Descartes et la littérature classique1
Nous espérons bien que le titre un peu long, et même au premier abord un peu énigmatique du livre de M. Émile Krantz : Essai sur l’esthétique de Descartes, étudiée dans les rapports de la doctrine cartésienne avec la littérature française classique au xviie siècle, ne détournera personne de le lire. Car, si l’ordonnance n’en est peut-être pas, dans toutes ses parties, aussi simple et par conséquent aussi claire qu’on la voudrait ; si le style en est trop embarrassé, trop obscurci de termes scolastiques, l’idée n’en est pas cependant moins nette ni les conclusions moins originales ou moins dignes d’être méditées, et surtout discutées. Avec tous ses défauts, ce livre est assurément l’une des meilleures thèses que l’on ait soutenues en Sorbonne depuis quelques années, et c’est de plus l’un des meilleurs essais de littérature générale que nous ayons lus depuis déjà quelque temps.
I
Aucun historien de la littérature française, rencontrant le nom de Descartes et le Discours de la méthode, n’a omis ni ne pouvait omettre, après avoir jugé▶ l’œuvre et caractérisé l’homme, de rappeler, au moins en quelques mots, l’influence qu’ils avaient l’un et l’autre exercée sur la direction des esprits au xviie siècle, et sur la formation de ce que l’on pourrait appeler l’idéal classique. Et en effet, quoique Descartes lui-même, ni ses plus illustres disciples, Malebranche, Spinosa, Leibnitz, n’aient rien écrit sur l’Esthétique, cependant toute métaphysique, de même qu’elle implique une morale, enveloppe aussi une esthétique ; toute définition de l’être contient en soi quelque définition du beau ; et il ne s’agit, avec un peu d’adresse, que de savoir l’en dégager. Mais ce que les prédécesseurs de M. Krantz, depuis La Harpe jusqu’à M. Désiré Nisard, avaient cru pouvoir se contenter d’indiquer, si même on ne doit dire qu’ils avaient évité de l’approfondir ; l’originalité de sa tentative, c’est de l’avoir voulu démontrer, et qu’il y avait au xviie siècle autant de cartésiens sans le savoir, de bons et vrais cartésiens, que l’on y compte de grands écrivains. Si Descartes avait fait des romans, ils ressembleraient à Zaïde ou à la Princesse de Clèves ; s’il avait fait des tragédies, elles ressembleraient à Bérénice ou à Mithridate ; s’il avait enfin déduit lui-même de ses principes l’esthétique qu’ils enveloppaient, on en aurait vu sortir, vingt ans avant le temps, l’Art poétique de Boileau. Tel est le siège de M. Krantz : voyons maintenant, pour l’établir, comme il s’y prend, et nous, de quelque habileté qu’il ait d’ailleurs fait preuve, si nous devons nous rendre.
On ne peut d’abord s’empêcher de trouver sa méthode, comme son idée même, ingénieuse sans contredit, mais plus hasardeuse encore qu’ingénieuse, et non seulement hardie, mais surtout arbitraire. Car enfin, d’une part, nous admettons sans peine, avec M. Krantz, que, de la métaphysique de Descartes, en s’y prenant bien, et, par exemple comme il s’y prend lui-même, on puisse déduire une esthétique. D’autre part, nous admettons, pour le moment du moins, que dans la littérature du xviie siècle, dans les leçons de Boileau comme dans les préfaces de Racine, M. Krantz ait effectivement retrouvé ce que l’on appellerait assez bien la matière diffuse de cette esthétique. Mais qui dit rencontre ne dit pas dépendance ; qui dit même coïncidence ne dit pas subordination ; et n’est-ce pas là tout le problème ? Supposé qu’il ait prouvé que l’esthétique latente en quelque sorte du Discours de la méthode est la même qui, plus tard, a inspiré la poétique de Boileau, je lui demanderais donc de quel droit il élève ainsi le cartésianisme à la dignité de cause, tandis qu’il rabaisse la littérature classique au rang d’un simple effet de cette cause féconde. Quelle preuve peut-il donner que Boileau, que Racine, que Molière, que Bossuet, que Pascal aient ainsi comme abdiqué sous la loi du cartésianisme leur liberté d’esprit ? Pourquoi Descartes tout seul est-il ainsi retiré, mis à part du courant des influences qui sans doute ont agi sur lui comme elles faisaient sur ses contemporains ? Et quand il serait le premier, — ce qui n’est pas, puisque le Cid est de 1636, et que la controverse des unités l’avait lui-même précédé de plusieurs années, en France comme en Angleterre, — je demanderais encore si l’histoire d’une littérature n’a pas en elle-même et d’abord le principe suffisant de son développement ?
Restons-en sur l’exemple que nous venons de rappeler. « On connaît l’importance métaphysique de l’unité dans la doctrine cartésienne, dit quelque part M. Krantz ; elle est l’essence même de l’esprit en opposition à la divisibilité de l’étendue. »
Et il ajoute, parlant lui-même de la règle des trois unités : « Le rapprochement se fait tout seul entre le rôle philosophique et le rôle littéraire que lui donne Boileau. »
Mais quoi ! le rapprochement ne se fait-il pas bien mieux encore entre le désordre et l’irrégularité qui régnaient sur le théâtre français, et l’ordre avec l’unité que Corneille, Molière et Racine après eux y mirent successivement en honneur ! Où est ici le rôle de Descartes ? En quoi consiste-t-il ? Quelle preuve en donne-t-on ? Rien ne commence, mais tout se transforme. Ce qui d’abord et par-dessus tout détermine en littérature, comme en art, une nouvelle évolution des genres, c’est le point précis où ces genres eux-mêmes en sont parvenus quand les novateurs s’en emparent pour les transformer. Les vraies origines de la Princesse de Clèves sont dans le roman de
La Calprenède et de Mlle de Scudéry ; les vraies origines de la comédie de Molière dans la comédie de Scarron, et les vraies origines de la tragédie de Racine dans la tragédie de Corneille. Une seule œuvre universellement applaudie pèse d’un poids plus lourd sur les œuvres du même genre que toutes les influences de race, de moment et de milieu. Si Zaïre eût valu Bajazet, et si le Tippoo-Saïb de M. de Jouy lui-même eût valu seulement Zaïre, il y a tout lieu de croire que nous n’aurions ni Ruy Blas ni le Roi s’amuse, et il est certain que, quoi qu’ils soient, ils ne seraient pas ce qu’ils sont. Or, et malheureusement, cette influence de l’art, cette détermination de la forme par la forme, cette évolution du dedans qui est le principe même de la vie de la littérature et de l’art, voilà ce qui échappe aux prises de ces méthodes nouvelles, et voilà ce qui fait surtout défaut dans le livre de M. Krantz.
Un autre élément leur échappe, et non moins nécessaire pourtant à l’histoire d’une littérature : c’est l’histoire elle-même, et ce que les renseignements de la chronologie toute seule y apportent. « En laissant à Aristote et à Chapelain la matière de la règle des trois unités, dit encore M. Krantz, c’est l’esprit cartésien qui lui a donné sa forme rationnelle. » Et cette forme rationnelle, en quoi consiste-t-elle ? En ce que Boileau, nous dit-on, se borne à l’énonciation de la règle « sans l’expliquer comme une conquête de l’expérience, ni la justifier, soit par le prestige de son antiquité, soit par la démonstration de son excellence ».
Mais pourquoi ne dirions-nous pas précisément tout le contraire, et peut-être avec plus de
vérité ? Avant que Descartes eût paru, nous venons de le dire, la règle des trois unités était passée en dogme et Corneille même s’y était soumis. Quant à la démonstration d’excellence, elle était pour Boileau dans la supériorité des « miracles »
de Racine, selon sa propre expression, sur les chefs-d’œuvre même de « l’audace »
de Corneille. Pour le prestige d’antiquité, il croyait sans aucun doute l’avoir mis suffisamment en lumière en parlant de la « hauteur divine »
où Sophocle avait porté la tragédie grecque. La règle en effet n’est pas règle pour lui parce qu’elle est règle, mais parce qu’il y voit le principe, ou l’un des principes, de la beauté même de la tragédie grecque. Et quel besoin avait-il enfin de placer sa leçon sous la sanction de l’expérience, dans un siècle où, comme nous savons tous, en 1882, que la révolution romantique au théâtre a daté d’Hernani, de même il n’était personne qui ne se souvint, en 1678, que le triomphe des trois unités sur la scène française datait du grand succès de la Sophonisbe de Mairet, en 1629 ?
Si M. Krantz avait pris la peine de noter ce seul petit fait, peut-être en eût-il tiré cette conclusion, comme nous, que la règle des trois unités s’était dégagée, comme toutes les autres, de l’expérience dramatique, et d’une expérience déjà singulièrement étendue. Mais surtout, en examinant de plus près l’histoire de la scène française avant Corneille, il n’eût pas commis cette erreur de voir, dans l’impatience avec laquelle Corneille subissait les entraves de la règle, un esprit, non seulement de révolte, mais encore de nouveauté. Révolte, oui ; mais nouveauté, non pas ! Car lorsque le naïf grand homme s’épuisait dans la
recherche de ces combinaisons scéniques où il a fini par se perdre, il n’inventait pas du tout, comme le croit M. Krantz, des « formes dramatiques nouvelles »
, mais au contraire il essayait de maintenir dans leurs droits périmés les formes dramatiques anciennes, celles qu’il avait connues en faveur au temps de sa jeunesse, les formes des Rotrou, des du Ryer, des Scudéri, des Alexandre Hardy. « La tragédie jouée par des bourgeois »
, c’était Alexandre Hardy qui l’avait mise en scène, — qui dira dans combien de ses huit ou neuf cents poèmes ? — et certainement au moins dans une pièce intitulée : Scédase, ou l’Hospitalité violée, dont Corneille, en 1660, comme on le peut voir par son Discours de la tragédie, conservait pieusement la mémoire. Mais, pour « la comédie jouée par des rois et des héros »
, les exemples — je ne dis pas les modèles — en abonderaient dans le théâtre des contemporains du Cid et de Polyeucte, puisque c’est justement l’une des formes de la tragi-comédie, si ce n’en est la définition même.
Là, dans un dédain exagéré du fait et dans une indifférence réelle à l’histoire, est le principal défaut du livre de M. Krantz. C’est ce que nous verrons mieux encore en examinant avec lui les trois théories qui dans leur étroite formule enfermeraient, à son sens, non seulement l’esthétique de Descartes, mais la littérature française classique du xviie siècle tout entière.
II
La première est ce qu’il appelle la Théorie de la beauté par l’universel, platonicienne d’ailleurs (et il est bien obligé de l’avouer lui-même quelque part) autant que cartésienne. Tout ainsi donc que la vérité serait de tous les temps et de tous les lieux, la même à Paris qu’à Rome, et telle enfin, selon le mot de Malebranche, que l’on ne puisse pas concevoir qu’un Chinois refusât d’en tomber d’accord « après l’avoir bien considérée »
; tout de même, la beauté serait universelle et se réduirait pour nos classiques du xviie
siècle au peu qui subsiste de l’homme ou des choses, quand on en a successivement éliminé, par analyse et par abstraction, toutes les particularités qui déforment l’idéal lui-même en le caractérisant. Le procédé de M. Krantz pour arriver à la démonstration de son paradoxe est d’ailleurs extrêmement curieux. Il commence par établir que ni Corneille ni Pascal (ni Bossuet sans doute, qu’il oublie) n’ont subi l’influence de Descartes, ou ne l’ont subie qu’impatiemment ; et, en conséquence, il les néglige. Il nous rappelle ensuite qu’à titre d’élève ou d’auditeur de Gassendi, Molière appartenait à la philosophie sensualiste de son temps, et, avec Molière, ne disant mot non plus de La Fontaine, c’est sans doute qu’il a quelque raison du même genre ; et, tous les deux, il les écarte. Il ne fait d’ailleurs mention ni du cardinal de Retz, ni de Mme de Sévigné, ni naturellement de Saint-Simon ; auteurs de Mémoires ou de Correspondances, tous les trois écrivent dans l’ombre, et le dernier dans
le mystère même. De telle sorte que, si nous passons encore sous silence Fénelon, Bourdaloue, Massillon et tous ceux qu’on me dispensera de nommer, il nous reste Boileau, non pas même tout Boileau, car M. Krantz ne l’étudiera que dans l’Art poétique ; il nous reste Racine, et encore de Racine l’unique Bérénice ; il nous reste enfin Mme de La Fayette, ou plutôt la Princesse de Clèves. Que faut-il davantage ? et n’est-ce pas amplement de quoi se faire une juste idée de la « littérature française classique au xviie
siècle »
?
Relevons donc, de ci de là, quelques traits à la hâte. Notons cette remarquable déclaration de Racine : « Quand je ne devrais à Euripide que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois peut-être ce que j’ai mis de plus raisonnable au théâtre. »
Signalons ces vers, si nombreux dans l’Art poétique, où Boileau revient et insiste sur le prix, la dignité, l’importance de la raison dans l’art :
Mais la scène demande une exacte raison…Et souple à la raison, corrigez sans murmure…Mais nous, que la raison à ses règles engage…
Considérons un peu ces épithètes abstraites et décolorées dont se sert l’auteur de la Princesse de Clèves, — et non pas pour analyser le sentiment, mais pour peindre le portrait, c’est-à-dire ce qu’il devrait y avoir en art de plus caractérisé, de plus concret, de plus individuel : « Mme Élisabeth… commençait à faire paraître un esprit surprenant et cette incomparable beauté… Marie Stuart était une personne parfaite pour l’esprit et pour le corps… Le duc de Nevers
avait trois fils parfaitement bien faits… Le duc de Nemours était un chef-d’œuvre de la nature… »
N’est-il pas vrai que leur souci semble être à tous d’écarter la couleur et la forme, la succession et l’accident, — comme disent les philosophes, — de ne retenir de l’homme ou des choses que leur essence, et de résoudre, comme dit M. Krantz, la perfection esthétique « en une impersonnalité absolue »
?
C’est ce que je nie absolument. Et, en premier lieu, parce que, sur trois, deux au moins de ces textes sont assez mal choisis. Le roman de Mme de La Fayette est charmant, il est élégant, délicat, discret, tout ce que l’on voudra ; ce n’est pas du grand art, c’est à peine de l’art ; et c’est encore bien moins une œuvre qui compte en histoire. M. Taine, dans ses Essais de critique et d’histoire, en a très agréablement et très spirituellement parlé ; M. Paul Albert lui a consacré tout un chapitre de sa Littérature française au xviie siècle : l’un et l’autre avait ses raisons, dont la principale était de déprécier la littérature du xviie siècle, M. Paul Albert par esprit de contradiction, et M. Taine par esprit de système. Mais, dans le Siècle de Louis XIV, Voltaire a cru s’acquitter de tout ce qu’il lui devait, en mentionnant Mme de La Fayette au catalogue des écrivains, parmi la foule obscure ; et le nom même de l’auteur, du moins autant qu’il m’en souvienne, n’a pas trouvé place dans l’Histoire de la littérature française de M. Désiré Nisard. Mme de La Fayette fut une aimable femme, elle n’est pas un de nos classiques, ni ne mérite vraiment d’en être.
Il est aussi bien évident que prendre Bérénice pour le type de la tragédie classique, c’est se faire encore
la partie trop belle et triompher à trop peu de frais. « Voilà, sans contredit, la plus faible des tragédies de Racine qui sont restées au théâtre ; ce n’est pas même une tragédie. »
Ainsi s’exprime Voltaire au terme de l’examen qu’il a fait de Bérénice. Il a raison : ce pourrait être un drame que Bérénice, si l’action n’y manquait ; et une tragédie, si l’élément tragique n’y faisait presque absolument défaut.
Mais quand j’en serais réduit à disputer sur le seul Boileau, je soutiendrais encore que le général n’est pas l’universel. Boileau s’arrête au général, il ne va pas jusqu’à l’universel. Or, en littérature, l’universel diffère du général exactement dans la mesure où le chapitre de Théophraste sur l’Épargne sordide diffère du portrait que Boileau lui-même nous a laissé du lieutenant criminel Tardieu. Les définitions sont universelles, les descriptions peuvent être générales. Et le général, comme le fait très bien observer M. Krantz, est si peu le vague et l’indéterminé, qu’au contraire il a pour qualités l’exactitude et la précision. Que si maintenant, laissant là Boileau, qui n’est que Boileau, je rassemble les traits qui ont gravé dans mon souvenir les personnages de Racine, il est vrai que Xipharès ou Bajazet s’y dessinent avec moins de vigueur, mais je reconnais Andromaque, Hermione, Agrippine, Roxane, Monime, Iphigénie, Clytemnestre ou Phèdre pour aussi vivantes, aussi nettement caractérisées, aussi individuelles que pas une des héroïnes de Shakespeare : Desdémone ou Juliette, Goneril ou Jessica. Si je pousse encore plus loin, la thèse de M. Krantz croule tout entière et je trouve partout des noms et des œuvres pour y contredire.
M. Krantz a écrit de fort jolies pages sur « l’unité de ton »
, qui serait, selon lui, la seule conception véritablement originale de l’art classique. Je voudrais qu’il me montrât cette « unité de ton »
, telle du moins qu’il lui plaît de l’entendre, dans le recueil des Fables de La Fontaine. Il en a écrit de très spirituelles où, faisant une comparaison suivie de la tragédie classique avec un syllogisme en forme, il nous montre l’auteur de Bajazet ou de Phèdre
« arrangeant ses prémisses pour sa conclusion, dont il est le maître et dont il a le choix »
, de telle sorte que toutes les péripéties de l’action y soient prédéterminées par l’espèce du dénouement. Mais que fait-il donc de ces fameux dénouements de Molière, presque tous ou pour la plupart si parfaitement extérieurs au sujet ? Il plaide ailleurs très éloquemment la cause de l’obscur et la beauté de l’inintelligible.
« Il faut que l’incompréhensible reste incompréhensible, et que l’art, en l’exprimant, lui conserve son caractère, sous peine de manquer lui-même d’exactitude et de sincérité. Il y a donc des cas où la forme n’aura de valeur esthétique que si elle traduit parfaitement l’obscurité du fond. »
Seulement, et sans examiner si cette traduction de l’obscur et cette expression de l’insaisissable ne seraient pas une fonction de l’architecture ou de la musique plutôt que de la littérature, que fait-on ici des Sermons de Bossuet ? Car enfin quel orateur, ou quel poète même, a plus profondément éprouvé la sensation du mystérieux ou le sentiment de l’inaccessible que celui qui débutait en ces termes devant la cour assemblée : « Sire, ce que l’œil n’a pas aperçu, ce que l’oreille n’a pas ouï, ce qui n’est jamais entré dans le cœur de
l’homme, c’est ce qui doit faire aujourd’hui le sujet de notre entretien »
? M. Krantz admire beaucoup, et nous aussi, la célèbre image de Pascal : « cette sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part »
. Admirerait-il moins cette expression de Bossuet : « ce grand Dieu qui, du centre de son éternité, développe tout l’ordre des siècles »
? ou voudra-t-il nous faire croire qu’on la puisse figurer plus aisément aux yeux ?
III
Je passerai plus rapidement sur ce que M. Krantz appelle la
Théorie de la perfection unique
. La théorie tient d’assez près à la Théorie de la beauté par l’universel.
On l’obtient en prenant à la lettre l’opinion de Boileau, « qu’il n’est point de degré du médiocre au pire »
, et en la travestissant de façon à lui faire dire — quoiqu’il dise, et dans l’Art poétique, expressément le contraire — que le Tasse n’est pas plus près d’Homère que le bonhomme Chapelain. Si la beauté réside, en effet, quelque part dans une essence immuable, le procédé pour l’atteindre devient mathématique. Et, comme on voit que les savants, enfoncés dans la recherche d’un problème identique, sous quelque latitude qu’ils alignent leurs équations, ne sauraient manquer de finir par se rencontrer dans une solution identique : ainsi le même sujet, traité par deux vrais poètes, selon sa vraie constitution, doit être traité d’une manière identique et se réaliser
dans une œuvre identique. Les œuvres sont belles ou elles ne le sont pas ; si elles le sont, elles ne le peuvent être qu’absolument ; si elles ne le sont pas, elles sont nulles et comme non avenues.
Est-ce bien sérieusement que M. Krantz prête à Boileau de semblables idées ? J’en ai peur, j’en ai même grand’peur. Cependant j’aime encore mieux croire que, tout occupé du plaisir de suivre son raisonnement (ce qui est un des plus vifs plaisirs qu’il y ait au monde), il en aura dit un peu plus qu’il n’en pensait. S’il a donc voulu dire que l’art classique, en raison de la hauteur même où il mettait son idéal, ne pouvait qu’enfanter des chefs-d’œuvre ou périr, nous ne sommes pas loin de nous entendre. Mais s’il prétend que l’espèce même et la nature de son esthétique le réduisaient promptement à ne plus avoir de ressource que dans la contrefaçon de lui-même, c’est par où la
Théorie de la perfection unique
touche à la Théorie de l’imitation, volontaire d’abord, puis nécessaire, puis fatale.
Examinons donc cette théorie à son tour et ne craignons pas d’y appuyer. M. Krantz l’a très bien vu, l’importance en est capitale.
IV
Il n’est assurément pas douteux que l’art classique au xviie siècle s’est proposé l’art antique pour modèle, pour guide et pour fin. Ni Boileau, ni Racine, ni Molière, ni La Fontaine ne se cachent d’imiter, mais plutôt ils s’en font gloire, et de surpasser, s’ils le peuvent, ou, à tout le moins, d’égaler en imitant. Le moyen cependant d’égaler les anciens, et de les surpasser, à plus forte raison, si d’un coup de leur art, presque dans tous les genres, ils ont atteint la perfection ? Ce sera de mettre dans la nouveauté de la forme cette part d’invention ou d’originalité qu’on ne peut plus mettre dans le fond. Voilà bien, selon M. Krantz, la première phase de l’imitation : elle est consciente, elle est volontaire, elle est raisonnée. Rien d’aveugle d’ailleurs, ni de superstitieux ; en imitant Euripide, Racine le corrige ; en traduisant Horace, Boileau le modifie ; les maîtres ne sont pas des tyrans et les autorités ne sont pas des idoles. Mais en quoi consiste cette part d’invention que l’on met dans la forme ? Est-ce uniquement, comme le dit M. Krantz, dans l’ordre nouveau des idées et le nouvel arrangement des mots ? À la vérité, ce ne serait déjà pas si peu de chose. C’est beaucoup en effet que l’ordre des idées, et c’est quelque chose aussi que l’arrangement des mots. À prendre l’ordre et l’arrangement dans un sens un peu large, on pourrait soutenir qu’ils font la principale différence des Sosies de Rotrou, par exemple, à l’Amphitryon de Molière, et de la Phèdre de Pradon à celle de Racine. Mais il y a plus que cela ; il y a la part d’observation psychologique et morale dont l’humanité s’est enrichie depuis le temps de Plaute et d’Euripide.
M. Krantz ne nous a pas dit un mot, si j’ai bonne mémoire, de cette connaissance de l’homme où est cependant la vraie gloire du xviie
siècle. Il cite quelque part La Bruyère et le début des Caractères : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de
sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »
Mais La Bruyère a répondu lui-même : « Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités, de la noblesse, de la force, de l’industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l’impuissance, de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble en mille manières différentes et compensées l’une par l’autre en divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes conditions. »
Reconnaître ces « mille manières différentes »
; démêler l’artifice de ces « combinaisons infinies »
; faire un choix, non pas des plus universelles, ni même des plus générales, mais des plus permanentes, ce qui n’est peut-être pas tout à fait la même chose ; les placer et les représenter exactement dans le milieu qui leur convient : dans le train de la vie quotidienne, avec Molière, si c’est la prose de l’existence dont on veuille s’égayer ; dans la perspective du temps ou de la distance, au contraire, avec Racine, si c’est la poésie de la passion que l’on veuille dégager, telle a été la part d’invention de la littérature française classique du xviie
siècle. Et il apparaît clairement que bien loin qu’il y ait là rien de commun avec la déduction cartésienne, partant du « simple » pour descendre au « composé », c’est du complexe que l’on part, de l’observation des choses et de la connaissance de la vie, pour s’élever au point de généralisation qu’exige la vérité poétique.
Si Corneille, dont on veut faire le précurseur du
romantisme, avait justement un peu mieux connu le monde et la vie, peut-être qu’il n’aurait pas eu l’idée singulière d’aller demander à des combinaisons de formules dramatiques le renouvellement de sa verve tarie. Mais si Racine, avec tout son art et tout son esprit, n’avait pas, au contraire, possédé cette expérience, il ne serait pas Racine, et ses tragédies vaudraient celles de Voltaire. Car Voltaire, en vérité, comme on dit, nous la donne belle là-dessus, et M. Krantz l’en croit trop aisément : « On peut en sculpture et en peinture traiter cent fois les mêmes sujets : on peint encore la Sainte Famille, quoique Raphaël ait déployé dans ce sujet toute la supériorité de son art, mais on ne serait pas reçu à traiter Cinna, Andromaque, l’Art poétique, le Tartufe. »
Non, sans doute, on ne serait pas reçu à traiter Cinna, mais pourquoi ne serait-on pas reçu à traiter la clémence d’un souverain qui pardonne un sujet rebelle ? Et s’il n’est pas permis de recommencer Tartufe, quelle interdiction y a-t-il, si l’éternelle hypocrisie revêt une autre forme, de la porter une fois de plus à la scène ? Voltaire, comme toujours, plaide ici sa propre cause. Il connaît trop bien Racine, il le sent trop vivement pour ne pas savoir combien Zaïre est au-dessous de Bajazet, mais sa vanité ne veut pas qu’il y ait de sa faute, et c’est à la force des choses qu’il aime mieux s’en prendre de son infériorité. De là ces formules : « Si jamais quelque artiste s’empare des seuls ornements convenables au temps, au sujet, à la nation, ceux qui viennent après lui trouveront la carrière remplie »
; et encore : « Il ne faut pas croire que les grandes passions tragiques et les grands
sentiments puissent se varier à l’infini d’une manière neuve ou frappante »
; et enfin : « On est réduit ou à s’imiter ou à s’égarer ».
C’est ce que M. Krantz appelait tout à l’heure le temps de l’imitation nécessaire. En effet, nous dit-il maintenant, « pour un classique qui admet l’unité de perfection et qui ne reconnaît qu’une seule forme et en critique qu’une seule formule de beauté, changer, c’est nécessairement dégénérer »
. Il est trop facile de répondre que, même en acceptant cette étroite définition de l’art classique, Voltaire, puisque les modèles sont dans la nature et chez les anciens, au lieu d’imiter Racine, n’avait, comme avant lui Racine, qu’à imiter directement la nature et les anciens. Car, autrement, nous aboutirions à cette étrange conclusion qu’y ayant onze tragédies de Racine, dont sept ou huit au moins sont des chefs-d’œuvre, Racine lui-même n’aurait pas pu y en ajouter une douzième. La preuve d’ailleurs que pour Voltaire changer n’eût pas été dégénérer, c’est qu’il n’a rien épargné pour changer autant qu’il était en lui la formule tragique de Racine : l’esthétique révolutionnaire de l’auteur du Fils naturel et du Père de famille est tout au long déjà dans les préfaces des tragédies de Voltaire. Si Voltaire copia plutôt qu’il n’imita, dans le sens classique du mot, c’est qu’il n’était pas né poète ; et s’il n’inventa pas, c’est que son esprit, le plus mobile et le plus changeant qui fut jamais, incapable de se fixer, l’était par conséquent d’observer. Mais tout à la fin du xviiie
siècle, au plus beau temps de la gloire de l’abbé Delille, quand un vrai poète, cette fois, remonta jusqu’aux sources où l’art classique avait jadis puisé,
cet art d’imitation et de contrefaçon en parut tout d’un coup si nouveau, qu’encore aujourd’hui les derniers romantiques, et en leur nom quelques historiens de la littérature, se font honneur de l’œuvre et de la gloire d’André Chénier2.
Ce n’est pas, en effet, le moindre inconvénient de ces vastes généralisations que l’on soit forcé d’en éliminer volontairement d’abord, et puis bientôt nécessairement, toute considération du génie particulier, du talent original, de la personnalité de l’artiste. Les déductions de M. Krantz, logiquement irréprochables, sont historiquement fausses. Elles ne seraient vraies que s’il nous avait démontré que, homme pour homme et poète pour poète, Voltaire valait Racine. Mais l’a-t-il démontré, par hasard ? ou plutôt, se chargerait-il de le démontrer ? Tel est cependant le paralogisme impliqué dans ses raisonnements : si Voltaire, avec tout son esprit et toute sa connaissance du théâtre, né, pour ainsi dire, à la réputation, par un Œdipe, et soixante ans plus tard enseveli dans le triomphe d’une Irène, n’a pas pu cependant mettre à la scène une seule tragédie qui soutînt la comparaison de Mithridate seulement, ou de Bérénice, n’est-ce pas que Racine avait épuisé les grands sujets et que la tragédie classique, enfermée dans le cercle étroit que lui avait tracé Boileau, ne pouvait y demeurer que pour y périr d’inanition, ou en sortir que pour se transformer, et cesser par conséquent d’être elle-même ? C’est l’unique argument que M. Krantz, avec une dextérité singulière, tourne et retourne en cent façons. Véritablement, Racine et Boileau, La Bruyère et Voltaire, Descartes et Buffon ne sont plus pour lui des individus vivants, des personnes réelles, avec la variété de leurs esprits et de leurs aptitudes, l’opposition de leurs goûts, l’inégalité de leurs talents ; ce sont de pures activités dont l’effort, en vertu de la même impitoyable discipline, s’applique aux mêmes objets de la même manière, et s’achemine au même but, sous la tyrannie des mêmes exigences par les mêmes moyens. Ils ne diffèrent les uns des autres que par le temps de leur naissance et celui de leur mort. Une faveur de la fortune a fait naître Racine au xviie siècle ; la malignité du hasard a voulu que Voltaire vécût au xviiie siècle. Contemporain de Boileau, l’auteur d’Alzire et de Tancrède eût été l’auteur de Britannicus et d’Iphigénie ; mais, contemporain de La Harpe et de Marmontel, l’auteur d’Andromaque et de Phèdre eût été capable d’écrire Agathocle ou les Pélopides. Pour moi, je crois plus volontiers que le vrai malheur de Voltaire, en la circonstance, a été de ne pas être un Racine.
Je croirai surtout que, en dépit de certaines apparences, on a tort, comme on le fait, et comme on ne le fait que depuis quelques années, de voir dans la littérature française du xviiie siècle une naturelle et légitime héritière de la littérature du siècle précédent. L’inégalité des œuvres, on ne la conteste pas ; on ne le pourrait pas d’ailleurs, elle saute aux yeux. Mais on veut que d’un âge à l’autre il y ait eu continuité dans la tradition comme dans le temps, et que la même raison oratoire ait gouverné l’esprit des contemporains de Bossuet et celui des contemporains de Voltaire. Je ne crois pas qu’il fallût beaucoup pousser l’auteur des Origines de la France contemporaine pour lui faire dire qu’il reconnaît la rhétorique du grand siècle dans la verbeuse phraséologie des Robespierre et des Saint-Just. De plus hardis encore ont accusé la tragédie classique des excès de la Révolution. Si cependant il y a quelque vraisemblance, ou quelque vérité dans ce que nous avons dit plus haut de l’imitation et de l’invention classiques, le lecteur est à même de ◀juger▶ le paradoxe, et de voir exactement en quoi consistent ici l’Illusion et l’erreur. Tandis, en effet, que le xviie siècle est tout occupé d’approfondir la connaissance de l’homme et de débrouiller — pour parler le langage de ses prédicateurs — cet inconcevable amas de contradictions que nous sommes ; le xviiie , au contraire, travaille à se débarrasser de tout ce que l’on sait de la nature humaine, afin de la pouvoir plus commodément ajuster à la mesure de ses utopies. Voilà pour le fond. Tandis que le xviie siècle, dans les peintures qu’il nous fait de nous-mêmes, travaille à effacer jusqu’aux moindres traces du labeur et de l’art, pour obtenir en quelque manière une ressemblance plus exacte et plus parlante avec la vie ; le xviiie , au contraire, s’imagine que ce qui doit d’abord se réfléchir dans l’œuvre d’art, c’est son auteur, ou même que l’œuvre d’art n’a pour objet que de le manifester. Voilà pour la forme. Et tandis enfin que le xviie siècle, le plus désintéressé, le moins charlatan, si je puis ainsi dire, des grands siècles littéraires, ne se soucie dans l’art que de l’art même et de ce qu’il apporte de complément à la culture de l’esprit ; le xviiie siècle, au contraire, ne le traite plus que comme un instrument de propagande, et s’efforce d’insinuer jusque dans la peinture des intentions de réforme politique et des germes de progrès social. Voilà pour le but. Mais où le but, où la forme, où le fond diffèrent, peut-on dire qu’il y ait continuité des traditions ? et là où, d’un siècle à l’autre, il y a contradiction du fond, de la forme et du but, peut-on véritablement soutenir que le même esprit continue de régner ?
Sans doute, après cela, l’observation n’est pas vraie de tous les hommes du xviiie
siècle indistinctement. Il nous suffit ici qu’elle le soit des plus grands ou des plus illustres ; que ce qui n’en conviendrait pas exactement à l’un convienne du moins à l’autre ; et que le plus rebelle aux influences de son temps ne laisse pas de les subir plus qu’il ne croit lui-même. C’est ce que je répondrais sur l’usage que M. Krantz fait de l’esthétique de Buffon et de son Discours sur le style, si toutefois je comprenais la réputation que l’on
a faite à ce morceau de rhétorique. Il est toujours mauvais, je le sais, en ces questions de goût et d’appréciation littéraire, de n’avoir pas M. Nisard avec soi. Je n’ai pu cependant réussir à me persuader que le Discours sur le style doive conserver, comme il l’a dit, « l’autorité d’un enseignement »
. La gloire de Buffon est ailleurs, dans ces constructions hardies dont la magnificence de son style a quelquefois égalé la grandeur, mais dont la nature même, hypothétique et vague, le rendait, lui, l’auteur de la Théorie de la Terre et des Époques de la Nature, particulièrement inhabile à faire la théorie de ce style propre, exact et libre, qui est le style du xviie
siècle.
V
Il nous resterait à examiner ce que M. Krantz appelle les
conséquences indirectes de l’influence cartésienne sur la littérature classique
. La première de ces conséquences est l’élimination du burlesque. Par d’excellentes raisons, spirituellement dites, M. Krantz nous explique l’antipathie foncière de Molière pour les turlupins, de Boileau pour les Saint-Amant, les Scarron et les d’Assoucy. J’aurais voulu toutefois qu’il ajoutât deux mots : c’est que cette guerre contre le burlesque fut dirigée presque au nom et au profit d’un certain naturalisme. Les quatre vers bien connus de La Fontaine :
Nous avons changé de méthode ;Jodelet n’est plus à la mode,Et maintenant il ne faut pasQuitter la nature d’un pas,
sont parfaitement plats ; mais ils ont une grande importance historique. Ils demeurent comme l’expression — si je puis en pareil sujet user de termes si modernes — d’une réaction naturaliste dont on retrouverait au besoin le programme dans les premières comédies de Molière et dans les premières satires de Boileau. C’était, comme l’on sait, vers 1660, et Mazarin vivait encore. La part de Louis XIV dans la littérature du xviie siècle est d’être survenu précisément à point pour empêcher Boileau d’écrire plus d’Embarras de Paris et de Repas ridicule que d’Épîtres et d’Art poétique, Molière plus de Précieuses et de Sganarelle que d’École des femmes et de Tartufe, — en contenant, de loin et de haut, par l’exemple de la cour, cette veine de naturalisme dans de justes limites.
M. Krantz a également raison de constater une fois de plus que l’amour de la nature a fait défaut à l’art classique. Mais, puisqu’il prend soin de nous rappeler lui-même qu’au xvie
siècle Rabelais et Montaigne, Marot et Regnier, Ronsard même ou du Bellay, n’en avaient guère fait plus de cas que n’en devaient faire leurs successeurs, il nous serait difficile d’accuser de cette indifférence les leçons du cartésianisme. Peut-être aurions-nous plus à dire d’une certaine
tendance à l’optimisme
, que M. Krantz considère comme propre ou, mieux encore, comme intérieure à l’art classique. La philosophie de La Rochefoucauld, au commencement du siècle, ou encore, tout à la fin celle de La Bruyère, sont-elles décidément si consolantes ou si gaies ? Peut-on dire que le jansénisme estime avec Leibnitz que tout soit au mieux dans le
meilleur des mondes ? et la morale même des tragédies de Racine, ou des comédies de Molière, ou des lubies de La Fontaine, — j’entends ici la conception de la vie qui s’en dégage toute seule, — si nous la qualifions d’optimiste, qu’appellerons-nous du nom de pessimisme ?
Enfin, quant à ce que nous dit M. Krantz de l’
absence du point de vue moral
dans l’art du xviie
siècle, c’est trop peu de chose pour qu’il vaille la peine d’y insister. Seulement il n’eût peut-être pas mal fait de chercher une autre expression pour traduire ici sa pensée, qui est que l’art classique et la philosophie cartésienne « se sont renfermés dans l’explication la plus générale de l’homme, sans porter aucun jugement sur sa condition présente et chercher à la rendre meilleure »
. Car on lui accordera malaisément que le « point de vue moral »
soit absent, je ne veux pas dire des Pensées de Pascal, puisqu’il les excepte, ou des tragédies de Corneille, mais des Oraisons funèbres de Bossuet et des Sermons de Bourdaloue.
Ramenons maintenant, pour terminer, le livre de M. Krantz à son principe, et tâchons de bien préciser l’élément absolu d’erreur qui s’y mêle à une part certaine de vérité.
Si donc nous admettons avec M. Krantz que l’art classique soit tout entier dans la Princesse de Clèves, les préfaces de Racine et l’Art poétique de Boileau, sa thèse n’est pas peut-être absolument démontrée, mais il semble qu’en s’y prenant bien on puisse la pousser jusqu’à ce point de vraisemblance où la critique excuse l’impossibilité d’une démonstration plus claire, sur la nature même et particulièrement la
complexité du sujet. Allons plus loin : si l’on ajoute, en effet, aux seuls écrivains qu’il ait cités quelques écrivains encore, dont on est d’ailleurs étonné qu’il n’ait pas invoqué les œuvres et le nom, — tels que Regnard lui-même, par exemple, ou Quinault, ou Boursault, et, dans un autre genre, tels que le grand Arnauld, Nicole ou peut-être même Bourdaloue, — sa thèse demeure encore presque tout entière ; et par quelque endroit, de quelque façon que se soit insinuée l’influence cartésienne, les rapports sont certains. Voulez-vous un poète, et un vrai poète vraiment « galant », et vraiment « tendre », qui plus naturellement et plus aveuglément qu’aucun autre, à en ◀juger▶ par les œuvres, ait cru que la beauté consistait dans le vague et dans l’indétermination ? c’est l’auteur d’Astrate et de la Mère coquette. Mais un orateur qui « divise les difficultés en autant de parcelles qu’il est requis pour les résoudre »
, et qui « conduit ses pensées par ordre, en commençant par les plus simples pour s’élever aux plus générales »
, assurément c’est Bourdaloue, si vous n’aimez mieux que ce soit Massillon. Descendez maintenant d’un, deux, trois, quatre degrés. Car c’est un bien grand talent encore que celui de Massillon, bien flexible, bien riche ; et, parmi les auteurs dramatiques, Pradon avec Boyer ne font pas la monnaie de Quinault. J’avoue que j’ai peu lu ces auteurs, mais je serais très surpris si la loi ne continuait pas de se vérifier, et sa formule d’envelopper une foule de plus en plus nombreuse.
Qu’est-ce à dire, sinon que ces méthodes sont suffisamment exactes et qu’elles conduisent à des résultats vrais, que confirme l’histoire, quand on a soin de ne les appliquer qu’aux écrivains sans nom, aux talents secondaires, et jusqu’aux œuvres inférieures de quelques grands talents eux-mêmes ? Au contraire j’ai tâché de montrer que les résultats s’évanouissaient à la clarté de l’histoire, et que les méthodes perdaient toute leur exactitude, quand on les voulait appliquer à ceux qui ne sont point nés pour être confondus avec la multitude, mais pour en être distingués, et plus profondément distingués encore peut-être les uns d’avec les autres. L’objection a cent fois été faite ; ce n’est pas une raison de ne pas la faire encore. Quand bien même vous auriez démontré que l’esthétique de Descartes (si vos déductions sont correctes) a passé tout entière dans les tragédies de Racine (si vos rapprochements sont naturels), il resterait encore à prouver que ces tragédies procèdent de cette esthétique (ce que vous n’avez pas fait), et ensuite à nous expliquer pourquoi nous n’avons qu’un Racine (ce que personne ne fera jamais). Et voici l’éternel procès : on demande si la philosophie d’un art ou d’une littérature est constituée par des formules incapables d’atteindre, ou trop étroites pour envelopper, les chefs-d’œuvre incontestés de cette littérature et de cet art. Quand le livre de M. Krantz n’aurait d’autre mérite que d’avoir nettement posé cette question pour l’histoire de la littérature française du xviie siècle, on ne saurait, à notre avis, lui en savoir trop de gré. Mais on aura vu, je l’espère, par la nature même de la discussion, qu’en la posant il avait essayé de la résoudre, — et c’est bien mieux encore.
Nous n’avons plus qu’un dernier mot à dire. Trois choses sont devenues nécessaires en critique : le sentiment littéraire, l’érudition historique et la philosophie. On tend malheureusement à les disjoindre. Il est vrai aussi que la vivacité du sentiment littéraire s’émousse dans le pénible labeur de la recherche érudite, et que, d’autre part, l’exactitude minutieuse de la recherche érudite est l’ennemie naturelle des généralisations de la philosophie. Si M. Krantz a réussi dans sa tentative pour concilier ces contraires, le lecteur en ◀jugera▶. Mais nous ne pouvions manquer, tout en discutant les résultats, d’applaudir à la tentative, et convaincu que, si la division du travail est une excellente chose, on ne divise que pour arriver à reconstruire, nous souhaitons que la témérité même de la tentative ait des imitateurs. Car le temps approche de chercher à se reconnaître parmi cette foule de travaux sans lien, et de mesurer ce que l’érudition a vraiment rendu de services à l’histoire de la littérature. Un peu de philosophie n’y sera sans doute pas inutile.
De quelques travaux récents sur Pascal3
De tous nos grands écrivains, et sans excepter Molière même, Pascal est assurément celui qui dans notre siècle a le plus exercé la critique et l’histoire. Il y en a diverses raisons. Le petit nombre des œuvres en est une première : les Provinciales et les Pensées tiennent, ou pourraient tenir en deux ou trois minces volumes, on peut les lire en quelques heures et se flatter de les avoir comprises, mais ni Bossuet, ni Fénelon, ni Voltaire, ni Rousseau ne s’expédient aussi promptement. En second lieu, la nature ou l’objet des œuvres a entretenu depuis deux siècles, et même, dans notre temps, renouvelé leur popularité. Tous les jours, contre la célèbre Compagnie dont elles n’ont d’ailleurs ni ébranlé le crédit ni diminué le pouvoir dans l’Église, nous voyons que l’on invoque encore les Lettres provinciales. Mais, pour les Pensées, quelle qu’en soit la valeur comme apologie du christianisme, le problème qu’y agite l’âme passionnée de Pascal n’a pas cessé d’être celui qu’il faut que tout être qui pense aborde, discute et résolve une fois au moins dans sa vie. Enfin, la rencontre et l’union, dans le génie de Pascal, des plus hautes facultés qui fassent le géomètre avec les plus rares qui font le grand écrivain, — lesquelles d’ordinaire se soutiennent et se corroborent si peu les unes les autres qu’au contraire elles semblent s’exclure, — n’a pas dû contribuer médiocrement à fixer sur l’œuvre et sur l’homme une attention, pour ne pas dire une curiosité particulière. Je laisse bien d’autres raisons : celles-ci suffisent pour expliquer que tant de critiques, d’historiens, de philosophes ou d’érudits même se soient occupés de Pascal ; et aussi qu’au lieu de s’appeler Beffara, Taschereau, Bazin — comme les biographes de Molière, — ils aient eu nom Vinet, Cousin et Sainte-Beuve ; je ne veux nommer que les morts. Non seulement Pascal est, de tous nos grands écrivains, celui sur qui la critique s’est le plus exercée, mais encore aucun autre n’a eu des biographes ou des commentateurs plus illustres eux-mêmes.
Ont-ils tout dit ? et l’ont-ils si bien dit qu’il ne resterait plus rien à en dire qu’après eux et d’après eux ? Je voudrais ne pas le croire ; mais je ne sais pourquoi je ne m’en sens jamais si convaincu que quand je lis un livre où l’on s’est efforcé d’ajouter à ce qu’ils en ont dit. J’ai cherché du nouveau, voilà six ou sept ans, dans la dernière édition que l’on nous ait donnée des Pensées, celle de M. Auguste Molinier4 ; j’en cherchais encore, il y a six mois à peine, assez inutilement, dans les leçons d’un professeur du Collège de France5; et, si j’en ai trouvé, je n’en ai guère trouvé dans les livres récents de MM. Ricard, Gory, Nourrisson et Derôme.
M. Gory, dans son livre ou plutôt sa brochure sur les Pensées de Pascal considérées comme apologie du christianisme, s’est proposé d’établir que Pascal, « par son genre, par sa méthode et ses arguments »
, était encore de nos jours « le plus moderne des apologistes »
. En quoi d’ailleurs il n’a fait que redire ce qu’avaient dit avant lui M. Frantin, dans des temps très anciens ; M. Prosper Faugère, en 1844 ; et, depuis eux, dans leurs éditions des Pensées, MM. Astié et Victor Rocher. Mais je crains bien qu’il n’ait rien établi de plus qu’eux, n’ayant pas mieux qu’eux posé la question comme elle devrait l’être. En effet, premièrement, il n’est pas prouvé que le christianisme contemporain — celui de la Rome catholique ou celui de la Rome protestante — soit identiquement le même que celui de Pascal ; et, en second lieu, le christianisme n’est plus pour nous l’unique religion qui rende raison, en les conciliant dans une synthèse
supérieure, des contrariétés de la nature humaine : il y en a d’autres.
Je ne saurais vouloir incidemment prouver cette seconde assertion, et il y faudrait un trop long discours ; mais pour la première : que le christianisme contemporain n’est pas celui de Pascal, je n’en demande pas d’autre preuve que le livre de M. Ricard, « prélat de la maison du pape »
, sur les Premiers Jansénistes et Port-Royal. Si M. Gory n’avait rien dit que n’eussent dit avant lui M. Frantin ou M. Astié, M. Ricard n’a rien dit lui non plus que n’eussent dit avant lui, dans un bon livre, quoique très partial, M. l’abbé Fuzet6, et Joseph de Maistre, avant l’abbé Fuzet, dans son livre fameux sur l’Église gallicane. On se rappelle de quelle manière les jansénistes y sont traités, avec quelle amusante et aristocratique impertinence, mais surtout de quel accent profond de colère et de haine. Les plaisanteries fort libres, et d’assez mauvais goût, que M. Ricard n’a pas hésité d’y joindre, font à peu près la seule nouveauté de son livre.
Le livre de M. Nourrisson sur Pascal, physicien et philosophe, est du moins plus sérieux, mais à peine plus neuf. Je m’étonne surtout d’y rencontrer encore, en 1885, de ces arguments que l’on avait quelque droit de croire à jamais périmés : « Quelles objections, se demande naïvement M. Nourrisson, quelles objections Pascal pourrait-il élever contre ces propositions : Je pense, donc je suis ; je suis, et le moi est une âme, qui, par ses attributs, se distingue
essentiellement du corps ? »
Quelles objections ? Mais toutes les objections du scepticisme, tant ancien que moderne ; on toutes celles du matérialisme ; ou toutes celles du panthéisme ; ou toutes celles du criticisme ; combien d’autres encore ! et se peut-il vraiment que de nos jours un « philosophe » se paye ainsi de son spiritualisme ! On ◀jugera▶, par ce seul trait, de l’originalité du livre de M. Nourrisson.
Au contraire, ce n’est point par l’originalité que manque l’Introduction générale de M. Derôme aux Œuvres de Pascal, ou plutôt rien ne la gâte autant que la constante prétention de M. Derôme à l’originalité ; — non pas même le désordre et la confusion dont cette Introduction est un rare modèle. J’en suis fâché pour M. Derôme. Car, de loin en loin, je dois le dire, des lueurs ou des clartés brillent parmi cette confusion, et, à force d’y tacher, M. Derôme ne laisse pas d’atteindre quelquefois à la nouveauté. Sur bien des choses, qui n’ont d’ailleurs avec Pascal et ses œuvres que des rapports assez lointains, M. Derôme a ce que l’on appelle des vues, les unes singulières, les autres ingénieuses ; et, sur Pascal même, sur les Provinciales et sur les Pensées, il ne s’est pas contenté de répéter ce qu’en sait tout le monde.
En nous aidant de ces quatre volumes, et en recherchant ce qui ne s’y trouve pas plutôt que ce qu’ils contiennent, voyons donc ce qu’il y aurait à dire de nouveau sur Pascal, ou — pour parler plus modestement et plus selon la vérité — quels sont les points de sa vie et de son œuvre sur lesquels, pour le parfaitement connaître, nous aurions encore besoin de quelques éclaircissements. Rien n’importe plus aujourd’hui, dans cette abondance où nous sommes de travaux et de documents, que de savoir exactement quelles recherches restent encore à faire, et dans quel sens il les faut diriger.
C’est sur les Provinciales qu’il y a, je crois, le moins à dire, et peu de mots nous suffiront. Sainte-Beuve, en effet, a tout dit ou tout indiqué, mais si bien et de telle manière que quiconque en veut dire quelque chose ne peut guère ici que copier ou contredire son Port-Royal. L’origine des Provinciales, leur composition, les circonstances de leur impression, l’effet soudain qu’elles produisirent, leur retentissement, leur condamnation, leur rôle dans l’histoire de la langue et de l’esprit français, leur valeur littéraire durable, l’admiration que ceux mêmes contre qui l’on s’en sert n’ont pu toujours leur marchander : tout cela nous est aujourd’hui connu de longue date. Que si d’ailleurs quelque détail en avait échappé jadis à l’active curiosité de l’historien de Port-Royal, les éditeurs récents des Provinciales l’auront sans doute glané sur ses traces. Entre ces éditeurs, ce serait un plaisir pour nous, si ce n’était pas un devoir, que de nommer particulièrement M. Ernest Havet et M. Henry Michel.
Tout au plus pourrait-on prétendre — et encore si des discussions récentes n’en avaient pas, pour quelque temps, épuisé l’intérêt — qu’il y aurait lieu d’examiner, à l’occasion des Provinciales, de plus près que ne l’ont fait eux-mêmes M. Michel ou M. Havet, le problème général de la casuistique. Nous en parlons, sans doute, mais nous ne connaissons assez ni Escobar ni Sanchez, ni tant d’autres casuistes fameux, et nous ne savons pas si la casuistique ne tiendrait pas peut-être plus étroitement au fond même du catholicisme que Pascal ne l’a semblé croire. L’abbé Maynard, jadis, dans une édition des Provinciales, avait essayé de traiter la question, mais avec moins de succès que de bonne volonté. J’exprimerai mon étonnement que ni l’abbé Fuzet, dans sa réfutation de Sainte-Beuve, ni M. Ricard, dans son imitation du livre de l’abbé Fuzet, n’aient suivi ce premier exemple. Mais ils se sont contentés, selon l’ordinaire, d’épiloguer sur l’origine, l’exactitude ou la portée des citations.
Peut-être aussi, comme quelqu’un l’a dit, dont le nom m’échappe, faudrait-il bien, pour en finir avec les Provinciales, faire observer qu’elles ne sont pas uniquement remplies de la polémique de Pascal contre les casuistes. Car c’est de quoi l’on ne se douterait guère, à entendre ce qui s’en dit, et guère davantage à lire ce qui s’en écrit. Cependant, ni les quatre premières, ni les trois dernières — sept sur dix-huit, par conséquent — ne se rapportent à la casuistique, mais à la matière de la grâce et à la question du jansénisme. N’altère-t-on pas sensiblement, ou plutôt ne mutile-t-on pas, si je puis ainsi dire, les vraies intentions de Pascal quand on réduit les Provinciales à ce qu’elles contiennent sur le sujet de la morale facile ? Et ne conviendrait-il pas, dans les appréciations que l’on en fait, ou dans les idées que l’on en donne, d’oublier un peu moins le premier dessein de Pascal et de ses amis jansénistes ?
Si maintenant on pensait que ces questions ne sont pas de tant d’importance, en voici de plus considérables. Il nous faudrait, en premier lieu, des renseignements plus précis sur la valeur des travaux scientifiques de Pascal. Condorcet, dans un Éloge qui n’en est pas un, mais qui n’est pas aussi ridicule de tous points qu’on l’a bien voulu dire, et Bossut, dans son Discours de la vie et les œuvres de Pascal, sont également insuffisants. Par exemple, sur la parole du dernier, tout le monde a répété, répète encore que Pascal serait l’inventeur du haquet et de la brouette ; et, de là, Sainte-Beuve lui-même, trop ingénieux, a tiré des conséquences. De qui cependant Bossut tenait-il ce renseignement ? Il a bien voulu nous l’apprendre : il le tenait de M. Le Roi, de l’Académie des sciences, lequel, lui-même, le tenait de M. Julien Le Roi, son père. Voilà bien des intermédiaires, et encore que la gloire scientifique de Pascal ne dépende pas d’une invention de plus ou de moins en ce genre, c’est pourtant une question qu’il conviendrait d’examiner à nouveau.
Pareillement, la question des rapports de Descartes avec Pascal. Si nous en croyons M. Nourrisson, et M. Nourrisson n’est pas le premier qui le dise, c’est à Descartes que Pascal aurait dû l’idée de la fameuse expérience du puy de Dôme. Mais M. Nourrisson est-il bien compétent ? et, pour nous, qui le sommes encore moins que lui, des on-dit, des fragments de lettres, une longue dissertation sur le plein, sur le vide, et sur le plein du vide, tout cela suffit-il à terminer le débat ? Descartes, jaloux de Pascal, lui a-t-il indûment contesté ses droits ? Ou au contraire Pascal, qui n’aimait pas Descartes, l’a-t-il frustré d’une vraie découverte ? C’est l’opinion, le jugement motivé d’un savant que nous demandons ici. L’avons-nous quelque part ? Je voudrais le savoir, et c’était à M. Nourrisson de me l’apprendre.
Autre question encore, plus générale : à quel rang ses inventions placent-elles Pascal dans l’histoire de la science ? Pascal, a-t-on dit, est un « géomètre »
et un « cœur passionné »
. Je puis étudier le « cœur passionné »
dans ses Provinciales elles-mêmes et surtout dans ses Pensées, j’y puis mesurer l’ardeur et la violence de sa passion, en reconnaître la nature et le vrai caractère. Je voudrais donc savoir où trouver le « géomètre »
, et, pour cela, qu’un géomètre se fût chargé, non pas, comme on l’a fait si souvent, de me donner une idée de la roulette ou du triangle arithmétique, — je la puis prendre aussi bien dans les écrits originaux de Pascal, — mais de me dire quelle portée d’esprit scientifique, quelle puissance de réflexion, quelle capacité d’invention nous y devons reconnaître. Penserez-vous que ce soient là de ces questions oiseuses ? « Je me crois obligé de reconnaître, écrivait Nodier voilà bien des années, que le plagiat de Pascal, dans ses Pensées, est le plus évident peut-être, et le plus manifestement intentionnel dont les fastes de la littérature offrent l’exemple »
; et M. Nourrisson déclare que, pour excessives qu’elles soient, « ces paroles de Nodier n’en restent pas moins en partie fort justifiées »
. Nous ne sommes pas de son avis, et encore moins de celui de Nodier, — l’un des esprits les plus faux et des plus légers que l’on sache, — mais, pour ceux qui le partageraient, et nous en connaissons plus d’un, c’est la discussion des titres
scientifiques de Pascal qui seule établira sa force d’invention. Tel est en effet sur la foule, et sur quelques habiles aussi, le prestige naturel de ce mot de science ! Et c’est pourquoi, du jour où l’on aura montré, par des raisons accessibles à tous, que Pascal est l’égal des Leibnitz et des Newton dans la science, on comprendra que l’on se trompe à parler encore des « plagiats »
de l’auteur des Pensées.
Cette question appartient aux savants ; celle-ci appartient aux médecins ou aux physiologistes. Quelle était cette maladie mystérieuse, étrange, dont on sait que Pascal fut attaqué dès la première enfance, qui se manifesta plus tard par des accidents si bizarres, et qui finit par l’emporter avant qu’il eût accompli sa quarantième année, — l’âge où Molière avait à peine commencé d’écrire et où Bossuet n’avait rien imprimé ? Le docteur Lélut, jadis, dans un livre assez mal fait et d’une grande prétention philosophique : l’Amulette de Pascal, avait abordé la question. Mais l’amulette de Pascal — qui n’est pas plus une « amulette » qu’un objet que l’on porte en mémoire d’une personne chère ne s’appelle en français un « fétiche » — n’a rien à faire ici. Que si d’ailleurs, à cette occasion, rassemblant tous les symptômes connus de la maladie de Pascal, le docteur Lélut avait essayé d’en inférer la nature de l’affection, on peut bien dire que la connaissance des maladies nerveuses, depuis tantôt un demi-siècle, a fait trop de progrès pour qu’il n’y ait pas lieu de revenir sur ce douloureux problème. Car une âme comme celle de Pascal peut bien toujours demeurer « maîtresse du corps qu’elle anime »
, c’est-à-dire de
ses actions ; elle l’est peut-être moins constamment du cours que prennent ses pensées.
Or, c’est là le problème ; et non pas de savoir, comme le voulait Lélut, si Pascal était un « halluciné »
; ou, comme le veut M. Derôme, si le génie est une « névrose »
. Non : le génie n’est pas une névrose, mais il ne suffit pas à nous préserver d’en avoir une ; et, inversement, pour avoir une névrose, nous ne tombons pas au-dessous d’un lourdaud, d’un enfant, d’une bête. Mais « les maladies nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n’y fassent impression à proportion ».
C’est Pascal qui l’a dit lui-même ; et bien qu’il y ait quelque chose d’analogue dans Montaigne, et ailleurs, nous voudrions savoir ce que Pascal, en le disant à son tour, y ajoutait de sa propre expérience.
Il nous semble du moins que l’on ne souffre pas comme Pascal a souffert sans qu’il en demeure quelque chose ou qu’il s’en grave quelque trace dans l’esprit le plus fier, le plus ferme, le plus sûr de soi. Et, pour notre part, nous verrions volontiers dans la maladie de Pascal, quel que soit le nom dont on doive la nommer, une des sources amères du pessimisme des Pensées. Encore ici, nous voudrions donc qu’un médecin, ou quelque érudit versé dans la médecine, reprît et traitât le sujet. On en a tous les éléments sous la main, puisque la famille même et les amis de Pascal — Mme Périer, sa sœur, Marguerite Périer, sa nièce, les pieux rédacteurs du Recueil d’Utrecht — nous les ont fidèlement transmis. Nous avons même le procès-verbal de son autopsie, ou de
son « ouverture », comme on disait au xviie
siècle, pièce curieuse autant que rare, et qui paraît bien indiquer que l’étrangeté du mal avait étonné les amis et les médecins de Pascal. Si, d’ailleurs, on voulait un modèle de ce genre d’enquête à distance que nous demandons, Littré, jadis, l’a donné dans les pages qu’il a consacrées à cet autre problème historique : Madame est-elle morte empoisonnée ? À quelque conclusion que l’on dût aboutir, craindrait-on, par hasard, que Pascal en fût diminué ? Mais nous serions trop timides si nous avions peur de la vérité tout entière ; et nous serions bien grossiers, bien « enfoncés dans la matière »
, si nous ne pouvions loger le génie que dans un corps d’athlète.
D’autres particularités de la vie de Pascal nous sont à peine mieux connues. Comme dans la biographie de Molière, il y a des lacunes dans celle de Pascal, et quelques-unes aux endroits mêmes que nous attacherions le plus de prix à bien connaître. On sait qu’après une première conversion, à Rouen, en 1647, Pascal, jeune encore, non seulement revint aux sciences profanes, mais rentra même dans le monde, qu’il ne quitta définitivement qu’en 1654. De quelle manière y vécut-il ? On ne l’ignore pas précisément, mais on voudrait en savoir davantage. Mme Périer, dans sa Vie de Pascal, n’en a pas dit assez ; la sœur Sainte-Euphémie (Jacqueline Pascal), dans ses Lettres, par quelques expressions, en a trop fait entendre ; ni l’une ni l’autre en cela n’a bien servi la mémoire de son frère et encore moins satisfait notre juste curiosité.
Ainsi, de ce que Pascal, pendant des mois, fit
difficulté de délivrer à sa sœur Jacqueline, la religieuse de Port-Royal, la part où elle avait droit dans l’héritage paternel, on en a conclu qu’il devait avoir eu de grands besoins d’argent, en ce temps de sa vie mondaine, si même il n’avait été, selon le mot de Sainte-Beuve, « un peu joueur »
. Mais je crois que l’on n’a pas bien lu les interminables lettres où Jacqueline Pascal raconte cette affaire à la mère Agnès. Il y a là surtout une question d’arrangements de famille, antérieurement convenus, à modifier dans un nouveau sens ; et Mme Perier, qui ne paraît guère avoir été mondaine, s’y oppose en même temps et autant que son frère. C’étaient des dettes, peut-être, ou d’autres charges, assignées sur les revenus ; peut-être le bien, de sa nature, était-il difficile à réaliser ; peut-être Jacqueline contrariait-elle des engagements pris ; que sais-je ? Nous demandions un médecin tout à l’heure ; c’est un jurisconsulte ou un savant dans l’ancien droit qu’il nous faudrait maintenant, pour reconstituer ces arrangements de famille et nous aider à ◀juger▶ plus exactement que nous ne le pouvons faire encore la vie mondaine de Pascal.
Mais c’est sur ce qu’ils ont appelé le roman de Pascal que les biographes ou les critiques se sont donné carrière. Déjà, dans une de ces réponses que les jésuites essayèrent de faire à l’auteur des Provinciales, un de leurs pères n’avait pas craint d’écrire « que le secrétaire de Port-Royal avait donné de justes sujets de croire qu’il n’était pas si chaste que Joseph, et que, s’il n’avait été dépouillé d’une autre façon que ce patriarche, peut-être il n’aurait pas fait tant d’invectives contre les casuistes, de ce qu’ils
n’obligent pas les femmes à restituer à ceux qu’elles ont dévalisés par leurs cajoleries »
. La tradition de ces plaisanteries ecclésiastiques sur une matière toujours délicate ne s’est point perdue parmi nous ; et, sinon dans le livre de l’abbé Fuzet, du moins dans celui de M. Ricard, on en trouvera plus d’un exemple. A l’égard de Pascal, et sous la plume ou dans la bouche d’un prêtre, nulle raison n’en excuse la forme ; mais le fond en semble avoir pris quelque consistance depuis la publication du Discours sur les passions de l’amour.
