(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. de Lacretelle » pp. 341-357
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. de Lacretelle » pp. 341-357

M. de Lacretelle

Lamartine et ses amis.

I

Titre faux ! Il fallait écrire : Les Amis de Lamartine et Lamartine. Lamartine, en premier, n’est ici que le clou, à tête de diamant, auquel M. Henri de Lacretelle a suspendu une histoire apologétique de la République de 1848 et de ceux-là, ses amis, morts ou vivants encore, — c’est comme s’ils étaient morts ! — qui ont contribué à la faire. Il a compté sur le clou pour faire regarder le tableau. Je ne me soucie pas beaucoup des amis de Lamartine, qui avait, lui, ses raisons pour les aimer, et je crois que la Postérité s’en souciera aussi peu que moi. Mais je me soucie de Lamartine ; et quand on fait un livre qui porte son nom, on est tenu à ne voir que lui, — à ne parler que de lui, — à ne creuser que dans cette âme et dans ce génie. On y est tenu, pour l’honneur de l’homme dont on ose parler et pour son honneur à soi-même. Il ne s’agit d’envoyer de cartes à personne, quand il faut parler d’un homme immortel ! — parmi ceux-là qui doivent mourir.

Mais l’esprit de parti et l’esprit moderne sont plus forts que tout, — l’esprit de parti et l’esprit moderne, qui ont furieusement usurpé leur nom et qui ne sont pas l’esprit du tout ! L’esprit de parti, en effet, abaisse le livre de M. Henri de Lacretelle, en nous parlant beaucoup trop des amis de Lamartine, cette pâle constellation de médiocrités comme les hommes supérieurs en voient toujours rouler autour d’eux dans la vie, et l’esprit moderne n’oublie pas sa réclame, qui est le genre d’esprit de ce gros utilitaire ! Le livre de M. de Lacretelle fut publié en 1872. Mais il vient d’être réédité en 1878, à peu près au moment où le sculpteur Falguière finissait sa statue, et l’éditeur, qui fait son métier, envoie le livre à la Critique, pour qu’elle le mette en lumière au moment même où cette statue se dresse sur la place publique de Mâcon, et attire les regards de tous ceux qui lisent les journaux et ne voient, de près ou de loin, que par cette lorgnette. On prend aux cheveux l’occasion. On se dit qu’on en aura toujours bien pour huit jours du Lamartine, de ce poète oublié et dépassé par MM. les Parnassiens, qui se donnent des airs presque méprisants avec lui ; — de ce spiritualiste qui ne peut plus convenir à d’augustes descendants de singes, qui se vantent, comme des Tufières, de leur race ; — de ce sentimental enfin qui eut la faiblesse d’avoir une âme, quand la poésie actuelle, cette rimeuse à vide, a pour force de n’en mettre nulle part. On en aura bien pour huit jours du Lamartine, et c’est même là un bon sujet d’article, — facile et de circonstance, — une selle à toute bête, un de ces éclairs sur lesquels le premier venu s’affourche pour qu’on le voie mieux. Mais, après ces huit jours de tapage, le grand poète pourra très bien retomber dans le silence de sa statue et de son immortalité !

Car les statues ne parlent plus. Elles ne disent plus rien à l’imagination des hommes auxquels elles commandaient un si grand respect autrefois. Réservés alors aux êtres qui ne devaient pas mourir, le marbre et le bronze, cette aristocratie, se sont démocratisés, comme le reste, dans l’abjection universelle. Qui n’a pas sa statue à présent ?… Il y a quelques jours, on en dressait une à Courier, l’homme, certes, de toutes manières, le moins fait pour la statuaire ! Courier, ce pamphlétaire bourgeois et ce reptile… Madame Sand a la sienne, et, pour comble de drôlerie, faite par monsieur son gendre, qui de son vivant la détestait, et qui la menaçait spirituellement de la sculpter… autrement qu’il ne l’a sculptée, pour que tout le monde la reconnût !… Sans nul doute, Lamartine avec son génie, Lamartine, qui mérita autant et peut-être plus que le Tasse d’être couronné au Capitole, si en France il y avait un Capitole, pouvait, dans cette lapidation de statues, attraper la sienne tout comme un autre, et il l’a attrapée ! Mais cette statue ne sera pas plus une gloire pour lui que ce livre de Lamartine et ses amis, qu’il aurait mieux valu intituler : Les Amis de Lamartine, à commencer par moi, Henri de Lacretelle, et Lamartine, — par-dessus le marché !

