(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre I : La politique — Chapitre I : La science politique au xixe  siècle »
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(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre I : La politique — Chapitre I : La science politique au xixe  siècle »

Chapitre I : La science politique au xixe  siècle2

A toutes les grandes époques de liberté intellectuelle, on a vu la philosophie s’unir à la politique, lui prêter ou en recevoir des lumières. Il en a toujours été ainsi chez les anciens, au moins dans les beaux jours et jusqu’au moment où les études politiques furent rendues tout à fait vaines et inutiles, en Grèce par la conquête romaine, à Rome par la perte de la liberté. Dans les temps modernes, cette alliance commence à se renouer vers le xvie  siècle ; elle se resserre en Angleterre au xviie . La politique des Stuarts et la politique de 1688 y ont chacune son théoricien, l’une dans l’auteur du Léviathan, l’autre dans l’auteur de l’Essai sur le gouvernement civil ; mais c’est surtout en France, au xviiie  siècle, que l’union de la politique et de la philosophie a été brillante et féconde : Montesquieu, Rousseau, Turgot, Condorcet, en sont les témoignages les plus éclatants, mais non pas les seuls. Après la révolution, le même mouvement continue : Destutt de Tracy, Bonald, de Maistre, Royer-Collard, Lamennais, M. Guizot, M. Cousin, M. de Rémusat, M. Rossi, sont tous, à des degrés divers, philosophes et publicistes, et leur philosophie contient les principes de leur politique. Enfin, parmi ces nobles esprits, il faut placer au premier rang l’illustre publiciste enlevé à la France il y a quelques années, et dont le nom grandira de plus en plus avec le temps, M. de Tocqueville. Cet éminent penseur n’était pas sans doute un philosophe, et il avoue lui-même qu’il avait peu de goût pour la métaphysique ; mais il possédait au plus haut degré et pratiquait merveilleusement la méthode philosophique : il avait cet esprit de réflexion et de généralisation qui, partout dans les faits particuliers, cherche et découvre les lois générales. D’ailleurs, s’il goûtait peu la philosophie savante, il portait en lui-même une philosophie naturelle, non systématique, mais toute vivante, et partout présente dans ses écrits, la philosophie de l’âme, de la dignité humaine, de la liberté. Ce n’est pas faire violence à ses opinions et à ses sentiments que de le réclamer comme un politique spiritualiste et comme un politique philosophe.

Pour bien comprendre la philosophie politique de M. de Tocqueville, il importe d’abord de le placer au milieu des écoles politiques de son temps. C’est un tableau dont les traits généraux sont assez connus, mais qui n’a pas encore été dessiné dans toutes ses parties avec toute la précision désirable.

Les écoles politiques du xixe  siècle ont ce caractère général d’être plutôt des partis que des écoles : nées des événements et mêlées aux événements, elles n’ont guère cette impartialité abstraite qui caractérise la science ; et par la même raison, elles ont laissé ou laisseront peu de ces ouvrages mémorables et éternels, qui survivent aux passions d’un temps. Telles qu’elles sont, elles ont répandu de nombreuses et d’importantes idées. On peut les ramener à quatre principales : 1° l’école aristocratique et royaliste ; 2° l’école constitutionnelle et libérale ; 3° l’école démocratique ; 4° l’école socialiste. Mais chacune de ces écoles se partagent en nuances diverses qui servent de transition de l’une à l’autre : de telle sorte qu’il est possible, en descendant de degré en degré, de passer sans interruption des théories les plus contraires à la Révolution jusqu’aux doctrines les plus révolutionnaires. Je néglige, pour ne pas embarrasser la question, les emprunts réciproques que peuvent se faire les diverses écoles et les combinaisons sans limites que les esprits compliqués font avec les principes des unes et des autres.