Dans ce Discours, Victor Cousin, qui l’avait découvert, avait reconnu « l’écho secret et la révélation involontaire d’une affection que Pascal aurait éprouvée pour une personne du grand monde »
. M. Faugère, déjà plus décisif, avait nommé la personne : Charlotte Gouffier de Roannez, future duchesse de La Feuillade, sœur de ce duc et pair qui fut l’ami, le protecteur, et le disciple de Pascal. Mais M. Ricard, encore mieux informé, nous donne, comme on dit aujourd’hui, des détails. Il sait comment Pascal déclara son amour ; comment, « durant une petite fête que le duc de Roannez avait organisée en l’honneur de son savant ami »
, un oncle de la jeune fille « menaça Pascal de lui passer son épée au travers du corps »
; comment Pascal, après cette scène, eut de la peine à s’endormir. Pour bien nous montrer d’ailleurs s’il connaît son xviie
siècle, il ajoute qu’en même temps que Mlle de Roannez, deux « autres personnes du grand monde »
, Mme de Longueville et Mme de Sévigné, « poursuivaient de leur admiration »
ce jeune homme « superbe et mélancolique »
. Et,
dans une insinuation dont je laisse au lecteur d’apprécier le bon goût, il conclut : « Désormais nous serons moins surpris de rencontrer Pascal au désert de Port-Royal-des-Champs, quand nous rencontrerons, non loin des allées où le philosophe promène ses Pensées, la silhouette d’une jeune religieuse entrée en même temps que lui, et sur ses conseils pressants, au même monastère de Port-Royal. »
Par où nous oyons qu’il n’est rien qu’un prélat de la maison du pape ne se puisse aujourd’hui permettre contre un janséniste ; et je pense qu’en se le permettant il croit servir la cause de sa religion.
Voilà des années, cependant, qu’un érudit qui contait mieux que personne de France, aujourd’hui, les choses du jansénisme, avait fait justice de ces suppositions. Mais M. Ricard n’a pas lu M. Gazier, et je crains que M. Derôme ne s’en soit également dispensé. Je ne ferai point ici de grandes phrases, et je ne dirai pas, avec Victor Cousin, que l’on fait injure « au bon sens et à la loyauté »
de Pascal, en osant croire qu’il ait levé les yeux sur Mlle de Roannez ; mais je me contenterai de rappeler tout simplement que, si Pascal a aimé, M. Gazier a prouvé péremptoirement que ce n’était point Mlle de Roannez7. M. Derôme a donc pris une peine bien inutile en essayant d’établir, à son tour, non seulement que Pascal avait aimé Mlle de Roannez, mais encore qu’il eût pu prétendre à l’épouser. J’ajouterai pour ma part, quant à la question même de savoir si Pascal a aimé, que je ne
vois pas bien l’intérêt qu’il y aurait à la tant éclaircir. Pour admirer, si nous l’admirons, le Discours sur les passions de l’amour, nous n’avons pas besoin d’y voir une confession de Pascal. Supposé que ce discours fût encore plus parlant qu’il ne l’est, si je puis ainsi dire, c’est nous, modestes écrivains, et non pas un Pascal, qui ne saurions analyser ou peindre que les passions que nous avons vécues. Mais s’il est une faculté qui soit le propre du génie, c’est celle d’anticiper ou de suppléer l’expérience, et Pascal, j’ose le croire, en était bien capable, en amour comme en politique. C’est l’opinion de M. Gazier, c’était aussi celle de Sainte-Beuve. Nous nous y rangerons d’autant plus volontiers que nous ne voyons pas la marque de Pascal empreinte si manifestement ni si profondément dans le Discours sur les passions de l’amour, et qu’au surplus il n’est pas prouvé que ce discours soit vraiment de Pascal. Les manuscrits eux-mêmes se bornent à le lui attribuer.
Après Pascal joueur et Pascal amoureux, croirons-nous davantage au Pascal « homme politique » que nous présente M. Derôme ? Et M. Derôme n’entend pas seulement par là ce que sait tout le monde, que Pascal, dans ses Pensées, aurait approfondi plus avant que pas un de nos publicistes du xviie
siècle quelques-uns des plus difficiles problèmes de l’art de gouverner ; mais il entend que Pascal aurait lui-même rêvé de mettre la main aux affaires, et que les Pensées trahiraient, comme il dit, « le souvenir amer de ce rêve évanoui »
. C’est la grande nouveauté de l’Introduction de M. Derôme aux Œuvres de Pascal ; et, pour preuve, il en apporte une note « jusqu’ici presque inaperçue »
,
que Nicole a mise en tête des trois Discours de Pascal sur la condition des grands. « Une des choses sur lesquelles feu M. Pascal avait le plus de vues, dit en effet Nicole, c’était l’éducation d’un prince… On lui a souvent entendu dire qu’il n’y avait rien à quoi il désirât plus de contribuer, s’il y était engagé, et qu’il sacrifierait volontiers sa vie pour une chose si importante. »
M. Derôme en conclut que Pascal, dans sa vie mondaine, avait dû proposer ce but à son ambition.
C’est une supposition et, si on le veut, on peut s’y arrêter. Il est vrai que l’on ne voit pas bien de quel prince Pascal eût pu songer à faire l’éducation ; que Nicole ne dit point que Pascal eût « une vue » sur cet objet, mais bien « des vues »
sur le sujet, ce qui n’est pas tout à fait la même chose ; et qu’enfin cette note « jusqu’ici presque inaperçue »
, M. Floquet, en l’altérant sensiblement, ne l’avait pas moins citée dans un livre assez connu sur Bossuet, précepteur du dauphin. Mais peut-être, après cela, les biographes de Pascal ne l’avaient-ils point mise en assez belle place ; ou même n’avaient-ils point tiré toutes les conséquences des préoccupations qu’elle semble révéler chez Pascal. N’essayons donc point, avec M. Derôme, de nous représenter un Pascal précepteur de Louis XIV ou de Monsieur, encore moins un Pascal conseiller d’État ou ministre ; mais accordons cependant que Pascal a donné aux choses de la politique une attention plus active, plus constante, plus passionnée qu’on ne le croit généralement.
Il y a plus à dire de la vie de Pascal que de ses Provinciales, et il y a plus à dire de ses Pensées que de
sa vie. Mais je voudrais bien, avant tout, que l’on renonçât à refaire le livre inachevé dont les Pensées ne sont que les fragments. Car si je sais, comme tout le monde, que Pascal avait formé le projet d’écrire une Apologie de la religion chrétienne, j’ignore quel en était le plan, et tous ceux qui, depuis un demi-siècle, l’ont prétendu rétablir, n’en savent pas plus que moi. On l’a dit bien des fois, mais il faut le redire encore et ne s’en point lasser : les Pensées ne sont que des notes, et dans la prodigieuse confusion desquelles nous ne saurions discerner seulement celles qui se rapportaient ou ne se rapportaient pas au dessein de l’Apologie. Dans le même avant-propos où Nicole nous a parlé des vues de Pascal sur l’éducation d’un prince, il s’étonne que, parmi les papiers de Pascal, on n’ait rien trouvé qui « regardât expressément cette matière »
. Si l’on y eût cependant trouvé quelque chose, nous ne serions pas incapables de prendre les notes de Pascal sur l’éducation d’un prince pour autant de fragments de l’Apologie de la Religion.
Considérez plutôt l’étrange diversité des arrangements les plus récents qu’on en ait proposés. Celui-ci nous soutient que toutes les pensées sur les miracles, « véritable hors-d’œuvre »
, n’appartiennent même pas au livre de l’Apologie. Mais celui-là nous assure au contraire qu’il y faut voir le fondement premier de l’argumentation de Pascal. Les uns rejettent hardiment tout ce qui constitue dans les anciennes éditions la première partie du livre et n’y voient — je cite ici textuellement — « que quelques fragments sentimentaux donnés en satisfaction aux
besoins du cœur »
. Mais les autres, en revanche, dans la seconde partie, ne veulent voir, comme ils disent, « que le tribut payé par l’immortel novateur à la science suspecte du moyen âge ou à l’exégèse la plus fantastique »
. Et ne s’est-il pas enfin trouvé quelqu’un pour ôter de l’Apologie l’une des rares Pensées dont on osât affirmer qu’elle en faisait partie : « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison »
? En vérité, j’aimerais autant qu’il en eût écarté la règle des partis.
Ce que d’ailleurs une telle manière, plus que familière, d’en user avec Pascal, a d’irrévérencieux et même d’insupportable, y faut-il maintenant appuyer ? Je le ferais, si je ne l’avais fait. Mais sans doute il vaut mieux indiquer deux ou trois points encore obscurs, et chercher ce que l’on pourrait ou ce que l’on devrait faire pour les mieux éclaircir. Telle est d’abord la question tant controversée de la grâce. Si c’est méconnaître ou altérer en effet le caractère des Provinciales que de ne pas rappeler ce que cette question de la grâce y occupe de place, on ne peut rien comprendre et on ne comprend rien aux Pensées, si l’on n’est suffisamment informé de la question de la grâce avant de les aborder. Nul ne l’a mieux vu que M. Ernest Havet, dans l’Introduction qu’il a mise à son édition scolaire des Provinciales, et auparavant dans les notes de son édition classique des Pensées. Éditions, introductions et notes, M. Derôme a l’air d’en faire si peu d’état que nous sommes impatients de voir ce qu’il composera sur la même matière. On dit bien là-dessus que cette question même est si vieille aujourd’hui, d’un si mince intérêt pour les hommes de notre temps, si obscure d’ailleurs, et enfin les solutions des théologiens si bizarres, qu’autant vaut la laisser dormir ou s’agiter confusément dans les écoles entre augustiniens et thomistes ou molinistes et congruistes. Mais c’est une bien mauvaise raison, si une certaine doctrine sur la grâce est le fond ou plutôt l’âme même du jansénisme, — et elle l’est incontestablement, — comme aussi bien des Pensées de Pascal.
Rien d’ailleurs n’est plus facile, sans remonter pour cela jusqu’aux Pères, sans sortir de l’histoire de notre littérature, que de trouver, dans Bossuet, par exemple, tout ce qu’il faut connaître du sujet pour une pleine ou suffisante intelligence des Pensées. Non seulement dans les opuscules que cite M. Ernest Havet, comme le petit Traité du libre arbitre, mais dans l’un de ses ouvrages les plus considérables : la Défense de la tradition et des saints Pères, et un peu partout dans ses écrits contre les protestants, Bossuet a touché ou traité la matière de la grâce, avec sa clarté, son aisance et son autorité souveraines8. Quelques extraits, bien choisis, mis en ordre, coordonnés sous quelques axiomes supérieurs, pourraient donc largement suffire à tout ce que nous réclamons. Ceux qui d’ailleurs aimeraient mieux consulter Fénelon, ou Malebranche encore, le pourraient, avec moins de sécurité peut-être, mais non pas moins de profit, ni surtout d’intérêt. Une heureuse fortune a voulu que ces questions, dans notre histoire, au lieu d’être uniquement traitées par des docteurs, l’aient au contraire été par nos plus grands écrivains.
Et il est vain de dire qu’ils n’ont pas résolu le problème, et qu’après comme avant eux les difficultés en demeurent insurmontables. Cela prouverait seulement que nous ne possédons pas les éléments de la solution du problème, et qu’étant toujours posée, la difficulté, toujours actuelle, est ainsi moins surannée qu’on ne le veut prétendre. Nous serions d’ailleurs trop heureux si nous pouvions nous soustraire à la préoccupation de tant de problèmes qui passent notre intelligence, et qui doivent leur invincible et fatal attrait justement à ce qu’ils la passent. Or, il s’agit ici tout simplement de savoir si nous sommes nous-mêmes les ouvriers de notre conduite, et si l’opération de la nature en nous suffit à l’œuvre de notre perfectionnement moral ; ou, au contraire, et de quelque nom qu’on le nomme, si nous y avons besoin d’un secours, d’une aide, d’une coopération d’en haut. Mettez la grâce : il est bien certain que vous diminuez la nature, et même que vous risquez de détruire la liberté ; mais ôtez la grâce, et donnez à la nature ce que vous enlevez à la religion : il est non moins certain que, dans l’ordre moral, selon le mot célèbre, vous avez fait de Dieu la plus inutile hypothèse. Dans le monde moral comme dans l’ordre physique, nous n’avons besoin de Dieu qu’autant que la nature ne saurait se suffire à elle-même.
Laissons donc de côté les subtilités des théologiens, ou prétendues telles ; ne disputons pas de la grâce efficace par elle-même, de la grâce relativement et de la grâce absolument nécessitante ; quoique d’ailleurs ce soit là presque tout le calvinisme, tout le jansénisme et, par un certain biais, tout le catholicisme. Mais on ne me persuadera pas aisément que, sous la forme que je viens de dire, le problème ait rien perdu de son intérêt et de sa gravité. L’eût-il d’ailleurs perdu aux yeux de ceux qui placent dans la vie même l’objet et le but de la vie, la question pour nous serait toujours de connaître l’exacte position du jansénisme dans la controverse, et dans le jansénisme lui-même la position de Pascal. Les Lettres provinciales, comme on l’a très bien dit, sont des pamphlets jansénistes, mais les Pensées aussi sont des pensées jansénistes, et la matière de la grâce est à peu près tout le jansénisme. Les éditeurs des Pensées, d’une manière générale, et les biographes de Pascal ne l’ont peut-être pas assez approfondie.
C’est que de cette idée de la grâce, au sens du jansénisme, acceptée ou poussée par Pascal dans ses dernières conséquences, il suit une conception de l’homme, de la vie, et de l’objet de la vie, qu’il n’a jamais été plus opportun qu’aujourd’hui de préciser et de définir. J’hésiterais ici, sans doute, à me servir du mot de pessimisme, de peur de paraître céder à une puérile
tentation de mettre Pascal « à la mode », si l’un de ses interprètes, et presque le plus profond, Alexandre Vinet, voilà déjà longtemps, ne m’en avait donné l’exemple9. Le pessimisme n’avait pas fait la fortune qu’on l’a vu faire depuis, quand, il y a plus de quarante ans, Vinet osait bien dire que, « dans la balance où Pascal avait entassé les éléments de sa conviction religieuse, le pessimisme, bien plus manifeste que le pyrrhonisme, avait pesé d’un bien plus grand poids que l’insuffisance de nos moyens de connaître ». Et quand il ajoutait, à quelques lignes de distance : « Une philosophie sérieuse est naturellement pessimiste ; le pessimisme est l’une des doctrines, ou l’une des bases de la doctrine de Pascal »
, les théoriciens du pessimisme contemporain, s’ils étaient déjà nés, étaient du moins bien obscurs.
Vinet avait raison, et pessimisme est le mot juste. Mais le faible bruit de la voix de Vinet s’est comme évanoui dans le retentissement de la grande voix sonore de Cousin, et c’est au « pyrrhonisme » ou au « scepticisme » de Pascal que continuent de s’attacher, les uns pour en démontrer, les autres pour en nier la réalité, les interprètes, annotateurs et éditeurs des Pensées. M. Nourrisson est de cette école, quand il s’évertue laborieusement à nous prouver que Pascal n’est pas « un ennemi de la philosophie »
; et M. Gory en est aussi, quand il en revient encore à la fameuse théorie du « doute méthodique »
. Comme si ce n’était pas le plus
insupportable abus de langage que d’appliquer les noms de « sceptique » ou de « pyrrhonien » à l’homme qui a cru avec la sincérité, l’ardeur et la violence de Pascal ! ou comme si, d’autre part, il nous importait, dans le temps où nous sommes, que le triomphe de Pascal s’établît sur les ruines de l’éclectisme ! À quelque raillerie méprisante qu’il se soit emporté contre la science humaine, si Pascal est un sceptique, où trouverez-vous un croyant ?
Au contraire, à ce mot impropre et trompeur ici de pyrrhonisme, si l’on substitue, avec Vinet, celui de pessimisme, combien d’obscurités aussitôt ne s’éclaircissent-elles pas dans les Pensées, et combien de contradictions ne s’y concilient-elles point ! Oui, je sais qu’on l’a compromis, ce mot, depuis quelques années, dans de fâcheuses aventures ; et, parce que beaucoup s’en servent aujourd’hui, je conviens que ce n’est pas à dire pour cela qu’ils le comprennent tous. Mais ceux qui croient faire merveille en se moquant agréablement de tout ce qu’il représente sont évidemment ceux qui le comprennent le moins. Si l’on déclare en termes généraux que « la vie est mauvaise »
, ils s’imaginent qu’il n’y a d’autre issue du pessimisme que la « destruction de la vie »
. Ils se trompent du tout au tout ; et l’on dit uniquement que la vie de ce monde n’a pas son but en elle-même, ce qui mène uniquement à placer la fin de l’homme en dehors et au-delà de la vie de ce monde. Or une telle croyance est si peu le principe de désespoir, de découragement et d’inertie qu’ils veulent, qu’au contraire c’est elle que l’on trouve à la racine des grandes religions qui se partagent l’humanité. Le bouddhisme
et le christianisme sont nés de l’impossibilité même de porter le poids de la vie, sans y être aidé par quelque secours extérieur et supérieur à la vie.
Voilà le pessimisme de Pascal, et voici maintenant le fond de ses Pensées. Si la vie est mauvaise, et elle l’est, puisqu’elle ne peut contenter ni notre désir de bonheur, ni noire soif de science, ni notre rêve de vertu, cependant nous ne pouvons pas en accuser l’auteur même de la vie, puisque cet auteur, s’il existe, ne peut rien avoir fait que de bon. Que reste-t-il donc, sinon de nous en accuser nous-même ? et c’est l’explication de l’« énigme incompréhensible »
ou de l’« amas de contradictions »
que nous sommes, c’est le dogme du péché originel, qui nous rend également raison de notre misère et de notre grandeur. Ici se place le mystère de la rédemption, qui ne serait pas « mystère » s’il ne choquait pas rudement notre intelligence. Aussi n’est-ce pas à l’intelligence, mais à la volonté qu’il faut demander de le croire : « Travaillez non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions »
; et, « en suivant les gens qui savent ce chemin, vous guérirez du mal dont vous voulez guérir »
: c’est la voie du salut, et c’est le dogme de la grâce. Mais ces dogmes et ces mystères, une religion les enseigne, et il n’y en a qu’une : c’est donc la vraie religion, celle qu’en ne croyant pas vous mettez non seulement au hasard votre salut éternel, mais encore tout ce qui fait le vrai prix de la vie de ce monde ; et, de plus, vous vous devenez à vous-même, ainsi que la nature et l’histoire, un monstre et un chaos.
Était-ce exagérer tout à l’heure que de dire qu’il ne serait pas sans fruit, après avoir tant parlé du « pyrrhonisme » de Pascal, d’examiner un peu son pessimisme ? et croyez-vous que Vinet se trompât quand il y voulait voir la doctrine ou au moins l’une des bases de la doctrine des Pensées ? Disons-le donc avec lui : le pyrrhonisme de Pascal n’est qu’une des formes ou une des faces de son pessimisme ; et, de l’insuffisance de nos moyens de connaître, la conviction que tirent les Pensées n’est pas tant celle de notre impuissance à trouver la vérité que celle de notre corruption et de notre déchéance d’un état où nous peuvent seules remettre la religion et la vie chrétienne. Quelques mots de M. Derôme, dans la dernière partie de son Introduction, donneraient à penser que, s’il n’a pas démêlé très nettement, du moins a-t-il entrevu quelque chose de tout cela. Nous ne saurions, pour notre part, affecter la prétention, en quelques lignes ou quelques pages, de l’éclaircir autant qu’il le faudrait pour l’avoir démontré. Mais il y a là certainement une recherche à faire, une recherche intéressante, et — puisque ce n’est pas moi qui m’en suis avisé — on me permettra de dire que sans doute elle serait féconde en résultats heureux.
Je n’en citerai qu’un seul exemple. Elle terminerait la question des emprunts si nombreux que Pascal a faits à Montaigne, pour les marquer de son originale et si profonde empreinte, je veux dire la question de l’emploi qu’il en eût fait pour son Apologie de la religion chrétienne. Combien de fois s’est-on demandé s’il les avait transcrits pour en autoriser ses propres démonstrations ou, au contraire, pour combattre et
réfuter Montaigne ? « Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu.
Ex senatus consultis et plebiscitis crimina exercentur.
»
Est-ce Montaigne, est-ce Pascal qui parle ? Et la question ainsi posée, dans l’état d’inachèvement où nous sont parvenues les Pensées, demeure en effet insoluble. Mais elle se décide, ou plutôt elle s’évanouit et ne se pose pas seulement, si nous sommes une fois convaincus du pessimisme de Pascal. Car la corruption de cette belle raison, en ce cas, est son dogme ; et plus profonde est la corruption, plus éclatante en devient la nécessité de la religion que veut prouver l’apologiste. Encore une fois je signale donc et même je recommande cette étude ou cette recherche du pessimisme de Pascal. Elle n’est pas faite, elle est à faire ; et cela vaudra toujours mieux que de s’obstiner, comme nous faisons les uns après les autres, à déranger l’ordre tel quel que Port-Royal avait mis dans les Pensées de Pascal, pour n’aboutir nous-mêmes qu’à y mettre un désordre inédit.
Je pousserai plus loin la hardiesse, et, à ceux qui voudront étudier Pascal et ses Pensées, je conseillerai de commencer par étudier la religion même. Comme l’œuvre de Bossuet, comme l’œuvre de Fénelon, comme l’œuvre de Bourdaloue, la religion remplit l’œuvre entière de Pascal ; or, de cette religion, il en faut convenir, c’est beaucoup si nous en savons ce que le catéchisme en enseigne ; et cependant nous n’en parlons pas avec moins d’assurance et de sécurité de Fénelon et de Bourdaloue, de Bossuet et de Pascal. Il ne pourrait nous nuire d’en savoir davantage, et nous en comprendrions d’autant mieux le livre des Pensées. Si Bayle, il y a cent cinquante ans, ne nous avait pas appris que la règle des partis est déjà dans Arnobe, — et sous quelque forme qu’elle y soit, le rapprochement ou la constatation a sans doute son importance, — le saurions-nous aujourd’hui ? Comment n’en pas douter au moins, lorsque je vois, faute d’avoir mieux connu les sources où Bossuet et Pascal ont puisé, tout ce que l’on a dit sur cette question de savoir si Bossuet avait imité les Pensées, ou Pascal entendu les Sermons de Bossuet ? Bossuet n’aurait-il pas eu communication des papiers de Pascal ? ont demandé les uns. Ne serait-ce pas plutôt Pascal qui aurait pris des notes aux sermons de Bossuet ? ont répondu les autres. Mais ils se sont formés tous les deux à l’école de saint Augustin, et, par-delà saint Augustin, dans la lecture et la méditation de l’Évangile et de l’Ancien Testament. Quand on part du même point et que l’on passe par les mêmes chemins, est-il donc surprenant que l’on arrive tous les deux au même but ?
C’est faute encore d’avoir mieux étudié ce côté du sujet que, reprenant à son tour cette recherche des « sources » des Pensées, un récent éditeur a reconnu « quelques-uns des traits essentiels des doctrines théologiques de Pascal »
dans le Pugio fidei, d’un moine du moyen âge : l’« application des prophéties des livres saints à Jésus-Christ »
, par exemple, ou encore la « théorie du péché originel »
! Quoi donc ? Si Raimond Martin, l’auteur du Pugio fidei, n’eût pas découvert, sans doute, la « théorie du péché originel »
, le savant éditeur veut-il dire que Pascal n’en
eût pas ouï parler ? ou que le christianisme ne se fût pas avisé de l’application des « prophéties des livres saints à Jésus-Christ »
, sans le secours du même Raimond Martin ? Il pourra me répondre, je sais bien, que, si c’était son opinion, c’est aussi celle de quelques pasteurs protestants, qui lui ont uniquement reproché là-dessus de n’avoir pas examiné d’assez près ce livre et ce dominicain. Mais peut-être pensera-t-on plus généralement que, si c’est là ce qui se peut trouver de plus neuf à dire sur Pascal, on ferait aussi bien de s’en taire.
Tels sont, sauf erreur ou méprise, les principaux points de la vie et des œuvres de Pascal sur lesquels nous voudrions avoir de plus amples éclaircissements. Il y en a d’autres, après cela, qui ne laissent pas d’avoir leur intérêt. Où donc lisais-je, tout récemment encore, une Étude sur la syntaxe de Pascal ? Je crains bien que ce ne fût pas dans une publication française, mais dans quelque revue allemande10. Elle était d’un aspect rébarbatif, tout d’abord, cette étude, et ensuite d’une lecture ingrate ; elle avait cependant son prix ; et elle l’aurait surtout pour celui qui voudrait en tirer ce que peut en effet comporter un semblable sujet. On attribue communément ce mérite aux Provinciales d’avoir « fixé la langue »
, et, dans la mesure où l’on peut « fixer les langues »
, M. Désiré Nisard a montré supérieurement le sens et la portée d’un tel éloge. M. Derôme y ajoute pourtant une réflexion fine : c’est que les Provinciales ont fixé surtout une certaine
langue et donné le modèle d’un art d’écrire qui d’ailleurs aurait pu sensiblement différer de ce qu’il est sous la plume de Pascal, sans pour cela répugner au génie de la langue. C’est une question, et il y aurait lieu de l’examiner. En effet, dans l’état d’indétermination relative où se trouvait la langue française, ou plutôt l’art d’écrire en français, au commencement du xviie
siècle, pourquoi les lettres de Balzac, par exemple, ou celles de Voiture, n’en ont-elles pas fixé les règles générales ? Mais on voit que c’est là plutôt un point de l’histoire de la langue et de l’esprit français que de celle de Pascal.
Autant en dirai-je d’une question que je croyais vidée, mais qu’il paraît que l’on discute encore : Quelle est la première édition des Pensées ? C’est un point, si l’on veut, de l’histoire de Pascal ; mais c’en est un surtout, selon comme on le prend, de l’histoire du jansénisme ou de l’histoire de la librairie. S’il y a trois éditions des Pensées qui ont pu passer pour la première : l’une, datée de 1669, et dont on ne connaît que très peu d’exemplaires ; les deux autres, datées de 1670, et ne différant guère entre elles que par le nombre des pages, — 365 dans l’une et 334 dans l’autre ; — il n’est pas douteux que l’édition en trois cent trente-quatre pages soit la dernière des trois ; que l’édition de 1669 soit une édition d’essai, destinée tant à la censure qu’aux amis très particuliers de Pascal ; et qu’ainsi l’édition de 1670, en trois cent soixante-cinq pages, est la bonne. Mais quel est l’intérêt de la question en ce qui regarde Pascal, puisqu’il est convenu que le seul texte de Pascal est aujourd’hui celui du manuscrit autographe, et qu’aucun éditeur, depuis Bossut, n’a cru devoir reproduire l’ordre qu’avait adopté Port-Royal11 ? C’est un peu soulever des questions pour le plaisir de les résoudre, plaisir d’érudit, s’il en fut, et d’autant plus vif qu’elles fournissent matière à plus de digressions. D’aucuns ont même prétendu que ce pourrait bien être l’objet propre de l’érudition : abuser du nom de Pascal pour nous faire lire le Pugio fidei, comme d’autres abusent du nom de Molière pour nous conter les histoires d’un immeuble de la rue Richelieu.
Il y a là des dangers que nous avons plusieurs fois signalés, mais où nous ne craignons pas de revenir encore. L’histoire d’une littérature est toujours à refaire, pour toute espèce de raisons : parce que le jugement d’une génération n’engage pas celui de la suivante, et parce que le temps donne aux œuvres qu’il ne détruit pas une signification et une valeur nouvelles ; mais l’histoire littéraire, lentement et par parties, se complète, s’achève, et se fixe pour ne plus changer. On pourra donc toujours dire quelque chose de nouveau de Pascal, de ses Provinciales et de ses Pensées ; il y suffira de les avoir lues, de les avoir soi-même revécues avec Pascal, et de le dire comme on l’aura senti. Cela vaudra ce que cela vaudra, selon l’homme et la manière dont il le dira ; ce sera toujours un droit que l’on aura ; et il sera bien difficile que cela ne vaille pas quelque chose, aussi souvent qu’on y mettra plus de sincérité que de littérature. Dans ce genre, pour tâcher de ne rien oublier de récent, je signalerai les pages curieuses que M. Renouvier, dans son deuxième Essai de critique générale, a données sous ce titre : Pascal et la Théorie du vertige moral. Mais, au contraire, il est bien évident que, sur les circonstances de la composition des Provinciales, ou l’effet qu’elles produisirent à leur apparition, comme aussi sur les éditions successives des Pensées, ou sur l’histoire des papiers de Pascal, un jour viendra où l’on aura tout dit.
Je crois précisément que ce jour est venu, qu’il approche du moins, pour les Pensées comme pour les Provinciales, et c’est ce que je me suis efforcé de montrer à l’occasion et aux dépens de M. Ricard, de M. Nourrisson et de M. Derôme. La faute en est à eux sans doute, mais elle en est surtout à leur sujet. L’auteur des Études sur la vie de Bossuet, le respectable M. Floquet, n’était pas mieux instruit de son sujet ni d’ailleurs plus consciencieux que M. Nourrisson ; et M. Derôme, assurément, s’il n’a pas plus d’érudition, a plus d’idées, quoique souvent bizarres, que l’auteur de ces huit volumes sur Voltaire et la Société au xviiie siècle. Cependant, si nous adressions une critique à l’ouvrage de M. Floquet, ce serait de n’avoir pas été terminé ; et, pour celui de M. Desnoiresterres, combien de fois n’avons-nous pas dit l’estime singulière que nous en faisons ! C’est que l’histoire de la vie et des œuvres de Bossuet ou de Voltaire, quand M. Floquet et M. Desnoiresterres s’y mirent, c’étaient encore des sujets où leurs prédécesseurs avaient laissé beaucoup ou presque tout à dire ; et c’est surtout qu’aucun Victor Cousin, qu’aucun Sainte-Beuve, qu’aucun Vinet, et — d’une autre manière qu’eux, mais non pas sans talent ni sans profit pour nous — aucun Faugère ne s’y était appliqué. Il y a une justice ; et il ne faut pas enfin croire que tous ceux qui nous ont précédés aient rempli si médiocrement la tâche qu’ils s’étaient donnée qu’elle soit toujours à reprendre.
Que reste-t-il donc à dire de Pascal, au point de vue de l’histoire littéraire ? S’il ne s’agit que d’écrire une Introduction à ses œuvres complètes, il suffit d’y résumer des travaux aujourd’hui classiques. Une courte biographie, où l’on n’affecte aucune prétention d’être neuf, mais exacte et facile à lire ; où l’on ne s’attarde point à discuter dans le détail les opinions qu’on ne partage pas, mais où tout simplement on les passe sous silence ; pas de phrases, pas de paradoxes, aucun étalage d’érudition, mais plutôt un constant et visible souci de dissimuler ce que l’on en possède ; point d’allusions à Confucius, comme chez M. Derôme, non plus qu’à Gérard de Nerval, qui s’étonnerait fort d’être nommé dans une biographie de l’auteur des Pensées ; trente ou quarante pages enfin, voilà ce que doit être aujourd’hui une Introduction aux Œuvres de Pascal. Et dans l’édition qu’il nous promet, que nous attendons depuis si longtemps, des Œuvres de Pascal, nous ne jurerons pas, mais nous aimons à croire que c’est ainsi que M. Faugère comprendra son devoir d’éditeur.
Mais, au lieu d’une Introduction, est-ce un livre que l’on veut écrire ? Et, après un long examen de ce qu’il reste à dire sur Pascal, ne veut-on toucher qu’à ces quelques points ? La meilleure manière alors serait peut-être de les traiter chacun à part, et chacun pour soi, selon les proportions d’une modeste brochure ou d’un article de revue. On pourra cependant ne pas se contenter de ces études fragmentaires, et vouloir en former un ensemble. En ce cas, on passera rapidement sur ce qui est connu ; on ne répétera pas une fois de plus, et ordinairement pour le dire plus mal, ce qui a été dit, ce qui se trouve partout ; on ne reproduira pas la fameuse tirade de Chateaubriand ; on ne recommencera pas après Victor Cousin d’invectiver Nicole et le duc de Roannez ; on ne fera plus, après Sainte-Beuve, la comparaison de Pascal et de Molière, des Provinciales et du Tartufe ; en deux mots, on ne s’attachera qu’à ce que l’on croit apporter de vraiment nouveau, et en en mesurant le développement à l’importance réelle. C’est une formule ou un plan de composition à trouver. Mais il en faut venir là, si l’on ne veut pas que les questions s’anéantissent bientôt sous le prodigieux entassement des livres, et qu’ainsi le plus grand écrivain devienne insensiblement la moindre préoccupation du biographe qui le prend pour victime. Je ne dis pas, d’ailleurs, en terminant, que ce plan soit facile à trouver, ni qu’il soit aisé de composer un vrai livre qui réponde à ce programme, — puisqu’après avoir essayé d’en indiquer la nature, je laisse à de plus audacieux et de plus habiles que moi le soin et l’honneur de l’écrire sur Pascal.
Le Sage
J’ai ouï dire que les Espagnols, s’ils ont de tout temps reconnu dans Cervantès un de leurs plus élégants prosateurs, n’avaient pas moins attendu que le jugement de l’Europe entière l’eût élevé au haut rang qu’il occupe, non loin de Molière et de Shakespeare, pour s’apercevoir qu’en effet il en était digne, et l’y placer eux-mêmes. Notre Le Sage assurément n’est pas leur Cervantès, et Gil Blas, quelque cas qu’on en fasse, est fort éloigné de valoir Don Quichotte. Il n’en est que plus curieux que l’œuvre du conteur français et celle du poète espagnol aient éprouvé les mêmes destinées historiques. Nous aussi, il a presque fallu que l’Europe, l’Angleterre et l’Italie surtout, nous apprissent à goûter Gil Blas, comme à l’Espagne à sentir tout le prix de Don Quichotte. C’est seulement vers la fin du xviiie siècle que nos critiques ont commencé de rendre à Le Sage une justice que ses contemporains, s’ils ne la lui avaient pas refusée, lui avaient du moins mesurée parcimonieusement ; et l’œuvre était déjà traduite en toutes les langues avant d’avoir pris dans la nôtre la place qu’elle y tient désormais.
On s’est fait depuis lors une agréable obligation de réparer l’erreur ; et tant de maîtres, l’un après l’autre, ont si bien parlé de Gil Blas, qu’il pourrait sembler inutile d’en parler une fois de plus. Mais peut-être nous ont-ils laissé plus à dire que l’on ne serait tenté de le croire. Non seulement, en effet, comme à tout le monde, il nous demeure permis d’étudier le roman de Le Sage en lui-même, pour sa valeur littéraire intrinsèque ; mais surtout, et c’est ce qu’en général ils ont négligé de faire, il convient de l’étudier de plus près, dans ses origines, dans sa composition, dans ses défauts enfin, ou, pour user d’un terme moins sévère, dans ses lacunes ; — et, en deux mots, dans l’histoire du roman français.
I
Il y a toute une période, assez longue encore, de notre histoire littéraire, dont le détail nous est mal connu. Elle s’étend des dernières années du xviie siècle, ou, pour fixer les dates avec plus de précision, de l’apparition du livre des Caractères, en 1688, précisément à la publication des deux premiers volumes de Gil Blas, en 1715. Quelques œuvres, quelques noms en sont venus jusqu’à nous, le bruit aussi de quelques querelles, philosophiques ou littéraires : anciens contre modernes, Bossuet contre Fénelon, gallicans contre ultramontains. On sait donc assez communément que le Diable boiteux est de 1707, et que le Légataire universel est de 1708 ; on a entendu parler de Fontenelle, de La Motte, de Jean-Baptiste Rousseau, de La Fare, de Chaulieu, de Crébillon, de Dancourt ; quelques-uns même ont lu la Réconciliation normande et Manlius Capitolinus : cependant, d’une manière générale, ce que valent ces hommes et ces œuvres, on y croit, comme on dit, plutôt que l’on n’y va voir ; et si quelques traits distinguent ces vingt-cinq ou trente ans d’histoire de ce qui les a précédés et de ce qui les a suivis, on serait embarrassé de les définir avec exactitude. Un seul fait en dira plus que beaucoup de phrases : il y a là des œuvres, dignes au moins d’une mention dans l’histoire, que Sainte-Beuve lui-même, si curieux, a fait comme s’il les ignorait, et des noms, dignes au moins d’un souvenir, qu’il n’a pas seulement prononcés. Si ce serait dépasser les bornes du cadre où je voudrais me contenir que d’essayer de réparer ici ces oublis, il importe pourtant, il est même essentiel à l’intelligence du roman de Le Sage d’indiquer brièvement quelques-uns au moins de ces caractères.
Le roman, en premier lieu, — ce qui jadis avait été le roman héroïque, le roman en douze tomes, le roman de Gomberville, de La Calprenède et de Mlle de Scudéri, — sans cesser d’être le roman d’amour, métaphysique et galant, s’était insensiblement réduit, comme de lui-même, aux proportions de ce que nous appellerions aujourd’hui la nouvelle. Vers la fin du siècle, les romanciers à la mode sont les imitateurs de Mme de La Fayette, ou plutôt ses imitatrices : Mme de Murat, l’auteur du Comte de Dunois ; Mlle de La Force, l’auteur de l’Histoire secrète de Bourgogne ; Mme Durand, Mme d’Aulnoy, Mlle Lhéritier, d’autres encore, filles de beaucoup d’esprit, femmes de trop d’intrigues, en général demoiselles et dames de moyenne vertu. Leurs aventures, à elles qui répandirent si indiscrètement celles des autres, seraient amusantes, et même agréablement scandaleuses à conter. Leur œuvre, ou du moins ce que j’en ai lu pour m’en faire une idée juste, m’a paru d’un style assez négligé, facile, souvent heureux dans sa négligence, en somme et au fond assez médiocre. Elles n’ont pas moins réussi dans leur temps. Bayle, en plusieurs endroits, s’est plaint de cette profusion d’Aventures galantes et de romans soi-disant historiques dont elles inondaient la France et même l’Europe. Ce véritable érudit n’aimait pas à voir l’histoire ainsi déguisée pour le plus grand amusement des oisifs. Son indignation s’étendait jusqu’à Mme de La Fayette, à laquelle il ne passait ni Zaïde ni la Princesse de Clèves. Et pourtant il n’est pas douteux que ce que le siècle apprenait à aimer dans ces récits romanesques, c’en était précisément l’apparence historique, leur conformité, par conséquent, avec la vie réelle et aussi, selon l’expression du même Bayle, avec l’histoire naturelle.
L’une — la conformité avec l’histoire naturelle et la physique expérimentale — s’étalait un peu partout dans l’œuvre de ces dames : on nous permettra de n’y pas insister. L’autre, — la conformité avec l’histoire, et avec l’histoire contemporaine, — c’était ce qui séduisait dans les romans de cet aventurier de lettres, Gatien de Courtilz de Sandras, l’auteur de tant de Mémoires apocryphes : Mémoires de M. de Rochefort, Mémoires de la marquise de Fresne, Mémoires de M. d’Artagnan. Facilement écrits, eux aussi, — avec cette facilité qu’il ne faut hésiter à qualifier en hou français de regrettable et fâcheuse, parce qu’elle donne aux ignorants l’illusion du naturel, — tous ces Mémoires, en ce qu’ils contiennent de prétendument historique, sont aussi dangereux à consulter que les inventions de La Beaumelle ou les compilations de Soulavie, mais, en ce qu’ils contiennent d’anecdotique, dans les récits galants ou licencieux, on doit convenir que de loin en loin, par intervalles, ils ont quelque chose déjà du tour agile et de l’amusante vivacité des Mémoires de Gramont et de l’Histoire de Gil Blas. Je ne mets pas en doute que Le Sage ait lu toutes ces productions, qu’il ait même personnellement connu Courtilz de Sandras, dont le libraire était aussi le sien, et qu’il ait enfin, tout en l’épurant un peu, suivi cette veine à son tour. C’est aux faiseurs de romans historiques, très certainement, qu’il a dû l’idée de mêler, par exemple, les aventures de Santillane à l’histoire du duc de Lerme et du comte d’Olivarès, et, comme eux, il s’est abondamment servi pour cela des Anecdotes qui couraient les librairies du temps.
On a voulu quelquefois faire honneur de cette transformation du roman à l’auteur de l’Histoire de Francion, Charles Sorel, et à ses successeurs, parmi lesquels on nomme surtout Scarron, pour son Roman comique, et Furetière, pour son Roman bourgeois. C’est remonter trop haut, de quarante ou cinquante ans trop haut, et c’est surtout se méprendre sur le caractère des œuvres. Si l’on élimine en effet de l’Histoire de Francion les grossièretés qui la déshonorent, la gravelure et l’indécence, il ne demeure, comme aussi bien du Roman comique et du Roman bourgeois, qu’un fonds passablement vulgaire, des accidents invraisemblablement grotesques, des caricatures, sans doute assez lestement enlevées, mais rien, absolument rien, qui ressemble à ce que nous avons depuis appelé le roman de mœurs.
Il importe beaucoup de ne pas s’y tromper. L’Astrée, le Grand Cyrus, la Clélie sont des romans qui tiennent encore du poème, et même de la poésie ; Francion, le Roman comique, le Roman bourgeois tiennent encore de la farce, et, à vraiment parler, ne sont que des parodies. Les premiers visent à l’héroïque, les seconds au grotesque. Or, ce qu’il s’agissait précisément de remplir, à la fin du xviie siècle, c’était l’entre-deux de l’héroïque et du grotesque. Car le grotesque ou le caricatural, et on l’oublie trop souvent, n’est pas moins éloigné de la vie commune que l’héroïque même. Si les romans de Mlle de Scudéri sortent du bon caractère et de la vérité, ce n’est pas avec les visions cornues de ce fiacre de Scarron qu’il faut s’imaginer que l’on y rentre. L’idéal du sentiment et la charge de la caricature s’obtiennent par les mêmes moyens, c’est-à-dire par une altération également systématique des rapports vrais des choses. Si l’on allonge les corps, et que l’on atténue les formes, et que l’on effile les traits, on obtient la banale et inexpressive beauté des figures de keepsakes anglais, comme si l’on grossit les traits, et que l’on épaississe les membrures, et que l’on élargisse les formes, on obtient la laideur convenue de nos journaux à images ; mais, de l’une et de l’autre manière, il est clair que l’on s’est écarté de la nature. Pareillement, les personnages du roman héroïque sont plus hauts, ou plus délicats, ou plus jolis que nature, mais les personnages du roman comique sont plus laids, ou plus grossiers, ou plus bas. Les uns et les autres, ils sont donc également distants d’une juste imitation de la vie, puisque l’imitation de la vie n’est pour leurs auteurs qu’un point de départ dont ils font profession de s’écarter chacun à sa façon, et d’après des règles certaines ou des procédés convenus. Ils ne se servent de la nature que comme d’un moyen de la défigurer elle-même, et leur objet est de la grandir ou de la diminuer, de l’embellir ou de l’enlaidir, de la surfaire ou de la rabaisser, mais non pas du tout de la représenter telle qu’elle est, ni même telle qu’ils la voient.
Ç’a été le rôle du roman pseudo-historique, dans les premières années du xviiie siècle, que de tracer à la littérature d’imagination cette voie moyenne, en quelque sorte, et d’y développer le sens du réel avec le goût de l’observation. En effet, d’une part, en les mettant en scène, on ne pouvait pas représenter sous des traits trop différents de ceux que tout le monde leur avait connus, des personnages historiques dont la mort était d’hier. Le moyen, par exemple, à Courtilz de Sandras, de peindre Mazarin sous les traits d’un prodigue, ou Ninon de Lenclos sous ceux d’une mère de l’Église ? Mais, d’autre part, la notoriété de quelques-unes de leurs plus brillantes aventures ôtait à l’écrivain tout scrupule d’invraisemblance. Ce qui s’était passé s’était passé ; l’on n’en pouvait arguer l’impossibilité. L’étonnante fortune d’un Lauzun, pour ne nommer que celui-là, comme elle permettait toutes les espérances aux cadets de Gascogne, permettait du même coup toutes les inventions à leurs historiographes.
Enfin, la littérature des Mémoires, déjà si riche, acheminait, elle aussi, le roman vers le même but. On en voit assez les raisons, sans qu’il soit besoin de les développer. Qu’est-ce, à vrai dire, que des Mémoires privés, comme sont ceux de Saint-Simon, par exemple, ou comme est la Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, sinon cette peinture détaillée des caractères et des mœurs dont la grande histoire n’a consigné dans ses annales que les résultats les plus généraux ? Et qu’est-ce qu’un roman de mœurs, dans sa forme originelle, avant que l’artiste en ait extrait pour ainsi dire l’œuvre d’art, sinon, réciproquement, des Mémoires particuliers sur les hommes et les choses de son temps ? Nulle autre cause — il est bon de le noter au passage — n’a eu plus d’influence, au xviiie siècle, et jusque de nos jours même, sur cette forme du récit personnel que le roman a conservée si longtemps. Les Mémoires d’un homme de qualité, comme la Vie de Marianne et comme l’Histoire de Gil Blas de Santillane, sont autant de récits personnels, on pourrait presque dire : de confessions.
En même temps qu’elle s’insinuait ainsi dans le roman, l’observation du réel se précisait, et prenait possession de ses véritables moyens, dans ce genre d’ouvrages dont les Caractères sont demeurés le modèle. Personne n’ignore quel fut le succès du livre de La Bruyère. En huit ans seulement, de 1688 à 1690, il ne s’en succéda pas moins de neuf éditions ; ce qui n’était pas alors plus commun en librairie que cinquante représentations au théâtre ; et, dans les années qui suivirent, il ne s’imprima pas moins d’une trentaine d’ouvrages à l’imitation du chef-d’œuvre. Évidemment la mode y était. Or, quel plaisir y cherchait-on ? et à quoi la curiosité s’y intéressait-elle ? Aux portraits, comme nous le savons par le nombre des clefs qui nous en sont parvenues, c’est-à-dire aux imitations d’après le vif, et dont un habile déguisement, en imposant au lecteur la nécessité de chercher un original qu’il finissait toujours par découvrir, assaisonnait encore la malice. L’homme est toujours l’homme : le xviie siècle dans sa gloire a aimé, comme le nôtre, les indiscrétions, et quand on lui en a donné, il y a couru. Dans les Caractères de La Bruyère, ce que nous admirons aujourd’hui, nous qui sommes à deux cents ans bientôt de la cour de Louis XIV, c’est la part de vérité générale que l’art merveilleux d’un grand maître a su comme emprisonner dans ces linéaments qu’il croyait peut-être lui-même copier d’après nature. Mais ce que les contemporains en ont tout particulièrement goûté, n’essayons pas de nous donner le change, c’en sont les applications, ce qu’il y avait d’observé de près et, par conséquent, d’individuel, dans chacun de ces portraits, le sel de la médisance et souvent aussi, probablement, celui de la calomnie. C’est justement là ce qui fera dix ou douze ans plus tard le grand succès à son tour du Diable boiteux. Dans cette inépuisable galerie d’originaux qui forme le livre des Caractères, Le Sage n’aura eu qu’à puiser à pleines mains, les animer, et faire agir en quelque sorte sur la grande scène de la vie ces portraits descendus de leur cadre.
En effet, du Diable boiteux, ôtez la fable, qui, sans doute, n’y est pas essentielle, et numérotez les paragraphes comme on a fait ceux des Caractères, vous avez un livre du même genre. Cela est tellement vrai que, dans les premières éditions, la table des matières est rédigée, par caractères, dans la forme suivante : Ch. iii. La Vieille Coquette, le Vieux Galant, le Musicien, le Poète tragique, le Greffier… — Ch. x. Le Licencié, le Maître d’école, la Vieille Marquise, la Procureuse, le Peintre des femmes… — Ch. xii. L’Allemand, le Français, le Comédien, la Comédienne, l’Auteur dramatique, etc. Au même point de vue, il n’est pas moins curieux d’étudier les corrections, additions et retranchements que Le Sage a fait subir à son œuvre, dans l’édition définitive qu’il en a donnée, dix-neuf ans après la première. On le voit alors qui supprime un fait divers dont la singularité faisait, en 1707, l’objet des conversations parisiennes, et qui en introduit un autre,
signatum præsente nota
, frappé à la marque de 1726. « Considérez dans la chambre prochaine, disait l’Asmodée de la première édition, ces deux prisonniers qui s’entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le premier est un joaillier accusé d’avoir recelé des pierreries dérobées. L’autre est un polygame : il y a six mois qu’il se maria par intérêt avec une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination peu de temps après une jeune personne de
Madrid et lui a donné tout le bien qu’il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu’il a épousée par inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu’il a épousée par intérêt le poursuit par inclination12. »
Tout Paris, en 1707, connaissait vraisemblablement le procès de ce bigame et celui de ce joaillier receleur, mais il les avait oubliés, en 1726, et c’est pourquoi l’historiette a disparu du livre. Les additions ne sont pas moins instructives. « À propos d’Épîtres dédicatoires, dit quelque part le démon, il faut que je vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant permis qu’on lui dédiât un ouvrage, en voulut voir la Dédicace avant qu’on l’imprimât, et, ne s’y trouvant pas assez bien louée à son gré, elle prit la peine d’en composer une de sa façon et de l’envoyer à l’auteur pour la mettre à la tête de son ouvrage. »
Ces quelques lignes ne figuraient pas dans l’édition de 1707. En 1726, elles étaient sans doute une allusion plus ou moins transparente à quelque anecdote qui courait, je ne puis pas dire les salons, où Le Sage ne fréquentait guère, mais les cafés littéraires. Ne sont-ce pas là, manifestement, les matériaux, épars encore, de ce qui va devenir le roman de mœurs ?
Mais si l’honneur en revient à Le Sage, il est juste de dire que La Bruyère et ses imitateurs avaient
commencé par lui donner l’exemple. Qui ne se rappelle ces morceaux justement célèbres, dans les Caractères, où l’on n’a vu, comme, par exemple, dans le fragment d’Émire, tout narratif, que des moyens ingénieux de l’artiste pour diversifier la monotonie de son plan, et soutenir une attention qu’il pouvait craindre de voir languir ? « Il y avait à Smyrne une très belle fille qu’on appelait Émire, et qui était moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs… »
Mais je crois y découvrir quelque chose de plus. Vous diriez une intention de roman qui n’a pas été ce que l’on appelle poussée, comme si La Bruyère s’était défié de ses forces, ou comme s’il avait hésité à s’essayer publiquement dans un genre qu’aucun vrai chef-d’œuvre n’avait encore illustré, qui demeurait le partage à peu près exclusif des femmes ou des aventuriers de lettres, et une distraction plutôt qu’un emploi du talent.
Un ancien a dit là-dessus, et — ce qui est admirable ! — sans le savoir, un joli mot :
Historia, quoquo modo scripta, semper legitur
: de quelque manière qu’écrive l’historien, il est toujours assuré d’avoir des lecteurs. Le romancier à plus forte raison. C’était du moins l’opinion du xviie
siècle ; et il fallait plus d’un chef-d’œuvre avant que le xviiie
siècle l’abandonnât, c’est-à-dire avant qu’il découvrit et reconnût les traits qui distinguent un bon roman d’un médiocre. Mais c’est aussi pourquoi l’histoire du roman français ne commence qu’avec Le Sage. Les romanciers qui l’ont précédé peuvent avoir eu personnellement toutes les qualités que l’on voudra, cependant ils ne comptent pas dans la littérature. Leur genre est encore trop indéterminé…
Quoi qu’il en soit d’ailleurs de ce point particulier, si les moralistes, comme La Bruyère, à la fin du xviie siècle, reculaient encore devant une exacte imitation des mœurs, il était un lieu du moins où cette imitation était déjà poussée jusqu’à l’excès de la fidélité : c’est le théâtre, dont il nous reste à dire quelques mots.
Il semble, à la vérité, que les auteurs en vogue, l’auteur du Joueur et celui du Grondeur, l’auteur du Flatteur et celui du Négligent, copistes maladroits de Molière, achèveraient d’user le chemin qu’il leur a frayé. Regardez-y toutefois de plus près : ce ne sont plus des caractères, c’est déjà des portraits et des tableaux de mœurs qu’ils peignent. En dépit de l’étincelante fantaisie qui l’anime ou plutôt qui l’emporte, et qui donne à l’action des Folies amoureuses et du Légataire universel son unique allure de mouvement et de rapidité, il y a déjà dans la comédie de Regnard comme qui dirait des touches d’un peintre de la vie familière et des mœurs bourgeoises. Il y en aurait bien plus encore, quoique bien moins habilement appliquées, si l’on voulait les y chercher, dans le théâtre de Dufresny. Mais c’est sur tout avec Dancourt qu’il faut voir commencer la véritable comédie de mœurs. D’abord, comme Dufresny, c’est ordinairement en prose qu’il écrit, « n’étant pas naturel qu’on parle en vers dans une comédie »
; et, d’une cinquantaine de pièces qu’il nous a laissées, on n’en trouve pas, effectivement, plus de dix qui soient écrites en vers13. La
prose est-elle, au théâtre, comme on l’a dit, un moyen de serrer la réalité de plus près ? Ce n’est pas ici le lieu d’examiner la question. Il suffit que c’est bien la prose qui convient à la nature des pièces de Dancourt, surchargées d’épisodes étrangers à l’action proprement dite, quand encore il est possible d’y reconnaître une action ; encombrées, un peu comme de nos jours la plupart des pièces de M. Victorien Sardou, d’une foule de personnages, qui se groupent en tableaux vivants, et dont le rôle évident, chez l’auteur comique du xviie
siècle, comme chez notre contemporain, est de constituer le milieu, l’atmosphère particulière, le fond de toile, vivant et remuant, d’où l’action du drame se dégage.
Cette action elle-même, quelquefois assez heureusement nouée, comme dans le Chevalier à la mode, quelquefois plus lâche, comme dans le grand nombre des pièces de Dancourt, quelquefois enfin nulle, comme dans la Femme d’intrigues ou dans les Agioteurs, pour l’approcher encore plus de la réalité, c’est à l’anecdote, au scandale d’hier, au vaudeville qui court les conversations que le poète, aussi souvent qu’il le peut, l’emprunte avec une prédilection marquée, comme dans la Loterie, comme dans le Mari retrouvé, comme dans la Désolation des joueuses, comme dans les Agioteurs, comme dans le Moulin de Javelle, comme dans les Curieux de Compiègne. On ne peut méconnaître un parti pris, une intention formelle et hautement déclarée, de chercher le succès dans une imitation, reconnaissable à tous, des mœurs contemporaines. Faute de pouvoir atteindre à la vérité supérieure du caractère, si Dancourt faisait des préfaces, il dirait que la représentation du train de la vie quotidienne est l’objet propre de la comédie. C’est pour cette raison que nous voyons dans son œuvre défiler successivement toutes les conditions de la société d’alors : hommes d’épée, hommes de robe, conseillers et procureurs, femmes d’argent et femmes d’intrigues, marchandes à la toilette et vendeuses de marée, sergents recruteurs, traitants, frotteurs et cochers ; — et, si l’observation était seulement un peu plus scrupuleuse, on pourrait presque dire que ce qu’elle perdait en profondeur, elle l’a regagné en étendue14.
On peut vraiment le dire, si maintenant, au lieu des pièces de Dancourt, nous prenons pour type le véritable chef-d’œuvre de cette comédie de mœurs de la fin du xviie siècle ; — et c’est précisément le Turcaret de Le Sage. Je ne sais pourquoi l’on persiste à voir dans Turcaret une comédie de caractère, à moins que l’on ne veuille absolument se méprendre sur ce mot de caractère. C’est un caractère, en effet, que d’être avare, c’est un caractère que d’être jaloux, c’est un caractère que d’être hypocrite, c’est un caractère que d’être débauché, c’est un caractère que d’être misanthrope ; mais ce n’en est pas un que d’être financier, pas plus que d’être baronne de contrebande ou marquis d’aventure ; et c’est même si peu ce que l’on appelle un caractère que c’est justement là ce que l’on opposera bientôt aux caractères sous le nom de conditions. Turcaret, par ses origines, — et que d’ailleurs Le Sage lui-même ait ou non passé par la ferme générale, — est sorti presque tout entier du Bourgeois gentilhomme et de la Comtesse d’Escarbagnas, deux des rares comédies de Molière qui soient de vraies esquisses de mœurs ; et, de même que la Comtesse d’Escarbagnas ou le Bourgeois gentilhomme, il faut avouer que Turcaret n’est pas une comédie de caractère, mais de mœurs. Le Sage a d’abord élargi l’esquisse, il a ensuite ramené l’audacieuse caricature du maître aux proportions de la réalité, il a enfin pris d’un air plus sérieux ce que dans la Comtesse d’Escarbagnas et le Bourgeois gentilhomme Molière avait traité plutôt en badinant ; mais l’espèce et le genre sont demeurés dans Turcaret ce qu’ils étaient dans l’œuvre de Molière. Ce qui fait la valeur de Turcaret, c’en sont les mœurs.
Elles sont mauvaises, mais elles sont fortes ; et elles sont ignobles, mais elles sont fidèles. Et, puisque nous en sommes à reviser l’opinion consacrée, ne se tromperait-on pas encore de ne vouloir voir dans Turcaret qu’une satire uniquement dirigée contre les gens d’argent ? Car enfin, comme on en avait fait la remarque dans le temps même de son apparition au théâtre, n’est-il pas vrai que, parmi les intrigantes qui le pillent et les effrontés qui le bernent, le moins malhonnête homme, c’est presque M. Turcaret ? En tout cas, ce monde interlope qui fait la débauche aux dépens de ce sac d’argent, — cette baronne qui le ruine si galamment, ce chevalier de lansquenet qui la tient elle-même sous contribution, ce marquis de la Tribaudière, toujours entre deux vins, Frontin et Lisette, Marine et Flamand, Mme Jacob elle-même, la fille du maréchal de Domfront, et Mme Turcaret, la fille du pâtissier de Falaise, — tous tant qu’ils sont ne sont-ils pas peints de main de maître, avec la même justesse et hardiesse de touche que M. Turcaret, raillés, bafoués, caricaturés avec la même âpreté satirique, copiés, comme lui, d’après le vif des mœurs contemporaines, qui courent à grands pas aux mœurs de la régence ? et pourquoi, dans ce tableau de la fin d’un siècle ou du commencement d’une décadence, ne veut-on décidément reconnaître que le seul personnage du traitant ? Non ! Turcaret n’est pas, comme on le dit, la dernière des grandes comédies de l’école de Molière. Bien loin de là ! C’est la première de nos comédies de mœurs, ou du moins — après avoir fait leur part aux Dancourt et aux Dufresny — c’en est le chef-d’œuvre, au xviie siècle ; l’expression supérieure et abrégée de tout ce que l’on avait, depuis vingt-cinq ans, tenté dans le même genre et vainement essayé d’attraper.
On voit dans quel milieu, sous quelles influences littéraires, à quelle école s’est formé le talent de Le Sage. Il y a des œuvres qui se suffisent, comme Don Quichotte, par exemple, et qui n’ont pas besoin que l’on aille autre part qu’en elles-mêmes chercher de quoi les comprendre et les interpréter. Mais il y en a d’autres, comme Gil Blas, qui ne dépendent guère moins du temps et de la circonstance que du talent de l’écrivain qui les signe. C’est même pour cela que Gil Blas n’est que du second ordre, tandis qu’au contraire Don Quichotte est manifestement du premier. Et encore n’avons-nous pas tout dit, ou plutôt nous ne commençons qu’à dire.
Ce n’est pas toujours assez, dans la nature, que deux ou plusieurs principes, ayant ce que l’on appelle des affinités entre eux, soient mis, par le hasard d’une rencontre, en présence l’un de l’autre, mais il faut le plus souvent qu’une condition extérieure se surajoute, pour ainsi dire, à leur affinité native, et opère du dehors le mystère de leur combinaison. Il n’en est pas autrement dans l’art. Cette condition, pour Le Sage, ce fut la connaissance de la littérature espagnole.
Il y fut initié, dit-on, par l’abbé de Lyonne, un des fils du célèbre ministre, et la tradition en paraît assez bien établie pour la recevoir sans difficulté. Je ferai toutefois observer qu’à défaut des conseils de l’abbé, Le Sage, encore ici, n’eût eu qu’à suivre le courant du siècle. Dans un temps en effet où toute la politique française tournait sur cette grave question de la succession d’Espagne, on reprenait aux choses d’Espagne une vivacité d’intérêt qu’à peine, pendant quinze ou vingt ans, avait-on cessé d’y porter. Si Le Sage a fréquenté chez les Villars, comme le veut une autre tradition, il y a connu la marquise, mère du maréchal, et dont les Lettres sur l’Espagne ne déparent point la collection des Lettres de Mme de Coulanges et de Mme de Sévigné. D’ailleurs, au théâtre, les comédies de Thomas Corneille, encore vivant, — depuis Don Bertrand de Cigarral jusqu’à Don César d’Avalos, — maintenaient toujours quelque chose du goût espagnol. Enfin, l’une de ces femmes de lettres que nous avons citées, la comtesse d’Aulnoy, publiait vers le même temps ses Nouvelles espagnoles, ses Mémoires de la Cour d’Espagne, son Voyage d’Espagne surtout, dont il ne serait pas difficile de montrer le parti que Le Sage a tiré. Une indication, un mot, un hasard même auraient donc pu suffire à le pousser dans la voie où il devait rencontrer son chef-d’œuvre. Il tâtonna longtemps, comme on vient de voir, douze ou quinze ans environ ; puis, un jour, il eut l’idée de faire entrer dans les formes du roman picaresque ce qu’il avait amassé patiemment, tout autour de lui, d’observations et de notes ; et de cette combinaison heureuse de la satire avec la comédie et de l’aventure avec la satire, sous l’influence de la nouvelle espagnole, naquit Gil Blas.