II

Et, du reste, qu’est-ce que tout cela peut faire, quand il s’agit de cette grande chose indestructible et qui existe par elle-même : la gloire de Lamartine ?… Elle n’est pas là, cette gloire, et elle ne dépend de personne. Pour apparaître dans sa splendeur presque mystique, tant elle est pure et religieuse aux yeux de la postérité, Lamartine n’a besoin ni d’une statue, fût-elle de Michel-Ange lui-même, ni d’une biographie, fût-elle de n’importe qui ! Sa splendeur, à lui, sort de lui-même, comme la splendeur des Séraphins, qui sort d’eux, et qu’il aurait rappelés, si un jour il n’était pas descendu de son étoile pour faire de la politique pratique, à laquelle il n’entendait absolument rien… Et il le savait ! « Où siégerez-vous ? » lui disait-on, quand il eut la fantaisie antipoétique d’entrer à la Chambre. « Au plafond ! » répondit-il, et c’est là un mot beau et vrai, car c’est là qu’avec sa nature de poète il devait siéger. Mais il essaya d’en descendre, de ce plafond d’Homère, et pour lui, ce fut là tomber ! Sa gloire, à laquelle de petits ouvriers d’un jour se sont mis présentement à travailler pour qu’il restât sur eux un peu de la limaille d’or de cette gloire, qu’ils frottent pour la faire reluire, comme si elle en avait besoin ! sa gloire n’est point ce qu’on peut raconter de lui ou sculpter… Non ! c’est ce qu’il a fait ou ce qu’il a sculpté lui-même tout seul, sans personne, dans l’isolement et l’individualité de son génie. Sa gloire, c’est son œuvre, l’œuvre spéciale à laquelle nul autre que lui ne mit la main et ne pouvait l’y mettre, l’œuvre pour laquelle il n’y a ni aide, ni collaborateur, ni amis comme pour faire une République, et qui était un peu plus difficile à faire qu’une République !… Et encore, quand je dis son œuvre à lui seul, entendez-moi bien ! Je ne dis pas ses œuvres, même ses œuvres, à lui seul… La Critique discerne et choisit dans ce bloc d’ouvrages, éjaculés de cette tête étonnamment féconde ! Elle ne prend pas tout, pour offrir tout à la gloire. Elle prend la poésie — exclusivement la poésie — et « c’est assez ! » comme dit Médée, car, poète, quand on l’est à ce point, on n’est jamais autre chose, quoi qu’on fasse, et d’ailleurs, à quoi bon ? On ne serait pas plus grand, et, le serait-on, que le monde fasciné ne le verrait pas. Le génie a sa destinée ! Ce n’est donc ni les Girondins, qui furent un tonnerre pour ceux qui aiment le bruit, ni tant de discours éloquents, ni ce qu’on appelle enfin les œuvres politiques ou historiques de Lamartine qui font sa gloire immobilisée, —  c’est-à-dire : son immortalité ! pas plus que le livre de la Monarchie du Dante et le Mare Clausum de Milton, n’ont fait celles du poète de la Divine Comédie et de l’auteur du Paradis perdu. L’épée du Gibelin et la plume du secrétaire de Cromwell pèsent assez peu, maintenant, dans la balance où se pèsent les mains qui les tinrent ! Et il faut bien le dire, à ceux qui ont l’orgueil de leur prose : quand les criailleries de la politique contemporaine seront mortes, ce qui vivra encore, et toujours, de Lamartine, ce sera… ses vers !

