(1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre V : Règles relatives à l’explication des faits sociaux »
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(1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre V : Règles relatives à l’explication des faits sociaux »

Chapitre V :
Règles relatives à l’explication des faits sociaux

Mais la constitution des espèces est avant tout un moyen de grouper les faits pour en faciliter l’interprétation ; la morphologie sociale est un acheminement à la partie vraiment explicative de la science. Quelle est la méthode propre de cette dernière ?

I

La plupart des sociologues croient avoir rendu compte des phénomènes une fois qu’ils ont fait voir à quoi ils servent, quel rôle ils jouent. On raisonne comme s’ils n’existaient qu’en vue de ce rôle et n’avaient d’autre cause déterminante que le sentiment, clair ou confus, des services qu’ils sont appelés à rendre. C’est pourquoi on croit avoir dit tout ce qui est nécessaire pour les rendre intelligibles, quand on a établi la réalité de ces services et montré à quel besoin social ils apportent satisfaction. C’est ainsi que Comte ramène toute la force progressive de l’espèce humaine à cette tendance fondamentale « qui pousse directement l’homme à améliorer sans cesse sous tous les rapports sa condition quelconque58 », et M. Spencer, au besoin d’un plus grand bonheur. C’est en vertu de ce principe qu’il explique la formation de la société par les avantages qui résultent de la coopération, l’institution du gouvernement par l’utilité qu’il y a à régulariser la coopération militaire59, les transformations par lesquelles a passé la famille par le besoin de concilier de plus en plus parfaitement les intérêts des parents, des enfants et de la société.

Mais cette méthode confond deux questions très différentes. Faire voir à quoi un fait est utile n’est pas expliquer comment il est né ni comment il est ce qu’il est. Car les emplois auxquels il sert supposent les propriétés spécifiques qui le caractérisent, mais ne les créent pas. Le besoin que nous avons des choses ne peut pas faire qu’elles soient telles ou telles et, par conséquent, ce n’est pas ce besoin qui peut les tirer du néant et leur conférer l’être. C’est de causes d’un autre genre qu’elles tiennent leur existence. Le sentiment que nous avons de l’utilité qu’elles présentent peut bien nous inciter à mettre ces causes en œuvre et à en tirer les effets qu’elles impliquent, non à susciter ces effets de rien. Cette proposition est évidente tant qu’il ne s’agit que des phénomènes matériels ou même psychologiques. Elle ne serait pas plus contestée en sociologie si les faits sociaux, à cause de leur extrême immatérialité, ne nous paraissaient, à tort, destitués de toute réalité intrinsèque. Comme on n’y voit que des combinaisons purement mentales, il semble qu’ils doivent se produire d’eux-mêmes dès qu’on en a l’idée, si, du moins, on les trouve utiles. Mais puisque chacun d’eux est une force et qui domine la nôtre, puisqu’il a une nature qui lui est propre, il ne saurait suffire, pour lui donner l’être, d’en avoir le désir ni la volonté. Encore faut-il que des forces capables de produire cette force déterminée, que des natures capables de produire cette nature spéciale, soient données. C’est à cette condition seulement qu’il sera possible. Pour ranimer l’esprit de famille là où il est affaibli, il ne suffit pas que tout le monde en comprenne les avantages ; il faut faire directement agir les causes qui, seules, sont susceptibles de l’engendrer. Pour rendre à un gouvernement l’autorité qui lui est nécessaire, il ne suffit pas d’en sentir le besoin ; il faut s’adresser aux seules sources d’où dérive toute autorité, c’est-à-dire constituer des traditions, un esprit commun, etc., etc. ; pour cela, il faut encore remonter plus haut la chaîne des causes et des effets, jusqu’à ce qu’on trouve un point où l’action de l’homme puisse s’insérer efficacement.

Ce qui montre bien la dualité de ces deux ordres de recherches, c’est qu’un fait peut exister sans servir à rien, soit qu’il n’ait jamais été ajusté à aucune fin vitale, soit que, après avoir été utile, il ait perdu toute utilité en continuant à exister par la seule force de l’habitude. Il y a, en effet encore plus de survivances dans la société que dans l’organisme. Il y a même des cas où soit une pratique, soit une institution sociale changent de fonctions sans, pour cela, changer de nature. La règle is pater est quem justae nuptiae declarant est matériellement restée dans notre code ce qu’elle était dans le vieux droit romain. Mais, tandis qu’alors elle avait pour objet de sauvegarder les droits de propriété du père sur les enfants issus de la femme légitime, c’est bien plutôt le droit des enfants qu’elle protège aujourd’hui. Le serment a commencé par être une sorte d’épreuve judiciaire pour devenir simplement une forme solennelle et imposante du témoignage. Les dogmes religieux du christianisme n’ont pas changé depuis des siècles ; mais le rôle qu’ils jouent dans nos sociétés modernes n’est plus le même qu’au moyen âge. C’est ainsi encore que les mots servent à exprimer des idées nouvelles sans que leur contexture change. C’est, du reste, une proposition vraie en sociologie comme en biologie que l’organe est indépendant de la fonction, c’est-à-dire que, tout en restant le même, il peut servir à des fins différentes. C’est donc que les causes qui le font être sont indépendantes des fins auxquelles il sert.

Nous n’entendons pas dire, d’ailleurs, que les tendances, les besoins, les désirs des hommes n’interviennent jamais, d’une manière active, dans l’évolution sociale. Il est, au contraire, certain qu’il leur est possible, suivant la manière dont ils se portent sur les conditions dont dépend un fait, d’en presser ou d’en contenir le développement. Seulement, outre qu’ils ne peuvent, en aucun cas, faire quelque chose de rien, leur intervention elle-même, quels qu’en soient les effets, ne peut avoir lieu qu’en vertu de causes efficientes. En effet, une tendance ne peut concourir, même dans cette mesure restreinte, à la production d’un phénomène nouveau que si elle est nouvelle elle-même, qu’elle se soit constituée de toutes pièces ou qu’elle soit due à quelque transformation d’une tendance antérieure. Car, à moins de postuler une harmonie préétablie vraiment providentielle, on ne saurait admettre que, dès l’origine, l’homme portât en lui à l’état virtuel, mais toutes prêtes à s’éveiller à l’appel des circonstances, toutes les tendances dont l’opportunité devait se faire sentir dans la suite de l’évolution. Or une tendance est, elle aussi, une chose ; elle ne peut donc ni se constituer ni se modifier par cela seul que nous le jugeons utile. C’est une force qui a sa nature propre ; pour que cette nature soit suscitée ou altérée, il ne suffit pas que nous y trouvions quelque avantage. Pour déterminer de tels changements, il faut que des causes agissent qui les impliquent physiquement.

