(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 15, le pouvoir de l’air sur le corps humain prouvé par le caractere des nations » pp. 252-276
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 15, le pouvoir de l’air sur le corps humain prouvé par le caractere des nations » pp. 252-276

Section 15, le pouvoir de l’air sur le corps humain prouvé par le caractere des nations

Pourquoi toutes les nations sont-elles si differentes entr’elles de corsage, de stature, d’inclinations et d’esprit, quoiqu’elles descendent d’un même pere ? Pourquoi les nouveaux habitans d’un païs deviennent-ils semblables au bout de quelque temps à ceux qui habitoient le même païs avant eux, mais dont ils ne descendent pas ? Pourquoi des peuples qui demeurent à une même distance de la ligne sont-ils si differens l’un de l’autre. Une montagne sépare un peuple d’une constitution robuste d’avec un peuple d’une constitution foible, un peuple naturellement courageux d’avec un peuple naturellement timide.

Tite-Live dit que dans la guerre des latins, on distinguoit leurs troupes d’avec les troupes romaines au premier coup d’oeil. Les romains étoient petits et foibles, au lieu que les latins étoient grands et robustes. Cependant le Latium et l’ancien territoire de Rome étoient des païs de petite étenduë et limitrophes.

Le corps des païsans andalous est-il conformé naturellement comme le corps des païsans de la vieille Castille ?

Les voisins des basques sont-ils aussi agiles qu’eux ? Les belles voix sont-elles aussi communes en Auvergne qu’en Languedoc ? Quintilien dit qu’on reconnoît la patrie d’un homme au son de sa voix, comme on connoît l’alliage d’un cuivre au son qu’il rend.

La difference devient encore plus sensible en examinant la nature dans des païs fort éloignez l’un de l’autre. Elle est prodigieuse entre un négre et un moscovite. Cependant cette difference ne peut venir que de la difference de l’air dans les païs où les ancêtres des négres et des moscovites d’aujourd’hui, lesquels descendoient tous d’Adam, sont allez s’habituer. Les premiers hommes qui auront été s’établir vers la ligne auront laissé une postérité, qui n’étoit presque pas differente de la postérité de leurs parens qui s’étoient allez établir du côté du pole arctique. Les petits enfans nez les uns plus près du pole et les autres plus près de la ligne, suivant la progression des habitations des hommes sur la terre, se seront moins ressemblé. Enfin cette ressemblance diminuant toujours à chaque géneration et à proportion que des habitations des hommes, les unes s’avoisinoient de la ligne et les autres s’approchoient du pole arctique, les races des hommes se sont trouvées être aussi differentes qu’elles le sont aujourd’hui. Dix siecles ont pû suffire pour rendre les descendans du même pere et de la même mere aussi differens que le sont aujourd’hui les négres et les suedois.

Il n’y a que trois cens ans que les portugais ont planté sur la côte occidentale de l’Afrique les colonies qu’ils y possedent encore aujourd’hui, et déja les descendans des premiers colons ne ressemblent plus aux portugais nez dans le roïaume de Portugal. Les cheveux des portugais afriquains se sont frisez et racourcis, leurs nez se sont écrasez et leurs lévres se sont grossies comme celles des négres dont ils habitent le païs. Il y a déja long-temps qu’ils ont le teint des négres, bien qu’ils s’honorent toujours du titre d’hommes blancs. D’un autre côté les négres ne conservent pas dans les païs froids la noirceur qu’on leur voit en Afrique. Leur peau y devient blanchâtre, et l’on peut croire qu’une colonie de négres établie en Angleterre y perdroit enfin la couleur naturelle aux négres, comme les portugais du Cap-Verd ont perdu la leur dans les païs voisins de la ligne.

Or, si la diversité des climats peut mettre tant de varieté et tant de difference dans le teint, dans la stature, dans le corsage des hommes et même dans le son de leur voix, elle doit mettre une difference encore plus grande entre le génie, les inclinations et les moeurs des nations.

Les organes du cerveau ou les parties du corps humain qui décident, en parlant physiquement, de l’esprit et des inclinations des hommes, sont sans comparaison plus composées et plus délicates que les os et les autres parties qui décident de leur stature et de leur force.

Elles sont plus composées que celles qui décident du son de la voix et de l’agilité du corps. Ainsi deux hommes qui auront le sang d’une qualité assez differente pour être dissemblables à l’extérieur, seront encore plus dissemblables par l’esprit. Ils seront encore plus differens d’inclination que de teint et de corsage.

