(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VII. Maurice Barrès et Paul Adam » pp. 72-89
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VII. Maurice Barrès et Paul Adam » pp. 72-89

Chapitre VII.
Maurice Barrès et Paul Adam

I

« J’ai adoré Taine, me disait un jour Maurice Barrès, et les raisons de mon culte me semblent aussi sérieuses qu’au premier jour. Pourtant je ne le lis plus, et il me dégoûte d’en parler. Uniquement parce que je l’ai trop pratiqué. Je m’en suis nourri. J’ai absorbé sa moelle. Alors il me répugne comme une déjection : c’est mon fumier. »

M. Maurice Barrès nous enchanta si fort, si profondément, il y a huit ou dix ans déjà, que je craignais une lassitude pareille à rouvrir Sous l’œil des barbares et l’Homme libre. Il n’en fut rien. L’étonnement, sans doute, s’est dissipé, qui nous faisait, avouons-le sans fausse pudeur, nous récrier de joie. J’écrivais à un ami : « Je vous en supplie, lisez les Barbares. » Deux jours après, il me répondait : « C’est le plus cher de mes livres. » Oui, l’audace intelligente et neuve de ces courts traités nous transportait d’aise, formulant les dédains et les réserves de nos vingt ans, et nos ardeurs. Cela, c’est passé, parce que c’est acquis. Au fond, il n’est pas de plus bel éloge d’une œuvre que de constater qu’elle est devenue rengaine. Mais il faut être reconnaissant, ne pas oublier qu’elle fut paradoxe à son heure. Toutefois, sans gratitude, nous aimons toujours l’Homme libre et le Jardin de Bérénice. Les idées sont « classées », ne nous émeuvent plus, mais la vertu de l’artiste se marque peut-être plus clairement aux yeux moins éblouis…

Elle est faite (avec toutes les adresses du « dire ») de conviction et de sourire. Oui, de conviction, malgré ces accusations de puffisme, qui, déchaînées, ne désarmeront pas. Voyez l’Ennemi des lois. Tous les articles suscités par ce livre concluent que Barrès est un ironiste bien spirituel. Pourquoi cette « scie » de l’ironie de Barrès ? Il est admirable comme l’on vous institue ironiste et comme on ne vous révoque jamais !

Il se pourrait qu’on soit suspect d’ironie dès qu’on parle sur un ton simple de choses subversives, encore dès qu’on exprime sans circonlocution un sentiment inaccoutumé, ou qu’on assigne des épithètes imprévues mais sincères à des substantifs familiers. — Soit cette phrase de Barrès :

« Je passe sur diverses insolences des magistrats au prévenu. Suggérées par leurs préjugés, leur impunité et leur ambition professionnelle, elles étaient entachées d’une indigne familiarité. »

Il est quotidien de parler de la malveillance des tribunaux ; ce qui est rare, c’est d’en parler sans indignation, sans emphase, comme d’une chose connue et naturelle ; c’est surtout de joindre à l’observation de la servilité tyrannique des magistrats l’accusation purement artistique que leurs insolences sont gâchées par leurs familiarités.

Une préoccupation sociale et littéraire, formulée sans éclat, cela semble de l’ironie, — car on m’a montré cette phrase comme telle.

Pourquoi, mon Dieu ? Peut-être la raison est-elle toute occasionnelle. Il y a eu dans Renan de l’ironie, en même temps qu’un style d’une syntaxe charmante dont Barrès, France, d’autres, sont nourris. Sans doute, l’association se fait du style au ton, et l’on se méprend à lire la même ironie, chez ceux qui simplement aiment les mêmes tours discrets. — Seulement, cela ne pardonne pas. Comme on n’a peur de rien tant que d’être dupe, on préfère accuser dix « innocents » que de « gober » un ironiste. Écririons-nous comme Chincholle, on ne désarmerait pas !

Maintenant, j’ai observé une certaine gêne chez les critiques de Barrès, ou un certain sans-gêne. Il y a des chroniqueurs qui ne peuvent citer un de ses romans sans parler de « l’ex-législateur » et de « Meurthe-et-Moselle ». Il n’y a pas nécessairement de rapport. Voyez-vous qu’on ait dit à M. Marcellin Berthelot ou à M. Naquet « Votre Chimie traitant des explosifs, vous ne pouvez décemment demeurer parlementaires ? » De même M. Barrès n’est pas plus responsable de l’anarchie des personnages de ses romans que l’autre de la vertu de ses produits.