Par exemple, nous avons expliqué les progrès constants de la division du travail social en montrant qu’ils sont nécessaires pour que l’homme puisse se maintenir dans les nouvelles conditions d’existence où il se trouve placé à mesure qu’il avance dans l’histoire ; nous avons donc attribué à cette tendance, qu’on appelle assez improprement l’instinct de conservation, un rôle important dans notre explication. Mais, en premier lieu, elle ne saurait à elle seule rendre compte de la spécialisation même la plus rudimentaire. Car elle ne peut rien si les conditions dont dépend ce phénomène ne sont pas déjà réalisées, c’est-à-dire si les différences individuelles ne se sont pas suffisamment accrues par suite de l’indétermination progressive de la conscience commune et des influences héréditaires60. Même il fallait que la division du travail eût déjà commencé d’exister pour que l’utilité en fût aperçue et que le besoin s’en fit sentir ; et le seul développement des divergences individuelles, en impliquant une plus grande diversité de goûts et d’aptitudes, devait nécessairement produire ce premier résultat. Mais de plus, ce n’est pas de soi-même et sans cause que l’instinct de conservation est venu féconder ce premier germe de spécialisation. S’il s’est orienté et nous a orientés dans cette voie nouvelle, c’est, d’abord, que la voie qu’il suivait et nous faisait suivre antérieurement s’est trouvée comme barrée, parce que l’intensité plus grande de la lutte, due à la condensation plus grande des sociétés, a rendu de plus en plus difficile la survie des individus qui continuaient à se consacrer à des tâches générales. Il a été ainsi nécessité à changer de direction. D’autre part, s’il s’est tourné et a tourné de préférence notre activité dans le sens d’une division du travail toujours plus développée, c’est que c’était aussi le sens de la moindre résistance. Les autres solutions possibles étaient l’émigration, le suicide, le crime. Or, dans la moyenne des cas, les liens qui nous attachent à notre pays, à la vie, la sympathie que nous avons pour nos semblables sont des sentiments plus forts et plus résistants que les habitudes qui peuvent nous détourner d’une spécialisation plus étroite. C’est donc ces dernières qui devaient inévitablement céder à chaque poussée qui s’est produite. Ainsi on ne revient pas, même partiellement, au finalisme parce qu’on ne se refuse pas à faire une place aux besoins humains dans les explications sociologiques. Car ils ne peuvent avoir d’influence sur l’évolution sociale qu’à condition d’évoluer eux-mêmes, et les changements par lesquels ils passent ne peuvent être expliqués que par des causes qui n’ont rien de final.

Mais ce qui est plus convaincant encore que les considérations qui précèdent, c’est la pratique même des faits sociaux. Là où règne le finalisme, règne aussi une plus ou moins large contingence ; car il n’est pas de fins, et moins encore de moyens, qui s’imposent nécessairement à tous les hommes, même quand on les suppose placés dans les mêmes circonstances. Étant donné un même milieu, chaque individu, suivant son humeur, s’y adapte à sa manière qu’il préfère à toute autre. L’un cherchera à le changer pour le mettre en harmonie avec ses besoins ; l’autre aimera mieux se changer soi-même et modérer ses désirs, et, pour arriver à un même but, que de voies différentes peuvent être et sont effectivement suivies ! Si donc il était vrai que le développement historique se fit en vue de fins clairement ou obscurément senties, les faits sociaux devraient présenter la plus infinie diversité et toute comparaison presque devrait se trouver impossible. Or c’est le contraire qui est la vérité. Sans doute, les événements extérieurs dont la trame constitue la partie superficielle de la vie sociale varient d’un peuple à l’autre. Mais c’est ainsi que chaque individu a son histoire, quoique les bases de l’organisation physique et morale soient les mêmes chez tous. En fait, quand on est entré quelque peu en contact avec les phénomènes sociaux, on est, au contraire, surpris de l’étonnante régularité avec laquelle ils se reproduisent dans les mêmes circonstances. Même les pratiques les plus minutieuses et, en apparence, les plus puériles, se répètent avec la plus étonnante uniformité. Telle cérémonie nuptiale, purement symbolique à ce qu’il semble, comme l’enlèvement de la fiancée, se retrouve exactement partout où existe un certain type familial, lié lui-même à toute une organisation politique. Les usages les plus bizarres, comme la couvade, le lévirat, l’exogamie, etc., s’observent chez les peuples les plus divers et sont symptomatiques d’un certain état social. Le droit de tester apparaît à une phase déterminée de l’histoire et, d’après les restrictions plus ou moins importantes qui le limitent, on peut dire à quel moment de l’évolution sociale on se trouve. Il serait facile de multiplier les exemples. Or cette généralité des formes collectives serait inexplicable si les causes finales avaient en sociologie la prépondérance qu’on leur attribue.

Quand donc on entreprend d’expliquer un phénomène social, il faut rechercher séparément la cause efficiente qui le produit et la fonction qu’il remplit. Nous nous servons du mot de fonction de préférence à celui de fin ou de but, précisément parce que les phénomènes sociaux n’existent généralement pas en vue des résultats utiles qu’ils produisent. Ce qu’il faut déterminer, c’est s’il y a correspondance entre le fait considéré et les besoins généraux de l’organisme social et en quoi consiste cette correspondance, sans se préoccuper de savoir si elle a été intentionnelle ou non. Toutes ces questions d’intention sont, d’ailleurs, trop subjectives pour pouvoir être traitées scientifiquement.

Non seulement ces deux ordres de problèmes doivent être disjoints, mais il convient, en général, de traiter le premier avant le second. Cet ordre, en effet, correspond à celui des faits. Il est naturel de chercher la cause d’un phénomène avant d’essayer d’en déterminer les effets. Cette méthode est d’autant plus logique que la première question, une fois résolue, aidera souvent à résoudre la seconde. En effet, le lien de solidarité qui unit la cause à l’effet a un caractère de réciprocité qui n’a pas été assez reconnu. Sans doute, l’effet ne peut pas exister sans sa cause, mais celle-ci, à son tour, a besoin de son effet. C’est d’elle qu’il tire son énergie, mais aussi il la lui restitue à l’occasion et, par conséquent, ne peut pas disparaître sans qu’elle s’en ressente61. Par exemple, la réaction sociale qui constitue la peine est due à l’intensité des sentiments collectifs que le crime offense ; mais, d’un autre côté, elle a pour fonction utile d’entretenir ces sentiments au même degré d’intensité, car ils ne tarderaient pas à s’énerver si les offenses qu’ils subissent n’étaient pas châtiées62. De même, à mesure que le milieu social devient plus complexe et plus mobile, les traditions, les croyances toutes faites s’ébranlent, prennent quelque chose de plus indéterminé et de plus souple et les facultés de réflexion se développent ; mais ces mêmes facultés sont indispensables aux sociétés et aux individus pour s’adapter à un milieu plus mobile et plus complexe63. À mesure que les hommes sont obligés de fournir un travail plus intense, les produits de ce travail deviennent plus nombreux et de meilleure qualité ; mais ces produits plus abondants et meilleurs sont nécessaires pour réparer les dépenses qu’entraîne ce travail plus considérable64. Ainsi, bien loin que la cause des phénomènes sociaux consiste dans une anticipation mentale de la fonction qu’ils sont appelés à remplir, cette fonction consiste, au contraire, au moins dans nombre de cas, à maintenir la cause préexistante d’où ils dérivent ; on trouvera donc plus facilement la première, si la seconde est déjà connue.

Mais si l’on ne doit procéder qu’en second lieu à la détermination de la fonction, elle ne laisse pas d’être nécessaire pour que l’explication du phénomène soit complète. En effet, si l’utilité du fait n’est pas ce qui le fait être, il faut généralement qu’il soit utile pour pouvoir se maintenir. Car c’est assez qu’il ne serve à rien pour être nuisible par cela même, puisque, dans ce cas, il coûte sans rien rapporter. Si donc la généralité des phénomènes sociaux avait ce caractère parasitaire, le budget de l’organisme serait en déficit, la vie sociale serait impossible. Par conséquent, pour donner de celle-ci une intelligence satisfaisante, il est nécessaire de montrer comment les phénomènes qui en sont la matière concourent entre eux de manière à mettre la société en harmonie avec elle-même et avec le dehors. Sans doute, la formule courante, qui définit la vie une correspondance entre le milieu interne et le milieu externe, n’est qu’approchée ; cependant elle est vraie en général et, par suite, pour expliquer un fait d’ordre vital, il ne suffit pas de montrer la cause dont il dépend, il faut encore, au moins dans la plupart des cas, trouver la part qui lui revient dans l’établissement de cette harmonie générale.

II

Ces deux questions distinguées, il nous faut déterminer la méthode d’après laquelle elles doivent être résolues.

