Chapitre II
Notice de la cour dans la période de 1600 à 1610. — Mariage de Henri IV avec Marie de Médicis. — Mariage de Catherine de Vivonne avec le marquis de Rambouillet. — L’hôtel de Rambouillet. — Première société qui s’y rassemble.
Nous n’avons que trop vu, dans un précédent ouvrage, comment la cour de Henri IV a concouru à entretenir la corruption introduite en France par le règne de François Ier.
Cependant il est nécessaire de revenir sur les dix dernières années du règne de Henri IV, ainsi que sur la régence de Marie de Médicis, et de faire connaître avec détail les mœurs de la cour de 1600 à 1620, pour montrer clairement comment s’échappa de cette cour dissolue la grande exception qui donne naissance à une société de mœurs pures et d’esprits délicats, dont la filiation et les traditions sont venues jusqu’à nous, et dont l’existence a été illustrée par le respect des étrangers.
En 1594, la France était pacifiée par la reddition de Paris et de Rouen, et par l’anéantissement de la Ligue. En 1599, Henri IV avait obtenu de la cour de Rome la dissolution de son mariage avec Marguerite de Valois, sœur de Henri III.
L’année suivante, 1600, il épousa en secondes noces Marie de Médicis, âgée de 27 ans ; il en avait 46.
Ce mariage n’empêcha pas le cours de ses galanteries. Le règne des maîtresses continua. La marquise de Verneuil était toujours en faveur. La reine, entourée d’italiens soigneux d’exciter sa jalousie, et qui exerçaient pour l’instruire un indigne espionnage, fatigua le roi de ses emportements. Femme d’un esprit médiocre, la reine excusait ces emportements par les infidélités du roi, le roi excusait ses infidélités par les emportements de la reine : c’était l’histoire de tous les mauvais ménages2.
En 1609, Henri mit le comble aux ressentiments de la reine, et au scandale de la cour et de la ville, par sa passion effrénée pour Charlotte de Montmorency, qu’il avait mariée au prince de Condé, son neveu, et, selon plusieurs, son fils3.
Cette fois ce n’était pas la jalousie seulement qui faisait le tourment de la reine, c’était une fort légitime inquiétude sur son sort, sur le sort de son fils ; et comme Henri IV avait répudié Marguerite de Valois pour l’épouser, elle craignait d’être répudiée à son tour pour faire place à la princesse de Condé : ainsi, au supplice de l’amour négligé se joignaient le tourment de l’orgueil profondément blessé, le sentiment des droits les plus sacrés, outrageusement menacés, un esprit de vengeance sans retenue.
Henri fut assassiné. En pleurant ce prince, on lui reprocha sa mort même ; ce furent en effet son malheureux amour pour la femme de son neveu, la persécution du jeune époux, et les préparatifs d’une guerre sans autre objet que celui de tirer la belle Charlotte de la cour de Bruxelles où le prince de Condé l’avait conduite, qui rallumèrent cet esprit de la Ligue que Henri alors dans sa sagesse et dans sa vertu avait pris tant de soin à calmer et à éteindre, cet esprit qui arma un bras fanatique contre lui4.
C’est au milieu de cette cour de Henri IV dont nous venons de parler, que se forma la société de l’hôtel de Rambouillet.
La première année du xviie siècle, l’année 1600, époque du mariage de Henri IV avec Marie de Médicis, fut aussi celle du mariage de Catherine de Vivonne, âgée de 16 ans, avec Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet.
Quelle que soit la corruption générale d’une grande nation, même d’une grande cour, il s’y trouve toujours quelques familles où se conserve l’honnêteté des mœurs, où la raison, le droit sens, la bienséance exercent leur légitime empire, où les bons principes sont héréditaires, comme certaines conformations : ici est d’ordinaire le privilège des familles nombreuses qui s’entretiennent, par les sympathies mutuelles de leurs membres, dans les traditions de vertus où elles sont nées. Tel fut le caractère des familles de Vivonne et d’Angennes.
Catherine de Vivonne était fille de Jean de Vivonne, marquis de Pisani, mort depuis un an. Henri IV, qui aimait et considérait particulièrement Pisani, l’avait chargé de négociations importantes ; ensuite il lui avait confié la surveillance de l’éducation de Henri, prince de Condé. Catherine de Vivonne était petite-fille, par sa mère, de Clarice Strozzi, parente de Catherine de Médicis ; elle était donc alliée des trois derniers Valois5, alliée aussi de Marie de Médicis, femme de Henri IV.
Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet, était d’une famille inébranlable dans sa fidélité à Henri IV. De huit frères qu’ils étaient, aucun n’entra dans le parti de la Ligue6 ; mérite qui appartient peut-être qu’à cette famille, toute nombreuse qu’elle était.
La marquise de Rambouillet joignait, aux avantages de la naissance et de la jeunesse, une grande fortune. Elle était belle, bonne, spirituelle. Tels furent les premiers fondements de la haute considération qu’elle devait bientôt acquérir.
Les jeunes époux s’établirent, en se mariant, dans l’hôtel du marquis de Pisani, père de la marquise, mort depuis une année. Cette maison, qui s’appelait l’hôtel de Pisani, prit en 1600 le nom d’hôtel de Rambouillet.
On a tant cité l’hôtel de Rambouillet, qu’il faut bien en dire quelque chose. Il était situé entre le Louvre et les Tuileries, près de l’hôtel de Longueville, à peu près dans l’emplacement occupé aujourd’hui par le théâtre du Vaudeville. Lorsque la marquise s’y établit, on y fit beaucoup d’embellissements. Paris alors était plein d’architectes italiens qui, depuis Catherine de Médicis, bâtissaient avec goût et magnificence. Le salon ou cabinet, devenu si fameux par la réunion des hommes célèbres et des femmes illustres du temps, était au rez-de-chaussée. Il était éclairé du côté du jardin par de grandes croisées qui s’ouvraient dans toute la hauteur de l’appartement ; construction alors extraordinaire, et qui, dît Sauvai, servit à la suite de modèle à beaucoup d’autres. À la suite de ce cabinet, il y en avait plusieurs
autres qui s’ouvraient suivant l’affluence des personnes de la société7. « C’est la marquise de Rambouillet, dit Segrais, qui a introduit les appartements à plusieurs pièces de plain-pied, de sorte que l’on endroit chez et elle par une enfilade de salles, d’antichambres, de chambres et de cabinets. »
Le grand cabinet ou salon était tapissé de velours bleu, encadré dans des bordures brochées en or. Voiture en parle souvent.
Mademoiselle de Scudéry a fait la description de l’hôtel de Rambouillet dans son roman de Cyrus, sous le nom de palais Cléonime ; ce détail ne sera pas inutile pour séparer dans l’esprit des lecteurs les cabinets de ce fameux hôtel, des réduits, des ruelles et des alcôves, ou plus tard s’assemblèrent les coteries, bourgeoises pour la plupart, qui singèrent les femmes de distinction8.
Dans ce que nous avons vu de la cour, se présentent les premières causes qui durent déterminer madame de Rambouillet à se tenir éloignée de ce foyer de discorde et de scandale, à se confiner chez elle et à s’y former une société habituelle.
Il était fort naturel à la jeune marquise de s’intéresser à la reine malheureuse dont elle était l’alliée ; mais il lui était pénible d’avoir à disputer sa confiance aux Concini, qui l’avaient captée par l’espionnage et la délation, et n’étaient occupés qu’à irriter une jalousie trop bien fondée. Il était d’ailleurs naturel à une jeune femme élevée dans une famille de mœurs pures et décentes, de partager le dégoût général pour les amours du roi, qui n’avaient plus l’excuse de la jeunesse. Rien que mariée à l’un de ces fidèles d’Angennes qui servaient Henri IV et ne le jugeaient pas, il lui était difficile de ne pas s’intéresser au prince de Condé dont l’éducation avait été confiée au marquis de Pisani, son père, et qui était indignement persécuté par le roi, follement l’amoureux de la femme qu’il lui avait donnée avec l’intention de la lui ravir9. Telles étaient les raisons qui éloignaient de la cour la marquise de Rambouillet. Les mêmes motifs concoururent à conduire chez elle et à réunir dans sa société celles des personnes de son rang, qui étaient ennemies comme elle du désordre et des intrigues.
Ajoutez ici un grand fait qui mérite d’être observé, c’est qu’à la fin du xvie siècle et au commencement du xviie , un besoin général de communications sociales plus intimes et puis variées se faisait sentir dans les classes aisées de la capitale. Le rapprochement encore nouveau des esprits divisés pendant quarante années par les guerres civiles, semblait solliciter l’épanchement d’affections longtemps contenues ; le progrès des richesses que les discordes intestines n’avaient point empêché10, le progrès des lumières, les changements des esprits, des imaginations, des âmes tout entières, changements inséparables de toute révolution, donnaient une vive curiosité de se considérer sous de nouveaux aspects, inspiraient le pressentiment d’un nouveau genre de communications, de nouveaux points de contact, d’un développement inconnu de cet instinct social qui semble appartenir au Français plus qu’à toute autre nation. À ces causes s’en joignait une autre encore plus pressante, c’était l’émulation établie entre les sexes par leur mélange dans les sociétés particulières, depuis que Louis XII et Anne de Bretagne avaient relevé les femmes de cette infériorité qui subsiste encore en Angleterre et en Allemagne ; émulation de mérite et de vertu pour les nobles héritières des traditions d’Anne de Bretagne ; émulation de galanterie pour les élèves de l’école de François trop bien soutenue par ses successeurs. Les discordes civiles avaient interrompu le développement de ces résultats.
