune homme sans mœurs, qui avait commencé par être une espèce de bohémien dans une de ces troupes de province dont Scarron ne fut que le très véridique historien ?

Le mépris de La Bruyère pour Baron perce en plusieurs passages de cette vaste et vivante comédie : Les Caractères de ce siècle.

Vous rappelez-vous ce terrible passage sur Roscius ? « Roscius est occupé, dit La Bruyère à une femme, il n’a pas le temps de vous aimer, mais il vous reste le bourreau ! » Et l’indignation de La Bruyère à propos de cet Homme à bonnes fortunes, qui oubliait son bonnet de nuit chez les duchesses : « Il peut y avoir un ridicule si bas, si grossier ou même si fade et si indifférent, qu’il n’est ni permis aux poètes d’y faire attention, ni possible aux spectateurs de s’en divertir… Ces caractères, dit-on, sont naturels. Ainsi, par cette règle, on occupera bientôt tout l’amphithéâtre d’un laquais qui siffle, d’un malade dans sa garde-robe, d’un homme ivre qui dort ou qui vomit ! Y a-t-il rien de plus naturel ? » Voilà de l’indignation !

Quant à la haine que porte Le Sage à Baron, on la retrouve en plusieurs endroits du Diable boiteux et de Gil Blas, une haine rieuse, une moquerie pleine de gaîté, un coup d’épingle, comparé au fer chaud. Voici le portrait de Baron, par Le Sage :

« Premièrement, c’est un grand homme qui a été comédien. — As-tu remarqué ses cheveux noirs ? Ils sont teints, aussi bien que ses sourcils et sa moustache. Il est plus vieux que. Saturne ; cependant, comme au temps de sa naissance, ses parents ont négligé de faire inscrire son nom sur les registres de sa paroisse, il profite de leur négligence, et il se dit plus jeune qu’il n’est, de vingt ans pour le moins. D’ailleurs c’est le personnage le plus rempli de lui-même. Il a passé les douze premiers lustres de sa vie dans une ignorance crasse ; mais pour devenir savant, il a pris un précepteur qui lui a appris à épeler a en grec et en latin. — On dit que c’est un grand acteur. Je veux le croire pieusement ; je t’avouerai toutefois qu’il ne me plaît point. Je l’entends quelquefois déclamer ici, et je lui trouve, a entre autres défauts, une prononciation trop affectée, avec une voix tremblante qui donne un air antique et ridicule à sa déclamation. »

Certes, l’homme qui a occupé à ce point Molière, La Bruyère, Le Sage, vaut bien la peine qu’on aille voir jouer sa comédie, ne fût-ce que pour chercher à s’expliquer d’où lui venait l’amitié de Molière, le mépris de La Bruyère et la haine de Le Sage ? Trois immenses fardeaux à porter.

À vrai dire, en ceci, nous comprenons mieux La Bruyère et Le Sage que nous ne comprenons Molière. Molière a aimé Baron comme un intelligent comédien, qui était beau, bien fait et insolent à outrance, comme son élève, comme un enfant qu’il avait sauvé, à la bonne heure ; La Bruyère l’a flagellé comme un insipide auteur dramatique sans retenue et sans style ; pour nous, à ne juger Baron que sur son rôle et sur sa comédie de L’Homme à bonnes fortunes, nous trouvons que La Bruyère a raison.

En effet, quelle triste et insipide comédie ! quelles sottes mœurs ! quel plat style, quelle méchante intrigue, et comment le xviie  siècle à son apogée a-t-il pu se complaire à la représentation d’une pareille œuvre, si insolemment jetée sur le même théâtre où les chefs-d’œuvre de Molière brillaient, chaque soir, dans l’éclat naïf de leur génie, de leur style et de leur nouveauté ?

Cet homme à bonnes fortunes, ce Moncade, qui est-il ? D’où vient-il ? C’est un nommé Moncade, un beau, d’un certain âge, qui n’a ni feu ni lieu, ni parents ; ni amis, ni état dans le monde. Ce n’est pas un marquis, ce n’est pas un bourgeois, il n’est ni de la ville, ni de la cour. Pour comble d’invraisemblance, la scène se passe à Paris, dans le Paris de Molière et de Louis XIV, de Ninon de Lenclos et de madame de Maintenon ; la ville aux élégantes amours, aux belles passions, aux belles manières, au savant langage !

Ce Moncade arrive un jour, lui et son valet, comme fait Tartuffe chez Orgon, dans la maison de Lucinde qui l’héberge et le nourrit, un gueux qui n’a pas un sou vaillant ! Que Lucinde ait jamais été la parente de Célimène, cette ravissante coquette, la seule femme sans état dans le monde que Molière se soit permise, on ne saurait le soutenir. Célimène c’est l’esprit qui ose tout, c’est l’ironie qui se permet toutes choses, c’est la grâce un peu effrontée, c’est véritablement la femme libre du xviie  siècle, mais si aimable et si habile à se défendre, qu’on a bientôt oublié tout ce que sa conduite a d’équivoque.

À coup sûr la grande Célimène ne voudrait pas de cette Lucinde, pour en faire sa femme de chambre. Une fois installé chez Lucinde, Moncade, qui devrait s’occuper de sa bienfaitrice, au moins tant qu’il est chez elle, à peu près sur le même pied que les gens à ses gages, n’a pas d’autre soin que d’écrire à des femmes étrangères, ou de recevoir des lettres d’amour, sous les yeux et dans la maison même de Lucinde. Il faut que cette Lucinde soit une grande dupe ou que ce Moncade soit un grand niais !