C’est bien de romans qu’il s’agit, et il est admirable qu’on attribue à Maurice Barrès des erreurs d’histoire du socialisme qui, en équité, sont imputables à son personnage, André Maltère. Il est légitime, actuel et charmant de prendre un anarchiste délicat comme héros de roman. Que l’auteur ait des sympathies pour lui, cela est possible, mais ne regarde guère le lecteur. Maltère doit lui suffire avec ses deux femmes, de tête et de sens, ou sinon il est bien difficile. — Mais n’y a-t-il pas aussi trop de contact entre Barrès et son lecteur, et celui-là ne se préoccupe-t-il pas à l’excès de celui-ci ? Au temps de L’Homme libre, il ne s’embarrassait guère de préface. Une certaine distance est nécessaire entre le romancier et la foule, que l’auteur ne garde plus assez grande. L’œuvre d’art est une œuvre conçue, engendrée, portée par l’artiste, mais qui doit se détacher de lui à sa maturité. Il faut qu’elle devienne objet, ne reste pas ombilicalement liée à son auteur. Sans quoi il demeure au livre quelque chose de trop intime, comme d’indiscrétion intellectuelle, en même temps qu’on y sent une tutelle superflue et gênante. Ceci n’est qu’une nuance : le roman, n’est-ce pas, est charmant, et s’il ne nous emballe pas comme les Barbares, ce n’est pas la faute du poète, mais du lecteur qui a, vieilli, déjà, un peu, et que les premiers romans de Barrès avaient dès l’abord rendu trop difficile. Oui, il y a de notre faute, car j’y regarde de près, et vraiment, c’est plus « fort » que jamais comme construction et comme style.

Ne nous lassons pas de le répéter : l’artisan, chez lui, est excellent. On sort de la lecture du dernier de ses ouvrages, comme des précédents, assuré qu’il est le plus maître écrivain de langue française. Il ne faut même pas rapprocher de cette maîtrise d’autres talents. Il a l’art de tout utiliser, de suite, avec une aisance souveraine. Cela apparaît clairement dans ce livre Du sang, de la volupté et de la mort. Avec quelques contes, un portrait littéraire et deux ou trois dissertations, ce n’est que récits de voyages. Il faut aimer la littérature des voyages. L’imprévu et l’inédit, pour les sots qui n’ont pas su organiser leur vie de sorte qu’ils voient le monde, sont dans les relations des promenades qu’ont faites d’autres mieux avisés. Barrès, d’abord, sait voir à merveille. Un mien ami était allé en Bavière, chargé d’écrire une étude sur les châteaux de Louis II. À son retour il me confia que la besogne lui avait paru impossible et superflue : en vingt pages de l’Ennemi des lois, tout était dit, et comment ! Mais d’un paysage vu sans faute, Maurice Barrès sait tirer des inductions personnelles. Soyons plus clair. Un paysage nous séduit : qu’est-ce à dire ? Il flatte un côté de notre sensibilité. Lequel ? Barrès le cherche et le trouve. Il pousse alors la comparaison du paysage et de l’émotion, et il l’épuise. Rien n’est plus subtil, plus rare et plus heureux.

Notre maître voyagera encore, et écrira encore sur les pays émouvants. Quand il regarda le nôtre et son agitation, il sourit. En ses bulletins quotidiens, je ne trouvais plus la gravité âpre et appliquée qu’il apportait en Lombardie ou en Castille. Nous connaissons trop notre monde proche. Ses lignes ne nous émeuvent plus. Nous ne retenons que ses taches. Et M. Barrès, en dix lignes, chaque jour, désignait les mains sales avec un esprit, une désinvolture, qui marquent, je le redis parce que c’est l’essentiel de lui : — un grand écrivain.