Je me figure et c’est peut-être une illusion ridicule, que jamais on n’eut autant besoin de se parler en France ni ailleurs, qu’à cette époque.
L’inclination mutuelle des sexes est un sujet si fécond et si varié de conversation ; ils ont tant de choses à se dire pour faire entendre ce qu’il leur est prescrit de taire ; il faut tant de paroles pour expliquer cette
prière muette
11 qu’ils s’adressent continuellement l’un à l’autre ; il faut partir de si loin, il va tant de circuits à faire pour arriver au but désiré, qu’on ne peut assez multiplier les occasions de se parler, de se communiquer, s’ouvrir assez de chances favorables, étendre la conversation à un assez grand nombre d’objets divers.
Plus les mœurs sont chastes et réservées, plus il faut de conversation pour se faire entendre d’un sexe à l’autre. La licence est brusque, le cynisme laconique.
Dans ces sociétés animées par la conversation des femmes, tous les intérêts se placent par la parole entre toutes les frivolités ; la raison la plus solide, l’imagination la plus active y apportent leurs tributs ; les aines les plus sensibles y versent leurs effusions ; les esprits les plus affinés y apportent leurs délicatesses : là, tous les sujets se prêtent aux conditions que la conversation impose ; les matières les plus abstraites s’y présentent sous des formes sensibles et animées, les plus compliquées avec simplicité, les plus graves et les plus sérieuses avec une certaine familiarité, les plus sèches et les plus froides avec aménité et douceur, les plus épineuses avec dextérité et finesse, toutes réduites à la plus simple expression, toutes riches de substance et surtout nettes de pédanterie et de doctrine.
Tout cela est nécessaire chez un peuple où les mœurs ont admis les femmes dans la société en parfaite parité avec les hommes. Admises à partager le plaisir de la conversation, elles l’étaient par cela même à en disputer l’empire, et elles ne devaient pas rester en arrière de cette vocation ; et l’empire de la convention, qui devait leur en assurer un plus étendu, a contribué à étendre le domaine de la conversation elle-même. Elle a embrassé en France toutes les connaissances humaines ; elle a rangé sous ses lois les sciences et les savants ; et dans les occasions où ceux-ci n’ont pu avoir les femmes pour interlocuteurs, ils ont voulu les avoir pour témoins de leurs discussions12.
Les femmes vivant séparées des hommes ont leurs conversations sans doute : c’est pour ces conversai ions qu’ont été inventés les mois de caquetage, de cailletage, de commérage. Les hommes formant des sociétés séparées de celles des femmes ont leurs conversations aussi : ce sont généralement des dissertations philosophiques chez les Allemands, des discussions politiques, économiques et commerciales chez les Anglais. La pipe, le cigare, la bière, le thé, le vin, mêlent leur excitation et leurs fumées au faible mouvement des esprits et des imaginations. La conversation française, commune aux deux moitiés de la société, excitée, modérée, mesurée par les femmes, est seule une conversation nationale, sociale ; c’est, si on peut le dire, la conversation humaine, puisque tout y entre et que tout le monde y prend part.
C’était sous l’influence de l’heureux besoin dont les esprits étaient alors pressés, que s’ouvrait l’hôtel de Rambouillet aux gens de la cour ennemis des scandales, aux gens du monde poli de la capitale, aux gens de lettres de profession, aux esprits cultivés de toutes les classes ; c’était par cet intérêt que les femmes les plus distinguées y étaient amenées et reçues avec des hommes d’élite, par une des plus belles, des plus jeunes, des plus riches et des plus respectables femmes de la cour.