Cependant Moncade est à sa toilette. Il met ses mouches et son rouge. Plus il sera efféminé, et plus il sera froid et insipide ! comme dit La Bruyère. Arrive alors le grison d’Araminte. Il paraît qu’Araminte a remplacé, par un laquais ad hoc, sa femme de chambre, son messager naturel. Araminte est une femme comme Lucinde, ni vieille et ni jeune, ni belle, et ni laide, ni bourgeoise, ni grande dame. Le grison d’Araminte apporte une montre et une lettre à Moncade. L’instant d’après arrive le grison de Cidalise, qui apporte de la part de sa maîtresse, une agrafe en diamants et une lettre. Moncade ne daigne pas même ouvrir ces tendres billets ; seulement il envoie à Cidalise la montre d’Araminte, Araminte aura l’agrafe de Cidalise. Quant à écrire un mot de remerciement à ces dames, Monsieur ne daigne. Voyez-vous ces deux grisons rapportant à leurs maîtresses, celui-ci une montre pour l’agrafe, celui-là une agrafe pour la montre, sans le moindre compliment ! « Le grison, à Moncade : Faites-vous réponse ? — Moncade : Non ! — Le grison : Viendrez-vous ? — Moncade : Non ! » — La galanterie du xviie  siècle, s’il vous plaît ?

Non seulement ce Moncade est un drôle impudent, mais c’est encore un homme qui ne sait pas son métier. D’abord son métier est de recevoir de toutes mains : Suzanne accepte tout, dit Beaumarchais, et de ne rien donner. Pour une montre ou pour une agrafe, tout ce que doit. Moncade, c’est un bouquet ou une lettre. Quand donc il se défait, en pure perte, de ces présents qu’il a dû bien gagner, Moncade se vole lui-même. En même temps il s’expose, ce qui arrive en effet, à ce que Cidalise et Araminte, qui sont de la même société et qui se rencontreront dans les mêmes salons, reconnaissent, au premier coup d’œil, cette substitution de bijoux. Il y a en tout ceci, convenez-en, de quoi perdre la galanterie la mieux établie, et le digne valet Pasquin a fort raison de s’écrier avec un soupir de regret : Ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour 35 !

Plus tard arrive, non pas le grison de Lucinde, mais sa soubrette Marton. Celle-ci n’apporte ni montre ni agrafe, elle apporte cinquante mille écus et Lucinde ! « Croyez-moi, Monsieur, vous ne serez pas toujours aimable », dit la soubrette, en femme qui connaît toute la fragilité des hommes. Cinquante mille écus !

À quoi monsieur de Moncade répond : « Ma bourse ! ma perruque ! mon épée ! mes gants ! mon chapeau ! » Et il sort, sans dire un petit mot pour Lucinde et ses cinquante mille écus ! Ainsi, au premier acte, Moncade, cet homme qui doit avoir, pour réussir ainsi, même auprès des femmes les plus faciles, tant de bonnes grâces, tant d’esprit et de politesse, n’a encore dit que ces mots-là : « Non ! non ! Ma perruque ! mon épée ! mon chapeau ! » N’est-ce pas là un galant seigneur, tout trouvé, pour fréquenter avec les Bassompierre, les Montbazon, les Sévigné, les Lachâtre et les Villarceaux ?

Au second acte, qui se passe toujours à Paris dans la maison de Lucinde, madame Araminte, la femme à la montre, s’en vient de sa personne, chez Lucinde, pour y chercher Moncade. De quel droit, je vous prie, cette Araminte vient-elle ainsi, chez sa voisine, pour y prendre, de force, un bel homme, que Lucinde loge, nourrit, parfume, habille, etc., à ses frais ? Lucinde n’a-t-elle pas bien le droit de dire à madame Araminte : Que venez-vous faire ici, je suis chez moi ? Araminte arrive donc, et la première personne qu’elle rencontre, ce n’est même plus Lucinde, la maîtresse de céans, c’est Cidalise, la femme à l’agrafe. Avouez que ces deux dames abusent étrangement de l’abnégation de madame Lucinde ! Elles viennent chez cette dame, uniquement pour se disputer l’amant qui lui coûte déjà si cher, le même homme à qui Marton offrait tout à l’heure cinquante mille écus et Lucinde !

À cet instant périlleux, comme nous l’avions prévu et comme M. de Moncade devait le prévoir, l’affaire des diamants et de la montre vient à se découvrir. Aussitôt Cidalise et Araminte, qui tout à l’heure aimaient Moncade si tendrement, se réunissent pour le perdre dans l’esprit de Lucinde. Ces dames-là n’ont pas un regret pour un amant ainsi perdu. On comprend à leur sang-froid, qu’elles ont dans leur coffre-fort un moyen sûr d’avoir un autre Moncade, au même prix. Je ne sais pas si vous pensez comme moi, mais ces trois femmes qui paient le même homme, qui courent après lui, sans amour et sans passion, et qui le quittent sans regret et sans remords, aussi prêtes à le reprendre qu’à le laisser là ; ces trois femmes, sans esprit et sans cœur, qui n’ont même pas leur passion pour excuse, me paraissent aussi loin d’être dramatiques que d’être vraies ; le dégoût est l’unique sentiment que l’on éprouve à leur aspect.

Moncade, qui a été faire une pratique, revient à l’heure du dîner chez Lucinde, et il trouve son hôtesse dans la plus grande colère. C’est tout simplement la colère d’une maîtresse de maison qui paie bien ses gens, et qui est mal servie. Pas un mot du cœur, pas un tendre sentiment, pas une parole humaine dans les reproches de Lucinde à son cher Moncade. Accusé comme un laquais, Moncade se défend comme un laquais, par un mensonge.

À l’aide d’une virgule, il change en louanges pour madame Lucinde, le billet à l’adresse d’Araminte, dans lequel Lucinde était traitée sans pitié et sans tendresse. — Au premier mot d’excuse que dit Moncade, Lucinde est persuadée comme si elle l’aimait d’amour. Ce n’est pas là le propre d’une femme qui paie son amant. Lucinde, cette folle, est désormais convaincue, et obstinée en ses convictions à ce point que l’obstination d’Orgon pour Tartuffe n’est rien, comparée à l’obstination de Lucinde pour Moncade. À peine est-elle sortie, Moncade appelle Pasquin :

« Porte cette lettre à la comtesse Dorvoir (c’est la seule femme titrée de la pièce) : — la comtesse Dorvoir ! dit Pasquin, il y a quinze mois que vous ne l’avez vue !… Ah ! ah ! elle a vendu une terre depuis huit jours, j’y vais ! »

Il y va ! Soutenez ensuite que la comédie est l’école des mœurs ! — Qu’il n’y a de moral que le vieux répertoire, et plaignez-vous en vile prose, des hardiesses de M. Victor Hugo, et des témérités de l’amant de la Thisbé !