L’expérience confirme ce raisonnement.

Tous les peuples sont encore plus differens par les inclinations et par l’esprit que par le teint et par le corsage.

Comme le dit un ambassadeur de Rhodes dans le sénat de Rome, chaque peuple a son caractere, ainsi que chaque particulier a le sien. Quintilien après avoir rapporté les raisons morales qu’on donnoit de la difference qui étoit entre l’éloquence des atheniens et l’éloquence des grecs asiatiques, dit qu’il faut la chercher dans le caractere naturel des uns et des autres. En effet, l’yvrognerie et les autres vices sont plus communs chez un peuple que chez un autre peuple. Il en est de même des vertus morales. La conformation des organes et le temperament donnent une pente vers certains vices ou bien vers certaines vertus qui entraîne le gros de chaque nation. Le luxe est toujours assujetti par tout où il s’introduit à l’inclination dominante de la nation qui fait la dépense. Suivant le goût de sa nation, on se ruine ou bien à bâtir avec magnificence ou bien à lever des équipages somptueux, ou bien à tenir une table délicate, ou bien enfin à manger et à boire avec excès. Un grand d’Espagne dépense en galanterie. Un palatin de Pologne dépense en vin et en eaux de vie.

La religion catholique est essentiellement la même pour le culte comme pour les dogmes dans tous les païs de la communion romaine. Chaque nation néanmoins met beaucoup de son caractere particulier dans la pratique de ce culte. Suivant le génie de chaque nation il s’exerce avec plus ou moins de pompe, plus ou moins de dignité, comme avec des démonstrations extérieures de pénitence ou d’allégresse plus ou moins sensibles.

Il est peu de cerveaux qui soient assez mal conformez pour ne pas faire un homme d’esprit ou du moins un homme d’imagination sous un certain ciel ; c’est le contraire sous un autre climat.

Quoique les beotiens et les atheniens ne fussent séparez que par le mont Citheron, les premiers étoient si connus comme un peuple grossier, que pour exprimer la stupidité d’un homme on disoit qu’il paroissoit né en Beotie, au lieu que les athéniens passoient pour le peuple le plus spirituel de l’univers.

Je ne veux pas citer les éloges que les écrivains grecs ont fait du goût et de l’esprit des atheniens. La plûpart, diroit-on, avoient Athenes pour patrie ou par naissance, ou par élection. Mais Ciceron qui connoissoit les atheniens pour avoir long-temps demeuré avec eux, et qu’on ne sçauroit soupçonner d’avoir voulu flatter servilement des hommes qui étoient sujets de sa république, rend le même témoignage que les grecs en leur faveur. Ce que dit Monsieur Racine dans la préface des plaideurs, que les atheniens étoient bien sûrs quand ils avoient ri d’une chose qu’ils n’avoient pas ri d’une sotise, n’est que la traduction du latin que nous venons de citer, et ceux qui ont repris l’auteur françois de l’avoir écrit, lui ont donné, pour me servir de l’expression de Montagne, un soufflet sur la jouë de Ciceron, témoin qu’on ne peut reprocher dans le fait dont il s’agit.

La même raison qui mettoit tant de difference entre les atheniens et les béotiens, fait que les florentins ont des voisins qui leur ressemblent si peu, et que nous trouvons en France tant de sens et tant d’ouverture d’esprit dans les païsans d’une province limitrophe d’une autre où leurs pareils sont presque stupides. Quoique la difference de l’air ne soit pas assez grande dans ces provinces pour rendre les corps differens extérieurement, elle y suffit néanmoins pour rendre très-differens ceux de nos organes qui servent immédiatement aux fonctions de l’ame spirituelle.

Aussi trouvons-nous des esprits qui ne paroissent presque point de la même espece, quand nous venons à refléchir sur le génie des peuples qui sont assez differens les uns des autres, pour qu’on puisse remarquer cette difference dans le corsage et dans le teint. Un païsan de Nord-Hollande et un païsan andalous pensent-ils de même ? Ont-ils les mêmes passions ? Sentent-ils de même les passions qui leur sont communes ?

Veulent-ils être gouvernez de la même maniere ? Dès que cette difference extérieure s’augmente, la difference des esprits devient immense. Les chinois n’ont point un esprit qui ressemble à celui des europeans. voiez, dit l’auteur de la pluralité des mondes, combien la face de la nature est changée d’ici à la Chine… etc. .