Je n’ai pu découvrir quelles femmes entrèrent les premières dans la société de la jeune marquise : on apprend seulement de Segrais, que les princesses la voyaient, quoiqu’elle ne fût pas duchesse. Entre les hommes célèbres qui fréquentèrent ses cercles, était Ogier de Gombault, que Marie de Médicis recevait aussi dans les siens, et à qui elle faisait une pension de 1 200 écus : il était âgé de vingt-six ans. En 1600, Vaugelas et Malherbe, tous deux âgés de quarante-cinq ans, étaient aussi des habitués de l’hôtel de Rambouillet, ainsi que le marquis de Racan, élève de Malherbe et âgé de vingt et un ans. La conversation devint bientôt le principal attrait de cette société, et fut placée entre les plus vives et les plus nobles jouissances de la vie : c’était la préparation et le complément de toutes celles qui étaient réservées à l’intimité. Bientôt aussi le talent de converser devînt le but d’une émulation vive et générale : on en vint plus tard à mettre par écrit les conversations des sociétés particulières, on les livra à l’impression : on envoya ses conversations à ses amis et à ses connaissances13. De la multiplicité des conversations naquit celle des correspondances épistolaires. Les lettres étaient la conversation des absents ; on en lit, on en publia d’innombrables recueils14… Mais il ne s’agit ici que de l’origine de la chose. Nous en verrons, plus loin le développement.
Malherbe et Racan furent de la société la plus intime de la marquise, Racan devint passionnément amoureux d’elle. Il ne fut point écouté. Il peignit dans une pièce de théâtre et sa passion et l’indifférence de celle qui en était l’objet ; mais il supprima ensuite les deux premiers actes, pour ne pas donner, dit-il, à la marquise le plaisir de voir ses malheureux amours décrits par lui-même. Toutefois, il ne put s’empêcher de placer le nom d’Arthenice dans l’ouvrage : Arthenice était l’anagramme de Catherine
nom de la marquise. « Je voudrais, dit-il, être capable d’en faire durer la mémoire aussi longtemps que mon amour pour elle. »
L’anagramme du nom de Catherine avait été trouvée par Malherbe. C’est un des griefs du temps présent contre la marquise de Rambouillet d’avoir été appelée Arthenice. Plusieurs écrivains, et en dernier lieu, M. Taschereau, dans son Histoire de Molière, y trouvent une première preuve de l’affection dont la marquise devait être le modèle. Cependant, toutes les femmes célèbres du même temps étaient connues et célébrées sous un nom particulier. Et ce temps n’est pas le seul où les poètes aient donné un nom poétique aux femmes qu’ils ont chantées ; depuis Horace jusqu’à nos jours, cet usage a été pratiqué. La Fontaine, dans Le Songe de Vaux, donne à madame Fouquet le nom de Sylvie. Quelques années après, il le donna à madame d’Hervart ; « pour la chanter, disait-il, il faut bien lui donner un nom du Parnasse. Comme j’y suis le parrain de plusieurs belles, je veux et entends qu’à l’avenir mademoiselle d’Hervart s’appelle Sylvie dans tous les domaines que je possède sur le double Mont15 »
. Boileau, Racine, Molière, Voltaire ont aussi donné des noms du Parnasse aux femmes qu’ils ont chantées.
Peu de gens ignorent le mérite des écrivains qui formèrent la société de Rambouillet dans la première période de son existence.
Ce fut l’ode de Malherbe sur la mort de Henri IV, qui éveilla le talent de La Fontaine ; et qui n’a entendu citer ces vers sur la mort de mademoiselle du Périer,
Elle était de ce monde où les plus belles chosesOnt le pire destin ;Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,L’espace d’un matin ?
Et qui ne sait par cœur ces autres vers de la même pièce,
La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles,…………………………………………………Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvreEst sujet à ses lois,Et la garde qui veille aux barrières du LouvreN’en défend pas nos rois ?
Racan, dit Boileau, avait plus de génie que Malherbe, mais il est plus négligé et songe trop à le copier. Dans l’Art poétique, il les cite tous deux comme dignes d’éloges dans deux genres différents :
Malherbe d’un héros peut vanter les exploits ;Racan chanter Philis, les bergers et les bois.
Il semble craindre à la suite d’avoir été injuste en bornant le talent du second au genre pastoral. Après avoir cité quelques vers du style héroïque, il dit :
Sur un ton si hardi sans être téméraireRacan pourrait chanter à défaut d’un Homère.
La Fontaine a dit de Malherbe et de Racan :
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,Disciples d’Apollon, nos maîtres pour mieux dire.
Gombault fut l’un des académiciens qui, dans la période suivante, fut chargé de revoir le jugement de l’Académie sur Le Cid ; jugement dont Voltaire a confirmé la justesse et loué la décence. Vaugelas est appelé par Boileau le plus sage de nos écrivains.
Tels furent les commencements de l’hôtel de Rambouillet ; tels furent les premiers amis, les premières sociétés de la marquise. Qui verra là la moindre preuve, même le plus léger présage de pruderie dans les mœurs, et de mauvais goût dans le langage ?