Nous en sommes encore au troisième acte ; cette comédie est si longue ! Tous ces actes se ressemblent ; l’esprit y manque autant que le goût, l’honnêteté, et la vraisemblance. Ce sont toujours les mêmes femmes, à la curée de l’homme à leur solde, et c’est toujours le même homme payé qui en donne à ces femmes, à peine pour leur argent. Léonore, une espèce de femme honnête, a entrepris de démasquer Moncade, à peu près comme Elmire entreprend de démasquer Tartuffe ; avec cette différence cependant que la scène de la déclaration dans Tartuffe est la plus terrible qui se puisse entendre, tant c’est là un habile et hardi scélérat, Tartuffe ! Tant il y va de la vie et de l’honneur, pour toute cette honnête famille !

Moncade au contraire Que nous importe Moncade ? C’est un vrai drôle qui tombera dans tous les pièges qu’on voudra lui tendre. Et puis, quand il continuerait à abuser toutes les Lucinde de la terre, où est le mal ? Est-ce que je m’intéresse à cette vieille folle, pas plus qu’à Cidalise, pas plus qu’à Araminte, ou qu’à la comtesse Dorvoir ? Qu’on les trompe, qu’on ne les trompe pas, qu’on les vole ou non, à quoi bon ? Voici donc mademoiselle Léonore qui dit à Moncade : « Vous n’aimez point Lucinde ! vous vivrez éternellement pour moi ! vous me le promettez, et votre main est prête à m’en signer l’aveu ! »

Cette proposition qu’on n’eut pas faite à Tartuffe, Moncade la trouve toute naturelle. Tout à l’heure encore, peu s’en faut qu’il n’ait été perdu par une lettre… il va en écrire une autre à l’instant, bien plus claire que la première. Il écrit donc : — Je n’aime pas Lucinde !… La dernière intrigante de la rue qu’il eût consultée, de compère à compagnon, lui aurait pu enseigner que les femmes galantes n’écrivent jamais.

Mais non ! Cette Lucinde est plus sotte encore que ce Moncade n’est sot et impudent. Même après cette lettre, très bien ponctuée et sans équivoque de Moncade, elle se figure que c’est un tour de Léonore ; et plus que jamais elle offre à Moncade — cinquante mille écus et Lucinde ! « — Marton à Moncade : — Madame demande si vous souperez ici ? — Moncade : J’y souperai si cela lui fait plaisir ! » Et il s’en va chez Bélise du même pas.

Au quatrième acte, nouveau guet-apens, tendu à Moncade. Léonore ne se tient pas encore pour battue. On appelle un certain grison qui promet d’être exact, de venir, sur le minuit, chez Moncade, et de lui bander les yeux avec un mouchoir, sous prétexte de le conduire à une bonne fortune, ces dames feront le reste. Mais n’est-ce pas se donner bien du mal pour détacher Lucinde de Moncade ? Moncade ne veut pas de Lucinde, il vient de le déclarer à Pasquin ! Vraiment on prend plus de soucis pour rompre cet hymen que n’en prend Néron pour se défaire de Britannicus. Moncade cependant, qui pourtant a ses raisons pour se tenir sur ses gardes, donne encore, et pour la troisième fois, dans le piège qu’on lui tend. Il se laisse bander les yeux, et conduire à ce rendez-vous, comme un enfant. Arrivé dans ce salon mystérieux il garde loyalement ce bandeau qui l’empêche de voir les cinq femmes. Son valet Pasquin qui est là présent, et qui n’a pas d’autre fortune que la fortune de son maître, ne fait pas un seul mouvement pour l’avertir qu’il ait à se tenir sur ses gardes.

Cependant, Lucinde bien résolue de ne jamais voir Moncade s’il donne dans le panneau, joue son tout coup vaille ; elle déguise sa voix pendant toute une longue scène et elle parle à Moncade d’Araminte. — Ah ! Madame, s’écrie Moncade, n’entrons pas dans le détail d’Araminte ! — Et Cidalise ? — C’est une folle ! (notez bien qu’Araminte et Cidalise sont là qui écoutent et qui ont le plus grand intérêt à ne pas laisser entrer dans leurs détails !) Et, pendant tout ce dialogue, Moncade ne voit pas, que la femme qui lui parle, déguise sa voix !

Il ne reconnaît pas la voix de Lucinde ! — Il ne sait pas que le salon, dans lequel il parle, est rempli de gens qui l’écoutent ; il ne devine pas la rage étouffée d’Araminte, l’indignation de Cidalise, la joie de Léonore, la stupeur de Pasquin, la moquerie de Marton ! Sa main est libre, et il n’arrache pas son bandeau dans un moment de transport ! et vous appelez cet imbécile, un homme à bonnes fortunes ! Mais n’avez-vous donc pas appris qu’il y avait un héros de Molière, un homme amoureux à outrance, galant, brave, passionné jusqu’au délire, jusqu’au crime, qui ne croit à rien sur la terre et dans le ciel, élégant et spirituel vagabond tout éclatant d’or, d’esprit, de licence et de passion, perdu de dettes et de débauches, libertin plein de grâces, qui est capable de tout pour plaire aux femmes, et même de les respecter ; faut-il donc vous nommer celui-là qui est resté le type de l’homme amoureux et de l’homme abonnes fortunes, et qui s’appelle Don Juan ?