Ses vers !… Des vers !… Ce qu’il y a de plus beau, je ne dis pas dans la langue des hommes, mais dans toutes les langues des hommes, quelles qu’elles soient, car ni peinture, ni musique, ni statue, ni monument en pierre ou en prose, ne valent cette chose surhumainement adorable : de beaux vers ! C’est par là que Lamartine a régné — incontestable — dans un passé qui n’est pas loin de nous, et qu’il régnera de même dans l’avenir le plus éloigné. — Incontestable ! Je ne sache en aucun siècle, dans l’ordre, des poètes, d’homme plus grand. Il n’a pas le bonheur, si c’est là un bonheur que cette bonne fortune éphémère, d’être éloigné de nous et de nous apparaître avec la grandeur et le mirage des bâtons flottants ! Il n’a pas le prestige agrandissant de la perspective, mais il peut s’en passer. Il est grand de près, sans illusion, à quelques pouces de nous, — et à cette distance, et nous touchant du coude, il est écrasant de grandeur. Et je me trompe encore en disant : écrasant ! Sa grandeur n’écrase pas. Elle soulève, enlève et porte ! Elle ressemble à celle du géant saint Christophe, qui fit un jour passer un fleuve à Jésus-Christ sur ses épaules. Lamartine a posé sur les siennes son époque tout entière, pour lui faire passer le fleuve de poésie fausse dans laquelle elle pataugeait et se noyait, et, d’une seule haleine, il l’a portée dans l’enivrante et haute atmosphère de la Poésie vraie, — de la Poésie éternelle, qu’en France, lorsqu’il vint, on ne connaissait plus !

Ah ! ce fut bien autre chose que Malherbe ! Ce ne fut pas qu’une révolution dans le style, le rythme ou la rime ; ce fut une révolution jusqu’au fond des imaginations et des cœurs. Depuis Racine, la Poésie était morte en France. Le xviiie  siècle l’avait tuée sous les flèches impies d’un esprit impie… On disait alors, des vers, quand on les trouvait beaux : « beaux comme de la prose ! » Le seul poète après Racine, André Chénier, avait poussé son mélodieux soupir païen ; mais les prosateurs de la Convention n’avaient pas voulu en écouter davantage, et le cou du cygne avait été brutalement coupé… Sous l’Empereur, l’action héroïque, qui est, certes ! une poésie aussi, avait remplacé l’autre poésie. Le canon chantait seul, sur son rythme terrible… Et quand il se tut, voilà qu’on entendit une voix céleste qui n’avait encore retenti nulle part, pas même dans les chœurs de Racine qu’elle surpassait en inspiration divine et en inspiration humaine, et ce fut les Méditations !

III

Elles eurent un succès… Non ! laissons-là les mots vulgaires. Ce ne fut pas un succès, même inouï, ce fut un enchantement instantané, immense ! Il n’y avait peut-être, au commencement du siècle, que Le Génie du Christianisme qui se fût emparé de l’admiration publique avec cette puissance, mais le succès du Génie du Christianisme avait un autre caractère et une autre explication que celui des Méditations. Le succès du Génie du Christianisme tenait aux idées religieuses qui faisaient encore le fond des âmes, et que la révolution avait comprimées et blessées. Il était l’expression éloquente d’une réaction longtemps irritée, et qui allait se satisfaire, dans les opinions et dans les mœurs. La France monarchique et catholique à la vie dure vivait toujours, malgré tout ce qu’on avait fait pour la tuer… Les causes du succès du Génie du Christianisme, qui fut un triomphe et qu’on pouvait appeler : le 18 brumaire de la pensée, car ce jour-là Chateaubriand avait jeté les idées de la Révolution par la fenêtre, comme Bonaparte y avait jeté les représentants, — les causes de ce beau succès n’étaient pas toutes dans le talent, nouveau comme le Nouveau Monde, d’où il venait, et qui se révélait tout à coup avec tant d’éclat…