En même temps qu’elle est finaliste, la méthode d’explication généralement suivie par les sociologues est essentiellement psychologique. Ces deux tendances sont solidaires l’une de l’autre. En effet, si la société n’est qu’un système de moyens institués par les hommes en vue de certaines fins, ces fins ne peuvent être qu’individuelles ; car, avant la société, il ne pouvait exister que des individus. C’est donc de l’individu qu’émanent les idées et les besoins qui ont déterminé la formation des sociétés, et, si c’est de lui que tout vient, c’est nécessairement par lui que tout doit s’expliquer. D’ailleurs, il n’y a rien dans la société que des consciences particulières ; c’est donc dans ces dernières que se trouve la source de toute l’évolution sociale. Par suite, les lois sociologiques ne pourront être qu’un corollaire des lois plus générales de la psychologie ; l’explication suprême de la vie collective consistera à faire voir comment elle découle de la nature humaine en général, soit qu’on l’en déduise directement et sans observation préalable, soit qu’on l’y rattache après l’avoir observée.

Ces termes sont à peu près textuellement ceux dont se sert Auguste Comte pour caractériser sa méthode. « Puisque, dit-il, le phénomène social, conçu en totalité, n’est, au fond, qu’un simple développement de l’humanité, sans aucune création de facultés quelconques, ainsi que je l’ai établi ci-dessus, toutes les dispositions effectives que l’observation sociologique pourra successivement dévoiler devront donc se retrouver au moins en germe dans ce type primordial que la biologie a construit par avance pour la sociologie65. » C’est que, suivant lui, le fait dominateur de la vie sociale est le progrès et que, d’autre part, le progrès dépend d’un facteur exclusivement psychique, à savoir la tendance qui pousse l’homme à développer de plus en plus sa nature. Les faits sociaux dériveraient même si immédiatement de la nature humaine que, pendant les premières phases de l’histoire, ils en pourraient être directement déduits sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’observation66. Il est vrai que, de l’aveu de Comte, il est impossible d’appliquer cette méthode déductive aux périodes plus avancées de l’évolution. Seulement cette impossibilité est purement pratique, Elle tient à ce que la distance entre le point de départ et le point d’arrivée devient trop considérable pour que l’esprit humain, s’il entreprenait de le parcourir sans guide, ne risquât pas de s’égarer67. Mais le rapport entre les lois fondamentales de la nature humaine et les résultats ultimes du progrès ne laisse pas d’être analytique. Les formes les plus complexes de la civilisation ne sont que de la vie psychique développée. Aussi, alors même que les théories de la psychologie ne peuvent pas suffire comme prémisses au raisonnement sociologique, elles sont la pierre de touche qui seule permet d’éprouver la validité des propositions inductivement établies. « Aucune loi de succession sociale, dit Comte, indiquée, même avec toute l’autorité possible, par la méthode historique, ne devra être finalement admise qu’après avoir été rationnellement rattachée, d’une manière d’ailleurs directe ou indirecte, mais toujours incontestable, à la théorie positive de la nature humaine68 » C’est donc toujours la psychologie qui aura le dernier mot.

Telle est également la méthode suivie par M. Spencer. Suivant lui, en effet, les deux facteurs primaires des phénomènes sociaux sont le milieu cosmique et la constitution physique et morale de l’individu69. Or le premier ne peut avoir d’influence sur la société qu’à travers le second, qui se trouve être ainsi le moteur essentiel de l’évolution sociale. Si la société se forme, c’est pour permettre à l’individu de réaliser sa nature, et toutes les transformations par lesquelles elle a passé n’ont d’autre objet que de rendre cette réalisation plus facile et plus complète. C’est en vertu de ce principe que, avant de procéder à aucune recherche sur l’organisation sociale, M. Spencer a cru devoir consacrer presque tout le premier tome de ses Principes de sociologie à l’étude de l’homme primitif physique, émotionnel et intellectuel. « La science de la sociologie, dit-il, part des unités sociales, soumises aux conditions que nous avons vues, constituées physiquement, émotionnellement et intellectuellement, et en possession de certaines idées acquises de bonne heure et des sentiments correspondants70. » Et c’est dans deux de ces sentiments, la crainte des vivants et la crainte des morts, qu’il trouve l’origine du gouvernement politique et du gouvernement religieux71. Il admet, il est vrai, que, une fois formée, la société réagit sur les individus72. Mais il ne s’ensuit pas qu’elle ait le pouvoir d’engendrer directement le moindre fait social ; elle n’a d’efficacité causale à ce point de vue que par l’intermédiaire des changements qu’elle détermine chez l’individu. C’est donc toujours de la nature humaine, soit primitive, soit dérivée, que tout découle. D’ailleurs, cette action que le corps social exerce sur ses membres ne peut rien avoir de spécifique, puisque les fins politiques ne sont rien en elles-mêmes, mais une simple expression résumée des fins individuelles73. Elle ne peut donc être qu’une sorte de retour de l’activité privée sur elle-même. Surtout, on ne voit pas en quoi elle peut consister dans les sociétés industrielles, qui ont précisément pour objet de rendre l’individu à lui-même et à ses impulsions naturelles, en le débarrassant de toute contrainte sociale.

Ce principe n’est pas seulement à la base de ces grandes doctrines de sociologie générale ; il inspire également un très grand nombre de théories particulières. C’est ainsi qu’on explique couramment l’organisation domestique par les sentiments que les parents ont pour leurs enfants et les seconds pour les premiers ; l’institution du mariage, par les avantages qu’il présente pour les époux et leur descendance ; la peine, par la colère que détermine chez l’individu toute lésion grave de ses intérêts. Toute la vie économique, telle que la conçoivent et l’expliquent les économistes, surtout de l’école orthodoxe, est, en définitive, suspendue à ce facteur purement individuel, le désir de la richesse. S’agit-il de la morale ? On fait des devoirs de l’individu envers lui-même la base de l’éthique. De la religion ? On y voit un produit des impressions que les grandes forces de la nature ou certaines personnalités éminentes éveillent chez l’homme, etc., etc.

Mais une telle méthode n’est applicable aux phénomènes sociologiques qu’à condition de les dénaturer. Il suffit, pour en avoir la preuve, de se reporter à la définition que nous en avons donnée. Puisque leur caractéristique essentielle consiste dans le pouvoir qu’ils ont d’exercer, du dehors, une pression sur les consciences individuelles, c’est qu’ils n’en dérivent pas et que, par suite, la sociologie n’est pas un corollaire de la psychologie. Car cette puissance contraignante témoigne qu’ils expriment une nature différente de la nôtre puisqu’ils ne pénètrent en nous que de force ou, tout au moins, en pesant sur nous d’un poids plus ou moins lourd. Si la vie sociale n’était qu’un prolongement de l’être individuel, on ne la verrait pas ainsi remonter vers sa source et l’envahir impétueusement. Puisque l’autorité devant laquelle s’incline l’individu, quand il agit, sent ou pense socialement, le domine à ce point, c’est qu’elle est un produit de forces qui le dépassent et dont il ne saurait, par conséquent, rendre compte. Ce n’est pas de lui que peut venir cette poussée extérieure qu’il subit ; ce n’est donc pas ce qui se passe en lui qui la peut expliquer. Il est vrai que nous ne sommes pas incapables de nous contraindre nous-mêmes ; nous pouvons contenir nos tendances, nos habitudes, nos instincts même et en arrêter le développement par un acte d’inhibition. Mais les mouvements inhibitifs ne sauraient être confondus avec ceux qui constituent la contrainte sociale. Le processus des premiers est centrifuge ; celui des seconds, centripète. Les uns s’élaborent dans la conscience individuelle et tendent ensuite à s’extérioriser ; les autres sont d’abord extérieurs à l’individu, qu’ils tendent ensuite à façonner du dehors à leur image. L’inhibition est bien, si l’on veut, le moyen par lequel la contrainte sociale produit ses effets psychiques ; elle n’est pas cette contrainte.