L’école royaliste défend en général l’ancien régime contre le nouveau, les institutions monarchiques et aristocratiques contre les institutions libérales et populaires. Mais dans ces limites, que de variétés d’opinions ! Quelle distance, par exemple, de M. de Bonald à M. de Chateaubriand, de l’auteur de la Législation primitive à l’auteur de la Monarchie selon la charte ! Le premier, inflexible et étroit, ne comprend rien d’autre que la société de l’ancien régime : pour lui c’est la société absolue. Le pouvoir illimité d’un seul appuyé sur deux ordres privilégiés, l’un chargé de la défense, l’autre de l’éducation de la société, lui paraît le principe essentiel et éternel de tout ordre politique. Il va chercher jusqu’en Égypte le type de la vraie société ; et il pardonne à ce pays sa fausse religion en faveur de sa bonne constitution politique. Le régime des castes le ravit d’admiration : « Malheureusement, dit-il naïvement, Sésostris altéra la constitution. » Qu’avait donc fait ce monarque révolutionnaire ? Il avait fait une levée en masse et armé le peuple au détriment de la classe noble, qui seule, suivant M. de Bonald, doit avoir le privilège de porter les armes. Comparez maintenant ces idées surannées aux doctrines politiques de M. de Chateaubriand ; vous ne vous croyez pas dans la même Église. Sans doute il déplore la Révolution ; il demande le rétablissement des substitutions ; il veut que l’on rende au clergé ses biens. Mais en même temps, il est passionné pour les institutions anglaises, défenseur énergique du Parlement contre la prérogative royale, partisan de la liberté de la presse, de la responsabilité des ministres ; il conseille enfin à l’aristocratie de son pays de se servir des institutions nouvelles, de s’y faire sa place et son rang, au lieu de s’armer contre elles et de chercher à ressaisir ses privilèges à l’ombre du despotisme restauré. Entre M. de Bonald et M. de Chateaubriand, ces deux termes extrêmes de l’école royaliste, se placent Joseph de Maistre et M. de Montlosier, personnages aussi originaux l’un que l’autre, l’un grand écrivain et penseur supérieur, l’autre publiciste incorrect, mais éloquent et vigoureux, tous deux énergiques et fiers, pleins d’honneur et de courage, de vraie souche aristocratique, et qui en d’autres temps auraient pu sauver leur caste, si elle eût produit beaucoup d’hommes semblables à eux. Ces nobles cœurs font plaisir à voir, et on aime leurs écrits malgré la singularité de leurs pensées. De Maistre est aussi partisan de l’ancien régime que M. de Bonald ; mais comme il a plus d’esprit, il voit un peu plus clair : il accorde que c’est la corruption de l’ancien régime, du clergé et de la noblesse qui a amené la Révolution ; il appelle cette Révolution une œuvre satanique ; mais il est confondu de sa grandeur. Il a une vraie admiration pour les institutions anglaises, et, sans être, comme on l’a dit récemment, un libéral, il aime à faire remarquer dans l’ancienne constitution de la France les éléments de résistance qu’elle opposait au pouvoir absolu. Lui-même était plein de fierté et ne supportait pas aisément l’injustice ; et, dans son exil d’ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il parle constamment au roi de Piémont le langage à la fois le plus fidèle et le plus hardi ; enfin, on sent vivre en lui le vieil esprit des parlements. N’oublions pas qu’il était de robe, et que M. de Bonald était d’épée ; ce qui peut expliquer en partie la différence de leurs vues. Quant à M. de Montlosier, ce gentilhomme d’Auvergne qui, dans l’Assemblée constituante, eut un mot sublime pour défendre le clergé, et auquel le clergé, à sa mort, refusa la sépulture, il est aussi ennemi que personne du pouvoir absolu ; il veut que l’on fonde l’ancienne société avec la nouvelle ; il accuse de folie toutes les revendications des émigrés contre les faits révolutionnaires : il comprend et admire la gloire militaire de la nouvelle France ; il combat avec une énergie qui ne fut pas pardonnée les empiétements du clergé dans l’ordre politique. Mais en même temps, il porte l’esprit aristocratique à un point qu’il est impossible à notre temps de comprendre ; il a pour l’industrie un mépris digne d’un grand seigneur féodal. Il croit que la noblesse est d’institution naturelle, et qu’elle a seule droit aux fonctions politiques ; il se fait l’illusion qu’elle va reprendre toute sa prépondérance, et il propose tout un système de lois pour la reconstruction de la maison aristocratique. Tels sont les principaux personnages de l’école royaliste de la Restauration, tous remarquables à plus d’un titre.