II

Que la Critique des mœurs de Paul Adam soit une lecture savoureuse, on s’en doutait. La saveur, nous la connaissions, de sa vision originale et inventive, clichée sans tache et sans flou. Et j’ai dit souvent comme il faut aimer la maestria facile de Paul Adam. C’est à cette heure l’écrivain dont je me suis aperçu que je me servais le plus comme pierre de touche du goût d’un interlocuteur nouveau « Qu’est-ce que vous pensez d’Adam ? » Deux opinions répondent : « Je l’aime beaucoup » ; « je ne le sens pas du tout ». Il est impossible, sauf ânerie, de l’estimer moyennement. Tout clairvoyant reconnaîtra la vertu de ses sensations, de ses associations, de ses formules. Un intuitif de goût peut d’ailleurs ne les apercevoir point et ne se point plaire à Paul Adam. Car son tour d’esprit est critique, contestateur et démolisseur, et des sceptiques d’un tempérament moins vigoureux se complaisent à de plus dégagées, à de plus sourieuses jérémiades. Mais le rare est que le ton de polémique prédicatrice n’exclut pas chez Adam la désinvolture du tour, la joie du mot. Et c’est par un triple charme, la fantaisie paradoxale d’une information à qui il croit, la verve concise et brusque du style, la critique vive, émue, désirée efficace, que nous prend ce recueil de pamphlets sur nos mœurs.

L’information d’Adam n’est pas plus inexacte que celle du Temps, et elle est plus savoureuse. « Le malheur fut que M. de Reinach se jugeât digne d’une commission considérable. Le baron abusa vraiment de ses avantages. Ainsi M. Floquet se plaint de n’avoir jamais reçu la moitié des sommes que la prévoyance du Panama attribuait à sa haute influence et à sa grande réputation de probité. » Vous voyez le ton de pince-sans-rire. Sans rire n’est pas assez dire. Il y a de la gravité à toutes les pages où les sujets sociaux ou religieux sont touchés. Et une opinion très nette se dégage, la nuance d’opinion de Paul Adam. Dieu, le Dieu des catholiques, l’intéresse ; aussi le peuple pour sa spontanéité, sa liberté. Le reste l’écœure, est bon à démolir. Il dit au mendiant : « Ne sais-tu pas le courage du meurtre ? » au peuple : « Il te faut marcher… en montrant la trique et les dents. » — « Pourquoi ne pas descendre des faubourgs en agitant vos bannières de charité, en avançant les reliques de vos saints légendairement fraternels, en imposant, dans les feux de l’ostensoir, le corps du Christ ? On peut le certifier devant un pareil cortège la jactance des spéculateurs s’ébahirait. Leurs âmes de trafic éperdues déserteraient peut-être la lutte… La force du peuple est là, dans l’alliance avec Dieu. » Un anarchisme catholique, voilà au juste la tendance et le goût de Paul Adam. Il l’exprime avec une véhémence mécontente et un prosélytisme fervent. C’est un dominicain blanquiste.

 

Et c’est un conteur stupéfiant.

La première page de ses livres me confond : la liste des ouvrages du même auteur, parus ou à paraître, toute une bibliothèque, avec les ouvrages de fond, les grands romans valeureux des pleines reliures, Être, l’Essence de soleil, Soi et les plus rapides histoires, que tous les trois mois édite Paul Adam, comme une terre bénie d’où, par an, quatre récoltes éclosent. Elles sont ingénues et audacieuses, ces histoires, dégingandées et précieuses, avec des récitatifs faciles, d’anecdote et de chronique, ascendant à des pages culminantes, à des morceaux d’un imprévu nécessaire. Tels, dans ce récent roman, Les Cœurs utiles, la bacchanale du Cirque, le compte rendu de la chute de Maïa. Elles suffiraient à nous prouver, ce que nous savions déjà, que Paul Adam est le plus fort de nous tous. Et avant un mois, un autre livre nous le confirmera. Oh, que je l’admire !

 

Et voici, de Paul Adam toujours, les Cœurs nouveaux où s’allient à merveille la bravoure critique et la maëstria du peintre.

Les livres agissent de deux manières sur les mœurs : ou bien ils posent des modèles à suivre, ils imaginent des types dont l’imitation est conseillée, ce sont les livres des moralisateurs ; ou bien ils décrivent, sans arrière-pensée, des anecdotes et des figures contemporaines, véridiques ou de fiction, c’est-à-dire de combinaison, ce sont les livres des moralistes, qui agissent parce qu’ils font voir clair. L’œuvre du comte Tolstoï, suivant qu’on considère ses derniers ou ses premiers livres, est un exemple de ces deux genres.

(Parallèlement les écrits des poètes valent comme excitateurs.)

