(1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Conclusion »
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(1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Conclusion »

Conclusion

Pour résumer ce qui précède, nous laisserons d’abord de côté la terminologie et même la doctrine de Kant, sur lesquelles nous reviendrons plus loin, et nous nous placerons au point de vue du sens commun. Nous dirons que la psychologie actuelle nous a paru surtout préoccupée d’établir que nous apercevons les choses à travers certaines formes, empruntées à notre constitution propre. Cette tendance s’est de plus en plus accentuée depuis Kant : tandis que le philosophe allemand séparait nettement le temps de l’espace, l’extensif de l’intensif, et, comme nous dirions aujourd’hui, la conscience de la perception extérieure, l’école empiristique, poussant l’analyse plus loin, essaie de reconstituer l’extensif avec l’intensif, l’espace avec la durée, et l’extériorité avec des états internes. — La physique vient d’ailleurs compléter l’œuvre de la psychologie sur ce point : elle montre que si l’on veut prévoir les phénomènes, on doit faire table rase de l’impression qu’ils produisent sur la conscience et traiter les sensations comme des signes de la réalité non comme la réalité même.

Il nous a semblé qu’il y avait lieu de se poser le problème inverse, et de se demander si les états les plus apparents du moi lui-même, que nous croyons saisir directement, ne seraient pas, la plupart du temps, aperçus à travers certaines formes empruntées au monde extérieur, lequel nous rendrait ainsi ce que nous lui avons prêté. A priori, il paraît assez vraisemblable que les choses se passent ainsi. Car à supposer que les formes dont on parle, et auxquelles nous adaptons la matière, viennent entièrement de l’esprit, il semble difficile d’en faire une application constante aux objets sans que ceux-ci déteignent bientôt sur elles : en utilisant alors ces formes pour la connaissance de notre propre personne, nous risquons de prendre pour la coloration même du moi un reflet du cadre où nous le plaçons, c’est-à-dire, en définitive, du monde extérieur. Mais on peut aller plus loin, et affirmer que des formes applicables aux choses ne sauraient être tout à fait notre œuvre ; qu’elles doivent résulter d’un compromis entre la matière et l’esprit ; que si nous donnons à cette matière beaucoup, nous en recevons sans doute quelque chose ; et qu’ainsi, lorsque nous essayons de nous ressaisir nous-mêmes après une excursion dans le monde extérieur, nous n’avons plus les mains libres.

Or, de même que pour déterminer les rapports véritables des phénomènes physiques entre eux nous faisons abstraction de ce qui, dans notre manière de percevoir et de penser, leur répugne manifestement, ainsi, pour contempler le moi dans sa pureté originelle, la psychologie devrait éliminer ou corriger certaines formes qui portent la marque visible du monde extérieur. — Quelles sont ces formes ? Isolés les uns des autres, et considérés comme autant d’unités distinctes, les états psychologiques paraissent plus ou moins intenses. Envisagés ensuite dans leur multiplicité, ils se déroulent dans le temps, ils constituent la durée. Enfin, dans leurs rapports entre eux, et en tant qu’une certaine unité se conserve à travers leur multiplicité, ils paraissent se déterminer les uns les autres. — Intensité, durée, détermination volontaire, voilà les trois idées qu’il s’agissait d’épurer, en les débarrassant de tout ce qu’elles doivent à l’intrusion du monde sensible et, pour tout dire, à l’obsession de l’idée d’espace.