II
Une des choses les plus irritantes qu’il y ait en critique, c’est la quantité de lectures et d’écritures que vous impose quelquefois un aimable étourdi, ou un mauvais plaisant, parce qu’il lui aura plu, sans motif, présomption, ni preuve, de jeter dans la circulation littéraire un impertinent paradoxe. La vérité, sur quelque sujet que ce soit, tiendrait en quelques pages, souvent même en quelques lignes : on ne calculera jamais avec exactitude ce qu’il faut de place et de papier pour la réfutation de l’erreur. Voilà cent ans qu’un jésuite espagnol, ou peut-être même son éditeur, sans autre intention que de « lancer » sa traduction, s’est avisé de prétendre que Gil Blas était traduit littéralement d’un manuscrit tombé par hasard entre les mains de Le Sage ; et depuis lors — Espagnols, Français, Allemands, Anglais, Américains ou Russes — il a fallu que quiconque parlait de Gil Blas donnât son opinion motivée sur le système du père Isla, perfectionné par Llorente, en 1822. Je ne sais si cette hypothèse d’un manuscrit primitif aurait encore de nos jours, en Espagne ou ailleurs, quelques désespérés partisans. En tout cas, les recherches de la critique l’ont ruinée pour toujours, et de fond en comble. La question n’est plus aujourd’hui de prouver l’inexistence d’un Gil Blas espagnol, ce qui ne laissait pas d’être assez difficile (car comment prouver le néant ?), mais uniquement (et c’est sans doute plus aisé) de dresser la liste des emprunts que Le Sage a pu faire aux romans picaresques ou au théâtre espagnol, — en Espagne, on dit couramment : les plagiats.
Convenons d’abord qu’ils sont nombreux, et qu’il est quelque peu puéril, comme on le fait encore parfois, d’en contester l’évidence. François de Neufchâteau, le premier, dans une dissertation datée de 1818, avait indiqué deux ou trois endroits de Gil Blas comme indubitablement inspirés du Marcos d’Obregon du chanoine Vicente Espinel. L’Américain Ticknor, à son tour, serrant la question de plus près, en 1849, dans sa grande Histoire de la littérature espagnole, et y spécifiant les imitations, en avait porté le nombre jusqu’à six ou sept. Enfin, en 1857, un professeur de l’Université de Berlin, M. Franceson, dans une dissertation savante, mais confuse et incomplète, a trouvé dix passages en tout du roman de Le Sage copiés librement, c’est-à-dire imités, traduits ou réduits de celui d’Espinel. L’un et l’autre critique d’ailleurs, animé à la recherche par son succès même, nous a rendu le service d’augmenter cette première liste de tout ce qu’il a pu découvrir dans la littérature espagnole dont Le Sage aurait fait son profit.
Ainsi, tel épisode est emprunté d’une comédie de Figueroa, tel autre d’un drame de Rojas, le troisième d’une comédie de Calderon, le quatrième d’un drame de Moreto. Sur quoi peut-être il serait curieux d’examiner à notre tour d’où Calderon et Rojas eux-mêmes ont tiré leur drame ou leur comédie. Mais il vaut mieux indiquer, et sans sortir d’Espagne, les moyens de compléter cette énumération. À tant d’emprunts j’ajouterais donc, si c’en était ici le lieu, le détail de tous ceux que Le Sage a faits à la Vie d’Estevanille Gonzalez et aux Aventures de Guzman d’Alfarache. En effet, ils sont peut-être plus nombreux que tous ceux qu’il a pu faire aux Relations de Marcos d’Obregon. Et, pour aller plus loin encore, je ne doute pas qu’un investigateur patient des romans picaresques, un lecteur attentif d’Alonzo, serviteur de plusieurs maîtres, par exemple, de Yanez y Rivera ; ou encore de Ruffina, la Fouine de Séville, de Castille Solorzano, faisant la même enquête, et sachant d’autre part comment Le Sage compose, n’aboutît aux mêmes résultats. Seulement, ce n’est pas là la question, ou du moins, si c’est une question qui peut avoir son intérêt, la question de l’originalité de Gil Blas en est une autre, et voici comme on peut la poser15.
Il existe de Le Sage, sous le titre de Félix de Mendoce, une imitation avouée d’un drame de Lope de Vega, et, sous le titre de Don César Ursin, une adaptation déclarée d’une comédie de Calderon : il s’agit de savoir pourquoi ni la comédie de Calderon ni le drame de Lope de Vega — lesquels sont pourtant d’autres hommes que Vincent Espinel — ne se sont acquis la réputation européenne de Gil Blas. Il existe également de Le Sage une traduction avouée de Guzman d’Alfarache, et une adaptation déclarée d’Estevanille Gonzalez : il s’agit de savoir pourquoi ni le second ni le premier de ces romans picaresques ne se sont acquis la réputation européenne de Gil Blas. Mais, si c’est là tout le problème, la solution n’en est pas difficile. En effet, c’est qu’il y a probablement dans Gil Blas quelque chose de plus que dans Marcos d’Obregon ; et c’est justement en raison de ce quelque chose que Gil Blas n’est pas Marcos d’Obregon. Et il a pu convenir à l’orgueil castillan de croire qu’en traduisant Gil Blas en espagnol, c’était sa chose qu’il reprenait, son bien, sa propriété détenue par un possesseur illégitime ; mais en fait, si l’on a traduit Gil Blas dans la langue elle-même des romans picaresques, c’est que tous les romans picaresques mis ensemble n’étaient pas pour tenir lieu du chef-d’œuvre de Le Sage.
Il n’y a pas de meilleure preuve que, si Le Sage emprunta beaucoup, — ce qui n’est encore une fois ni contestable, ni sérieusement contesté, que je sache, — il rendit davantage. Le roman picaresque doit bien plus à Gil Blas qu’il ne lui a effectivement prêté. Car, en dehors de quelques curieux des choses d’Espagne, qui donc, si Gil Blas ne leur avait fait une réputation rétrospective, connaîtrait le Marcos d’Obregon ou le Guzman d’Alfarache ? ou plutôt, puisque nous l’avons nommé tout à l’heure, et que le livre a été traduit, dans sa nouveauté même, qui connaît donc aujourd’hui, qui lit la Fouine de Séville, et qui sait seulement, en dehors des espagnolisants, le nom de Castille Solorzano ? Est-ce beaucoup s’avancer que de dire que tout le inonde aujourd’hui le saurait, et connaîtrait le livre, s’il avait plu à Le Sage d’en faire directement emploi dans son Gil Blas ? C’est toujours le cas de Corneille et de Guillem de Castro. Voilà tantôt deux cent cinquante ans que l’Europe ne connaît à peu près du dramaturge espagnol que ce qu’il a convenu au poète français d’en imiter, pour le perfectionner ! Se rejettera-t-on peut-être sur l’ignorance où le public littéraire aurait alors été de la langue espagnole ? Mais, sans compter que presque tous ces romans avaient eu les honneurs de la traduction française, il suffit de répondre que, traduits ou non, ils sont tous ou presque tous du même temps où Don Quichotte faisait son tour d’Europe.
III
La première partie de Gil Blas parut au commencement de l’année 1715. À la préparation de ces deux minces volumes, qui ne formeraient pas de nos jours un in-12 de trois cent cinquante pages, Le Sage, au total, n’avait pas consacré beaucoup moins de quatre ou cinq ans. Entre la comédie de Turcaret, qui fut donnée, comme on le sait, au mois de janvier 1709, et le premier volume de Gil Blas, dont il y a quelques exemplaires datés de 1714, on ne trouve en effet à citer de lui qu’une révision des Mille et un Jours de l’orientaliste Pétis de la Croix, en 1710, et deux farces, en 1713, pour le théâtre de la Foire. Il est permis de tirer de là cette conclusion que Gil Blas n’a pas été tout à fait, comme Sainte-Beuve aimait à le répéter, écrit pour le libraire, hâtivement et sur commande, mais au contraire composé lentement et lentement écrit, comme une œuvre où l’auteur s’est revanché des besognes que lui imposait la nécessité de vivre, et proposé, une fois au moins, de donner toute sa mesure. Le Sage avait alors quarante-sept ans : c’est l’âge où l’écrivain digne de ce nom éprouve en quelque sorte le besoin de faire œuvre qui dure, et d’élever ce que, depuis Horace ; on appelle son monument.
Des six premiers livres que contiennent ces deux volumes, il n’en est pas un dont la fable ne soit plus ou moins directement imitée d’un original espagnol italien ou latin, que ce soit le Marcos d’Obregon d’Espinel, ou l’Âne d’or d’Apulée. L’aventure même de don Raphaël et du seigneur de Moyadas, qui passe dans nos éditions pour une reprise par Le Sage de son propre bien, parce qu’en effet elle n’est rien de plus que le canevas de Crispin rival de son maître, serait, au témoignage de Ticknor, empruntée d’une comédie d’Antonio de Mendoza. Et néanmoins le
détail était déjà si français, — pour ne pas dire parisien, — et Le Sage lui-même se rendait si bien compte que c’était toujours la veine du Diable boiteux, qu’en tête du premier volume il avait eu soin de placer la déclaration suivante : « Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire application des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. »
Nos pères, qui n’étaient pas plus sots que nous, savaient de reste, en 1715, ce que voulait dire une semblable déclaration. Elle était, assez clairement, d’un satirique ; elle était aussi, comme nous dirions, d’un réaliste.
Mais ce qu’il y avait de plus ici que dans le Diable boiteux, et, en un certain sens, de nouveau, c’est que les caractères, au lieu d’être dispersés au hasard d’une composition capricieuse, et presque fantastique, étaient engagés, sinon tout à fait dans une action suivie, mais au moins distribués selon le cours naturel d’une vie humaine. Gil Blas n’avait plus besoin, comme Leandro Perez, qu’un démon complaisant soulevât pour lui, « comme on soulève la croûte d’un pâté »
, les toits des maisons de Madrid ou de Paris. Il entrait dans la maison même. Et c’était de l’antichambre ou de l’office, du cabinet de toilette ou de la chambre à coucher qu’il observait, si j’ose ainsi dire, in naturalibus, ses compagnons tour à tour ou ses maîtres. Ajoutez que le choix lui seul de la profession que Le Sage donnait à son héros, en l’ôtant de cette société de picaros où nous avions pu craindre un moment qu’il ne tombât, donnait au personnage
ce qui manquait le plus à ses originaux espagnols, et dont le manque avait empêché Lazarille de Tormès ou Don Pablo de Ségovie de faire la fortune européenne de Gil Blas, à savoir : l’humanité.
C’est qu’en effet, tout entremêlé qu’il soit souvent de moralités ennuyeuses, le roman picaresque, Lazarille de Tormès ou Don Pablo de Ségovie, ne peut guère être considéré comme une lecture divertissante que par les coupeurs de bourse dans leurs bouges et la canaille dans ses présides : c’est de la littérature de bagne. L’épouvantable population qui s’y démène y est en général d’une brutalité de corruption qui n’a d’égale que sa franchise d’immoralité. Ce n’est pas l’immoralité joyeuse du bon compagnon raillard de nos contes gaulois, dont Panurge est demeuré le type impérissable, c’est l’impudeur insultante et cynique du coquin tanné, cuit, recuit et bronzé par le crime. Sans y mettre aucune affectation de pruderie, on se demande comment des hommes de cour, un poète, un vrai poète, comme Quevedo, un historien, un diplomate, un représentant de Charles-Quint dans les conciles, tel que Mendoza, peuvent s’attarder aux scènes qu’ils nous retracent, et demeurer insensibles à ce qu’elles provoquent de dégoûts, de haut-le-cœur et de nausées.
Le Sage lui-même n’a pas toujours su se défendre assez d’y donner, presque de s’y complaire, et, dans sa réduction de Guzman d’Alfarache, notamment, on rencontre beaucoup trop de ces peintures, qui cessent d’être humaines précisément à force d’être espagnoles. Je veux dire par là qu’elles sont la fidèle représentation d’un état de mœurs si spécial à la race, au climat, aux circonstances historiques, au degré de civilisation de l’Espagne du xvie siècle, qu’elles en cessent d’être intelligibles à tout lecteur qui voudrait y chercher autre chose qu’un document historique. Aussi bien est-ce le défaut de cette grande et curieuse littérature espagnole. Elle est originale, profondément originale, à quelques égards la plus originale peut-être des littératures de l’Europe moderne, mais, par un inévitable retour, et comme en payement d’une originalité qu’elle ne doit pas moins à son orgueilleux isolement du reste du monde qu’à sa vertu naturelle, elle est si spéciale qu’elle ne convient qu’à l’Espagne. Tel est, comme on l’a dit bien souvent, le cas du théâtre espagnol, et tel est surtout le cas du roman picaresque. Le goût de terroir en est trop fort16.
L’incomparable supériorité de Gil Blas, le secret de l’universel intérêt qui s’y est attaché, c’est que Le Sage a dégagé de la gangue du roman picaresque ce qui s’y pouvait trouver enveloppé de véritablement humain. Gil Blas n’est pas en révolte ouverte contre la société, comme le sont au fond les gueux du roman espagnol. Tout laquais, valet de chambre ou secrétaire qu’il soit, il n’est pas ennemi né de son maître, ni de ses semblables. Et s’il est capable de friponneries un peu fortes, on les lui pardonne, parce qu’il n’a pas ce trait du fripon de profession, qui est de mettre sa gloire dans ses friponneries. Les héros habituels du roman picaresque, un don Guzman d’Alfarache ou un don Pablo de Ségovie, n’ont dans les veines qu’un sang mêlé de voleur et de fille, ou d’aventurière et de banqueroutier. Gil Blas est né dans une condition modeste, humble même et presque misérable, mais toutefois honnête, et nous rentrons avec lui dans la vérité de la vie. On peut s’intéresser au fils de la duègne et de l’écuyer, parce qu’il n’est pas, comme les picaros espagnols, un rebut de la fortune et de la société. Il n’est pas, comme eux, marqué d’une tare originelle qui l’éloigne irrémissiblement de la compagnie des honnêtes gens. Rien ne l’empêche, s’il le peut un jour, de s’y introduire. Et pour qu’il s’y introduise, en effet, et s’y joigne, il suffira qu’il ait reçu de la vie l’éducation qui lui manque.
C’est encore un trait de ressemblance avec la réalité que Le Sage avait sous les yeux. Les hommes alors se formaient au contact et par l’usage des hommes. L’éducation de la famille se bornait à quelques leçons d’une morale sévère, que l’on inculquait aux enfants — au dauphin de France lui-même — à force de coups d’étrivières. Elles se gravaient profondément, si profondément qu’on les en oubliait. Mais la véritable école de la jeunesse commençait avec son entrée dans le monde. À dix-sept ans, ou même plus jeune, on « montait sur sa mule », comme Gil Blas, on sortait de sa ville natale, et l’on allait « voir du pays ». Les principes fléchissaient d’abord, et, dans le feu de la première ardeur, on s’en regardait soi-même aisément quitte. Ils n’en demeuraient pas moins, et quand on avait, par sa propre expérience, appris et compris qu’ils étaient encore ce que les hommes avaient inventé de mieux pour le gouvernement de la vie, on s’y tenait. C’est cette philosophie qui constitue, par-dessous la flagrante immoralité des actes, ce que l’on peut appeler la réelle moralité de Gil Blas.
Les autres mérites particuliers de ces deux premiers volumes sont assez connus, et surtout l’excellence d’un style que l’on mettrait volontiers, pour sa perfection dans la simplicité, au-dessus même du style de Voltaire, si ce n’était, comme nous le verrons, un air d’abandon et une grâce de facilité qui lui manquent. Il y a certainement peu d’écrivains, dans l’histoire de notre littérature, qui soient aussi naturels que Le Sage, mais il y en a pourtant deux ou trois : Mme de Sévigné, par exemple, ou Voltaire, de qui le naturel ne sent pas, comme le sien, le travail de la lime. Ce qu’il est bon encore de noter, dans Gil Blas, comme une nouveauté de quelque intérêt, c’est le nombre et la précision des menus détails de la vie commune. Par exemple, le roman de Le Sage est un roman où l’on mange, où l’on sait ce que l’on mange, où même on aime à le savoir. Il y est question de lapins et de perdrix, de bisques et de hachis, de lièvres et de cailles. On y fait une chère dont l’abondance, la délicatesse et parfois l’élégance n’ont assurément rien à voir avec l’abominable cuisine espagnole, — merluza, poulets étiques, et garbanzos. Et cela était si nouveau, en 1715, ou renouvelé de si loin, on devait même avoir tant de peine à s’y faire que, bien des années plus tard, en 1823, l’auteur d’un
Éloge de Le Sage, couronné par l’Académie française, ne pouvait en cacher, je suis tenté de dire son indignation, et se plaignait, assez comiquement, que « les scènes les plus dramatiques du roman fussent interrompues par la description du repas des personnages »
. Je crois même qu’il se fondait là-dessus pour reprocher au roman de manquer d’élévation morale17.
Tel qu’il avait paru en 1715, le livre ne semblait pas demander de suite. Outre que l’on était fort peu dans l’habitude alors de terminer les romans, — puisque Scarron et Furetière, avant Le Sage, n’avaient pas plus terminé les leurs que ne feront, après lui, Marivaux ou Crébillon fils, — c’était sans doute une assez belle fin pour Santillane que l’intendance d’une grande maison. Et puis, le succès ne semble pas avoir été tout d’abord aussi vif que quelques années auparavant celui du Diable boiteux. Toujours est-il que l’auteur ne se montra pressé de poursuivre ni plus loin, ni plus haut, les aventures de son héros. Ayant soulagé les trois rancunes qui lui tenaient au cœur : contre les gens d’argent, contre les comédiens et contre les précieux ; il se reposa donc neuf ans, — ou plutôt il retomba dans les vaudevilles pour les spectacles de la Foire, et dans les travaux de librairie.
J’ai quelque lieu de croire qu’il revit une partie de la traduction des Mille et une Nuits, de l’orientaliste Galland. Galland avait légué ses manuscrits à la Bibliothèque du roi. « Il paraît, écrit Pontchartrain à l’abbé de Louvois à la date de 1715, qu’on pourrait faire imprimer quelqu’un de ces manuscrits, en faisant corriger les traductions et les mettre dans un plus beau français… on pourrait les faire corriger par quelqu’un, comme le sieur Le Sage, par rapport à la diction18… »
Or, comme les deux derniers volumes de la première édition des Mille et une Nuits ne parurent qu’en 1717, il y aurait donc quelque chose de Le Sage dans le conte fameux d’Ali-Baba et les Quarante Voleurs. Je n’insiste pas autrement, n’ayant pas retrouvé dans ces deux derniers volumes quelques idiotismes, familiers à Le Sage, qu’on relève dans le premier volume des Mille et un Jours. De même qu’il avait en 1714 interrompu toutes occupations pour se donner tout à Gil Blas, ainsi fit-il en 1723. Il avait donné, tant à la foire Saint-Laurent qu’à la foire Saint-Germain, dix actes en 1722 ; il n’en donne que trois en 1723, — l’une de ses plus médiocres farces, les Trois Commères, en collaboration avec d’Orneval ; — et le troisième volume de Gil Blas paraît en 1724.
Dans l’intervalle qui s’était écoulé, tout un règne, et même toute une période de notre histoire, avait eu le temps de commencer et de finir : Louis XIV vivait encore en 1715, et le Régent venait de mourir dans les derniers jours de 1723. On peut regretter à ce propos que l’auteur de Turcaret n’ait pas glissé dans ce volume la moindre allusion au Système, et que l’étrange carnaval dont Law mena le branle n’ait pas trouvé son peintre dans Le Sage ; mais le romancier n’a-t-il pas peut-être fait encore mieux que cela ? et n’est-ce pas ici que le livre devient pour l’histoire des mœurs sous l’ancien régime un document sans prix ? Car il n’est pas rigoureusement vrai qu’autrefois, comme on le répète, un homme « né chrétien et français » ne fût pas en voie d’arriver à tout ; seulement, pour y arriver, ce qu’on doit dire, c’est qu’il fallait, s’il était « né peuple », qu’il passât par le canal de la domesticité. Nous en avons un curieux témoignage dans les Mémoires de Gourville ; nous en avons un mémorable exemple dans la fortune de Colbert. L’auteur de Gil Blas en avait eu sous les yeux de plus fameux encore, s’il est possible, et de tout récents. N’avait-il pas vu, comme toute la France, le fils d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, pour avoir joué jadis auprès du jeune duc de Chartres le rôle qu’il allait faire jouer à Gil Blas auprès du futur Philippe IV, devenir successivement archevêque de Cambrai, cardinal et premier ministre ? N’avait-il pas vu, comme toute l’Europe, le fils d’un jardinier des environs de Plaisance, pour des bassesses auxquelles on ne saurait comparer aucune de celles du fils de l’écuyer d’Oviedo, revêtir, lui aussi, la pourpre, et gouverner l’Espagne ? Et ne les avait-il pas vus enfin, eux deux, Dubois et Alberoni, le valet insolent et le bouffon cynique, Mascarille et Sbrigani, sous le nom de leurs maîtres, par goût naturel de l’intrigue et par pur amour de l’art, brouiller un moment la paix de l’Europe et du monde ?
Gil Blas, le Gil Blas de ce troisième volume, tour à tour secrétaire de l’archevêque de Grenade et confident du duc de Lerme, n’a suivi que de loin ses modèles, mais il est bien de leur espèce. Ce que nous serions tentés aujourd’hui d’accuser d’invraisemblance dans la diversité même des conditions qu’il traverse, c’est précisément ce qu’il y a de toute son histoire qui ressemble le plus à celle de son temps. Ainsi faisait-on son chemin. Quand on a le bon esprit de préférer aux apparences vaines — telles que le droit de s’asseoir sur un tabouret ou le privilège de se couvrir devant le roi — les réalités palpables de la fortune et du pouvoir, c’est un titre pour y parvenir que de commencer, dans une société monarchique fortement organisée, comme les Dubois et comme les Alberoni, par manquer de naissance. Mais, dans une société corrompue, si l’on manque de scrupules en même temps que de naissance, et qu’ainsi l’on se trouve prêt à tout faire indifféremment, — rédiger, comme Gil Blas, un mémoire politique, et pourvoir, comme Gil Blas, aux plaisirs du prince, — le moyen alors est sûr, et le chemin tout droit, tout facile, tout sûr, de la servitude à la puissance. Le Sage ne s’y est pas trompé. Je ne sais à quelle intention, dans la première partie de Gil Blas, il avait inséré cette amusante apologie de l’état de laquais, où je renvoie le lecteur, mais je constate que, dans cette seconde partie, les événements se sont en quelque manière charges, d’amusante qu’elle était, de la rendre profonde. C’est bien là ce que nous admirons dans ce troisième volume. Et nous pouvons dire que, comme tout à l’heure, dans les deux premiers volumes de Gil Blas, nous avions vu Le Sage élargir aux proportions d’un tableau de mœurs ce qui n’était dans les romans espagnols qu’un tableau d’aventures grotesques et de basses filouteries, ainsi maintenant, nous le voyons agrandir, dans ce troisième volume, le tableau de mœurs à son tour jusqu’aux dimensions d’un véritable tableau d’histoire.
Les critiques espagnols ont été si frappés de l’exactitude et de la ressemblance de la peinture, le romancier leur a paru si parfaitement informé de faits si particuliers, ils ont enfin trouvé le détail lui-même des mœurs si profondément espagnol, que c’est de cette partie, qui cependant contient le moins d’imitations manifestes, qu’ils ont voulu tirer, par un tour inattendu, leurs plus forts arguments pour prétendre qu’un auteur espagnol avait seul pu tracer cet admirable tableau. Et, de fait, lorsqu’on se reporte du roman à l’histoire, il est impossible de ne pas admirer l’art prodigieux avec lequel Le Sage a extrait de l’histoire générale ce qu’il en peut pour ainsi dire tenir dans la vie d’un simple Gil Blas. Le tableau ne déborde pas de son cadre ; il y demeure sévèrement maintenu. Et là où tant d’autres, comme accablés sous le nombre de renseignements de toute sorte que leur offraient les Anecdotes et les Mémoires du temps, eussent laissé l’histoire envahir sur le roman, Le Sage, en cela véritablement classique, est peut-être encore moins admirable pour ce qu’il met que pour ce qu’il omet, pour ce qu’il dit que pour ce qu’il sacrifie, pour ce qu’il montre enfin que pour ce qu’il nous laisse à deviner.
La satire en même temps est devenue moins âpre, au moins dans la forme ; la narration tout entière moins longue et cependant plus ample. Les personnages, moins dessinés en caricature, sont plus naturels et plus vrais. Notons aussi l’art de poser et d’animer les ensembles. Il éclate, quand on compare ce troisième volume aux deux premiers, et le fourmillement de toutes ces foules de serviteurs ou d’empressés qui s’agitent dans le palais de l’archevêque, ou dans les coulisses du théâtre de Grenade, au caractère en quelque sorte individuel des aventures qui se succédaient ou plutôt s’emboîtaient l’une l’autre dans la première partie. Gil Blas désormais n’est plus seul en scène. Le tableau s’est comme peuplé à mesure qu’il s’agrandissait. Toutes les conditions, — depuis le cuisinier du grand seigneur négligent jusqu’au ministre d’Etat qui soutient l’édifice de la monarchie, — au lieu de défiler tour à tour sous les yeux du lecteur, lui sont proposées ici toutes à la fois en spectacle et en divertissement. Les figures qui venaient, dans les premières parties, l’une après l’autre, au premier plan, et là — comme devant le trou du souffleur un comédien qui s’écouterait lui-même — nous racontaient leur histoire avec l’esprit de Le Sage, reculées maintenant au second on au troisième, s’arrangent ainsi selon les lois d’une perspective plus savante, par une conformité de plus avec la vie. Et c’est bien toujours le monde vu d’une antichambre, mais d’une antichambre de plain-pied, qui commanderait toute une longue enfilade d’appartements, dont chacun, rempli d’une foule plus diverse et plus bigarrée, conduirait lui-même à un plus vaste et un plus magnifique.
Le Sage avait laissé passer neuf ans entre ses deux premiers volumes et son troisième ; il en laissa passer onze entre le troisième et le quatrième. Etait-ce l’imagination qui se refroidissait ? Au premier abord, on a quelque peine à le croire ; et, de toute sa vie littéraire, cette période est la plus laborieuse. À peine en effet ce troisième volume de Gil Blas a-t-il paru qu’on le voit qui retourne au théâtre de la Foire. Entre autres farces, il y fait jouer, en 1725, le Temple de Mémoire, celle de ses pièces que « l’illustrissime »
, le « célébrissime »
, « l’élégantissime »
auteur de la Henriade, comme il y est appelé, ne devait jamais lui pardonner19. En 1726, il donne une nouvelle édition, très augmentée, de son Diable boiteux. En 1727, en 1728, en 1729, avec ses collaborateurs habituels, d’Orneval et Fuzelier, on dirait qu’ils ont fait gageure de défrayer à eux trois les spectacles de la Foire. Enfin il fait paraître, en 1732, sa traduction de Guzman d’Alfarache et son roman des Aventures de M. de Beauchêne ; en 1734, la Journée des Parques et sa réduction de la Vie d’Estevanille Gonzalez ; en 1735, la dernière partie de Gil Blas ; en 1736, le Bachelier de Salamanque, — sans compter, comme toujours, de nombreux vaudevilles. Ce ne sont pas là, semble-t-il, les signes
d’une veine qui s’épuise et d’une inspiration, qui tarit.
Mais il y faut regarder plus attentivement, et l’on s’aperçoit alors que cette fécondité n’est qu’apparente. Tandis qu’en effet, depuis une vingtaine d’années, il allait, à travers le théâtre espagnol et les romans picaresques, lisant, compilant, traduisant, réduisant ce qu’il se proposait quelque jour d’en employer dans son Gil Blas, ses portefeuilles s’étaient remplis de notes, son atelier d’ébauches, ou ses tiroirs de rognures, qu’il place comme il peut, maintenant, parce que ce n’est pas tout que de faire des chefs-d’œuvre, et qu’encore faut-il vivre. Après s’être défait avantageusement de ses toiles, c’est un peintre qui vend ses études, puisqu’aussi bien son nom ne laisse pas d’y mettre du prix. Et, sans doute, c’est la preuve qu’il est mal dans ses affaires, ou que son imagination s’appauvrit, mais c’en est une aussi de la lente et consciencieuse préparation du chef-d’œuvre, à laquelle nous pouvons ajouter encore cette dernière, que comme en 1723 Le Sage n’avait rien publié, de même, en 1733, il s’abstint de nouveau toute une année, évidemment pour se donner tout entier à la préparation du dernier volume, qui parut en 1735.
On ne saurait nier qu’il trahisse la fatigue, ce qui n’a pas d’ailleurs de quoi nous étonner, si nous réfléchissons que le romancier venait d’entrer dans sa soixante-huitième année. À cet âge, les plus heureux ne réussissent qu’à peine à s’égaler eux-mêmes ; les autres se cherchent, ne se trouvent plus, et, réduits à se copier, ils refont ce qu’ils avaient fait autrefois, mais ils le font moins bien. Les trois derniers livres de Gil Blas peuvent se ramener à deux épisodes essentiels. Le premier, c’est l’histoire de Scipion. Composée fort adroitement de fragments rapportés du Guzman d’Alfarache et de l’Estevanille Gonzalez, ce n’est qu’une version, plus espagnole, et par conséquent moins heureuse, du thème dont l’histoire elle-même de Gil Blas était en quelque sorte la version française. On ne retombe pas, sans un peu d’ennui, des scènes si largement humaines de la seconde partie, dans ce récit d’aventures et de friponneries vulgaires. Le second de ces épisodes, c’est l’histoire des rapports de Gil Blas avec le comte duc d’Olivarès. Imitée en plus d’un point du récit que fait Gonzalez de ses rapports avec le duc d’Ossone, elle a de plus le malheur de n’être guère qu’une répétition du récit des rapports de Gil Blas avec le duc de Lerme. Quant à ce que nous louions particulièrement tout à l’heure dans la seconde partie, cet équilibre maintenu savamment entre les droits de l’histoire et les exigences du roman, voilà surtout ce que l’on ne retrouve plus dans la dernière. Tel chapitre — sur les causes de la disgrâce du comte duc d’Olivarès, par exemple, ou sur la guerre de Portugal — est un résumé d’événements qui ne serait pas mal à sa place dans quelque endroit de l’Essai sur les mœurs.
Et cependant ces trois derniers livres, quoique par endroits fatigants à lire, ne sont pas inutiles au roman. Car ce sont eux qui achèvent de déterminer ce que l’on peut appeler à bon droit la philosophie de Gil Blas, et qui, de l’entrecroisement et du brouillamini de tant d’aventures, dégagent enfin une véritable conception de la vie. Autre trait encore, que l’on essayerait vainement de retrouver dans les romans picaresques, et qui, plus que tout autre peut-être, a marqué la place du chef-d’œuvre de Le Sage au premier rang des romans qui durent. En effet, pour ceux qui ne contiennent que des aventures, si brillamment d’ailleurs qu’elles soient contées on ingénieusement imaginées, on les lit quand on les rencontre, et l’on n’est même pas toujours fâché de les avoir lus, mais ceux-là seuls demeurent, et sont vraiment les seuls où l’on puisse revenir, qui enferment une signification précise et une leçon de tous les temps. C’est ici ce que n’ont pas toujours compris les délicats et les raffinés. Ils ont cru que c’était surtout la manière de présenter les choses qu’ils goûtaient dans Gil Blas, et, contents de cette explication superficielle, ils n’ont pas pénétré jusqu’au fond. Mais au contraire, le fond n’est pas moins intéressant que la forme, et il est facile, et instructif, de le montrer.
IV
Rien assurément ne ressemble moins que l’ami Santillane — comme l’appelait familièrement son patron, le duc de Lerme — à un héros de roman, à un Hamilcar ou à un Saint-Preux. S’il s’agit de porter un jugement sur le personnage, il est donc permis de trouver que la plupart du temps, jusque dans ses pires friponneries, il porte une bonne humeur égale et souriante qui n’est pas toujours assez éloignée du cynisme. On a remarqué aussi qu’il n’était pas très
brave, en amour notamment, et qu’il cédait à ses rivaux les bonnes grâces des dames avec une promptitude, un empressement, une complaisance même qui ne laissent pas d’avoir quelques rapports avec la poltronnerie. Sa délicatesse non plus, en amour comme en affaires, n’était pas ce qui s’appelle outrée. Et enfin, quand sur ses vieux jours il eut « donné dans le point de vue moral »
, sans compter qu’il s’y prit un peu tard et, comme on dit vulgairement, après fortune faite, sa moralité toute neuve eut à souffrir encore plus d’un accroc. En ce sens on peut donc, avec raison, contester qu’il représente l’humanité moyenne ; ou du moins il ne semble pas qu’il y ait beaucoup d’orgueil à se flatter soi-même qu’en mainte circonstance on se fût conduit, sans être un parangon de vertu, plus honnêtement ou plus courageusement que lui. Mais avec tout cela, malgré tout cela, si l’on veut, il a des qualités précieuses, les qualités de l’homme du xviie
siècle : de l’équilibre et du ressort, une préparation naturelle aux événements de la fortune, je ne sais quelle indifférence aux jeux changeants du hasard, et cette conviction qu’il n’y a rien de tragique dans les accidents de la vie commune, — pas même la mort.
À la vérité, c’est un peu ce qu’on lui reproche ; il prend la vie trop en riant. Comme si ce n’était pas une manière de la prendre, et qui peut-être en vaut bien une autre. Car enfin, ouvrir sa bourse et n’y rien voir dedans, ce qui d’ailleurs est arrivé plus d’une fois à de plus honnêtes que Gil Blas ; être trompé par une coquette, et pillé par-dessus le marché, ce qui est du train ordinaire et, pour ainsi dire, de l’ordre éternel des choses ; convoiter une place, même modeste, et, s’il y faut un calculateur, se voir préférer un danseur, ce qui paraît être la loi de la distribution des faveurs de ce monde, Le Sage estime, avec son héros, qu’il n’y a jamais là de quoi faire les grands bras, invoquer les hommes et les dieux à témoin de ses infortunes, et se répandre publiquement en injures, lamentations et sanglots romantiques. Et, aussi bien, ce que l’on ne peut corriger ni par force ni par adresse, le plus simple n’est-il pas d’en prendre au plus vite son parti, puisqu’après tout il en faudra bien toujours finir par là ? C’était la philosophie de son temps, c’était alors celle de la race : prendre le temps comme il vient, les occasions comme elles s’offrent, et se consoler de l’infortune en la narguant ou en triomphant.
Oh ! sans doute, je sais que Werther, que René, que Lélia, quand leur temps sera venu, parleront d’un autre style. J’entends d’ici leurs grandes phrases, et j’apprécie, tout comme un autre, l’éloquence de leurs invectives, et je comprends sans peine qu’elle ait remué tant de cœurs. Mais on ne peut nier cependant qu’après avoir promené chez les Natchez « la grande âme blessée »
de René, Chateaubriand se soit rembarqué pour l’Europe, en oubliant d’épouser Céluta. On sait également que le coup de pistolet du jeune Werther n’a point brûlé la cervelle de Goethe, et qu’à défaut de Charlotte, ce très grand homme, fort bourgeoisement, s’est accommodé de Christiane Vulpius. À ce propos, n’a-t-il même pas dit que la main « qui tient le balai le samedi »
était aussi celle « qui caresse le mieux le dimanche »
? Et vous, ô Lélia ! qui vous eût reconnue dans l’aimable et placide grand’mère
de Nohant ? Concluons donc, avec les vrais juges, que la philosophie de Gil Blas est bien celle de l’expérience. Elle serait meilleure s’il avait tempéré d’un peu de sympathie pour tout ce qui en est digne l’enjouement habituel de sa sagesse égoïste. Elle serait tout à fait la bonne, si c’était seulement au nom de quelque principe plus relevé, de quelque morale plus haute que Le Sage eût raillé nos travers, bafoué nos ridicules ou condamné nos vices. Telle quelle, et sans plus de prétention à l’héroïsme, dans la médiocrité même de son bon sens, elle a son prix, — comme la morale de La Fontaine et comme celle de Molière.
Je voudrais que ce fût la seule chose dont on eût à regretter l’absence dans le roman de Le Sage. Sans doute, Gil Blas est un chef-d’œuvre ; mais il y a chef-d’œuvre et chef-d’œuvre. Car tout genre a ses lois, et qui sont déterminées par sa nature même. On ne juge que par comparaison. Ceux qui croient se bornera traduire l’impression directe qu’ils reçoivent des œuvres ne font pas attention qu’en premier lieu cette impression dépend de l’idée qu’ils se sont faite du genre auquel appartiennent les œuvres, et que cette idée à son tour dépend essentiellement de l’œuvre qu’ils considèrent comme le chef-d’œuvre du genre. Il n’est plus question, dans le siècle où nous sommes, d’établir que le roman est un genre dont la dignité peut s’égaler à celle de tant d’autres qui croyaient autrefois le primer ; l’expérience, et la preuve, par conséquent, en est faite. Mais où est le point fixe ? Et comme, par exemple, il est admis que la tragédie de Racine ou la comédie de Molière n’ont pas été dépassées, en est-il ainsi du roman de Le Sage ? et Gil Blas, en même temps qu’il est le chef-d’œuvre de son auteur, doit-il être tenu pour le chef-d’œuvre du roman français ? C’est la question qu’il nous reste à examiner maintenant.
V
Dirai-je d’abord qu’il manque à Gil Blas un certain degré de naturel ? J’entends que le style de Le Sage, admirable d’ailleurs, mais plutôt pour sa justesse que pour son aisance, et pour sa propriété que pour sa souplesse, est un style, quand on prend la peine d’en vérifier le titre, très laborieusement et très savamment travaillé. Les ornements littéraires proprement dits y abondent : ornements convenus, figures de rhétorique, métaphores, antithèses, allusions d’histoire ou de mythologie. Le nombre surtout de ces dernières étonne. Gil Blas déborde de souvenirs classiques : « C’est ainsi, nouveau Ganymède, que je succédai à cette vieille Hébé »
; ou encore : « La fête pensa finir comme le festin des Lapithes »
; ou encore : « J’envisageai mon maître comme Alexandre regardait son médecin »
. On n’a pas plus de lettres, ni plus de satisfaction à montrer qu’on en a. Il n’est pas jusqu’à une vieille actrice qui ne lui rappelle immédiatement la « déesse Cotys »
; et il ne dit pas de lui qu’il est le plus discret des valets confidents, mais qu’il en est l’« Harpocrate »
.
Les admirateurs à outrance répondront sans doute ici que c’est un trait de caractère, que Gil Blas est tout frais émoulu de la discipline du docteur Godinez, qu’il ne voit la vie et le monde, comme nous tous à son âge, qu’au travers de ses livres, et qu’enfin ces allusions même ne laissent pas de relever ce qu’il y aurait autrement de vulgaire, et d’inavouable au fond, dans le récit qu’il nous fait de quelques-unes de ses aventures. Ce serait bien répondu si Gil Blas, ou son ami Fabrice, ou encore don Chérubin de la Ronda, dans le Bachelier de Salamanque, étaient les seuls à se ressouvenir ainsi de leurs humanités. Mais il n’est personne, dans Gil Blas non plus que dans le Bachelier, à qui le romancier n’ait prêté de ces allusions ; et jusque dans les Mémoires de ce prétendu capitaine de flibustiers, d’où Le Sage a tiré les Aventures de Beauchêne, on n’est pas médiocrement surpris de rencontrer à tout coup sur sa route — comme on faisait voile pour les Antilles ou pour le Canada — Ixion, Acrisius, Syrinx et Daphné, les Amazones et les Piérides. Ces traits ne sont donc pas du caractère des personnages, mais bien, et positivement, du style de l’auteur, de sa façon particulière de penser et d’écrire.
C’est qu’à vrai dire, si le procédé ne laisse pas d’enlever quelque naturel au style, il y ajoute beaucoup de comique ; et voilà le grand point pour Le Sage. Le travail visible du style est, dans Gil Blas comme dans le Diable boiteux, de cette espèce particulière ; Le Sage travaille avec des procédés d’auteur comique ; il raconte à peu près comme il écrirait pour la scène. Prenez le mot si souvent cité du Diable boiteux : « On nous réconcilia, nous nous embrassâmes, et depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels »
; et comparez le mot, non moins souvent cité, du
Médecin malgré lui : « Je te le pardonne, mais tu me le payeras. »
Il y a dans l’un et dans l’autre un effet de concentration du sens, calculé pour l’optique de la scène. C’est écrit pour être dit plus encore que pour être lu. Quiconque reprendra Gil Blas avec cette attention que l’agrément même de la lecture nous empêche ordinairement d’y donner, reconnaîtra, je crois, que les mots les plus heureux que l’on y rencontre sont compris sous cet exemple, et rentrent tous, ou presque tous, sous la définition qu’on en pourrait donner : « Le juge écouta la plaignante et, l’ayant attentivement considérée, ◀jugea▶ que l’incontinent muletier était indigne de pardon »
; ou encore : « J’avais été trop bien élevée pour me laisser tomber dans le libertinage. À quoi donc me déterminer ? Je me fis comédienne pour conserver ma réputation. »
Ce qui fait ici la plaisante vivacité de l’expression, c’est ce qui n’y est pas, les sous-entendus qu’elle enferme, le raccourci qui sert à les traduire, l’agilité dont l’écrivain saute par-dessus l’intermédiaire que l’on attendait, et va d’abord au bout de sa pensée. C’est le procédé constant de Molière.
Fortement marquée dans ces bouts de phrase, l’intention comique l’est bien plus fortement encore dans le rythme même du discours. Rappelez-vous cette apologie du vol, que Le Sage a placée dans la bouche du capitaine Rolando : « Tu vas, mon enfant, mener ici une vie bien agréable, car je ne te crois pas assez sot pour te faire une peine d’être avec des voleurs. Eh ! voit-on d’autres gens dans le monde ! Non, mon ami, tous les hommes aiment à s’approprier le bien d’autrui ; c’est un sentiment général, la manière seule
de le faire en est différente… Les conquérants, par exemple, s’emparent des États de leurs voisins. Les personnes de qualité empruntent et ne rendent point. Les banquiers, trésoriers, agents de change, commis, et tous les marchands, tant gros que petits, ne sont pas fort scrupuleux. Pour les gens de justice, je n’en parlerai point… »
C’est un morceau de bravoure, comme on en rencontre tant et de si lestement troussés dans la comédie de Regnard. Le premier discours de Fabrice à Gil Blas est également si bien approprié pour la scène qu’à la fin du siècle, dans le Mariage de Figaro, Beaumarchais — qui doit tant à Le Sage — n’aura qu’à en reprendre le mouvement pour obtenir le fameux monologue : « J’arrivai à Valencia avec un seul ducat, sur quoi je fus obligé d’acheter une paire de souliers. Le reste ne me mena pas bien loin. Ma situation devint embarrassante ; je commençais déjà même à faire diète ; il fallut promptement prendre un parti. Je résolus de me mettre dans le service… »
Vous avez reconnu le passage : « Mes joues creusaient, mon terme était échu, je voyais arriver de loin l’affreux recors, la plume fichée dans la perruque… En frémissant, je m’évertue… »
Il n’est pas enfin jusqu’aux jeux de scène et jusqu’aux attitudes qui ne se retrouvent engagés dans la narration de Le Sage ; des jeux de scène que l’on est tenté de mimer et des attitudes qu’il vous vient comme une envie d’essayer. Ainsi, quand Gil Blas rencontre sa première bonne fortune : « Vous ne vous trompez pas, ma mie, interrompis-je, en étendant la jambe droite et penchant le corps sur la hanche gauche. »
C’est de la fatuité de théâtre, une façon de s’étaler dont le
ridicule sauterait immédiatement aux yeux dans la vie commune, mais ajustée tout exprès à la scène et aux convenances de sa perspective. Joignez maintenant à cela tout ce qu’il y a dans Gil Blas, dans les premiers livres surtout, de caricatures un peu fortes, — le docteur Sangrado, le seigneur Mathias de Silva, tout un lot d’entremetteuses, d’usuriers, d’intendants, de laquais échappés des coulisses, que vous reconnaissez pour les avoir vus figurer dans le répertoire de Molière, de Regnard, de Dancourt, de tant d’autres encore, — et vous comprendrez ce que l’on veut dire quand on dit qu’il manque à Gil Blas un certain degré de naturel.
On veut dire que, dans Gil Blas lui-même, le roman de mœurs est encore engagé dans la comédie proprement dite. Il n’y a pas seulement ses origines, il y a ses procédés. C’est un genre qui ne se meut pas dans sa propre et pleine indépendance. Les lois, ou les conventions si l’on veut, qui le distingueront un jour de tout ce qui n’est pas lui, ne sont pas assez déterminées. La convenance n’est pas encore entière entre la forme et le fond, l’adaptation n’est pas parfaite entre les moyens et la fin. Si l’objet propre du roman est reconnu, qui est la représentation de la vie commune, les procédés sont toujours ceux de la comédie, qui en est la satire ou la dérision. Cependant, le roman n’est pas la comédie, et, depuis deux siècles tantôt, nous ne l’aurions pas vu prendre le développement et l’accroissement de dignité qu’il a pris dans toutes les littératures européennes, s’il n’était venu nous apporter quelque chose que nous ne trouvions pas dans la comédie, — ni dans la comédie d’intrigue, ni
dans la comédie de mœurs, ni dans la comédie de caractère. Et louer Le Sage, comme on l’a fait quelquefois, d’avoir, selon l’expression de Charles Nodier, je crois, « versé la comédie dans le roman »
, c’est louer La Chaussée, par exemple, ou Mme de Graffigny, d’avoir été, quelques années plus tard, des romanciers au théâtre.
Une autre qualité qui fait défaut au roman de Le Sage, c’est la composition. Le Sage ne compose pas, et, à vrai dire, il n’y a pas de sujet dans Gil Blas. On y peut bien reconnaître une conduite, c’est-à-dire une succession d’épisodes qui, de condition en condition, élève le héros jusqu’à ces hauteurs d’où, comme d’un lieu dominant, on voit au-dessous de soi s’agiter sans repos l’active fourmilière humaine. Ce n’est pas là toutefois ce qui s’appelle un plan. Et la preuve, c’est que, sans parler de ces nouvelles qui — comme le Mariage de vengeance ou l’Histoire de don Raphaël — viennent sans cause et sans profit à la traverse de l’histoire de Gil Blas, la preuve, c’est que, si l’on n’oserait rien ajouter à Gil Blas, on conçoit aisément que Le Sage y eût lui-même ajouté presque autant d’épisodes qu’il eût pu lui convenir, comme il n’est pas douteux qu’il fût possible aussi d’en abréger ou d’en retrancher plus d’un. Ôtez, par exemple, toute l’histoire de Scipion : vous y perdrez sans doute, vous lecteur, plus d’une page très divertissante, mais je crains qu’en vérité Gil Blas n’y perdît rien, ou même qu’il y gagnât peut-être. Boileau reprochait à La Bruyère d’avoir adroitement évité le plus difficile de l’art d’écrire en évitant les transitions ; et il voulait dire par là qu’il y a bien de la différence entre un livre et un recueil de pensées ou d’observations, quand ce serait les Caractères eux-mêmes de La Bruyère. Et le reproche n’est pas moins vrai, je ne dis pas du Diable boiteux, mais de Gil Blas lui-même.
Examinons, en effet, les procédés de Le Sage ; et pour cela, sans avoir égard à la chronologie de ses œuvres, considérons-les plutôt dans l’ordre de leur succession logique, lequel se trouve être aussi celui de leur mérite littéraire. Prenons d’abord le Mélange amusant : c’est le dernier écrit de Le Sage, un recueil de « saillies d’esprit et de traits historiques des plus frappants »
, si du moins nous en croyons le titre. On y rencontre des fragments du Marcos d’Obregon et du Guzman d’Alfarache, des historiettes que l’auteur avait employées déjà sept ans auparavant dans le Bachelier de Salamanque, des anecdotes plus ou moins authentiques, un fait divers arrivé la veille, une réplique entendue au café, une scène de mœurs observée au spectacle de la Foire. Voilà le premier assemblage des matériaux d’un roman à venir : encore aujourd’hui c’est à peu près ainsi que procèdent nos romanciers naturalistes.
La Valise trouvée nous montre Le Sage au travail. Il s’agit d’un courrier que l’on a dévalisé sur la route ; les habitants du village ont ramassé le sac aux dépêches et le portent au château voisin, où on l’éventre, pour en décacheter les lettres et les lire. Chacune de ces lettres est un commencement de mise en scène de ce que nous appelons un petit événement parisien. — Lettre d’un acteur dramatique qui a donné une pièce nouvelle au Théâtre-Français et qui se plaint à son ami du mauvais succès qu’elle a eu. — Lettre d’une fille des chœurs de l’Opéra, à Paris, à sa mère, qui demeure en province. — Lettre d’un militaire qui mande à une dame de ses amies comment une maîtresse infidèle s’est raccommodée à son amant qui ne voulait plus la voir. — Lettre d’une jeune bourgeoise de Paris à une de ses amies établie à Saumur. — Si le point de départ était moins arbitraire, si le cadre était plus nettement dessiné, s’il existait un lien entre ces lettres, nous aurions là l’esquisse d’un véritable roman de mœurs. Encore faut-il bien remarquer que l’invention de ce cadre si simple n’appartient pas à Le Sage et qu’il la doit à un Italien, Ferrante Pallavicino20.
Faisons cependant un nouveau pas ; cherchons quelque moyen de ramener à un centre toutes ces scènes éparpillées ; supposons des cheminées qui dialoguent entre elles, et se content l’histoire des riches traitants ou des pauvres diables qui se chauffent à leur foyer : nous avons l’Entretien des cheminées de Madrid. Mais la supposition de Luis Velez de Guevara n’a-t-elle pas quelque chose de plus ingénieux encore et de moins artificiel, ou de plus acceptable ? Qui de nous, en effet, ne serait curieux de ce qui se passe dans ces intérieurs si bien clos, où chacun — quand le soir arrive, et que la nuit, de ses ombres et de son silence a enveloppé la grande ville — dépouille son visage officiel, son personnage avec son costume, et redevient jusqu’au lendemain ce que la nature l’a fait ? Voilà le Diable boiteux, dont la composition n’a encore coûté à Le Sage que la peine de remprunter.
Enfin, s’il est moins ingénieux, il est plus conforme à la réalité, peut-être, d’imaginer une vie humaine qui se raconterait elle-même, — à l’imitation de l’Estevanille Gonzalez ou du Guzman d’Alfarache, — une vie chargée de beaucoup d’aventures, dont une moitié se passerait à Paris et l’autre au Canada, par exemple, ou une moitié à Madrid et une moitié au Mexique, et nous intitulerions cela les Aventures de Robert de Beauchêne, ou le Bachelier de Salamanque… Ai-je besoin de poursuivre, et de montrer que — sauf l’excellente idée qu’il a eue cette fois de ne pas faire passer son héros aux Indes occidentales — Gil Blas est exactement composé de la même manière ?
On voit la conséquence. À s’y prendre ainsi, ce n’est que par hasard que l’on peut une fois en sa vie rencontrer l’unité. Car les épisodes ne sortent pas les uns des autres, et la succession n’en est réglée par aucune logique intérieure, puisque l’assemblage des matériaux a précédé tout motif de les assembler, et que le choix ne s’exerce sur eux en vertu d’aucune intention ou idée préconçue. C’est comme si le savant expérimentait pour expérimenter, sans chercher dans son expérience la confirmation ou la contradiction d’un résultat prévu ou au moins soupçonné. Et l’on raconte, je le sais, que d’admirables découvertes se seraient ainsi laissé faire ; et tout de même, dans le cas de Gil Blas, ce procédé d’art a enfanté presque un chef-d’œuvre. Mais quelque admirable que le détail y puisse être, on sent bien qu’il manque quelque chose ; et ce quelque chose, nous pouvons le définir. C’est le surcroît de valeur qu’un détail, pour heureux qu’il soit en lui-même, tire de son rapport avec tout un ensemble ; c’est aussi le plaisir qui suit, plaisir esthétique entre tous, le plaisir que l’on éprouve à voir sortir de terre une construction qui remplit, à mesure qu’elle avance, toutes les parties d’un dessin et d’un plan ; c’est enfin cette satisfaction particulière, l’une des plus hautes qu’il y ait au monde, celle que donne la vue du définitif et de l’achevé, comme si le pouvoir vainqueur de la forme avait soustrait au néant ce qui était né d’essence périssable, et l’avait éternisé. Là vraiment, et nulle part ailleurs, est le défaut de Gil Blas : l’œuvre n’est pas composée. Ce qui manque à Le Sage, c’est l’invention, la véritable invention, celle qui crée les grands ensembles et qui les crée en quelque façon d’eux-mêmes, avec rien, l’invention, — je ne veux pas même dire des Cervantès, — mais l’invention des Daniel Defoe et des Samuel Richardson, celle à qui nous devons Robinson et Clarisse.
Autre et dernière lacune enfin, dont il convient d’indiquer en deux mots l’importance : le roman de Le Sage manque de richesse psychologique ou de complexité morale ; et, dans ce roman de caractère, il n’y a pas de caractères. Cependant, si le roman, comme genre, a une raison d’être, et, dans presque toutes les littératures, une origine historique certaine, c’est que la comédie ne peut pas enfoncer très profondément dans les caractères particuliers, qu’elle est même obligée, par la nature de ses moyens, de se contenter le plus souvent d’indications générales et sommaires. Le caractère le plus individuel peut-être qu’il y ait dans le théâtre de Molière, c’est Tartufe, qui est bien Tartufe si l’on veut, mais qui est surtout et avant tout l’hypocrite. Tout de même Harpagon est Harpagon, sans doute, et M. Jourdain est M. Jourdain, mais ils sont surtout et avant tout : M. Jourdain, le bourgeois gentilhomme, et Harpagon, l’avare. Ces caractères sont généraux avant d’être individuels. Ils ne se composent pas lentement, successivement, ils ne s’enrichissent pas de nuances nouvelles à mesure qu’ils se développent, ils ne se compliquent pas selon le cours des circonstances, ils sont d’abord tout ce qu’ils sont et tout ce qu’ils doivent être. Ce sont des vices ou des ridicules incarnés. Mais s’il est intéressant de les voir agir dans leur rôle de puissances malfaisantes, il est intéressant aussi de savoir comment ils se sont formés, et c’est l’objet propre du roman, ou du moins de ce que jusqu’ici le roman a produit de plus rares chefs-d’œuvre.
Si c’en était le lieu, peut-être vaudrait-il bien la peine d’appuyer sur cette distinction ; car, dans la langue littéraire elle-même, et à plus forte raison dans l’usage quotidien, nous voyons que l’on confond, presque sans s’en apercevoir, deux sens très différents pourtant du mot de caractères. Ainsi, nous appelons comédies de caractère les comédies de Molière, et c’est une appellation consacrée ; mais c’est aussi le roman de caractère que les Anglais admirent dans les romans de Richardson. Au premier sens, le mot de caractère exprime donc ce qu’il y a de plus général dans la peinture de l’avarice ou de l’hypocrisie ; et dans le second sens, il exprime au contraire ce qu’il y a de plus particulier dons la peinture de Clarisse ou de Lovelace. De telle sorte que le caractère, au théâtre, c’est Arnolphe, Tartufe, Alceste, Harpagon, Trissotin, ou en d’autres termes ce qu’il y a de plus général qui se puisse concilier avec la vie individuelle, tandis qu’au rebours, dans le roman, le caractère, c’est Manon, c’est Clarisse, c’est Tom Jones, c’est René, en d’autres termes ce qu’il y a de plus individuel qui puisse par quelque endroit demeurer vraiment général, c’est-à-dire vraiment et largement humain.
Or, voilà bien ce que l’on ne trouve pas dans le roman de Le Sage : en premier lieu, de tels caractères ; et, en second lieu, la psychologie délicate et savamment nuancée qui les explique, les rend probables, et conséquemment viables. « Je viens de relire Tom Jones, écrivait un jour à Walpole Mme du Deffand… Je n’aime que les romans qui peignent les caractères, bons ou mauvais. C’est là où l’on trouve de vraies leçons de morale, et si l’on peut tirer quelque fruit de la lecture, c’est de ces livres-là ; ils me font beaucoup d’impression ; vos auteurs sont excellents dans ce genre et les nôtres ne s’en doutent point. J’en sais bien la raison, c’est que nous n’avons point de caractère. Nous n’avons que plus ou moins d’éducation, et nous sommes par conséquent imitateurs et singes les uns des autres21. »
Et, à quelques jours de là, comme Walpole, qui ne partageait pas, en raffiné ou en dégoûté qu’il était, cette admiration pour Tom
Jones non plus que pour Clarisse, leur opposait précisément Gil Blas, Mme du Deffand, mettant le doigt sur les vraies raisons de son impression, y persistait en lui disant : « À l’égard de vos romans, j’y trouve des longueurs, des choses dégoûtantes, mais une vérité dans les caractères, quoiqu’il y en ait une variété infinie, qui me fait démêler en moi-même mille nuances que je n’y connaissais pas… Dans Tom Jones, Alworthy, Blifil, Square et surtout Mme Miller ne sont-ils pas d’une vérité infinie ?… Enfin, quoi qu’il en soit, depuis vos romans, il m’est impossible d’en lire aucun des nôtres. »
Elle allait trop loin à son tour, ne faisant pas métier de critique, se laissant guider tout entière à l’impression du moment, et Walpole avait raison de défendre notre Gil Blas contre ce dédain de grande dame. Mais elle ne se trompait pas, et ce qui fait défaut au roman de Le Sage, si ce n’est pas la variété, c’est bien ce qu’elle appelle ici la vérité des caractères.
La psychologie de Gil Blas est un peu courte. Les personnages y sont trop d’une pièce, et on en a trop vite atteint le fonds, si même ils en ont un. Tel était Gil Blas quand il sortit de sa petite ville natale, sur la mule du chanoine Gil Perez, son oncle, et tel il est encore, quand, à la fin du récit, en dépit de la chronologie, il épouse la vertueuse Dorothée de Jutella. Les aventures ont glissé sur lui sans y laisser de traces profondes. Sans doute, il s’est enrichi d’expérience, et les années ont amené naturellement en lui ce qu’elles amènent de changements avec elles ; il ne se croit plus la huitième merveille du monde, « l’ornement d’Oviedo et le flambeau de la philosophie »
;
mais nous n’avons pourtant pas de peine à reconnaître, dans ce nouveau seigneur de village, « le petit écervelé qui avait plus d’esprit qu’il n’était gros »
, quand il venait avec sa bouteille chercher du vin pour le souper de son oncle. Le caractère est conforme à lui-même : sibi constat. Ce n’est pas très étonnant, puisqu’il est uniforme. La vie n’a fait que développer en Gil Blas ce que la nature y avait mis de tout temps ; elle n’y a vraiment rien transformé, ni surtout rien ajouté. Et c’est pour cela que, n’étant naturellement ni bon ni mauvais, il nous demeure sympathique jusque dans des occasions de soi fort peu louables, — parfois même un peu « dégoûtantes »
, selon le mot de Mme du Deffand ; — mais c’est aussi pour cela qu’il est un héros de comédie plutôt que de roman, et non pas tant un caractère qu’un type, et une personne qu’un emploi.
Nous pourrions ajouter enfin qu’il ne nous émeut guère, et pour les mêmes raisons : parce qu’il est l’occasion ou le prétexte de ses mésaventures plutôt qu’il n’en est la victime ; parce qu’il manque de richesse psychologique et de complexité morale ; parce qu’il ressemble trop à tout le monde, ou du moins aux valets de Molière et de Regnard, à Mascarille et à Crispin, à Lazarille de Tormès et à Guzman d’Alfarache. Mais nous en avons dit assez pour établir ce que nous voulions. Quels que soient les mérites particuliers de Le Sage, et quelque estime que l’on fasse à bon droit de Gil Blas ou du Diable boiteux, ses romans, trop voisins encore de leurs origines, y demeurent eux-mêmes trop embarrassés. Auteur comique avant tout, mais surtout satirique, Le Sage invente, ou plutôt il emprunte, il compose, il écrit, il plaisante comme il ferait pour le théâtre ; et Gil Blas, bien loin d’être le chef-d’œuvre du roman français, est à peine un roman, puisqu’il y manque justement tout ce que l’on demande au roman. Même l’observation ou l’imitation de la vie commune, dont Le Sage a vu le premier tout le parti que l’art pouvait tirer, il n’a pas pu ou il n’a pas su les soustraire aux conventions de la scène, si seulement il y a songé.
C’est qu’aussi bien, dans l’histoire de la littérature ou de l’art, de même que tous les fruits n’atteignent pas au même temps de l’année leur point de maturité, ainsi tous les genres n’atteignent pas simultanément leur point de perfection. Il y en a de précoces, il y en a de tardifs. Né vers la fin du xviie siècle, longtemps considéré comme un genre inférieur, abandonné pour cette raison et laissé presque uniquement aux femmes, le roman n’a conquis qu’assez tard, dans la seconde moitié du xviiie siècle, son droit de cité littéraire. Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, qui en écriront, ne continueront pas moins de traiter très dédaigneusement ce genre de fictions chimériques et frivoles, non moins dangereuses, diront-ils, pour le goût que pour les mœurs. Et, en effet, quoi que l’auteur de Gil Blas eût fait — et il a fait beaucoup pour donner au roman cette signification ou cette valeur littéraire qui lui manquaient alors — il restait cependant bien plus encore à faire, pour y réussir, que Le Sage n’avait fait lui-même, et qu’il n’eût pu faire, quand il l’eût voulu. C’est d’ailleurs ce que l’on verra mieux dans les études qui suivent : sur Marivaux et sur Prévost ; on y verra, je pense aussi, l’intérêt de la question, et qu’elle touche peut-être à plus de points que l’on ne croirait d’histoire et d’esthétique.
Marivaux
Je ne sais si, dans le temps où nous sommes, le Diable boiteux et Gil Blas ont autant de lecteurs qu’ils en devraient avoir ; mais, pour aussi peu qu’ils en aient, j’oserais bien répondre qu’ils en ont encore plus que la Vie de Marianne et le Paysan parvenu. Ce sont les romans de Le Sage qui ont consacré dans l’histoire de la littérature française le nom de l’auteur de Turcaret. Marivaux, au rebours : c’est aux Fausses Confidences, c’est au Legs, c’est à l’Épreuve, c’est au Jeu de l’amour et du hasard que ses romans doivent de vivre ou, pour parler plus exactement, de n’être pas tombés tout à fait dans l’oubli. N’y aurait-il pas peut-être là quelque injustice ? Unique au théâtre, et de telle nature que, s’il ne l’y avait pas prise, personne, je crois, ne l’occuperait, la place de Marivaux est considérable encore dans l’histoire du roman ; et, s’ils ne comptent pas au rang de nos chefs-d’œuvre, Marianne et le Paysan parvenu ne laissent pas d’être, au moins, des œuvres singulièrement significatives. C’est une forme d’éloge que Marivaux eût sans doute goûtée.