Et quand enfin Moncade est démasqué, tout est dit. Araminte et Cidalise s’en vont triomphantes. Lucinde, très calme et très souriante, se retourne vers une espèce d’imbécile nommé Éraste, en lui disant : — « Éraste, voulez-vous recevoir ma main ? » : — À quoi cet Éraste répond avec transport. — « Si je le veux ! » Bon homme en effet. Voilà une femme qui a logé Moncade sous son toit, des mois entiers, qui l’a disputé à ses rivales ; qui l’a défendu envers et contre tous, qui lui dit : — Adieu, perfide ! Et mons Éraste d’épouser la dame à belles baisemains, en disant :

—  Si je le veux !

Ces trois femmes s’en vont, sans se repentir, sans s’étonner, sans jeter un dernier regard sur le perfide ! Pasquin, resté seul avec Moncade, regarde cette belle maison dont on les chasse ;

—  Il faut déloger ! dit-il avec un gros soupir. Et ils s’en vont comme deux valets congédiés !

Je ne ferai pas l’injure aux femmes de Don Juan, ces belles personnes si retenues et si modestes, ces innocentes filles si charmantes, ces grandes dames si fières, ces amours si malheureux, ces passions si indignement mais si spirituellement trahies, de les comparer avec les trois à quatre filles de joie, mises en scène par le comédien Baron.

Ceux qui ont dit que Baron s’était mis en scène lui-même, ont dit vrai, et il a pris là une triste copie. Mais ceux qui ont raconté que ce Moncade avait été un des plus grands séducteurs du xviie  siècle, et qu’il allait, en plein jour, redemander son bonnet de nuit aux duchesses, ont calomnié, juste ciel ! les Françaises de ce temps-là.

D’Ancourt. — Le Chevalier à la mode. — L’Âge d’or des comédiens. — L’Homme à bonnes fortunes. — La Critique de l’Homme à bonnes fortunes

De L’Homme à bonnes fortunes au Chevalier à la mode, il n’y a, comme on dit, que la main. Le Chevalier à la mode entre les œuvres de d’Ancourt est, à tout prendre, une vive et curieuse comédie. Rien qu’à voir d’Ancourt, vous eussiez compris qu’il était fait, tout exprès, pour reproduire ces sortes de fantaisies.

On eût dit, en effet, à voir ce jeune homme bien né, savant, hardi, qui vivait dans Paris comme un Bohémien, qu’il était venu au monde pour attirer à soi la comédie et pour la faire descendre des hauteurs où l’avait placée Molière, afin que chacun pût l’aborder, sans trop de façon, cette noble dame d’une tournure si fière, et dont le regard sévère faisait baisser les yeux, aux moins timides.

Hélas ! c’en était fait de l’art de Molière. Le Misanthrope, Tartuffe, Les Femmes savantes, L’Avare, Don Juan, les grands vices, les grands ridicules, les caractères hardis, Molière les avait épuisés, tout d’un coup. C’en est fait, il vous faut renoncer, et renoncer pour toujours peut-être, à la grande comédie, à la comédie originale, à celle qui s’adresse à tous les hommes, à tous les temps, à tous les âges : mais en revanche vous aurez la pétulante et égrillarde comédie, celle qui s’occupe des moindres détails de nos mœurs fugitives, qui s’en va, le nez retroussé et le nez au vent, la lèvre rebondie, et le pied leste et l’oreille alerte, à la poursuite des scandales, des bons mots, des folies, des mines amoureuses, des guerres du cabaret, des fanfreluches de l’antichambre et des duels au premier sang.

Il faut aimer d’Ancourt pour sa bonne grâce, pour sa leste humeur, pour son esprit impétueux, pour le respect qu’il portait au hasard. En effet, le hasard est le dieu véritable de ces sortes d’esprits primesautiers qui vont toujours en avant, qui ne reculent jamais, même pour sauter plus haut et plus loin. Un jour, (il était un avocat sans cause), comme il revenait de plaider sa première cause, et de la plaider avec succès, notre jeune homme fait la rencontre d’une belle fille, alerte et pimpante, accorte et bien tournée ! et des cheveux si longs ! des mains si blanches ! un pied qui brûlait le pavé sans le toucher ! d’Ancourt comprit que c’était sa muse qui passait ; il la suivit, tenant son cœur à deux mains : Tout beau, mon cœur !

Justement la belle fille, poussée par ce vent favorable qui ne souffle plus sur nos têtes folles, passé vingt ans, s’en allait du côté du grenier où logeait d’Ancourt. Justement elle s’arrêta à la porte du jeune homme. Lui, alors, il la prit par la main, et les voilà courant, tout d’une haleine, dans la mansarde poétique. C’était mieux que la muse de d’Ancourt ; c’était la fille du comédien La Thorillière, qui n’avait jamais rencontré d’autre amoureux en son chemin. On les chercha longtemps elle et lui, elle surtout.

La Thorillière pleurait ce joyau de son roman comique ; le père de d’Ancourt, bon gentilhomme, ne savait guère s’il devait se fâcher contre son fils ou lui porter envie ; la fille était si jolie ! Après toute délibération, on résolut, pour les guérir de leur amour, de les laisser mourir de faim.

La faim vint, plus tard qu’on ne l’eût espéré ; mais quand ils eurent mangé leur dernière bouchée, et vidé leur dernier verre d’eau fraîche (dans le même verre !) les voilà qui redescendent de leur Éden, et qui s’en vont, bras dessus bras dessous, se faire bénir par le père La Thorillière qui les bénit, en bon père de comédie.

Une fois bénis, les voilà mariés, et vive la joie ! L’Hôtel de Bourgogne leur donnera tout ce qui leur manque ; l’habit et le pain, et un peu de broderie sur l’habit, et quelque chose sur leur pain. Jamais la fille de La Thorillière n’avait été si jolie ; jamais le jeune et beau Florent-Gaston d’Ancourt n’avait été si heureux et si charmé de son esprit. En ce temps-là, le Conservatoire de déclamation et de musique, (hélas ! il n’a rien conservé), n’était pas inventé, que je sache, non plus que les professeurs de pathétique et de sourire ; on jouait la comédie sans trop d’art, mais avec autant de grâce et de naturel que faire se pouvait.