Mais le succès de Lamartine, beaucoup plus personnel, venait, lui, uniquement de son genre de génie. Chateaubriand avait eu le génie du Christianisme, avec le sien. Lamartine n’avait que son seul génie. Avec une expression incomparable, Lamartine ne s’adressait qu’à l’âme humaine, dans ses sentiments primitifs et éternels. C’était simple et profond à la fois comme jamais chants de poète ne le furent. Il aurait fallu n’avoir pas d’âme pour ne pas le comprendre, mais tout ce qui en avait fut à lui. On peut dire que son âme entra dans toutes les âmes et les fit vibrer à l’unisson de ses propres vibrations ! Et il n’y avait là-dedans rien de littéraire. C’était un pur succès de cœur, une indicible volupté ! Un succès littéraire ! on en vit un, presque dans le même temps… Ce fut celui de M. Hugo, ce fort remueur de mots, qui eut, tout de suite, la prétention d’être un maître, d’avoir une doctrine et une école, et qui les eut. Lamartine n’v pensa même pas, et il fut pourtant à sa manière un maître aussi, puisqu’il fut un adoré, mais il n’y avait pas la moindre littérature dans cette maîtrise-là. Il se contenta de chanter, — et quoi ? tous les sentiments de l’âme humaine, épanouis ou concentrés dans sa personne… Il chanta et pleura, et il fit de l’Élégie — car les classificateurs l’auraient appelé un élégiaque — quelque chose de si splendide et de si grandiose, qu’un poète épique, impossible, dit-on, en France, y aurait paru et s’y serait emparé subitement de l’imagination française, qu’il n’aurait pas produit d’effet plus grand !

Et il ne s’y épuisa pas. Il y a des poètes qui meurent sans mourir, — qui deviennent les sarcophages vivants de leur poésie morte et de leur âme envolée. Il y a des fleuves de poésie qui jaillissent comme ceux du Paradis terrestre, mais qui s’engouffrent et disparaissent à quatre pas de leur jaillissement. Auguste Barbier, l’auteur des Ïambes et du Pianto, a été un de ces fleuves, bouillonnants et disparus… Mais Lamartine, l’inépuisable Lamartine n’a jamais cessé d’être le grand poète des premières Méditations ; et, jusqu’à sa dernière heure, il aurait coulé, nappe éblouissante d’une inspiration et d’une expression de la plus idéale pureté, sans la politique de son temps, dans laquelle, hélas ! il se jeta, avec la passion enivrée d’un poète, et qui coupa et barra le flot superbe dont il était la source. Il n’était pas tari ; il s’était déplacé ! Après ces premières Méditations, qui ravirent le monde charmé et qui apprirent à la distraction hautaine de lord Byron l’orthographe d’un nom qui allait devenir aussi éclatant que le sien, Lamartine donna les Secondes Méditations, aussi belles que les Premières, quoi qu’on en ait dit, — car l’admiration fatigue vite l’âme faible et basse des hommes. Et après les Secondes Méditations, les Harmonies poétiques et religieuses, évidemment le chef-d’œuvre de son génie. Ici, le sublime Élégiaque fit monter l’Élégie désolée, cette douleur de la terre, sur les ailes ouvertes de l’aigle lyrique, qui pour la première fois l’emporta jusqu’au ciel ! Et si, dans ses autres poésies, — Les Recueillements, Jocelyn, La Chute d’un ange, où le poète fut l’ange même dans sa chute, le Dernier chant de Child-Harold, dans lequel il lutta avec ce Byron qui avait affecté de ne pas l’entendre, quand il avait parlé de lui en termes dont une fierté si royale et si satanique même qu’elle fût, aurait dû être reconnaissante, La Mort de Socrate, où la beauté du texte de Platon est vaincue et divinisée par une forme inconnue aux Grecs, — si enfin partout, dans tous ses poèmes, Lamartine se sentit au niveau du poète des premières Méditations, jamais il ne monta plus haut que dans les Harmonies. Et, pour ma part, je ne crois pas qu’humainement ou lyriquement il soit possible de plus haut monter !