Pour la justifier, je voudrais étudier d’abord les origines et, en quelque manière, la composition successive du talent de Marivaux ; je tâcherais de dire ensuite ce que ses romans ont apporté d’enrichissement durable au fonds commun du roman français ; enfin je rechercherais ce qui lui a manqué pour être placé plus haut dans l’histoire de notre littérature, et tout cela, si je ne me trompe, devrait s’expliquer par un même principe. Ce même principe résoudrait, d’autre part, l’énigme de sa réputation. On verrait ce qu’il y a de juste dans les vives critiques que ses contemporains ne lui ont pas ménagées, ce qu’il y a d’équitable dans l’espèce de réparation que nous lui avons faite22 ; et que, bien loin qu’il y ait par-dessous cette apparente opposition rien de contradictoire, il n’y a rien que d’aisément conciliable et de rigoureusement conséquent. Ce n’est pas lui qui a changé, c’est nous ; ce n’est même pas nous, c’est le temps ; et, bien plus que le temps, c’est peut-être le sens des mots.
I
Si l’on osait parler la langue de Marivaux, on dirait que le « marivaudage » était né depuis longtemps, et
même qu’il était déjà « devenu grand garçon »
, lorsque l’auteur de Marianne et du Paysan vint le prendre par la main, le conduisit à la perfection, et lui donna son nom. En style plus simple, cela signifie que, pour bien comprendre et bien apprécier Marivaux, il importe avant tout de le replacer dans le milieu où il a vécu, où il s’est formé, pour lequel enfin il a écrit. Ses romans, en effet, comme d’ailleurs la plupart de ses comédies, tiennent en quelque sorte par tous les côtés à une petite société d’aimables femmes et de beaux esprits, dont leur pire malheur est justement de n’avoir jamais pu réussir à se détacher tout à fait. Cette petite société, c’est la société précieuse du commencement du xviiie
siècle : elle vaut la peine d’être connue.
Le dernier biographe de Marivaux, le plus copieux et le mieux informé, M. Gustave Larroumet, parlant du premier roman de son auteur : Pharsamon ou les Folies romanesques ; et le prenant pour une dérision des romans de Mlle de Scudéri, s’est demandé si vraiment il restait, après Molière et Boileau, quelque chose à dire des précieuses, ou même si seulement il existait encore, aux environs de 1712, des Cathos et des Madelon. Mais Le Sage lui avait répondu par avance. Il y a lieu de croire, en effet, que, si dans le Diable boiteux, dans Gil Blas, dans le Bachelier de Salamanque enfin, Le Sage avait obstinément poursuivi les précieuses de ses mordantes épigrammes, c’est qu’il y avait des précieuses, et que ni Boileau ni Molière n’avaient si bien tué les Cathos et les Madelon qu’elles ne continuassent après eux de se porter toujours assez bien.
En réalité, les dernières années du xviie siècle, sous l’influence de diverses causes, ont été marquées par un retour imprévu de l’esprit français à la préciosité. Tous n’en sont pas morts ; quelques-uns en ont même vécu ; presque tous en ont été certainement atteints : la seule école des Regnard, des Le Sage, des Dancourt y a presque entièrement échappé. J’ose dire que ni La Bruyère ni Fénelon lui-même n’en sont tout à fait exempts. L’auteur du Petit Carême et celui des Lettres persanes en ont été l’un et l’autre diversement touchés, mais touchés plus à fond que l’on ne le voudrait peut-être pour leur gloire ; il y a des traces de préciosité dans les plus beaux, dans les plus éloquents sermons de Massillon ; il y en a dans les Lettres persanes et l’Esprit des lois lui-même. Enfin, quant aux La Motte et quant aux Fontenelle, il n’a pas tenu à eux de ressusciter la génération des Benserade et des Voiture, en attendant qu’ils eussent achevé de former celle des Moncrif et des Marivaux. On me pardonnera, pour le bien montrer, la longueur d’une ou deux citations nécessaires, curieuses d’ailleurs par elles-mêmes, et d’autant plus qu’on lit moins Fontenelle.
« Vous eussiez été bien étonnée, madame, et la vertu de Mlle votre fille vous eût été bien suspecte, si vous eussiez vu où nous étions hier, elle et moi. Voici quelles étaient nos attitudes. J’avais ôté mon justaucorps, j’allais achever de me mettre en chemise, et Mlle votre fille n’attendait que le moment de m’embrasser et de se jeter à corps perdu sur moi. C’est là le fruit de la sévère éducation que vous lui avez donnée. Si vous voulez pourtant que je dise quelque chose pour la justifier auprès de vous, nous passions la rivière, l’eau était fort émue, et Mlle votre fille l’était encore davantage. Du milieu de la rivière elle cria qu’on la remît à terre. Vous savez qu’elle n’est jamais si belle que quand elle s’anime, et jamais elle ne fut si animée. Ce n’est pas l’avoir vue que de l’avoir vue sur terre ; l’eau agitée est bien plus favorable à sa beauté. Je tâchai pourtant de la rassurer et de diminuer ses charmes en lui disant que bien des personnes qui ne la valaient pas avaient été reçues par des tritons et des naïades quand elles étaient tombées à l’eau. Mais la peur lui avait tellement troublé l’esprit qu’elle n’en crut rien, et elle voulut que je me misse en état de la sauver du péril à la nage. Je me déshabillai donc à demi, et je me repens bien de ne pas lui avoir dit qu’elle se déshabillât aussi bien que moi, pour peser moins sur l’eau, car je suis sûr qu’elle l’eût fait. »
On a reconnu le tour et le badinage de Voiture, ou le « baladinage »
, comme disait nettement Voltaire. Voici maintenant le tour, déjà le style, et la subtilité de Marivaux :
« Gigès. — Écoutez : il n’y a pas tant de vanité à « tirer de l’amour d’une maîtresse. La nature a si bien établi le commerce de l’amour qu’elle n’a pas laissé beaucoup de choses à faire au mérite. Il n’y a point de cœur à qui elle n’ait destiné quelque autre cœur ; elle n’a pas pris soin d’assortir toujours ensemble toutes les personnes dignes d’estime ; cela est fort mêlé, et l’expérience ne fait que trop voir que le choix d’une femme aimable ne prouve rien ou presque rien en faveur de celui sur qui il tombe. Il me semble que ces raisons-là devraient faire des amants discrets.
« Candaule. — Je vous déclare que les femmes ne voudraient point d’une discrétion de cette espèce, qui ne serait fondée que sur ce qu’on ne se ferait pas un honneur bien grand de leur amour.
« Gigès. — Et ne suffit-il pas de s’en faire un plaisir extrême ? La tendresse profitera de ce que j’ôterai à la vanité.
« Candaule. — Non, elles n’accepteraient point ce parti.
« Gigès. — Vous ne songez pas que l’honneur gâte tout cet amour dès qu’il y entre. D’abord, c’est l’honneur des femmes qui est contraire aux intérêts des amants ; et puis, du débris de cet honneur-là, les amants s’en composent un autre, qui est fort contraire aux intérêts des femmes. Voilà ce que c’est que d’avoir mis l’honneur d’une partie dont il ne devait point être. »
N’était le dernier mot, — non pas plus léger, comme on verra, — mais plus impertinent peut-être, et aussi de plus de portée qu’il n’appartient à Marivaux, cette page à la fois très précieuse et très spirituelle pourrait certainement être signée de lui. Voilà bien jusqu’à ces tics de style, « cet honneur-là, ces raisons-là »
, que l’on n’a pu croire particuliers à Marivaux que faute d’avoir assez lu Fontenelle. Voilà bien encore cette façon de jouer sur les mots dont on
trouverait dans Marianne et dans le Paysan parvenu de si nombreux exemples : « Pour parvenir à être honoré, je saurai bien cesser d’être honorable, et, en effet, c’est assez le chemin des honneurs. »
Voilà bien cette finesse très réelle et cette vérité d’observation mondaine qui ne laissent pas quelquefois de s’insinuer dans la prose des précieux, parce qu’après tout les mots ne sauraient cesser de représenter des idées, et que, de l’alliance nouvelle que l’on en fait, il ne se peut pas qu’il ne sorte parfois une idée nouvelle.
On pourrait ainsi chercher et retrouver Marivaux comme dispersé chez la plupart de ses contemporains. Que de façons de dire que La Motte lui eût enviées ! « Madame, mon amitié pour vous a commencé sur le Pont-Neuf ; de là jusqu’à votre maison elle a pris vigueur et croissance ; sa perfection est venue chez vous ; et deux heures après il n’y avait plus rien à y mettre ; en voilà le récit bien véritable. »
Que de pointes qui ne sont guère plus savamment amenées par Massillon ! « Il y eut un sermon qui fut fort beau ; je ne dis pas bon : ce fut avec la vanité de prêcher élégamment qu’on nous prêcha la vanité des choses de ce monde, et c’est là le vice de nombre de prédicateurs : c’est bien moins pour notre instruction que pour leur orgueil qu’ils prêchent ; de sorte que c’est presque toujours le péché qui prêche la vertu dans nos chaires. »
Bien loin donc de lui être aussi particulier que l’on croit et qu’il se le figurait volontiers lui-même, le style de Marivaux est le style des coteries dont il est. Marivaux écrit comme il entend parler autour de lui,
dans la société de Fontenelle, dans le salon de Mme de Lambert ; et l’on y parle comme on parlait au commencement du xviie
siècle dans le salon, ou plutôt dans l’alcôve de la marquise de Rambouillet. Molière et Boileau disparus, les beaux esprits ont recouvre l’empire dont le bon sens et le génie les avaient un temps dépossédés. La marquise de Lambert, au palais Mazarin, locataire, voisine et amie du duc de Nevers, le protecteur déclaré de Pradon contre Racine, amie plus intime encore du marquis de Saint-Aulaire, l’ennemi particulier de Boileau, goûtant elle-même très médiocrement Molière, et, — qui sait ? — trouvant peut-être les Fables de La Motte supérieures à celles de La Fontaine, tient école de marivaudage, fait profession de s’exprimer « avec une élégance admirable »
, est écoutée comme un oracle, et achève enfin, dit Le Sage, — à qui nous empruntons la plupart de ces traits, — d’initier les débutants et les candidats à l’Académie française à toutes les délicatesses du « langage proconchi »
: une langue admirable, ajoute-t-il, une langue vivante, une langue harmonieuse, et seulement chargée d’un peu plus de « métaphores »
et de « figures outrées »
que le biscaïen lui-même, lequel, comme chacun sait, brille surtout par la simplicité23. Marivaux a-t-il
fréquenté chez Mme de Lambert ? C’est probable ; les biographes le disent, et, s’ils ne le prouvent pas, il suffit qu’à défaut de raisons démonstratives nous en ayons la certitude morale. Marivaux est un des plus brillants élèves de Mme de Lambert, et, s’il n’a pas été du nombre des habitués de ce fameux salon, c’est le cas de dire qu’il était digne d’en être.
J’avais toujours été frappé, quand il m’arrivait de parcourir Pharsamon, par exemple, ou encore le second des romans de Marivaux : les Effets surprenants de la sympathie, d’un certain air de ressemblance vague avec je ne sais quoi de déjà lu. Je connaissais ces aventures, j’avais rencontré ces personnages ; cette conception du roman ne m’était pas nouvelle, ni cette métaphysique, ni cette langueur, ni même ce style. La ressemblance avait bien un corps, puisque je ne suis pas seul à l’avoir aperçue. Les Effets surprenants de la sympathie, c’est la Clélie de Mlle de Scudéri, c’est la Polexandre de Gomberville, c’est peut-être surtout l’Astrée d’Honoré d’Urfé. L’œuvre est trop médiocre en elle-même pour qu’il soit utile, je ne dis pas de l’analyser, mais d’en rechercher plus curieusement les véritables origines. C’est seulement une preuve qu’en histoire aussi bien qu’en physique il est assez ordinaire aux mêmes causes d’opérer les mêmes effets, et rien n’explique mieux comment quelques « caillettes » ont fini par avoir raison de l’auteur de Gil Blas, de celui des Satires, et de celui des Précieuses ridicules.
Tous les trois, en effet, — pour des raisons générales tirées de la nature de leur art, et pour des raisons personnelles tirées de leur façon de vivre, de leur tempérament, enfin de leur métier, — tous les trois dans leurs attaques avaient passé la mesure et le but. Ils n’avaient pas voulu voir, ou peut-être ils n’avaient pas vu qu’il y avait autre chose dans la préciosité qu’une révolution du langage. Au commencement du xviiie siècle, la société de l’hôtel de Rambouillet s’était formée comme d’un esprit d’opposition contre la grossièreté des mœurs environnantes. Précieux et précieuses avaient tenu vraiment, pendant un demi-siècle, il faut bien le savoir, école de morale autant que de bel esprit, morale mondaine, si l’on veut, et très mondaine, qui retardait, qui ne supprimait point,
Les bas amusements de ces sortes d’affaires ;
morale cependant, — s’il importe beaucoup de savoir que tout ce qui se pense ou se fait ne doit pas pour cela se dire, et que tout ce qui se dit ne peut pas s’écrire.
Or, cette même grossièreté du discours et des manières, on la vit reparaître dans les dernières années du règne de Louis XIV. « On parlé d’une région, écrivait La Bruyère en 1688, où les vieillards sont galants, polis et civils, les jeunes gens au contraire durs, féroces, sans mœurs ni politesse. Ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir, ils leur préfèrent des repas, des viandes et des amours ridicules. »
C’est à quelques années de là que la marquise de Lambert, jeune encore, veuve et riche, ouvrait son salon comme un lieu de refuge et d’asile à cette civilité,
à cette galanterie, à cette politesse enfin qui s’en allaient.
Ne nous étonnons donc pas si Le Sage, si Boileau, si Molière n’ont remporté sur les précieuses qu’une demi-victoire. Le génie lui-même ne vient pas à bout de ce qui a sa raison d’être, et les précieuses avaient la leur, et elle était morale autant que littéraire. Ne nous étonnons pas non plus si les œuvres sorties, pour ainsi dire, de l’inspiration plus ou moins prochaine de Mme de Lambert offrent des traits frappants de ressemblance avec celles qu’avait autrefois dictées l’influence de Mme de Rambouillet, puisque l’influence de l’une et l’inspiration de l’autre s’efforçaient de diriger la littérature et les mœurs vers un même idéal social. Mais, après avoir noté la ressemblance, attachons-nous plutôt aux différences. À cinquante ou soixante ans d’intervalle, et dans un siècle comme le xviiie , on se doute bien qu’elles sont considérables : je n’indiquerai que celles dont je crois voir la trace profondément marquée dans les romans de Marivaux.
Si l’on peut dire avec vérité que la littérature, confinée jusqu’alors entre pédants et savantasses, avait fait son entrée dans le monde par le salon de Mme de Rambouillet, la politique, la science, la philosophie même y font la leur par le salon de Mme de Lambert. On ne saurait douter que, parmi les habitués de son salon, la liberté, le « désordre aimable »
de la conversation, très diverse, nullement guindée, permît aux Valincour, aux Hénault, aux d’Argenson, à tous ceux qui étaient dans les charges, de causer quelquefois d’événements plus considérables que le dernier
madrigal de Sainte-Aulaire ou le dernier divertissement de la petite cour de Sceaux. Une longue lettre d’elle à son ami Saci — sur la mort du duc de Bourgogne — témoigne éloquemment de la vivacité d’intérêt, toute nouvelle chez une femme, qu’elle prend pour la chose publique. Aux jours où la réunion, plus littéraire, affectait comme une physionomie de séance académique, Fontenelle y présidait, Fontenelle ou Mairan, demi-savants l’un et l’autre, l’un et l’autre éminemment propres à donner aux gens du monde cette légère teinture de science qui leur suffit, et qui suffit en même temps au besoin que la science peut quelquefois avoir de la curiosité, de l’intérêt, de la sympathie des gens du monde. Mairan, traité « d’illustre »
par ses contemporains, est aujourd’hui bien déchu de sa gloire ; Fontenelle, en dépit de quelques ridicules, demeure l’auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes, et, sous son air de galantin, un grand esprit, comme on l’a dit, très ouvert à toutes choses, souvent profond à force de subtilité, capable enfin avec la même intelligence, le même tact, la même aisance de louer Malebranche et Cassini, Vauban et Leibniz, d’Argenson et Newton. Tout cela provoquait, éveillait, excitait, nourrissait, remplissait, formait l’esprit.
« Je ne saurais dire combien, en lisant quelques écrits peu connus de Marivaux, a dit quelque part Sainte-Beuve, j’ai appris à goûter certains côtés sérieux de son esprit »
; et les biographes, survenant, ont peut-être outré ce qu’il y a de vrai dans cet éloge, ou du moins, en l’adoptant, n’y ont pas mis assez de restrictions. En tout cas, voilà l’école où s’est formé le Marivaux sérieux, le Marivaux du Spectateur français et du Cabinet du philosophe, le Marivaux « moraliste »
et le Marivaux « socialiste »
; — puisque l’on a laissé échapper ce gros mot. Car c’est encore dans le salon de Mme de Lambert que commencent à se manifester les symptômes avant-coureurs de ce qui va bientôt devenir l’esprit du xviiie
siècle. Sur bien des points, sur l’éducation des femmes, par exemple, ou encore sur la conduite que doivent tenir avec leurs inférieurs les heureux de ce monde, — deux points où Marivaux, dans ses feuilles, reviendra fréquemment, — la maîtresse du logis elle-même a des idées qui sont en avance de son temps, et des mots qui semblent passer la portée ordinaire ; celui-ci, par exemple : « J’appelle peuple tout ce qui pense bassement et communément : la cour en est remplie »
; ou celui-ci encore : « L’humanité souffre de l’extrême différence que la fortune a mise d’un homme à un autre homme. »
Et nous savons bien que du haut de la chaire vingt prédicateurs en avaient dit autant sans doute, ou davantage ; mais c’étaient des prédicateurs. C’est une femme ici qui parle, et une femme qui donne le ton à la meilleure société de son temps.
Élargie, pour ainsi dire, par la préoccupation philosophique, la préoccupation littéraire, elle aussi, dans l’intervalle qui sépare le commencement de l’un et l’autre siècle, avait changé d’objet. À la querelle un peu puérile des Jobelins et des Uranistes avait succédé la querelle des Anciens et des Modernes. On était tout moderne autour de Mme de Lambert. À Dieu ne plaise que je veuille ici, vingtième ou trentième, retracer les luttes homériques de La Motte et de Mme Dacier ! Je ferai seulement observer que, semblable à tant d’autres, la controverse enveloppait, sans le savoir, quelque chose de plus grand qu’elle-même. Comme vers le même temps, et à l’insu des partis en lutte, la question de l’indifférence en matière de religion s’est trouvée posée par la querelle des constitutionnaires et des anticonstitutionnaires, ainsi, dans la querelle des Anciens et des Modernes, se trouvait engagée cette idée de progrès, d’où l’on sait ce que les encyclopédistes allaient bientôt tirer de conséquences. Ceci explique la présence, dans l’œuvre de Marivaux, de quelques phrases qui, lorsqu’on les isole, semblent le dépasser. La position qu’il prit dans la querelle peut jeter, d’autre part, un jour assez vif sur la nature de son talent.
Tandis qu’en effet Fontenelle et La Motte, chacun à sa manière, traitait la question sérieusement, Marivaux travestissait l’Iliade, et publiait son travestissement. Il y avait au dedans de lui un instinct de parodiste. C’est un problème que de savoir s’il a parodié Télémaque. Il s’en est au moins défendu si vivement que l’on éprouve en vérité quelque embarras à le contredire, et cependant il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de douter que cette platitude soit de lui. En tout cas, son Pharsamon est une parodie de Don Quichotte, et sa Voiture embourbée une parodie de ces romans d’aventures qu’il avait lui-même commencé par imiter. La lecture en est aujourd’hui franchement insoutenable : des grossièretés inattendues y jurent avec les idées de délicatesse, d’élégance, de préciosité que rappelle d’abord 135à l’esprit le nom de Marivaux. C’est ce qui me ferait douter par moments qu’il fût un hôte régulier du salon de Mme de Lambert. Il fallait du moins, en dehors du palais Mazarin, qu’il ne vît pas toujours très bonne compagnie. Mais cet instinct de parodiste, épuré par le temps, devint plus tard chez lui, comme chez tous les parodistes qui valent mieux que leurs parodies, un goût très vif de la réalité prochaine, et ce que nous pourrions appeler de nos jours une tendance au naturalisme. Notons soigneusement le trait : il est essentiel à la définition du marivaudage. Un des procédés ordinaires de Marivaux consiste à tirer de l’usage familier, ou même vulgaire, les métaphores qui lui servent à diversifier les plus jolies nuances du sentiment. Si l’on dressait un lexique de la langue de Marivaux, elle apparaîtrait extrêmement riche — bien plus riche peut-être que celle de Le Sage — en dictions communes, triviales, populaires. Elle apparaîtrait, comme l’on sait, non moins riche en néologismes : c’est encore qu’en sa qualité d’adversaire déclaré des anciens, il se pique d’être uniquement attentif aux choses de son temps. Ses imitateurs (car il a fait école, et jusque de nos jours beaucoup de romanciers marivaudent bien plus qu’ils ne le croient eux-mêmes) ont nommé précisément cette attention aux choses de la vie courante du nom bizarre, mais expressif, de modernité. Le souci de la modernité, dans la littérature française, doit être daté du salon de Mme de Lambert.
Parmi toutes ces préoccupations, très diverses, comme l’on voit, et très propres à remuer les idées, l’amour, dans ces salons, comme jadis à l’hôtel de Rambouillet, ne demeurait pas moins la grande et principale affaire. Seulement, encore ici, sous l’apparente uniformité, la différence est profonde. Il suffirait, pour s’en apercevoir, de feuilleter les œuvres de Mme de Lambert, et d’y lire de près ses Réflexions sur les femmes. Tout ce que l’on peut dire de l’hôtel de Rambouillet, c’est que la nature, en dépit des beaux sentiments, n’y perdait pas ses droits. Mais, du salon de Mme de Lambert, et sur le témoignage de ses habitués eux-mêmes ou de ses historiens dévoués, il faut bien dire que le plaisir y a reconquis ses titres. M. Charles Giraud, dans un chapitre de son livre sur la Maréchale de Villars, et M. de Lescure, plus récemment, dans une intéressante préface qu’il a mise aux Œuvres choisies de Mme de Lambert, ont donné pour preuve de sa sévérité de mœurs que ni Mme de Tencin ni Mme du Deffand n’auraient jamais passé le seuil de son salon. Ils ont donc oublié que l’on y rencontrait, entre autres personnes d’une conduite assez libre, ou même quelque peu scandaleuse, cette jolie Mme de Murat, que ses désordres devaient finir par faire exiler de Paris, et cette autre encore, chez qui l’acteur Baron oubliait volontiers son bonnet de nuit, la fameuse Mlle de La Force24.
La vérité, c’est que dans le salon de Mme de Lambert, comme dans le monde en général, on se contentait parfaitement d’une espèce d’honnêteté de surface, si peut-être même on n’y recherchait déjà, ce que la délicatesse des manières donne de raffinement à la volupté. L’amour n’y était plus du tout, comme à l’hôtel de Rambouillet, une passion dont la noblesse épure le désir, mais bien tout simplement l’art de plaire, — et l’art surtout d’y trouver soi-même son plaisir.
« C’est un commerce si agréable, dit un personnage des Dialogues de Fontenelle, qu’on a bien fait de lui donner le plus de durée que l’on a pu. Que serait-ce si l’on était reçu dès que l’on s’offrirait ? Que deviendraient tous les soins que l’on prend pour plaire, toutes les inquiétudes que l’on sent quand on craint d’avoir déplu, tous les empressements avec lesquels on cherche un moment heureux, enfin tout cet agréable mélange de plaisirs et de peines que l’on appelle amour ? Rien ne serait plus insipide si l’on ne faisait que s’entre-aimer. »
Mme de Lambert disait de son côté : « Puisque ce sentiment est si nécessaire au bonheur des humains, il ne faut pas le bannir de la société, il faut seulement apprendre à le conduire et le perfectionner. Il y a tant d’écoles établies pour perfectionner l’esprit : Pourquoi n’en
avoir pas pour cultiver le cœur ? C’est un art qui a été négligé. Les passions cependant sont des cordes qui ont besoin de la main d’un grand maître pour être touchées. Échappe-t-on à qui sait remuer les ressorts de l’âme par ce qu’il y a de plus vif et de plus fort ? »
Et les romans de Marivaux enfin sont précisément cette école de galanterie que demandait Mme de Lambert. « Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, dit quelque part le héros de son Paysan parvenu, qui, dans l’espace de deux jours, et devenu le mari d’une fille riche et l’amant de deux femmes de condition… Voyez que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon cœur !… Voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment ! »
Étrange théorie sans nul doute, mais caractéristique de l’homme et de son siècle, du salon de Mme de Lambert, de celui de Mme de Tencin, et à laquelle d’ailleurs il ne faut pas douter que Marivaux ait dû, sur tous ses devanciers dans le roman, sa réelle supériorité d’anatomiste du cœur et d’analyste du sentiment. L’amour, descendu des hauteurs où l’avait placé l’hôtel de Rambouillet, entre avec lui dans la vie réelle. Autre trait, non moins essentiel encore, du vrai marivaudage : l’art de déguiser « le mal de l’action »
, comme disait Molière, sous l’élégance, la recherche et l’obscurité voulues de l’expression. On le verra mieux quand tout à l’heure Marivaux lui-même nous développera ce que l’on pourrait appeler son esthétique de la licence.
Il ne me reste plus, pour avoir à peu près indiqué les origines de ce talent complexe, qu’à dire ce qu’il apportait de sa personne dans ce milieu dont il a tant reçu. Deux mots ici suffiront : une rare ignorance et un grand contentement de soi. A-t-on bien assez remarqué ce que peuvent ces deux forces dans la littérature et dans l’art ? Au lieu de croire que tout ait été dit, découvrir tous les jours la banalité même, qui sait si ce n’est pas, à défaut de génie, le plus sûr moyen de la renouveler ? Marivaux, plus instruit, eût été certainement moins « moderne », et, selon toute vraisemblance, moins entièrement original ; mais, plus modeste, c’est-à-dire moins convaincu qu’il y avait des chemins tout nouveaux à ouvrir, il en eût certainement moins ouvert.
II
L’histoire de sa vie, très imparfaitement connue, malgré les efforts de M. Larroumet, semble importer de peu de chose à l’histoire de ses œuvres. De ce que nous savons de sa naissance, de sa condition, de sa fortune, enfin de la part malheureuse qu’il prit aux spéculations de la rue Quincampoix, — et de sa naturelle paresse, — nous pouvons du moins conjecturer que la vocation ne s’éveilla guère en lui que sous aiguillon de la nécessité. En 1721, âgé déjà de trente-trois ans, il n’avait encore publié que ses parodies, les Effets surprenants de la sympathie, quelques lettres dans le Mercure, de petits vers de société, deux pièces pour le Théâtre-Italien, et une tragédie en cinq actes et en vers : Annibal. Ruiné par le Système, il demanda des ressources au journalisme d’abord, et fit paraître, au cours des années 1722 et 1723, une feuille imitée du Spectateur d’Addison, le Spectateur français, laquelle, paraissant d’ailleurs à intervalles fort irréguliers, ne vécut pas au-delà du vingt-cinquième numéro. Je me l’explique aisément. Sans compter que Marivaux n’a rien écrit de plus alambiqué que certaines pages de ce journal, il ne se souciait pas assez d’y répondre à ce goût très vif d’information qui, seul ou presque seul, faisait déjà la fortune des feuilles. En revanche, il s’y exerçait à conter. Le Spectateur français peut être considéré comme le livre d’esquisses où Marivaux a successivement ébauché presque tous les sujets qu’il devait plus tard achever en romans. Deux autres feuilles qu’il donna plus tard : l’Indigent philosophe et le Cabinet du philosophe, eurent encore moins de succès.
Il avait passé la quarantaine et, par conséquent, il atteignait la maturité du talent quand il publia les deux premières parties de la Vie de Marianne, l’une en 1731 et l’autre en 1734. Le livre eut quelque succès, mais souleva plus d’une critique. Marivaux s’y attendait bien. Voici comme, en effet, il s’était exprimé dans sa première préface ; car, semblable en ce point à tous les auteurs que l’on conteste, c’est un grand préfacier que Marivaux : « Comme on pourrait soupçonner cette histoire-ci d’avoir été faite exprès pour le public, je crois devoir avertir que je la tiens moi-même d’un ami qui l’a réellement trouvée… Ce qui est de vrai, c’est que si cette histoire était simplement imaginée, il y a toute apparence qu’elle n’aurait point la forme qu’elle a… Il y aurait plus de faits et moins de morale… on se serait conformé au goût général
d’à présent, qui ne veut dans les aventures que les aventures mêmes. »
Si le trait n’allait pas à l’adresse de l’auteur de Gil Blas, il allait certainement à l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité. Le Sage n’a jamais aimé Marivaux, ni Marivaux jamais Prévost. Peut-être aussi n’était-ce là qu’une allusion générale. Il est toujours habile de se prémunir contre la critique, et de se parer, s’il est possible, de ses défauts eux-mêmes comme d’autant de qualités.
Une tradition constante au xviiie
siècle veut que Marianne ait réussi bien mieux en Angleterre qu’en France. « M. de Marivaux est de tous les auteurs français, écrivait Diderot en 1749, celui que les Anglais aiment le plus »
; et il en donnait des raisons très ingénieuses, qui devaient aller au cœur du romancier : « C’est que toute langue, en général, étant pauvre de mots propres pour les écrivains qui ont l’imagination vive, les situations qu’ils inventent, les nuances délicates qu’ils aperçoivent dans les caractères, la naïveté des peintures qu’ils ont à faire les écartent à tout moment des façons de parler ordinaires, et leur font adopter des tours de phrase qui sont admirables toutes les fois qu’ils ne sont ni précieux ni obscurs, défauts qu’on leur pardonne plus ou moins difficilement selon que l’on a plus d’esprit soi-même et moins de connaissance de la langue. »
Mais nous en pouvons aujourd’hui donner d’autres, moins subtiles, plus générales, et comme telles d’une vraisemblance plus voisine de la vérité.
C’est d’abord que les grands romanciers de l’Angleterre — Richardson, Fielding, Smollett, Sterne enfin — n’avaient pas encore paru. Les deux
chefs-d’œuvre de Daniel Defoe : Robinson et les Mémoires d’un cavalier, ne suffisaient pas à remplir complètement l’idée que l’on commençait, en Angleterre au moins, à se former du roman de la vie commune ; et quant à ceux de Swift : les Voyages de Gulliver et le Conte du Tonneau, si ce sont bien des Fictions, ce ne sont assurément pas des romans. Le Spectateur d’Addison avait préparé justement les voies à quelque chose de nouveau, mais qui n’était pas encore né. Rien donc de plus naturel, dans un temps « où rien de considérable ne paraissait à Paris qui ne passât aussitôt la Manche »
, si les Anglais ont adopté Marianne. Ils y reconnaissaient quelque chose de ce qu’ils attendaient. Mais il est permis d’aller plus loin encore. Ce que les Anglais du xviiie
siècle, les futurs lecteurs de Paméla, de Clarisse Marlowe, de Tom Jones, d’Amélia devaient surtout apprécier dans Marivaux, c’était peut-être ce que les Français d’alors en ont presque le moins goûté : certaines peintures de la vie commune ; et l’étendue, la diversité, la particularité, L’acuité de l’observation morale.
Il ne manquait certes pas dans Gil Blas, on l’a vu, de peintures de la vie commune ou des mœurs bourgeoises, comme on disait alors. Mais elles n’y avaient pas tout à fait le même caractère qu’elles allaient revêtir dans Marianne et dans le Paysan parvenu. Si l’intention d’imiter la réalité de très près n’y était pas
douteuse, l’intention de s’en amuser et d’en égayer le lecteur n’y était pas moins évidente. L’auteur comique reparaissait toujours dans les romans de Le Sage, comme dans les pièces de Marivaux revient toujours l’observateur exact. En d’autres termes encore, les peintures de la vie commune, telles que Gil Blas nous les présente, sont toujours, en tant que peintures du réel, dans le goût de Molière : satiriques d’intention, larges de facture ; brossées, non pas léchées ; plus fortes, plus hardies, plus audacieuses que nature. Mais, dans le Paysan parvenu comme dans Marianne, elles sont au contraire successives, minutieuses, finies, traitées par touches imperceptibles, et déjà, par conséquent, dans le goût futur du roman de Richardson. C’était une grande nouveauté. Marivaux s’en rendait bien compte. La seconde partie de la Vie de Marianne débutait par cette espèce de déclaration : « Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du genre humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet important ; mais ne leur parlez pas des objets médiocres, ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait une grande figure. Il n’y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes ; qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la nature aurait pu se passer de les faire naître et que les bourgeois la déshonorent. »
C’est à Diderot, c’est à Rousseau que l’on fait ordinairement honneur d’avoir introduit cette
peinture des « conditions médiocres » dans le roman français ; et d’avoir osé les premiers, dans la tragédie de la vie réelle, égaler les malheurs du « bourgeois » aux héroïques infortunes de la race d’Atrée et de Thyeste. On a raison ; mais il faut cependant faire aussi sa part à Marivaux, et le louer du mérite au moins de l’invention. S’il n’est pas le premier qui ait mis en scène dans le roman des « cochers » et des « petites lingères », il est le premier — et c’est là le grand point — qui se soit avisé d’étudier, comme il dit, « ce que c’est que l’homme »
dans un cocher, et « ce que c’est que la femme »
dans une petite marchande. Car, on avait bien pu mêler, avant lui, dans les histoires, des laquais et des chambrières, et même les y faire parler conformément à leur état ; on ne s’était pas proposé, comme lui, d’étudier en eux la réfraction particulière que subissent les sentiments généraux en passant, pour ainsi dire, par le milieu des conditions. Rencontre singulière, à coup sûr, qu’une telle idée appartienne en propre à l’homme que l’on considère plutôt comme le peintre achevé des élégances mondaines du xviiie
siècle !
Mais ce n’est pas moins la vérité ; et nous avons dit tout à l’heure comment Marivaux se trouvait préparé tout naturellement à la tâche. Son procédé de parodiste n’avait pas consisté, comme celui de Scarron, par exemple, dans une exagération fantastique et caricaturale du trait de ses originaux, mais bien dans une espèce de réduction du noble et de l’héroïque aux conditions de la vie commune : le fils d’Ulysse devenu le fils de M. Brideron,
capitaine de cavalerie dans un régiment allemand, et Pénélope, une grosse fermière ou bourgeoise de village assiégée par « un tas de nobles campagnards ses voisins »
. Ôtez maintenant le modèle, et ôtez l’intention de raillerie : il reste des petites gens dont les aventures peuvent, tout comme celles des plus grands, défrayer le roman. La nouveauté d’ailleurs, en son temps, fit presque scandale. Marivaux était mort depuis déjà plusieurs années, que d’Alembert, prononçant son Éloge, lui reprochait encore « d’avoir voulu mettre trop de vérité dans ses tableaux populaires »
, et d’avoir osé se permettre ainsi « des détails ignobles qui détonnaient avec la finesse de ses autres dessins »
. Moins dégoûtés que d’Alembert, ou peut-être plus curieux, et tout en convenant que quelques détails sont effectivement quelquefois de trop, nous sommes aujourd’hui reconnaissants à Marivaux de cet excès de vérité même. Les peintures de la boutique de Mme Dutour, la maîtresse lingère, dans Marianne, et dans le Paysan parvenu, de la maison des demoiselles Habert, sont des peintures d’intérieurs bourgeois devenues pour nous inappréciables : de véritables Chardin, si — selon la comparaison que le nombre de ceux qui l’ont déjà faite ne nous embarrassera pas pour reproduire à notre tour — des pièces comme la Double Inconstance ou le Prince travesti sont de véritables Watteau.
Le champ nouveau qui s’ouvrait dès lors à l’observation morale, on l’entrevoit. C’est ici surtout que la part de Marivaux est plus grande qu’on ne le dit, son œuvre plus instructive, et son rôle plus considérable. Essayons d’en montrer l’importance.
Il a représenté dans Marianne deux hypocrites, l’un que l’on connaît : M. de Climal ; et l’autre que l’on connaît moins, parce qu’il paraît que l’on ne va pas souvent jusqu’au bout de Marianne : le baron de Sercour. Ni l’un ni l’autre, cela va sans dire, n’a la vigueur, le relief, la hideuse beauté du Tartufe de Molière, mais l’un et l’autre ne laisse pas d’avoir son genre de mérite, et — ce qui est intéressant — chacun son genre particulier. Aussi différents que possible, l’un, M. de Climal, homme du monde, « assez bien fait, d’un visage doux et sérieux, où l’on voyait un air de mortification qui empêchait qu’on ne remarquât tout son embonpoint »
; l’autre, M. de Sercour, gentilhomme de campagne, « infirme, presque toujours malade, asthmatique, à la mine maigre, pâle, sérieuse et austère »
, ce que Marivaux a démêlé supérieurement en eux, et admirablement rendu, c’est cette habitude de se composer qui finit insensiblement par faire de l’hypocrite lui-même sa première dupe et sa plus sûre victime. M. de Climal surtout, dont les manœuvres de séduction sur Marianne occupent les deux premières parties du roman, est si bien démonté, pour ainsi dire, pièce à pièce, la complexité de ses sentiments est si finement expliquée, ce qu’il y a de conscient et d’inconscient enfin dans son hypocrisie est si habilement débrouillé qu’à chaque instant on est tenté de l’excuser, et que, quoiqu’il soit impossible de ne pas le condamner, à peine peut-on s’empêcher de le plaindre pour ce qu’il y a de souffrance réelle dans sa déconvenue finale.
Ailleurs, dans le Paysan parvenu, ce sont deux
femmes du monde, galantes l’une et l’autre, que Marivaux nous a dépeintes, ou plutôt analysées. Mme de Fécour appartient « à la finance »
, et Mme de Ferval « à la robe »
. Il me paraît impossible de mieux distinguer, par des traits plus imperceptibles et cependant plus décisifs, avec plus de talent d’observation et de légèreté de main, ce que le « tempérament » et la « condition » peuvent mettre de différence entre deux femmes, à la première de qui les mœurs du temps laissent toute liberté de vaincre ses tentations, — « en les satisfaisant »
; — tandis que l’autre est tenue, par les préjugés et par la tradition, d’un reste de sévérité dans son désordre même, d’un peu de décence au moins, et en tout cas de beaucoup de précautions. Les demoiselles Habert, encore, deux sœurs, toutes les deux dévotes, mais l’une par nature, et l’autre plutôt pour n’avoir pas trouvé le mari qu’elle eût voulu, sont admirablement portraiturées…
J’indique des personnages dont le trait général est le même, afin que, si l’on s’y reporte, on voie mieux en quoi consiste l’art particulier de Marivaux. Dans la ressemblance, il excelle à discerner la différence, et dans ce qui est de l’humanité tout entière, à nous montrer ce qui est de l’individu.
Ceci est remarquable, parce qu’il sait ce qu’il fait. Ce n’est pas d’instinct et de pratique seulement, c’est dans son principe en effet, qu’il connaît cet art difficile de l’observation morale. Il s’est représenté lui-même, dans la première feuille de son Spectateur, descendant l’escalier de la Comédie, lentement, en compagnie d’une vieille dame de ses amies : « Pendant les petites
pauses que nous étions obligés de faire par intervalles, mon esprit pensif s’exerçait à son ordinaire. Je regardais passer le monde, je ne voyais pas un visage qui ne fût accommodé d’un nez, de deux yeux et d’une bouche, et je n’en remarquais pas un sur qui la nature n’eût ajusté tout cela dans un goût différent. »
C’est précisément ainsi que, dans le monde moral, quelques traits généraux, différemment ajustés, diversifient à l’infini l’éternelle nature humaine, et que, comme il n’y a pas deux visages que nous puissions confondre au point de les prendre l’un pour l’autre, il n’y a pas deux physionomies morales qui n’aient chacune, pour qui sait y lire, sa réelle individualité. Reconnaître les individualités morales, tel est l’objet de Marivaux, et les reconnaître à travers leur visage, telle est sa prétention.
Il y a plus d’une fois réussi. « Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais et reposé. Il n’y a point de ces mines-là dans le monde. »
Voilà le portrait. Que veut dire cette mine-là ? Nous allons le savoir : « D’ordinaire, c’est ou le tempérament, ou la mollesse et l’inaction, ou la quantité de nourriture qui nous acquièrent notre embonpoint, et cela est tout simple ; mais celui dont je parle, on sent qu’il faut, pour l’avoir acquis, s’en être saintement fait une tâche. Il ne peut être que l’ouvrage d’une délicate, d’une amoureuse et d’une dévote complaisance qu’on a pour le bien et l’aise du corps ; il est non seulement un témoignage qu’on aime la vie saine, mais qu’on l’aime douce, oisive et friande, et qu’en jouissant du plaisir de se porter bien, on s’accorde
encore aillant de douceurs et de privilèges que si l’un était toujours convalescente. »
Autre exemple : celle-ci est exactement le contraire d’une religieuse. « Agathe n’était pas belle, mais elle avait beaucoup de délicatesse dans les traits, avec des yeux vifs et pleins de feu, mais d’un feu que la petite personne retenait et ne laissait éclater qu’en sournoise, ce qui tout ensemble lui faisait une physionomie piquante et spirituelle, mais friponne. »
Voilà le masque. Mais que cache-t-il ? C’est ce que Marivaux va nous apprendre : « Agathe avait du penchant à l’amour ; on lui sentait de la disposition à être plutôt amoureuse que tendre, plus d’hypocrisie que de mœurs… C’était la plus intrépide menteuse que j’aie connue. Je n’ai jamais vu son esprit en défaut sur les expédients ; vous l’auriez crue timide, et il n’y avait point d’âme plus ferme, plus résolue, point de tête qui se démontât moins ; personne qui se souciât moins d’avoir fait une faute, personne en même temps qui se souciât plus de la couvrir ou de l’excuser, personne qui en craignît moins le reproche quand elle ne pouvait l’éviter ; et alors, vous parliez à une coupable si tranquille que sa faute ne vous paraissait plus rien. »
A-t-on jamais mieux montré le rapport ou la correspondance entre les traits du visage et la physionomie morale ? A-t-on jamais mieux fait voir l’espèce de possession que nos habitudes prennent de notre figure ? A-t-on jamais mis enfin, si vous avez égard au temps, plus de psychologie dans le roman, plus fine et plus subtile, mais aussi plus de nouveauté ? car il faut se souvenir qu’en 1734, en l’année même où
paraissait Marianne, les critiques nous sont garants que Clélie, que Polexandre, que le Pharamond même de ce Gascon de La Calprenède continuaient d’être comptés au nombre de « nos meilleurs romans »
.
III
Mais où cette richesse et cette finesse en même temps de l’observation morale se déploient tout entières, c’est naturellement dans la peinture des passions de l’amour. Il faut faire encore honneur à Marivaux d’avoir introduit le premier dans le roman moderne l’analyse de l’amour.
Assurément, dans nos plus anciens poèmes d’aventures comme plus récemment dans les romans des Gomberville, des La Calprenède et des Scudéri, l’amour avait joué son rôle ; et ce rôle était même capital. Cependant, bien qu’il y fût le principal ressort des événements et l’ouvrier plus ou moins caché de toutes les grandes catastrophes, c’étaient peut-être, à vrai dire, ces catastrophes et ces événements eux-mêmes qui demeuraient la matière essentielle du roman, et qui en faisaient le plus vif intérêt. Le seul auteur de l’Astrée avait essayé de discerner des nuances dans l’amour ; pour tous les autres, l’amour était une passion que son nom seul définissait assez. Aimer, c’était aimer, l’on n’y cherchait guère d’autres raffinements, et la plus diverse de toutes les passions était ainsi traitée comme la plus semblable à elle-même. Jusque dans les romans de femmes, et peut-être à aucune époque
ne s’en publia-t-il plus qu’alors, — dans les romans de Mme de Villedieu, de Mlle de La Force, de Mme d’Aulnoy, de Mlle Bernard, de Mme de Gomez, de Mlle Durand, — la peinture de l’amour, ardente quelquefois et quelquefois licencieuse, n’a cependant rien que de toujours général et de toujours impersonnel. On sait qu’il n’en va pas autrement au théâtre. Dans la tragédie de Corneille, dans la comédie de Molière, tout le monde aime à peu près de la même manière ; et telle est sur ce point la force de la tradition que, cinquante ans plus tard, Voltaire sera presque tenté de faire un reproche à l’auteur de Bajazet et de Bérénice d’avoir, seul en son temps, compris et représenté dans sa diversité la passion de l’amour. Ne doutons pas, après cela, que ce que le même Voltaire a raillé dans les « comédies métaphysiques »
de Marivaux, ce soit précisément la métaphysique de l’amour, et cette subtilité dont les personnages y font preuve pour démêler ce que leur amour a d’individuel, d’unique à chacun d’eux, « pour voir clair dans leur cœur »
, selon le joli mot de la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard. Mais, au contraire, c’en est pour nous aujourd’hui le mérite, et c’est le mérite aussi des romans de Marivaux.
« L’amour ? Eh ! messieurs, le croyez-vous une bagatelle ? répondait-il à ses détracteurs. Je ne suis pas de votre avis, et je ne connais guère de sujet sur lequel Le Sage puisse exercer ses réflexions avec plus de profit pour les hommes. »
Avec plus de profit, c’est selon qu’on l’entend, mais avec plus d’intérêt, c’est ce que l’on ne saurait contester. En effet, toute sorte de raisons conspirent pour faire
des passions de l’amour les plus dramatiques, en dépit de Voltaire, et les plus romanesques de toutes. Quand les passions de l’amour ne seraient pas en quelque manière chargées de pourvoir à la conservation de l’humanité même, elles demeureraient encore le principe subtil dont la présence inaperçue donne aux autres passions leur force et leur profondeur. Si l’on ne reconnaissait pas qu’elles sont capables, à elles seules, de produire les effets de toutes les autres ensemble, — c’est un mot de Marivaux, — il faudrait avouer cependant qu’aucunes, en aucun temps, n’exercent plus universellement leur empire. Et quand on n’admettrait pas que le secret des caractères se révèle plus naïvement dans l’amour que dans l’avarice ou dans l’ambition, on accordera tout au moins qu’il y a bien plus de manières d’aimer qu’il n’y en a de poursuivre ou l’or ou le pouvoir.
Je ne dis pas que l’auteur de Marianne ait distingué tout cela, mais certainement il en a distingué quelque chose. Plus ou moins nettement, il s’est rendu compte, le premier parmi les romanciers, de l’importance sociale des passions de l’amour, du rôle que les femmes jouent dans la vie de l’homme, ce rôle si souvent oublié par l’histoire ; et il faut ajouter qu’il y a le premier deviné l’avenir du roman. Les forces ont pu lui manquer. D’autres que lui, l’auteur de Paméla, par exemple, et l’auteur de la Nouvelle Héloïse, ont eu l’honneur dans l’histoire d’avoir fait parler au roman moderne le langage de la passion. Mais l’honneur ou le bonheur des autres ne diminue pas le mérite particulier de Marivaux. Il a ouvert la route où Richardson et Rousseau ont marché. Fondée ou non, la tradition n’a donc pas tort de prétendre que Marianne aurait inspiré Paméla ; et il est bien remarquable, pour le dire en passant, que, de tous ses anciens protecteurs ou amis, le seul que l’atrabilaire citoyen de Genève ait épargné dans ses Confessions soit précisément Marivaux.
Esprit subtil et, sous une apparence tout extérieure de sensibilité, cœur très sec, ce qui faisait malheureusement défaut à Marivaux, et sans quoi personne jamais n’a su parler la langue de la passion, c’était la sympathie. On peut dire qu’à cet égard encore il est bien l’élève de ses maîtres. Il y a quelques traits en lui de l’égoïsme savant de Fontenelle, il y en a quelques autres de l’élégante corruption de Mme de Tencin : un peu de cervelle à la place du cœur, ou, puisque je fais tant que de parler comme eux, tout son cœur dans sa tête. S’il s’intéresse à ses personnages, Marivaux ne les aime pourtant pas ; ce sont plutôt pour lui des sujets d’expérience que des êtres de chair et de sang, aux émotions de qui son cœur batte ou s’arrête, se dilate ou se serre ; il ne vit pas enfin de leur vie, et ne met rien en eux de la sienne.
C’est pourquoi, même dans son théâtre, dans les chefs-d’œuvre de son théâtre, les traces d’émotion sont rares ; il y en a moins encore dans ses romans ; et, pour la passion, nous pouvons dire qu’elle en est à peu près absente. Une fois cependant il y est presque arrivé. C’est dans ce long épisode que l’on pourrait, sous le titre de la Religieuse, détacher de la Vie de Marianne, et que ses derniers biographes ont eu grandement raison de mettre un peu plus en lumière que l’on n’avait fait jusqu’ici. — L’une des religieuses du couvent où l’on a pour quelque temps placé Marianne lui raconte son histoire, en y intercalant, pour ne pas dire en y emboîtant, selon le procédé de Marivaux, l’histoire d’une autre religieuse. Il y a là, dans ce nouvel épisode, cinq ou six pages plus éloquentes que Marivaux et dont il en faut détacher au moins une, celle où la religieuse se délivre entre les mains de Mlle de Tervire d’un billet qui la brûle :
« Elle tira alors de son sein un billet sans adresse, mais cacheté, qu’elle me donna d’une main tremblante. — Puisque je vous fais pitié, ajouta-t-elle, défaites-moi de cela ; je vous en conjure, délivrez-moi de ce malheureux billet qui me tourmente, délivrez-moi du péril où il me jette, et que je ne le voie plus. Depuis deux heures que je l’ai reçu, je ne vis pas. — Mais, lui dis-je, vous ne l’avez point lu ; il n’est point ouvert. — Non, me répondit-elle ; à tout moment, j’ai envie de le déchirer, à tout moment, j’ai été tentée de l’ouvrir, et, à la fin, je l’ouvrirai, je ne résisterai pas. Je crois que j’allais le lire, quand, par bonheur pour moi, vous êtes venue. Eh ! quel bonheur ! Hélas ! je suis bien éloignée de sentir que c’en est un ; je ne sais pas même si je le pense. Ce billet que je viens de vous donner, je le regrette ; peu s’en faut que je ne vous le redemande ; je voudrais le ravoir ; mais ne m’écoutez point, et, si vous le lisez, comme vous en êtes la maîtresse, puisque je ne vous cache rien, ne me dites jamais ce qu’il contient, je ne m’en doute que trop ; et je ne sais ce que je deviendrais si j’en étais mieux instruite. »
Si j’ai cité toute la page, c’est qu’il importait de marquer le point le plus élevé que l’éloquence de la
passion ait atteint dans l’œuvre entière de Marivaux. Mais cette éloquence ne se soutient pas longtemps, et la page est à peu près unique. Très expert à trouver des justifications, Marivaux, sur un pareil reproche, eût sans doute répondu que, s’il n’a pas peint plus souvent la passion, c’est qu’au fait il ne l’a pas plus souvent rencontrée dans la vie réelle. Ou plutôt il s’était défendu par avance en mettant cette vérité dans la bouche de son paysan, « qu’il y a bien des amours où le cœur n’a point de part »
, qu’il y en a même « plus de ceux-là que d’autres »
, que « dans le fond, c’est sur eux que roule la nature »
, et qu’il ne saurait être tenu d’être plus réel que la réalité. La justification achève de limiter le cercle où se meut l’observation de Marivaux. Il est absolument de son temps, et il est uniquement de sa société. Tout ce que nous avons dit de sa science des passions de l’amour est vrai, mais seulement entre les bornes où son genre d’existence a comme confiné ses facultés d’observateur. « Français et contemporain des amants de son temps »
, il n’a peint que l’amour tel qu’il le voyait faire autour de lui. Pour rencontrer la passion, il eût fallu qu’il sortît un peu de ses coteries, qu’il osât descendre plus bas, comme l’auteur de Manon Lescaut, ou qu’il montât plus haut, qu’il fût moins homme du monde et un peu plus poète. Aussi, dans Marianne comme dans le Paysan parvenu, l’amour, après tout, n’est-il que la galanterie et, comme il le dit dans son langage ou dans son jargon, « l’utile enjolivé de l’honnête »
, le désir sous le voile de l’élégance et de la politesse.
À ce point de vue, je ne connais guère de bréviaire de l’art de plaire qui soit plus instructif, mais aussi moins moral que la Vie de Marianne. Toutes les mines, tous les manèges de la coquetterie, tout ce qu’il peut y avoir de moyens stratégiques, sans avoir l’air au moins d’y toucher, pour attirer l’attention sur soi, l’y fixer, l’y retenir, Marivaux est homme à en donner recette ; et le charme subtil de la leçon ne réussit pas toujours à en déguiser la corruptrice naïveté. On devait s’y prendre à peu près ainsi chez Mme de Lambert, on ne s’y prenait certainement pas d’autre sorte dans le cercle plus libre encore de Mme de Tencin. C’est l’art de s’emparer des cœurs par principes et par règles, ou même des sens ; — et quelquefois aussi des fortunes.
Ce serait sans doute un excès de pruderie que de reprocher à la Marianne de Marivaux ce qu’elle dit d’ingénieux, ou plutôt de savant, sur l’esthétique de la parure féminine. « C’est moi qui vous le dis, qui le sais à merveille, qu’en fait de parure, quand on a trouvé ce qui est bien, ce n’est pas grand’chose, et qu’il faut trouver le mieux pour aller de là au mieux du mieux, et que, pour attraper ce dernier mieux, il faut lire dans le cœur des hommes et savoir préférer ce qui le gagne le plus à ce qui ne fait que le gagner beaucoup, et cela est immense. »
Qui ne voit cependant que cet art de « lire dans le cœur des hommes »
risque déjà de mener les femmes un peu loin ? Elle dit ailleurs, au ressouvenir de ses succès de jolie femme : « Je me jouais de toutes les façons de plaire ; je savais être plusieurs femmes en une. Quand je voulais avoir un air fripon, j’avais un maintien et une parure qui faisaient mon affaire ; le lendemain, on me
trouvait avec des grâces tendres ; ensuite j’étais une beauté modeste, sérieuse, nonchalante. Je fixais l’homme le plus volage, je dupais son inconstance, parce que tous les jours je lui renouvelais sa maîtresse ; et c’était comme s’il en avait changé. »
Ceci est déjà plus grave ; et, à vrai dire, nous voilà sur la pente jusqu’au bout de laquelle va bientôt rouler le roman du xviiie
siècle.
On s’est demandé si les héros de Crébillon fils et de Duclos avaient existé quelque autre part ailleurs que dans l’imagination libertine et dépravée de leurs auteurs. La Marianne de Marivaux répond clairement à la question. La coquetterie des femmes fait les hommes à bonnes fortunes. Quand l’art de plaire devient une science : la science de tout promettre et de ne rien accorder ; l’art de vaincre en devient une autre : celle de ne rien donner et de tout obtenir. L’auteur de Marianne et du Paysan parvenu est ainsi beaucoup plus près qu’on ne le croit communément de l’auteur des Égarements du cœur et de l’esprit, pour ne pas dire de celui des Liaisons dangereuses. Il y a positivement déjà dans le roman de Marivaux, parmi toutes les finesses et toutes les subtilités, une veine de libertinage.
Elle est reconnaissable dès ses premières œuvres, dans les Effets surprenants de la sympathie, par exemple, et je regrette d’avoir à la signaler dans la Vie de Marianne elle-même. Lorsque Marianne s’est froissé le pied et qu’on la transporte chez Valville, un chirurgien est aussitôt appelé pour examiner et tâter le mal. « Le bonhomme, pour mieux en ◀juger▶, se baissait beaucoup parce qu’il était vieux, et Valville, en
conformité de geste, prenait insensiblement la même attitude et se baissait beaucoup aussi, parce qu’il était jeune, car il ne connaissait rien à mon mal, mais il se connaissait à mon pied, et m’en paraissait aussi content que je l’avais espéré. Pour moi, je ne disais mot et ne donnais aucun signe des observations clandestines que je faisais sur lui ; il n’aurait pas été honnête de paraître soupçonner l’attrait qui l’attirait, et d’ailleurs j’aurais tout gâté si je lui avais laissé apercevoir que je comprenais ses petites façons. »
Il me semble qu’il y a quelques rapports entre cette « ingénue » de seize ans, et ce que l’on pourrait appeler une « rouée ». Car, malheureusement pour elle et pour Marivaux, c’est qu’elle sait très bien l’espèce d’attrait qui agit sur Valville. « Qu’une femme soit un peu laide, il n’y a pas grand malheur, si elle a la main belle : il y a une infinité d’hommes plus touchés de cette beauté-là que d’un visage aimable ; et la raison de cela, vous la dirai-je ? Je crois l’avoir sentie. C’est que ce n’est point une nudité qu’un visage, quelque aimable qu’il soit ; mais une belle main commence à en devenir une, et, pour fixer de certaines gens, il est bien aussi sûr de les tenter que de leur plaire. »
Je pourrais multiplier les exemples. Ils seraient plus nombreux et quelques-uns surtout plus démonstratifs que le lecteur ne les supporterait : ici la main, et là le pied, tantôt « la gorge »
, tantôt « la jambe »
, et, toutes les fois qu’il en trouve occasion, « ce charmant négligé si convenable aux aimables femmes, parce que, bien loin de distraire les regards par d’inutiles ornements, il leur laisse la liberté de ne s’occuper que de la personne »
.
IV
J’ai quelque peine au moins à reconnaître là des traits d’un moraliste, ou plutôt je ne comprends pas très bien comment on l’a pu lire pour vouloir faire à Marivaux, depuis quelques années, cette réputation étrangement usurpée. Que Marivaux ait affecté des prétentions de moraliste et qu’il ait peut-être cru sincèrement servir les mœurs en écrivant sa Marianne et son Paysan, je n’y veux point contredire. En tout temps, et notamment au xviiie
siècle, la prétention a toujours été celle des auteurs dramatiques ou des romanciers à qui l’on reprochait la vivacité, pour ne pas dire la licence de leurs peintures. « Si l’on m’apprenait, disait Marivaux, que mes écrits eussent corrigé quelques vices ou seulement quelques vicieux, je serais vraiment sensible à cet éloge. »
L’intention est louable ; mais l’auteur de Monsieur Nicolas, Restif de La Bretonne, en a dit tout autant, sinon davantage, au point que l’on ne sait quand on le lit, celui-là, de quoi l’on doit s’indigner le plus : de l’énormité de ses peintures ou de l’impudence de ses déclamations. Et ce qui demeure en tout cas bien certain, c’est que les contemporains de Marivaux ne se sont point, eux, mépris au caractère de sa morale.
Nous pouvons invoquer là-dessus le témoignage d’un homme qui fait autorité dans la matière : c’est Diderot que je veux dire. À deux ou trois reprises, Diderot n’a pas hésité à classer Marivaux (et de son vivant même) dans la compromettante société
des Duclos et des Crébillon fils. « La bibliothèque publique est composée de tout ce qu’on a écrit de l’amour et de ses mystères, depuis Anacréon jusqu’à Marivaux. Ce sont les archives de Cythère. L’auteur de Tanzaï en est garde. On y voit, couronnés de myrtes, les bustes de la reine de Navarre, de Meursius, de Boccace, de La Fontaine. On y médite les Marianne, les Acajou et mille autres bagatelles. »
Composée en 1747, la Promenade du sceptique, d’où j’extrais ces lignes, n’a paru, il est vrai, qu’en 1820 ; mais un autre roman de Diderot, dont il est inutile de reproduire le titre, parut en 1748, et Marivaux y put lire le passage suivant : « L’auteur africain nous apprend ici que le sultan se précautionna d’un antisomnifère des plus violents… dont voici la recette : Prenez de Marianne et du Paysan… quatre pages ; des Égarements du cœur… une feuille ; des Confessions… vingt-cinq lignes et demie. »
Marianne et Acajou, le Paysan et les Égarements du cœur et de l’esprit, on le voit, il ne sépare jamais Marivaux de Crébillon et de Duclos. Le compagnonnage est fâcheux… et significatif.
Ce qui probablement aura trompé les biographes, c’est que Crébillon fils, dans l’un de ses premiers romans, ayant très agréablement parodié la manière de Marivaux, Marivaux lui répondit, dans la quatrième partie du Paysan, et l’attaqua notamment sur les licences assez grossières dont Tanzaï et Néardané était déjà l’échantillon. Mais on n’a pas assez remarqué qu’il n’y trouve à reprendre que les licences « extrêmes, excessives »
, comme il les appelle, et que, pourvu que l’on sache « apprivoiser la
corruption du lecteur »
, il semble bien qu’a, ses yeux tout soit sauvé. Si, selon Marivaux, le lecteur « n’aime pas les licences extrêmes »
, cependant, selon Marivaux toujours, « il ne laisse pas d’aimer les licences »
. Toute la question est donc de les envelopper si bien et de les présenter avec tant d’art, d’une façon si insinuante, qu’elles opèrent leur effet comme sans que l’on s’en aperçoive, et en se souvenant bien — selon le mot de Mme de Lambert — « que la pudeur n’est jamais plus utile ou plus avantageuse que dans les temps destinés à la perdre »
. Que voit-on vraiment là qui ressemble à une protestation de Marivaux contre l’invasion de la licence dans le roman de son temps ? Mais, plutôt, à le bien entendre, c’est une leçon de leur art à tous deux que l’auteur du Paysan parvenu, déjà célèbre, donne d’un peu haut à l’auteur de Tanzaï et Néardané, qui débute. Ou bien encore, si l’on aime mieux, c’est une supériorité dans l’art de toucher ces matières délicates que Marivaux s’arroge à lui-même sur ce grand fou de Crébillon fils. Il enseigne à ce jeune homme qu’il ne faut pas s’abandonner avec cette fougue à son goût de libertinage ou de volupté, mais apprendre à s’en servir et le faire valoir selon la formule et selon les règles de l’art. Nous ne serions donc pas éloigné d’accepter ici la supposition de M. Fleury, qui veut que le Paysan parvenu n’ait été composé que pour joindre l’exemple au précepte et montrer à Crébillon comment se traite à peu près décemment la licence. Mais c’est toujours la licence ; et c’est pourquoi nous maintenons ce point ; dans l’histoire du roman français, Marianne et le Paysan parvenu sont les premières œuvres du genre
galant et licencieux. C’est ce qu’il ne faut pas oublier quand, comme parfois, on compare Marivaux à Le Sage, ou plus exactement le Paysan parvenu à Gil Blas. La manière franche et libre de Le Sage, et parfois un peu crue, peut bien effaroucher de loin en loin les oreilles délicates ; mais si celle de Marivaux, entortillée, précieuse et cauteleuse, les épargne, on doit dire que c’est aux dépens de la vraie pudeur et de la saine nature.
La mémoire de Marivaux ne saurait s’offenser de la comparaison, puisqu’il l’a lui-même provoquée. Je la pousserai donc à bout, pour bien montrer ce qu’il y a sinon d’absolument immoral, tout au moins de peu moral dans le roman de Marivaux.