Je n’entrerai point ici dans le détail du caractere de chaque nation ni du génie particulier à chaque siecle, j’aime mieux renvoïer mon lecteur à l’euphormion de Barclai qui traite cette matiere dans celui des livres de cette satire, qu’on distingue ordinairement par le titre d’ icon animorum. Mais j’ajoûterai encore à ce que j’ai dit une refléxion, pour montrer combien il est probable que l’esprit et les inclinations des hommes dépendent de l’air qu’ils respirent, et de la terre sur laquelle ils sont élevez. C’est que les étrangers qui se sont habituez dans quelques païs que ce soit, y sont toujours devenus semblables après un certain nombre de generation aux anciens habitans du païs où ils se sont établis. Les nations principales de l’Europe ont aujourd’hui le caractere particulier aux anciens peuples qui habitoient la terre qu’elles habitent aujourd’hui, quoique ces nations ne descendent pas de ces anciens peuples.

Je m’explique par des exemples.

Les catalans d’aujourd’hui descendent des gots et d’autres peuples étrangers qui apporterent en Catalogne, quand ils vinrent s’y établir, des langues et des moeurs differentes de celles du peuple qui l’habitoit au temps des Scipions. Il est vrai que ces peuples étrangers ont aboli l’ancienne langue.

Elle a fait place à une langue composée des idiomes divers qu’ils parloient.

C’est l’usage seul et non pas la nature qui en ont décidé. Mais la nature a fait revivre dans les catalans d’aujourd’hui, les moeurs et les inclinations des catalans du temps des Scipions. Tite-Live a dit des anciens catalans, qu’il étoit aussi facile de les détruire que de les désarmer. Toute l’Europe sçait si les catalans d’aujourd’hui leur ressemblent. Ne reconnoît-on pas les castillans dans le portrait que Justin fait des iberiens. Leurs corps peuvent souffrir la faim et soutenir de grandes fatigues.

La mort ne leur fait point peur. Ils sçavent vivre de peu, et ils craignent autant de perdre la gravité que les autres hommes de perdre la vie. Les iberiens avoient un caractere d’esprit aussi different de celui des gaulois, que le caractere d’esprit des castillans l’est aujourd’hui du caractere d’esprit des françois.

Quoique les françois descendent plûtôt des allemands que des gaulois, ils ont les mêmes inclinations et le même caractere d’esprit que les gaulois. On reconnoît encore en nous la plûpart des traits que Cesar, Florus et les anciens historiens leur attribuent. Un talent particulier aux françois et dont toute l’Europe les loüe comme d’un talent qui leur est propre spécialement, c’est une industrie merveilleuse pour imiter facilement et bien les inventions des étrangers. Cesar donne ce talent aux gaulois, qu’il appelle, genus summaeetc. . Cesar avoit été surpris de voir que les gaulois qu’il assiegeoit eussent très-bien imité les machines de guerre des romains les plus composées, quoiqu’elles fussent nouvelles pour les assiegez. Voilà ce qui le fait parler. Un autre trait fort marqué du caractere des françois, c’est la pente insurmontable à une gaïeté souvent hors de saison, qui leur fait terminer quelquefois par un vaudeville les refléxions les plus sérieuses. Nous retrouvons les gaulois dépeints avec ce caractere dans l’histoire romaine, et principalement dans un récit de Tite-Live. Annibal à la tête de cent mille soldats demandoit passage aux peuples qui habitoient le païs qu’on appelle aujourd’hui le Languedoc pour aller en Italie, et il s’offroit à païer tout ce que ses troupes prendroient, menaçant en même-temps de désoler le païs par le fer et par le feu si l’on traversoit sa marche. Dans le temps qu’on déliberoit sur la proposition d’Annibal, des ambassadeurs de la république romaine, qui n’avoient avec eux que leur suite, demandoient audiance. Après avoir fait sonner bien haut devant l’assemblée qui leur donna cette audiance, les grands noms du peuple et du sénat romain, dont nos gaulois n’avoient entendu parler que comme des ennemis de ceux de leurs compatriotes qui s’étoient établis en Italie, ils proposerent de fermer le passage aux carthaginois. C’étoit demander à ces gaulois de faire de leur païs le théatre de la guerre pour empêcher Annibal de la porter sur les bords du Tibre.