Or, l’individu écarté, il ne reste que la société ; c’est donc dans la nature de la société elle-même qu’il faut aller chercher l’explication de la vie sociale. On conçoit, en effet, que, puisqu’elle dépasse infiniment l’individu dans le temps comme dans l’espace, elle soit en état de lui imposer les manières d’agir et de penser qu’elle a consacrées de son autorité. Cette pression, qui est le signe distinctif des faits sociaux, c’est celle que tous exercent sur chacun.

Mais, dira-t-on, puisque les seuls éléments dont est formée la société sont des individus, l’origine première des phénomènes sociologiques ne peut être que psychologique. En raisonnant ainsi, on peut tout aussi facilement établir que les phénomènes biologiques s’expliquent analytiquement par les phénomènes inorganiques. En effet, il est bien certain qu’il n’y a dans la cellule vivante que des molécules de matière brute. Seulement, ils y sont associés et c’est cette association qui est la cause de ces phénomènes nouveaux qui caractérisent la vie et dont il est impossible de retrouver même le germe dans aucun des éléments associés. C’est qu’un tout n’est pas identique à la somme de ses parties, il est quelque chose d’autre et dont les propriétés diffèrent de celles que présentent les parties dont il est composé. L’association n’est pas, comme on l’a cru quelquefois, un phénomène, par soi-même, infécond, qui consiste simplement à mettre en rapports extérieurs des faits acquis et des propriétés constituées. N’est-elle pas, au contraire, la source de toutes les nouveautés qui se sont successivement produites au cours de l’évolution générale des choses ? Quelles différences y a-t-il entre les organismes inférieurs et les autres, entre le vivant organisé et le simple plastide, entre celui-ci et les molécules inorganiques qui le composent, sinon des différences d’association ? Tous ces êtres, en dernière analyse, se résolvent en éléments de même nature ; mais ces éléments sont, ici, juxtaposés, là, associés ; ici, associés d’une manière, là, d’une autre. On est même en droit de se demander si cette loi ne pénètre pas jusque dans le monde minéral et si les différences qui séparent les corps inorganisés n’ont pas la même origine.

En vertu de ce principe, la société n’est pas une simple somme d’individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres. Sans doute, il ne peut rien se produire de collectif si des consciences particulières ne sont pas données ; mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Il faut encore que ces consciences soient associées, combinées, et combinées d’une certaine manière ; c’est de cette combinaison que résulte la vie sociale et, par suite, c’est cette combinaison qui l’explique. En s’agrégeant, en se pénétrant, en se fusionnant, les âmes individuelles donnent naissance à un être, psychique si l’on veut, mais qui constitue une individualité psychique d’un genre nouveau74. C’est donc dans la nature de cette individualité, non dans celle des unités composantes qu’il faut aller chercher les causes prochaines et déterminantes des faits qui s’y produisent. Le groupe pense, sent, agit tout autrement que ne feraient ses membres, s’ils étaient isolés. Si donc on part de ces derniers, on ne pourra rien comprendre à ce qui se passe dans le groupe. En un mot, il y a entre la psychologie et la sociologie la même solution de continuité qu’entre la biologie et les sciences physico-chimiques. Par conséquent, toutes les fois qu’un phénomène social est directement expliqué par un phénomène psychique, on peut être assuré que l’explication est fausse.

On répondra, peut-être, que, si la société, une fois formée, est, en effet, la cause prochaine des phénomènes sociaux, les causes qui en ont déterminé la formation sont de nature psychologique. On accorde que, quand les individus sont associés, leur association peut donner naissance à une vie nouvelle mais on prétend qu’elle ne peut avoir lieu que pour des raisons individuelles. — Mais, en réalité, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire, le fait de l’association est le plus obligatoire de tous ; car il est la source de toutes les autres obligations. Par suite de ma naissance, je suis obligatoirement rattaché à un peuple déterminé. On dit que, dans la suite, une fois adulte, j’acquiesce à cette obligation par cela seul que je continue à vivre dans mon pays. Mais qu’importe ? Cet acquiescement ne lui enlève pas son caractère impératif. Une pression acceptée et subie de bonne grâce ne laisse pas d’être une pression. D’ailleurs, quelle peut être la portée d’une telle adhésion ? D’abord, elle est forcée, car, dans l’immense majorité des cas, il nous est matériellement et moralement impossible de dépouiller notre nationalité ; un tel changement passe même généralement pour une apostasie. Ensuite, elle ne peut concerner le passé qui n’a pu être consenti et qui, pourtant, détermine le présent : je n’ai pas voulu l’éducation que j’ai reçue ; or, c’est elle qui, plus que toute autre cause, me fixe au sol natal. Enfin, elle ne saurait avoir de valeur morale pour l’avenir, dans la mesure où il est inconnu. Je ne connais même pas tous les devoirs qui peuvent m’incomber un jour ou l’autre en ma qualité de citoyen ; comment pourrais-je y acquiescer par avance ? Or tout ce qui est obligatoire, nous l’avons démontré, a sa source en dehors de l’individu. Tant donc qu’on ne sort pas de l’histoire, le fait de l’association présente le même caractère que les autres et, par conséquent, s’explique de la même manière. D’autre part, comme toutes les sociétés sont nées d’autres sociétés sans solution de continuité, on peut être assuré que, dans tout le cours de l’évolution sociale, il n’y a pas eu un moment où les individus aient eu vraiment à délibérer pour savoir s’ils entreraient ou non dans la vie collective, et dans celle-ci plutôt que dans celle-là. Pour que la question pût se poser, il faudrait donc remonter jusqu’aux origines premières de toute société. Mais les solutions, toujours douteuses, que l’on peut apporter à de tels problèmes, ne sauraient en aucun cas affecter la méthode d’après laquelle doivent être traités les faits donnés dans l’histoire. Nous n’avons donc pas à les discuter.

Mais on se méprendrait étrangement sur notre pensée, si, de ce qui précède, on tirait cette conclusion que la sociologie, suivant nous, doit ou même peut faire abstraction de l’homme et de ses facultés. Il est clair, au contraire, que les caractères généraux de la nature humaine entrent dans le travail d’élaboration d’où résulte la vie sociale. Seulement ce n’est pas eux qui la suscitent ni qui lui donnent sa forme spéciale ; ils ne font que la rendre possible. Les représentations, les émotions, les tendances collectives n’ont pas pour causes génératrices certains états de la conscience des particuliers, mais les conditions où se trouve le corps social dans son ensemble. Sans doute, elles ne peuvent se réaliser que si les natures individuelles n’y sont pas réfractaires ; mais celles-ci ne sont que la matière indéterminée que le facteur social détermine et transforme. Leur contribution consiste exclusivement en états très généraux, en prédispositions vagues et, par suite, plastiques qui, par elles-mêmes, ne sauraient prendre les formes définies et complexes qui caractérisent les phénomènes sociaux, si d’autres agents n’intervenaient.

Quel abîme, par exemple, entre les sentiments que l’homme éprouve en face de forces supérieures à la sienne et l’institution religieuse avec ses croyances, ses pratiques si multipliées et si compliquées, son organisation matérielle et morale ; entre les conditions psychiques de la sympathie que deux êtres de même sang éprouvent l’un pour l’autre75, et cet ensemble touffu de règles juridiques et morales qui déterminent la structure de la famille, les rapports des personnes entre elles, des choses avec les personnes, etc. ! Nous avons vu que, même quand la société se réduit à une foule inorganisée, les sentiments collectifs qui s’y forment peuvent, non seulement ne pas ressembler, mais être opposés à la moyenne des sentiments individuels. Combien l’écart doit-il être plus considérable encore quand la pression que subit l’individu est celle d’une société régulière, où, à l’action des contemporains, s’ajoute celle des générations antérieures et de la tradition ! Une explication purement psychologique des faits sociaux ne peut donc manquer de laisser échapper tout ce qu’ils ont de spécifique, c’est-à-dire de social.