Or, ce n’en est rien moins que la conception fondamentale, j’entends la façon même de prendre et de comprendre la vie ; et, sous ce rapport encore, Marianne ne diffère pas tant du Paysan parvenu. Si l’on peut, en effet, reprocher au seigneur Gil Blas, comme nous l’avons déjà dit, bien des friponneries un peu fortes, et si l’on n’oserait assurément le proposer à personne comme un modèle d’honneur, de probité, de bonne conduite seulement, il n’en demeure pas moins vrai que sa fortune finale est l’œuvre de son industrie, c’est-à-dire, après tout, de son intelligence, de son activité, de son courage même. Mais, dans l’œuvre de Marivaux, hommes et femmes, tous, tant qu’ils sont, tous leurs succès et toute leur fortune, c’est toujours et uniquement à leur figure qu’ils les doivent. Passe encore pour Marianne ; quoique l’on puisse dire, à notre avis, qu’elle aide un peu trop sa figure, et qu’elle ne s’en sert pas toujours très catholiquement. Du moins a-t-elle cette excuse qu’il en allait dans ce temps-là comme dans le nôtre. Et, de luit, à moins que le monde quelque jour ne change de face, tant qu’il restera vrai que c’est le mariage qui classe la femme, il sera naturel, légitime et même nécessaire que le mariage, partout pays, soit la principale affaire et la constante préoccupation de la femme. On n’en aimerait pas moins voir la Marianne de Marivaux faire concourir à ses fins quelques autres moyens ou quelques autres prestiges que celui de son minois, de sa parure et de sa coquetterie. À plus forte raison les hommes. Mais, en vérité, il ne semble pas que Marivaux connaisse pour eux d’autre voie de parvenir, et, sous ce rapport, nous ne pouvons guère lire qu’avec embarras, et presque avec dégoût, son Paysan parvenu.
Représentez-vous donc un beau gars d’une vingtaine d’années, débarqué de son village pour entrer au service d’un gros financier, son seigneur : il n’y a pas plus tôt fait son apparition, que, du salon jusqu’à la cuisine, les filles de chambre de Madame, et Madame elle-même, tout le sexe a pris feu. Jacob laisse tomber son choix sur Mlle Geneviève, lui fait accroire qu’il en tient pour elle, commence par empocher son argent, lequel provient des libéralités du maître, dont elle est quelquefois le caprice, et finalement vous la plante là : c’est son premier exploit. Cependant monsieur meurt, et Madame étant ruinée, Jacob se retrouve sur le pavé. Comme il cherchait fortune, voici qu’en passant le Pont-Neuf il aperçoit une femme qui se sent mal ; il y court, l’aide à se remettre, la considère, la trouve « fraîche et ragoûtante »
, en dépit
de la cinquantaine ; et s’offre à la raccompagner. Nouvelle conquête : Mlle Habert la cadette, en un tour de main, est devenue éperdument amoureuse de ce superbe laquais. Pour l’épouser, — car elle est fille d’honneur, — elle se brouille avec son directeur d’abord, le respectable M. Doucin, se sépare de sa cuisinière, la désagréable et revêche Catherine, se fâche enfin avec sa sœur, Mlle Habert l’aînée, comme on l’appelle, et s’en va, son Jacob au bras, chercher un logement quelque part où ses fantaisies d’arrière-saison soient moins ennuyeusement contrariées. Mais la nouvelle hôtesse de Jacob, Mme d’Alain, a une fille : c’est cette graine d’« impure » dont nous avons mis le portrait sous les yeux du lecteur, Agathe, la gentille Parisienne du xviiie
siècle, qui deviendra, s’il plaît à un imbécile, marquise de Saint-Chamond, comme la Mazarelli, ou comtesse de Lagarde, comme la demoiselle de Saint-Phallier. En attendant, elle ne manque pas, comme les autres, à s’éprendre de Jacob ; jeunes ou vieilles, Jacob n’a qu’à paraître, et ces deux polissons illustres, Restif ou Casanova, n’ont pas, en vérité, compté plus de succès ; si du moins nous les en voulons croire. Cependant le mariage ne va pas aussi vite que le souhaiterait Mlle Habert ; divers incidents en retardent la conclusion ; il faut invoquer tour à tour de hautes protections, celle de Mme de Ferval, pour vaincre les oppositions ; et, quand elles sont vaincues, celle de Mme de Fécour pour placer le beau Jacob ; car encore faut-il vivre quoiqu’on soit marié. Mme de Ferval est conquise par Jacob, un coup d’œil en a fait l’affaire, et Mme de Fécour après elle, il n’y a fallu qu’un sourire ; quel homme que ce
coq de village et quel bourreau des cœurs !!… Voilà le Paysan parvenu, que Marivaux n’a pas pris la peine d’achever.
Il a bien fait ; et je n’imagine pas que personne soit tenté de le lui reprocher. C’était assez, c’était même déjà trop ; et un pareil sujet n’est pas seulement libertin, mais quelque peu honteux.
Je ne comprends donc pas que le dernier biographe de Marivaux ait pu laisser échapper cette phrase : « qu’il y avait plus d’élévation en dix pages du Paysan parvenu que dans tout Gil Blas, et que Jacob est une âme d’élite en comparaison de son émule »
. — « Âme d’élite ? »
M. Larroumet veut rire ! et voilà singulièrement placer l’âme ! et puis, où sont-elles, ces dix pages ? Est-ce l’histoire des amours de Jacob avec Mlle Geneviève ? ou l’histoire du caprice de Mme de Ferval pour Jacob ? Mais ce que je comprends encore moins, c’est qu’il ait loué les continuateurs du roman de ne s’y être point mépris, et, dans les trois parties qu’ils ont ajoutées aux cinq de Marivaux, de s’être montrés « logiques, en conservant à Jacob une honnêteté, chancelante au début, mais affermie par l’expérience »
. Car, sans me donner ici le ridicule de moraliser sur cette façon de s’enrichir aux dépens du cotillon, et de faire son chemin dans le monde, comme dit Jacob, en « goûtant si délicatement le plaisir de vivre »
; je ferai toutefois observer qu’il n’y a guère de moyens de parvenir qui dégradent plus sûrement un homme, et qu’en fait d’expériences, si celles du personnage de Marivaux conduisent quelque part, ce pouvait bien être à la ferme générale, en ce temps-là, mais non pas certes à l’honnêteté. J’ai déjà nommé
plus haut Restif de La Bretonne : la vraie suite du Paysan parvenu, c’est le Paysan perverti. En refaisant l’œuvre de Marivaux, comme Marivaux avait lui-même tant de fois refait celle des autres, Restif a du moins compris que ce n’était point par les femmes que l’on s’élevait des vices de la domesticité jusqu’aux vertus du bourgeois, mais que c’était par les femmes, au contraire, que l’on descendait de la bassesse même de la valetaille à quelque chose de plus déshonorant encore.
Le choix lui seul du sujet et la manière de le traiter — gravement, sérieusement, sans ombre d’ironie ou de satire — expliquent assez pourquoi le Paysan parvenu, dont le succès au xviiie siècle semble avoir été plus vif que celui de Marianne, est moins lu de nos jours et moins souvent cité. Les qualités du romancier n’y sont pourtant pas moindres. Il y a plus d’aventures, comme on disait, partant plus de personnages, et s’il y a moins de réflexions, elles sont peut-être plus profondes et de plus de portée. Pourquoi maintenant Marivaux, qui vécut plus de vingt ans encore après avoir publié la onzième partie de Marianne, ne termina-t-il ni l’un ni l’autre de ces deux ouvrages ? C’eût été sans doute un plus naturel emploi de ses loisirs que de publier entre temps Pharsamon ou les Folies romanesques, cinq volumes qui pouvaient dormir dans l’oubli où il les avait laissés lui-même vingt ans durant25. Toujours est-il que sa carrière littéraire se termine avec la onzième partie de Marianne, en 1711, et qu’à partir de cette date, ayant cessé d’écrire, il a vraiment cessé de vivre.
L’un des plus grands chagrins qu’il puisse y avoir pour un homme de lettres ne lui fut pas épargné, le chagrin de voir sa réputation décroître, et soi-même durer plus qu’elle. Sauf Rousseau, comme nous l’avons dit, la génération des encyclopédistes ne devait pas être indulgente à l’auteur de Marianne, et si d’Alembert, dans son Éloge de Marivaux, a parlé très convenablement d’un confrère, Grimm, dans sa Correspondance, a traité Marivaux avec une dureté presque outrageuse. Grimm entendait peut-être le français, quoiqu’il l’écrivit à coup sûr beaucoup moins bien qu’on ne l’a voulu dire, mais il ne comprenait rien à la littérature française, et, par ses défauts comme par ses qualités, peu d’écrivains sont plus Français que Marivaux.
L’opinion des encyclopédistes fit pourtant autorité. Quelques voix plus équitables essayèrent en vain d’en appeler. Le procès de Marivaux, dûment atteint et convaincu d’avoir marivaudé, fut tenu pour ◀jugé▶, jusqu’au jour où Sainte-Beuve s’avisa que c’était pourtant quelque chose à un homme d’être ainsi devenu proverbe, et que, si le marivaudage continuait d’exister, Marivaux n’était peut-être pas aussi mort qu’on le croyait. On est allé plus loin depuis lors, trop loin peut-être, au-delà de l’estime, et jusqu’à l’admiration. Je viens d’en dire au moins l’un des motifs. Comme la plupart des défauts de Marivaux ne procèdent de rien autre chose que d’une transposition de l’esprit de conversation et de société dans le livre écrit et dans la pièce jouée, peu d’écrivains sont plus Français, et, tant qu’il y aura des salons, il ne faut pas douter qu’il y ait des gens d’esprit, de beaucoup d’esprit, — de bien plus d’esprit que de goût, — pour lui faire de ses défauts eux-mêmes autant de qualités. Et il ira jusqu’aux nues toutes les fois que, comme dans le temps où nous vivons, la dépravation des mœurs ayant gagné, ce sera la mode que d’envelopper dans un langage plus singulier des pensées plus libertines. Mais, indépendamment de cette raison générale, il y en a d’autres à donner, et que peut-être on n’a pas assez fait valoir, sans doute parce qu’elles sont trop simples. Pourquoi ne pas dire, en effet, tout uniment, que l’opinion commune, plus juste, mieux fondée qu’on ne se plaît à l’imaginer, loue dans Marivaux ce qu’il y a de louable, y blâme ce qu’il y a de blâmable, et qu’il n’y a pas d’autre mystère aux vicissitudes que sa réputation a subies depuis plus d’un siècle ? C’est ce qu’il me reste maintenant à montrer.
V
Ce n’est pas céder, je crois, au vain plaisir de jouer sur les mots, c’est exactement rapprocher les choses que de dire qu’il en est des genres en histoire comme des espèces dans la nature. Ni les uns ni les autres n’atteignent tout d’un coup toute leur perfection. Un Corneille même ou un Racine, dans notre littérature nationale, s’ils fussent nés cinquante ou soixante ans plus tôt, contemporains de la Pléiade, ne seraient sans doute ni Corneille ni Racine ; et, en supposant que leur génie, malgré la confusion de la langue et malgré l’enfance de l’art, eût eu la force de se faire jour, leurs œuvres ne seraient assurément pas ce qu’elles sont : l’immortelle expression de la tragédie française. Pour porter un genre à sa perfection, ou pour le mettre seulement en pleine possession des moyens qui doivent plus tard l’y conduire, ce n’est pas trop d’une suite ininterrompue d’efforts et d’une longue succession d’écrivains. Les efforts sont diversement heureux, et il arrive aux écrivains de valoir mieux que leur œuvre. Tel fut un peu le cas de Marivaux. Si les chefs-d’œuvre de son théâtre sont de beaucoup au-dessus de ses meilleurs romans, l’une des raisons en est que le théâtre français du xviiie siècle, tragique et comique, avait non seulement atteint la perfection, mais à peu près épuisé la fécondité de son genre, tandis que le roman de mœurs en était à se chercher lui-même et ne réussissait pas encore à se trouver. Tout le monde sentait, comme on dit, qu’il y avait quelque chose à faire, mais personne encore ne l’avait fait ; capable de le tenter, Marivaux n’était pas de force à le faire, et il ne l’a pas fait : voilà l’explication de ce qu’il y a de mêlé dans son œuvre, et voilà tout le secret des contradictions auxquelles son nom demeure en butte. Précisons par quelques exemples.
On avait pu reprocher à Gil Blas, non pas, à proprement parler, l’invraisemblance ni même la complication, mais à tout le moins l’accumulation et la quantité des aventures ; on put reprocher à Marianne le manque de véritable intérêt romanesque et le fastidieux abus des réflexions. Lorsque parut la troisième partie de Marianne, quelqu’un fit observer que c’était beaucoup peut-être qu’un volume tout entier pour conduire l’héroïne depuis midi jusqu’à six heures du soir. Sur ce pied-là, disait assez plaisamment ce vilain abbé Desfontaines, Dieu nous garde qu’elle vieillisse ! car la vie des autres, en vérité, ne suffira pas pour lire l’histoire de la sienne. Mais on avait pu dire, avec tout autant de raison, que la durée moyenne d’une existence humaine aurait difficilement contenu tout ce qui se presse d’événements dans celle de Gil Blas. Trop de faits donc dans Gil Blas, trop de métaphysique dans Marianne. Ferons-nous là-dessus un mérite propre à Le Sage de sa fertilité d’invention ou un grief à Marivaux de la pauvreté de la sienne ? Mais nous dirons plutôt, et nous serons plus justes, qu’y ayant un équilibre à établir entre ce que le roman peut supporter d’aventures et ce qu’il doit enfermer d’observation morale, la gloire de l’avoir fixé n’appartient ni à Le Sage ni à Marivaux.
Pareillement, on avait pu reprocher à Gil Blas la faiblesse ou le décousu de la composition ; on put en blâmer l’absence dans Marianne. Si Gil Blas, et par deux fois, s’était trouvé, comme l’on sait, en grand danger de n’être pas fini, Marivaux ne paraît pas seulement s’être embarrassé d’achever Marianne. On n’ignore pas d’ailleurs la place qu’y tiennent les épisodes, et que, de trois ou quatre histoires qu’il y a successivement introduites, Marivaux n’en a terminé qu’une. Étant de ceux qui regrettent que le roman de Le Sage ne soit pas mieux composé, nous sommes de
ceux qui voudraient que le roman de Marivaux eût un semblant au moins de dénouement : n’eût-il pas pu tuer quelqu’un ou l’enterrer ? Nous ajouterons seulement que, de leur temps, au témoignage de Voltaire, le roman n’étant guère considéré que comme « la production d’un esprit faible, écrivant avec facilité des choses indignes d’être lues par les esprits solides »
, la frivolité même et l’air de dédain dont il était ◀jugé▶ le dérobaient, pour ainsi dire, à l’ordinaire sévérité les lois de la composition. La perfection propre d’un genre dépend pour une grande part de ce que l’opinion du temps y réclame de qualités essentielles, tout de même que la perfection relative d’une espèce dépend étroitement de sa convenance avec le milieu dans lequel elle vit. Le Sage et Marivaux ont pu se croire dispensés de mettre dans le roman un effort qu’autour d’eux l’on n’y exigeait point.
Pareillement encore, on avait pu reprocher à Gil Blas la bassesse de quelques épisodes et le manque d’élévation morale ; on put reprocher à Marianne le langage de Mme Dutour, et au Paysan parvenu la grossièreté de Mme d’Alain. C’est sans doute que Le Sage, avec tout son esprit et toute sa verve, manquait lui-même un peu de délicatesse ; et c’est sans doute que Marivaux, par-dessous toute sa préciosité, ne laissait pas, comme on l’a vu, d’avoir un fond de vulgarité. Mais c’est peut-être aussi que le roman n’avait pas conquis le droit de s’occuper d’une petite lingère et d’une maîtresse d’hôtel, ou, si l’on aime mieux, le droit d’égaler la diversité de ses peintures à la diversité des manifestations de la vie. Combien de gens encore aujourd’hui, dans notre siècle démocratique, s’étonnent de bonne foi que le romancier prétende nous intéresser à de certains héros, ou nous arrêter sur de certains détails, plus ou moins justement réputés vulgaires, grossiers et bas ! La plupart des reproches que l’on peut faire au roman de Marivaux s’expliqueraient ainsi l’un après l’autre, et en s’expliquant s’atténueraient, étant de l’époque encore plus que de l’homme. On ne saurait, en effet, en vouloir mortellement à quelqu’un pour avoir manqué de génie ; et c’est de génie, tout simplement, que Marivaux eût eu besoin pour porter, aux environs de 1725, le roman du xviiie siècle à sa perfection.
Il n’y a guère qu’une sorte de critiques dont il doive encourir et garder la responsabilité tout entière : ce sont celles que l’on adresse ordinairement à son style. Tout son siècle a blâmé d’une seule voix, dans ses romans et dans ses comédies, l’affectation soutenue du langage et l’abus impatientant de l’esprit. Le Sage et Voltaire, Grimm et Diderot, La Harpe et Marmontel, tous enfin — depuis Crébillon jusqu’à Collé — s’accordent à lui reprocher son verbiage obscur et brillant, son galimatias d’amour, ses métaphores prétentieuses, ses distinctions à l’infini, sa rage de parler autrement que tout le monde, « en empaquetant sa pensée dans les agréments les plus rares »
, et sa manie de ne pas quitter une idée, quand il en tient une, avant de l’avoir gâtée,
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Sa suffisance n’a pas manqué de chercher ici des justifications, et sa finesse d’en trouver d’aussi vaines
qu’ingénieuses. « Le vice du style, disait-il, n’est qu’une conséquence bien exacte du vice des pensées. Qu’on nous montre donc le vice des pensées, et qu’on laisse là le style, qui ne saurait être autrement qu’il est… S’il y a un reproche à faire, il ne saurait tomber que sur les pensées… Car le style ne saurait être accusé d’être recherché que parce que les pensées qu’il exprime sont entièrement fines et qu’elles n’ont pu se former que d’une liaison d’idées singulières, lesquelles idées n’ont pu être exprimées à leur tour qu’en rapprochant des mots ou des signes qu’on a rarement vus aller ensemble. »
On avait raillé le style, on railla la justification. L’auteur de Tanzaï s’en amusa comme d’un ridicule, mais l’auteur de Manon Lescaut s’en indigna comme d’un blasphème. La parodie du premier, quoi qu’on en ait voulu dire, est extrêmement spirituelle. Le second, dans un journal qu’il rédigeait alors, le Pour et Contre, écrivit avec plus de franchise que de courtoisie : « Croirait-on qu’il fût possible de faire l’apologie du style précieux ?… On établit dans un écrit nouveau qu’il n’y a point de différence entre bien penser et bien écrire. J’en conviens quant aux ouvrages d’esprit. Aussi, si je disais que le style de tel auteur est ridicule, je prétendrais en même temps qu’il pense ridiculement. »
Et là-dessus il citait une phrase de Marivaux26.
Ils n’avaient assurément pas tort. Certaines façons
d’écrire, qu’il plaît à Marivaux de croire originales, parce qu’elles lui sont devenues une seconde nature, mais qui lui sont communes avec tous les précieux, — telles que la manie d’aller jusqu’au bout des métaphores et comme la manie d’épuiser les comparaisons, — sont bien incontestablement des façons d’écrire, et non pas du tout des façons de penser. Et pourtant il y a dans ses apologies quelque air de vérité. Si certaines fibres, plus ténues et cachées plus profondément, ne peuvent être atteintes, isolées, mises à nu que par des instruments très délicats et des mains très expertes, il est également vrai que certains sentiments, plus complexes et plus subtils, ne peuvent être, eux aussi, démêlés et exprimés qu’au moyen d’un style très délié. C’est la condition même de l’observation morale. Il faut pénétrer très avant dans le secret des consciences, et en même temps, comme disent les psychologues, il faut faire grande attention de ne pas détruire, en s’y prenant trop brutalement, le sujet même de l’observation. Une alliance inattendue de mots, un tour de phrase inaccoutumé, des expressions singulières ne sont alors souvent que « la conséquence bien exacte »
et pour ainsi dire la figure fidèle de ce que l’on a découvert de singulier, d’inaccoutumé, d’inattendu lui-même. Et s’il y faut quelquefois, à ce qu’il semble, beaucoup de mots pour assez peu de choses, c’est que l’on n’aurait pas confiance à la réalité de la découverte si le chercheur ne nous faisait refaire, avec lui, pas à pas, les chemins qui l’y ont mené. Quels que soient les défauts du style de Marivaux, on peut donc admettre avec lui qu’ils tiennent assez étroitement à la nature de son observation. Le
marivaudage n’est quelquefois qu’une façon de s’exprimer ; il est souvent, et plus souvent peut-être, une façon de sentir ; seulement, il y a deux points dont Marivaux ne tient pas assez de compte.
Rien de plus légitime, en effet, que de l’attaquer d’abord sur la nature de son observation. Ce qui ne se peut exprimer qu’aux dépens de la clarté du discours, du bon usage de la langue, et de la manière générale de parler, vaut-il vraiment la peine d’être exprime ? Certaines nuances du sentiment, tantôt morbides, et tantôt artificielles, valent-elles la peine d’être étudiées ? Mais surtout, si le moraliste, si le psychologue, si le philosophe y peuvent prendre intérêt, ou si même elles sont la matière propre de leur observation, sont-elles, et peuvent-elles être également la matière de la poésie pure, ou du drame, ou du roman ? C’est une question qui n’est pas encore précisément résolue. Ou plutôt elle l’est, et elle l’est contre Marivaux, en ce sens que l’exemple des maîtres est là pour nous prouver que plus les nuances du sentiment sont fugitives et subtiles, plus les mots qui servent à les fixer ou à les saisir au passage doivent être eux-mêmes généraux, abstraits et décolorés. D’autres que Marivaux, et dans son siècle même, ont scruté le domaine de l’observation morale ; mais, au lieu de raffiner comme lui leur langage à mesure que le sujet de leur observation se dérobait en quelque sorte à leurs prises, ils s’efforçaient au contraire de se rendre plus intelligibles, et, pour cela, d’écrire d’une manière plus approchée de l’usage ordinaire et de la façon commune de parler.
Contentons-nous, pour fixer les idées, de mettre ici les noms de Vauvenargues et de l’abbé Prévost. Vauvenargues, à sa manière, n’est pas moins fin que Marivaux, et Prévost, on le verra, ne lui cède guère dans la peinture au moins des passions de l’amour ; mais les hardiesses mêmes du premier le ramènent, comme à chaque pas qu’il se sent tenté de faire vers la préciosité, dans le grand courant de la langue ; et, pour le second, entre beaucoup de qualités que Manon Lescaut a par-dessus Marianne, son absolue simplicité n’est pas celle qu’il y faut le moins admirer. Disons-le donc. Les théories de Marivaux sur l’art d’écrire sont l’une des pires expressions qu’il y ait de l’individualisme, comme diraient les philosophes, et pour parler plus franchement, de la suffisance en littérature. Elles reposent, en effet, sur trois principes : le premier, que tout ce qui nous passe par l’esprit vaut la peine d’être noté ; le second, que notre manière de le noter est toujours exactement conforme et pleinement coïncidente à notre manière de sentir ; le troisième enfin, que la singularité de la notation fait preuve à elle seule de la nouveauté de la pensée ; et ces trois principes sont également faux, sophistiques et dangereux.
Ils étaient neufs alors ; et ce mot achève d’expliquer, selon nous, comment ce que les uns apprécient dans Marivaux est au contraire ce que les autres n’en peuvent supporter. Dans le fond comme dans la forme, c’est un inventeur que Marivaux, et l’abondance même de ses inventions fait encore aujourd’hui l’incertitude de sa réputation. On ne se doute pas, à moins de les avoir lues tout entières, depuis les Effets surprenants de la sympathie jusqu’au Cabinet du philosophe, de ce qu’il y a dans ses œuvres d’idées ou de germes d’idées qui n’ont porté leurs fruits que plus tard. Si nous ne le lisons plus, son siècle l’a lu, beaucoup lu, les plus fameux eux-mêmes dans son siècle, Diderot et Rousseau notamment. Dans des œuvres célèbres, et bien autrement célèbres que les siennes, son influence est visible. J’ai déjà dit que Marianne passait pour avoir inspiré Paméla. Dans les Effets surprenants de la sympathie, qui sont de 1713, je connais une vingtaine de pages dont on dirait la première esquisse de Robinson Crusoé, lequel est de 1719. Mais il vaut mieux appuyer sur ce que Diderot et Rousseau doivent à Marivaux.
Il est bien difficile, comme l’a fait observer M. Larroumet, de ne pas voir dans les neuvième, dixième et onzième parties de Marianne le thème initial de la Religieuse. Ailleurs, dans son Indigent philosophe, et sans compter que le style général de l’œuvre a véritablement quelque chose du nerf et de la fougue du Neveu de Rameau, Marivaux introduit un cynique dont le discours offre des ressemblances de détail frappantes avec le chef-d’œuvre de Diderot :
« Tenez, je l’ai toujours dit et je le dis encore, et je le dirai tant qu’il y aura du vin, sans quoi je ne dis plus mot ; c’est ma bouffonne de face qui m’a fait tort dans le monde ; elle m’a coupé la gorge, tous les hommes s’y sont trompés, on ne m’a jamais pris que pour un convive. Regardez-la, cette face, si mes souliers n’ont point de semelle, c’est elle qui en est cause…
« Or, par toutes les choses que je viens de vous expliquer, vous concevez, mon garçon, que c’est une face joyeuse qui est l’origine du dépit qui m’a conduit à la taverne, où je me suis brouillé avec la vanité de la belle chaussure, et où j’ai bu, de même que j’y boirai toutes les semelles qu’un autre fait mettre à mes souliers. Qu’avez-vous à dire à cela ? il n’y manque pas un iota. Voilà qui est clair et net ; si je suis mal chaussé et mal peigné, ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre, c’est aux hommes qui vous font perdre ou gagner votre procès sur la mine que vous portez. S’ils étaient aveugles, ils n’auraient fait que m’entendre, ils m’auraient admiré, car je parlais d’or ; mais ils ont des yeux, ils m’ont vu, et ma mine a tout perdu ; ergo, si leurs yeux n’y voyaient goutte, leur jugement y verrait clair. Race de dupes, je vous le pardonne, et à ma face aussi ! Je lui en veux si peu de mal, que vous voyez tous les rubis dont je l’ai ornée, et j’espère qu’elle n’en manquera jamais : savez-vous qu’elle me vaut une pièce de crédit au cabaret ? Tous les jours on me prête hardiment dessus, parce qu’on voit bien que celui à qui elle appartient ne manquera jamais de revenir dès qu’il aura de l’argent ; il faut que ce drôle-là boive ou qu’il crève… À vous, de tout mon cœur, en vérité…
« Où est-ce que j’ai laissé mon histoire ? N’est-ce pas à Jupiter ? Il valait bien une parenthèse ! C’était un gaillard aussi, à ce que dit maître Ovide, qui en était un autre ! Car, à propos, j’ai étudié, j’avais oublié de le dire, parlez-moi d’ hoc vinum, hujus, vini , voilà ce qui s’appelle un fier substantif ; savez-vous le décliner au cabaret ?… Eh bien ! ne suis-je pas un dru ? Ah ! ah ! ah ! Allons, mon ami, un peu d’hujus vini dans mon verre, et chapeau bas, s’il vous plaît, malgré mes haillons ! »
Qui n’en serait pas prévenu croirait-il d’abord que cette page fût de Marivaux ? ces propos d’ivrogne et de dépenaillé, du maître même des afféteries ? cette verve, presque cynique, du peintre ordinaire des Dorante et des Lélio, des Araminte et des Silvia ? Je n’établis sans doute, comme on le peut bien penser, aucune comparaison entre cette pochade et ce merveilleux, ou plutôt prestigieux Neveu de Rameau, le chef-d’œuvre de Diderot peut-être, et en tout cas l’un des chefs-d’œuvre de la langue française. Le rapprochement n’en a pas moins son intérêt, pour ne pas dire son éloquence. Diderot, dans sa Religieuse, n’a pas « imité » Marianne ; il n’a pas davantage « imité » l’Indigent philosophe dans son Neveu de Rameau ; cela va sans dire. Il reste pourtant vrai que, dans l’un comme dans l’autre cas, Marivaux a précédé Diderot, et qu’il a deviné, vingt-cinq ou trente ans avant lui, le parti que l’art tirerait un jour de l’un et l’autre de ces deux sujets : la religieuse cloîtrée malgré elle et le parasite éhonté, tel que l’offraient à l’observation les cafés plus ou moins littéraires du xviiie siècle : le café Procope ou le café Gradot. Il y a trois ou quatre générations de la décadence entre les joyeux fripons du roman de Le Sage et les « indigents » déjà « philosophes » de Marivaux.
Les rapports ne sont pas moins curieux entre quelques pages de Marivaux et quelques pages du citoyen de Genève. — On sait, par les Confessions, que
Marivaux fut l’un des premiers hommes de lettres à qui s’adressa Rousseau, qu’il retoucha même la petite comédie de Narcisse, et que Rousseau n’en parla jamais qu’avec affection et respect. La bibliothèque de Neufchâtel possède le manuscrit d’une autre comédie de Rousseau, détestable d’ailleurs et heureusement inachevée. Elle est intitulée : Arlequin amoureux malgré lui, et les personnages s’y appellent Arlequin et Nicaise, Épine-Vinette et Fleur-d’Orange. C’est du Marivaux tout pur, moins la grâce et moins le bel esprit. Ailleurs, en un certain endroit des Effets surprenants de la sympathie, la désespérée Clarice, voulant à toute force poursuivre l’insensible Clorante, tient ce discours à sa suivante : « Mon dessein est de me déguiser, de manière qu’en changeant mon sexe, je puisse sûrement échapper à la curiosité de ceux qui me regarderont. L’habit arménien m’a paru le plus convenable, il faut donc dès à présent que tu tâches de m’en avoir un. »
Il est difficile de ne pas rapprocher le passage bien connu des Confessions. « Peu de temps après mon arrivée à Motiers-Travers, ayant toutes les assurances qu’on m’y laisserait tranquille, je pris l’habit arménien. Ce n’était pas une idée nouvelle, elle m’était venue diverses fois dans le cours de ma vie… »
Et nous aussi, plus d’une fois, l’idée nous est venue que Jean-Jacques était capable d’avoir romancé son existence avec les souvenirs de ses lectures ; — et nous croyons qu’au besoin nous pourrions le prouver.
Rassemblant maintenant tous ces traits, on sera frappé de ce qu’il y a déjà de Rousseau dans un passage des Effets surprenants de la sympathie. — Jeté sur une île que ses ennemis avaient crue déserte, l’un des personnages du roman y découvre des hommes encore sauvages et se fait leur éducateur :
« Quand ils surent faire des cabanes, ils m’en travaillèrent une qu’ils ornèrent de tout ce qui peut lui donner de l’agrément. J’appris insensiblement une partie de leur langage… Alors je réglai leurs mariages… Ces mariages étaient sans cérémonie… Je leur dis que l’union de l’homme et de la femme devait durer toute la vie, que cette union devait se contracter du consentement des deux parties, parce que les femmes étaient, comme les hommes, douées d’une âme à qui l’Être souverain avait donné pour avantage une liberté de se déterminer qui ne relevait de personne. C’est cet Être, leur dis-je, qui a fait tout ce que vos yeux vous font voir… Ils écoutaient mes discours avec un sentiment intérieur qui leur faisait connaître que j’avais raison. Je leur dis après qu’ils devaient adorer cet Être et le craindre. Le culte que vous lui devez, ajoutais-je, consiste à le remercier des biens dont il vous partage, à ne point murmurer des maux dont souvent sa juste colère vous punit ; il vous a faits pour lier ensemble une société, la paix en doit faire le fondement. Vous devez après cet Être vous aimer les uns les autres, éviter surtout les trahisons, les meurtres et toutes les actions violentes dont l’Être souverain est irrité. Chaque homme doit respecter son semblable et ne doit pas attenter à une vie dont l’Être souverain seul doit disposer, puisque c’est lui qui vous l’a donnée. »
Entre Fénelon et Rousseau, ces quelques lignes — qui parurent en 1713, il ne faut pas l’oublier — ne marquent-elles pas la transition du christianisme déjà bien vague du Télémaque au déisme tout pur de la Profession de foi du vicaire savoyard ?
On pourrait multiplier les exemples. Tel mot fameux de Chamfort, souvent cité, celui-ci, par exemple : « L’amour est un commerce orageux qui finit toujours par une banqueroute, et c’est la personne à qui on banqueroute qui est déshonorée »
, appartient à Marivaux presque textuellement. Il compare, lui aussi, l’amour à un commerce, et il dit : « Si la femme consomme le payement, serviteur à la débitrice, la chance tourne ; c’est elle qui devient la créancière, et le tout finit par une banqueroute qui la déshonore, quoique ce soit elle à qui on la fasse. »
Parmi les petits moralistes, Chamfort est d’ailleurs l’un de ceux qui doivent le plus à Marivaux. On ne supposera pas, au contraire, que Balzac — l’auteur du Père Goriot et d’Eugénie Grandet — ait beaucoup lu le Spectateur français. La rencontre que voici n’en est que plus curieuse à noter : « Paris fourmille de beaux-esprits ; il n’y en eut jamais tant, mais il en est à peu près d’eux comme d’une armée ; il y a peu d’officiers généraux, beaucoup d’officiers subalternes, un nombre infini de soldats. J’appelle officiers généraux les auteurs qu’en fait d’ouvrages de goût le public avoue pour excellents. Après eux sont les médiocres, comme les officiers subalternes… »
Peu s’en faut qu’il ne propose l’institution des maréchaux littéraires… On n’en finirait pas si l’on voulait relever dans les œuvres de Marivaux tout ce qu’il y a de commencements de ce qui l’a suivi :
M. Larroumet n’a-t-il pas retrouvé dans le Spectateur français une substitution de personnes qui lui a rappelé l’Aventure de Ladislas Bolski ? et M. J.-J. Weiss, tout récemment, ne reconnaissait-il pas la situation psychologique de Ruy Blas dans le Jeu de l’amour et du hasard ?
À voir tous ces rapprochements, ceux qui font cas, dans la littérature et dans l’art, de l’invention par-dessus tout, n’en estimeront que davantage l’auteur de Marianne, et sentiront redoubler pour lui une admiration qu’ils pourront autoriser par des raisons nouvelles. Mais ceux qui savent combien un tel mérite est peu de chose, se demanderont, au contraire, si ce ne serait pas pour avoir tant inventé que Marivaux demeure, au théâtre même, et surtout dans le roman, du deuxième ou du troisième rang. Car, tant et de si diverses inventions décèlent un esprit inquiet, qui cherche à mesure qu’il écrit, qui ne trouve pas toujours, et, en tout cas, qui ne compose pas pour exprimer ce qu’il pense, mais plutôt ce qu’il aurait voulu penser. On doit ajouter que, dans la littérature comme dans l’art, il n’a été donné qu’à bien peu d’hommes de conserver pour eux-mêmes au regard de la postérité le bénéfice et la gloire de leurs vraies inventions.
Tulit alter honores.
Il y en a une raison profonde : c’est qu’aucune invention n’est parfaite dès sa naissance et que d’aucune nouveauté l’esprit humain ne semble capable de tirer d’abord tout ce qu’elle contient. Dans l’histoire même de la science, la célébrité des inventeurs n’est souvent que rétrospective ; elle dépend au moins pour une grande part de l’application que d’autres qu’eux ont su faire de leurs découvertes ; et l’éclat de leur nom n’est assez communément qu’un reflet dont les illumine l’éclat du nom de ceux qui les ont suivis. Ce qui est à moitié vrai de l’invention scientifique l’est presque entièrement de l’invention littéraire. Un sentiment nouveau dans la poésie, une situation neuve au théâtre, une donnée originale dans le roman ne rendent presque jamais sous la main de celui qui les y a le premier introduites ce qu’elles contiennent de puissance ; et il semble qu’il soit nécessaire que plusieurs hommes de talent aient traité cette donnée, cette situation, ce sentiment comme il ne fallait pas, pour que le génie réussisse à les traiter enfin comme il faut. Il n’est guère de chef-d’œuvre qui ne procède, en y regardant bien, d’un original à demi manqué, et, réciproquement, l’imitation d’un chef-d’œuvre est presque immanquablement une œuvre de la dernière médiocrité.
« S’il est vrai, a dit Grimm, que les romans de Marivaux ont été les modèles des romans de Richardson et de Fielding, on peut dire que, pour la première fois, un mauvais original a fait faire des copies admirables. »
Grimm se trompe, comme souvent, et, comme toujours, avec l’aplomb de l’homme dont les opinions ne craignent pas la sanction du jugement public. Que de sottises il est permis de dire impunément dans une Correspondance secrète ! Mais il n’est pas vrai, d’abord, que Marianne et le Paysan parvenu soient de si « mauvais » originaux, il s’en faut seulement que ce soient des chefs-d’œuvre ; et il n’est pas vrai, non plus, que Paméla tout au moins ou Joseph Andrews soient de si « admirables »
copies, ce ne sont que des œuvres très remarquables. Et puis, il est si peu rare que des originaux médiocres, ou même mauvais, « fassent faire » d’admirables copies que c’est justement là ce que les philosophes appelleraient « la raison suffisante » des originaux mauvais ou médiocres. En faut-il ici des exemples ? La chronique d’Hollinshed ou de Saxo Grammaticus, l’Aman d’Antoine de Monchrestien, la Véridique Histoire du docteur Faust, « mauvais ou médiocres originaux » ; Hamlet ou Macbeth, Esther, le Faust de Gœthe, « admirables copies » ! La Verdad sospechosa de Ruis de Alarcon, la Précaution inutile de Scarron, le Chevalier joueur de Dufresny : « mauvais ou médiocres originaux » ; le Menteur, l’École des femmes, le Joueur : « admirables copies » ! Le Marcos de Obregon de Vincent Espinel, le Voyage dans la lune de Cyrano de Bergerac, la Marianne elle-même de Marivaux : « mauvais ou médiocres originaux » ; Gil Blas, les Voyages de Gulliver et Paméla, puisque Grimm y tient, « admirables copies » ! Inversement, ce sont les originaux admirables qui font faire les mauvaises ou médiocres copies. Othello, drame admirable ; Zaïre, copie médiocre ! Tartufe, admirable original ; la Mère coupable, mauvaise copie ! Les Confessions, livre admirable ; la Vie de monsieur Nicolas, copie honteuse et détestable. Il en eût bien pris à Marivaux, tout particulièrement, de ne pas vouloir tirer de l’original de l’École des femmes sa copie de l’École des mères, et de l’original du Misanthrope sa copie des Sincères.
Bien loin donc, comme le pense Grimm, qu’il y ait rien d’extraordinaire à voir d’un médiocre original sortir une admirable copie, c’est au contraire l’une des lois de l’histoire de l’art les mieux établies qu’il y ait. Plus admirables, pour parler comme lui, les romans de Marivaux seraient moins « originaux » ; et ils seraient moins « médiocres » s’ils étaient les copies de quelque chose de plus original qu’eux-mêmes. Si Marivaux eût moins « inventé », son œuvre serait placée plus haut dans l’histoire de la littérature, mais ses « inventions » lui assurent une place considérable encore dans l’histoire littéraire.
Ce que le baron de la Grimallière — comme l’appelait familièrement sa grande impératrice — eût pu dire, c’est que des copies telles que Clarisse et telles que Tom Jones ayant, pour ainsi parler, dégagé visiblement des romans de Marivaux ce qu’ils contenaient d’indiscernable peut-être à tout autre œil que celui d’un Richardson ou d’un Fielding, les romans de Marivaux en prenaient aussitôt dans l’histoire du roman une valeur toute nouvelle. Il eût dû le dire, et, moins préoccupé d’être impertinent, plus soucieux d’être juste, il était capable de le dire. Par là se serait trouvée dès lors conciliée la diversité des appréciations dont l’œuvre de Marivaux a été, est encore, et, comme nous l’avons dit, sera longtemps l’objet. Car les uns, dans Marianne et dans le Paysan parvenu, reprochent à Marivaux, avec un peu de sévérité peut-être, de n’avoir pas mis toutes les qualités que la suite a prouvé que son genre comportait ; et les autres, avec un excès d’indulgence, y admirent les commencements de ce qui l’a suivi. Ceux-ci lui tiennent compte, avec un peu d’exagération, de ce qu’il a voulu faire ; ceux-là n’y voient, avec un peu d’injustice, que ce qu’il a effectivement réalisé. Pour nous, en tout état de cause, nous devons conclure que l’on ne saurait traiter sans beaucoup de ménagements l’homme qui, le premier, sachant ce qu’il voulait et ne manquant que de la force nécessaire pour y réussir, a dirigé le roman moderne dans la voie où il devait rencontrer ses chefs-d’œuvre. Tels de nos romans contemporains, en effet, s’ils étaient datés du xviiie siècle, passeraient certainement pour être, jusque dans la forme et la donnée principale, inspirés de Marianne : je citerai entre autres le chef-d’œuvre de Charlotte Brontë : Jane Eyre, et le chef-d’œuvre au moins de la dernière manière de George Sand : le Marquis de Villemer. Mais si j’ajoute là-dessus que, dans la littérature moderne, en France comme en Angleterre, il n’y a pas de roman de mœurs où l’on ne retrouve au fond quelque chose de Marivaux, c’en sera sans doute assez — quelque opinion personnelle que l’on ait de Marianne et du Paysan parvenu — pour que l’on ne me reproche pas d’avoir parlé trop longtemps de celui que j’appellerais volontiers le plus sérieux de nos auteurs légers.
L’abbé Prévost
La réputation de l’auteur de Gil Blas, fixée de son vivant même, s’est maintenue depuis cent cinquante ans, et presque sans éclipse, au même degré d’éclat ; celle de Marivaux, très contestée tant qu’il vécut, ne s’est guère affermie que de nos jours, à mesure qu’une critique plus subtile discernait dans Marianne ou dans le Paysan parvenu les commencements de bien des choses qui ne se sont en effet développées que de notre temps ; et la réputation enfin de Prévost, après avoir en son temps passé celle de Marivaux et balancé celle même de Le Sage, a tellement décru que l’on peut se demander si, sans Manon Lescaut, il surnagerait dans l’histoire quelque chose de plus qu’un nom, — ou le nom seulement du célèbre abbé. Nous avons essayé de montrer que si Gil Blas, à de certains égards, était assurément un chef-d’œuvre, quelques qualités cependant y manquaient encore, qui, depuis, sont devenues essentielles au roman. Pour Marivaux, nous avons fait voir qu’ayant eu, sans aucun doute, le pressentiment d’un art plus large, plus vivant, et surtout plus naturel que le sien, il n’avait pu cependant y atteindre dans sa Marianne, et peut-être encore moins dans son Paysan parvenu. C’est aujourd’hui le rôle trop oublié de Prévost que nous nous proposons de remettre en lumière, et, pour cela, d’établir que, même s’il n’était pas l’immortel auteur de Manon Lescaut, ce rôle ne laisserait pas d’être considérable.
Nous mêlerons à ce chapitre d’histoire littéraire un peu plus de biographie que nous n’avons cru le devoir faire pour Marivaux et pour Le Sage. Outre qu’en effet la vie de Prévost n’est pas le moins curieux de ses romans — ni le moins tragiquement dénoué, s’il en faut croire la légende — il y a lieu d’y rectifier, comme on le verra, plus d’un détail trop légèrement admis. Et puis, dans la France des xviie et xviiie siècles, celui-ci est l’un des premiers de ceux qui, n’ayant demandé qu’à leur plume leurs moyens d’existence, ont émancipé l’homme de lettres, après bien de la peine et non sans quelques sacrifices, de la longue protection du traitant, du grand seigneur et du prince.
I
Le 30 novembre 1728, M. Hérault, lieutenant de police, recevait la lettre suivante : « M. le Lieutenant de police est très humblement supplié par les Supérieurs Généraux de la Congrégation de Saint-Maur de faire arrêter un religieux fugitif, qui, depuis environ quinze jours, est sorti de la maison de Saint-Germain-des-Prés, sans raison et sans bref de translation qui au moins ait été signifié. Il était sorti deux fois de chez les jésuites et était chez les
bénédictins depuis huit ans. Il s’appelle A. Prévost, il est d’Hesdin, fils du procureur du roi de cette ville ; c’est un homme d’une taille médiocre, blond, yeux bleus et bien fendus, teint vermeil, visage plein. Ses principales connaissances sont chez les pères jésuites de la maison professe et du collège (de Clermont). Il se promène dans Paris tous les jours impunément. C’est lui qui est auteur d’un petit roman qui a pour titre : les Aventures d’un homme de qualité, qui a fait beaucoup de bruit dans Paris à cause d’une sottise qui s’y trouve sur le grand-duc de Toscane. Il est âgé d’environ trente-cinq à trente-six ans. Il s’est vêtu en ecclésiastique. »
Cette pièce importante, publiée pour la première fois, il y a tantôt cinq ans, par M. François Ravaisson, dans ses Archives de la Bastille, nous donne un portrait ou un état signalétique de Prévost plus précis qu’aucun de ceux que l’on en connaissait jusqu’alors, et fixe en même temps deux dates avec certitude : celle de son entrée chez les bénédictins et celle de sa sortie de Saint-Germain-des-Prés. Un peu moins âgé que ne le croyaient ses supérieurs, Prévost n’avait que trente et un ans. Ce n’en était pas moins la cinquième fois qu’il changeait brusquement tout le train de son existence, — et ce ne devait pas être la dernière.
Né le 1er avril 1697, à Hesdin, il avait fait ses premières études chez les jésuites de sa ville natale, et, au sortir de sa rhétorique, séduit par ses succès de collège autant que par ses maîtres, il avait pris l’habit de novice, — à peu près comme de nos jours on entre à l’École normale. Mais cette première ardeur s’était refroidie promptement, et, laissant là les bons pères, il
était entré au service. Ce devait être en 1713 ou 1714, entre la paix d’Utrecht et celle de Rastadt, avant que la fin de la guerre, en lui enlevant l’occasion de se distinguer, lui eût ôté du même coup tout espoir d’avancement. Aussitôt la paix conclue, déposant donc le harnais, il avait repris la robe. Les jésuites, selon leur politique, l’avaient recueilli, disait-on, comme l’enfant prodigue, et lui, de son côté, avait payé leur indulgence d’une belle Ode à saint François-Xavier. Mais déjà, selon l’expression de ses biographes, « un besoin impérieux, devant lequel tout autre se tait, même celui de la gloire »
, avait commencé de le dominer. Il n’y tint pas ; et, comme plus tard son des Grieux, après quelques mois de sagesse, pris au piège de quelque Manon, il retournait au métier des armes. L’histoire ici devient obscure, et lui-même, en y faisant quelque part allusion, ne l’a pas tout à fait éclaircie. Toujours est-il qu’en 1721, trompé, lassé, ou dégoûté, il entrait chez les bénédictins : « La malheureuse fin d’un engagement trop tendre me conduisit au tombeau : c’est le nom que je donne à l’ordre respectable où j’allai m’ensevelir… Cependant le sentiment me revint et je reconnus que ce cœur si vif était encore brûlant sous la cendre… La perte de ma liberté m’affligea jusqu’aux larmes. Il était trop tard. Je cherchai ma consolation dans l’étude… Mes livres étaient mes amis fidèles, mais ils étaient morts comme moi. »
On a cité souvent ces lignes éloquentes ; on n’en a pas assez fait remarquer l’accent profond de mélancolie. Ce n’est pas ici du Rousseau seulement, mais, à trois quarts de siècle d’intervalle, c’est déjà du Chateaubriand ; et René
pourrait envier à Prévost le dernier trait de cette confession.
Si l’on sait qu’il entra chez les bénédictins en 1721 et qu’il en sortit, comme on vient de le voir, en 1728, on ignore ce qu’il y fit. Les biographes le promènent de Saint-Ouen de Rouen à l’abbaye du Bec ; de l’abbaye du Bec au collège de Saint-Germer, « où il professe avec applaudissement »
; de Saint-Germer à Évreux, « où la parole de Dieu fait dans sa bouche une fortune prodigieuse »
; d’Évreux aux Blancs-Manteaux, et des Blancs-Manteaux à Saint-Germain-des-Prés, où, pour que la louange même de l’érudition ne manque pas à sa gloire, on lui fait composer, lui tout seul, un volume entier du Gallia christiana. J’aimerais autant que l’on attribuât à l’auteur de Gil Blas un volume du recueil des Historiens de la France. Bien de tout cela n’est impossible, mais rien de tout cela n’est prouvé. Le biographe peut avoir dit vrai, mais, s’étant trompé sur bien des points, je crains que ceux qui l’ont suivi ne l’aient plus d’une fois copié trop fidèlement.
On oublie en effet que deux autres Prévost ont vécu contemporains de l’auteur de Manon Lescaut, — j’entends deux hommes d’église, et presque deux hommes de lettres : — l’un, Pierre-Robert, de 1675 à 1735, chanoine de Chartres, prédicateur en renom ; — et l’autre, de 1693 à 1752, Claude Prévost, chanoine de Sainte-Geneviève, érudit bien connu et apprécié des bénédictins, qui le citent justement comme un de leurs auteurs dans la Gallia christiana (tome VII, col. 699). Dans notre siècle même, on a si souvent brouillé les trois dames de Boufflers, par exemple :
duchesse, marquise et comtesse ; ou encore les trois Rousseau : Jean-Baptiste, Jean-Jacques et Pierre, qu’il n’y aurait rien d’étonnant si l’on avait fait une confusion de la même nature entre les trois Prévost. Et j’en pourrais bien trouver un quatrième au besoin, quand ce ne serait que ce libraire de Londres, — Nicolas de son prénom, — que le consciencieux auteur de la Littérature française à l’étranger a pris jadis pour notre abbé. Je n’ose pas non plus m’expliquer sur ce « bref de translation »
dont il est dit deux mots dans la supplique des supérieurs de Saint-Maur. On raconte à ce propos que Prévost avait sollicité sa translation de la congrégation de Saint-Maur à celle de Cluny, moins sévère, que la cour de Rome la lui avait accordée, et que l’évêque d’Amiens allait la « fulminer », quand le pénitencier du diocèse, alléguant les désordres et la frivolité notoires du requérant, en aurait arrêté les effets. Il faudrait du moins convenir qu’en ce cas Prévost aurait joué de malheur, puisqu’en quittant Saint-Germain-des-Prés, ce fut précisément chez ce pénitencier, « M. d’Ergny, son parent »
, qu’il eut l’idée tout d’abord d’aller chercher un refuge, — et même qu’il donna son adresse à ses anciens supérieurs.
À quelque danger que pût être exposé, vers 1728, un moine fugitif ; « la sottise sur le grand-duc de Toscane »
, que les bénédictins avaient bien voulu signaler à l’attention du lieutenant de police, contribua sans doute autant que leur propre supplique à faire décerner l’ordre d’arrestation. Il s’agissait de quelques pages où Prévost avait représenté le grand-duc de Toscane comme « un homme bien vif sur l’article des femmes,
encore qu’on ne lui attribuât point des qualités bien redoutables pour les maris »
. Je suppose que Prévost, n’ayant aucune raison d’en vouloir au grand-duc de Toscane, eût aussi bien mis à sa place, ici, le shah de Perse ou le prêtre Jean ; mais le grand-duc de Toscane ! il n’en fallait pas plus pour ouvrir toutes grandes au pauvre romancier les portes de la Bastille. Il ◀jugea▶ donc prudent de sortir de France au plus vite, de passer la mer même, et d’aller quelque temps se faire oublier en Angleterre. Il a consigné pour nous, dans la troisième partie des Mémoires d’un homme de qualité, les impressions qu’il reçut de ce premier séjour. Ce sont celles d’un homme qui vient de recouvrer son indépendance, et qui ne voit rien au-dessus de l’agréable vie que l’on mène aux eaux de Tumbridge, à moins que ce ne soit la vie des eaux de Bath : « Si ces aimables lieux avaient existé du temps des anciens, ils n’auraient pas dit que Vénus et les Grâces faisaient leur résidence à Cythère. »
Malheureusement ce train, qui lui convenait fort, ne pouvait pas durer longtemps. Secrétaire ou précepteur dans la maison d’un grand seigneur anglais, « une petite affaire de cœur »
, si nous en croyons le récit d’un homme qui semble l’avoir connu d’assez près, l’obligeait, au bout de quelques mois, de quitter « un poste si gracieux »
, et du même coup l’Angleterre. Il passait en Hollande, s’établissait à Amsterdam d’abord, puis à La Haye bientôt. C’est dans cette grande officine de journaux et de pamphlets, de petits romans obscènes et d’énormes compilations érudites, que la vie de l’homme de lettres allait commencer pour lui.
Ayant rompu depuis plusieurs années toutes
relations avec sa famille, ne se connaissant aucun protecteur en France ni nulle part, il ne lui restait en effet que sa plume pour toute ressource. Il se mit, comme on le disait alors, « aux gages des libraires »
. Lorsque Marivaux avait usé sa culotte de velours, il attendait, pour la remplacer, l’époque des étrennes et les deux aunes d’étoffe que Mme de Tencin, cette protectrice des lettres, distribuait à ses « bêtes »
, ainsi qu’elle leur faisait l’honneur de les nommer. Prévost, l’un des premiers, aima mieux en demander l’avance à Gosse ou à Néaulme, les fameux éditeurs, et les en rembourser avec Manon Lescaut. On voudrait seulement qu’il eût affiché cette servitude nouvelle avec moins de naïveté, pour ne pas dire de cynisme. Il croira trop, sur son expérience de la vie, « que le désir de s’élever à la fortune est le motif presque général qui détermine les hommes dans le choix d’une condition »
, et, en tout cas, dans ses préfaces, il déclarera trop crûment « que l’état de la sienne ne lui permet pas de choisir pour sujet de son travail tout ce qui demande du temps et de la tranquillité »
. Heureux du moins si le besoin d’argent, dans cette première fougue de la liberté reconquise, plutôt encore que de la jeunesse, ne l’avait entraîné à rien de plus fâcheux qu’à composer ses longs romans, ou à traduire de l’anglais l’Histoire métallique des Pays-Bas ! Mais il semble bien que la nécessité de vivre, jointe à son goût pour le vin, disent les uns, pour les femmes, disent les autres, l’aurait une ou deux fois jeté dans les plus cruelles aventures. Moins bonhomme qu’on ne l’a dit, Prévost avait la conscience large… N’insistons pas, — de peur de faire trop de peine à ceux qui l’ont assis dans le
« quarante et unième » fauteuil de l’Académie française ; et plutôt, imitant la réserve de Sainte-Beuve, contentons-nous de renvoyer les curieux aux Mélanges de Bois-Jourdain.
Nous ne sommes pas tenus de la même discrétion sur ses amours. Un désespoir d’amour l’avait jeté dans le cloître, un besoin vague et général d’aimer l’en avait fait sortir : « Qu’on a de peine, a-t-il dit lui-même, à reprendre quelque vigueur quand on s’est fait une habitude de sa faiblesse, et qu’il en coûte à combattre pour la victoire quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre ! »
Il était donc à peine installé à La Haye qu’il y faisait là connaissance d’une aventurière, qu’il a quelque part essayé de transformer en une « demoiselle de mérite et de naissance »
, mais qui paraît bien avoir été de la pire et plus redoutable espèce. Mettrai-je ici son nom et son histoire ? Il suffira de dire qu’après avoir éloigné de lui ce qu’il s’était fait d’amis parmi les Français de Hollande, ce fut elle, selon toute apparence, qui l’obligea de quitter La Haye pour repasser en Angleterre.
S’il avait peut-être cru que les réfugiés de Londres, qu’il avait peu vus lors de son premier séjour, le recevraient à bras ouverts, lui et sa demoiselle, son erreur ne fut pas longue et la déception lui fut vive. Nous en avons un curieux témoignage dans l’un de ses ouvrages les plus oubliés, les Mémoires de M. de Montcal, qui peuvent servir à compléter les confessions ébauchées dans les Aventures d’un homme de qualité : une partie de la vie de Prévost est écrite dans ses ouvrages. « Il y a peu de gens d’un caractère aussi critique, fait-il dire par M. de Montcal, que les
protestants français d’Angleterre. Le zèle de la religion, qui leur a fait quitter leur patrie, les rend impitoyables pour le relâchement de la morale, et, sans m’être jamais donné la peine d’examiner si ceux qui étaient si peu capables de supporter le désordre dans autrui en étaient aussi exempts qu’ils exigeaient qu’on le parût dans leur société, j’avais reconnu par quantité d’exemples qu’on s’attirait leur haine en choquant leurs principes. »
Ces réflexions, comme on l’entend assez, ne viennent à la bouche de M. de Montcal que pour justifier une situation de tous points analogue à celle où se trouvait alors Prévost lui-même. Il garda longtemps sur le cœur une rancune amère de l’accueil que lui avaient fait les religionnaires français.
À ce moment critique, au surplus, ses compatriotes ne l’avaient pas en beaucoup meilleure odeur, comme le prouve une plate épigramme qui courait les cafés de Paris :
Qu’est devenu l’auteur du Pour et Contre,Maître Didot ? — Messieurs, je n’en sais rien.— Nul ne le lit, et nul ne le rencontre ;Se serait-il refait Ignatien ?Bénédictin ? soldat ? comédien ?A-t-il enlevé femme ou fille ?L’a-t-on mis dans quelque BastillePour faux billets au libraire déçu ?Est-il à Londres ? à Paris ? en Turquie ?Répondez donc. — Messieurs, dessus ma vie,Ce que je sais, c’est qu’il n’est pas pendu.
Maître Didot, que l’épigramme interpelle, c’était François Didot, celui que l’on peut bien appeler de nos jours le fondateur de la dynastie des Didot, et le Pour et Contre, c’était le journal auquel Prévost avait demandé ses moyens d’existence.
Dans cette feuille d’un goût nouveau, dit le titre, l’extrait des principaux ouvrages qui paraissaient à Paris ou à Londres figurait à côté des « Inventions extraordinaires de l’art »
; et « le Caractère des dames distinguées par leur mérite »
y tenait sa place, non loin du compte rendu de l’état des lettres et des sciences. Quant au titre lui-même, il signifiait, selon les propres paroles de Prévost, que le journaliste s’expliquerait sur tout sans prendre parti pour rien. Le journal dura de 1733 à 1740 : la collection en forme vingt petits volumes. Jules Janin, qui de sa vie n’avait lu, ni feuilleté, ni peut-être touché seulement le Pour et Contre, ne l’a pas moins célébré quelque part comme « un immense recueil où se trouvent réunis la plus vaste érudition, l’esprit le plus pétillant et la plaisanterie la plus divertissante »
. Ce sont autant de contre-vérités. La « vaste érudition »
de Prévost, comme aussi bien celle de Jules Janin, se réduisait alors à connaître à peu près son Horace ; et, tout contemporain qu’il soit de Le Sage et de Voltaire, s’il lui manque assurément quelque chose d’un homme du xviiie
siècle, c’est l’esprit, comme à Rousseau, d’ailleurs, et comme à Bernardin de Saint-Pierre. En réalité, la meilleure part du Pour et Contre est formée d’abord d’un certain nombre de Nouvelles qui depuis, sous le titre d’Aventures et Anecdotes, en ont été tirées pour figurer dans les Œuvres choisies de Prévost, et, ensuite, de quelques traductions de l’anglais : des fragments de Shakespeare, une tragédie de Dryden, une comédie de Steele, quelques opuscules de Swift : la Prédiction d’Isaac
Bickerstaff ou l’Art de ramper en poésie. Quelques jugements critiques sur les ouvrages alors récents de Le Sage, de Mme de Tencin, de Marivaux, de Crébillon fils, intéressants à relever, ne sont pas tous d’un goût aussi parfait ni surtout aussi bienveillants que l’a dit Sainte-Beuve. Il est vrai que si Marianne y est traitée plus que sévèrement, Manon Lescaut, en revanche, y est louée moins modestement qu’on ne l’eût attendu de son auteur.
Bien que le journaliste fût toujours hors de France, le journal cependant, « sous l’inspection de deux ou trois censeurs »
, selon l’usage, s’imprimait à Paris chez Didot. Son Cléveland, pareillement, dès 1732, s’était imprimé ou commencé d’imprimer à Paris. Lui-même enfin, de temps en temps, obtenait la permission de reparaître à Paris pour quelques jours. S’il commençait à se lasser de son exil, on était donc tout prêt à en adoucir la rigueur. Quels protecteurs s’entremirent pour lui ? On a nommé le cardinal de Bissy, successeur médiocre de Bossuet sur le siège de Meaux, abbé commendataire de Saint-Germain-des-Prés, et le prince de Conti, Louis-François de Bourbon, le futur protecteur de Rousseau, de Beaumarchais, de tant d’autres, à peine alors âgé de dix-sept ans. Le précepteur du prince, Jacques Adam, de l’Académie française, — il faut le savoir pour le croire, — avait été l’un des collaborateurs de Prévost dans l’entreprise d’une traduction de l’Histoire universelle de de Thou. Grâce au cardinal et grâce au prince, Prévost fut donc admis à rentrer définitivement en France, sous la seule condition d’une retraite préalable dans une abbaye désignée. Une lettre de lui, datée du 10
septembre 1735, nous apprend qu’il y fit joyeusement pénitence « en belle et bonne compagnie de l’un et l’autre sexe »
, et trouvant, comme il dit, « la voiture fort douce, qui le menait dans le chemin du ciel »
. L’expiation se prolongea jusque vers la fin de décembre au moins de la même année. Quand enfin il en sortit, ce fut pour devenir aumônier du prince de Conti.
C’était sans doute une sinécure ; aussi la payait-on comme telle. Dans la maison de Conti, s’il en faut croire d’Argenson, avec six ou sept cent mille livres de rente, il était ordinaire de manquer de « pain » et de « bois ». Le labeur acharné recommence pour Prévost. Tout en continuant la publication de son journal, il achève son Cléveland, il prépare son Doyen de Killerine, dont les premiers volumes paraissent en 1736 ; il entreprend une histoire généalogique de la maison de Rohan ; il se met en état de composer jusqu’à cinq, six, sept, huit volumes en deux ans de temps, et, malgré tout cela, le peu que nous savons de lui n’est que pour nous montrer qu’en vain se remue-t-il, il ne peut pas sortir du labyrinthe, selon son expression, où le triste état de sa fortune le retient enfermé.