Considérant d’abord la première de ces idées, nous avons trouvé que les faits psychiques étaient en eux-mêmes qualité pure ou multiplicité qualitative, et que, d’autre part, leur cause située dans l’espace était quantité. En tant que cette qualité devient le signe de cette quantité, et que nous soupçonnons celle-ci derrière celle-là, nous l’appelons intensité. L’intensité d’un état simple n’est donc pas la quantité, mais son signe qualitatif. Vous en trouverez l’origine dans un compromis entre la qualité pure, qui est le fait de la conscience, et la pure quantité, qui est nécessairement espace. Or, ce compromis, vous y renoncez sans le moindre scrupule quand vous étudiez les choses extérieures, puisque vous laissez alors de côté les forces elles-mêmes, à supposer qu’elles existent, pour n’en considérer que les effets mesurables et étendus. Pourquoi conserveriez-vous ce concept bâtard quand vous analysez le fait de conscience a son tour ? Si la grandeur, en dehors de vous, n’est jamais intensive, l’intensité, au dedans de vous, n’est jamais grandeur. C’est pour ne pas l’avoir compris que les philosophes ont dû distinguer deux espèces de quantité, l’une extensive, l’autre intensive, sans jamais réussir à expliquer ce qu’elles avaient de commun entre elles, ni comment on pouvait employer, pour des choses aussi dissemblables, les mêmes mots « croître » et « diminuer ». Par là même ils sont responsables des exagérations de la psychophysique ; car dès que l’on reconnaît à la sensation autrement que par métaphore, la faculté de grandir, on nous invite à chercher de combien elle grandit. Et de ce que la conscience ne mesure pas la quantité intensive, il ne suit pas que la science n’y puisse indirectement parvenir, si c’est une grandeur. Ou bien donc il y a une formule psychophysique possible, ou l’intensité d’un état psychique simple est qualité pure.

Passant ensuite au concept de la multiplicité, nous avons vu que la construction d’un nombre exigeait d’abord l’intuition d’un milieu homogène, l’espace, où pussent s’aligner des termes distincts les uns des autres, et en second lieu un processus de pénétration et d’organisation, par lequel ces unités s’ajoutent dynamiquement et forment ce que nous avons appelé une multiplicité qualitative. C’est grâce à ce développement organique que les unités s’ajoutent, mais c’est à cause de leur présence dans l’espace qu’elles demeurent distinctes. Le nombre, ou multiplicité distincte, résulte donc, lui aussi, d’un compromis. Or, quand nous considérons les objets matériels en eux-mêmes, nous renonçons à ce compromis, puisque nous les tenons pour impénétrables et divisibles, c’est-à-dire pour indéfiniment distincts les uns des autres. Il faudra donc y renoncer aussi quand nous nous étudierons nous-mêmes. C’est pour ne l’avoir pas fait que les associationnistes sont tombés dans des erreurs parfois grossières, essayant de reconstituer un état psychique par l’addition entre eux de faits de conscience distincts, et substituant le symbole du moi au moi lui-même.

Ces considérations préliminaires nous ont permis d’aborder l’objet principal de ce travail, l’analyse des idées de durée et de détermination volontaire.

Qu’est-ce que la durée au-dedans de nous ? Une multiplicité qualitative, sans ressemblance avec le nombre ; un développement organique qui n’est pourtant pas une quantité croissante ; une hétérogénéité pure au sein de laquelle il n’y a pas de qualités distinctes. Bref, les moments de la durée interne ne sont pas extérieurs les uns aux autres.

Qu’existe-t-il, de la durée, en dehors de nous ? Le présent seulement, ou, si l’on aime mieux, la simultanéité. Sans doute les choses extérieures changent, mais leurs moments ne se succèdent que pour une conscience qui se les remémore. Nous observons en dehors de nous, à un moment donné, un ensemble de positions simultanées : des simultanéités antérieures il ne reste rien. Mettre la durée dans l’espace, c’est, par une contradiction véritable, placer la succession au sein même de la simultanéité. Il ne faut donc pas dire que les choses extérieures durent, mais plutôt qu’il y a en elles quelque inexprimable raison en vertu de laquelle nous ne saurions les considérer à des moments successifs de notre durée sans constater qu’elles ont changé. D’ailleurs ce changement n’implique pas succession, à moins qu’on ne prenne le mot dans une acception nouvelle ; sur ce point, nous avons constaté l’accord de la science et du sens commun.

Ainsi, dans la conscience, nous trouvons des états qui se succèdent sans se distinguer ; et, dans l’espace, des simultanéités qui, sans se succéder, se distinguent, en ce sens que l’une n’est plus quand l’autre paraît. En dehors de nous, extériorité réciproque sans succession au dedans, succession sans extériorité réciproque.