IV

Voilà Lamartine et sa gloire ! Voilà la vraie grandeur de Lamartine, quoiqu’il en ait une autre moins vraie, et que le bruit qu’elle a fait ait été grand ! Voilà, pour moi, le Lamartine que j’aurais voulu voir, dans un livre étoilé et aimanté de son nom ! Un poète n’est pas que dans ses vers. Quand on est poète au degré où le fut Lamartine, on chante encore lorsque l’on parle, et Lamartine, plus que personne, était ce poète immanent, qui poétisait tout en parlant de tout. Il était plus qu’éloquent, puisqu’il était poète ! Eh bien ! voilà pourquoi j’aurais voulu l’entendre mieux dans ce livre de M. Henri de Lacretelle, où, en parlant de lui, il tient plus de place que lui. « Je ne suis pas un sténographe, — dit nonchalamment M. de Lacretelle, — et je le regrette. » Ma foi ! je le regrette aussi, car s’il l’était, j’aurais plus intimement le Lamartine que j’aime. Seulement, Boswell n’était pas sténographe non plus. De son temps, la sténographie n’était pas inventée, et nous avons eu pourtant un docteur Johnson, sténographié par une admiration aussi exacte que la plus exacte des sténographies. Mais l’admiration qui l’a sténographié était humble… L’auteur du Lamartine et ses amis a la coquetterie heureuse de se faire voir, dans son livre, à côté de Lamartine, Il prend de cette lumière, il grippe de ce soleil… et Boswell, lui, s’efface, non pas devant Johnson, mais derrière ! Il n’est guère possible, du reste, de trouver mauvais que M. de Lacretelle ait l’orgueil de l’amitié de Lamartine, et que d’avoir vécu dans l’intimité d’un tel homme n’ait pas grossi, à ses propres yeux, les proportions de son individualité. Mais il devait s’arrêter à cette grosseur de lui-même, et ne pas l’étendre à tous les autres amis de Lamartine, qui empiètent trop dans le volume sur l’emplacement que Lamartine devrait occuper et remplir.

Mais c’est que M. Henri de Lacretelle est, dans son livre, comme Sosie, « l’ami de tout le monde », et que tout le monde de son livre le préoccupe bien plus que Lamartine lui-même. Tout le monde de son livre est républicain, et de la seconde République, — ce qui ne veut pas dire étroitement de la troisième, laquelle vient de renier la seconde, le jour même où la Bourgogne, et non pas la France, a élevé une statue à Lamartine ! M. de Lacretelle est encore plus un cockney de républicanisme qu’un admirateur du génie de Lamartine, et peut-être ne le regarderait-il pas comme un si grand poète, s’il n’était pas républicain. Puisqu’il parlait de Lamartine, il ne pouvait pas taire absolument le poète, mais le républicain l’emporte, pour lui, sur le poète, comme la forme l’emporte sur le fond. Il dit bien quelque part que Lamartine est Virgile, Cicéron et Washington tout à la fois ; mais, comme les Muets qui étouffent leur homme entre deux portes de bronze, le Virgile n’est mis là que pour être étouffé entre Cicéron et Washington. — pour M. de Lacretelle, deux portes d’or ! Tout ce que j’estime, moi, l’erreur ou l’égarement de Lamartine, la duperie de son cœur, une imagination qui n’aurait dû créer que dans l’ordre de la pensée, constitue pour M. de Lacretelle la gloire de l’homme qui n’avait plus rien à demander à la gloire après les Méditations et les Harmonies. Le Lamartine de M. de Lacretelle est presque à l’inverse du mien. Le mien, c’est le poète, — le poète irréprochable ! — non l’homme d’action, qui ne le serait pas pour l’Histoire, si on l’entendait quand il s’agit d’un si grand poète, et si sa voix pouvait rivaliser avec cette grande voix ! Les reproches que l’Histoire fera à Lamartine seront, pour la postérité, — oublieuse des fautes politiques parce que la politique est chose de passage, — noyés dans le sentiment de ses œuvres, qui donneront toujours à ceux qui les liront un bonheur qu’aucune forme de gouvernement ne peut donner, et elles ne feront pas plus de bruit, à quelques siècles de distance, que les gouttelettes d’eau des avirons soulevés quand la barque touche au rivage ! Le génie du poète confisquera ses fautes. Les biographies du moment parleront quelques jours, comme hier, de cette vie privée de Lamartine qui amuse le loisir des hommes qui n’ont et n’auront jamais, eux, qu’une vie privée au service de la Curiosité. Mais les biographies, le Temps les entraîne, et en les entraînant les efface de la mémoire des hommes ; elles n’existent alors que pour les chiffonniers de l’histoire. Mais ce qui restera de Lamartine, tant qu’il y aura une langue française, sera — comme je l’ai déjà dit — sa poésie seule, qu’il a faite seul, car ses fautes, il les a partagées, et il n’y a que son génie qui soit tout à lui !