Véritablement la proposition étoit de nature à n’être faite qu’avec précaution à d’anciens alliez. Aussi, dit Tite-Live, se fit-il dans l’assemblée qui donnoit audiance un si grand éclat de rire, que les magistrats eurent peine à faire faire silence afin de pouvoir rendre une réponse sérieuse aux ambassadeurs.

Davila raconte dans l’histoire de nos guerres civiles, qu’il arriva une avanture semblable dans les conferences qui se tenoient pour la paix durant le siege de Paris par Henri IV. Le cardinal De Gondi y aïant dit que c’étoit moins la faim que l’amour des parisiens pour le roi qui les obligeoit à traiter, la présence du roi ne put empêcher les jeunes seigneurs, présens à la conference, d’éclater de rire sur le discours du cardinal, qui devenoit véritablement comique par sa hardiesse.

Les deux partis sçavoient positivement le contraire. Toute l’Europe reproche encore aux françois l’inquiétude et la legereté qui les fait sortir de leur païs pour chercher ailleurs de l’emploi et pour s’enrôler sous toutes sortes d’enseignes.

Florus disoit des gaulois qu’il n’y avoit pas d’armées sans soldats gaulois.

Si dans le temps de Cesar nous trouvons des gaulois dans le service des rois de Judée, de Mauritanie et d’égypte, ne voit-on pas aujourd’hui des françois dans toutes les troupes de l’Europe, et même dans celles du roi de Perse et du Grand Mogol ?

Les anglois d’aujourd’hui ne descendent pas, generalement parlant, des bretons qui habitoient l’Angleterre quand les romains la conquirent. Néanmoins les traits dont Cesar et Tacite se servent pour caracteriser les bretons conviennent aux anglois. Les uns ne furent pas plus sujets à la jalousie que le sont les autres. Tacite écrit qu’Agricola ne trouva rien de mieux pour engager les anciens bretons à faire apprendre à leurs enfans le latin, la rhetorique et les autres arts que les romains enseignoient aux leurs, que de les piquer d’émulation en leur faisant honte de ce qu’ils se laissoient surpasser par les gaulois.

L’esprit des bretons, disoit Agricola, étoit de meilleure trempe que celui des gaulois, et il ne tenoit qu’à eux, s’ils vouloient s’appliquer, de réussir mieux que ces voisins.

L’artifice d’Agricola réussit, et les bretons qui dédaignoient de sçavoir parler latin, voulurent se rendre capables de haranguer en cette langue.

Que les anglois jugent eux-mêmes si l’on n’emploïeroit pas encore aujourd’hui chez eux avec succès l’adresse dont Agricola se servit.

Quoique l’Allemagne soit aujourd’hui dans un état bien different de celui où elle étoit quand Tacite la décrivit, quoiqu’elle soit remplie de villes, au lieu qu’il n’y avoit que des villages dans l’ancienne Germanie, quoique les marais et la plûpart des forêts de la Germanie aïent été changez en prairies et en terres labourables, enfin quoique la maniere de vivre et de s’habiller des germains, soient differentes par cette raison en bien des choses de la maniere de vivre et de s’habiller des allemands, on reconnoît néanmoins le génie et le caractere d’esprit des anciens germains dans les allemands d’aujourd’hui. Les femmes allemandes, comme le faisoient celles des germains, suivent encore les camps en bien plus grand nombre que les femmes des autres peuples ne les suivent. Ce que Tacite dit des repas des germains, est vrai des repas du commun des allemands d’aujourd’hui.

Comme les germains, ils raisonnent bien entr’eux sur leurs affaires dans la chaleur du repas, mais il ne les concluent que de sang froid.

On trouve de même par tout l’ancien peuple dans le nouveau, quoiqu’il professe une autre religion que l’ancien, et bien qu’il soit gouverné par d’autres maximes.

C’est de tout temps qu’on a remarqué que le climat étoit plus puissant que le sang et l’origine. Les gallogrecs descendus des gaulois qui s’établirent en Asie, devinrent en cinq ou six generations aussi mous et aussi effeminez que les asiatiques, quoiqu’ils descendissent d’ancêtres belliqueux, lesquels s’étoient établis dans un païs où ils ne pouvoient attendre du secours que de leur valeur et de leurs armes. Tite-Live en parlant d’un évenement arrivé dans un temps presque également distant de l’établissement de la colonie des gallogrecs et de sa conquête par les romains, dit de ces gaulois asiatiques : gallograeci ea tempestate… etc. .