Ce qui a masqué aux yeux de tant de sociologues l’insuffisance de cette méthode, c’est que, prenant l’effet pour la cause, il leur est arrivé très souvent d’assigner comme conditions déterminantes aux phénomènes sociaux certains états psychiques, relativement définis et spéciaux, mais qui, en fait, en sont la conséquence. C’est ainsi qu’on a considéré comme inné à l’homme un certain sentiment de religiosité, un certain minimum de jalousie sexuelle, de piété filiale, d’amour paternel, etc., et c’est par là que l’on a voulu expliquer la religion, le mariage, la famille. Mais l’histoire montre que ces inclinations, loin d’être inhérentes à la nature humaine, ou bien font totalement défaut dans certaines circonstances sociales, ou, d’une société à l’autre, présentent de telles variations que le résidu que l’on obtient en éliminant toutes ces différences, et qui seul peut être considéré comme d’origine psychologique, se réduit à quelque chose de vague et de schématique qui laisse à une distance infinie les faits qu’il s’agit d’expliquer. C’est donc que ces sentiments résultent de l’organisation collective, loin d’en être la base. Même il n’est pas du tout prouvé que la tendance à la sociabilité ait été, dès l’origine, un instinct congénital du genre humain. Il est beaucoup plus naturel d’y voir un produit de la vie sociale, qui s’est lentement organisé en nous ; car c’est un fait d’observation que les animaux sont sociables ou non suivant que les dispositions de leurs habitats les obligent à la vie commune ou les en détournent. — Et encore faut-il ajouter que, même entre ces inclinations plus déterminées et la réalité sociale, l’écart reste considérable.

Il y a d’ailleurs un moyen d’isoler à peu près complètement le facteur psychologique de manière à pouvoir préciser l’étendue de son action, c’est de chercher de quelle façon la race affecte l’évolution sociale. En effet, les caractères ethniques sont d’ordre organico-psychique. La vie sociale doit donc varier quand ils varient, si les phénomènes psychologiques ont sur la société l’efficacité causale qu’on leur attribue. Or nous ne connaissons aucun phénomène social qui soit placé sous la dépendance incontestée de la race. Sans doute, nous ne saurions attribuer à cette proposition la valeur d’une loi ; nous pouvons du moins l’affirmer comme un fait constant de notre pratique. Les formes d’organisation les plus diverses se rencontrent dans des sociétés de même race, tandis que des similitudes frappantes s’observent entre des sociétés de races différentes. La cité a existé chez les Phéniciens, comme chez les Romains et les Grecs ; on la trouve en voie de formation chez les Kabyles. La famille patriarcale était presque aussi développée chez les Juifs que chez les Indous, mais elle ne se retrouve pas chez les Slaves qui sont pourtant de race aryenne. En revanche, le type familial qu’on y rencontre existe aussi chez les Arabes. La famille maternelle et le clan s’observent partout. Le détail des preuves judiciaires, des cérémonies nuptiales est le même chez les peuples les plus dissemblables au point de vue ethnique. S’il en est ainsi, c’est que l’apport psychique est trop général pour prédéterminer le cours des phénomènes sociaux. Puisqu’il n’implique pas une forme sociale plutôt qu’une autre, il ne peut en expliquer aucune. Il y a, il est vrai, un certain nombre de faits qu’il est d’usage d’attribuer à l’influence de la race. C’est ainsi, notamment, qu’on explique comment le développement des lettres et des arts a été si rapide et si intense à Athènes, si lent et si médiocre à Rome. Mais cette interprétation des faits, pour être classique, n’a jamais été méthodiquement démontrée ; elle semble bien tirer à peu près toute son autorité de la seule tradition. On n’a même pas essayé si une explication sociologique des mêmes phénomènes n’était pas possible et nous sommes convaincus qu’elle pourrait être tentée avec succès. En somme, quand on rapporte avec cette rapidité à des facultés esthétiques congénitales le caractère artistique de la civilisation athénienne, on procède à peu près comme faisait le moyen âge quand il expliquait le feu par le phlogistique et les effets de l’opium par sa vertu dormitive.

Enfin, si vraiment l’évolution sociale avait son origine dans la constitution psychologique de l’homme, on ne voit pas comment elle aurait pu se produire. Car, alors, il faudrait admettre qu’elle a pour moteur quelque ressort intérieur à la nature humaine. Mais quel pourrait être ce ressort ? Serait-ce cette sorte d’instinct dont parle Comte et qui pousse l’homme à réaliser de plus en plus sa nature ? Mais c’est répondre à la question par la question et expliquer le progrès par une tendance innée au progrès, véritable entité métaphysique dont rien, du reste, ne démontre l’existence ; car les espèces animales, même les plus élevées, ne sont aucunement travaillées par le besoin de progresser et, même parmi les sociétés humaines, il en est beaucoup qui se plaisent à rester indéfiniment stationnaires. Serait-ce, comme semble le croire M. Spencer, le besoin d’un plus grand bonheur que les formes de plus en plus complexes de la civilisation seraient destinées à réaliser de plus en plus complètement ? Il faudrait alors établir que le bonheur croît avec la civilisation et nous avons exposé ailleurs toutes les difficultés que soulève cette hypothèse76. Mais il y a plus ; alors même que l’un ou l’autre de ces deux postulats devrait être admis, le développement historique ne serait pas, pour cela, rendu intelligible ; car l’explication qui en résulterait serait purement finaliste et nous avons montré plus haut que les faits sociaux, comme tous les phénomènes naturels, ne sont pas expliqués par cela seul qu’on a fait voir qu’ils servent à quelque fin. Quand on a bien prouvé que les organisations sociales de plus en plus savantes qui se sont succédé au cours de l’histoire ont eu pour effet de satisfaire toujours davantage tel ou tel de nos penchants fondamentaux, on n’a pas fait comprendre pour autant comment elles se sont produites. Le fait qu’elles étaient utiles ne nous apprend pas ce qui les a fait être. Alors même qu’on s’expliquerait comment nous sommes parvenus à les imaginer, à en faire comme le plan par avance de manière à nous représenter les services que nous en pouvions attendre — et le problème est déjà difficile — les vœux dont elles pouvaient être ainsi l’objet n’avaient pas la vertu de les tirer du néant. En un mot, étant admis qu’elles sont les moyens nécessaires pour atteindre le but poursuivi, la question reste tout entière : Comment, c’est-à-dire de quoi et par quoi ces moyens ont-ils été constitués ?

Nous arrivons donc à la règle suivante : La cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle. D’autre part, on conçoit aisément que tout ce qui précède s’applique à la détermination de la fonction, aussi bien qu’à celle de la cause. La fonction d’un fait social ne peut être que sociale, c’est-à-dire qu’elle consiste dans la production d’effets socialement utiles. Sans doute, il peut se faire, et il arrive en effet, que, par contre-coup, il y serve aussi à l’individu. Mais ce résultat heureux n’est pas sa raison d’être immédiate. Nous pouvons donc compléter la proposition précédente en disant : La fonction d’un, fait social doit toujours être recherchée dans le rapport qu’il soutient avec quelque fin sociale.