La littérature de M. Paul Adam appartient à l’une et à l’autre des deux catégories que je pose là par un distinguo un peu scolastique. Outre que son lyrisme lui confère la vertu suggestive et enlevante des chants en vers, elle dépeint le réel avec la fidélité facile d’un cristal grossissant, et elle évoque le possible avec l’autorité d’une prédication. Les Cœurs nouveaux seraient un excellent prétexte à cette nécessaire étude critique de l’écrivain qui est, avec M. Maurice Barrès, avec M. Jules Renard, avec M. Élémir Bourges, la gloire de la plus jeune prose imprimée. (Je dis imprimée et tomée, parce que des tirailleurs de ces dernières années les courts ouvrages à promesses sont nombreux, mais point les œuvres. Entre les jeunes et évidents génies, qui aura la patience du talent ? Là est la question, qu’il est impossible et inutile de résoudre : il faudrait savoir qui travaillera. On est beaucoup à s’éveiller chaque matin avec une admirable idée de roman, mais la journée se passe avant qu’une ligne en soit écrite, et le lendemain on s’aperçoit que le sujet a été traité, pour ne pas s’humilier on dit : gâché, par Maizeroy, par Théophile Gautier ou par Homère, et on a tort de s’en apercevoir et raison tout ensemble, parce que l’idée s’est fanée du jour au lendemain, faute qu’on ait songé à la planter au papier, à l’arroser d’encre vivifiante : la veille, oui, c’était original, le lendemain, oui, c’est banal. Une pochade de Forain représentait deux rapins de brasserie, masqués par une pile de soucoupes, qui disaient

« Quel tableau on ferait, si on pouvait peindre ! »

C’est cela même. Alors, pour tuer le temps, on abîme le grand lâche qui condescend à imprimer. Mais un âne vivant vaut mieux, non seulement qu’un lion mort, mais même qu’un lion à naître, éventuel et douteux… Et jusqu’à ce qu’un mien livre ait prouvé le contraire, je n’ai pas le droit de ne pas reconnaître qu’Oscar Méténier, par exemple, dont cependant l’écriture est hâtive et la pensée de court vol, vaut mieux que moi-même. Ses fruits sont mal juteux, mais encore porte-t-il des fruits. Nous demeurons aux fleurettes de la jeunesse : elles ne comptent pas. Ne comptent que les littérateurs en activité, non en devenir, et c’est pourquoi j’omets sans doute de plus purs écrivains possibles, mais aucun écrivain actuel, en ne nommant à l’honneur de la prose récente que M. Élémir Bourges, M. Jules Renard, M. Maurice Barrès et M. Paul Adam, — auquel, cette longue parenthèse close, je suis heureux de revenir.)

Ainsi, dans les Cœurs nouveaux, où un critique subjectif aurait le choix entre des thèmes si divers, un esprit susceptible de s’impersonnaliser, ou plutôt de se personnaliser en autrui, discernerait avec netteté :

1º Une peinture réaliste de famille aisée et moderne, avec château et mail-coach, peinture en mouvement juste et de ton nouveau ;

2º Une fiction idéaliste traduisant la position d’un esprit indépendant et d’un cœur de bonne volonté parmi la chose sociale en douleur.

(Ce critique dogmatique pourrait poser à l’historien et faire son petit Taine en notant, avec le sourire dont il serait capable, que M. Paul Adam a connu tour à tour : 1º Paul Alexis ; 2º le monde des Entretiens politiques et littéraires, Griffin. Randal, etc. Et la remarque ne prouverait pas grand’chose.)

La légende idéale d’Adam en ce dernier livre est aussi précise que symbolique2. Le comte Karl de Cavanon n’est point un saint. Mais, abandonné par une actrice glorieuse, amoureuse, puissante en son art et en ses séductions, il a tourné sa misère morale vers les misères physiques. Sensuel mieux qu’amateur d’idées, ou plutôt actif sans emploi et obligé de porter ses déductions dans sa vie, il ne s’est pas satisfait à dépiquer Lassalle ou Morris, il a tenté une expérience de bonheur social. Il a travaillé dans le vif. Riche et oisif, il consacre tout son argent, toutes ses pensées, toutes ses heures à animer un vaste phalanstère, une immense et légère usine où s’élaborent les produits nécessaires à l’entretien des hommes qui y peinent, les marchandises non utilisées étant échangées contre d’autres qu’on ne saurait fabriquer là. L’argent est inconnu. Cavanon ne solde pas en monnaie ses collaborateurs. Par cinq heures de travail quotidien, ceux-ci s’obtiennent la nourriture, le vêtement, l’entretien du gîte. Le reste du jour appartient à la culture mentale, que le chimérique industriel ne soigne pas moins.