En ce temps-là, messieurs les comédiens ne s’imaginaient pas qu’ils exerçaient la plus difficile des professions ; ils s’estimaient heureux de gagner leur vie à si bon compte ; ils ne mettaient pas à ce métier-là plus d’importance que la chose ne vaut ; ils se donnaient pour ce qu’ils valaient : celui-ci pour un grand paresseux qui n’avait pas osé aborder les occupations sérieuses de la vie ; celle-là pour une fille vaniteuse et coquette qui faisait bon marché de la vertu ; tous enfin pour de bons vivants, très contents de vivre, en faisant rire ou pleurer leurs semblables, au gré des poètes qui les inspiraient.

C’était alors le beau temps du théâtre. Point de raideur, point de gêne, et rien de guindé ; des amours-propres de bons garçons et de bonnes filles ; des appointements à la portée de tous les entrepreneurs ; des gens qui riaient toujours, véritables enfants de ce bon père Molière, qui avait gardé pour lui-même tous les ennuis de la profession, laissant à ses heureux camarades, les vices heureux, les faciles plaisirs, les folles joies, toutes les licences permises, tout ce qui a fait la vie du comédien, depuis Thespis, l’heureux ivrogne, jusqu’à mademoiselle Bourgoin.

Et la preuve que les plus beaux esprits, parmi les comédiens, ne croyaient pas être de si grands hommes, pour avoir appris par cœur et représenté l’esprit des autres, c’est qu’eux-mêmes, pour peu qu’ils se sentissent quelque génie, ils se mettaient à écrire des comédies. Et ces comédies, ils les écrivaient, tout comme ils jouaient les comédies des autres, sans façon, et souvent le plus simplement du monde et sans crier : au miracle !

Un comédien était reçu par ses camarades, pour jouer la comédie, et ensuite pour faire des comédies, si la chose se rencontrait ; cela se faisait par-dessus le marché, et à peine si les camarades disaient au poète : — Grand merci ! Tant ils se mettaient de moitié dans l’œuvre commune, celui-ci apportant sa vieille expérience des choses du théâtre, celui-là ses anecdotes et ses bons mots, et celles-là leur beauté, leur jeunesse, leurs sourires, leurs habitudes élégantes, puisées aux meilleures sources. Ils auraient bien ri, en ce temps-là, de la vanité de nos comédiens et de l’amour-propre de nos poètes ! Ils auraient bien été étonnés de l’argent qui se pouvait gagner, dans l’une ou dans l’autre de ces professions. Quels grands yeux ils auraient ouverts ! d’Ancourt à lui seul a improvisé quatre-vingts pièces de théâtre ; Baron, le frivole Baron, élevé disait-il, sur les genoux des princesses et mort à quatre-vingts ans dans son berceau, a laissé trois volumes de pièces de théâtre ; mais ne comparons pas Baron à d’Ancourt.

Baron est un copiste, un arrangeur égoïste, un homme qui ne pense qu’à se faire des rôles, un inventeur qui prenait de toutes mains, à ce point que le P. Lame a traduit, sous le nom de Baron L’Andrienne de Térence ; d’Ancourt, au contraire, il jette son esprit à qui le veut prendre ; il est l’inventeur, non pas de la comédie bourgeoise, mais de la comédie des bourgeois. Il les aimait, il les flairait, il les savait par cœur. Il marchait à la piste de ces petites vanités, dont il riait d’un bon rire. Ajoutez qu’il parlait facilement tous les patois, et qu’au besoin il vous faisait un dialogue tout en proverbes, en naïvetés, en niaiseries, en barbarismes, en bêtises sans égales.

La belle et la bonne société n’existe guère pour d’Ancourt ; il n’a jamais compris le Misanthrope, il n’a guère hanté les salons de Célimène ; en revanche, il sait mieux que personne quelle était Célimène, il l’a retrouvée, et surtout il l’a remise à sa véritable place, non plus face à face avec les plus honnêtes gens de la cour, mais côte à côte avec toutes les filles et tous les chevaliers d’industrie qui n’attendaient plus que la régence pour s’emparer, tête levée, de leur domaine. C’est là, en effet, le second plan de la comédie de d’Ancourt. Ici le bourgeois, et plus loin les Misanthropes qui vivent de leur esprit, et les Célimènes qui vivent de leur beauté. Et toute cette comédie est soutenue par beaucoup de verve, d’entrain et de malice. Le mauvais sujet s’y montre, les jambes un peu avinées, la tête vacillante, le nez barbouillé de ta bac, la dentelle en désordre, en même temps il s’y montre bien vêtu, bien vrai, bien naturel, bien railleur.

Tout au rebours de Baron, qui se faisait des rôles à lui-même, d’Ancourt ne jouait pas dans ses propres comédies ; il aimait à jouer la comédie sérieuse, il n’était jamais plus beau que dans les grands rôles de Molière, dont il avait l’éloquence. C’était lui qui portait la parole s’il fallait parler au roi, ou au public. Louis XIV l’aimait pour ses façons de grand seigneur. Au demeurant, esprit cultivé, très versé dans les langues anciennes, le meilleur disciple de ce Père Larue, qui s’adressait à Baron, non pas à d’Ancourt, pour être le parrain de ses comédies, tant ce bénévole Père Larue était sûr de la probité de d’Ancourt. Quelle belle place on eût donnée à d’Ancourt, après Molière, s’il ne se fût pas rencontré un autre génie, né sous le pilier des halles de Paris, et nommé Jean-François Regnard !