Ici encore un compromis intervient. Ces simultanéités qui constituent le monde extérieur, et qui, bien que distinctes les unes des autres, se succèdent pour nous seulement, nous leur accordons de se succéder en elles-mêmes. De là l’idée de faire durer les choses comme nous durons, et de mettre le temps dans l’espace. Mais si notre conscience introduit ainsi la succession dans les choses extérieures, inversement ces choses elles-mêmes extériorisent les uns par rapport aux autres les moments successifs de notre durée interne. Les simultanéités de phénomènes physiques absolument distinctes en ce sens que l’une a cessé d’être quand l’autre se produit, découpent en parcelles, distinctes aussi, extérieures les unes aux autres, une vie interne où succession impliquerait pénétration mutuelle : tel, le balancier de l’horloge morcelle en fragments distincts et déploie pour ainsi dire en longueur la tension dynamique et indivisée du ressort. Ainsi se forme, par un véritable phénomène d’endosmose, l’idée mixte d’un temps mesurable, qui est espace en tant qu’homogénéité et durée en tant que succession, c’est-à-dire, au fond, l’idée contradictoire de la succession dans la simultanéité.

Ces deux éléments, étendue et durée, la science les dissocie quand elle entreprend l’étude approfondie des choses extérieures. Nous croyons avoir prouvé qu’elle ne retient de la durée que la simultanéité, et du mouvement lui-même que la position du mobile, c’est-à-dire l’immobilité. La dissociation s’opère ici très nettement, et au profit de l’espace.

Il faudra donc l’opérer encore, mais au profit de la durée, quand on étudiera les phénomènes internes ; non pas les phénomènes internes à l’état achevé, sans doute, ni après que l’intelligence discursive, pour s’en rendre compte, les a séparés et déroulés dans un milieu homogène, mais les phénomènes internes en voie de formation, et en tant que constituant, par leur pénétration mutuelle, le développement continu d’une personne libre. La durée, ainsi rendue à sa pureté originelle, apparaîtra comme une multiplicité toute qualitative, une hétérogénéité absolue d’éléments qui viennent se fondre les uns dans les autres.

Or, c’est pour avoir négligé d’opérer cette dissociation nécessaire que les uns ont été conduits à nier la liberté, les autres à la définir, et par là même, involontairement à la nier encore. On se demande en effet si l’acte pouvait ou ne pouvait pas être prévu, étant donné l’ensemble de ses conditions ; et soit qu’on l’affirme, soit qu’on le nie, on admet que cet ensemble de conditions pouvait se concevoir comme donné à l’avance : ce qui revient, ainsi que nous l’avons montré, à traiter la durée comme une chose homogène et les intensités comme des grandeurs. Ou bien encore on dira que l’acte est déterminé par ses conditions, sans s’apercevoir que l’on joue sur le double sens du mot causalité, et qu’on prête ainsi à la durée, tout à la fois, deux formes qui s’excluent. Ou bien enfin on invoquera le principe de la conservation de l’énergie, sans se demander si ce principe est également applicable aux moments du monde extérieur, qui s’équivalent, et aux moments d’un être à la fois vivant et conscient, qui se grossissent les uns aux autres. De quelque manière, en un mot, qu’on envisage la liberté, on ne la nie qu’à la condition d’identifier le temps avec l’espace ; on ne la définit qu’à la condition de demander à l’espace la représentation adéquate du temps ; on ne discute sur elle, dans un sens ou dans l’autre, qu’à la condition de confondre préalablement succession et simultanéité. Tout déterminisme sera donc réfuté par l’expérience, mais toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme.

Recherchant alors pourquoi cette dissociation de la durée et de l’étendue, que la science opère si naturellement dans le monde extérieur, demande un tel effort et excite une telle répugnance quand il s’agit des états internes, nous n’avons pas tardé, à en apercevoir la raison. La science a pour principal objet de prévoir et de mesurer : or on ne prévoit les phénomènes physiques qu’à la condition de supposer qu’ils ne durent pas comme nous, et on ne mesure que de l’espace. La rupture s’est donc effectuée ici d’elle-même entre la qualité et la quantité,, entre la vraie durée et la pure étendue. Mais quand il s’agit de nos états de conscience, nous avons tout intérêt à entretenir l’illusion par laquelle nous les faisons participer à l’extériorité réciproque des choses extérieures, parce que cette distinction, et en même temps cette solidification, nous permettent de leur donner des noms stables, malgré leur instabilité, et distincts, malgré leur pénétration mutuelle. Elles nous permettent de les objectiver, de les faire entrer, en quelque sorte, dans le courant de la vie sociale.