Les travailleurs accourent de toutes parts à cette oasis d’où les soucis matériels sont chassés par la propriété une fois donnée, l’entente et le travail. Mais Cavanon excède leurs intelligences. Ses conférences demeurent incomprises. Puis les cabaretiers d’alentour font la campagne sourde contre le fâcheux qui les prive de clients. Une coalition de capitalistes, de marchands de vin et d’opportunistes travaille le pays, organise les phalanstériens en syndicat. Cavanon refusant le salaire en argent, la grève éclate. Humiliation ! La gendarmerie bourgeoise protège le baron socialiste ! Celui-ci abdique devant la force, concède le phalanstère à une société urbaine, et se demande en quelle route désormais il lui faut se diriger.

Une voix amie lui dit :

Renonce au peuple, Karl, tu veux sauver les papillons du feu, tu les retiens de force, il n’y a que leur expérience qui sera capable de les instruire.

Malheureusement, quand un papillon grésille dans la flamme, sans doute son opinion est faite, mais il est un peu tard.

Par ainsi le cercle est douloureusement vicieux.

Dans le récit de Paul Adam, le baron de Cavanon tourne la difficulté : il se marie. Ses enfants continueront son œuvre, rencontreront sans doute des papillons plus éducables et tenteront à leur tour de leur apprendre à vivre.

Mais cette fin, d’ailleurs belle par le personnage si aiguisé de femme qui la conduit, est assez superfétative. L’histoire est conclue : elle conclut bien, parce qu’elle finit mal, douloureusement, piteusement.

Le petit livre des Cœurs nouveaux est un excellent manuel de découragement.

On le résumerait assez exactement en cet aphorisme :

Il n’y a pas de morale sociale.

 

La mésaventure du phalanstérien était inéluctable. Le sens de cette fatalité domine, comme il convient, la légende du poète.

En effet, la confusion première de Cavanon était de mêler son propre plaisir et une organisation d’autrui.

On ne fait pas de sentiment en sociologie. La sociologie est une science de passé, en tant que revue historique des formes sociales, une science de présent, en tant qu’examen des états sociaux actuels. Elle n’est pas une science de futur, parce qu’elle ne comporte pas de prévision.

Toute révolution est légitime quand une aspiration étant née et viable se veut réalisée. Mais un esprit clairvoyant et divinateur ne peut pas la devancer, la satisfaire par avance et la canaliser. Il faudrait considérer toutes les données du problème prochain ; or, on ne les tient pas. D’ailleurs, on ne les cherche point. Cavanon veut fabriquer de la félicité. Mais il ne possède que sa conception du bonheur. Pourquoi serait-ce celle de ce tâcheron ? Son adversaire a raison : il est un tyran, un tyran tendre si l’on veut, martyr s’il le faut, mais un tyran.

Aussi bien les hommes ne sont sensibles qu’au bonheur qu’ils édifient eux-mêmes ; celui qu’on leur apporte, tout bâti, ils n’ont de goût qu’à le démolir, et ils ont raison.

La naïveté est d’imaginer que des hectogrammes quotidiens de viande, de pain, de légumes, que deux vêtements « complets » par an, quelques musiques et un théâtre mensuel fournissent le bien-être. Il n’y a bien-être que lorsqu’il y a mieux-être. La stagnante béatitude des ateliers modèles ne suffit pas. Même le mastroquet factieux correspond à une conception plus légitime du bonheur, puisqu’il vend une drogue malsaine, oui, mais créatrice de rêves émancipateurs.

L’hésitation ultime du novateur, tel que celui présenté dans le roman d’Adam, s’explique par ce doute où il s’abîme : ai-je agi pour mon plaisir ? Ou ai-je agi pour leur bien ? Dans la seconde hypothèse il serait lâche de renoncer ; mais dans la première quelle niaiserie de s’obstiner à avaler les couleuvres !

Or un pareil personnage ne sait pas au juste lui-même si des passions altruistes l’animent ou si sa tentative n’est qu’un passe-temps décoratif et émouvant. Évangélisation ou sport ?