De Chateaubriand à Royer-Collard, la distance est à peine sensible : l’un est le plus libéral des royalistes, l’autre le plus royaliste des libéraux. Cependant vous entrez déjà dans un monde nouveau, dans le monde de la Révolution, représenté d’abord par l’école constitutionnelle. Cette école se divise à son tour en plusieurs branches, qui sont l’école doctrinaire, l’école libérale et l’école des économistes : ces trois écoles, liées par des principes communs, se distinguent par des nuances assez importantes.

La première de ces écoles et la plus illustre était représentée par M. Royer-Collard, le duc de Broglie, M. Guizot ; la seconde, par M. Benjamin Constant ; la troisième, par M. Say et ses amis, MM. Comte et Dunoyer. Ce qui distingue les doctrinaires des purs royalistes, c’est qu’ils acceptent sans réserve l’ordre civil sorti de la révolution, c’est-à-dire l’égalité des partages et la sécularisation de l’État. Ils combattent la loi du droit d’aînesse et la loi du sacrilège. En outre, ils sont pour la liberté politique et pour le contrôle du gouvernement par les assemblées. Pour toutes ces raisons, ils sont du côté de la révolution et contre l’ancien régime. « M. Royer-Gollard, dit Tocqueville qui l’a beaucoup connu, a voulu passionnément la destruction de l’ancien régime, et a toujours eu horreur de son retour. Il a désiré avec une ardeur extrême l’abolition de tous les privilèges, l’égalité des droits politiques3, la liberté des hommes, leur dignité. Il fallait l’entendre parler de la Révolution, personne ne faisait mieux comprendre la grandeur de ce temps. Les plus belles paroles qui aient jamais été prononcées sur ce que l’on peut appeler les grandes conquêtes de 89 sont sorties de sa bouche. Ce que j’ai jamais entendu dire de plus amer sur les vices de l’ancien régime, sur les folies et les ridicules des émigrés et des ultras, c’est lui qui l’a dit. » Mais si les doctrinaires acceptaient la démocratie dans l’ordre civil et lui faisaient une part dans l’ordre politique, ils n’en étaient pas moins très-effrayés de ses progrès ; ils le détestaient sous sa forme violente, l’esprit révolutionnaire : ils le redoutaient même régulier et modéré dans le gouvernement de l’État. Au dogme de la souveraineté du peuple, qui, suivant eux, ne faisait que substituer une tyrannie à une autre, ils opposaient la doctrine de la souveraineté de la raison. Ils croyaient la monarchie nécessaire pour contenir la démocratie, et préserver la liberté même. Surtout ils voulaient assurer une certaine prépondérance aux classes distinguées et à ce qu’ils appelaient les supériorités, afin de donner au gouvernement de la démocratie plus de suite, plus d’unité, plus de prévoyance et plus d’esprit de justice, et afin que l’égalité ne devînt pas l’abaissement de tous.

Telles étaient les pensées de l’école doctrinaire. Celles du libéralisme pur ne paraissaient pas en différer essentiellement. L’école libérale admettait comme l’école doctrinaire la nécessité de la royauté, le partage du Corps législatif en deux chambres, la limitation du corps électoral. Mais elle faisait la part de la royauté beaucoup moindre, elle était contraire à l’hérédité de la chambre haute, et demandait l’extension du droit électoral. Toutes ces différences cachaient une dissidence capitale. Les doctrinaires considéraient le gouvernement mixte, composé de monarchie, d’aristocratie et de démocratie, comme le bien absolu ; ils y voyaient un régime définitif ; les libéraux, au contraire, semblaient considérer ce régime comme un acheminement à quelque autre chose. Pour les uns, la royauté et l’aristocratie étaient des éléments nécessaires de toute société ; pour les autres, ce n’étaient que des modérateurs utiles, dont l’importance décroissait chaque jour, et dont il fallait réduire la part de plus en plus. De ces deux écoles, la première se rattachait donc à l’école royaliste et aristocratique ; la seconde donnait la main à l’école démocratique.