Il y aurait donc enfin deux moi différents, dont l’un serait comme la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n’a rien de commun avec une juxtaposition dans l’espace homogène. Mais les moments où nous nous ressaisissons ainsi nous-mêmes sont rares, et c’est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n’apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l’espace homogène. Notre existence se déroule donc dans l’espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous « sommes agis » plutôt que nous n’agissons nous-mêmes. Agir librement, c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer dans la pure durée.

L’erreur de Kant a été de prendre le temps pour un milieu homogène. Il ne paraît pas avoir remarqué que la durée réelle se compose de moments intérieurs les uns aux autres, et que lorsqu’elle revêt la forme d’un tout homogène, c’est qu’elle s’exprime en espace. Ainsi la distinction même qu’il établit entre l’espace et le temps revient, au fond, à confondre le temps avec l’espace, et la représentation symbolique du moi avec le moi lui-même. Il jugea la conscience incapable d’apercevoir les faits psychologiques autrement que par juxtaposition, oubliant qu’un milieu où ces faits se juxtaposent, et se distinguent les uns des autres, est nécessairement espace et non plus durée. Par là il fut conduit à croire que les mêmes états sont susceptibles de se reproduire dans les profondeurs de la conscience, comme les mêmes phénomènes physiques dans l’espace ; c’est du moins ce qu’il admit implicitement quand il attribua au rapport de causalité le même sens et le même rôle dans le monde interne que dans le monde extérieur. Dès lors la liberté devenait un fait incompréhensible. Et néanmoins, par une confiance illimitée, mais inconsciente, en cette aperception interne dont il s’efforçait de restreindre la portée, il croyait à la liberté inébranlablement. Il l’éleva donc à la hauteur des noumènes ; et comme il avait confondu la durée avec l’espace, il fit de ce moi réel et libre, qui est en effet étranger à l’espace, un moi également extérieur à la durée, inaccessible par conséquent à notre faculté de connaître. Mais la vérité est que nous apercevons ce moi toutes les fois que, par un vigoureux effort de réflexion, nous détachons les yeux de l’ombre qui nous suit pour rentrer en nous-mêmes. La vérité est que si nous vivons et agissons le plus souvent extérieurement à notre propre personne, dans l’espace plutôt que dans la durée, et si, par là, nous donnons prise à la loi de causalité qui enchaîne les mêmes effets aux mêmes causes, nous pouvons cependant toujours nous replacer dans la pure durée, dont les moments sont intérieurs et hétérogènes les uns aux autres, et où une cause ne saurait reproduire son effet, puisqu’elle ne se reproduira jamais elle-même.

C’est dans cette confusion de la vraie durée avec son symbole que résident, selon nous, la force et la faiblesse du kantisme tout à la fois. Kant imagine des choses en soi d’un côté, et d’autre part un Temps et un Espace homogènes au travers desquels les choses en soi se réfractent : ainsi naîtraient d’un côté le moi phénomène, celui que la conscience aperçoit, et de l’autre les objets extérieurs. Le temps et l’espace ne seraient donc pas plus en nous qu’en dehors de nous ; mais la distinction même du dehors et du dedans serait l’œuvre du temps et de l’espace. Cette doctrine a l’avantage de fournir à notre pensée empirique un fondement solide, et de nous assurer que les phénomènes, en tant que phénomènes, sont connaissables adéquatement. Même, nous pourrions ériger ces phénomènes en absolu et nous dispenser de recourir à d’incompréhensibles choses en soi, si la raison pratique, révélatrice du devoir, n’intervenait à la manière de la réminiscence platonicienne pour nous avertir que la chose en soi existe, invisible et présente. Ce qui domine toute cette théorie, c’est la distinction très nette entre la matière de la connaissance et sa forme, entre l’homogène et l’hétérogène, et cette distinction capitale n’eût jamais été faite, sans doute, si l’on n’eût considéré le temps, lui aussi, comme un milieu indifférent à ce qui le remplit.