À l’origine, sa naïveté ne s’est pas posé la question : dès l’instant qu’il s’adonnait au bonheur des voisins, ce bonheur s’épanouirait. Il s’est donc amusé à le façonner. Au degré près, c’est l’état d’âme des vendeuses du Bazar de la Charité, c’est celui du Bock Idéal qui nous réjouit tant l’autre année à cause du sérieux qu’apportait à le déguster le vicomte Melchior de Vogüé.

La gaffe commune de ces ascètes bourgeois, pleins d’ailleurs et bedonnants de bonnes intentions, consiste dans l’oubli d’une notion expérimentale : que notre plaisir ne peut susciter la joie d’autrui, — et dans la négligence d’une vérité plus foncière : que nos mouvements affectueux sont d’ordre sentimental, tandis qu’une équitable construction sociale serait d’ordre rationnel et scientifique.

Celle-ci ne chercherait pas d’ailleurs à fomenter le bonheur, qui n’est point un article monopolisable par quelque gouvernement que ce soit. Elle ne saurait tenter de réaliser que des vertus d’état : l’ordre, l’harmonie, la justice.

Le bonheur est un état d’âme, un état de notre âme, conçu par elle. On ne l’infuse pas. L’homme des Flandres qui, au xive  siècle, suait sa vie à sculpter quatre pierres de la cathédrale de Bruges était-il moins ou plus heureux qu’un moderne ouvrier raffineur ? Vous pouvez défier qu’on réponde. On ne trouvera pas d’indice mesurable et les statistiques sont dénuées de sens. — L’agitation divine de la joie traduit une satisfaction supérieure : il n’est de perceptible que le changement, d’agréable que le changement vers plus. Le point de départ n’importe pas : il n’est pas senti. Des démagogues, sots en leur rouerie, affirment que les gouvernements craintifs et bienveillants sont fâcheux en ce qu’ils endorment les désirs populaires : au contraire, après quelques répits, les désirs nouveaux s’érigent plus compliqués.

Laissons ces désirs pousser librement vers, la conscience d’eux-mêmes. Tout effort à les contenter du dehors est vain, irréalisable, contradictoire. On ne saurait satisfaire que soi. Voyez les cerveaux de noble inquiétude modelés par Ibsen. Ils ne songent à améliorer que leur âme. Ils sont dramatiques par leurs combats avec la conscience. On ne peut agir moralement sur un autre terrain. Solness le Constructeur rêve de bâtir sur terre étrangère : il échoue.

Sans doute il est honorable d’avoir pitié. L’exaltation des miséricordes est précieuse : mais pour celui qui l’éprouve, pas pour celui qui la subit. Elle est un phénomène de morale individuelle, et même de morale élémentaire. (Après tout, il n’est point si glorieux de rassasier les hères dont la vue offusque. Qu’en coûte-t-il ? La bonne planète produit plus que nous ne consommons, et on ne peut dîner deux fois.) N’arrêtons point les mouvements de charité. Disons que nous ignorons s’ils suscitent ou s’ils détruisent du bonheur : leur effet ne nous concerne point : pour nous seuls nous les créons, ils nous tonifient seuls.

Est-ce à dire que l’homme soit sans action utile sur l’homme ?

Une autre action demeure possible, mais sans préconception sociale, rigoureusement individuelle. Elle est fondée sur le don d’admirer et sur le goût de l’émulation. Qu’on demeure attaché à se vouloir le meilleur possible : l’œuvre que sera la vie ainsi cultivée sera visible ; on l’admirera, et par instinct d’amour-propre on l’égalera.

Des images charmantes aident la femme grosse à engendrer en beauté. La contemplation des vies harmonieuses provoquera la création d’existences nobles.

Le dieu d’Aristote ignore le monde, mais l’univers le pressent et se tend vers lui : ainsi agit-il sans impulsion. Le bénéfice tiré de Jésus-Christ est le désir de son imitation. L’homme moral de Kant n’agit pas de telle sorte que son action soit heureuse aux autres, mais qu’elle soit aux autres une norme.

Dépouillons le souci tatillon et confus d’être profitable aux étrangers. Ne travaillons qu’à notre vie plus belle. Le scrupule serait naïf de recroqueviller nos racines par crainte d’indiscrétion. Il n’est de devoir qu’envers soi-même, parce qu’il n’est de connaissance que de soi-même. La maxime n’est pas égoïsme sec, mais modestie, certitude de ne pouvoir d’autre sorte être utile. Toute bâtisse de morale sociale est un amusement de mandarin philanthrope et borné…