Quelques détails surtout font peine. Une fois il s’adresse à Voltaire, qu’en ce moment même on attaque un peu de tous côtés, et s’offre à brocher en trois mois une Défense de M. de Voltaire et de ses ouvrages, pour la somme de 50 louis, faute desquels il va tomber sous le coup d’un décret de prise de corps, obtenu contre lui par son tailleur et son tapissier. Mais Voltaire est à Bruxelles, gêné lui-même, nous le savons, et ne répond d’ailleurs qu’après six mois pour
poliment décliner la proposition, et plus poliment repousser la demande qu’elle recouvre. Une autre fois, quelques jours plus tard, Prévost apprend qu’un certain dom Hourdel est venu le demander à l’hôtel de Conti, et il s’empresse d’écrire à dom Hourdel pour le prier de lui prêter la somme de 318 livres, qu’il s’engage de rembourser à raison de 2 louis par mois, à prendre chez ses libraires. Mais le moine répond qu’il ne lui a fait visite qu’à la requête de son frère l’avocat, « en raison des bruits désavantageux qui se sont répandus à Hesdin »
; que, pour les importunités de ses créanciers, « il se plaît à croire qu’elles entrent dans les desseins de Dieu pour le remettre dans la voie du salut »
; et il signe charitablement : « Je suis cependant en Notre-Seigneur, etc. »
Prévost perd la tête, à ce coup. De journaliste et de romancier, ne sachant plus comment se retourner, il se fait ce qu’on appelle nouvelliste à la main, colporteur d’indiscrétions, artisan de médisances. Très capable d’être le héros d’une aventure scandaleuse, son malheur, mais aussi son talent, veulent qu’il le soit moins d’en trousser le récit. Son plus mauvais roman est sans contredit celui où il s’avisera plus tard — sous le titre étrangement choisi de Mémoires d’un honnête homme — de rivaliser avec le brillant, l’extravagant et le licencieux auteur du Sopha. Novice en son métier, ses feuilles sont donc arrêtées, et leur auteur, une fois de plus, forcé d’aller chercher un refuge à l’étranger. « L’abbé Prévost est à Bruxelles, il y avait une lettre de cachet pour le mettre à la Bastille, écrit l’abbé Le Blanc au président Bouhier, le 6 février 1741 ; M. le prince de
Conti, qui en a été averti, lui a donné 25 louis pour déguerpir. »
Malgré le prince et malgré M. de Maurepas, qui lui voulait quelque bien, ce nouvel exil ne dura pas moins de huit mois. Prévost se dirigea du côté de l’Allemagne, et profita de ce loisir pour aller à Francfort voir faire un empereur.
De retour à Paris, c’est alors qu’il conçut un moment la pensée d’émigrer en Prusse et de tenter fortune auprès de Frédéric. Il écrivit, il négocia, on lui donna des espérances, mais deux considérations l’empêchèrent finalement de partir, et c’est lui qui nous les huit connaître : ses dettes, et l’impossibilité de réunir la somme nécessaire au voyage. L’âge venait, d’ailleurs ; et puis, si ses affaires étaient toujours médiocres, il sentait bien que sa réputation commençait à s’élever au-dessus de sa fortune. Paris aussi le retenait : ses habitudes autant que ses dettes, et ses relations peut-être plus encore que sa misère. Selon de bons juges, il passait « pour le premier romancier de son temps »
, fort au-dessus de Crébillon fils, qui n’était qu’un jeune homme ; de Marivaux, qui ne réussissait qu’à moitié ; de Le Sage, qui n’était pas mort, mais qui n’en valait guère mieux. On le recherchait. Logé chez le prince de Conti, il avait connu cette grande dame, et plus aimable femme encore, la marquise de Créqui, si digne de n’avoir pas écrit les Souvenirs qu’un faussaire a mis sous son nom, et, par elle, sans doute, ces deux modèles du bon goût et du meilleur ton : le bailli de Froulay et son inséparable, le chevalier d’Aydie. Ancien ami de Bachaumont, il était aussi du salon de Mme Doublet, salon fameux, où l’on ne s’arrêtait guère, mais où défilait le « tout-Paris »
d’alors. Enfin, le temps aidant et faisant son œuvre, il réussissait à se mettre chez lui commodément, vers Passy. « À cinq cents pas des Tuileries s’élève une petite colline, aimée de la nature, favorisée des cieux, etc. C’est là que j’ai fixé ma demeure pour trois ans, avec la gentille veuve ma gouvernante, Loulou, une cuisinière et un laquais. Ma maison est jolie, quoique l’architecture et les meubles n’en soient pas riches. La vue est charmante, les jardins tels que je les aime. Enfin, j’y suis le plus content des hommes… »
Et, de peur sans doute que l’on ne se méprenne sur « sa gentille gouvernante »
, il a soin d’ajouter : « Je vous embrasse tendrement, mon cher ami, et des deux bras, c’est-à-dire la petite veuve d’un côté et moi de l’autre. »
C’est là, dans cette retraite heureuse, que Rousseau le connut, fréquentant chez le bonhomme Mussard, grand conchyliologiste et leur ami commun ; et c’est à Rousseau que nous devons de savoir ce qu’était dans le monde ce coureur d’aventures : « un homme très aimable et très simple… et qui n’avait rien dans l’humeur ni dans la société du sombre coloris qu’il donnait à ses ouvrages »
.
Je souligne expressément un mot dans ce passage. C’est que Sainte-Beuve, qui, deux fois au moins, a reproduit ces trois lignes, en a deux fois aussi supprimé l’adjectif, pour faire dire à Rousseau tout le contraire de ce qu’il a dit, et ainsi fixer la physionomie de Prévost sous un aspect qui diffère sensiblement du vrai. Tant il y a quelquefois de choses dans un seul mot, si ce mot est mis en sa place, et par le choix d’un grand écrivain ! Car Rousseau n’a point dit du
tout « que Prévost n’avait pas dans la conversation le coloris de ses romans »
, ce qui signifierait qu’il était lourd, lent et terne, causeur aussi médiocre, ou maussade même, qu’élégant écrivain. Mais Rousseau dit que Prévost « n’avait rien dans l’humeur ni dans sa société du sombre coloris de ses romans »
, ce qui veut dire qu’il était aussi simple, aimable et même gai, que ses romans sont tragiques, sombres et machinés. Et il y a là tout un côté du talent de Prévost que Sainte-Beuve a mal vu, car on ne saurait croire autrement qu’il eût négligé de le faire ressortir. C’est ce que nous allons tâcher de montrer en passant de l’homme à l’œuvre, et de Prévost à ses romans.
II
Ce n’est point, en effet, une imagination riante que celle de Prévost, mais, au contraire, une imagination presque noire. Il est le vrai créateur du genre que la fameuse Anne Radcliffe plus tard, et Lewis le moine, et Ducray-Duminil, et nos romantiques après eux devaient porter jusqu’à sa perfection, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde : le genre de Han d’Islande et de Bug-Jargal. Dans les Mémoires d’un homme de qualité, dans Cléveland, dans le Doyen de Killerine, dans la Jeunesse du commandeur, dans les Mémoires de M. de Montcal, le nombre d’aventures effrayantes qui s’enchevêtrent et se nouent n’est égalé que par celui des funestes coups d’épée qui les tranchent. Il s’y verse des flots de sang et il y coule des torrents de larmes. Le féroce Ecke, dans les Mémoires de M. de Montcal,
commet à lui seul autant de crimes que plusieurs héros de Crébillon le tragique mis ensemble ; et le perfide Gélin, dans Cléveland, peut passer à bon droit pour le premier ancêtre de tout ce que notre siècle a vu de traîtres de mélodrame se démener et rugir sur les planches de l’ancien Ambigu. « Je viens ici combler la mesure de mes crimes, s’écrie-t-il quelque part en s’adressant à Cléveland. J’ai séduit votre épouse, j’ai massacré votre frère et votre ami ; je veux maintenant vous arracher la vie à vous-même, ou perdre la mienne par vos mains. »
Et Cléveland, que répond-il ?… Mais je ne me pardonnerais pas d’analyser ici Cléveland ou le Doyen de Killerine. Ils sont trop longs. On se contentera donc de prendre une idée générale des Mémoires de M. de Montcal, qui du moins ont cela pour eux de ne pas excéder les bornes d’un juste volume.
L’histoire est d’une jeune Irlandaise, appelée Mlle Fidert, laquelle, « ayant eu le malheur de tuer son père après lui avoir vu tuer son amant »
, est elle-même en grand danger d’être tuée par son propre frère. Un galant homme, en ce temps-là surtout, prend toujours une femme sous sa protection ; ainsi de M. de Montcal, qui, bientôt, sans l’aimer d’ailleurs, ne fait pas moins de sa protégée sa maîtresse ; car, comme il le dit lui-même avec toute l’ingénuité de Prévost, « de qui attendrait-on plus de tendresse que d’une fille qui a tué son père pour venger son amant ? »
Cependant, tout en établissant Mlle Fidert dans une petite maison des environs de Londres, M. de Montcal y porte un cœur plein d’une autre femme, pour l’amour de laquelle il a jadis débuté par tuer un
officier de son régiment. Mme de Gien, — c’est son nom, — revenant en Angleterre après une longue absence, il est donc naturellement question de se débarrasser de Mlle Fidert. Manœuvres, intrigues, vilenies mêmes à ce sujet, coups d’épée, coups de poignard, perfidies, trahisons, et finalement passage de « cette fille vertueuse »
au bras du féroce Ecke, qui lui a rendu le service d’assassiner ce frère dont la vengeance la menaçait toujours. « Dans ce pays, dit Prévost avec la noblesse accoutumée de style dont il enveloppe toutes ces horreurs, les mariages servent, entre les particuliers, comme entre les rois, à la réconciliation des familles après ces grands malheurs. »
Il est vrai que la réconciliation ici ne dure guère. Ecke, assez naturellement jaloux de M. de Montcal, a emprisonné sa femme dans une espèce de château fort. Un jour, il l’y surprend ou croit l’y surprendre en conversation adultère avec son intendant ; sans plus d’informations, il assassine ce traître, le pend, par surcroît de vengeance, dans la chambre même où il vient de le frapper ; et, en compagnie du cadavre, il y enferme Mlle Fidert. Pour la délivrer, il faut que M. de Montcal, averti par un pressentiment, vienne en hâte au château faire deux ou trois meurtres encore, dont celui de l’odieux mari tout d’abord. Et, comme des aventures si tragiquement engagées ne sauraient finir heureusement, Mlle Fidert ou Mme Ecke, retirée chez M. de Montcal, y meurt d’un coup d’épée que lui donne par mégarde « un seigneur de la première distinction »
, en disputant cette Alaciel de mélodrame à un vieil amant, qui meurt de désespoir de ne l’avoir pas épousée.
Que de péripéties, et que de catastrophes ! Que de trahisons, et que d’assassinats ! Et j’en passe ! Et des plus émouvantes ! Mais plus longs ou plus courts — rarement plus courts — c’est à peu près sur ce modèle qui sont bâtis tous les romans de l’abbé Prévost. Seulement, quand ils sont plus longs, quand ils s’étendent, comme Cléveland ou le Doyen de Killerine, aux proportions de quatre ou cinq volumes, une autre espèce de dramatique s’y mêle, qu’il va chercher au-delà des mers, si je puis ainsi dire, en ajoutant aux horreurs que lui offrent les guerres d’Angleterre ou d’Irlande celles que l’on peut tirer de la description d’une scène de piraterie ou d’un festin d’anthropophages. Joignez maintenant à tout cela des cavernes ignorées du reste de l’univers, des maisons avec trappes ou panneaux dans les murs, des souterrains où s’accomplissent des mystères funéraires ; des songes, des apparitions, des fantômes, que sais-je encore ? et vous vous rendrez compte où la pente naturelle de son imagination emportait ce fécond romancier. Non ! en vérité, quoi qu’en ait pu dire encore Jules Janin, qui sans doute n’avait pas plus lu Cléveland ou la Jeunesse du commandeur que le Pour et Contre, l’auteur de la Vigie de Koatven ou d’Atar Gull — c’est Eugène Sue qu’il voulait dire, on pourrait l’avoir oublié — n’a pas plus cherché le succès dans l’étrange ou dans l’horrible que ne l’a fait au siècle du fard, de la poudre et des mouches l’auteur lui-même de Manon Lescaut.
Dirai-je que ces inventions, qui nous paraissent aujourd’hui plus ridicules qu’émouvantes, étaient neuves alors, neuves dans le roman français et neuves
dans le roman moderne ? Oui et non. Le Sage et Maritaux, Le Sage, dans les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, et Marivaux avant Le Sage, dans les Effets surprenants de la sympathie, s’en étaient l’un et l’autre servis. Mais ni l’un ni l’autre, à vrai dire, n’avait l’air en pareil cas de croire lui-même à ce qu’il racontait, et, dans le moment le plus pathétique, au seuil même de la tragédie, c’était un mot, c’était un tour de phrase — moins que rien, quelque chose pourtant — qui nous avertissait d’être en garde et de résister au plaisir d’être émus. Prévost au contraire, dans ses fictions les plus invraisemblables, il se met et donne tout entier. Le roman n’est pas un jeu pour lui, parce que la vie n’est pas une comédie pour ce cœur faible, ardent et passionné. Plus tard, quand sa réputation sera faite, il écrira vraiment et uniquement pour vivre, mais, maintenant, c’est pour se soulager lui-même qu’il compose, et il se calomnie quand il dit le contraire. Déjà semblable à quelque héros de nos romans modernes, « sous un visage en joie et tranquille, il porte un fond secret d’inquiétude et de mélancolie, qui l’excite sans cesse à désirer quelque chose qui lui manque, et ce besoin dévorant, cette absence d’un bien inconnu, l’empêchent d’être entièrement heureux »
. C’est le portrait de son cœur, comme il dit, qu’il nous trace en ces termes. Tourmenté de cette inquiétude et victime de cette mélancolie qui tour à tour l’ont jeté du siècle dans le cloître et du cloître ramené au siècle, s’il cherche dans le travail un moyen de vivre, il y trouve d’abord une occasion, avidement saisie, d’épancher sa sensibilité. C’est alors que, pour exciter des mouvements de pitié plus vifs et
plus profonds, il recourt à ces inventions dont il n’aperçoit que le pathétique, et c’est alors qu’il ne recule ni devant l’étrange ni devant l’affreux pour nous tirer des larmes. Et il n’a pas tort, après tout, puisque, effectivement, du milieu même de toutes ces horreurs et de toutes ces bizarreries, le pathétique, pour la première fois, se dégage.
Les contemporains ne s’y sont pas trompés, ni surtout les contemporaines. « Il y a ici un nouveau livre, écrivait en 1728 à Mme Calandrini cette touchante Aïssé, intitulé les Mémoires d’un homme de qualité qui se retire du monde. Il ne vaut pas grand’chose, et cependant on en lit cent quatre-vingt-dix pages en fondant en larmes. »
Et ces cent quatre-vingt-dix pages, on le verra tout à l’heure, ce n’était pas Manon Lescaut. Mais, à cinquante ans de distance, une autre grande amoureuse, dont l’ardeur même a purifié le désordre, Mlle de Lespinasse, essayant de peindre à son tour sa passion à M. de Guibert, écrivait : « Il n’y a point de cet amour dans les livres, mon ami, et j’ai passé avec vous une certaine soirée qui paraîtrait exagérée si on la lisait dans Prévost, l’homme du monde qui a le plus connu ce que cette passion a de poux et de terrible. »
Venant de telles femmes, ce sont là des témoignages dont un romancier, pour démodé qu’il soit, peut éternellement se parer ; et c’est l’abbé Prévost, on doit le dire à sa gloire, qui le premier de tous les a valus au roman moderne. En effet, il est tout ce que l’on voudra — ou plutôt tout ce que l’on ne voudrait point — mais il est pathétique et il est surtout passionné.
Laissons l’intrigue, passons-lui l’invraisemblance.
pardonnons-lui la bizarrerie ; que de traits inoubliables dans ces romans justement oubliés ! Quels accents de sensibilité profonde ! Quels cris de passion vraie ! « L’amour me fit sentir tout d’un coup qu’il avait attaché le bonheur de ma vie à ce qu’il me faisait voir, et que ce n’était plus du sort ni de mon propre choix qu’il le fallait attendre… »
Et quelles déclarations exquises ! « Je n’aime point assez la vie pour craindre beaucoup la mort, mais vous pouvez me la rendre aimable, et je viens vous demander si vous voulez me la rendre aussi douce qu’elle peut l’être avec votre tendresse… »
Lecteur, à qui l’on a dit sans doute, comme à moi, que Prévost écrivait mal, ou qu’il n’écrivait pas, reprenez seulement ces phrases l’une après l’autre, modulez-les-vous à vous-même à voix haute, et quand vous vous serez empli l’oreille de leur musique, dites si vous ne reconnaissez pas dans ce romancier quelque chose d’autre ou de plus qu’un écrivain, et vraiment un poète ! Et il est plein de ces trouvailles que l’on voudrait pouvoir sauver du vaste naufrage de son œuvre ! Et ce n’est rien, si l’on veut, ou peu de chose, mais dans ce peu de chose vibre encore, après cent ans, un tel accent de sincérité qu’à côté de lui, ce n’est pas seulement Marivaux que je trouve affecté, c’est Le Sage qui me semble sec et, par moments, presque vulgaire. Quelque sujet, ou bizarre ou répugnant, ou bas que touche à l’aventure et au hasard de l’inspiration ce moine défroqué, il y croit de toute son âme ; son style, toujours facile, est ample, est harmonieux, est noble ; et, de temps en temps, comme un éclair pour illuminer toute la page, un trait s’en détache, qui est le naturel, la sensibilité, la passion même.
Sainte-Beuve, qui semble avoir été moins frappé de cette sensibilité que de ce grand air de style, a cru que Prévost se rattachait par là à l’école du roman de La Calprenède et de Mlle de Scudéri. Rectifions d’abord une légère erreur qu’il a commise en citant un passage du Pour et Contre, où Prévost a parlé de ces longs romans d’autrefois. L’auteur de Manon Lescaut ne les a point appelés « ces composés enchanteurs », comme le dit Sainte-Beuve, ce qui serait effectivement un jugement en deux mots, mais bien « ces composés d’Enchanteurs et de Géants, d’intrigues galantes et de combats »
, ce qui est un autre jugement, et assez différent du premier. Il les connaissait sans doute, et on peut ajouter qu’il ne s’y était point déplu, mais il avait très bien vu ce qu’il y manquait, et il s’est gardé de les prendre pour modèles. Nous savons d’ailleurs parfaitement où nous devons chercher les vraies sources de son inspiration première. « J’avais trois livres que j’ai toujours aimés, dit quelque part un de ses personnages, les Caractères de La Bruyère, le Télémaque et un tome des tragédies de Racine. »
Voilà quels ont été les vrais maîtres de Prévost, ceux qu’il a relus assidûment dans sa cellule de Saint-Germain-des-Prés, mais La Bruyère moins que Fénelon, selon toute apparence, et Fénelon moins que Racine. Serait-il téméraire de supposer que, s’il n’en avait qu’un, ce tome des tragédies de Racine ne devait pas être celui des deux qui contenait Esther et Athalie ?
On n’a pas assez dit à ce propos, et c’est une occasion de le dire, l’espèce de royauté littéraire que Racine a exercée, pendant près d’un demi-siècle, non seulement en France, mais vraiment en Europe, depuis la disparition des Corneille, des La Fontaine et des Molière jusqu’à l’avènement des Montesquieu, des Voltaire, des Rousseau. De 1680 ou 1690, en effet, jusqu’à 1725 ou 1730 environ, ni en France, ni en Angleterre, et bien moins encore sans doute en Allemagne, il n’a existé de réputation littéraire que l’on pût opposer à celle de l’auteur d’Andromaque et de Phèdre. La renommée de Dryden avait à peine traversé la Manche, et qui connaît aujourd’hui le « Sophocle » italien, Gravina di Rogliano ? La littérature française, affermie dans sa souveraineté par une possession plus que séculaire, régnait sans rivale en Europe. Mais entre tant de chefs-d’œuvre qui l’avaient tour à tour ou simultanément illustrée, ceux de la scène, partout traduits, partout imités, partout applaudis, resplendissaient d’un plus vif éclat ; et sur Corneille ou sur Molière enfin, Racine, moins grand peut-être, — mais combien plus vif et combien plus touchant ! — avait en ce temps-là le suprême avantage, étant le dernier venu, d’être le plus voisin des derniers changements de la mode et du goût.
Ces raisons extérieures expliquent l’étendue de son influence ; la nature de son génie va nous en expliquer les effets. Si vous cherchez ce qu’il y a de commun entre la tragédie de Voltaire, pour laquelle nous ne professons pas l’aveugle admiration de La Harpe, mais que cependant il ne faudrait pas exclusivement ◀juger▶ sur la parole de Lessing ; entre la comédie de Marivaux, fort inférieure sans doute à celle de Molière, mais après elle toutefois la plus originale qu’il y ait au Théâtre-Français ; et enfin, entre le roman de Prévost, vous trouverez que c’est leur conception nouvelle de l’amour ou, plus généralement, des passions de l’amour. Or, c’est précisément lu ce qu’il y a de psychologiquement nouveau dans le théâtre de Racine : l’amour, pour la première fois, passant au premier plan et, du fond de la scène, pour la première fois, venant, si je puis ainsi dire, à la lumière de la rampe. La tragédie de Voltaire a le défaut de n’être qu’une assez pâle et trop servile imitation de la tragédie passionnée de Racine ; la comédie de Marivaux, plus adroite, en est une transposition, de l’ordre où les choses se dénouent par le suicide ou le meurtre, dans l’ordre où elles s’arrangent, plus prosaïquement, par un bon mariage ; et pour les romans enfin de Prévost, c’est vraiment eux, et non pas la Nouvelle Héloïse ou Clarisse Harlowe, où l’on a vu pour la première fois les infortunes d’un héros bourgeois égalées à celles même de la race des Atrides. La critique s’en serait depuis longtemps aperçue, si seulement elle avait pris la peine, avant d’en parler, de lire les romans de Prévost.
Les Mémoires d’un homme de qualité, Cléveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires de M. de Montcal, Manon Lescaut même, ce sont des tragédies bourgeoises, où, comme dans la tragédie de Racine, l’amour est le ressort de l’action et l’instrument des grandes catastrophes. Seulement, au lieu de l’antique mythologie, c’est l’histoire moderne, c’est l’histoire contemporaine qui dessine le cadre de l’action. Les héros, n’ayant plus ce recul majestueux que donnait à ceux de Racine le poétique éloignement du temps ou de la distance, vivent de la vie de tout le monde. Le genre noble de la
tragédie classique, par une évolution qu’on peut suivre à la trace, est devenu le genre plus familier du roman moderne. Mais c’est bien de Racine que tout cela procède. Et si l’on veut retenir absolument quelque chose de l’opinion de Sainte-Beuve, il ne subsiste ici du roman de La Calprenède et de Mlle de Scudéri que le peu qui, comme on l’a dit, en avait passé déjà dans la tragédie de Racine Suivons l’indication. Ce que n’avait vu ni Le Sage ni Marivaux, et ce que Prévost, après Racine, a si bien vu, c’est en premier lieu ce que l’amour a de soudain, et, partant, d’irrésistible. Dans les romans antérieurs, et dans Marianne même encore, l’amour est une passion (si tant est qu’il en soit jamais une) qui n’a pas d’abord toute sa force. On y passe du caprice à l’estime, de l’estime au sentiment, du sentiment à la tendresse, de la tendresse à la passion, lentement, successivement, progressivement. Mais, dans les romans de Prévost, comme dans les tragédies de Racine, l’amour éclate aussitôt de toute sa violence. Rappelez-vous le récit du chevalier des Grieux : « Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention…, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. »
Tous ses héros, toutes ses héroïnes parlent de ce style, et, pour user ici de ses propres expressions, « toute la capacité de leur âme étant absorbée par le sentiment »
, ou encore, « la passion troublant à la fois tout leur sang et toute leur raison »
, ils s’élèvent d’abord au paroxysme de l’amour et s’y maintiennent, aimant sans borne et sans mesure, parce qu’ils ont aimé sans choix et sans réflexion.
En effet, ce que Prévost n’a pas moins bien vu, c’est ce qu’une telle manière d’aimer — qui peut-être est seule digne de ce nom — a d’indélibéré, de mystérieux et de fatal. « Pourquoi, dit quelque part un de ses personnages, pourquoi, tandis que le penchant que nous avons pour les femmes en général n’a qu’un certain degré de force, une passion particulière dont nous sommes atteints en a-t-elle quelquefois infiniment davantage ? »
Et un autre lui répond tout ce qu’il semble jusqu’ici que puissent répondre à cette question la sagesse et l’expérience : « Parce qu’il y a des cœurs faits les uns pour les autres, et qui n’aimeraient jamais rien s’ils n’étaient assez heureux pour se rencontrer. »
N’est-ce pas comme s’il disait qu’il y a des victimes d’amour désignées par le sort, qui aiment quand vient leur heure, dont la destinée ne dépend pas d’elles-mêmes, et qui se livrent à leur passion comme elles feraient au supplice ? « Il l’aborda, et si ses premiers regards lui firent une conquête de la fille du chevalier, il devint lui-même la sienne en un instant… Je lui ai entendu dire bien des fois qu’il n’avait rien aimé sérieusement jusqu’alors, et que, se sentant tout d’un coup si excessivement touché, il en avait frémi, comme par un pressentiment secret des peines que l’amour allait lui causer »
, ou encore : « Que je devais payer cher à l’amour l’insensibilité où j’avais vécu jusqu’alors ! Il était donné à ma famille d’aimer comme les autres hommes adorent, c’est-à-dire sans borne et sans mesure. Je sentis que mon heure était venue et qu’il fallait suivre la trace de mon père. Je priai le ciel intérieurement de détourner de moi ses malheurs, et de ne pas permettre que les miens augmentassent. »
L’amour, qui pour les amants ordinaires est le commencement du bonheur, et dans nos anciens romans le principe même de la gloire, est donc uniquement pour les amants de Prévost la déplorable origine de leur infélicité. Leur passion les plonge dans « une mer d’infortunes »
, d’où ils essayent vainement de se sauver. Car n’ayant pas en leur pouvoir le choix de ce qu’ils aiment, ni la force de résister à un destin dont ils ne sont pas tant les complices que les victimes, ils n’ont pas non plus en leur possession la fin de leur amour, ni les moyens de le faire autrement se terminer que par la mort. « Je regarde la fin de ma vie comme très prochaine, dit une de ses héroïnes, mais j’en ai fait le sacrifice à mon amant en lui donnant toute ma tendresse ; je savais bien que je n’étais pas capable d’aimer médiocrement, et jamais il n’y eut de malheurs si prévus que les miens. »
Ces citations peuvent suffire. Elles expliquent assez le mot de Mlle de Lespinasse, que si Prévost a connu tout ce que l’amour a de doux, il a aussi connu tout ce qu’il a de terrible ; ses romans sont vraiment des drames ou des tragédies d’amour ; il le sait, il s’en rend compte lui-même ; il s’en fait un juste mérite quand il dit que ses histoires ne sont pas composées que « d’actions et de sentiments »
, qu’elles n’ont besoin, comme celles de ses rivaux de popularité, ni du sel de la satire ni de celui de la licence ; qu’elles peuvent même se passer de l’éclat des descriptions ou de la recherche du style ; et, en effet, elles contiennent quelque chose qui vaut mieux que tout cela, puisque la passion y fait, y domine et y emporte tout.
On peut, on doit ajouter qu’en transposant ses
histoires du domaine de la légende héroïque sur le terrain de la vie familière, il s’est rendu compte également, sinon peut-être de la révolution qu’il opérait, à tout le moins des raisons qui rendaient cette révolution nécessaire. « Les grands, dit son Cléveland, ne connaissent point les effets des passions violentes, soit que la facilité qu’ils ont à les satisfaire les empêche d’en ressentir jamais toute la force, soit que leur dissipation continuelle serve à les adoucir. »
Ni Richardson, assurément, ni Rousseau, ni Diderot, ni Beaumarchais ne diront mieux ni ne verront plus clair. Quand ils revendiqueront les droits du simple « citoyen » à remplacer désormais les tyrans sur la scène et les princesses dans le roman, ils n’en donneront pas des raisons aussi philosophiques. Et l’homme qui le premier, dans l’histoire du roman, a su consacrer de l’autorité d’un chef-d’œuvre tel que Manon Lescaut, tout ce que cette conception du drame bourgeois de l’amour avait alors de vraiment nouveau, cet homme eût sans doute été le créateur du roman moderne s’il n’eût été malheureusement, d’autre part, le besogneux aventurier de lettres que l’on sait.
Il serait étonnant qu’après avoir posé si hardiment les prémisses, Prévost n’en eût pas lui-même déduit l’inévitable et dernière conséquence. Aussi l’on a-t-il déduite, et longtemps avant Chamfort, dont on connaît le célèbre aphorisme, — car pour Jean-Jacques, on pourrait faire voir que, moins hardi qu’on ne le croit, il a reculé devant cette extrémité, — c’est encore l’auteur de Cléveland et du Doyen de Killerine qui, le premier dans le roman, a proclamé « le droit divin » de la passion. Si c’était de morale qu’il s’agissait, il y aurait
sans doute beaucoup à dire, mais c’est d’esthétique et non pas d’éthique ici que nous traitons. Nous ne rechercherons donc même pas comment cette doctrine de la souveraineté de la passion s’ajuste avec les prétentions ordinaires de Prévost. Il se vante, en effet, aussi souvent que personne en son siècle, de respecter la morale et de prêcher la vertu. Ce n’en est pas moins lui qui l’a formulée dans le roman, ou même dans l’art moderne, avec une netteté que personne n’a depuis dépassée : « Il me parut, après un sincère examen, que, les droits de la nature étant les premiers de tous les droits, rien n’était assez fort pour prescrire contre eux ; que l’amour en était un des plus sacrés, puisqu’il est comme l’âme même de tout ce qui subsiste ; et qu’ainsi tout ce que la raison et l’ordre établi parmi les hommes pouvaient faire contre lui, était d’en interdire certains effets, sans pouvoir jamais en condamner la source. »
On sait la fortune que la doctrine a faite. Deux ou trois générations, au moins, de poètes et de romanciers, depuis l’auteur de Manfred et de Don Juan, en passant par celui de Marion Delorme et de Ruy Blas, pour aboutir à celui de Valentine et de Jacques, s’en sont éloquemment inspirées. De la littérature on l’a vue passer dans les mœurs. Pendant plus d’un siècle, on a feint de croire, on a peut-être cru que la passion, comme le feu, purifiait tout ce qu’elle touchait, et que l’amour, pourvu qu’il fût sincère, fondait un droit contre le droit même. Fausse ou vraie, dangereuse ou salutaire, destinée peut-être à périr ou au contraire marquée pour durer, s’étendre, s’affermir encore, la doctrine aura donc en tout cas occupé dans l’histoire une place assez considérable pour qu’il convienne, selon les humeurs, d’en imputer le blâme ou l’honneur à son premier auteur. Cet auteur, c’est bien celui de Cléveland et de Manon Lescaut ; et tous ceux qui depuis ont développé, répandu, propagé la doctrine dans le monde n’ont fait que l’emprunter à Prévost.
III
J’arrive à cette Manon Lescaut, dont je pourrais presque me dispenser de rien dire, si le lecteur ne m’y attendait sans doute, et puis si ce n’était elle qui, survivant à peu près seule aux autres œuvres de Prévost, m’eût permis d’en parler aussi longuement jusqu’ici. Ce livre fameux soulève deux questions tout d’abord, dont la première est de savoir en quelle année il parut. Sur la foi des paroles de Mlle Aïssé, que nous avons citées tout à l’heure, on a cru qu’il datait de 1728, et quelques-uns le croient peut-être encore. En effet, nous lisons d’un œil aujourd’hui si sec les Mémoires d’un homme de qualité, que nous ne comprenons guère que l’on y ait « fondu en larmes »
, s’ils n’étaient suivis des Aventures du chevalier des Grieux. Mais que peut notre étonnement contre les documents authentiques ? Au mois d’octobre 1728, si ses lettres sont bien datées, Mlle Aïssé n’avait pu lire que les deux premiers volumes des Mémoires d’un homme de qualité, comme le prouvent surabondamment les registres de la librairie. Le troisième et le quatrième parurent ensemble à Paris à la
fin de 1728 ou au commencement de 1729 : c’est avec l’argent qu’ils produisirent que Prévost put sortir de France et faire, comme on l’a vu, les eaux de Tunbridge et de Bath. Enfin, le cinquième et le sixième s’imprimèrent en Hollande et ne virent pas le jour avant 1731. Manon Lescaut, qui en forme le septième et dernier, ne saurait donc, en aucun cas, remonter au-delà de 1731.
Il est vrai qu’une édition, bien connue des bibliographes et des amateurs de livres, portant au frontispice le millésime de 1733, le problème est de savoir si les exemplaires qui portent celui de 1731 ne seraient pas peut-être antidatés. On l’a cru jusque de nos jours, tant ces libraires de Hollande étaient alors de grands fripons ! Mais il n’y a pas plus de sept ou huit ans que, sans pour cela leur rendre l’honneur, une brochure de M. Henry Harrisse, dans ses Notes pour servir à l’histoire de Manon Lescaut, a prouvé qu’au moins en cette circonstance ils avaient agi de bonne foi. Manon Lescaut a bien paru pour la première fois en 1731. Que si d’ailleurs on s’étonnait, comme nous-même quand nous avons examiné le point, qu’aucun journaliste à Paris n’eût parlé du roman au moment de son apparition, que les pires ennemis de Prévost n’en semblent avoir eu connaissance que deux ans plus tard, et qu’enfin la police elle-même n’ait fait saisir le livre qu’en 1733, la réponse est facile. Manon Lescaut n’eut point tout à fait le succès que l’on a dit quelquefois, et, pendant tout le siècle, ne fut pas estimée au-dessus de Cléveland et du Doyen de Killerine.
La seconde question, moins ingrate en apparence, est de savoir quels modèles vivants ont posé devant
l’auteur de Manon Lescaut. Dans un temps de curiosité comme le nôtre, cette recherche, on le sent bien, ne pouvait manquer d’exercer les préfaciers et les commentateurs. Celui-ci donc, sous le masque de M. de B…, le premier rival de des Grieux, après avoir hésité longtemps s’il reconnaîtrait M. Lallemand de Betz ou M. Bonnier de la Mosson, s’est décidé à y voir le futur beau-père de Mme d’Épinay, M. de La Live de Bellegarde. Mais celui-là, se souvenant fort à propos qu’un supérieur des Missions étrangères, bien connu de quiconque a lu Bossuet ou Fénelon, s’était nommé Tiberge, en a conclu que Prévost devait l’avoir eu sous les yeux en dessinant les traits du sage et généreux ami de son triste héros. Ce sont là jeux d’esprit auxquels on peut bien s’amuser, si l’on en a le temps, mais non pas s’attarder. Est-il peut-être plus utile de constater qu’il n’a pu s’introduire que fort peu d’éléments romanesques dans le tissu même de la fable de Manon Lescaut ? Disons donc qu’au temps de la régence, et bien des années encore plus tard, la transportation des filles de l’Hôpital au Canada ou au Mississippi, « pour y peupler »
, étant une manière de coloniser à laquelle on recourait périodiquement, la mort de Manon au désert n’a rien de plus romanesque, c’est-à-dire de moins ordinaire, que ces enlèvements de pirates, par exemple, dont Regnard fut victime avant que Le Sage ou Prévost s’en servissent comme d’un moyen d’intrigue ou de dénouement.
Il faut seulement prendre bien garde que ce que toute observation de ce genre a d’aisément piquant ne nous induise en erreur sur la nature même des questions que l’on a l’air de croire qu’elle éclaircit. Ne serait-ce pas là le cas pour Manon Lescaut ? Car enfin, supposé, parce qu’ils sont Picards tous les deux, et tous les deux d’Église, que des Grieux ne soit autre que Prévost lui-même, et sa Manon, de son vrai nom, quelque fille de la régence ou du temps de Louis XV, on s’en réjouit comme si la vérité du roman était une conséquence de cette imitation fidèle de la réalité. Mais on ne réfléchit pas que, si Prévost a connu Manon, il a connu vingt autres personnages qui figurent dans son Cléveland et qui n’y vivent point de la vie de Manon.
Les chercheurs ou les curieux ne sont pas les seuls au surplus à qui l’on doive ici s’en prendre. Presque toutes les fois, en effet, que la critique s’est expliquée sur Manon Lescaut, comme elle est revenue presque toujours à en louer par-dessus tout le « naturel » et la « vie », on a pu s’imaginer avec une apparence de raison qu’autant que l’on y retrouverait une aventure plus « naturelle » et un roman plus « vécu », d’autant on en ferait un éloge plus complet. Mais, au contraire, ce qui fait la rare valeur de Manon Lescaut, ce qui met l’œuvre de Prévost au rang de Paul et Virginie, qui ne lui ressemble guère, ou de Roméo et Juliette, qui lui ressemble encore moins, c’est ce qu’il y a de peu ordinaire et, en ce sens, de peu « naturel », dans ce roman d’une fille et d’un aventurier, c’est ce qu’il y a en Manon, et surtout en des Grieux, de supérieur ou d’étranger à eux-mêmes, dont ils n’ont pas conscience, mais dont Prévost a conscience pour eux et qu’il a, en un jour de bonheur et d’inspiration, admirablement démêlé.
Il faut partir ici de ce principe que l’amour, le véritable amour, ou tel du moins que nous l’avons vu plus haut défini par Prévost lui-même, est aussi rare parmi les hommes que la beauté ou le génie. Les uns aiment par mode, pour faire comme tout le monde, et parce qu’ils ne veulent point se singulariser ; les autres, quand ils en ont le loisir, dans les intervalles que leur laissent d’autres passions : avarice, orgueil, ambition ; la plupart prennent pour l’amour ce qui n’est que le désir d’aimer, à moins que ce ne soit la vanité de l’être ; et tous enfin, ou presque tous, comme nous le pouvons voir, gouvernent avec prudence, politique et sang-froid une folie dont le propre serait d’être ingouvernable. Quelques-uns seulement, de même que quelques autres pour le malheur ou pour le crime, sont créés pour l’amour : telle fut, dans la vie réelle, Mlle de Lespinasse, tel peut-être Prévost lui-même, et tel est bien son des Grieux.
Aussi n’ai-je jamais compris le mal que se donnent quelquefois encore les faiseurs de préfaces pour excuser, ou atténuer au moins, ce qu’il y a de vilenies et de crimes dans la cruelle histoire du malheureux chevalier. C’est ainsi que se passaient les choses, nous disent-ils, en ce temps-là : tricher au jeu, vivre aux dépens des filles et surtout de leurs protecteurs, se faire un revenu des dépouilles de ses propres rivaux, assassiner au besoin les concierges, et se moquer de Tiberge par-dessus le marché, voilà comme en usait la meilleure noblesse. Et ils ne voient pas que si l’excuse valait seulement la peine d’être discutée, c’en serait fait du personnage, et, partant, du roman de Prévost. Car, si des Grieux n’est plus la passion toute pure, la passion libérée de tous les liens qui la brident, la passion élevée par sa propre puissance au-dessus de tout ce que la morale, et l’honneur, et les lois ont inventé pour la contenir, il n’est plus qu’un gredin de bas étage, indigne de tout intérêt, de toute sympathie, de toute pitié même ; et qui ne voit que c’est comme si je disais en deux mots qu’il n’est plus des Grieux ? Mais l’excuse de des Grieux, ce n’est pas la morale de son temps, — qui valait bien celle du nôtre, ne nous faisons pas d’illusions là-dessus, — c’est son amour ; et ce qui fait le prix de Manon Lescaut, c’est d’être une des plus parfaites peintures qu’il y ait, non pas assurément de l’amour idéal, mais au moins de l’amour absolu.
Tournez et retournez le roman, faites l’épreuve et la contre-épreuve, posez la question comme vous le voudrez, il faudra toujours et fatalement en revenir là. Analysez l’amour, autant que vous le puissiez ; séparez-le par quelque opération subtile en ses différents éléments : soudaineté de la passion, aveuglement du sujet, idéalisation de l’objet, impossibilité de le remplacer par un autre, le déshonneur bravé, la honte acceptée, le crime commis plutôt que de le perdre, quoi encore ? et vous n’en trouverez pas un qui manque à l’amour de des Grieux. Mais réciproquement, supposez tout ce que peut faire une femme pour lasser l’amour d’un homme : ajoutez au mensonge la perfidie, à la perfidie la trahison, à la trahison l’impudence, à l’impudence l’infamie, et vous ne découvrirez rien que Manon n’ait fait ou tenté pour tuer, à ce qu’il semble, jusqu’au désir même en tout autre que son des Grieux. On s’est donc encore trompé, selon nous, quand on a cru pouvoir, de notre temps, transporter du chevalier à Manon le principal intérêt du roman. Elle aime des Grieux, elle aussi, sans doute, à sa manière, non sans un peu d’étonnement, mais elle n’est point, en dépit du titre consacré, le personnage essentiel du roman. C’est des Grieux qui tient le premier rôle, de même que dans le vrai titre de l’ouvrage ; et, jusque dans l’édition de 1753, c’est lui qui tient la première place : Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Et si le livre enfin est placé dans le rang qu’il occupe, il ne faut pas dire : c’est surtout, il faut dire que c’est uniquement au caractère du malheureux chevalier qu’il le doit.
Oui ! la vraie passion est si rare que nous essayerions vainement de nous défendre, pour ceux qui en sont les victimes, d’une sympathie qui peut aller, qui va souvent jusqu’à l’admiration. Modérés dans nos vœux, raisonnables dans nos désirs, protégés contre nous-mêmes par le respect des convenances, nous les regardons en effet comme de hardis explorateurs, qui reviennent des contrées quasi fabuleuses dont nous avons tous entendu parler, mais où la plupart d’entre nous n’ont jamais mis ni sans doute ne mettront les pieds, et ainsi, qui nous en attestent matériellement l’existence. Ils y sont allés et ils en sont revenus ; nous les voyons, nous les entendons, nous les touchons ; ce sont des hommes comme nous ; et, en écoutant avec avidité les récits qu’ils nous font de leurs épreuves, parce qu’ils ont beaucoup peiné, nous leur pardonnons bien des choses : car, à leur place, qui sait ce que nous eussions fait nous-mêmes ? C’est ici le fondement de la tragédie, du drame et du roman ; dont les chefs-d’œuvre, à vrai dire, ne seraient que les annales du crime historique et de l’impudicité privée, si nous ne sentions intérieurement qu’il apparaît parfois des exceptions parmi les hommes, et que le propre des exceptions est de confirmer les règles ; — en portant cruellement la peine de les avoir violées.
On voit par là que, bien loin de se distinguer, comme on l’a cru souvent, du reste de l’œuvre de Prévost, Manon Lescaut au contraire en est l’expression culminante, si je puis ainsi dire, l’inoubliable et immortel abrégé. Entrant dans le détail, je montrerais aisément qu’il n’y a rien dans Manon Lescaut qui ne se retrouve à quelque degré dans Cléveland ou dans le Doyen de Killerine. Il faudrait seulement se hâter d’ajouter qu’en revanche il y a dans le Doyen de Killerine ou dans Cléveland trop d’inventions interposées qui ne se retrouvent heureusement pas dans Manon Lescaut. Si donc on a pu dire ingénieusement de Marianne ou du Paysan parvenu qu’il suffirait presque d’en retrancher ce qu’ils ont de trop pour y avoir du même coup ajouté ce qu’il y manque, on peut dire qu’en élaguant de Cléveland ou du Doyen de Killerine ce qu’ils contenaient de superfluités romanesques, Prévost lui-même a dégagé son chef-d’œuvre de la matière qui l’enfermait. Mais c’est bien toujours la même matière et c’est bien toujours le même ouvrier. Ceci nous explique en passant qu’il ait toujours pour sa part préféré son Cléveland à sa Manon, et que des juges plus désintéressés, La Harpe et Marmontel, aient constamment égalé l’un et l’autre roman. Diderot et Rousseau ont encore mieux fait, qui l’un et l’autre ont loué Cléveland en des termes presque enthousiastes, mais nulle part, que je sache, n’ont seulement nommé Manon Lescaut. Et si dans notre siècle, et dans notre siècle seulement, on a reconnu tout d’une voix la supériorité de la petite nouvelle sur le long roman, en voici la raison. C’est qu’à mesure que le roman moderne avançait dans ses voies, et que l’amour devenait le principal ressort ou, mieux encore, l’âme diffuse du roman, — à tel point qu’à peine aujourd’hui pouvons-nous concevoir un roman sans amour, — il apparaissait plus clairement que Prévost, du premier coup, avait touché, non pas peut-être la perfection, mais assurément l’un des sommets du genre.
Ce mérite intérieur, et en quelque sorte caché, le plus rare de tous, beaucoup plus rare en tout cas que ceux de la facture ou du style, suffirait lui seul à soutenir Manon Lescaut, et quand bien même le style en serait aussi négligé qu’on l’a prétendu si souvent, ou la facture encore plus lâche. Le style, au sens quasi mystique où l’on entend aujourd’hui ce mot, n’a pas en soi cette singulière vertu de perpétuer dans la mémoire des hommes les œuvres qui n’auraient d’autre valeur au fond que celle qu’il leur communique ; et, quant à la facture, il faut bien reconnaître qu’une certaine exemption de défauts ne s’y accorde pas mal avec l’absence des grandes qualités. Voltaire aimait à dire que les tragédies de Campistron sont « mieux faites »
que celles de Racine ; et les Incas ou Bélisaire sont assurément « mieux écrits » que Manon Lescaut. Ainsi encore, dans notre temps, l’auteur de l’Éducation sentimentale a incomparablement « mieux écrit » que celui de la Cousine Bette ; et qui doute que Scribe ait su « mieux faire » une pièce qu’Alfred de Musset ? Après quoi, je ne trouve point que la facture de Manon
Lescaut laisse tant à reprendre ou à désirer, ni le style non plus.
Gustave Planche allait trop loin quand il disait « qu’il n’y a pas dans ce livre un épisode qui ne soit utile, ou même nécessaire, au développement des caractères, pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages »
; et l’éloge était excessif. Il y a des épisodes superflus, dans Manon Lescaut, quand ce ne serait que celui du prince italien, qui d’ailleurs ne figurait pas dans les premières éditions ; et on y peut signaler des conversations inutiles, ou un peu longues, telles que celle de Tiberge avec le chevalier dans la prison de Saint-Lazare. Il ne demeure pas moins vrai que, dans ce récit d’à peine deux cent cinquante pages, et avec la profusion d’aventures qui s’y pressent les unes sur les autres, la narration marche ou court d’une rapidité presque sans exemple. C’est la vitesse même de l’improvisation, ou plutôt de l’inspiration ; et, à défaut de calcul ou d’art, c’est l’instinct même des lois de la composition. Rien n’est plus vif, mais rien n’est plus complet ; rien n’est plus fort, mais rien n’est plus simple ; et, ce qui ne laisse pas aussi d’avoir son prix, si rien n’est moins moral, rien cependant n’est plus discret ou même plus chaste, de telle sorte que l’on peut dire, comme de toutes les œuvres qui méritent vraiment d’être appelées classiques, que Manon Lescaut n’est guère moins admirable pour tout ce qui s’y sous-entend que pour tout ce qui s’y dit, et pour tout ce qu’elle ne contient pas que pour ce qu’elle contient en effet. Je n’en apporterai qu’une seule preuve. Chateaubriand, plus poète cependant que Prévost, en imitant dans son
Atala le récit ou le tableau des funérailles de Manon au désert, non seulement ne l’a pas surpassé, mais au contraire l’a gâté, et uniquement pour avoir voulu, si je puis ainsi dire, le charger en couleur et le monter en sentiment.
Quant au style, je conviendrai d’abord qu’il est généralement moins facile, moins pur peut-être, et surtout moins nombreux, moins harmonieux, moins éloquent dans Manon, qui vit toujours, que dans Cléveland, qui est plus d’à moitié mort, et dans le Doyen de Killerine, qui l’est bien tout à fait. Et pourquoi n’ajouterais-je pas qu’en voulant le corriger, dans plusieurs éditions successives, Prévost n’y a pas toujours très heureusement réussi ? Par exemple, à l’endroit où des Grieux raconte comment Manon lui fut enlevée, j’aimais mieux l’entendre dire « qu’elle fut conduite à l’Hôpital »
, que de l’entendre faire des phrases, dans l’édition définitive, et enfler le ton pour substituer à l’Hôpital « une retraite qu’il a horreur de nommer »
. De même encore — et dût-on m’accuser de cynisme — je trouve que Manon parlait mieux son langage quand elle disait de l’une de ses dupes : « Il n’aura pas la satisfaction d’avoir couché une seule nuit avec moi »
, qu’en disant avec plus de noblesse, mais avec moins de propriété : « Il ne pourra se vanter des avantages que je lui aurai donnés sur moi. »
Dans l’un et l’autre cas, la première version était de la langue forte et précise du xviie
siècle ; dans l’un et l’autre cas, la seconde est de la langue noble et vague du xviiie
.
D’autres corrections sont plus heureuses. Mais ce qui ne pouvait pas dépendre d’un changement heureux ou
malheureux, c’est la qualité foncière du style : une vivacité qui n’est égalée que par le naturel et une simplicité qui ne le cède qu’à l’émotion. Dans la manière, d’écrire de l’auteur de Gil Blas, naturelle, si l’on veut, mais d’un naturel savant, on sent l’intention comique ; dans celle de l’auteur de Marianne, beaucoup moins naturelle, on sent la prétention d’étonner ; mais ici, sous la transparence inimitable des mots, de même que l’on chercherait inutilement l’auteur, on s’efforcerait en vain de noter ou de définir le procédé. Nulle trace d’affectation, pas ombre de rhétorique, aucun tour de métier, les plus grands effets obtenus par les moyens les plus simples, ou quelquefois les plus vulgaires, et ce que l’on pourrait enfin appeler l’évanouissement du style dans la sincérité du fond. Ne disons donc pas que l’auteur de Manon Lescaut écrit mal ou qu’il n’écrit pas bien, mais disons seulement, — s’il faut faire une concession, — disons qu’il n’écrit point, c’est-à-dire qu’emporté lui-même par son récit, il écrit sous la dictée des choses, plus préoccupé de les représenter au vrai que de faire attention comme il les représente ; ce qui est en vérité une telle manière d’écrire que le triomphe de l’art est d’y pouvoir atteindre ; et concluons avec un juge que l’on ne cite pas assez souvent, Alexandre Vinet : « Il est des styles qui n’apparaissent qu’une fois ; on n’écrira plus comme l’abbé Prévost, et Manon Lescaut est le dernier exemplaire d’un style perdu. »
Manon Lescaut, unique dans l’œuvre de Prévost, ne l’est en quelque sorte pas moins, et pour la forme autant que pour le fond, dans l’histoire de la littérature française.
IV
Les autres romans de Prévost, peu connus, valent-ils la peine de l’être davantage ? Cléveland a eu des lecteurs jusque dans notre siècle : Xavier de Maistre entre autres, qui n’en pouvait, disait-il, rencontrer un volume sans l’ouvrir et aller jusqu’au bout du roman. Sainte-Beuve, trente ans plus tard, parlait encore avec éloges du Doyen de Killerine, dont il me paraît évident qu’il avait lu au moins les premières pages. Mais les seuls bibliographes ou faiseurs de dictionnaires connaissent aujourd’hui le titre des Mémoires d’un honnête homme ou du Monde moral, et il est même tel roman de Prévost dont ils ne peuvent dire si c’est une œuvre originale ou une traduction de l’anglais. Je ne demanderais à sauver de l’oubli que l’Histoire d’une Grecque moderne, évidemment inspirée du souvenir encore alors vivant de Mlle Aïssé. « On ne promet au lecteur, disait Prévost dans sa préface, ni clef des noms, ni éclaircissement, ni le moindre avis qui puisse lui faire comprendre ou deviner ce qu’il n’entendra point par ses propres lumières. »
Et, en réalité, parmi beaucoup d’ornements de la façon de Prévost, les faits, ou du moins ce qu’il en pouvait connaître en 1741, ne sont ici défigurés que tout juste autant qu’il le fallait pour que l’indiscrétion ne parût pas trop vive, en demeurant piquante. La lecture de ce petit roman, encore aujourd’hui, n’est pas désagréable. Dans cette situation d’un homme grave qui tire d’un harem de Constantinople, pour en faire sa maîtresse, une jeune Grec
que des îles, il y a quelque chose de singulier et de rare. Dans la résistance affectueuse et douce, mais obstinée, que sa captive lui oppose, au nom des principes d’honneur et de respect de soi qu’il lui a lui-même inspirés, il y a quelque chose de fier à la fois et de tendre, comme aussi de subtil et en même temps de naïf. Et dans la manière enfin dont Prévost a traité ce thème difficile, il y a quelque chose, par endroits au moins, d’assez délicat pour ne pas beaucoup différer de l’exquis. C’est dommage qu’il y manque cette force de sentiment, et ce progrès de passion que Prévost, dans ses premiers romans, avait si naturellement rencontrés. On eût dit que le talent se retirait de lui, comme il arrive trop souvent, à mesure que la réputation lui venait.
Si nous pouvons passer rapidement sur ses romans, à partir de cette date, il n’en est pas de même de ses traductions. Ce n’est pas seulement qu’elles tiennent dans son œuvre une place considérable ; c’est aussi qu’en les omettant on lui ferait tort — et à un autre avec lui — de toute une grande part de l’influence qu’il a exercée sur son siècle.
Dès 1731, Prévost, l’un des premiers, avait été frappé de l’ignorance où nous vivions d’un grand peuple voisin. « Je ne parle de ces objets qu’en passant, dit quelque part le héros des Mémoires d’un homme de qualité, racontant son voyage d’Angleterre, et pour donner une trop légère idée d’un pays qui n’est pas aussi estimé qu’il devrait l’être des autres peuples de l’Europe, parce qu’il ne leur est pas assez connu. »
Quelques pages plus loin, dans la bouche d’un autre de ses personnages, il mettait, quinze ans
avant l’Esprit des lois, un éloquent éloge de la constitution anglaise, et, trois ans avant les Lettres philosophiques, l’un des jugements les plus justes qu’un Français pût alors prononcer sur Shakespeare. On a déjà vu que le Pour et Contre, son journal, entre 1733 à 1740, n’eut pas de plus intéressant objet que cette diffusion en France de la littérature ou des mœurs anglaises, et, quand il cessa de paraître, nous avons de bons garants que ce fut cette nature d’informations que l’on en regretta le plus.
Ceci est caractéristique d’un moment important de notre histoire littéraire. Les yeux et les esprits jusqu’alors, quand ils faisaient tant que de s’égarer au-delà de la frontière, se tournaient vers l’Espagne, et, de même qu’elle avait été la patrie des romans de Le Sage, l’Espagne est encore le lieu de la scène des premières parties des Mémoires d’un homme de qualité. Mais tout d’un coup la direction change : l’intérêt cesse de se porter vers les choses d’Espagne ; un souffle nouveau vient d’ailleurs ; ce sont les noms de Daniel Defoe, de Steele, d’Addison, de Bolingbroke, de Swift, de Pope, par-dessus tous les autres, qui résonnent maintenant aux oreilles françaises ; il se trouve des traducteurs pour Robinson Crusoé, pour les comédies de Steele et pour les Essais d’Addison, pour les Voyages de Gulliver ; un système d’échanges s’établit, une communication d’idées, un courant de sympathies qui va durer jusqu’à la fin du siècle, et que les guerres elles-mêmes de peuple à peuple, ou plutôt de marine à marine, n’interrompront seulement pas. Plus que personne et dès la première heure, Prévost y a aidé. Ses romans et ses histoires, son Cléveland et
Doyen de Killerine, son Guillaume le Conquérant et Marguerite d’Anjou, son journal et ses traductions y courent successivement ou simultanément ; et il met enfin le comble à ses services par ses adaptations de trois grands romans de Richardson : Paméla, Clarisse et Grandison. Avec quelle bonne grâce et quelle modestie, c’est ce que l’on peut voir dans la préface qu’il met à Clarisse : « Je commence par un aveu qui doit faire quelque honneur à ma bonne foi quand il en ferait moins à mon discernement. De tous les ouvrages d’imagination, sans que l’amour-propre m’en fasse excepter les miens, je n’en ai lu aucun avec plus de plaisir que celui que j’offre au public, — et je n’ai pas eu d’autre motif pour le traduire. »
On ne s’attend pas qu’à ce propos j’insère ici subrepticement, dans une étude sur Prévost, une étude sur Richardson. Il faut bien cependant que j’en touche quelque chose, et que je montre aussi brièvement que possible, mais clairement, ce que Paméla, Clarisse et Grandison apportaient de nouveau dans le roman. L’influence de Richardson a d’ailleurs été presque plus considérable en France que dans sa propre patrie, tandis qu’en effet l’illustre auteur de Joseph Andrews et de Tom Jones, puis, à sa suite, l’auteur plus grossier de Roderick Random et de Peregrine Pikle, en réaction tous les deux contre le roman de Richardson, vont essayer d’acclimater en Angleterre quelque chose de la belle humeur et de la raillerie de notre Le Sage, c’est Prévost qui va tenter lui-même en France, dans ses derniers romans, d’imiter Richardson, et c’est Rousseau, qui ne le connaîtra qu’à travers les traductions de Prévost, qui le surpassera dans la Nouvelle Héloïse. Laissant donc de côté les défauts particuliers ou les qualités générales de Richardson, qui n’appartiennent pas à mon sujet, je veux du moins indiquer comment s’est exercée son influence, et par quels points de contact Paméla, Clarisse et Grandison, pris ensemble et comme en bloc, ont agi sur le roman français.
En premier lieu, ce sont vraiment ici, malgré l’ampleur du développement et le poids des volumes, de romans faits avec rien. « Paméla, Clarisse, Grandison, trois grands drames, ô mes amis ! »
selon le mot de Diderot ; et trois drames dont le second au moins, en dépit de ses longueurs, à cause de ses longueurs peut-être, est d’une singulière puissance ; mais trois drames de la vie bourgeoise, et moins bourgeoise encore par la qualité des personnes entre lesquelles ils se jouent que par la nature même des événements qui les forment — tous familiers, quotidiens, communs. Peu ou point d’aventures, de ces aventures dont Prévost avait chargé ses premiers romans ; pas de sang répandu comme dans les Mémoires d’un homme de qualité ; pas de voyages par-delà les mers, chez les Hurons ou chez les Iroquois, comme dans Cléveland ; pas d’emprunts ; l’histoire, comme dans le Doyen de Killerine, pour colorer d’un air de réalité l’invraisemblance ou l’étrangeté des incidents ; pas de mélodrame surtout, comme, en cherchant bien, on en retrouverait jusque dans Manon Lescaut : une seule famille, comme dans Clarisse, un seul couple, comme dans Paméla ; tous les caractères développés sur place, pour ainsi dire, et du fond d’eux-mêmes, par le seul exercice de leurs dispositions naturelles ; toute l’action ramenée du dehors au dedans ; et l’émotion ainsi dérivée de sa véritable source, ou du
moins la plus abondante et la seule inépuisable, qui est la connaissance entière de ce que les personnages du drame ont eux-mêmes de plus secret et de plus caché pour eux-mêmes. À dater de ce jour, l’aventure, destituée de la place qu’elle avait occupée jusqu’alors, cesse d’être le principal élément d’intérêt du récit. Les combinaisons chimériques sont abandonnées, comme un ressort vulgaire, à ceux qui ne sauront autrement s’y prendre pour se faire lire ; les romanciers se proposent pour objet l’« histoire des mœurs »
, comme disait Richardson lui-même, ou, comme nous le dirions aujourd’hui, l’exacte imitation de la vie ; — et le roman devient un genre littéraire. En effet, on pouvait maintenant discerner un bon roman d’avec un mauvais, ce que l’on n’eût pas pu faire avant Clarisse ou Paméla, non pas plus en vérité qu’avant les Précieuses ridicules ou l’École des femmes on n’eût su discerner une méchante comédie d’une bonne.
À toute évolution ou révolution dans l’histoire d’un genre correspond une révolution ou évolution des procédés. Il n’importe pas d’ailleurs que la transformation des procédés suive ou précède celle du genre, il suffit qu’il n’y ait pas d’exemple qu’elle ne s’y trouve liée. À la forme du récit personnel que le roman, comme nous l’avons dit, avait héritée des Mémoires, et qui est celle, comme on l’a vu, de Gil Blas, de Marianne, de Manon Lescaut, aussi bien que les Voyages de Gulliver ou de Robinson Crusoé, Richardson, servi par l’instinct ou déterminé par le choix, substitua donc la forme du roman par lettres. On n’en avait guère de modèle en France, — car on me permettra de ne pas nommer ici les Lettres persanes, — que les Lettres portugaises, qui ne sont pas sans doute un roman, mais pourtant où Prévost eût pu reconnaître ce que la forme épistolaire offrait de ressources pour la peinture et l’expression de la passion. Richardson, lui, sentit d’abord ce que cette même forme procurait de facilités particulières à la prédication morale, et l’artiste qui était en lui, survenant à son tour, en découvrit à l’épreuve la merveilleuse richesse. Ne pourrait-on pas dire en effet que la forme du roman par lettres est à la forme du récit personnel ce qu’une partition d’orchestre, où vingt instruments, qui conservent leur individualité, s’unissent pour produire un effet d’ensemble, est à la même partition, réduite pour piano ? Et n’est-ce pas dire que la diversité, la complexité, l’ampleur et la puissance en sont incomparables à toutes les autres formes dont le roman s’est servi ou se sert ?
Car d’abord, il n’en est pas qui permette au romancier de mettre à la fois plus de personnages en scène, et de conserver plus exactement à chacun, en toute occasion, son langage avec son caractère. Il y en a trente-deux « principaux » dans Clarisse, au compte qu’en a donné Richardson lui-même, plus de quarante dans Paméla, plus de cinquante dans Grandison. Et presque tout ce monde se peint si fidèlement dans ses lettres que, l’action se composant, pour ainsi dire, à mesure qu’ils écrivent, nous la voyons naître sous nos yeux, comme ces actions de la vie quotidienne, dont on ne reconnaît l’infinie complication que si l’on essaye par hasard de la vouloir débrouiller. « Vous accusez Richardson de longueurs ! s’écriait Diderot. Vous avez donc oublié combien il en coûte de peines pour faire
réussir la moindre entreprise, terminer un projet, conclure un mariage, amener une réconciliation ! »
Il a raison, mais il oublie d’ajouter que ces détails ne deviennent supportables qu’autant qu’ils sont la grande affaire, pour ne pas dire le tout, de ceux qui nous les donnent ; et c’est précisément un des avantages du roman par lettres. Si vous tâchiez de faire passer Paméla de la forme du roman par lettres à celle du récit personnel, vous seriez étonné des sacrifices qu’il y faudrait pour n’aboutir finalement qu’à un squelette de roman. Telle est l’impression que produit, selon la juste comparaison de Sainte-Beuve, la Marianne de Marivaux : aussi maigre, aussi sèche, aussi décharnée qu’une figure anatomique, avec tout ce qu’il faut pour vivre, et rien d’absent que la vie. Observons enfin que cette forme du roman par lettres est entre toutes celle qui se prête le plus complaisamment à l’analyse morale, puisque, si l’on écrit des lettres, c’est pour donner soi-même de ses actions l’interprétation vraie qu’elles doivent recevoir, — laquelle, comme on sait, toujours dépend bien moins de la nature propre de l’action que des motifs qui nous y ont poussé.