Une des branches importantes du libéralisme était l’école des économistes. Les économistes pensaient que les institutions politiques des peuples ont sans doute une grande importance, qu’il n’est pas indifférent à un peuple d’être libre ou gouverné par un pouvoir arbitraire. Ils étaient donc très-attachés à un système de garanties publiques et constitutionnelles, mais ils ajoutaient que les institutions ne sont pas tout, qu’elles ne sont que des moyens et non pas des fins, et que le principal n’est pas de savoir qui gouvernera, mais comment on gouvernera. Or, ils pensaient que le principal but des gouvernements est d’assurer le bien-être des populations ; seulement les gouvernements, suivant eux, s’y prenaient mal pour assurer ce bien-être, car les gouvernements croient que c’est par des règlements, des protections, des autorisations, des inspections qu’ils favorisent le progrès de l’industrie et le progrès des lumières. Mais ce n’est que substituer à l’ancien joug des corporations un joug nouveau, le joug de l’État, vaste unité abstraite, impersonnelle, irresponsable, qui a hérité de tous les pouvoirs de la monarchie absolue. Les économistes sont les premiers, parmi les partisans de la société nouvelle, qui aient discuté cette idée de l’État et qui aient opposé le droit individuel au droit collectif. Plus tard, lorsqu’il a fallu combattre le socialisme, on a eu recours à leurs arguments. Mais à l’origine, ils étaient presque seuls à se défendre du prestige exercé sur les esprits par cette notion vague et obscure de l’État, non moins chère aux démocrates qu’aux partisans du pouvoir absolu. Enfin, le trait principal de l’école économiste est de proposer partout la substitution du régime, répressif au régime préventif, et de combattre sous toutes ses formes le principe de l’autorisation préalable. Elle invoquait cette remarquable maxime de l’empereur Napoléon Ier : « C’est un grand défaut dans un gouvernement que de vouloir être trop père : à forcede sollicitude, il ruine la liberté et la propriété4. » Telles étaient les doctrines de l’école économiste, telles qu’on les trouve exposées dans les écrits de J.-B. Say, dans le Traité de législation de M. Charles Comte, et surtout dans la Liberté du travail de M. Dunoyer.

L’école démocratique au xixe  siècle a eu deux phases. Dans la première, elle n’est que le dernier écho de la Révolution expirante : c’est l’école des idéologues, dont le maître est M. de Tracy. Cette école se rattache, non à 93, mais à 95. Elle reste fidèle à la Constitution de l’an III, en empruntant quelque chose à celle de l’an VIII. Elle soutient encore le principe, si peu justifié par l’expérience, de la division dans le pouvoir exécutif, et elle persiste à penser, malgré les souvenirs laissés par le Directoire, qu’un corps à plusieurs têtes vaut mieux pour gouverner l’État que le pouvoir d’un seul. En même temps, elle emprunte à la Constitution de l’an VIII l’idée d’un corps conservateur, qui ne serait pas une chambre haute, mais une sorte de cour de cassation politique : idée dont l’invention première appartient, comme on sait, à Sieyès, et qui était destinée à de curieux retours de fortune.

Ajoutez à cela le suffrage universel, mais à deux degrés ; vous avez toute la théorie politique de Destutt de Tracy dans son Commentaire de l’esprit des lois : ouvrage éminent, d’ailleurs, et qu’il ne faut pas juger seulement par l’échantillon de cette constitution toute spéculative. On voit dans ce livre l’école démocratique s’affranchir peu à peu du joug de Rousseau et du Contrat social, s’attaquer aux républiques anciennes, comme à des sociétés barbares, contraires à la nature, et combattre ces restaurations de l’antique qui avaient été à la fois si ridicules et si funestes pendant la Révolution. Destutt de Tracy, qui est un excellent économiste, comprend très-bien le caractère des sociétés modernes, sociétés laborieuses, industrielles, commerçantes, qui ont besoin d’ordre et de liberté, et non de lois somptuaires. Au reste, l’école des idéologues finit, à la Restauration, par se rallier à l’école libérale. M. Daunou. qui était de la même école, se montre dans son livre des Garanties individuelles (livre curieux, trop peu connu) assez indifférent sur les formes de gouvernement, et semble même assez peu favorable à l’esprit d’empiétement des assemblées. Mais il se rattache à l’école des économistes en ce qu’il insiste surtout sur les garanties nécessaires à la liberté individuelle, à la liberté du travail, à la liberté de penser.