Certes, si nous réunissons ces trois noms-là dans la même dissertation, Regnard, Baron, d’Ancourt, c’est qu’en effet chacun d’eux a écrit une comédie dont L’Homme à bonnes fortunes est le héros ; et ces trois héros, vous allez voir tout à l’heure qu’ils se ressemblent à s’y méprendre. L’Homme à bonnes fortunes, de Baron, et celui de Regnard, et Le Chevalier à la mode, de d’Ancourt, sont, en effet, celui-ci, et celui-là, et le troisième, trois chevaliers d’industrie qui se vendent à la journée, et qui n’ont pas d’autre métier que de tirer un certain profit de leurs vénales amours. L’un, Moncade, reçoit à son lever une montre d’Araminthe, une agrafe en diamants de Cidalise ; il donne son congé à la femme d’un conseiller, parce qu’elle n’est pas assez riche ; il se laisse aimer de Lucinde, qui est assez riche pour qu’il l’épouse, mais il ne l’épousera que s’il ne trouve pas un meilleur parti ; et cependant il est logé, nourri et vêtu chez cette dame, par cette dame. Ce n’est pas tout : chez le fournisseur de Moncade se sont présentées trois dames, dans la matinée, pour payer les petites dettes de ce Moncade. Or, ces dames, qui ne veulent pas être reconnues, étaient masquées ! En fin de compte, cet homme est mis à la porte de la maison de Lucinde. — « Allons, Monsieur, il nous faut déloger, changer de nom et de quartier ; nous sommes décriés dans celui-ci comme de la fausse monnaie ! »

Ainsi finit la pièce. On ne traiterait pas autrement une mauvaise fille qui aurait volé une paire de gants ou un pot de fard.

Le Chevalier à la mode, de d’Ancourt, n’est pas mieux traité que M. le chevalier de Moncade, et il nous paraît encore plus vil. Baron s’est ménagé lui-même dans sa propre comédie. Il n’a pas poussé très loin les petites indignités de son héros, et en même temps il s’est donné toutes sortes d’occupations durant ces cinq actes ; il a indiqué toutes sortes de minauderies, de petites grâces, de mignardises, ici une manchette à déchirer, là des cheveux qu’on s’arrache, plus loin une chaise cassée, un ongle que l’on se ronge, ou des mines à faire à une dame dans l’avant-scène ; ce sont là autant de détails sur lesquels l’habile comédien a compté, pour faire oublier toute cette affaire mauvaise d’argent, de dons et de présents, envoyés par des femmes. D’Ancourt, lui, ne prend pas tant de soins pour dissimuler la bassesse de son chevalier. À proprement dire, ce chevalier est à vendre à la plus offrante. D’un côté, madame Patin, marchande notre chevalier ; mais, d’autre part, la vieille baronne en est déjà venue à donner des arrhes ; madame Patin a quarante mille livres de rentes, la baronne en aura soixante mille si elle gagne son procès, et « je la préférerais à madame Patin, quoiqu’elle ait quinze ou vingt années davantage », dit le chevalier. En un mot, comme le dit très bien Pasquin — le chevalier n’aime que son profit.

En fait de profit, madame la baronne envoie, ce matin même, à M. le chevalier, non pas une montre, ou de méchants petits diamants, mais deux gros chevaux qui ont l’air aisé, un carrosse, un des plus beaux qui se portent (on disait en ce temps-là : un carrosse bien porté, comme les marchands de nouveautés de ce temps-ci vous disent — un châle bien porté !), un cocher et un gros barbet ; d’où il suit que la baronne n’y va pas de main morte ; en revanche, elle tient fort à son cher chevalier. — Elle le fait surveiller, comme un bien à soi appartenant, elle le dispute à madame Patin, et même l’épée à la main. En même temps, notre chevalier, qui a rencontré une petite brune très riche, se propose de l’enlever, pour peu qu’elle soit plus riche que la baronne. À fortune égale, il donnera la préférence à la petite brune. L’amour du chevalier n’est pas capable d’un plus grand effort.

Cet homme, autant pour le moins que monsieur Moncade, s’est mis sérieusement aux enchères, et il est trop habile marchand pour rien donner au rabais. Savez-vous, je vous prie, un plus ignoble caractère, et ne faut-il pas que d’Ancourt ait appelé à son aide tout l’esprit qu’il avait en partage, pour nous faire accepter de pareilles hontes ? Il nous semble même que le Moncade de Baron, ou le chevalier de d’Ancourt, seraient plus comiques si on nous les montrait enfin, amoureux pour leur propre compte, partagés entre leur amour et leur avarice, et traités par l’objet de leur passion, comme de vrais va-nu-pieds ! Mais non, ces deux gredins sont tout occupés à s’aimer eux-mêmes, à se regarder au miroir, à faire des dupes parmi les femmes. Voilà véritablement ce qui s’appelle avoir des commerces. Notre chevalier, sous ce rapport, est un grand commerçant avec toutes sortes de femmes. « L’une a soin de son équipage, l’autre lui fournit de quoi jouer, celle-ci arrête les comptes de son tailleur, celle-là paie ses meubles et son appartement, et toutes ses maîtresses sont comme autant de fermes qui lui paient un gros revenu. »

Il est impossible d’être plus clair, et d’expliquer d’une façon plus complète, le métier que fait le chevalier à la mode.

La pièce finit comme elle a commencé, par une escroquerie du chevalier. Il a fini par arrêter en lui-même qu’il n’épouserait ni madame Patin, ni la baronne, mais en même temps il a résolu d’enlever, à chacune de ces bonnes dames, mille pistoles. Madame Patin, qui n’a rien à refuser à son méchant petit homme, lui promet les mille pistoles pour le même soir ; ainsi fait la vieille baronne. Voilà notre chevalier bien content ; malheureusement, par une circonstance indépendante de sa volonté, comme on dit à la cour d’assises, le chevalier est obligé de renoncer à cette dernière friponnerie ; on le chasse tout comme a été chassé Moncade, et il s’en va en s’écriant : Il n’y a que les mille pistoles de madame Patin que je regrette en tout ceci ! — Telle est l’ignominie de ce beau jeune homme, que l’auteur comique n’entreprend même pas de le corriger.