Pour toutes ces raisons, les imitateurs affluèrent, et l’on vit se succéder presque autant de romans par lettres que naguère on avait vu, dans les boutiques des libraires, s’empiler de Mémoires : Lettres d’une Péruvienne, Lettres de miss Fanny Butler, Lettres du marquis de Roselle, Lettres du chevalier de Saint-Elme ; … les femmes surtout se saisirent avec empressement de cette forme nouvelle. Ayant peu pratiqué ces auteurs, on me permettra de n’en pas allonger inutilement la liste. Mais la Nouvelle Héloïse, mais Delphine sont aussi des romans par lettres, et plusieurs des romans de Restif, qu’on a honte à nommer en pareille compagnie. J’ai moins de honte, mais cependant quelque pudeur encore, à constater qu’en son genre, peu de romans par lettres ont valu les Liaisons dangereuses. Quelle que soit, dans l’histoire de la littérature, la fureur de l’imitation, et quoiqu’il suffise qu’une œuvre d’une certaine forme ait une fois réussi pour que le peuple des auteurs se flatte aussitôt de l’égaler en en reproduisant ce qu’elle a de plus superficiel, il faut pourtant admettre que la nouveauté de la forme épistolaire ne laissait pas de répondre à quelque nécessité du roman. La forme du récit personnel, qui convient admirablement en de certains sujets, — Manon Lescaut, Werther, René, Adolphe, — convient moins bien en de certains autres. Elle avait gêné Le Sage, elle avait gêné Prévost. Il fallait désormais quelque forme plus souple. Richardson vint la fournir, et ainsi détourna le roman français de la voie qu’il avait jusqu’alors suivie vers une voie toute nouvelle.
Prévost lui-même l’a très bien senti. « L’auteur juge si favorablement de son entreprise, — a-t-il écrit dans la préface de l’un de ses derniers et plus médiocres romans, — qu’il prend le parti de tracer ici son plan, pour tracer les voies à ceux qui voudront le remplir après lui. Rien n’est plus simple : c’est de faire envisager du côté moral tous les événements dont il se propose le récit. Il entend par côté moral certaines faces qui répondent aux ressorts intérieurs des actions et qui peuvent conduire, par cette porte, à la connaissance des motifs et des sentiments. »
C’est de Richardson que cette idée lui vient, et c’est quelque chose qui
date encore de Richardson dans le roman. Richardson, en ce sens, a réalisé ce que Marivaux n’avait fait qu’entrevoir, et ce que Prévost, assez inexpérimenté dans ce genre d’observation, traduisait comme on vient de le voir. Moraliste ou prédicateur, mais par-dessus tout romancier, Richardson sut tourner au profit de son art une expérience consommée de psychologue, requise dans cette profession de directeur de consciences qu’il avait pratiquée presque dès son enfance ; et ce goût de psychologie, ou de casuistique même, que ses chefs-d’œuvre introduisirent, le roman moderne jusqu’ici n’a pas pu réussir ni cherché sérieusement d’ailleurs à s’en déshabituer. On a dit, à la vérité, qu’à force de vouloir édifier, Richardson finissait par ennuyer. Il faut seulement prendre garde que la véritable innovation dont nous le louons n’est pas là. Mais plutôt elle consiste en ceci, que, tout en moralisant, il a rendu le roman capable de porter la pensée, en donnant du même coup le moyen et l’exemple d’y faire entrer la discussion des sujets « où toute famille de la société, comme il le dit lui-même, peut se trouver intéressée tous les jours »
. Quand nous arriverons à Rousseau, ce sera le temps d’examiner de plus près le problème qu’une esthétique surannée s’efforcerait vainement de nier ou de railler : s’il est permis, et dans quelle mesure, de demander à l’œuvre littéraire, drame ou roman, de « discuter » ou de « prouver » quelque chose. Mais en attendant, ce qui n’est pas douteux, c’est que l’honneur — si c’en est un — d’avoir rendu le roman capable de ces ambitions nouvelles et plus hautes appartient sans conteste à Samuel Richardson.
Et c’est aussi pourquoi ce n’en est pas non plus un médiocre à Prévost que d’avoir été le traducteur ou l’introducteur en France des romans de Richardson. Peu de personnes alors étaient capables de lire Clarisse dans l’original, et peu de traducteurs se trouvaient en état de l’imposer aux lecteurs français, comme l’auteur de Cléveland et du Doyen de Killerine. Imaginez la recommandation que ce serait aujourd’hui même, pour un roman étranger, que de paraître traduit en français par l’auteur du Nabab ou de la Joie de vivre ! Si donc tout autre que Prévost eût fait passer dans notre langue Paméla, Clarisse et Grandison, sans y pouvoir ajouter cet appoint de popularité personnelle, je ne mets pas en doute que les romans de Richardson eussent à peine marqué dans l’histoire du roman français. Diderot les eût-il seulement lus ? c’est une question que l’on peut se poser. Et le titre morne n’en fût peut-être jamais parvenu jusqu’à Rousseau. Où est l’influence de Fielding sur le roman français du xviiie siècle ? Et cependant on traduisit Tom Jones ; et celles qui le lurent, comme Mme du Deffand, le préférèrent à Gil Blas lui-même, nous l’avons dit ; et ceux qui en parlèrent, par obligation de métier, comme Grimm ou comme La Harpe, le proclamèrent le chef-d’œuvre du roman moderne.
C’est un mérite ici dont il faut tenir d’autant plus de compte au pauvre abbé que ses traductions contribuèrent bien plus qu’aucune œuvre de ses rivaux à dégoûter le lecteur français du genre de Cléveland et du Doyen de Killerine. Les critiques français ne jurèrent plus que par Richardson ; et Prévost, à tous ses malheurs, joignit ainsi celui-ci pour comble d’être
lui-même l’instrument de sa propre ruine. Nous en avons une preuve assez curieuse. En 1758, Diderot, dans sa dissertation sur la Poésie dramatique, se souvenant toujours des émotions de sa première jeunesse, disait encore : « Chaque ligne de l’Homme de qualité, du Doyen de Killerine, de Cléveland excite en moi un mouvement d’intérêt sur les malheurs de la vertu et me coûte des larmes. »
Prévost, en cette année-là même, achevait de traduire Grandison ; la popularité de l’auteur et du traducteur se faisaient équilibre ; Richardson était un grand romancier et Prévost en était un autre. Mais trois ans se passent ; l’Anglais monte, le Français baisse ; et dans son Éloge ou plutôt son oraison funèbre de Samuel Richardson, sous chaque louange qu’il fait des qualités de l’auteur de Clarisse, Diderot sous-entend maintenant une critique des défauts de l’auteur de Cléveland. « Richardson ne vous égare point dans les forêts »
, — comme Prévost ; « il ne vous transporte point dans des contrées éloignées »
, — comme Prévost ; « il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages »
, — comme Prévost ; « il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche »
, — comme Prévost. Ce dernier trait allait à l’adresse des Mémoires d’un honnête homme. Si la renommée de Prévost, dans un temps où l’auteur de Paméla, pour ses propres compatriotes, était encore presque un inconnu, fit valoir les romans de Richardson, l’œuvre de Richardson, une fois naturalisée parmi nous, fit donc décroître d’abord et finit par éteindre la renommée de Prévost. Et s’il est assez fréquent en littérature que l’on hérite, comme Richardson, de ceux qu’on assassine, il est plus rare que, comme Prévost,
on nourrisse et on élève son rival ou son vainqueur, soi-même, de ses propres mains.
Au surplus, d’une manière générale, on peut bien dire de lui que rien n’a plus nui à la durée de sa réputation littéraire que le nombre même de ses inventions, et le parti que de plus heureux, ou de plus tard venus, en ont tiré depuis lui. On n’a pas assez dit ce que Rousseau lui dut, qui, d’ailleurs, n’a jamais dissimulé ce qu’il avait d’obligations à l’auteur de Cléveland. Avec Marivaux, et sans doute pour les mêmes raisons, Prévost est un des rares hommes de lettres dont les Confessions nous aient parlé sans rancune et sans fiel. C’était bien le moins, si, négligeant de signaler quelques rencontres fortuites ou quelques ressemblances tout extérieures, nous nous contentons de faire observer que le thème de la fameuse lettre sur le suicide est déjà dans Cléveland, et aussi la première ébauche de la Profession de foi du vicaire savoyard.
À l’honneur d’avoir inspiré ces déclamations fameuses nous pourrions joindre, avec Villemain, celui d’avoir pressenti le roman historique. Il faudrait seulement distinguer et préciser. Le roman historique existait, puisque, comme nous l’avons fait voir à propos de Gil Blas, le roman de mœurs en était lui-même sorti. Les romans de Courtilz de Sandras, et ceux de Mlle de La Force, et quelques-uns de ceux de Mme d’Aulnoy sont des romans historiques. Mais il est certain que Prévost en a modifié la formule, en rejetant à l’arrière-plan le détail historique, et en faisant passer du second au premier l’élément romanesque, ce qui devait être à la fin du siècle la formule même du roman de Walter Scott. Dans son Histoire de Guillaume le Conquérant, à la vérité, comme dans son Histoire de Marguerite, c’est de l’autre manière, la mauvaise, qu’il a traité le roman historique, celle qui consiste à conserver insidieusement toutes les apparences de l’histoire pour ensuite y glisser le roman, la manière de Courtilz de Sandras au xviie siècle et d’Alexandre Dumas dans le nôtre. Et cependant ici encore, avec un singulier instinct du romanesque de l’histoire et un bonheur de choix tout à fait remarquable, Prévost a comme indiqué du doigt à Walter Scott le cadre de son Ivanhoé et à Bulwer le milieu de son Dernier des barons.
Il est sans doute entendu que ces rapprochements n’ont de valeur qu’à la condition de n’y pas appuyer. C’est ce qui me permettra d’en signaler un dernier. De même que Rousseau, et de même que Walter Scott, Chateaubriand a lu Prévost, et ne l’a pas lu vainement. J’ai rappelé dans Atala l’imitation bien connue de Manon Lescaut. J’indiquerai pour les curieux, dans Cléveland et dans le Doyen de Killerine, des accents d’une mélancolie si moderne que nul, depuis Prévost, ne devait les retrouver avant Chateaubriand ; et jusqu’à des personnages — Cléveland lui-même, par exemple, ou le Patrice du Doyen — dont l’âme incertaine, inquiète et farouche, n’a vraiment pris conscience d’elle-même que de nos jours, dans celle des René, des Obermann, des Bénédict. C’étaient là, comme on voit, des nouveautés durables. Il allait, en effet, suffire de les développer pour en voir sortir le roman moderne ; et ainsi, après le succès de ses traductions, celui de ses imitateurs allait achever de faire oublier Prévost.
V
Nous avons peu de renseignements sur ses dernières années et, de 1746 à 1763, peu de lettres pour suppléer à ce manque de renseignements. Tout ce que nous savons, c’est qu’à partir de 1746, ou environ, s’il ne cessa pas d’écrire, il cessa de composer des romans, et que les travaux de librairie l’absorbèrent tout entier. C’est alors qu’il traduisit de l’anglais la Vie de Cicéron, de Middleton, Clarisse, Grandison, les trois premiers volumes de l’Histoire d’Angleterre, de Hume, Almoran et Hamet, les Lettres de Mentor à un jeune seigneur ; et c’est alors aussi qu’il entreprit, sous les auspices du chancelier d’Aguesseau, la volumineuse collection de l’Histoire générale des voyages. Entre temps, il collaborait au Journal étranger, — qu’il dirigeait même pendant près d’une année, du mois de janvier au mois de septembre 1755, — et plus tard au Journal encyclopédique de Pierre Rousseau, celui que l’on appelait le journaliste de Bouillon. On lui payait ses traductions et son Histoire des voyages à raison d’un louis d’or la feuille, somme honnête pour le temps, à ce que dit l’histoire. N’étant pas d’ailleurs de ceux qui font des dédicaces, — je n’en connais de lui qu’une seule, et elle est adressée à l’auteur des Lettres péruviennes, l’aimable et peu fortunée Mme de Graffigny, — c’était à peu près son unique ressource. On peut calculer s’il vivait richement. Ce qui est certain, c’est qu’il n’avait pas duré longtemps dans cette petite maison de Passy, où nous l’avons vu s’installer avec « la gentille veuve
gouvernante, Loulou, une cuisinière et un laquais »
. Vers la fin de sa vie, il fixa son séjour à Saint-Firmin, près de Chantilly, dans une maison de campagne appartenant aux Didot, devenus ses éditeurs ordinaires. M. Ambroise-Firmin Didot, qui nous l’apprend, ajoute « qu’il avait la naïveté et l’incurie d’un enfant pour tout ce qui concernait sa personne… »
et que, pour lui éviter l’ennui des comptes et des émotions résultant de son défaut d’ordre et de sa prodigalité, un crédit lui était ouvert chez le boucher et chez le boulanger. Si les Didot, comme on peut le croire, déguisèrent sous ce prétexte honorable un secours qu’ils donnèrent à l’auteur de Manon Lescaut, l’histoire littéraire doit leur en être reconnaissante. J’avertis toutefois que ces détails auraient besoin d’être vérifiés de près. Que le premier biographe se soit trompé en donnant à Prévost la propriété de sa maison de Saint-Firmin, on n’en peut guère douter ; mais son extrait mortuaire l’attribue à une « dame Catherine Robin, veuve du sieur Claude-David de Genty, avocat en parlement »
; et que devient en ce cas l’affirmation d’Ambroise-Firmin Didot ?
Ce n’est pas notre habitude d’insister sur ce genre de détails, et nous aimons plutôt d’ordinaire à les écarter. Qu’importe, en effet, que l’auteur d’un chef-d’œuvre ait vécu dans la fortune ou dans la misère, et que fait à son talent qu’il ait fini sous des lambris dorés ou dans un lit d’hôpital ? Mais, si l’on donne souvent plus d’attention qu’ils n’en mériteraient à ces petits côtés de l’histoire, j’ai pensé qu’ils pouvaient avoir ici leur intérêt, comme définissant avec exactitude la nature de nécessité qui pesa quarante ans sur Prévost. On
dit négligemment que Prévost a trop écrit, et l’on a l’air de croire que s’il eût moins écrit, Manon Lescaut aurait eu son pendant. C’est mal répondre à la question, parce que c’est l’avoir mal posée. Si l’on est capable de beaucoup écrire, il faut écrire beaucoup : la fécondité littéraire ne s’aménage pas comme une coupe de bois, et, en réalité, Prévost n’a pas plus écrit que beaucoup de ses contemporains, que le marquis d’Argens, par exemple, ou que Fréron, ou que Restif de La Bretonne. De deux cents volumes qu’on lui attribue communément, il y en a bien cinquante qui ne sont que des traductions, cent qui ne sont que de modestes in-douze, et cinquante enfin dont on serait assez embarrassé de nous dire les titres. Il n’en déclarait lui-même que « plus de quarante »
en 1741 ; et déjà les Mémoires d’un homme de qualité, Manon Lescaut, Cléveland, le Doyen de Killerine, les vingt volumes du Pour et Contre, l’Histoire d’une Grecque moderne, les Mémoires de M. de Montcal avaient paru.
Cent cinquante volumes, de quelque format que ce soit, c’est beaucoup, sans contredit, et à Dieu ne plaise que je veuille rien diminuer de l’étonnement ou de l’admiration qu’inspire tant de facilité ! Je dis seulement que sur les rayons d’une bibliothèque les Œuvres de Prévost ne tiennent pas plus de place que les Œuvres de Voltaire. Défions-nous de ces formules qui courent les traités de rhétorique, et dont nous avons la faiblesse de ne pas assez contrôler la vérité. Qui a plus écrit que Fénelon, si ce n’est Bossuet ? Et leurs chefs-d’œuvre sont-ils moins des chefs-d’œuvre parce qu’ils sont plusieurs, au lieu d’être un seul ? La fécondité est la marque du vrai talent. Mais ce qu’il faut dire, — et voilà de quoi souffrit Prévost, dans son talent, j’entends, et non pas dans sa vie privée, — c’est que cette fécondité, cette abondance et cette facilité doivent pouvoir s’exercer librement, et non pas sous l’aiguillon du besoin. L’aiguillon du besoin ! Autre formule encore, et formule non moins fausse. Car, si la fécondité est le premier signe du talent, peut-être le second en est-il le plaisir de la production. Mais il faut que cette production soit volontaire, qu’elle n’ait pas pour cause et pour objet la nécessité de vivre, qu’elle ne soit pas enfin dénaturée de ce qu’elle devrait être par des raisons et pour des motifs qui n’ont rien de commun avec la littérature. C’est cette sécurité de la production qui manqua toute sa vie à l’auteur de Manon Lescaut, un peu par sa faute, un peu par la difficulté des temps, et c’est pourquoi j’ai cru devoir insister sur les embarras au milieu desquels il termina sa laborieuse existence, — ainsi qu’il l’avait commencée.
Une autre raison me le commandait encore. Aujourd’hui que l’homme de lettres a conquis sa place, il est juste, il est bon, il est pieux, si je puis ainsi dire, de renouveler parmi nous la mémoire de ceux qui, les premiers, ont travaillé à la lui conquérir. Cela ne s’est fait ni en un jour, ni sans bien de la peine. Je l’avoue donc, quand je lis dans la Correspondance de Grimm cette oraison funèbre de Prévost : « L’abbé Prévost était né avec beaucoup de talent ; une conduite déréglée lui nuisit beaucoup… Il avait un besoin continuel d’argent et il écrivait toujours… La réputation de ses premiers ouvrages le mit aux gages des libraires »
; j’avoue que je ne puis me tenir d’une surprise qui ressemble à de l’indignation. Car, en vérité, c’est bien à
lui, baron de Grimm, demi-précepteur, demi-valet, amené à Paris du fond de son Allemagne dans les bagages de son élève, gazetier secret, diplomate d’occasion et gentilhomme d’aventure, tandis qu’il continue de fâcheuses traditions de flatterie et de bassesse, de souplesse et d’humilité, de le prendre sur ce ton avec notre Prévost. Tout le monde, cependant, peut-il être l’ami de l’aimable femme d’un quart de fermier général ou le commissionnaire attitré d’une impératrice de Russie ?
Mais, comme Diderot, en préférant les « gages » des libraires aux « pensions » de cour, Prévost élevait cette même dignité d’écrivain que le baron de Grimm abaissait, pour autant qu’il pouvait être en lui. Tous les deux, en effet, préparaient le temps où, ne dépendant plus que du public, c’est-à-dire de tout le monde, — et le libraire n’étant plus que l’intermédiaire, — l’homme de lettres ne dépendrait véritablement plus de personne. Aussi leur devons-nous beaucoup d’indulgence d’abord, et ensuite un peu de reconnaissance. Mais, en tout cas, lorsque nous avons à parler des besognes vulgaires où ils se trouvèrent plusieurs fois réduits, non seulement nous devons nous garder de mêler aucun dédain à l’expression de nos regrets (ce qu’aujourd’hui même nous faisons trop souvent), mais encore nous souvenir que c’est là le prix dont ils ont payé pour nous la liberté même qu’ils nous ont léguée. Triste nécessité, oui, sans doute, et même un peu humiliante, quand on est capable de Manon Lescaut ou du Neveu de Rameau, que de rédiger des prospectus pour des marchands d’orviétan ou même de traduire de l’anglais d’un illustre inconnu les Lettres de Mentor à un jeune seigneur, mais après tout moins humiliante, et qui vaut mieux à mon gré que de devoir le vivre à la générosité le M. Helvétius, et le couvert à celle de M. Le Riche de La Popelinière.
Maintenant, ce que nous disons des besognes vulgaires où l’état de sa fortune obligea plus d’une fois Prévost, nous ne l’entendons pas de son Histoire des voyages ; — ou plutôt nous devons l’en excepter expressément. Nulle besogne, en effet, à l’âge où les sources de l’invention tarissent, et où, pour se continuer, les mieux doués n’ont rien de mieux à faire que de se répéter, ne pouvait plus heureusement convenir à Prévost. Le goût de la géographie était aussi naturel à ce romancier que celui de l’histoire, et peu de romans, sous ce rapport, sont aussi curieux que les siens. Rappelez-vous, dans Manon Lescaut même, de quels traits — exacts ou inexacts, il n’importe, mais précis et heureux — la Nouvelle-Orléans est dépeinte, la vive impression que l’on en reçoit, cette fidèle image enfin d’une colonie lointaine, perdue au milieu des déserts, oubliée de la mère patrie, que l’on en garde dans la mémoire. Évidemment, son imagination aimait à se figurer de pareils spectacles ; et, avec les traits qu’il trouvait dans les récits des voyageurs, il aimait à former des tableaux de la couleur de ses pensées. De huit volumes dont son Cléveland se compose, il y en a deux d’uniquement consacrés aux aventures du héros dans les déserts d’Amérique, parmi les humains Abaquis et les féroces Rouintons. Quelques pages, perdues dans la quantité des aventures, font songer au Discours sur l’origine de l’inégalité, et quelques pages, avec un peu de bonne volonté, font songer aux Natchez. Dans d’autres romans, une Espagne, une Italie, une Turquie, un Maroc ou une Algérie de convention, des usages bizarres, des coutumes étranges ne sont pas décrits avec un plaisir moins évident. Ces dispositions expliquent suffisamment le vif intérêt qu’il dut prendre à l’Histoire des voyages, et comment, en moins de vingt ans, il conduisit cet énorme recueil au quatorzième volume. Et ceux-ci ne sont point de modestes in-douze, mais de gros, forts et imposants in-quarto.
Une tradition qui nous vient de ses premiers biographes veut enfin qu’en même temps qu’il poursuivait son Histoire des voyages, il travaillât à trois grands ouvrages d’apologétique, dont les titres seuls sont arrivés jusqu’à nous : la Religion prouvée par ce qu’il y a de plus certain dans les choses humaines, une Exposition de la conduite de Dieu depuis le christianisme, et un Esprit de la religion dans l’ordre de la société. Ces titres sont longs ; ils sont surtout singuliers ; et nous ne saurions regretter que l’auteur de Manon Lescaut soit mort sans écrire aucun des trois livres. Non pas peut-être qu’ils eussent été tout à fait médiocres ; il y a souvent dans le style de Prévost une véhémence oratoire qui n’eût pas mal convenu à ce genre d’ouvrages ; et d’ailleurs, dans Cléveland comme dans le Doyen de Killerine, on ne saurait méconnaître de réelles qualités de controversiste. On accordera toutefois que ni l’Exposition de la conduite de Dieu, ni l’Esprit de la religion dans la société ne manquent à la gloire de Prévost ; et je puis bien ajouter qu’ils iraient mal à son personnage. Il faut dire, en effet, pour achever son portrait, qu’à part quelques superstitions bizarres, ― comme la croyance à l’efficacité d’un baume qui devait valoir celui de Fier-à-bras, — Prévost, sans faire partie de la grande boutique encyclopédique, n’en a pas moins été, dans son siècle, un très libre esprit. Son Cléveland, quand il parut, en 1732, avec le titre caractéristique : Cléveland, ou le Philosophe anglais, faillit lui faire une affaire ; Desfontaines accusa le livre de tendre au déisme ; et, bien que le romancier, dans ses derniers volumes, en homme qui n’aime point le bruit, ait essayé de raccommoder les choses, il est certain qu’il y tendait. Ce ne sont donc pas seulement quelques inventions romanesques, — ou quelques-unes de ces suggestions qui n’en sont qu’autant qu’elles tombent dans un esprit déjà tout préparé, — ce sont vraiment certains principes, certaines théories même, dont on peut dire que Rousseau est redevable à Prévost.
Noterai-je maintenant, dans son Doyen de Killerine, cette forme de libertinage, comme on eût dit au siècle précédent, qui consiste à chercher, non pas proprement des excuses, mais des justifications théoriques pour les manquements de conduite où la fortune peut pousser un héros de roman ? On sait déjà que l’auteur de la Nouvelle Héloïse n’aura plus tard qu’à transformer ces justifications à leur tour en glorifications véritables, pour ébranler les bases mêmes et déplacer les fondements de la morale. Mais nous en avons dit assez sur cette doctrine de la souveraineté de la passion que Prévost a enseignée le premier dans l’histoire de notre littérature. Contentons-nous donc d’ajouter que le milieu dans lequel vivait Prévost, et l’exemple entre autres du prince de Conti, si peu que son aumônier l’approchât, n’étaient point pour préparer son talent à traiter les matières d’édification. Et regardons plutôt la tradition comme une fable, ou peu s’en faut, inventée par de pieux amis pour réconcilier avec l’Église la mémoire d’un homme dont la jeunesse au moins l’avait si fort scandalisée.
Je voudrais bien aussi regarder comme une autre fable ce que le même biographe nous a dit de la mort de Prévost. J’en reproduis ici les termes mêmes : « Le 23 novembre 1763, comme il s’en retournait seul à Saint-Firmin, par la forêt de Chantilly, il fut frappé d’une apoplexie subite, et demeura sur la place. Des paysans qui survinrent par hasard, ayant aperçu son corps étendu au pied d’un arbre, le portèrent au curé du village le plus voisin. Le curé le fit déposer dans son église, en attendant la justice, qui fut appelée, comme c’est l’usage lorsqu’un cadavre a été trouvé. Elle se rassembla sur-le-champ avec précipitation, et fit procéder par le chirurgien à l’ouverture du corps. Un cri du malheureux, qui n’était pas mort, glaça d’effroi les assistants. Le chirurgien s’arrêta, il était trop tard ; le coup porté était mortel. L’abbé Prévost ne rouvrit les yeux que pour voir l’appareil cruel qui l’environnait, et de quelle manière horrible on lui arrachait la vie. Il expira sous le scalpel au même instant, âgé de soixante-six ans et huit mois moins quelques jours. »
Nous ferons observer tout d’abord qu’aucun autre témoignage que celui du biographe ne confirme l’authenticité de sa version. Ni Grimm dans sa Correspondance littéraire, ni Collé dans son Journal, ni
Fréron dans son Année littéraire, ni Bachaumont dans ses Mémoires secrets, — celui-ci grand ami de Prévost, comme on sait, — annonçant tous les quatre, à quelques jours de date, la mort du romancier, ne paraissent avoir seulement entendu parler de cette tragédie. On dit seulement que l’un de ses amis, La Place, le traducteur de Fielding, interrogé par un frère de Prévost, lui aurait répondu par ces mots : « qu’il n’y avait qu’à gémir et se taire »
. Encore faudrait-il bien savoir ce que lui demandait le frère de Prévost, et d’où La Place lui-même tenait ses renseignements. Il y a d’ailleurs dans le récit du biographe des détails que l’on ne s’explique pas. Si l’ouverture du cadavre fut faite par un homme de l’art, il paraît extrêmement difficile que le « premier coup porté fût mortel »
, et, dans le cas même où l’on en aurait chargé le plus ignorant des barbiers de village, il faudrait donc qu’il eût saigné Prévost comme on fait un bœuf à l’abattoir.
Tout ce que l’on peut admettre, c’est que, frappé d’apoplexie dans la forêt et transporté chez le curé de Saint-Firmin, ainsi qu’en témoigne son extrait mortuaire, on aura naturellement, comme en cas d’apoplexie, voulu saigner Prévost, et qu’il sera mort pendant qu’on le saignait, et non pas à cause, mais malgré la saignée. Mourir dans ces circonstances est encore assez brusque et, par conséquent, suffisamment dramatique. Malheureusement on ne dira jamais ce que la fureur de l’effet littéraire a coûté d’exactitude à la vérité de l’histoire. Par une espèce de dérision, dont on n’a même pas l’air de sentir toute la cruauté, les biographes trouvent qu’elle « fait bien », cette mort singulière, pour terminer la vie, déjà suffisamment romanesque elle-même, d’un grand romancier. Et quand nous pourrions montrer, avec la dernière évidence, sur des pièces authentiques et des témoignages dûment légalisés, que ce n’est qu’une légende, je crains fort que l’on ne mît en doute l’autorité des témoignages et l’authenticité des pièces plutôt que de renoncer pour toujours à ce dénouement. Nous, en tout cas, pour les raisons que nous avons dites, avant de faire entrer dans la biographie de Prévost cette dernière aventure, nous attendrons un supplément d’enquête, et nous ne retiendrons de ce récit que la date du 23 (ou du 25) novembre 1763.
Nous avons dit une fois, — et s’il est permis de se citer soi-même, n’est-ce pas quand il est question de se corriger ou de s’expliquer ? — parlant d’un romancier contemporain, qu’il demeurerait l’auteur de son livre unique, de même que Prévost demeurait uniquement l’auteur de Manon Lescaut. Et c’est vrai si l’on se met au point de vue de la pure histoire de la littérature. De l’œuvre entière de Prévost, Manon Lescaut seule demeure, puisqu’on ne lit que Manon Lescaut, et qu’après avoir lu pour mon instruction les Mémoires de M. de Montcal ou la Jeunesse du commandeur, je n’oserais engager personne à les lire pour son plaisir. Mais l’histoire de la littérature est une chose, et l’histoire littéraire en est une autre ; ou encore, si l’on veut, l’histoire littéraire est comme la carte générale d’un vaste pays dont l’histoire de la littérature ne relève, pour ainsi dire, et ne cote que les sommets. L’histoire de la littérature se complaît dans les hauts lieux, et l’histoire littéraire dans la plaine où (non sans quelque danger parfois de prendre des taupinières pour des montagnes) elle aime à suivre et figurer les moindres ondulations du sol.
C’est surtout du point de vue de l’histoire littéraire que je me suis efforcé d’étudier ici Prévost. On avait peut-être trop négligé l’œuvre et peut-être trop oublié l’homme. Ils occupent l’un et l’autre dans l’histoire du roman français une place considérable, — je crois pouvoir même dire bien plus considérable que Le Sage et que Marivaux. Mais Le Sage est l’auteur de Turcaret, et Marivaux est l’auteur du Jeu de l’amour et du hasard. Hommes de théâtre l’un et l’autre, tout un peuple d’acteurs et de critiques, depuis plus d’un siècle, a fidèlement entretenu leur réputation. Et en ce pays de France, aux écrivains eux-mêmes du second ordre, le retentissement du théâtre donne une réputation que dans tout autre genre on ne peut égaler qu’à la condition et être du premier, et de s’appeler dans le roman au moins Richardson ou Rousseau. Ne nous en plaignons pas à la légère : il y a peut-être des raisons qui justifient cette inégalité, celle-ci par exemple, qu’après tout il y a plus de bons romans que de chefs-d’œuvre de la scène ; et puis, cette autre encore que l’homme — animal politique ou sociable — est toujours plus profondément agité par les émotions qu’il éprouve en commun. Faisons attention cependant, si les hommes de théâtre ont pris la plume du romancier, de ne pas confondre les provinces, et transporter d’un genre à l’autre une supériorité qu’ils n’y ont pas également prouvée. Quoi que l’on pense de Le Sage et de Marivaux, Prévost, comme romancier, leur est donc à tous deux supérieur, et, je vais bien plus loin, il le serait encore, même s’il n’émit pas l’auteur de Manon Lescaut. Car ses romans sont des romans, ce qu’à peine peut-on dire du Diable boiteux ou même de Gil Blas ; le ressort de ses romans est le vrai romanesque, ce que l’on ne pourrait dire ni de Marianne, ni du Paysan parvenu ; le style de ses romans enfin est le vrai style du roman, — un peu pompeux, un peu redondant encore, un peu périodique, mais si agile malgré tout, si simple, si direct, — et c’est ce que l’on ne peut dire ni du style de Le Sage, dont la concision sent encore trop l’homme de théâtre, ni du style de Marivaux, qui, dans sa préciosité, s’éloigne trop du commun usage.
Voltaire et J.-J. Rousseau27
Il me paraît utile, et même humain de soulager d’abord M. Gaston Maugras d’un scrupule qui lui pèse : « Bien que des recherches, couronnées de succès, — dit-il dans sa Préface, — et l’extrême obligeance des collectionneurs auxquels nous nous sommes adressé, nous aient permis de donner une part d’inédit considérable, les documents qui figurent dans ce volume sont en majeure partie extraits des correspondances et des ouvrages qui ont paru depuis le siècle dernier jusqu’à nos jours »
; et il craint qu’on ne lui reproche d’avoir ajouté peu de chose aux trois mille et quelques lettres que nous devrions avoir de Rousseau, s’il existait une bonne édition de sa Correspondance, et aux quelque dix mille qui nous sont parvenues de Voltaire. Évidemment, M. Maugras croit que tout le monde a lu, comme lui, non seulement toutes les lettres, mais aussi toutes les œuvres de Voltaire et de Rousseau ; non seulement toutes leurs œuvres, mais aussi toutes celles de leurs
contemporains ; et non seulement enfin qu’on les a lues, mais aussi qu’on les a présentes à la mémoire. Qu’il se détrompe, et qu’il se rassure. Dans le temps où nous vivons, le véritable inédit, selon le mot célèbre, et encore plus vrai que spirituel, c’est précisément ce qui est imprimé. Ceux-là seuls reprocheront donc à M. Gaston Maugras de ne pas nous avoir donné « une part plus considérable d’inédit », qui ne connaissent pas eux-mêmes la bibliographie du sujet qu’il a voulu traiter. Les autres savent que la difficulté, quand il s’agit de Voltaire ou de Rousseau, n’est pas de donner ou de trouver de l’inédit, mais de ne pas s’égarer ou se perdre parmi les imprimés, — puisque aussi bien M. Gaston Maugras lui-même ne les a pas tous connus ou discutés. Et c’est pourquoi le meilleur service que l’on puisse nous rendre, comme le plus urgent, c’est de mettre un peu d’ordre dans ces imprimés, de les lire au besoin pour l’instruction de ceux qui n’en ont pas le temps, d’en faire le triage, le discernement, la critique surtout, et de les utiliser pour la composition de l’œuvre dont ils ne sont que les matériaux. L’usage naturel des moellons et leur cause finale ne sont pas d’encombrer la voie publique, mais de servir tôt ou tard à bâtir des maisons, — sinon des monuments.
Le lecteur serait étonné si je dressais ici la liste de ce que nous avons de travaux sur l’histoire de la vie et des œuvres de Jean-Jacques Rousseau. Les Genevois en particulier — pour qui Rousseau n’est pas seulement ce qu’il peut être pour nous, mais quelque chose de plus : un compatriote, le grand homme, et leur plus illustre écrivain — ne se lassent pas de commenter son œuvre, et de débrouiller, d’éclaircir, de préparer pour celui qui voudra l’écrire l’histoire de sa vie. Les Neuchâtelois, dépositaires de ses papiers, n’y mettent guère moins d’ardeur. Et en France enfin, Rousseau, de son vivant, et même depuis sa mort, a joué un trop grand rôle, il a trop occupé le public de son nom, exercé de toutes manières une trop grande influence pour que nous ne soyons pas passionnément curieux de tout ce qui le touche. Nous sommes sans doute curieux aussi, pour les mêmes raisons, de tout ce qui regarde Voltaire ; et les travaux relatifs à l’histoire de ses œuvres et de sa vie ne manquent pas non plus ; mais, si je n’oserais répondre qu’ils fussent moins nombreux, toujours sont-ils moins épars, moins disséminés, et, sans être définitifs, d’un caractère pourtant moins provisoire. On a d’ailleurs une excellente édition et de bonnes biographies de Voltaire : on n’en a pas encore de Rousseau. La meilleure édition n’en vaut rien : c’est celle de Musset-Pathay ; et, quant aux biographies, ni les deux volumes de Saint-Marc Girardin (1853), ni la lourde compilation de M. Brokerhoff (1863), ni la brillante esquisse de M. John Morley (1873) ne sont encore ce qu’il nous faudrait. Qui dira si ce n’est pas l’abondance même des matériaux qui découragerait de les mettre en œuvre ? Mais qui ne voit, en conséquence, que plus ils s’accumulent, plus il faut se hâter, sauf à être obscur ou incomplet en quelques points, d’en tirer le parti qu’ils comportent. Supposé que le moment ne soit pas venu de bâtir, avant de bâtir ne faudra-t-il pas toujours dessiner, et pourquoi ne commencerait-on pas ?
Félicitons M. Maugras d’avoir eu ce courage, car, dans ce volume sur Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, passant un peu les promesses de son titre, c’est bien l’esquisse d’une histoire de la vie de Rousseau qu’il nous a donnée, ou, pour être tout à fait exact, de la seconde moitié de la vie de Rousseau : — de 1755 à 1778. Je ne rechercherai donc pas si, comme je le disais tout à l’heure, et comme il y faudrait insister en d’autres circonstances, quelques brochures, quelques articles de journaux ou de revues n’auraient pas échappé à l’attention de M. Maugras ; si, dans son long voyage à la recherche de l’inédit, il s’est toujours assez diligemment enquis des imprimés ; s’il n’aurait pas dû contrôler quelquefois de plus près ou discuter plus soigneusement les dires de ses prédécesseurs : il me suffit, pour le moment, qu’il ait écrit son livre et que ce livre soit intéressant. Mais, et dans le cas où peut-être il reviendrait sur son esquisse pour la corriger, la compléter, et ainsi nous donner le livre que nous voudrions, je me contenterai de lui signaler dès à présent deux graves défauts de celui qu’il nous offre : il n’est pas assez impartial, et la composition en manque d’ampleur.
Ce sont en général — à l’exception de Buffon et de Montesquieu — d’assez laids personnages que nos grands hommes du xviiie
siècle, un d’Alembert, un Grimm, un Diderot, et, par-dessus tous les autres, précisément les deux plus grands : Voltaire et Jean-Jacques, deux « puissants dieux »
, et deux vilains sires. Quand je pense à l’un, je préfère toujours l’autre. Voltaire était plus pervers, Jean-Jacques était plus ombrageux ; celui-là était plus irritable, celui-ci était plus
dangereux ; la scurrilité faisait le fond du caractère et même une part du génie du premier, le second n’était jamais mieux inspiré que par la défiance, l’envie ou la haine ; et on n’était pas impunément l’ennemi de Voltaire, mais cela valait presque mieux que d’être l’ami de Rousseau. C’est pourquoi, s’il faut les comparer, je ne puis pencher ni pour l’un ni pour l’autre, mais bien moins encore, avec M. Gaston Maugras, mettre toute la raison, toute la modération, toute la générosité du côté de Voltaire, et tous les torts du côté de Rousseau. M. Maugras oublie trop qu’en toute occasion, et sans aucune provocation, uniquement parce que le succès de leurs ouvrages en faisait pour lui des rivaux de gloire et de popularité, Voltaire s’est attaqué, l’un après l’autre, aux moindres comme aux plus grands de ses contemporains : Piron et Fréron, Crébillon et Maupertuis, Buffon et Montesquieu. « Il semble avoir formé le projet de vouloir enterrer de son vivant tous ses contemporains »
, disait Buffon ; « il en veut à tous les piédestaux »
, disait encore Diderot ; et j’ajouterais volontiers qu’aristocrate en tout, il n’y eut de vraiment démocratique en lui que sa jalousie de toutes les supériorités. Après le succès de la Nouvelle Héloïse et le scandale de l’Émile, Rousseau eût été vainement l’ami de Voltaire, et Voltaire — sous le pseudonyme de M. de la Roupillière ou du R. P. l’Escarbotier — ne l’en eût pas moins cruellement raillé.
M. Maugras est si partial pour Voltaire que non seulement il oublie tout cela, mais en revanche il estime que, dans les fameux Discours de Rousseau, comme dans sa Lettre sur les spectacles, Voltaire eut le droit de voir
une attaque directe et personnelle du citoyen de Genève. Car ces théâtres, dit-il, que Rousseau attaquait, Voltaire n’en était-il pas, depuis trente ans, le soutien, comme il était « la plus éclatante incarnation de cette civilisation, de ces arts, de ces sciences »
, où Rousseau, lui, ne prétendait voir que l’aliment toujours renouvelé de l’humaine corruption ? M. Maugras ne veut pas qu’il fût permis de penser sur le théâtre autrement que l’auteur de Zaïre. Et parce que Voltaire voulait établir à Genève un théâtre, aucun Genevois n’était en droit de le trouver mauvais. C’est comme encore quand M. Maugras insiste sur une lettre de Rousseau, bien connue, celle qui contient le défi de Jean-Jacques à Voltaire : « Je ne vous aime point, monsieur, vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être le plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste »
; et qu’il la trouve ce qu’elle est assurément, je veux dire impertinente, — la plus impertinente, selon le mot de Voltaire, que fanatique ait jamais griffonnée. Mais M. Maugras oublie trop que tout le temps que dura cette longue querelle, si Rousseau fut impertinent dans ses lettres et fanatique dans ses procédés, du moins, dans ses écrits publics, sut-il se garder de descendre aux basses injures que lui prodiguait Voltaire et que, jusqu’à son dernier jour, cet irritable patriarche ne cessa pas de vomir contre lui. Lorsque M. Maugras retouchera son livre, il pourra garder ses sympathies à Voltaire, et même les laisser ouvertement paraître ; il fera bien seulement de les mieux fonder, si je puis dire ; et de gagner sur lui, tout en préférant Voltaire, d’être plus équitable à Rousseau.
J’aurais aussi voulu que M. Maugras, sans rien
changer d’essentiel à la disposition de son livre, ne mit pas cependant hors de cause, comme il dit, le « talent »
et le « génie »
de Voltaire et de Rousseau, pour n’étudier en eux que leur seul caractère. À la vérité, d’une manière générale, je ne comprends pas bien comment on peut ainsi distinguer, séparer, dissocier enfin ce que la nature a voulu qui fût si étroitement uni : le talent on le génie et le caractère d’un grand écrivain. Mais, quand il est question d’un homme qui s’est peint si vivement lui-même, comme Voltaire, sans le vouloir ni le savoir, dans dix lignes de sa main, ou d’un homme encore qui, comme Rousseau, n’a passé la moitié de sa vie qu’à nous raconter l’autre, j’avoue que je ne comprends plus du tout. Là est le plus grave défaut du livre de M. Maugras. Parce qu’il n’a étudié que le « caractère » de Voltaire et de Rousseau, j’étais tenté en le lisant de répéter le mot que l’on prêtait à M. de Castries, justement dans le temps de la grande querelle de Rousseau avec Diderot. « Cela est incroyable, disait-il, on ne parle que de ces gens-là, gens sans état, qui n’ont point de maison, logés dans un grenier : on ne s’accoutume point à cela. »
Et, en effet, on ne voit pas, on ne verrait pas, si l’on ne connaissait Voltaire et Rousseau par ailleurs, quelles raisons nous avons de nous intéresser dans leur querelle, ni pourquoi M. Maugras lui-même y semble prendre un si grand intérêt. Qui sont ces gens ? que nous veulent-ils ?
Qu’ils s’accordent entre eux ou se gourment, qu’importe ?
et qu’avons-nous affaire de tant examiner, puisqu’il paraît qu’ils se sont querellés, lequel des deux a commencé ? M. Maugras le sait assurément ; il pouvait nous le dire ; il croit peut-être avoir eu des raisons de ne pas nous le dire ; mais le fait est qu’il ne l’a point dit. Et j’en suis fâché, parce que, s’il avait essayé de le dire, il aurait vu qu’il y allait d’autre chose en effet que de la rencontre ou du choc de deux vanités adverses.
Non sans doute qu’à mon tour, tout Voltaire et Rousseau qu’ils soient, je veuille les abstraire de leur humanité, pour en faire de purs esprits qui ne se seraient divisés que sur la façon d’entendre la liberté, le progrès et la justice. À Dieu ne plaise ! et ce serait donner dans un autre excès. Beaucoup de petites raisons ont eu part à leur querelle, de ces raisons vulgaires et même lamentables qui peuvent aussi bien diviser deux portiers. Par exemple, si Rousseau n’envie pas précisément la fortune de Voltaire, ses châteaux et ses rentes, il lui envie certainement l’éclat et la sécurité de sa situation sociale, et sinon son argent, tout au moins ce genre de considération que Voltaire doit à son argent. Et, de son coté, ce que Voltaire ne peut digérer, c’est qu’on lui compare, à lui, le gentilhomme ordinaire de la chambre, le commensal des rois, l’ami des maîtresses et des impératrices, ce petit Genevois, ce « garçon horloger », comme il l’appelle, sans le sou, sans état et sans monde. On sait de quel ton il reprochait à l’autre Rousseau, Jean-Baptiste, d’être le fils d’un cordonnier.
Habilement et malicieusement, M. Maugras a bien mis en lumière ces petites raisons. Ainsi, l’installation de Voltaire aux portes de Genève en est une pour Jean-Jacques. Cet intrigant lui a pris sa place. Dans cette ville, où le « citoyen » comptait de rentrer
en triomphateur, un maître en plaisanteries lui a ravi sans retour ses espérances de popularité. « Vous avez aliéné de moi mes concitoyens, écrit-il, vous me ferez mourir en terre étrangère, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. »
Voilà le trait et voilà la blessure. Réciproquement, l’influence que Rousseau continue d’exercer sur les prédicants de la Rome protestante est une autre raison pour Voltaire. On le trouble dans ses plaisirs, on l’empêche de recruter des acteurs pour son théâtre parmi la jeunesse de Genève : « Les prêtres de Genève ont une faction horrible contre la comédie ; je ferai tirer sur le premier prêtre socinien qui passera sur mon territoire. Jean-Jacques est un jean f… qui écrit tous les quinze jours à ces prêtres pour les échauffer contre les spectacles. »
Ses lettres à d’Argental, à d’Alembert, à Damilaville sont pleines de ces sortes de plaintes. Mais ce ne sont pas là les seules raisons, d’un côté ni de l’autre, ni surtout ce ne sont les plus vraies, comme le semble croire M. Maupas. Et, si la persuasion où est Rousseau qu’il ne doit qu’à Voltaire le brûlement de l’Émile à Genève, comme aussi l’indignation de Voltaire quand il apprend les manœuvres dont l’accuse Rousseau, sont déjà des raisons plus fortes, j’en veux — et il y en a — de plus fortes encore et de plus profondes.
Lorsque parurent, on peut dire coup sur coup, en moins de dix ans, de 1755 à 1764, le Discours sur l’inégalité, la Lettre à d’Alembert, la Nouvelle Héloïse, le Contrat social, l’Émile, la Lettre à Christophe de Beaumont, les Lettres de la montagne, il est impossible d’abord que Voltaire ne comprît pas que ce nouveau
venu lui dérobait une part de l’empire de l’opinion. Si d’ailleurs il eût pu s’y méprendre, les circonstances n’eussent pas tardé à lui ouvrir les yeux. Il faut, en effet, le rappeler ici : avant l’Émile et avant la Nouvelle Héloïse, il n’y avait plus d’exemple, depuis déjà bien longtemps, d’un succès aussi soudain, universel et contagieux que celui de Rousseau. D’autres œuvres, comme les siennes, avaient bien « pris par-dessus les nues »
, selon l’expression du temps, mais aucunes encore n’avaient porté si loin ni enfoncé si profondément : ni le Siècle de Louis XIV, ni l’Esprit des Lois, ni les Lettres philosophiques, ni les Lettres persanes. Même au théâtre, à peine connaissait-on cette fièvre d’enthousiasme et ce délire d’admiration. Il semblait que l’éloquence de ce déclamateur allât remuer au fond des cœurs une fibre que personne avant lui n’avait su toucher, en même temps que dans les foules elle éveillait des passions qui s’ignoraient encore. On ne l’a pas assez dit : la nature même de leur succès ne fut pas ce qu’il y eut de moins nouveau dans l’Émile et dans la Nouvelle Héloïse. En vain Voltaire, dans des Lettres qu’il fit endosser au marquis de Ximenès, essaya de tourner le roman en dérision, Saint-Preux et Julie d’Étange, Wolmar et milord Bomston. En vain, et pour ne pas se laisser dépasser, c’est Condorcet qui nous l’apprend, il opposa son Sermon des Cinquante à la Profession de foi du Vicaire savoyard. Rien n’y fit ; il en fut pour ses frais d’esprit et d’impiété. L’opinion lui échappait, et elle lui échappait au moment même qu’il croyait enfin s’en être rendu maître, que les encyclopédistes en corps affectaient de se mettre à sa suite, qu’il venait
de voir mourir Fontenelle et Montesquieu ; — et il avait passé soixante-cinq ans ! Sans les Calas et les Sirven, je me suis quelquefois demandé ce qu’il serait advenu de la royauté de Voltaire ; et je ne puis le croire si naïf, quand il vit le succès de Rousseau, que de ne s’être pas posé lui-même la question.
On a cherché un peu partout les causes de ce succès, et on a surtout fait valoir les littéraires : la nouveauté de la langue de Rousseau, le caractère de son éloquence, la sensibilité, la passion, la nature se faisant enfin jour au travers et sur les débris des anciennes conventions. Tous les genres étaient épuisés : tragédie, comédie, éloquence, histoire même languissaient dans l’imitation des modèles classiques ; le roman avec Prévost, le drame avec Diderot, naissaient à peine ; la poésie lyrique n’était pas encore née ; le siècle s’ennuyait, en dépit de l’Encyclopédie, des épigrammes de Piron, des petits vers de Bernis, des polissonneries du jeune Crébillon. Rousseau vint, et tout changea. Libre des préjugés qui pesaient sur la plupart des hommes de lettres, il osa être lui-même, et, comme il était Rousseau, ce fut une révolution. Or, cette révolution commençait par renverser tout ce que Voltaire, depuis tantôt un demi-siècle, avait cru, dit et enseigné ; mais, si par hasard elle réussissait, elle convainquait sa critique d’erreur et son effort même de stérilité. Conservateur en tout, comme on l’a si bien dit, sauf en religion, non seulement Voltaire avait docilement subi toutes les entraves de la tradition, mais il les avait glorifiées, et, en un certain sens, il n’avait composé son Siècle de Louis XIV que pour en élever le respect à la hauteur d’un dogme.
Selon lui, les seuls genres que l’on dût cultiver étaient ceux où s’était exercé le xviie
siècle, et, puisque ni Corneille, ni Molière n’avaient fait de romans, mais seulement les Courtilz de Sandras et les comtesse d’Aulnoy, le roman n’était bon que pour amuser les enfants et les femmes. « Si quelques romans paraissent encore, les vrais gens de lettres les méprisent. »
Il estimait que de certains sujets étaient indignes d’être traités par l’art, et Racine ni lui n’ayant jamais mis à la scène les amours d’un précepteur avec son écolière, la Nouvelle Héloïse, pour cette seule raison, ne pouvait être qu’une rapsodie. Et, croyant enfin qu’il y avait des règles, ou plutôt des formules fixes de l’art d’écrire, invariables et rigides, il ◀jugeait▶ que quiconque n’écrivait pas selon la rigueur de ces règles écrivait mal, d’un style moins français que suisse, ou plutôt encore iroquois. « Le style élégant est si nécessaire, que sans lui la beauté des sentiments est perdue. »
Qui ne conviendra qu’avec de telles idées, Voltaire ne pouvait pas plus approuver la forme que le fond de celles de Rousseau, ni ses romans ni ses Discours, encore moins s’y plaire ; et que, si ces deux hommes se fussent accordés sur tout le reste, leur seule façon d’entendre l’art de l’écrivain eût suffi pour les diviser ? Le vieux Corneille, au siècle précédent, n’avait pas été plus étonné ni plus scandalisé quand il vit réussir les tragédies de Racine, que Voltaire en voyant le succès des écrits du citoyen de Genève. Il parut vraiment à l’auteur de Zaïre et du Siècle de Louis XIV qu’un barbare entrait en conquérant dans le domaine qu’il avait mis cinquante ans à se faire, lui disputait les terres dont Fréron et Desfontaines même lui avaient jadis reconnu l’empire, dévastait l’héritage qu’il croyait avoir directement reçu des hommes du grand siècle. Et on doit le dire à son honneur, si le succès de Rousseau l’avait peut-être d’abord piqué dans sa vanité d’auteur à la mode, ce qu’il défendit, ce qu’il voulut, ce qu’il s’imagina défendre contre l’auteur de l’Émile et de l’Héloïse, ce fut la cause des lettres et du goût, des sciences et des arts, la cause des « honnêtes gens » et de la « bonne compagnie » ; — la cause du progrès même et de la civilisation.
C’est à dessein que j’essaye d’élargir ici l’expression, parce qu’il s’agissait d’autre chose, en effet, entre Voltaire et Rousseau, que de belles-lettres ou de bon goût. Le siècle, en 1760, n’avait pas encore pris sa pente, et la question était de savoir qui des deux la déterminerait : du citoyen de Genève ou du seigneur de Tournay. Comment se peut-il que ni M. Maugras ni tant d’autres avant lui n’aient fait une simple remarque ? pour être souvent inutiles, la statistique et la chronologie ne le sont pas toujours. Dans l’édition Beuchot, les Mélanges de Voltaire, qui comprennent toutes ses feuilles volantes, ne remplissent pas moins de quatorze volumes, dont il n’y a pas quatre seulement qui soient formés de pièces antérieures à 1760. En y ajoutant les sept volumes du Dictionnaire philosophique, dont la première édition ne parut qu’en 1764, cela fait dix-sept volumes ou un peu plus, qui renferment l’œuvre polémique du patriarche à peu près tout entière. Voltaire n’a pas été d’abord un « philosophe », mais très longtemps un bel esprit, et rien qu’un bel esprit. Pour Montesquieu, par exemple, qui
mourut en 1755, il n’était encore que cela. C’est dans les vingt dernières années de sa longue existence qu’il devint l’homme de son siècle, l’apôtre de la tolérance et le clairon de l’incrédulité. Et si l’on se rappelle à ce propos l’avertissement que Condorcet a mis au Sermon des Cinquante, pour nous apprendre que Voltaire, « un peu jaloux du courage de Rousseau »
, ne composa cet opuscule qu’en réponse à la Profession de foi du Vicaire savoyard, on conclura de tous ces rapprochements que Rousseau, sans le savoir, a été l’instrument, ou, si l’on veut, l’ouvrier de la dernière transformation de Voltaire. Il se piqua, dit Condorcet, de surpasser Rousseau en hardiesse comme il le surpassait en génie. À mesure que Rousseau développait ses principes, Voltaire leur opposait les siens ; — si différents et si contradictoires, qu’en vérité pour réconcilier ces deux doctrines et ces deux hommes, comme on a quelquefois essayé de le faire, dans une commune apothéose, il ne fallait pas moins que notre ridicule ignorance de leurs doctrines et d’eux, de leurs œuvres et de leur vie, du xviiie
siècle et de nous-mêmes. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui libéralisme, étendue, largeur d’esprit, et je l’appelle indifférence, à moins que ce ne soit niaiserie. Quand on aura marié le Grand Turc avec la république de Venise, on réconciliera Voltaire avec Rousseau.
En effet, il n’y eut jamais d’opposition plus nette ou de contradiction plus formelle. Ôtez les prêtres et laissez dire ; avec cela, pour « la canaille »
, dont la pente autrement serait trop forte vers l’improbité, un Dieu « rémunérateur et vengeur »
; c’est toute la philosophie sociale de Voltaire, et son idéal ne s’est jamais
élevé plus haut. Nature indifférente ou plutôt étrangère à la notion du bien et du mal moral, toute l’honnêteté ne consiste pour lui que dans l’observation des usages sociaux, comme la vertu même que dans l’obéissance à quelques « préjugés » universels et nécessaires. Ou encore, et si l’on veut faire la part la plus large qui soit possible à ce qu’il y a de juste et de bienfaisant dans sa conception, l’invention sociale est si belle à ses yeux qu’il ne saurait y avoir d’autre obligation ni d’autre loi pour l’homme que de travailler à la maintenir et à la perfectionner. Tout est louable qui tend à ce but, rien n’est dangereux que ce qui en détourne. Et, comme l’ont soutenu de certains philosophes, — Helvétius entre autres, — s’il est vrai que la prospérité publique résulte quelquefois du concours des vices des particuliers, il faut changer le nom des vices et les appeler de celui de vertus.
Rousseau se contente moins aisément. Incertaine et chancelante, sa morale est de son temps, mais il a une morale, et c’est une morale, je veux dire une règle, fondée sur quelque idée d’une justice antérieure, extérieure, et supérieure à l’invention sociale. Même lorsqu’il corrompt les principes et qu’avec sa fâcheuse habileté de sophiste, au lieu de soumettre ses passions à la règle, il essaye de plier la règle à ses passions, Rousseau ne cesse pas pour cela d’être moral, puisque c’est toujours l’accord de sa conduite avec ses principes qu’il s’efforce de réaliser. Et, avant d’admirer l’invention sociale dans les raffinements de la civilisation et du luxe, il lui demande ce qu’elle a fait, ce qu’elle fait tous les jours pour établir parmi les hommes le règne de la justice et du droit. C’est ici le vrai signe d’une nature éminemment morale. !
Que d’ailleurs il se soit trompé dans la recherche de cette règle même, qu’en la fondant sur le sentiment il l’ait livrée au hasard du caprice individuel, qu’en essayant de ramener l’homme à la nature comme à la source de toute justice, il ait commis une dangereuse erreur, et qu’en attaquant sans mesure la civilisation de son temps il ait à son tour méconnu la grandeur de l’œuvre accomplie, tout cela peut être vrai, tout cela même est vrai, mais rien de tout cela ne nous importe ici, où la question n’est pas de savoir ce que vaut, mais seulement quel fut l’idéal de Rousseau. Je demande s’il en est un qui diffère davantage de celui de Voltaire. Autant celui de Voltaire est étroitement lié au maintien de la civilisation, autant celui de Rousseau est lié au bouleversement de cette civilisation même. Selon Voltaire, l’homme se perfectionne à mesure qu’il s’éloigne de l’état de nature, et, au contraire, d’après Rousseau, c’est à mesure qu’il s’en rapprocherait. Les mêmes « époques » qui marquent pour l’un dans l’histoire un progrès de l’humanité sont pour l’autre autant d’« époques » d’aggravation de l’injustice et de l’inégalité. Étonnons-nous là-dessus que Voltaire et Rousseau ne se soient pas entendus, et d’autant moins qu’ils étaient capables de se mieux comprendre.
Ces observations peuvent servir, puisque M. Maugras y revient, à terminer une question trop souvent agitée. Si nous en voulions croire ce faux bonhomme de Marmontel, quand l’académie de Dijon, en 1749, eut proposé le sujet que l’on sait : Si les arts et les
sciences ont contribué à épurer les mœurs, Rousseau l’allait traiter et développer par l’affirmative, sans Diderot qui lui fit observer que « c’était le pont aux ânes »
, et que tous les talents médiocres en prendraient le chemin. Rousseau, dans ses Confessions, a raconté autrement l’histoire, et s’est fait honneur à lui-même de son choix. Cependant M. Maugras, sans en apporter d’ailleurs aucune raison, décide en quatre mots « que la version que Marmontel tenait de Diderot lui-même paraît plus conforme à la vérité »
. Lui dirai-je, à ce propos, que la version de Diderot n’est pas dans les Mémoires de Marmontel, mais bien dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, de Denis Diderot lui-même ? qu’elle diffère beaucoup de celle que l’on nous donne ici ? et que, pour n’être pas de tous points identique à celle de Rousseau, cependant elle se concilie plus aisément avec le récit des Confessions qu’avec la version des Mémoires de Marmontel ? Mais je lui dirai plutôt que Jean-Jacques, étant ce qu’il était, n’eût pas songé seulement à traiter la question, s’il n’avait dû la traiter comme il fit, et que, si je j’ai commencé de montrer, on va le voir tout à l’heure bien plus clairement encore. Je crains que M. Maugras n’ait pas toujours très bien compris Rousseau.
C’est comme encore quand il se demande pourquoi « l’homme qui passait sa vie à se plaindre de son sort, à tout blâmer et à tout critiquer »
, s’avisa de prendre en main contre Voltaire la cause de la Providence, passablement malmenée, en effet, dans le Poème sur le désastre de Lisbonne. La réponse est pourtant assez simple, et « l’homme » l’a donnée
lui-même. C’est que Rousseau ne critique et ne blâme que ce que la civilisation a introduit de maux ou de causes de maux dans l’œuvre de la Providence ; et c’est qu’il a besoin de l’existence de la Providence comme d’une garantie pour l’espoir qu’il entretient, de voir un jour disparaître ces maux avec leurs causes. Son raisonnement est celui des théologiens, quand ils disent que le péché ne consiste pas à user de choses mauvaises par leur nature, puisque Dieu n’en a point fait de telles, mais à mal user des bonnes. Pareillement, selon Rousseau, nous ne manquons pas de raisons de nous plaindre, et, si nous en manquions, il se chargerait de nous en fournir ; mais c’est de nous que nous viennent tant de maux, non pas de la nature, encore moins de la Providence, de nous et du vice intérieur de l’organisation sociale. Changez seulement les conditions du pacte, rendez l’homme à lui-même, rétablissez la nature dans la pureté de son institution primitive, et tout ira bien, puisque tout était bien en sortant des mains de l’auteur des choses, et n’a dégénéré qu’entre celles de l’homme. M. Maugras n’a pas vu que, s’il ôtait du système de Rousseau le dogme de la Providence, il en ôtait la clef de voûte, et que de ce fragile, peut-être, mais grandiose édifice, il ne laissait plus subsister pierre sur pierre.
À toutes ces raisons, littéraires ou morales, d’opposition et de division entre l’auteur d’Émile et celui de Candide, c’est ici le moment d’en ajouter une dernière : Voltaire est un aristocrate, s’il en fut ; mais, avec Rousseau, c’est le plébéien qui entre pour la première fois dans l’histoire de la littérature. Il n’importe que le citoyen de Genève, comme on l’a dit, fût né de famille bourgeoise : les aventures de sa triste jeunesse l’avaient assez tôt déclassé. Le fait est que Rousseau a connu la misère, puisqu’il note lui-même dans ses Confessions le jour où il a cessé de sentir la faim, et puisque, d’ailleurs, on a pu prétendre que la détresse de ses dernières années le conduisit au suicide. Et je ne le dis pas pour l’excuser, mais enfin c’est ce qu’on ne peut oublier quand on ne croit voir d’abord qu’une figure de rhétorique dans le passage de cette même Lettre sur la Providence, où il compare à sa pauvreté la fastueuse abondance de Voltaire. Et de même que la misère il a connu les misérables. Voltaire n’a jamais su ce qui se passe dans l’âme d’un paysan, d’un homme du peuple, d’un laquais, d’une fille d’auberge, ce qu’ils ruminent silencieusement de colères et de haines, ce qui gronde sourdement en eux contre un ordre social dont leurs épaules sentiraient bien encore, à défaut de leur intelligence, qu’ils portent eux seuls tout le poids. Rousseau l’a su, et il l’a su par expérience, et il ne l’a pas dit, — il l’aurait plutôt caché, s’il l’avait pu, — mais toutes ces rancunes ont passé, pour le grossir et le gonfler, dans le torrent de son éloquence ; et Voltaire non plus ne l’a pas dit, mais il l’a bien senti, et qu’il y avait autre chose là-dessous qu’une déclamation d’auteur, et que c’était une déclaration de guerre.