Il y a peu de rapports et peu de liens entre ces derniers débris de la Révolution et l’école démocratique issue de la Restauration. La première est radicalement hostile au Comité de salut public et au régime de 93. La seconde semble se rattacher, par une filiation souterraine, au jacobinisme. Sa principale passion était de réhabiliter les hommes de 93 et de la Convention. Elle y mettait un entêtement incroyable sans se douter du tort qu’elle faisait par là à ses propres idées. Cependant elle n’était pas subjuguée tout entière par ces passions aveugles et exaltées, et les esprits élevés qui la dirigeaient avaient d’autres vues ; mais ils n’osaient pas toujours les dire. En général, elle était moins une école qu’un parti. Elle était plus propre à combattre qu’à penser. Armand Carrel, sa meilleure gloire, était un grand journaliste, mais non un publiciste. Très-vif et très-énergique dans la polémique, il était faible dans la théorie ; il se faisait sa politique au jour le jour : situation peu favorable aux idées générales et élevées. Mais ce qui doit être dit à l’honneur de Carrel, c’est qu’il n’a jamais sacrifié la liberté à la démocratie. Il faut voir, dans sa discussion avec le journal la Tribune, avec quelle fermeté, quelle décision, quel coup d’œil, il défend la cause de la démocratie libérale contre la démocratie brutale et oppressive. Un autre homme éminent, plus grand écrivain et plus puissant penseur que Carrel, apportait alors à la démocratie sa parole enflammée, son imagination amère, ardente, quelquefois si tendre et si douce, ses sombres colères, tout l’éclat de son style ; mais il ne lui apportait pas une pensée. Il serait impossible de surprendre une vue politique de quelque nouveauté et de quelque importance dans les Paroles d’un croyant, dans le Livre du peuple, dans l’Esclavage moderne, dans le Passé et l’avenir du peuple. Le vide de cette pensée, revêtue d’un si grand style, a quelque chose d’affligeant. Il nous apprend « que toutes choses ne sont pas dans le monde comme elles devraient l’être. » Il nous assure que lorsque le peuple aura le suffrage universel, « les enfants ne demanderont plus à leurs pères le pain qui leur manque et que le vieillard rassasié de jours se réjouira dans le pressentiment intime et mystérieux d’un nouveau printemps et d’une nature nouvelle. » Les seules idées qui aient un peu de corps dans ces écrits sont celles qu’il emprunte à l’école socialiste, école plus riche en penseurs que l’école démocratique, et qui précisément à cette époque commençait à s’allier à elle. Mais pour n’avoir pas l’air de déprécier un aussi grand esprit, je me hâte d’ajouter que Lamennais ne doit pas être seulement étudié dans ses écrits démocratiques. Il est une question qu’il a touchée avec pénétration et profondeur, et où il a laissé sa trace : je veux parler des rapports de l’Église et de l’État : à lui appartient la première prédication éclatante d’une idée chère à notre temps : la séparation de l’Église et de l’État. C’est par là, c’est par le journal l’Avenir que Lamennais a droit à une place importante dans l’histoire des idées politiques au xixe  siècle.