Voilà pour les deux premières comédies, et pour peu que vous sachiez quelle est la gaieté imperturbable de Regnard, vous devez vous imaginer sans peine ce que peut être une comédie de Regnard écrite pour le théâtre italien, à propos du héros de Baron ou de d’Ancourt. — L’homme à bonnes fortunes de Regnard est un escroc plus renforcé que les deux autres. Il a trois maîtresses qui se ruinent pour lui. Chacune de ses maîtresses lui a donné une robe de chambre ; quand une de ces dames arrive chez le galant, il se hâte d’endosser les couleurs de la dame.

Toujours des robes de chambre, dit-il ; il faut avouer que ces dames nous aiment en déshabillé ! Du reste, il est courbaturé de ces aventures qu’on appelle des bonnes fortunes, et son superflu suffirait à vingt financiers, à vingt marquis. Quand il a dit toutes sortes d’impertinences et bien d’autres, notre chevalier s’en va pour faire la cour à deux jeunes personnes qui ressemblent à Cathos et à Madelon ; il entre, le cocher de fiacre veut être payé ; le vicomte prie Colombine de payer pour lui. — Molière est moins hardi que Regnard ; c’est le marquis de Mascarille qui paie lui-même ses porteurs. Ceci arrangé, notre vicomte fait à ces dames le récit de la journée d’un joli homme.

Le joli homme fait d’abord sa toilette. Après la toilette, il dîne chez Rousseau. Un officier ne peut pas être moins de cinq heures à table, avant qu’il ait fumé cinq ou six douzaines de pipes, il est besoin de s’y remettre pour souper ! — Puis il ajoute : Quand je vais en femme (comme on dit : Malbroug s’en va-t-en-guerre), j’ai soin de me rincer la bouche avec trois ou quatre pintes d’eau-de-vie ! Il en est là de sa narration lorsqu’on lui annonce qu’on le veut arrêter pour un billet qu’il a signé d’un faux nom ; aussitôt voilà la petite Isabelle qui donne à ce drôle ses deux brillants, son collier, sa montre, son cachet ; le drôle accepte tout, et il s’en va en disant : Voilà des bonnes fortunes !

N’est-ce pas bien étrange (sans compter ce que je passe !) que si près du Misanthrope que dis-je ? si près du Malade imaginaire, la Muse de la comédie se permette de pareils excès ? N’est-ce pas une chose singulière, que tout d’un coup, cet art que l’on croyait dompté, et forcé de marcher dans la voie que lui avaient tracée Louis XIV et Molière, revienne si lestement et en si grande hâte sur ses pas ? Vous aurez beau dire cette fois : Il s’agit d’une parodie pour les bouffons de l’Italie, il s’agit d’Arlequin et de Colombine… Regnard, au contraire, a pris si fort au sérieux son Homme à bonnes fortunes, qu’il a écrit une comédie tout exprès pour le défendre, et cette comédie est, à coup sûr, la meilleure imitation que l’on ait faite de cet admirable feuilleton de Molière intitulé : La Critique de l’École des femmes.

Dans sa Critique de l’Homme à bonnes fortunes, Regnard raconte tout d’abord le succès de sa comédie on s’y presse, on s’y tue. L’hôtellerie voisine est encombrée de militaires qui viennent tout exprès pour apprendre comment on pressure une femme jusqu’au dernier bijou. Dans cette hôtellerie loge une comtesse bien difficile à servir, si l’on en croit Claudine : « c’est du blanc, c’est du rouge, c’est un gros bourgeon qu’il faut raboter ; tant y a qu’il y a toujours quelque chose à calfeutrer à ce visage-là ». Sur l’entrefaite, arrive la comtesse elle-même, elle a vu représenter l’Homme à bonnes Fortunes, et elle s’évanouit d’indignation. — « Coupez mon lacet, de l’eau de Hongrie, qu’on me déchausse ! » La cousine de la comtesse en dit autant. — Ces deux femmes vont nous crever dans la main, dit le baron.

L’instant d’après entre un marquis : « de la chandelle ! du feu ! une bassinoire ! Ah ! les mauvais comédiens ! » Ce marquis-là, lui aussi, revient de L’Homme à bonnes fortunes, et à ce jeu il a perdu son manteau, son chapeau, son épée ; il eût perdu sa bourse, s’il avait eu une bourse ; voilà ce que lui coûte cette comédie, dont tant de femmes lui ont rompu la tête. — Arrive à son tour M. Bonaventure : s’il vient un peu tard, c’est que deux mille carrosses qui reviennent de la comédie l’ont arrêté en chemin. Cette comédie, c’est la rage de Paris. Quand ils ont bien déclamé contre Regnard, ces messieurs se mettent à table avec ces dames, et à force de s’échauffer, ils finissent par se jeter les plats à la tête. Ceci n’est pas tout à fait l’atticisme de La Critique de l’École des femmes ; mais en fait d’atticisme, il ne faut pas s’adresser à Regnard.

Toujours est-il qu’à cet empressement de la foule, et surtout des femmes, pour voir L’Homme à bonnes fortunes, à l’excellence d’un pareil héros qui occupe, coup sur coup, trois poètes comiques contemporains, on se demande d’où vient donc un pareil succès, et comment il se fait que ni Baron, ni Regnard, ni d’Ancourt, n’ont pu satisfaire l’engouement public pour ce chevalier d’industrie, qui permet aux femmes de l’aimer, et qui le permet à prix d’argent ? Quand on aura dit : — c’étaient là les mœurs de certaines femmes et de certains hommes, on n’aura pas expliqué le moins du monde, pour quelles raisons les plus honnêtes femmes se sont tant amusées du Chevalier à la mode, et de L’Homme à bonnes fortunes ! La véritable, la seule explication qu’on en peut dire, c’est encore et c’est toujours le Don Juan. Don Juan ! voilà le véritable chevalier à la mode, le véritable homme à bonnes fortunes, celui à qui pas une ne résiste, qui les prend, qui les dompte et qui les harcèle, sans daigner tourner la tête pour voir la place où elles sont tombées.