Tous les peuples illustres par les armes sont devenus mous et pusillanimes dès qu’ils ont été transplantez en des contrées où le climat amolissoit les naturels du païs. Les macedoniens établis en Syrie et en égypte y devinrent au bout de quelques années des syriens et des égyptiens, et dégenerant de leurs ancêtres, ils n’en conserverent que la langue et les étendarts. Au contraire, les grecs établis à Marseille contracterent avec le temps l’audace et le mépris de la mort particulier aux gaulois.

Mais, comme dit Tite-Live en racontant les faits que je viens de rapporter, il en est des hommes comme des plantes et des animaux. Or, les qualitez des plantes ne dépendent pas autant du lieu d’où l’on a tiré la graine, que du lieu où l’on l’a semée, les qualitez des animaux dépendent moins de leur origine que du païs où ils naissent et où ils deviennent grands.

Ainsi les graines qui réussissent excellemment dans un certain païs, dégenerent quand on les seme dans un autre. La graine de lin venuë de Livonie et semée en Flandre, y produit une très-belle plante, mais la graine du lin crû en Flandre et semée dans le même terroir, ne donne plus qu’une plante déja dégenerée. Il en est de même de la graine de melon, de rave et de plusieurs légumes qu’il faut renouveller pour les avoir bonnes, du moins après un certain nombre de generations, en faisant venir de nouvelles graines du païs où elles atteignent leur perfection.

Comme les arbres croissent, et comme ils produisent plus lentement que les plantes, le même arbre donne des fruits differens, suivant le terroir où il étoit et celui où il est transplanté.

Le sep de vigne transplanté de Champagne en Brie, y donne bien-tôt un vin où l’on ne reconnoît plus les qualitez de la liqueur qu’il donnoit dans son premier terroir. Il est vrai que les animaux ne tiennent point au sol de la terre comme les arbres et comme les plantes ; mais d’autant que c’est l’air qui fait vivre les animaux, et que c’est la terre qui les nourrit, leurs qualitez ne sont gueres moins dépendantes des lieux où ils sont élevez, que les qualitez des arbres et des plantes sont dépendantes du païs où ils croissent. Continuons de consulter l’expérience.

Il est arrivé depuis les temps où Tite-Live écrivoit son histoire, que plusieurs peuples de l’Europe ont envoïé des colonies en des climats plus éloignez et plus differens du climat de leur païs natal, que le climat des gaulois n’étoit different du climat de la Gallogrece.

Aussi le changement de moeurs, d’inclination et d’esprit inévitable à ceux qui changent de patrie, a-t-il été plus subit et plus sensible dans les nouvelles colonies que dans les anciennes.

Les francs qui s’établirent dans la terre sainte après qu’elle eut été conquise par la premiere croisade, y devinrent après quelques génerations aussi pusillanimes et aussi enclins à mal faire que les naturels du païs. L’histoire des dernieres croisades est remplie de plaintes ameres contre la déloïauté et contre la molesse des francs orientaux.

Les soudans du Caire n’avoient pas trouvé d’autres moïens de conserver la valeur et la discipline dans leurs troupes, que d’envoïer faire les recruës en Circassie dont leurs mamelus étoient originaires. L’expérience leur avoit enseigné que les enfans de ces circassiens nez et élevez en égypte, n’avoient que les inclinations et le courage des égyptiens.

Les Ptolomées et les autres souverains de l’égypte qui ont été soigneux d’avoir de bonnes troupes, y ont toujours entretenus des corps d’étrangers.

Les naturels du païs, qu’on prétend avoir fait de si grands exploits de guerre sous Sesostris et sous leurs premiers rois, étoient déja bien dégenerez dès le temps d’Alexandre Le Grand.

L’égypte depuis sa conquête par les perses a toujours été le joüet d’une poignée de soldats étrangers. Depuis Cambyses les égyptiens d’origine n’ont jamais, pour ainsi dire, porté l’épée de l’égypte. Et encore aujourd’hui on ne reçoit pas les égyptiens naturels dans les troupes entretenuës par le grand seigneur pour la garde de cette province.

Elles doivent toutes être composées de soldats nez hors de l’égypte.