Quant à l’école socialiste, elle a traversé les phases les plus curieuses, assez difficiles à décrire avec précision. La première période du socialisme est celle que j’appellerai période industrielle : c’est le temps des premiers écrits de Saint-Simon5. Dans cette première période, l’école socialiste n’est qu’un démembrement de l’école économiste. Saint-Simon invoque l’autorité de Smith et de J.-B. Say, et il se donne pour leur disciple. Son idée est que la première classe de l’État est la classe industrielle et que, par conséquent, le gouvernement lui appartient. Déjà, à la vérité, vous voyez paraître certaines attaques contre les propriétaires, les rentiers, les oisifs. Mais quant au capital, il n’est pas seulement ménagé, il est couronné. Veut-on savoir quelle a été la première proposition socialiste ? La voici telle qu’elle est exposée dans le Catéchisme industriel de Saint-Simon : « Le roi créera une commission suprême des finances composée des industriels les plus importants. Cette commission sera superposée au conseil des ministres. » Ainsi, une sorte de comité de salut public industriel, composé des principaux fabricants, commerçants, financiers, voilà quel a été le premier rêve de l’école saint-simonienne : c’était une ploutocratie. Le socialisme, dont le dernier mot a été : guerre au capital, a commencé par proposer le règne du capital. Mais le saint-simonisme se développe, le fouriérisme lui succède, l’owénisme, l’icarisme se propagent : c’est la seconde période, la période utopique. L’idée qui domine dans cette seconde période est celle-ci : la société est livrée à l’anarchie ; elle a besoin, d’être organisée. L’idée de l’organisation s’empare de tous les esprits : aux siècles critiques, on oppose les siècles organiques ; à l’analyse, la synthèse. C’est le moment des prédications humanitaires. A cette époque, le tout absorbe les parties, l’État l’individu, l’humanité les peuples et les républiques. Le panthéisme est la philosophie de cette période, qui ne peut s’exprimer par un nom particulier : nouveau symptôme de la prépondérance des masses confuses sur les forces individuelles. Mais dans cette seconde période, l’école socialiste s’est encore renfermée dans des constructions spéculatives : elle est restée plus ou moins en dehors des partis politiques : Saint-Simon se disait royaliste ; l’école phalanstérienne était conservatrice en politique. Mais il vint un moment où l’école socialiste et l’école démocratique se rencontrèrent, se reconnurent et s’embrassèrent. Cette rencontre et cette alliance fut un des événements les plus graves du siècle. Séparées l’une de l’autre, l’école de la révolution sociale, et l’école de la révolution politique n’offraient qu’un médiocre danger aux partisans d’un libéralisme réglé ; liées ensemble et associant leurs passions et leurs espérances, elles pouvaient tout renverser. Quoi qu’il en soit, la troisième période du socialisme, c’est la période révolutionnaire et démocratique. L’idée qui domine dans cette troisième période est celle-ci : 89 a été la révolution de la bourgeoisie contre la noblesse ; il faut faire aujourd’hui la révolution du peuple contre la bourgeoisie. Cette idée si simple, si logique, qui associait la cause du socialisme à celle de la révolution, toujours si populaire parmi nous, qui allait droit à un but précis et s’attaquait hardiment à la propriété et au capital, appartient surtout à Louis Blanc et à Proudhon. Mais arrivé là, le socialisme prenait deux routes séparées et même absolument contraires. Suivant les uns, cette révolution doit se terminer par une organisation nouvelle de la société sous l’empire d’un gouvernement populaire énergique et concentré : c’est l’union du principe démocratique et du principe saint-simonien ; suivant les autres, le gouvernement doit seulement servir à faire la révolution et à détruire la tyrannie du capital, comme Richelieu a détruit la tyrannie de la noblesse. Mais cette œuvre une fois faite, le gouvernement doit disparaître à son tour comme étant le dernier des privilégiés : c’est la doctrine du laisser-faire poussée à ses dernières limites. Ainsi le socialisme démocratique se partageait en deux branches : le socialisme communiste et le socialisme anarchique.

Telles sont les principales phases de ces diverses écoles de 1817 à 1848. Mais tandis que les sectes et les écoles se partageaient comme je viens de le dire, quelques esprits élevés et indépendants cherchaient la vérité à leurs risques et périls, dans des voies libres et particulières, auxiliaires plutôt que soldats des différentes opinions que nous venons de résumer. Parmi ces esprits on peut signaler, par exemple, M. Rossi, M. de Sismondi, M. de Tocqueville, le premier se rattachant à l’école doctrinaire, le second à l’école libérale, le troisième à l’école démocratique, mais tous trois avec indépendance, et plus soucieux de s’entendre avec eux-mêmes que de plaire à telle secte ou à tel parti. C’est de l’un des plus intéressants entre ces esprits libres, personnels, originaux, que nous allons, dans les pages qui suivent, exposer les principes et les idées.