À coup sûr, cet esprit hautain et dédaigneux, ce malfaiteur sans pitié et sans respect, aura mécontenté les femmes de ce xviie  siècle, prosterné également devant le roi et devant les dames. Don Juan, en effet, n’a rien qui rappelle la galanterie du beau Versailles. C’est un brutal qui ne respecte rien, ni personne. Nul, moins que lui, n’a voyagé sur la carte de Tendre, et même sa première déclaration d’amour a quelque chose qui offense et qui blesse ces délicates personnes, si entendues dans les choses les plus délicates de l’amour. Suivez Don Juan, écoutez-le, et vous allez prendre en mépris tout ce qui est la passion, tout ce qui est l’amour. Fi ! s’ensevelir à tout jamais, dans une passion, être mort dès sa jeunesse, refuser son cœur à tout ce qu’on voit d’aimable, est-ce là vivre ? Parlez-nous, au contraire, de l’inconstance : tout aimer et tout laisser, s’en aller bien vite, une fois qu’il n’y a plus rien à dire ni plus rien à faire, à la bonne heure ! Ainsi il parle, ainsi il agit.

Eh bien ! les femmes à qui ne déplaît pas Moncade, devaient haïr Don Juan : elles pressentaient que cet homme était la fin de toute galanterie et de toute passion ; elles comprenaient confusément que Don Juan et Don Quichotte, deux héros du même pays, venaient mettre un terme, celui-ci par ses insolences et celui-là par ses respects exagérés, à toute la belle et douce galanterie d’autrefois. Voilà ce que ces dames s’avouaient tout bas, en avisant au moyen de châtier Don Juan puisque Don Quichotte était incorrigible. Ce moyen-là, c’était d’avilir autant que possible l’homme à bonnes fortunes ; c’était d’en faire le misérable intrigant que vous avez vu tout à l’heure dans trois comédies.

En effet, ce chevalier à la mode, ce comte coquet, ce vicomte escroc, que sont-ils, sinon la parodie de Don Juan ? Don Juan est gentilhomme ; nos héros sont à peine chevaliers. Don Juan est brave ; les nôtres portent une épée comme ils portent des broderies à leur habit et des mouches à leur visage. Don Juan, quand il insulte une femme, voit au moins les frères de cette femme venir lui demander raison de leur honneur ; nos chevaliers d’industrie n’ont pas à redouter le plus petit duel. Moncade, par exemple, est interpellé par Ergaste, le frère de Léonor, pour savoir s’il épousera sa sœur ; Moncade répond à cet Ergaste : — On n’épouse pas toutes celles qu’on aime, et les choses en restent là. Ce n’est point ainsi que les choses se passent entre Juan et Carlos, le frère d’Elvire. Enfin si Don Juan dans sa carrière amoureuse ne donne rien à personne, s’il n’a pas une bague au service de ses maîtresses, s’il dédaigne les présents comme un moyen indigne de lui, au moins faut-il reconnaître que notre gentilhomme ne prend à ces dames que ce qu’il peut leur prendre en tout bien, sinon en tout honneur. Ce n’est pas lui à qui dona Elvire elle-même oserait offrir son crédit ou son argent.

Et pourtant, vous l’avez vu, Don Juan est sans argent, ses créanciers le poursuivent à outrance ; M. Dimanche, lui-même, se hasarde à apporter son mémoire. Tout au rebours du tailleur de Moncade qui a touché trois fois, de trois dames masquées, le montant du même mémoire, M. Dimanche ne sait pas comment est fait l’argent de Don Juan et de ses maîtresses… Vous savez avec quelle monnaie est payé M. Dimanche ; voilà le seul argent dont notre gentilhomme fasse usage : son esprit avec les marchands, son courage avec les gentilshommes, sa beauté avec les dames. Le seul louis d’or dont il soit parlé dans toute la comédie, Don Juan le donne à un pauvre qui passe ; il n’y a qu’un seul homme dont ce brillant Juan accepterait ou même volerait la fortune, et cet homme c’est son propre père ; l’argent de sa maison, est le seul argent qu’il peut dépenser sans rougir ! Aussi bien est-ce du côté de l’argent que notre homme à bonnes fortunes a été attaqué. Plus on le trouvait grand seigneur, et plus on s’est amusé à l’avilir. Et vous pensez si cela dut plaire aux femmes, quand on leur apprit que ce fier, ce formidable, ce féroce et dédaigneux don Juan, en était réduit à se mettre aux gages des femmes, comme un laquais !

Voilà la seule explication que je puisse trouver aux mœurs incroyables de ce personnage vénal, odieux, hâbleur, ridicule, intitulé : l’Homme à bonnes fortunes, l’Homme du jour, le Chevalier à la mode et autres chevaliers d’industrie ; vous le retrouverez dans presque toutes les comédies de ce temps-là, et chaque fois qu’il se montre, ce sont de nouveaux transports, de nouveaux triomphes. Le Don Juan de Molière est de 1665 ; celui de Regnard est de 1690 ; il venait quatre ans après celui de Baron !

Mais quoi ! il était écrit que toutes ces parodies ne prévaudraient pas contre le Don Juan original, que l’homme à bonnes fortunes de 1690 vivrait à peine vingt ans encore, et que, pour la confirmation dernière de Don Juan, vous auriez le Lovelace, un autre damné dont la parodie s’est faite toute seule et d’elle-même, et cette parodie-là c’est le dandy !

Il paraît que la vieille Comédie-Française représentait à merveille L’Homme à bonnes fortunes et Le Chevalier à la mode. Ces Messieurs et ces dames déployaient à l’envi, dans ces deux pièces, les grâces, l’esprit, et les souvenirs d’un siècle qui n’est plus. Seule de cette compagnie d’illustres comédiens36, madame Desmousseaux restait, chez nous, pour les représenter ; même il était impossible de le prendre de plus haut, d’avoir plus de verve, plus d’entrain, de grandeur, et, s’il se peut dire, de majesté dans le ridicule. Celle-là partie, plus rien n’est reste de la comédie d’autrefois.