C’est parce que les sociologues ont souvent méconnu cette règle et considéré les phénomènes sociaux d’un point de vue trop psychologique, que leurs théories paraissent à de nombreux esprits trop vagues, trop flottantes, trop éloignées de la nature spéciale des choses qu’ils croient expliquer. L’historien, notamment, qui vit dans l’intimité de la réalité sociale, ne peut manquer de sentir fortement combien ces interprétations trop générales sont impuissantes à rejoindre les faits ; et c’est, sans doute, ce qui a produit, en partie, la défiance que l’histoire a souvent témoignée à la sociologie. Ce n’est pas à dire, assurément, que l’étude des faits psychiques ne soit pas indispensable au sociologue. Si la vie collective ne dérive pas de la vie individuelle, l’une et l’autre sont étroitement en rapports ; si la seconde ne peut expliquer la première, elle peut, du moins, en faciliter l’explication. D’abord comme nous l’avons montré, il est incontestable que les faits sociaux sont produits par une élaboration sui generis de faits psychiques. Mais, en outre, cette élaboration elle-même n’est pas sans analogies avec celle qui se produit dans chaque conscience individuelle et qui transforme progressivement les éléments primaires (sensations, réflexes, instincts) dont elle est originellement constituée. Ce n’est pas sans raison qu’on a pu dire du moi qu’il était lui-même une société, au même titre que l’organisme, quoique d’une autre manière, et il y a longtemps que les psychologues ont montré toute l’importance du facteur association pour l’explication de la vie de l’esprit. Une culture psychologique, plus encore qu’une culture biologique, constitue donc pour le sociologue une propédeutique nécessaire ; mais elle ne lui sera utile qu’à condition qu’il s’en affranchisse après l’avoir reçue et qu’il la dépasse en la complétant par une culture spécialement sociologique. Il faut qu’il renonce à faire de la psychologie, en quelque sorte, le centre de ses opérations, le point d’où doivent partir et où doivent le ramener les incursions qu’il risque dans le monde social, et qu’il s’établisse au cœur même des faits sociaux, pour les observer de front et sans intermédiaire, en ne demandant à la science de l’individu qu’une préparation générale et, au besoin, d’utiles suggestions77.

III

Puisque les faits de morphologie sociale sont de même nature que les phénomènes physiologiques, ils doivent s’expliquer d’après cette même règle que nous venons d’énoncer. Toutefois, il résulte de tout ce qui précède qu’ils jouent dans la vie collective et, par suite, dans les explications sociologiques un rôle prépondérant.

En effet, si la condition déterminante des phénomènes sociaux consiste, comme nous l’avons montré, dans le fait même de l’association, ils doivent varier avec les formes de cette association, c’est-à-dire suivant les manières dont sont groupées les parties constituantes de la société. Puisque, d’autre part, l’ensemble déterminé que forment, par leur réunion, les éléments de toute nature qui entrent dans la composition d’une société, en constitue le milieu interne, de même que l’ensemble des éléments anatomiques, avec la manière dont ils sont disposés dans l’espace, constitue le milieu interne des organismes, on pourra dire : L’origine première de tout processus social de quelque importance doit être recherchée dans la constitution du milieu social interne.

Il est même possible de préciser davantage. En effet, les éléments qui composent ce milieu sont de deux sortes : il y a les choses et les·personnes. Parmi les choses, il faut comprendre, outre les objets matériels qui sont incorporés à la société, les produits de l’activité sociale antérieure, le droit constitué, les mœurs établies, les monuments littéraires, artistiques, etc. Mais il est clair que ce n’est ni des uns ni des autres que peut venir l’impulsion qui détermine les transformations sociales ; car ils ne recèlent aucune puissance motrice. Il y a, assurément, lieu d’en tenir compte dans les explications que l’on tente. Ils pèsent, en effet, d’un certain poids sur l’évolution sociale dont la vitesse et la direction même varient suivant ce qu’ils sont ; mais ils n’ont rien de ce qui est nécessaire pour la mettre en branle. Ils sont la matière à laquelle s’appliquent les forces vives de la société, mais ils ne dégagent par eux-mêmes aucune force vive. Reste donc, comme facteur actif, le milieu proprement humain.

L’effort principal du sociologue devra donc tendre à découvrir les différentes propriétés de ce milieu qui sont susceptibles d’exercer une action sur le cours des phénomènes sociaux. Jusqu’à présent, nous avons trouvé deux séries de caractères qui répondent d’une manière éminente à cette condition ; c’est le nombre des unités sociales ou, comme nous avons dit aussi, le volume de la société, et le degré de concentration de la masse, ou ce que nous avons appelé la densité dynamique. Par ce dernier mot, il faut entendre non pas le resserrement purement matériel de l’agrégat qui ne peut avoir d’effet si les individus ou plutôt les groupes d’individus restent séparés par des vides moraux, mais le resserrement moral dont le précédent n’est que l’auxiliaire et, assez généralement, la conséquence. La densité dynamique peut se définir, à volume égal, en fonction du nombre des individus qui sont effectivement en relations non pas seulement commerciales, mais morales ; c’est-à-dire, qui non seulement échangent des services ou se font concurrence, mais vivent d’une vie commune. Car, comme les rapports purement économiques laissent les hommes en dehors les uns des autres, on peut en avoir de très, suivis sans participer pour cela à la même existence collective. Les affaires qui se nouent par-dessus les frontières qui séparent les peuples ne font pas que ces frontières n’existent pas. Or, la vie commune ne peut être affectée que par le nombre de ceux qui y collaborent efficacement. C’est pourquoi ce qui exprime le mieux la densité dynamique d’un peuple, c’est le degré de coalescence des segments sociaux. Car si chaque agrégat partiel forme un tout, une individualité distincte, séparée des autres par une barrière, c’est que l’action de ses membres, en général, y reste localisée ; si, au contraire, ces sociétés partielles sont toutes confondues au sein de la société totale ou tendent à s’y confondre, c’est que, dans la même mesure, le cercle de la vie sociale s’est étendu.

Quant à la densité matérielle — si, du moins, on entend par là non pas seulement le nombre des habitants par unité de surface, mais le développement des voies de communication et de transmission — elle marche, d’ordinaire, du même pas que la densité dynamique et, en général, peut servir à la mesurer. Car si les différentes parties de la population tendent à se rapprocher, il est inévitable qu’elles se frayent des voies qui permettent ce rapprochement, et, d’un autre côté, des relations ne peuvent s’établir entre des points distants de la masse sociale que si cette distance n’est pas un obstacle, c’est-à-dire, est, en fait, supprimée. Cependant il y a des exceptions78 et on s’exposerait à de sérieuses erreurs si l’on jugeait toujours de la concentration morale d’une société d’après le degré de concentration matérielle qu’elle présente. Les routes, les lignes ferrées, etc., peuvent servir au mouvement des affaires plus qu’à la fusion des populations, qu’elles n’expriment alors que très imparfaitement. C’est le cas de l’Angleterre dont la densité matérielle est supérieure à celle de la France, et où, pourtant, la coalescence des segments est beaucoup moins avancée, comme le prouve la persistance de l’esprit local et de la vie régionale.

Nous avons montré ailleurs comment tout accroissement dans le volume et dans la densité dynamique des sociétés, en rendant la vie sociale plus intense, en étendant l’horizon que chaque individu embrasse par sa pensée et emplit de son action, modifie profondément les conditions fondamentales de l’existence collective. Nous n’avons pas à revenir sur l’application que nous avons faite alors de ce principe. Ajoutons seulement qu’il nous a servi à traiter non pas seulement la question encore très générale qui faisait l’objet de cette étude, mais beaucoup d’autres problèmes plus spéciaux, et que nous avons pu en vérifier ainsi l’exactitude par un nombre déjà respectable d’expériences. Toutefois, il s’en faut que nous croyions avoir trouvé toutes les particularités du milieu social qui sont susceptibles de jouer un rôle dans l’explication des faits sociaux. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que ce sont les seules que nous ayons aperçues et que nous n’avons pas été amené à en rechercher d’autres.

Mais cette espèce de prépondérance que nous attribuons au milieu social et, plus particulièrement, au milieu humain n’implique pas qu’il faille y voir une sorte de fait ultime et absolu au-delà duquel il n’y ait pas lieu de remonter. Il est évident, au contraire, que l’état où il se trouve à chaque moment de l’histoire dépend lui-même de causes sociales, dont les unes sont inhérentes à la société elle-même, tandis que les autres tiennent aux actions et aux réactions qui s’échangent entre cette société et ses voisines. D’ailleurs, la science ne connaît pas de causes premières, au sens absolu du mot. Pour elle, un fait est primaire simplement quand il est assez général pour expliquer un grand nombre d’autres faits. Or le milieu social est certainement un facteur de ce genre ; car les changements qui s’y produisent, quelles qu’en soient les causes, se répercutent dans toutes les directions de l’organisme social et ne peuvent manquer d’en affecter plus ou moins toutes les fonctions.