Mais si le temps, tel que la conscience immédiate l’aperçoit, était comme l’espace un milieu homogène, la science aurait prise sur lui comme sur l’espace. Or nous avons essayé de prouver que la durée en tant que durée, le mouvement en tant que mouvement, échappent à la connaissance mathématique, laquelle ne retient du temps que la simultanéité, et du mouvement lui-même que l’immobilité. C’est de quoi les Kantiens et même leurs adversaires ne paraissent pas s’être aperçus : dans ce prétendu monde phénoménal, fait par la science, tous les rapports qui ne se peuvent traduire en simultanéité, c’est-à-dire en espace, sont scientifiquement inconnaissables.

En second lieu, dans une durée que l’on supposerait homogène, les mêmes états pourraient se présenter à nouveau, causalité impliquerait détermination nécessaire, et toute liberté deviendrait incompréhensible. C’est bien à cette conséquence que la Critique de la raison pure aboutit. Mais au lieu d’en conclure que la durée réelle est hétérogène, ce qui, en éclaircissant cette seconde difficulté, eût appelé son attention sur la première, Kant a mieux aimé placer la liberté en dehors du temps, et élever une barrière infranchissable entre le monde des phénomènes, qu’il livre tout entier à notre entendement, et celui des choses en soi, dont il nous interdit l’entrée.

Mais peut-être cette distinction est-elle trop tranchée, et cette barrière plus aisée à franchir qu’on ne le suppose. Car si, par hasard, les moments de la durée réelle, aperçus par une conscience attentive, se pénétraient au lieu de se juxtaposer, et si ces moments formaient par rapport les uns aux autres une hétérogénéité au sein de laquelle l’idée de détermination nécessaire perdît toute espèce de signification, alors le moi saisi par la conscience serait une cause libre, nous nous connaîtrions absolument nous-mêmes, et d’autre part, précisément parce que cet absolu se mêle sans cesse aux phénomènes et, en s’imprégnant d’eux, les pénètre, ces phénomènes ne seraient pas aussi accessibles qu’on le prétend au raisonnement mathématique.

Nous avons donc supposé un Espace homogène, et, avec Kant, distingué cet espace de la matière qui le remplit. Avec lui nous avons admis que l’espace homogènes est une forme de notre sensibilité ; et nous entendons simplement par là que d’autres intelligences, celles des animaux par exemple, tout en apercevant des objets, ne les distinguent pas aussi nettement, ni les uns des autres, ni d’elles-mêmes. Cette intuition d’un milieu homogène, intuition propre à l’homme, nous permet d’extérioriser nos concepts les uns par rapport aux autres, nous révèle l’objectivité des choses, et ainsi, par sa double opération, d’un côté en favorisant le langage, et d’autre part en nous présentant un monde extérieur bien distinct de nous dans la perception duquel toutes les intelligences communient, annonce et prépare la vie sociale.