Les portugais établis dans les Indes orientales, y sont devenus aussi mols et aussi timides que les naturels du païs.

Ces portugais invincibles en Flandres où ils faisoient la moitié de la célebre infanterie espagnole détruite à Rocrois, avoient des cousins dans les Indes qui se laissoient battre comme des moutons. Ceux qui se souviennent des évenemens de guerre arrivez durant les troubles du Païs-Bas, lesquels ont donné naissance à la republique de Hollande, sçavent bien que l’infanterie composée de flamands, ne tenoit pas contre l’infanterie composée d’espagnols naturels. Mais ceux qui ont lû l’histoire des conquêtes des hollandois dans les Indes orientales, sçavent bien d’un autre côté que les hollandois en petit nombre y faisoient fuir des armées entieres de portugais indiens. Je ne veux pas citer des livres odieux, mais qu’on s’informe des hollandois mêmes si leurs compatriotes établis dans les Indes orientales, y conservent les moeurs et les bonnes qualitez qu’ils avoient en Europe.

La cour de Madrid qui fit toujours une attention sérieuse sur le caractere et sur le génie particulier des diverses nations qu’elle gouvernoit, témoignoit beaucoup plus de confiance aux enfans des espagnols nez en Flandres, qu’aux enfans des espagnols nez dans le roïaume de Naples. Les derniers n’étoient pas égalez en toutes choses aux espagnols nez en Espagne, ainsi que les autres.

Cette cour circonspecte a toujours eu pour maxime de ne point confier en Amerique aucun emploi d’importance aux espagnols crioles ou nez en Amerique. Cependant ces crioles sont les habitans qui sont nez d’une mere et d’un pere espagnols, sans aucun mélange de sang americain ou afriquain.

Ceux qui sont nez d’un espagnol et d’une americaine s’appellent mestisses, et ils se nomment mulâtres quand la mere est négresse.

L’incapacité des sujets a eu autant de part à cette politique, que la crainte qu’ils ne se soulevassent contre l’Espagne.

Véritablement on a peine à concevoir à quel point le sang espagnol, si brave et si courageux en Europe, a dégeneré dans plusieurs contrées de l’Amerique.

On ne le croiroit pas, si douze ou quinze rélations differentes des expeditions des flibustiers dans le nouveau monde, ne s’accordoient pas toutes à le dire et à en rapporter des circonstances convaincantes.

Ainsi que les hommes, les animaux prennent une taille et une conformation differentes, suivant le païs où ils sont nez et où ils deviennent grands.

Il n’y avoit point de chevaux en Amerique quand les espagnols découvrirent cette partie du monde. On peut bien croire que les premiers qu’ils y transporterent pour faire race, étoient des plus beaux de l’Andalousie où se faisoit l’embarquement. Comme les frais du transport se montoient à plus de deux cens écus par cheval, on n’épargnoit pas apparemment l’argent de l’achat, et les chevaux étoient alors à grand marché dans cette province. Il est des païs en Amerique où la race de ces chevaux a dégeneré. Les chevaux de Saint Dominique et des Antilles sont petits, malfaits, et ils n’ont que le courage des nobles animaux dont ils descendent, s’il est permis de s’expliquer ainsi.

Véritablement il est en Amerique d’autres païs où la race des chevaux andalous s’est encore annoblie. Les chevaux du Chili sont aussi supérieurs en beauté et en bonté aux chevaux d’Andalousie, que ceux-ci surpassent les chevaux de Picardie. Les moutons de Castille et d’Andalousie transportez en d’autres pâturages ne donnent plus de laine aussi précieuse que celles, quas baeticusetc. . Quand les chévres d’Ancyre ont perdu le pâturage de leurs montagnes, elles ne se couvrent plus de ce poil si prisé dans l’orient, et connu même en Europe. Il est des païs où le cheval est communément un animal doux qui se laisse conduire à des enfans.

En d’autres païs, comme dans le roïaume de Naples, il est presque un animal féroce duquel il faut se garder avec attention.

Les chevaux changent même de naturel en changeant d’air et de nourriture.

Ceux d’Andalousie sont bien plus doux dans leur païs qu’ils ne le sont dans le nôtre. Enfin la plûpart des animaux n’engendrent plus dès qu’ils sont transportez sous un climat trop different du leur. Les tigres, les singes, les chameaux, les élephans et plusieurs espece d’oiseaux ne multiplient point dans nos regions.