Ce que nous venons de dire du milieu général de la société peut se répéter des milieux spéciaux à chacun des groupes particuliers qu’elle renferme. Par exemple, selon que la famille sera plus ou moins volumineuse, plus ou moins repliée sur elle-même, la vie domestique sera tout autre. De même, si les corporations professionnelles se reconstituent de manière à ce que chacune d’elles soit ramifiée sur toute l’étendue du territoire au lieu de rester enfermée, comme jadis, dans les limites d’une cité, l’action qu’elles exerceront sera très différente de celle qu’elles exercèrent autrefois. Plus généralement, la vie professionnelle sera tout autre suivant que le milieu propre à chaque profession sera fortement constitué ou que la trame en sera lâche, comme elle est aujourd’hui. Toutefois, l’action de ces milieux particuliers ne saurait avoir l’importance du milieu général ; car ils sont soumis eux-mêmes à l’influence de ce dernier. C’est toujours à celui-ci qu’il en faut revenir. C’est la pression qu’il exerce sur ces groupes partiels qui fait varier leur constitution.

Cette conception du milieu social comme facteur déterminant de l’évolution collective est de la plus haute importance. Car, si on la rejette, la sociologie est dans l’impossibilité d’établir aucun rapport de causalité.

En effet, cet ordre de causes écarté, il n’y a pas de conditions concomitantes dont puissent dépendre les phénomènes sociaux ; car si le milieu social externe, c’est-à-dire celui qui est formé par les sociétés ambiantes, est susceptible d’avoir quelque action, ce n’est guère que sur les fonctions qui ont pour objet l’attaque et la défense et, de plus, il ne peut faire sentir son influence que par l’intermédiaire du milieu social interne. Les principales causes du développement historique ne se trouveraient donc pas parmi les circumfusa ; elles seraient toutes dans le passé. Elles feraient elles-mêmes partie de ce développement dont elles constitueraient simplement des phases plus anciennes. Les événements actuels de la vie sociale dériveraient non de l’état actuel de la société, mais des événements antérieurs, des précédents historiques, et les explications sociologiques consisteraient exclusivement à rattacher le présent au passé.

Il peut sembler, il est vrai, que ce soit suffisant. Ne dit-on pas couramment que l’histoire a précisément pour objet d’enchaîner les événements selon leur ordre de succession ? Mais il est impossible de concevoir comment l’état où la civilisation se trouve parvenue à un moment donné pourrait être la cause déterminante de l’état qui suit. Les étapes que parcourt successivement l’humanité ne s’engendrent pas les unes les autres. On comprend bien que les progrès réalisés à une époque déterminée dans l’ordre juridique, économique, politique, etc., rendent possibles de nouveaux progrès, mais en quoi les prédéterminent-ils ? Ils sont un point de départ qui permet d’aller plus loin ; mais qu’est-ce qui nous incite à aller plus loin ? Il faudrait admettre alors une tendance interne qui pousse l’humanité à dépasser sans cesse les résultats acquis, soit pour se réaliser complètement, soit pour accroître son bonheur, et l’objet de la sociologie serait de retrouver l’ordre selon lequel s’est développée cette tendance. Mais, sans revenir sur les difficultés qu’implique une pareille hypothèse, en tout cas, la loi qui exprime ce développement ne saurait avoir rien de causal. Un rapport de causalité, en effet, ne peut s’établir qu’entre deux faits donnés ; or cette tendance, qui est censée être la cause de ce développement, n’est pas donnée ; elle n’est que postulée et construite par l’esprit d’après les effets qu’on lui attribue. C’est une sorte de faculté motrice que nous imaginons sous le mouvement, pour en rendre compte ; mais la cause efficiente d’un mouvement ne peut être qu’un autre mouvement, non une virtualité de ce genre. Tout ce que nous atteignons donc expérimentalement en l’espèce, c’est une suite de changements entre lesquels il n’existe pas de lien causal. L’état antécédent ne produit pas le conséquent, mais le rapport entre eux est exclusivement chronologique. Aussi, dans ces conditions, toute prévision scientifique est-elle impossible. Nous pouvons bien dire comment les choses se sont succédé jusqu’à présent, non dans quel ordre elles se succéderont désormais, parce que la cause dont elles sont censées dépendre n’est pas scientifiquement déterminée, ni déterminable. D’ordinaire, il est vrai, on admet que l’évolution se poursuivra dans le même sens que par le passé, mais c’est en vertu d’un simple postulat. Rien ne nous assure que les faits réalisés expriment assez complètement la nature de cette tendance pour qu’on puisse préjuger le terme auquel elle aspire d’après ceux par lesquels elle a successivement passé. Pourquoi même la direction qu’elle suit et qu’elle imprime serait-elle rectiligne ?

Voilà pourquoi, en fait, le nombre des relations causales, établies par les sociologues, se trouve être si restreint. À quelques exceptions près, dont Montesquieu est le plus illustre exemple, l’ancienne philosophie de l’histoire s’est uniquement attachée à découvrir le sens général dans lequel s’oriente l’humanité, sans chercher à relier les phases de cette évolution à aucune condition concomitante. Quelque grands services que Comte ait rendus à la philosophie sociale, les termes dans lesquels il pose le problème sociologique ne diffèrent pas des précédents. Aussi, sa fameuse loi des trois états n’a-t-elle rien d’un rapport de causalité ; fût-elle exacte, elle n’est et ne peut être qu’empirique. C’est un coup d’œil sommaire sur l’histoire écoulée du genre humain. C’est tout à fait arbitrairement que Comte considère le troisième état comme l’état définitif de l’humanité. Qui nous dit qu’il n’en surgira pas un autre dans l’avenir ? Enfin, la loi qui domine la sociologie de M. Spencer ne paraît pas être d’une autre nature. Fût-il vrai que nous tendons actuellement à chercher notre bonheur dans une civilisation industrielle, rien n’assure que, dans la suite, nous ne le chercherons pas ailleurs. Or, ce qui fait la généralité et la persistance de cette méthode, c’est qu’on a vu le plus souvent dans le milieu social un moyen par lequel le progrès se réalise, non la cause qui le détermine.

D’un autre côté, c’est également par rapport à ce même milieu que se doit mesurer la valeur utile ou, comme nous avons dit, la fonction des phénomènes sociaux. Parmi les changements dont il est la cause, ceux-là servent qui sont en rapport avec l’état ou il se trouve, puisqu’il est la condition essentielle de l’existence collective. À ce point de vue encore, la conception que nous venons d’exposer est, croyons-nous, fondamentale ; car, seule, elle permet d’expliquer comment le caractère utile des phénomènes sociaux peut varier sans pourtant dépendre d’arrangements arbitraires. Si, en effet, on se représente l’évolution historique comme mue par une sorte de vis a tergo qui pousse les hommes en avant, puisqu’une tendance motrice ne peut avoir qu’un but et qu’un seul, il ne peut y avoir qu’un point de repère par rapport auquel on calcule l’utilité ou la nocivité des phénomènes sociaux. Il en résulte qu’il n’existe et ne peut exister qu’un seul type d’organisation sociale qui convienne parfaitement à l’humanité, et que les différentes sociétés historiques ne sont que des approximations successives de cet unique modèle. Il n’est pas nécessaire de montrer combien un pareil simplisme est aujourd’hui inconciliable avec la variété et la complexité reconnues des formes sociales. Si, au contraire, la convenance ou la disconvenance des institutions ne peut s’établir que par rapport à un milieu donné, comme ces milieux sont divers, il y a dès lors une diversité de points de repère et, par suite, de types qui, tout en étant qualitativement distincts les uns des autres, sont tous également fondés dans la nature des milieux sociaux.