En présence de cet espace homogène nous avons placé le moi tel qu’une conscience attentive l’aperçoit, un moi vivant, dont les états à la fois indistincts et instables ne sauraient se dissocier sans changer de nature, ni se fixer ou s’exprimer sans tomber dans le domaine commun. La tentation ne devait-elle pas être grande, pour ce moi qui distingue si nettement les objets extérieurs et les représente si facilement par des symboles, d’introduire au sein de sa propre existence la même discrimination, et de substituer, à la pénétration intime de ses états psychiques, à leur multiplicité toute qualitative, une pluralité numérique de termes qui se distinguent, se juxtaposent, et s’expriment par des mots ? Au lieu d’une durée hétérogène dont les moments se pénètrent, nous aurons alors un temps homogène dont les moments s’alignent dans l’espace. Au lieu d’une vie intérieure dont les phases successives, chacune unique en son genre, sont incommensurables avec le langage, nous obtiendrons un moi recomposable artificiellement, et des états psychiques simples qui s’agrègent et se désagrègent comme font, pour former des mots, les lettres de l’alphabet. Et ce ne sera pas là seulement un mode de représentation symbolique, car l’intuition immédiate et la pensée discursive ne font qu’un dans la réalité concrète, et le même mécanisme par lequel nous nous expliquions d’abord notre conduite finira par la gouverner. Nos états psychiques, en se détachant alors les uns des autres, se solidifieront ; entre nos idées ainsi cristallisées et nos mouvements extérieurs des associations stables se formeront ; et peu à peu, notre conscience imitant le processus par lequel la matière nerveuse obtient des actions réflexes, l’automatisme recouvrira la liberté 40. C’est à ce moment précis que surviennent les associationnistes et les déterministes d’un côté, les Kantiens de l’autre. Comme ils n’envisagent de notre vie consciente que son aspect le plus commun, ils aperçoivent des états bien tranchés, capables de se reproduire dans le temps à la manière des phénomènes physiques, et auxquels la loi de détermination causale s’applique, si l’on veut, dans le même sens qu’aux phénomènes de la nature. Comme, d’autre part, le milieu où se juxtaposent ces états psychiques présente des parties extérieures les unes aux autres, où les mêmes faits semblent susceptibles de se reproduire à nouveau, ils n’hésitent pas à faire du temps un milieu homogène, et à le traiter comme de l’espace. Dès lors toute différence est abolie entre la durée et l’étendue, entre la succession et la simultanéité ; il ne reste plus qu’à proscrire la liberté, ou, si on la respecte par scrupule moral, à la reconduire avec beaucoup d’égards dans le domaine intemporel des choses en soi, dont notre conscience ne dépasse pas le seuil mystérieux. Mais il y aurait, selon nous, un troisième parti à prendre : ce serait de nous reporter par la pensée à ces moments de notre existence où nous avons opté pour quelque décision grave, moments uniques dans leur genre, et qui ne se reproduiront pas plus que ne reviennent, pour un peuple, les phases disparues de son histoire. Nous verrions que si ces états passés ne peuvent s’exprimer adéquatement par des paroles ni se reconstituer artificiellement par une juxtaposition d’états plus simples, c’est parce qu’ils représentent, dans leur unité dynamique et dans leur multiplicité, toute qualitative, des phases de notre durée réelle et concrète, de la durée hétérogène, de la durée vivante. Nous verrions que, si notre action nous a paru libre, c’est parce que le rapport de cette action à l’état d’où elle sortait ne saurait s’exprimer par une loi, cet état psychique étant unique en son genre, et ne devant plus se reproduire jamais. Nous verrions enfin que l’idée même de détermination nécessaire perd ici toute espèce de signification, qu’il ne saurait être question ni de prévoir l’acte avant qu’il s’accomplisse, ni de raisonner sur la possibilité de l’action contraire une fois qu’il est accompli, car se donner toutes les conditions, c’est, dans la durée concrète, se placer au moment même de l’acte et non plus le prévoir. Mais nous comprendrions aussi par l’effet de quelle illusion les uns se croient obligés de nier la liberté, les autres de la définir. C’est que l’on passe par degrés insensibles de la durée concrète, dont les éléments se pénètrent, à la durée symbolique dont les moments se juxtaposent, et de l’activité libre, par conséquent, à l’automatisme conscient. C’est que, si nous sommes libres toutes les fois que nous voulons rentrer en nous-mêmes, il nous arrive rarement de le vouloir. C’est enfin que, même dans les cas où l’action est librement accomplie, on ne saurait raisonner sur elle sans en déployer les conditions extérieurement les unes aux autres, dans l’espace et non plus dans la pure durée. Le problème de la liberté est donc né d’un malentendu : il a été pour les modernes ce que furent, pour les anciens, les sophismes de l’école d’Élée, et comme ces sophismes eux-mêmes, il a son origine dans l’illusion par laquelle on confond succession et simultanéité, durée et étendue, qualité et quantité.