Et son génie, c’est exclusivement — mais exclusivement ! — le Génie poétique, lequel dominait tellement dans sa noble nature qu’il absorbait toutes ses autres facultés ou en troublait ou en empêchait le jeu. C’est, en effet, son génie poétique qui l’abusa sur la valeur des hommes que, philanthrope par poésie et non par bêtise, comme tant d’autres, il ne sut jamais ni discerner ni juger. La Critique, le sens critique manquait absolument à Lamartine. Il n’en eut pas en politique, où ses bévues furent éblouissantes comme son talent. Il y fut « le dadais » que voyait en lui, un jour, Chateaubriand, et il y paraîtrait ridicule aux yeux positifs, sans l’admirable· courage qu’il y déploya et qui le couvrira toujours, comme le drapeau qu’il a sauvé ! Il n‘en avait pas, même en littérature : il insulta Rabelais, méconnut La Fontaine, s’éprit de Ponsard, traita Thiers d’esprit profond et transparent et de bon sens métallisé ! et ne prit jamais la mesure du grand Balzac, qui passa devant lui éclairé à mi-corps de cette lumière dont il resplendit, à présent, tout entier ! Il n’en eut pas plus dans sa vie que dans la conception de sa vie. Ainsi, il était né royaliste, comme ses pères, et il laissa là l’opinion de ses pères, lui, l’homme de la race et de la famille, comme si ce n’était pas le commencement d’un parricide moral, pour une âme haute, que de n’avoir plus l’opinion de son père ! Ainsi, il s’attrista d’une pauvreté tard venue, qui le faisait plus semblable encore à Milton et à Homère. Du moins il se révolta contre cette pauvreté, fille de la générosité de toute sa vie et qui peut-être le fît mourir. Du moins, il en souffrit trop pour un poète qui devait savoir que l’aumône, déshonorée par l’infernal orgueil moderne, n’abaisse, dans un pays chrétien, que ceux-là qui ne la font pas !

V

On voit maintenant les différences entre ma notion de Lamartine et celle de l’auteur de Lamartine et ses amis. J’ai dit la pensée et les sentiments de ce livre : en voici maintenant le talent. C’est un talent qui voudrait bien être brillant, et qui fait tout ce qu’il peut pour cela. Il frappe comme un sourd sur toute pierre, pour en tirer l’étincelle, mais, comme le cheval qui fait feu, quand il butte il se déferre, — et ses déferrements sont nombreux. Son brillant manque de solidité. Il y a du Pelletan dans M. de Lacretelle, caméléons tous deux de l’homme dans l’air duquel ils ont vécu. Ils cherchent à se teindre de cet arc-en-ciel ! Ils ne seraient pas fâchés, je pense, d’être accouplés ici par moi et dressés comme les supports intellectuels de l’écusson de Lamartine, qui, du reste, se tiendrait très bien debout sans eux. L’enthousiasme pour Lamartine est très vrai et très honorable dans M. de Lacretelle, mais, il faut bien le dire, il côtoie souvent l’amphigouri dans l’expression et même il y entre quelquefois. Il vous parlera, par exemple, de la « sainteté dans le tumulte » (c’est un tumulte, politique, bien entendu). Il écrira des choses comme celle-ci : « L’intarissable courant de la verve y ciselait, malgré tout, les îlots qu’il répandait et qui s’immobilisaient dans l’admiration, comme des flots de marbre » Un jour Lamartine, au lit, renverse son encrier sur ses draps : « J’aurais voulu — crie M. de Lacretelle du haut de son front — conserver ces effluves du génie ! » Pour un pareil mot, il aurait mérité que Lamartine lui eût renversé un second encrier sur la tête…

Quant à moi, je ne conserverai pas ces effluves du génie et de l’encrier de M. de Lacretelle qui font le livre d’aujourd’hui, et je m’imagine que le public ne les conservera pas plus que moi. Oublié depuis 1872, ce livre qui se remet en position et en étalage de librairie sur le piédestal de la statue de Mâcon, y restera, jusqu’à ce qu’il disparaisse. Le papier pourrira sur le bronze. Ce n’est pas parce qu’on s’acoquine dans l’ombre d’un bronze qu’on devient bronze, quand on n’est qu’un morceau de papier !