La question que nous venons de traiter est donc étroitement connexe de celle qui a trait à la constitution des types sociaux. S’il y a des espèces sociales, c’est que la vie collective dépend avant tout de conditions concomitantes qui présentent une certaine diversité. Si, au contraire, les principales causes des événements sociaux étaient toutes dans le passé, chaque peuple ne serait plus que le prolongement de celui qui l’a précédé et les différentes sociétés perdraient leur individualité pour ne plus devenir que des moments divers d’un seul et même développement. Puisque, d’autre part, la constitution du milieu social résulte du mode de composition des agrégats sociaux, que même ces deux expressions sont, au fond, synonymes, nous avons maintenant la preuve qu’il n’y a pas de caractères plus essentiels que ceux que nous avons assignés comme base à la classification sociologique.

Enfin, on doit comprendre maintenant, mieux que précédemment, combien il serait injuste de s’appuyer sur ces mots de conditions extérieures et de milieu, pour accuser notre méthode de chercher les sources de la vie en dehors du vivant. Tout au contraire, les considérations qu’on vient de lire se ramènent à cette idée que les causes des phénomènes sociaux ont internes à la société. C’est bien plutôt à la théorie qui fait dériver la société de l’individu qu’on pourrait justement reprocher de chercher à tirer le dedans du dehors, puisqu’elle explique l’être social par autre chose que lui-même, et le plus du moins. Puisqu’elle entreprend de déduire le tout de la partie. Les principes qui précèdent méconnaissent si peu le caractère spontané de tout vivant que, si on les applique à la biologie et à la psychologie, on devra admettre que la vie individuelle, elle aussi, s’élabore tout entière à l’intérieur de l’individu.

IV

Du groupe de règles qui viennent d’être établies se dégage une certaine conception de la société et de la vie collective.

Deux théories contraires se partagent sur ce point les esprits.

Pour les uns, comme Hobbes, Rousseau, il y a solution de continuité entre l’individu et la société. L’homme est donc naturellement réfractaire à la vie commune, il ne peut s’y résigner que forcé. Les fins sociales ne sont pas simplement le point de rencontre des fins individuelles ; elles leur sont plutôt contraires. Aussi, pour amener l’individu à les poursuivre, est-il nécessaire d’exercer sur lui une contrainte, et c’est dans l’institution et l’organisation de cette contrainte que consiste, par excellence, l’œuvre sociale. Seulement, parce que l’individu est regardé comme la seule et unique réalité du règne humain, cette organisation, qui a pour objet de le gêner et de le contenir, ne peut être conçue que comme artificielle. Elle n’est pas fondée dans la nature, puisqu’elle est destinée à lui faire violence en l’empêchant de produire ses conséquences anti-sociales. C’est une œuvre d’art, une machine construite tout entière de la main des hommes et qui, comme tous les produits de ce genre, n’est ce qu’elle est que parce que les hommes l’ont voulue telle ; un décret de la volonté l’a créée, un autre décret la peut transformer. Ni Hobbes ni Rousseau ne paraissent avoir aperçu tout ce qu’il y a de contradictoire à admettre que l’individu soit lui-même l’auteur d’une machine qui a pour rôle essentiel de le dominer et de le contraindre, ou du moins, il leur a paru que, pour faire disparaître cette contradiction, il suffisait de la dissimuler aux yeux de ceux qui en sont les victimes par l’habile artifice du pacte social.

C’est de l’idée contraire que se sont inspirés et les théoriciens du droit naturel et les économistes et, plus récemment, M. Spencer79. Pour eux, la vie sociale est essentiellement spontanée et la société une chose naturelle. Mais, s’ils lui confèrent ce caractère, ce n’est pas qu’ils lui reconnaissent une nature spécifique ; c’est qu’ils lui trouvent une base dans la nature de l’individu. Pas plus que les précédents penseurs, ils n’y voient un système de choses qui existe par soi-même, en vertu de causes qui lui sont spéciales. Mais, tandis que ceux-là ne la concevaient que comme un arrangement conventionnel qu’aucun lien ne rattache à la réalité et qui se tient en l’air, pour ainsi dire, ils lui donnent pour assises les instincts fondamentaux du cœur humain. L’homme est naturellement enclin à la vie politique, domestique, religieuse, aux échanges, etc., et c’est de ces penchants naturels que dérive l’organisation sociale. Par conséquent, partout où elle est normale, elle n’a pas besoin de s’imposer. Quand elle recourt à la contrainte, c’est qu’elle n’est pas ce qu’elle doit être ou que les circonstances sont anormales. En principe, il n’y a qu’à laisser les forces individuelles se développer en liberté pour qu’elles s’organisent socialement.

Ni l’une ni l’autre de ces doctrines n’est la nôtre.

Sans doute, nous faisons de la contrainte la caractéristique de tout fait social. Seulement, cette contrainte ne résulte pas d’une machinerie plus ou moins savante, destinée à masquer aux hommes les pièges dans lesquels ils se sont pris eux-mêmes. Elle est simplement due à ce que l’individu se trouve en présence d’une force qui le domine et devant laquelle il s’incline ; mais cette force est naturelle. Elle ne dérive pas d’un arrangement conventionnel que la volonté humaine a surajouté de toutes pièces au réel ; elle sort des entrailles mêmes de la réalité ; elle est le produit nécessaire de causes données. Aussi, pour amener l’individu à s’y soumettre de son plein gré, n’est-il nécessaire de recourir à aucun artifice ; il suffit de lui faire prendre conscience de son état de dépendance et d’infériorité naturelles — qu’il s’en fasse par la religion une représentation sensible et symbolique ou qu’il arrive à s’en former par la science une notion adéquate et définie. Comme la supériorité que la société a sur lui n’est pas simplement physique, mais intellectuelle et morale, elle n’a rien à craindre du libre examen, pourvu qu’il en soit fait un juste emploi. La réflexion, en faisant comprendre à l’homme combien l’être social est plus riche, plus complexe et plus durable que l’être individuel, ne peut que lui révéler les raisons intelligibles de la subordination qui est exigée de lui et des sentiments d’attachement et de respect que l’habitude a fixés dans son cœur80.

Il n’y a donc qu’une critique singulièrement superficielle qui pourrait reprocher à notre conception de la contrainte sociale de rééditer les théories de Hobbes et de Machiavel. Mais si, contrairement à ces philosophes, nous disons que la vie sociale est naturelle, ce n’est pas que nous en trouvions la source dans la nature de l’individu ; c’est qu’elle dérive directement de l’être collectif qui est, par lui-même, une nature sui generis ; c’est qu’elle résulte de cette élaboration spéciale à laquelle sont soumises les consciences particulières par le fait de leur association et d’où se dégage une nouvelle forme d’existence81. Si donc nous reconnaissons avec les uns qu’elle se présente à l’individu sous l’aspect de la contrainte, nous admettons avec les autres qu’elle est un produit spontané de la réalité ; et ce qui relie logiquement ces deux éléments, contradictoires en apparence, c’est que cette réalité d’où elle émane dépasse l’individu. C’est dire que ces mots de contrainte et de spontanéité n’ont pas dans notre terminologie le sens que Hobbes donne au premier et M. Spencer au second.

En résumé, à la plupart des tentatives qui ont été faites pour expliquer rationnellement les faits sociaux, on a pu objecter ou qu’elles faisaient évanouir toute idée de discipline sociale, ou qu’elles ne parvenaient à la maintenir qu’à l’aide de subterfuges mensongers. Les règles que nous venons d’exposer permettraient, au contraire, de faire une sociologie qui verrait dans l’esprit de discipline la condition essentielle de toute vie en commun, tout en le fondant en raison et en vérité.