C’est le vrai secret de son acharnement, comme c’est le mot aussi de la puissance de Rousseau. Jusqu’à Rousseau, dans l’ancienne société, d’aussi bas que l’on fût parti, on se classait en devenant homme de lettres ; on passait de sa condition dans une autre ; bien loin de s’en vanter, on essayait plutôt d’effacer jusqu’aux traces de son origine ; avec une condition nouvelle, on prenait des sentiments nouveaux. Celui-ci fut le premier qui resta peuple en se faisant auteur, et qui fonda sa popularité sur le mépris insolemment avoué de tout ce qu’il n’était pas lui-même. Car son orgueil même, à la nature duquel on s’est si souvent mépris, n’est pas l’orgueil de l’homme de lettres ou du bel esprit, c’est encore l’orgueil du plébéien, l’orgueil de l’homme qui s’est fait ce qu’il est devenu, lui tout seul, et qui veut bien se souvenir de ses commencements, mais qui ne veut pas souffrir que les autres les lui rappellent. A-t-on fait assez ressortir ce caractère de Rousseau ? Ne l’a-t-on pas trop exclusivement étudié, comme nous faisons les hommes de lettres, en nous étendant longuement sur leur origine, sur leur famille, sur leur éducation, — pour d’ailleurs n’en pas tenir compte ? Ce sont autant de questions que je ne veux pas examiner aujourd’hui, et il me suffit que l’on ait vu ce que je voulais surtout montrer, que si les grands seigneurs et les belles dames, le prince de Conti ou la maréchale de Luxembourg, n’ont pas reconnu ce que ce plébéien leur apportait dans ses livres, Voltaire, plus aristocrate, et aussi plus intelligent, l’a nettement discerné. Une nouvelle espèce d’hommes apparaissait en scène, et son premier acte de puissance allait être de renverser, dès qu’elle le pourrait, tout ce que Voltaire avait aimé.
Est-ce à dire, comme Rousseau l’a cru, que Voltaire l’ait persécuté, qu’il ait manœuvré contre lui, qu’il l’ait dénoncé aux rigueurs du gouvernement de Genève ? On pourra lire à ce sujet quelques-uns des meilleurs chapitres du livre de M. Maugras. Mais que les
Genevois me pardonnent si, comme il le faudrait pour bien éclaircir la question, je me dispense d’entrer dans le récit de leurs querelles intestines au xviiie
siècle ! Je consens donc que Voltaire, en toute cette affaire, n’ait poursuivi Rousseau que de ses sarcasmes et de ses calomnies ; et ma grande raison, ce sera qu’il n’était pas en situation de lui nuire autrement qu’en paroles. Car, pour ses protestations d’innocence, je les connais ; et M. Maugras, en général, me semble y croire bien aisément. Jamais personne au monde n’a menti comme Voltaire. Quand il publiait contre Rousseau cette Lettre au docteur Pansophe, que Beuchot n’a pas cru devoir insérer dans son édition des Œuvres de Voltaire, mais qui n’en est pas moins du patriarche, non content de la désavouer, Voltaire ne l’attribuait-il pas lui-même à l’abbé Coyer, d’abord, et ensuite à Bordes (de Lyon), tous deux vivants, et tous deux exposés de la sorte aux représailles des Confessions ? C’étaient là de ses moindres coups. Au plaisir d’injurier les gens il ajoutait celui d’égarer leurs soupçons, — « avec sa candeur ordinaire »
. Mais enfin, et quoi qu’il en soit, puisque ni lui ni Rousseau n’ont été ni brûlés ni pendus, admettons que Rousseau se trompe quand « il se pose en victime des intrigues de Voltaire »
, et donnons acte à M. Maugras d’avoir démontré « l’innocence du patriarche »
.
Il n’en résulte pas toutefois que Rousseau n’ait été « victime » d’aucune persécution, et qu’il ne faille voir avec M. Maugras dans le récit des Confessions que les rêveries d’un malade. Moi non plus, je ne fais pas grand état de la véracité des Confessions de Rousseau ; je crois qu’il a souvent menti, je me ferais fort, au besoin, de le convaincre de mensonge ou d’erreur en plus d’un point que ses fanatiques eux-mêmes ont accepté pour certain. Mais je voudrais que l’on fût juste. On ne veut pas recevoir le témoignage de Rousseau dans sa propre cause, et, comme on disait, quand il fait pour lui ; pourquoi le reçoit-on quand il fait contre lui ?
Que saurions-nous aujourd’hui de la jeunesse de Rousseau, de quelques-unes des plus tristes aventures de sa vie, si lui-même, dans ses Confessions, n’avait cru devoir nous les apprendre ? Cependant, toutes ces aventures font partie de son histoire, et bien loin de les contester, il ne vient à personne la pensée de les discuter. Mais, en ce cas, que signifie l’étrange acharnement que l’on met à le prendre en défaut sur Voltaire, sur Diderot, sur Grimm, sur Mme d’Épinay ? Est-ce que d’ailleurs les Mémoires de Mme d’Épinay, par exemple, est-ce que les déclamations de Diderot dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron, est-ce que tant d’autres écrits n’ont pas été composés justement pour répondre aux Confessions ; et qu’ont-ils, a priori, de plus digne de foi que les Confessions elles-mêmes ? On en croit les Confessions, et on serait fâché de ne pas les en croire, quand elles contiennent l’aveu des fautes ou du crime de Rousseau, on ne les en croit pas quand elles contiennent son excuse ou sa justification ; et elles sont le cri du pécheur contre lui-même quand il s’agit de lui jeter la pierre, mais elles sont l’œuvre de son délire ou le monument de sa folie quand il y ose attaquer un Grimm ou un Diderot. Mais nous, sont-ce des dieux pour nous, qu’il n’y faille toucher ? C’est bien assez qu’ils en soient pour leurs éditeurs ; et je les mets tous au même rang ; et s’il faut décidément opter, je préfère encore Rousseau.
Quant à l’article de la persécution, il n’est question que de s’entendre, et, pour s’entendre, que de distinguer. Assurément, pas plus que Voltaire, ni Diderot, ni d’Alembert ni Grimm et encore bien moins M. de Malesherbes ou Mme de Luxembourg n’ont « conspiré » contre Rousseau. Dans l’affaire de l’Émile, notamment, Mme de Luxembourg et M. de Malesherbes se sont montrés bons, obligeants et dévoués pour Rousseau, qui ne les a payés, je l’avoue, que de beaucoup d’ingratitude. Mais, pour les encyclopédistes, il est impossible de nier leur constante hostilité contre lui. Les raisons en sont bien connues. Ils n’osaient pas signer leurs ouvrages, et cet homme écrivait au frontispice des siens « que tout honnête homme doit avouer les livres qu’il publie »
. Ils formaient une coterie, et cet homme, faisant bande à part, leur disputait, lui tout seul, cette attention publique qu’ils prétendaient accaparer. Si vous voulez vous convaincre de la réalité du grief et de son importance, lisez, dans les Mémoires de Marmontel, une page plus que malveillante sur… Buffon, qui non plus que Rousseau ne fréquentait chez le baron d’Holbach ou chez Mme Geoffrin. Enfin, dans leurs Mandements contre les philosophes, des évêques eux-mêmes distinguaient et séparaient Rousseau du reste de la troupe. « Le fameux Jean-Jacques Rousseau, disait l’un d’eux, mérite une exception particulière parmi les modernes ennemis du christianisme. Il connaît mieux que personne les prétendus philosophes de nos jours, et c’est sans doute parce qu’il les a trop connus, qu’il ne veut avoir de commun avec eux ni le nom
qu’ils affectent, ni les principes qu’ils débitent. »
Pouvaient-ils tolérer ce langage ?
Aussi répondaient-ils, non pas ouvertement, — ce n’était pas leur manière, — mais obliquement, par de petites insinuations perfides, en attaquant les écrits, la personne, le caractère de Rousseau ; en le peignant comme un « monstre d’orgueil »
à ceux qui ne le connaissaient pas ; en détachant de lui ceux qui le connaissaient mal ; en le ridiculisant aux yeux de ceux qui le connaissaient mieux. Et comme ils étaient nombreux, comme ils remplissaient les salons de Paris, comme en l’absence de Rousseau lui-même, de Buffon, de Voltaire, ils avaient des façons de grands hommes et une assurance d’oracles, comme ils étaient enfin les vrais dispensateurs de l’estime et de la réputation littéraire, ils créaient ainsi, parmi les gens de lettres et les femmes, un préjugé défavorable et bientôt injurieux à Rousseau. Les encyclopédistes ont « persécuté » Rousseau, comme ils ont fait de tant d’autres, avec les mêmes procédés, de la même manière, dans la même mesure qu’ils ont « persécuté » Fréron, par exemple, et généralement tous ceux qui n’étaient pas de leur chapelle.
Que l’on ajoute à cela maintenant la condamnation de l’Émile, Rousseau décrété de prise de corps par le parlement de Paris, le sol de Genève interdit à l’auteur de la Profession de foi du Vicaire savoyard, les magistrats de Berne lui donnant vingt-quatre heures pour évacuer leur territoire, les pasteurs de Neuchâtel ameutant contre lui la population de Motiers-Travers, et l’on comprendra que si ce n’est pas de la persécution, c’en est du moins quelque image, une image même assez
ressemblante ; et qu’un homme tel qu’était Rousseau put sans doute aisément s’y tromper. Mais lorsque plus tard la police lui faisait défense, pour complaire à Mme d’Épinay, de lire ses Confessions dans les salons de Paris, c’est-à-dire, selon lui, d’y présenter son apologie contre ses calomniateurs, ou quand encore Voltaire s’indignait, à grands cris, que l’on tolérât la présence à Paris de ce « garçon horloger »
, — sur qui pesait toujours son décret de prise de corps, — que veut-on que Rousseau pensât de Voltaire et de Mme d’Épinay ?
Après cela, je ne nie point qu’il ait singulièrement exagéré, grossi, défiguré les choses. Dans la solitude, pour laquelle, quoi qu’il en dise, il est fait moins que personne, quelque soupçon injuste ou bizarre qui vienne s’offrir à son esprit échauffé, quelque fantôme qui se présente, Rousseau commence par y croire, l’accueille, se livre à lui, ne fait rien pour le dissiper, cherche plutôt à lui donner le corps et la réalité qui lui manquent. Son ingéniosité en ce genre est terrible contre lui-même. Et avec cet orgueil du sens propre qui le caractérise, il aime mieux douter de ses amis et de ses protecteurs que de l’infaillibilité de son imagination. C’est ce que déjà M. Eugène Ritter, dans ses Nouvelles recherches sur les Confessions et la Correspondance de Rousseau, avait si bien fait voir, et c’est ce que M. Maugras, dans son livre, s’est appliqué à mieux montrer encore. Heureux, du moins, qu’à ce propos il ne revienne pas une fois de plus à Mme d’Épinay, dont Rousseau, sans doute, a dit beaucoup de mal dans ses Confessions, mais qui s’est bien vengée, en se mêlant comme elle a fait dans l’histoire de Rousseau !
On trouvera un bon exemple de cette fâcheuse promptitude au soupçon, caractéristique de Rousseau, dans ce que M. Maugras nous raconte longuement de l’Émile. Pourquoi Rousseau, tout d’un coup, et tandis que l’on imprime lentement son livre, s’avise-t-il que les jésuites se sont « emparés de son ouvrage »
, qu’ils en veulent retarder la publication, et que, spéculant sur sa mort prochaine, ils se proposent « d’altérer »
son texte et ses sentiments ? Comme si les jésuites, en ce temps-là, n’avaient pas de bien autres affaires que de persécuter Rousseau ! Mais il s’en avise parce qu’il s’en avise, et il le croit sur ce qu’il le croit, à moins que ce ne soit, comme le dit M. Maugras, la folie qui commence à envahir son cerveau. Même observation sur sa grande querelle avec David Hume. M. Maugras en donne un curieux et instructif récit, auquel je puis me contenter d’ajouter quelques mots. Trois ans après la brouille, Rousseau découvre brusquement une perfidie de Hume qu’il n’avait pas jusqu’alors devinée. « On a fait disparaître les portraits de moi qui me ressemblent, dit-il, pour en répandre un qui me donne un air farouche et une mine de Cyclope »
; et voici l’abomination de la désolation : « À ce gracieux portrait, on a mis en pendant celui de David Hume, qui réellement a la tête d’un Cyclope, et à qui l’on donne un air charmant. »
Certes, il se doutait bien, lorsque Hume le faisait peindre à Londres, que ce n’était pas « par amitié pour lui »
; mais toutefois, il n’aurait pu dire quel était l’objet de ce Cyclope ; il le sait maintenant : du caractère odieux de sa figure on voulait faire ◀juger le caractère de son âme, et on y a réussi.
Encore une fois, c’est la folie, M. Maugras a raison de le dire ; mais, au lieu d’en chercher une cause purement physiologique dans la maladie de Rousseau, n’eût-il pas plutôt trouvé la véritable dans ces remords dont les Confessions peuvent passer pour un témoignage authentique ; dans ces malheurs, assurément vulgaires, mais dont il n’a oublié que de mesurer l’effet sur une organisation aussi particulière que celle de Rousseau ; et enfin jusque dans ces persécutions qu’il niait tout à l’heure ? Cela peut bien sembler un paradoxe ; mais, en fait, malgré ses Confessions, et en dépit de ses airs agressifs, Rousseau n’a manqué de rien tant que de cette capacité de résistance et de cette force de réaction qui font précisément sur lui, dans l’histoire de leur longue querelle et dans l’histoire du xviiie siècle, la supériorité de Voltaire. Rien ne concourt, et les persécutions elles-mêmes, qu’à irriter, exciter et exalter Voltaire, et rien ne sert, au contraire, même ses courtes exaltations, qu’à étourdir, abattre et déprimer Rousseau.
Je ne m’étonne pas que l’on ait si difficilement voulu croire à la folie de Rousseau, et qu’en se servant du mot, si peu de critiques ou d’historiens aient accepté la chose. Lorsque Voltaire traitait Rousseau de « fou »
et de « vilain fou »
, c’était pour l’injurier plutôt que pour le plaindre ; mais nous, qui de plus que lui connaissons les Confessions et les Rêveries d’un promeneur solitaire, si c’est là l’œuvre de la folie, nous nous demandons quelle est celle de la raison, du talent, ou du génie même ? Qui sera maître de sa pensée, si celui-ci ne l’était pas quand il écrivait tant de pages immortelles ? Ces raisonnements sont du
temps où l’on croyait encore que la folie, pour mériter son nom, devait avoir envahi l’entendement tout entier. Aujourd’hui, que nous savons qu’il en est autrement, que l’invasion de la folie n’est jamais si brusque et rarement si complète, qu’il est même commun qu’un fou ne déraisonne que sur l’objet de son délire, nous pouvons admettre dans l’esprit de Rousseau la coexistence du génie et de la folie, comme nous l’admettons dans l’esprit de Swift ou dans celui du Tasse. La maladie constitutionnelle dont il avait longtemps souffert, et avec les crises de laquelle avaient coïncidé la plupart de ses accès de défiance et de misanthropie, en paraissant s’apaiser ou guérir avec les années, n’avait pas disparu ; elle s’était seulement transformée.
« Plus de quatre années avant sa mort, dit son ami Corancez, j’ai eu de fréquentes occasions de l’observer. L’accès s’annonçait par un dérangement du regard et par un mouvement très accentué dans un de ses bras… Lorsque j’entrais chez lui et que j’apercevais ces signes, j’étais assuré d’avance d’entendre sortir de sa bouche tout ce qu’il est possible d’imaginer de plus extravagant… Ces extravagances étaient toujours relatives aux ennemis dont il se croyait entouré, et aux pièges combinés et compliqués dans lesquels il se croyait enchaîné. »
Si d’ailleurs le témoignage de Corancez paraissait peut-être suspect, — parce que Corancez a besoin de la folie de Rousseau pour prouver son suicide, — il suffirait d’ouvrir un Traité des maladies mentales. On y verrait d’abord que, de tous les symptômes ordinaires de la lypémanie, c’est à peine s’il en manque un ou deux dans le cas de Rousseau,
et on y apprendrait ensuite que, « dans un grand nombre de cas, la lypémanie passe à l’état chronique et devient un délire habituel dont le malade n’est pas autrement tourmenté »
. Longtemps niée, sur la fausse ou incomplète idée que l’on se faisait de l’aliénation mentale, et niée malgré l’évidence, — car si ce n’est pas dans les Confessions ou dans les Rêveries, elle éclate aux yeux dans ces Dialogues bizarres qu’il a intitulés : Rousseau juge de Jean-Jacques, — la folie de Rousseau ne saurait être aujourd’hui douteuse. Il était fou il devint fou, non pas au sens vague et général du mot, mais au sens propre, au sens pathologique ; et ses chefs-d’œuvre n’y font rien, si même sa folie n’explique la nature, le caractère, et l’influence de quelques-uns d’entre eux.
Car il n’y aurait pas lieu, comme on pense bien, de tant insister sur la folie de Rousseau, si l’on n’en devait tirer des conséquences, et pour l’histoire de son œuvre ou de son influence encore plus que pour celle de sa vie. La folie de Rousseau n’a certes pas été la condition, et encore moins la matière, l’étoffe de son génie ; mais, du seul fait de sa folie, il s’est insinué jusque dans les chefs-d’œuvre eux-mêmes de Rousseau je ne sais quoi de malsain, un principe d’erreur et de corruption ; et comme c’en était le plus facile à saisir, c’est aussi ce que l’on a le plus fidèlement, le plus fréquemment imité de Rousseau. Les preuves en abonderaient, et j’aimerais à les développer. Tel est ce droit souverain de la passion qu’il n’a peut-être pas proclamé le premier, mais qu’il a fait bien pis, en essayant de le justifier ; et qui, dans la vérité de la vie de ce monde, comme on peut le voir tous les jours, mène ceux qui le suivent au crime, à la folie ou à la mort, et ne les a jamais menés, ne les mènera jamais que là. Il n’y a de « belles » passions que comme il y a de « belles » maladies ou de « beaux » crimes ; et toute passion, de sa nature, est mauvaise, n’étant effectivement qu’ouvrière de trouble et conseillère d’iniquité.
Telle est encore cette dilatation du moi dont il est le premier exemple, mais non pas le plus illustre ni le plus scandaleux, dilatation monstrueuse, anormale, toujours essentiellement morbide, et dont la moindre conséquence, en détruisant le sentiment de l’humaine solidarité, ne va pas à moins qu’à la destruction du principe même des sociétés. Toute société repose parmi les hommes sur le sacrifice d’une part d’eux-mêmes, et sur l’abdication des volontés particulières au profit d’une œuvre commune.
Et tel serait peut-être encore ce sentiment de la nature dont on fait honneur à Rousseau comme de sa grande découverte. Car s’il faut aimer la nature, ce ne doit pas être jusqu’à nous y confondre, ni surtout jusqu’à nous conformer aux leçons d’indifférence et d’immortalité qu’elle nous donne. Que serait-ce enfin si de là je passais aux conceptions politiques ou sociales du citoyen de Genève ? Depuis cent ans et plus, nous n’avons pas fait attention qu’en suivant l’impulsion de Rousseau, nous avions pris un malade pour guide. Et, en restreignant l’observation à la seule histoire de la littérature, s’il y a tant de folie mêlée à la grandeur du romantisme, c’est la « faute à Rousseau », comme on disait jadis, et avec vérité, mais c’est la faute surtout de sa folie. Oui, la folie même de Rousseau, plus que tout le reste peut-être, a contribué à son succès en son temps, à son influence dans le nôtre ; et ses fanatiques peuvent bien préférer cette folie, s’ils le veulent, à la sagesse de ce monde, mais au moins faut-il savoir que c’est de la folie.
En analysant le livre de M. Maugras j’ai tâché de le compléter, ou, plus modestement, d’indiquer sur quels points il gagnerait à être complété. La critique biographique, — je le répète en terminant parce qu’il s’agit en effet de sa perpétuelle illusion, — la critique biographique n’existe pas par elle-même, puisqu’enfin et quoi que l’on en dise, elle ne s’occuperait seulement pas de Voltaire et de Rousseau, s’ils n’étaient les auteurs de leurs œuvres. Les hommes tiennent trop de place dans le livre de M. Maugras, les œuvres n’y en ont pas assez ; et les faits y abondent, mais les idées y sont plus rares. Voilà ce que c’est que d’avoir jadis trop fréquenté chez Mme d’Épinay. Cette aimable femme était un peu « caillette »
, comme disait Voltaire, et elle avait les plus beaux yeux noirs, mais peu de plomb dans la tête. M. Maugras, qui a hérité d’elle sa haine contre Rousseau, ne lui devrait-il pas aussi le goût des petites histoires ? Que d’ailleurs il ne m’en veuille pas de le dire, puisque, comme il le sait, son livre, dans le temps où nous sommes, n’en pourra que mieux réussir. Qui ne donnerait aujourd’hui l’Essai sur les mœurs pour quelques fragments des lettres de Voltaire à Mme du
Châtelet ? ou le Contrat social avec la Nouvelle Héloïse pour celles de Jean-Jacques à Mme d’Houdetot ? Et moi-même je dois avouer que, si M. Maugras les retrouvait jamais, je m’empresserais de les lire.
Classiques et romantiques28
I
Qu’est-ce qu’un classique et qu’est-ce qu’un romantique ? Telle est la double question que soulève d’abord ce titre, assurément bien imaginé pour piquer la curiosité : Le Romantisme des classiques. Et la réponse tiendrait en quatre mots, si nous en voulions croire M. Émile Deschanel, quatre mots, pas davantage, dont ce livre est l’agréable, habile et brillant développement, — trop brillant, trop habile, trop agréable même quelquefois. Un romantique serait tout simplement un classique en route pour parvenir ; et, réciproquement, un classique ne serait rien de plus qu’un romantique arrivé.
« Ceux que nous admirons le plus aujourd’hui, nous dit M. Deschanel, et qui sont en possession d’une gloire désormais incontestée, furent d’abord, chacun en son genre, des révolutionnaires littéraires. Et ceux qui n’ont pas fait révolution en leur temps n’ont pas survécu, parce qu’ils n’avaient ni assez de relief ni assez de ressort ; ou bien ils ne survivent qu’au second rang ou au troisième, dans la mesure même et dans la proportion du plus ou moins d’originalité de leur talent. »
Faut-il des noms à l’appui de la définition ? Si l’auteur du Cid et de Polyeucte, par exemple, est un classique aujourd’hui pour nous, c’est qu’il commença par être un romantique pour ses contemporains. Le déchaînement des auteurs ne fut-il pas, en effet, dans cette mémorable année 1636, presque universel contre le Cid ? Et, quelques années plus tard, les admirateurs mêmes que comptait le poète parmi les beaux esprits de l’hôtel de Rambouillet ne furent-ils pas, comme on disait alors, de glace pour Polyeucte ? Mais, inversement, si l’auteur de Zaïre et d’Alzire (que l’on me permettra de distinguer de l’auteur de Zadig et de Candide) n’est plus un classique pour nous, c’est justement que jamais homme ne fut moins romantique pour ses contemporains, je veux dire plus attentif à les ménager dans leurs superstitions littéraires, et les prendre lui-même par leurs préjugés. Molière et La Fontaine, Pascal et Bossuet, Racine et Boileau, Saint-Simon, Rousseau, Chateaubriand, Victor Hugo, tous classiques, n’est-il pas vrai ? mais tous plus ou moins romantiques. Au contraire, Destouches et Lamotte, Nicole et Bretonneau, Dangeau, Marais, Luynes et Barbier mis ensemble, Grimm avec d’Alembert, et Saint-Lambert par-dessus Morellet, Étienne et de Jouy, Scribe et Ponsard, pas romantiques du tout, si l’histoire est digne de confiance, mais aussi pas classiques. « On ne survit invinciblement qu’en raison de
sa force ou de son génie, de même que c’était en raison de cette force et de ce génie qu’on avait commencé par déranger les habitudes d’esprit de ses contemporains, par les scandaliser, par les révolter, par soulever leurs critiques, leurs railleries et leurs injures, en faisant trou, comme un boulet, dans leurs préjugés, dans leur ancien régime poétique. »
Et c’est pourquoi quiconque a d’abord été reçu d’un applaudissement universel de ses contemporains, et, ainsi, payé de sa gloire en monnaie de popularité, celui-là meurt avec les générations dont il a épuisé la faveur, et n’a rien à prétendre sur la postérité. Tel fut le cas de Mlle de Scudéri, tel fut le cas de l’abbé Delille, tel encore le cas de vingt autres. Faute d’avoir été suffisamment romantiques, ils ne sont pas devenus classiques. Le royaume de la gloire, selon un joli mot de Marmontel, ressemble au royaume des cieux :
Regnum cœlorum vim patitur, et violenti rapiunt illud
. On n’y pénètre que par escalade, effraction, et bris de clôtures. En tenter seulement l’aventure, c’est être déjà romantique ; mais la mener à bonne fin, c’est vraiment être classique. De sorte que, si tous les romantiques, à la vérité, ne sont pas encore devenus des classiques, sans le vouloir ; tous les classiques, du moins, sans le savoir, ont jadis commencé par être des romantiques. Et le comble du romantisme, par une conséquence inattendue peut-être, mais après tout qui ne semble pas laisser d’être assez logique, c’est le classicisme. « Si quelques personnes, dit M. Deschanel, ne partageaient pas toute notre admiration pour le xviie
siècle, j’inclinerais à croire qu’elles ne connaissent peut-être pas non plus les meilleures raisons
qu’il y ait d’admirer aussi le nôtre, dans lequel elles veulent s’enfermer… C’est du même fonds et des mêmes principes que se tire notre admiration, soit pour les grands écrivains d’autrefois, soit pour ceux d’aujourd’hui. »
Telle est bien, si je ne me trompe, l’idée maîtresse du livre de M. Deschanel. Nous pourrions suivre une à une les applications successives qu’il en fait, ou, plus exactement, les démonstrations qu’il en demande au Cid de Corneille, au Saint-Genest de Rotrou, au Don Juan de Molière. Mais ce serait envier au lecteur le plaisir qu’il aura de les aller chercher dans le livre lui-même. Il vaut mieux, il est plus utile, il sera plus intéressant peut-être d’aborder l’idée franchement, et de montrer, par les contradictions mêmes qu’elle provoque, ce qu’elle a d’importance, autant que d’ingéniosité.
Accepterons-nous, tout d’abord, la définition que M. Deschanel nous donne du romantisme ? Il est vrai, j’en conviens, que le mot de romantisme, après cinquante ans et plus de discussions passionnées, ne laisse pas d’être encore aujourd’hui bien vague et bien flottant. On peut donc admettre, dans une certaine mesure, que chacun de nous, sous la seule condition qu’il le définisse nettement, s’en serve d’ailleurs à peu près comme il lui plaira. Cependant, quand cette liberté d’interprétation serait plus grande encore, toujours est-il qu’elle est au moins limitée par les droits de l’histoire, et c’est de quoi M. Deschanel, à ce qu’il semble, n’a pas assez tenu compte. Il est possible, puisqu’on le dit, qu’il n’y ait plus aujourd’hui de romantiques, mais il n’est pourtant pas
douteux qu’il y en ait eu jadis. Toute définition du romantisme devra donc avant tout convenir aux œuvres et aux hommes de l’époque historique bien caractérisée dont ce mot même de romantisme est demeuré l’appellation dans notre littérature. On s’en va redisant et commentant la parole du maître : « Les misérables mots à querelle, classique et romantique, sont tombés dans l’abîme de 1830, comme gluckiste et picciniste dans le gouffre de 1789 »
; ce qui veut dire uniquement qu’en 1883 nous ne sommes pas en 1827. Et c’est vrai. Mais les historiens de la musique n’imposent pas, j’imagine, l’étiquette de gluckiste ou de picciniste à un contenu quelconque, de leur propre invention, caprice ou fantaisie ; l’un et l’autre mot, s’ils ne représentent plus rien, ont incontestablement représenté quelque chose ; et ce quelque chose est strictement défini par la nature même et l’opposition des œuvres de Gluck et de Piccini. Les historiens de la littérature, à leur tour, se feront du romantisme telle ou telle idée qu’ils voudront ; mais, s’ils prétendent que l’on reçoive leur définition pour valable, il faudra nécessairement qu’elle convienne, et d’abord, aux drames des Dumas et des Victor Hugo.
Je n’insiste pas autrement sur ce point, et moins encore sur ce que l’on a cru trouver d’inconciliable dans la diversité de sens que M. Deschanel a prêtés successivement au mot de romantisme. Il n’est que juste, en effet, d’observer que ce livre n’est qu’un commencement. Le prédécesseur de M. Deschanel dans la chaire du Collège de France avait attaqué de front l’histoire même du romantisme. M. Deschanel, lui, considérant le romantisme dans l’histoire comme
la dernière phase accomplie de toute une longue évolution littéraire, s’est plutôt proposé de retrouver et de mettre en lumière, au cours de cette évolution, les signes précurseurs du romantisme futur. Voici, par exemple, dans Corneille une tendance à choisir des sujets « modernes » et comme pris au vif de la réalité historique ; voici dans Racine « la peinture la plus actuelle des passions »
; voici dans Boileau « des nouveautés hardies, du moins en fait de style et d’expression »
: et tout cela, c’est du romantisme. Voilà maintenant dans Bossuet « l’audace de l’expression avec le naturel, la familiarité unie à la grandeur »
; voilà dans Saint-Simon « cette langue ramassée de partout, toute fourmillante d’idiotismes et de locutions populaires »
; voilà dans Rousseau « le vif sentiment et la peinture vraie de la nature extérieure »
: et tout cela, c’est du romantisme toujours. Les définitions ne se posent pas a priori, si ce n’est peut-être en mathématiques. En histoire, c’est de l’étude patiente de la réalité qu’elles se dégagent insensiblement. Si M. Deschanel ne nous a pas donné du romantisme la définition que nous réclamions tout à l’heure, c’est, à vrai dire, que son enseignement a pour objet de préparer cette définition même. Nous la trouverons où elle doit être, à la fin du cours et non pas au début. Et, en attendant, M. Deschanel reconnaît l’un après l’autre, éprouve au contact des œuvres, et détermine par l’histoire les éléments divers qui devront finalement concourir, s’équilibrer, en quelque sorte, et se tempérer dans l’unité de la définition. C’est évidemment son droit ; il était libre de sa méthode.
Mais alors, ce qu’il aurait dû plus rigoureusement
définir, c’est ce qu’il entendait par cet autre mot, bien général et bien large aussi lui, de nouveauté dans l’art. Il loue par exemple Corneille, comme d’une « nouveauté », du choix même de son sujet du Cid, sujet historique — au moins pour les hommes du xviie
siècle — et sujet moderne. Mais, sujets modernes et sujets historiques, des Gaston de Foix, des Soliman, des Marie Stuart, on en avait mis au jour avant Corneille, et après Corneille on continua d’en mettre, des Thomas Morus et des Comtes d’Essex, des Osman et des Bajazet, l’Anglais, et le Turc, et même jusqu’à un Charles le Hardi, duc de Bourgogne, si toutefois la pièce a jamais été représentée. En un autre endroit, M. Deschanel fait honneur à Molière, comme d’une « nouveauté », d’avoir eu l’audace d’écrire en prose les cinq actes de l’Avare, et il cite le mot qui courut : « Ah çà ! Molière est-il fou de vouloir nous faire avaler cinq actes de prose ? »
Mais, outre que M. Deschanel, pour ce qui regarde l’authenticité de l’historiette, ne fait pas attention que le public avait fort bien « avalé », quatre ans auparavant, les cinq actes en prose du Don Juan ; si c’est une nouveauté qui mérite qu’on la signale que l’emploi de la prose au théâtre, ce ne fut assurément pas Molière qui s’y aventura le premier. Toutes les comédies de Pierre Larivey sont en prose, et en prose aussi toutes les tragédies du fameux La Serre. Le Pédant joué, de Cyrano de Bergerac, daté de 1654, est en cinq actes et en prose ; et la tragédie du célèbre abbé d’Aubignac, une Zénobie, donnée en 1645, est également en prose et en cinq actes.
Je n’attribue pas plus d’importance qu’il ne faut à ces vétilles, car ce sont des vétilles, et M. Deschanel, négligeant les exceptions, est bien maître après tout de ne dater la « nouveauté » que de celui qui l’a fait triompher. À tout le moins est-il vrai que c’est une question délicate que celle de la « nouveauté » dans l’art, et je crains que M. Deschanel ne l’ait pas assez amplement traitée. Car, qui faut-il encore que la « nouveauté » surprenne, révolte, et scandalise, pour qu’elle soit vraiment « nouveauté » ? Est-ce les auteurs ? Est-ce le public ? Si c’est le public, il n’y aurait donc rien de « nouveau » dans le Cid que l’éclatante révélation du génie de Corneille, puisqu’enfin tout Paris, dès le premier jour, eut pour Chimène les yeux de Rodrigue ; et inversement, ce qu’il y aurait de plus « nouveau » dans l’œuvre de Molière, ce serait donc son Garcie de Navarre, puisqu’aussi bien c’est ce que les contemporains en ont le plus froidement accueilli. Mais si ce sont les auteurs, encore faudrait-il qu’on nous dît quels auteurs : Scudéri qui critique le Cid, ou Rotrou qui le venge ? Voltaire qui se moque de la Nouvelle Héloïse, ou Fréron qui l’admire ? Hoffmann s’attaquant aux Martyrs, ou Fontanes les célébrant dans les meilleurs vers qu’il ait jamais écrits ? et Sainte-Beuve hésitant à reconnaître dans les Contemplations le poète des Orientales, ou M. Vacquerie le goûtant particulièrement dans les Quatre Vents de l’esprit ? Je ne tranche rien, je propose des doutes. Mais on accordera peut-être que, dans un livre où les classiques eux-mêmes ne sont étudiés qu’en ce qu’ils ont de « révolutionnaire », il n’eût pas été tout à fait superflu de dire à quels signes précis on reconnaît les « révolutions » et les « révolutionnaires » littéraires.
Et cependant, sur ce point encore, M. Deschanel
peut avoir eu ses raisons de s’abstenir, et de suspendre la définition. Ou plutôt, cette définition même de la « révolution » et de la « nouveauté » dans l’art, que nous lui demandons, ne pourrait-il pas répondre qu’il n’avait pas besoin de la donner, étant visiblement impliquée dans la manière même dont il a posé la question ? En effet, si le « romantisme » n’est pour nous que le dernier terme d’une longue évolution littéraire, il est quelque chose de plus pour M. Deschanel ; il en est l’achèvement, la perfection, le couronnement. Et quand il nous dit que son admiration pour les grands écrivains d’autrefois ou d’aujourd’hui « se tire du même fonds et des mêmes principes »
, cela équivaut à dire qu’il reconnaît dans le romantisme l’épanouissement et la floraison de ce qui n’était encore qu’en germe chez les classiques. Le romantisme de Corneille, c’est ce que Corneille a tenté dans la tragédie pour approcher du drame de Victor Hugo ; le romantisme de Molière, c’est ce qu’il y a dans Molière qui semble préparer le drame de Victor Hugo ; le romantisme de Racine, c’est ce qu’on entrevoit déjà dans Racine qui pourrait s’accommoder au drame de Victor Hugo. Et, plus généralement, ce qu’il y a de romantique chez les classiques, c’est ce qu’il y avait dans leur œuvre d’éléments susceptibles d’être utilisés par le romantisme. M. Deschanel appelle romantique dans le passé tout ce dont le romantisme a fait son profit dans un temps plus voisin de nous. Il appelle aussi nouveauté tout ce que l’on a vu successivement s’ajouter, pour devenir le romantisme, au fond commun du classicisme.
C’est ici que nous nous séparons d’avec lui. M. Deschanel se fait évidemment d’un classique une autre idée que nous. Qui a tort ? qui a raison ? Nous allons en rendre le lecteur juge en essayant d’attacher à ce mot de classique un sens précis. On s’en sert un peu au hasard. Mais, à force de le vouloir faire large, il faudrait aussi prendre garde à ne pas le faire insignifiant.
II
L’habitude s’est invétérée de croire que, si nous décernions à quelque écrivain que ce soit, poète ou prosateur, ce titre de classique, nous l’élevions, du fait seul de cette appellation, au-dessus de tous ceux que nous ne saluons pas du même nom. Mais nous ne faisons que l’en distinguer, et ce n’est pas du tout la même chose.
Ne cherchons donc pas tant de finesses, et rapportons-nous-en tout naïvement à l’usage. En littérature, comme ailleurs, dans l’acception la plus modeste et en même temps la plus universelle du mot, un classique est tout artiste à l’école de qui nous pouvons nous mettre sans craindre que ses leçons ou ses exemples nous fourvoient. Ou encore, c’est celui qui possède, à un degré plus ou moins éminent, des qualités dont l’imitation, si elle ne peut pas faire de bien, ne peut pas non plus faire de mal. Vous ne risquerez évidemment rien, si vous prenez pour modèle de l’art d’écrire en prose l’Histoire de Charles XII ou le Siècle de Louis XIV ; et, ne pouvant pas vous flatter de jamais atteindre cette simplicité, cette aisance, cette justesse, le pis qui vous puisse arriver est d’y
gagner le goût de la justesse, de l’aisance et de la simplicité. Mais, au contraire, quiconque se proposera Saint-Simon pour modèle, et, comme dit M. Deschanel, « cette phrase parfois inextricable, à plusieurs têtes, à plusieurs queues, enchevêtrée, mais roulant toujours, poussée, entraînée par le flot de la passion inépuisable et de la colère rentrée »
, celui-là n’y pourra contracter que les pires habitudes de style, et des façons même de penser aussi forcenées que celles du noble duc, — jusque dans les choses les plus indifférentes.
Est-ce à dire que l’agile et correct crayon de Voltaire soit supérieur au fougueux pinceau de Saint-Simon, ou les brillants tableaux du Siècle de Louis XIV à ce que M. Deschanel appelle les « grandes fresques »
des Mémoires ? En aucune manière. S’il ne suffit pas pour être compté parmi les classiques d’avoir possédé telle ou telle qualité en un degré éminent, il y a cette compensation qu’on peut être classique et cependant n’avoir pas eu dans le même degré la même qualité. Ne craignons pas d’appuyer ; car là, et non ailleurs, est le principe du dissentiment. De Salluste et de Tacite, il n’y a pas de doute que le classique soit Salluste, mais il n’y a pas de doute non plus que Tacite soit le plus grand.
Ce qui est délicat, c’est de déterminer avec une suffisante exactitude s’il y a des qualités particulières qui rendent un artiste vraiment digne de servir de modèle. On l’a dit ; et, quand on le répète, on ajoute, plus ou moins explicitement, que ce seraient surtout des qualités d’ordre, de clarté, de mesure, de discrétion, de goût, … tranchons le mot : des qualités moyennes. Or, sans doute, à l’entendre ainsi, je vois bien que Racine serait plus classique que Corneille, ce qu’à la rigueur on pourrait admettre ; seulement, je vois aussi que Regnard serait plus classique que Molière, ce qui ne laisse pas de donner à réfléchir ; Massillon plus classique que Bossuet, ce que l’on sent décidément quelque résistance à croire ; et l’honnête Nicole enfin plus classique que Pascal, ce qui achève de ruiner la définition. Mais, si là-dessus nous remarquons que ce qui fait l’immortelle jeunesse des Provinciales, c’en est la variété de ton, comme ce qui fait l’inaltérable beauté non seulement des Sermons, mais des Oraisons funèbres elles-mêmes de Bossuet, c’en est la familiarité dans la plus haute éloquence, nous voyons déjà poindre une autre idée du classique.
On commence alors à soupçonner que les qualités qui nous paraissaient tout à l’heure moyennes, ne nous paraissaient effectivement telles qu’en raison de leur équilibre même, et de l’harmonie de leurs proportions. S’il a pu sembler à quelques-uns que Massillon était, selon le mot consacré, plus touchant que Bossuet, c’est qu’en fait, parmi toutes les facultés qui constituent l’orateur, la sensibilité, chez Massillon, domine tellement toutes les autres, qu’il faut les y chercher pour les découvrir et leur faire leur part. De même, si l’on a pu dire que Regnard était plus gai que Molière, c’est qu’en fait il est plus constamment gai, n’étant d’ailleurs jamais ému, jamais profond, jamais enfin philosophe. Et de là cette conséquence : que ce qui constitue proprement un classique, c’est l’équilibre en lui de toutes les facultés qui concourent à la perfection de l’œuvre d’art, une santé de l’intelligence, comme la santé du corps est l’équilibre des forces qui résiste à la mort.
Un classique est classique parce que dans son œuvre toutes les facultés trouvent chacune son légitime emploi, — sans que l’imagination y prenne le pas sur la raison, sans que la logique y alourdisse l’essor de l’imagination, sans que le sentiment y empiète sur les droits du bon sens, sans que le bon sens y refroidisse la chaleur du sentiment, sans que le fond s’y laisse entrevoir dépouillé de ce qu’il doit emprunter d’autorité persuasive au charme de la forme, et sans que jamais enfin la forme y usurpe un intérêt qui ne doit s’attacher qu’au fond.
Cet équilibre, ou plutôt cette pondération de toutes les facultés sont-ils plus rares, dans l’histoire de l’art, ou plus communs, au contraire, que la prédominance marquée d’une faculté sur toutes les autres, du pouvoir d’imaginer, par exemple, sur le pouvoir d’abstraire, ou de la capacité de sentir sur la capacité de raisonner ? Je le croirais volontiers, pour ma part ; mais c’est une question que je ne veux pas aborder, puisqu’aussi bien, de quelque façon qu’on en décide, la décision ne change rien à l’état du problème, et la définition du classique reste la même. Ce qu’il importe seulement de constater, c’est que cette santé de l’esprit, en cela toujours comparable à la santé du corps, ne dépend guère moins des circonstances que de la constitution propre du sujet. Il ne suffit pas d’apporter en naissant les aptitudes qui font le classique, il faut encore que ces aptitudes soient comme invitées, ou sollicitées au développement par la faveur d’une rencontre heureuse. Nous pouvons nous proposer de déterminer quelques-unes au moins des conditions qui règlent la rencontre, et d’en éliminer ainsi ce qu’elle semble d’abord avoir de purement fortuit.
III
Il est évident qu’il faut en premier lieu que la langue ait atteint son point de perfection, ou de maturité. La comparaison, comme on se le rappelle, est de La Bruyère. Ce qu’elle offrait déjà de vraisemblance, il y a deux cents ans, s’est accru, dans notre temps, de tout ce que l’on a fait valoir d’excellentes raisons pour assimiler les langues à des organismes. Car, ou ce mot d’organisme ne veut rien dire et ne sert qu’à nous donner le change sur notre ignorance des lois qui gouverneraient l’évolution des langues, ou il signifie avant tout que les langues naissent, vivent, meurent, et, du moment qu’elles vivent, passent par un point que l’on appelle à bon droit celui de leur perfection. En deçà de ce point elles sont encore dans l’inachèvement de ce qui commence d’être, elles ont la verdeur et la crudité du fruit qui n’est pas encore mûr ; et au-delà de ce point, elles sont déjà dans l’affaiblissement de ce qui va finir. On remarquera que ce que nous disons ici des langues, on peut le dire également des moyens d’expression qui sont propres à chaque forme de l’art. Un peintre, si grand qu’il soit par ailleurs et de quelque merveilleuses facultés de peintre qu’il soit doué, n’est classique, lui aussi, qu’autant qu’il a le bonheur de naître dans le moment précis de la perfection des moyens techniques de l’art de peindre. Quelques amateurs de paradoxes ont cru qu’ils portaient une redoutable atteinte à Raphaël en l’accusant, d’un mot qui mérite bien qu’on le conserve, de n’avoir été qu’un simple profiteur. Et il est certain que si Raphaël avait vécu cent ans plus tôt, il n’aurait pas été Raphaël, tout de même qu’il ne l’eût plus été, s’il fût né seulement cinquante ou soixante ans plus tard. Mais il profita de ce qu’il vivait de son temps, et c’est pour cela surtout qu’il est classique. Il n’en est autrement ni des classiques de l’antiquité grecque et latine, ni de nos classiques du xviie siècle, ni des classiques enfin de la littérature espagnole ou italienne, anglaise ou allemande. En tout autre temps que le temps où ils vécurent, ils eussent peut-être été personnellement ce qu’ils sont ; mais leur œuvre certainement n’eût pas été au même degré classique. Elle eût eu d’autres qualités, si l’on veut, toutes les autres qualités que l’on voudra, mais elle n’eût pas eu les qualités qu’elle tient de sa coïncidence avec le point de perfection de la langue ; et si le mot de classique a du sens, il n’est pas permis de nier que ce soient ces qualités-là qu’il désigne avant et par-dessus toutes les autres. La comparaison est de tous points exacte. On peut préférer les pommes vertes, on peut préférer les poires blettes, on ne peut pas prétendre que c’est quand les pommes sont vertes ou quand les poires sont blettes que justement elles sont mûres.
On demandera là-dessus ce qui constitue la perfection d’une langue ; car il est bien vrai que de dire, comme on le fait quelquefois, que cela se sent, mais ne s’exprime guère, c’est éluder la question, ce n’est pas y répondre. Mais, outre qu’il y a de certaines questions qui veulent peut-être qu’on les élude, j’ajouterai que la vraie difficulté n’est pas là. Entre gens de bonne foi nous tomberions d’accord, assez aisément, de ce qui constitue la perfection d’une langue. Empiriquement, il y suffirait d’étudier de près quelques chefs-d’œuvre de l’art d’écrire, — une Provinciale ou un Sermon de Bossuet, Athalie ou Tartufe, un chapitre de Gil Blas ou du Siècle de Louis XIV, — et d’examiner ce que la langue en a de supérieur aux œuvres du même genre qui viennent immédiatement au-dessous. Théoriquement, on trouverait dans la nature même d’une langue et dans sa conformité, plus ou moins adhérente, si je puis ainsi dire, à la nature propre du génie national, non seulement de bonnes raisons, mais des raisons péremptoires, de décider qu’à tel âge, en tel temps de son développement, elle a été mieux écrite qu’à tout autre. Ce qui intéresse bien plus le problème que nous discutons, parce que c’est véritablement le point où l’on ne réussit pas à s’entendre, c’est de savoir, et par quelques signes d’ailleurs que l’on veuille le caractériser, ce qu’a duré ce temps de perfection. Si nous y parvenions, nous aurions du même coup déterminé l’une encore des conditions auxquelles on est classique.
Or il semble qu’en général ce temps de perfection dure à peu près ce que dure l’indépendance d’une littérature à l’égard des littératures étrangères. Nous donnons et nous recevons, on nous emprunte et nous rendons, nous imitons des modèles et nous en proposons. Il y a une littérature française encore toute grecque et latine, et il y en a une autre devenue tout anglaise et tout allemande. Il y a aussi, par compensation, une littérature anglaise toute française, qui est celle du temps de Charles II, et une allemande, pareillement, qui est celle que gouverna Gottsched. Mais il y a, d’autre part, une littérature française, comme une anglaise et comme une allemande, profondément empreintes à la marque du génie national, dégagées, libérées, pour mieux dire, de l’imitation de l’étranger, littérature où toute une race reconnaît sa propre conception de la vie, son interprétation particulière de la nature et de l’homme, le tour personnel qu’elle a donné à l’expression de ces sentiments généraux qui sont le patrimoine commun et l’héritage durable de l’humanité. C’est là proprement ce que nous appelons une littérature classique. Elle imprime à ces sentiments généraux que tout homme qui vient à la lumière de ce monde est capable, puisqu’il est homme, d’éprouver et de comprendre, une forme si particulière que la valeur en échappe aux étrangers, et qu’il faut être soi-même national pour la sentir, la goûter, l’apprécier. Cette période de l’histoire littéraire, les historiens de la littérature italienne l’appellent : il secolo d’oro ; c’est pour eux le xvie siècle, le siècle d’Arioste dans la poésie, de Machiavel dans la prose. Les historiens de la littérature anglaise l’appellent, d’un nom déjà plus significatif : the Augustan age ; elle comprend à peu près le temps de la reine Anne et du premier des George : Prior, Pope et Gay, Swift, Addison et Steele en sont les principaux noms. Les historiens de la littérature allemande l’appellent enfin, d’un nom plus expressif encore : die Periode der Originalgenies. Ils l’étendent ordinairement de Wieland et d’Herder jusqu’à Novalis et jusqu’aux deux Schlegel.
En France, et quoi qu’en aient ceux que ce grand souvenir importune, c’est le siècle de Louis XIV. Les quarante ou cinquante années de notre histoire où se pressent l’œuvre de La Fontaine, de Molière, de Racine, de Boileau d’une part, et, de l’autre, de La Rochefoucauld, de Mme de Sévigné, de Pascal, de Bossuet, sont comme le midi d’une grande journée dont l’œuvre de Rabelais et celle de Montaigne auraient signalé l’aurore et dont le déclin verra paraître encore l’œuvre de Diderot et celle de Rousseau. Personne, je pense, ne contestera que la langue de l’auteur des Essais ou de l’auteur de Gargantua ne soit fort éloignée de la langue dont les Maximes et les Provinciales ont fixé le modèle. On ne niera pas davantage que la familiarité de Mme de Sévigné soit aussi distante de l’inconvenance ordinaire de Diderot que l’éloquence naturelle de Bossuet est distante de l’emphase étudiée de Rousseau. Mais ce que je veux ajouter, c’est que, comme en comparaison de Pascal et de La Rochefoucauld, Montaigne est tout latin encore et Rabelais quasi tout grec, de même le traducteur de Stanyan et de Shaftesbury est tout anglais déjà, et l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile déjà presque allemand, en comparaison de Bossuet et de Mme de Sévigné. Qui nommera-t-on bien, au contraire, de plus foncièrement français que Racine, si ce n’est La Fontaine, et qui même de plus parisien que Molière, si ce n’est peut-être Boileau ? Là est le fondement de leur popularité, de la religion, comme on l’a dit, que nous aurons toujours pour eux : ils sont Français, et quelques-uns même Gaulois ; images fidèles de la race, clairs, simples et précis comme elle, plus estimés, en somme, qu’aimés, que sentis, que compris des étrangers. Exemples admirables, après cela, pour prouver ce que nous avancions tout à l’heure : que le temps de la perfection d’une langue a pour mesure la durée même de son indépendance des langues étrangères.
Ainsi, la seconde condition double en quelque manière et renforce la première. Si la valeur classique d’une œuvre dépend, pour une part, du degré d’avancement et de perfection de la langue, elle dépend, pour une autre, de la fidélité avec laquelle les œuvres traduisent l’esprit national. Or, nous l’avons dit et il serait facile de le prouver, c’est justement lorsqu’elles traduisent ce qu’il y a de plus intime à l’esprit national que les langues atteignent leur point de perfection. Il ne suffit donc pas, pour devenir classique, d’être né dans le temps de la perfection d’une langue, il faut encore s’être montré digne de son bonheur, et, par exemple, n’avoir pas employé la langue française du xviie siècle à l’imitation de la grandiloquence espagnole ou de l’euphuisme italien. Le lecteur, curieux de pousser la vérification jusqu’au bout, s’apercevra sans peine qu’encore ici, comme plus haut, la généralisation enveloppe à la fois les classiques de la peinture et ceux de la littérature. Car, comme il y a des classiques de la peinture italienne, il y en a aussi de la peinture flamande et hollandaise, et qui sont ce qu’ils sont exactement pour les mêmes raisons, ou, si l’on aime mieux, sous les mêmes conditions. Ils ont peint dans le temps précis de la perfection des moyens techniques de leur art, et, de plus, leur peinture a exprimé, avec des formes et des couleurs, ce qu’elle pouvait exprimer du caractère national.
Ce n’est pas tout, et il manque une dernière condition. Ceux-là seuls en effet sont classiques, au sens entier du mot, qui peuvent joindre au bonheur que nous venons de dire le bonheur encore d’avoir vécu dans le temps de la perfection de leur genre. Car les genres, eux aussi, n’ont qu’un temps. Eux aussi, comme les langues, ils vivent, et quand ils ont fini de vivre, comme les langues, ils meurent. Shakespeare, en Angleterre, et ses contemporains ou successeurs immédiats ayant pour ainsi dire épuisé ce que le drame, une fois nettement défini, contenait de vitalité, c’est en vain que Dryden au xviie siècle, et Addison, au commencement du xviiie , ont essayé de le renouveler en le transformant sur le modèle de la tragédie française. Inversement, en France, c’est inutilement que Voltaire s’est flatté, dans cette incessante recherche du nouveau dont son théâtre a ce mérite au moins d’être la preuve très curieuse, de rajeunir la tragédie du xviie siècle ; Corneille et Racine avaient épuisé ce que cette forme dramatique contenait de puissance. Au contraire, de l’un et de l’autre côté du détroit, dans la patrie de Le Sage comme dans celle de Richardson, le roman, avant de rencontrer son vrai terrain, s’était lourdement traîné d’aventure en aventure, et n’avait qu’à peine donné quelques promesses — dans la Princesse de Clèves ou dans le Roman comique — de ce qu’il pouvait, de ce qu’il devait être un jour. C’est pourquoi, dans l’histoire de notre littérature comme dans celle de la littérature anglaise, les classiques du roman appartiennent au xviiie siècle.
La raison, s’il en faut une, car, après tout, on pourrait se contenter ici d’avoir noté les faits, c’est que tout genre a ses lois, et qui dépendent bien moins qu’on ne le croit des changements de la mode ou de je ne sais quelles prétendues révolutions du goût. Les plus belles théories sur la liberté dans l’art et l’indistinction des genres ne feront jamais que l’on aille chercher au théâtre la même émotion que l’on demande à la lecture d’un livre. Ce serait comme si l’on disait que l’on prend le même plaisir, et de la même espèce, aux œuvres de la peinture et de la sculpture. Mais, évidemment, si ce n’est pas le même plaisir (et tout le monde en convient), les moyens de le satisfaire ne sauraient donc être les mêmes ; et, de ce seul point une fois posé, dérivent les lois, règles, conventions ou conditions (le nom ne fait rien à l’affaire) qui déterminent la perfection de chaque genre. Aussi, cette perfection atteinte, n’est-il plus possible de la dépasser. J’ai l’air de dire une naïveté. Traduisons donc l’aphorisme dans l’ordre des faits. Si quelqu’un, comme Bossuet, par exemple, a une fois atteint la perfection de l’oraison funèbre, il ne sera donné, dans la langue française, ni à Bourdaloue, ni à Fénelon, ni à Massillon, et bien que classiques eux-mêmes, de dépasser ou d’égaler Bossuet. Ils pourront faire autrement, selon le mot de l’un d’eux, mais quoi qu’ils fassent, ils feront indubitablement moins bien.
IV
Lorsque ces trois conditions concourent, ou, comme on dit, convergent ensemble, c’est alors qu’apparaissent les œuvres classiques, les seules à qui, dans l’histoire de la littérature comme dans l’histoire de l’art, convienne exactement ce nom. Qu’il y en ait d’autres, après cela, sur lesquelles on épuise à bon droit les formules de l’admiration, peu importe ; elles ne sont pas classiques, dès que l’une quelconque de ces trois conditions fait défaut. On a longtemps compté, parmi les classiques de notre poésie lyrique, ce fameux Jean-Baptiste Rousseau ; mais, depuis lors, nous nous sommes aperçus que de tant d’odes et de cantates jadis vantées, il n’y en avait pas une qui fût vraiment lyrique, c’est-à-dire où vibrât l’émotion personnelle du poète ; la poésie lyrique, en France, était encore trop éloignée de la perfection de son genre : Jean-Baptiste Rousseau n’est pas un classique. Mais, de notre temps, d’autre part, si haut que se soient élevés les Lamartine, les Musset, les Hugo, eux non plus ne sont pas ni ne seront jamais classiques ; trop éloignés de l’époque de la perfection de la langue, les littératures étrangères ont trop profondément déteint sur eux. Certaines chansons de Béranger, moins littéraire à tous égards et d’ailleurs à peine poète, mais Gaulois, sont plus voisines de la forme classique.
On pense bien que je choisis tout exprès ce dernier exemple. C’est qu’il en est peu qui prouvent plus clairement combien la vraie notion d’un classique peut être indifférente et, en quelque sorte, extérieure à tout jugement que l’on porterait sur la valeur individuelle de l’homme. On s’est habitué de notre temps (et beaucoup de bons esprits ne sont pas éloignés d’y voir le dernier mot de la critique) à confondre les œuvres avec les hommes, comme s’il manquait de chefs-d’œuvre dans l’histoire de la littérature ou de l’art, dont l’auteur fût, en trois lettres, ce qui s’appelle un sot, ou comme s’il était difficile de citer des œuvres absolument médiocres qui fussent parties de la main d’un homme d’infiniment d’esprit. La valeur de l’homme est cependant une chose, la valeur de l’œuvre en est une autre. Il peut y avoir convenance et ressemblance entière entre l’homme et son œuvre ; il peut, au contraire, y avoir dissemblance et contradiction. L’œuvre donc peut être classique, et ainsi, à de certains égards, supérieure à celle que nous n’honorons pas du même nom, mais l’homme bien inférieur (j’entends comme originalité d’intelligence) à celui dont l’œuvre ne sera jamais classique. Il est arrivé dans l’histoire de notre littérature que l’époque classique fût celle en même temps de quelques-uns des plus grands hommes que nous puissions nommer. Mais il pouvait en être autrement. Et, de fait, il en est autrement dans l’histoire de la littérature anglaise, où des poètes vraiment classiques, dont le plus illustre est Pope, sont inférieurs de tout point, et sauf le bénéfice du temps où ils vécurent, à tel qui les précéda, comme Dryden peut-être, comme Milton, comme Shakespeare, ou qui les suivit, comme Wordsworth, comme Byron, comme Shelley.
Rien de plus difficile à comprendre, ni qui gêne davantage l’historien de la littérature s’il enveloppe sous le nom de classique l’idée d’une supériorité personnelle de l’artiste ou de l’écrivain. Quoi de plus simple, au contraire, si vraiment, comme nous avons essayé de le montrer, quiconque est classique l’est en quelque façon malgré soi, comme on voit tant de gens qui, grâce à Dieu, se portent bien sans en prendre
d’outre soin eux-mêmes que de se laisser vivre ? C’est le mot célèbre de Courier : « La moindre femmelette de ce temps-là (qui est le siècle de Louis XIV) vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques et les Diderot. »
Mais, incontestablement, ni dans la pensée de Courier ni dans celle de personne au monde, ce mot n’a jamais signifié que les Mémoires de Mme de Lafayette, ou les Souvenirs de Mme de Caylus, fussent un événement plus considérable dans l’histoire de l’esprit humain que le Contrat social, par exemple, ou que cette volumineuse, et d’ailleurs parfaitement illisible Encyclopédie. Seulement, la « moindre femmelette »
de ce temps-là était de son temps, et ce temps-là était le temps de la perfection de la langue nationale, et quand Jean-Jacques et Diderot sont venus, il était passé, et ni leur pouvoir, ni celui même d’un plus grand qu’eux n’eût réussi à le ressusciter. Là est le point capital, et là l’élément essentiel de la définition d’un classique. Les classiques sont des écrivains qui vivent dans un temps donné, lequel, dans l’histoire de toutes les littératures comme de tous les arts, est donné par la rencontre des conditions générales que nous avons tâché de déterminer, et ces conditions données à leur tour par l’histoire générale. Quand ces conditions ne sont pas encore — pour des raisons qui varient selon chaque art et dans chaque littérature — pleinement réalisées, ce temps n’est pas encore. Quand ces conditions s’affaiblissent, et pour ainsi dire se relâchent de la domination qu’elles exerçaient, ce temps n’est plus. Mais réciproquement, autant qu’il dure, les œuvres qui naissent comme sous la conjonction de ces trois conditions sont proprement ce que l’on est
convenu d’appeler des œuvres classiques. Si la limite valeur personnelle de l’artiste s’y joint, comme dans notre littérature française classique et comme dans la littérature classique allemande, c’est bien, et les œuvres en sont, si l’on veut, plus classiques ; mais elles ne sont pas moins classiques, si, comme dans la littérature anglaise et comme dans la littérature italienne, poètes et prosateurs y manquent d’une originalité que l’on a eue avant eux ou que depuis eux on aura vue revivre ; et c’est le point qu’il faut maintenir.
V
Le livre de M. Deschanel était une ingénieuse tentative pour établir entre ces trois termes : romantisme, révolution littéraire, classicisme, une relation nouvelle. Que vaut la tentative, et dans quelle mesure a-t-elle réussi : nous pouvons le dire maintenant. Il ne s’agit plus, en effet, que de voir ce que devient la théorie de M. Deschanel quand, dans la définition qu’il nous donne du romantisme, comme dans l’idée qu’il se fait des révolutions littéraires, on remplace le mot générique de classiques par la définition que nous venons d’en donner.
Tout d’abord il apparaît clairement que, si quelques classiques ont été, comme je le crois avec M. Deschanel, de hardis révolutionnaires, — Molière et Racine, par exemple, chez nous, ou Gœthe et Schiller, en Allemagne, — ce n’est ni comme classiques qu’ils ont été révolutionnaires, ni comme révolutionnaires qu’ils sont demeurés classiques pour nous. Révolutionnaires plus timides, et morne quand on ne pourrait décidément leur faire honneur d’aucune réformation ou transformation de leur art, ils n’en seraient pas pour cela moins classiques. C’est ce que prouveraient de nombreux exemples. Ainsi, dans l’histoire du théâtre français, si quelqu’un répond bien à l’idée moyenne d’un classique, c’est assurément l’auteur du Légataire universel ou du Joueur, dont on serait, je pense, assez embarrassé de dire la révolution qu’il a faite. Mais, au contraire, beaucoup d’autres, dont chacun à son heure ajouta quelque chose à son art de positivement nouveau, La Chaussée, par exemple, l’inventeur de la « comédie larmoyante », ou Diderot, l’inventeur de la « tragédie bourgeoise », ne sont incontestablement pas des classiques. Pareillement, dans l’histoire de la prose française, à qui donnerons-nous le nom de classique, si ce n’est sans doute à l’auteur de l’Histoire de Charles XII et du Siècle de Louis XIV ? Mais qui ne conviendra d’autre part que, de lui et de l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Confessions, le novateur, c’est le second, et le moins classique ? Et semblablement enfin, dans l’histoire de la poésie française, pour prendre des noms plus voisins de nous, si c’est assurément Victor Hugo le révolutionnaire, ne faut-il pas avouer qu’Alfred de Musset, sans contredit, est beaucoup plus près de l’idée que l’on se fait communément d’un classique ?
Il se peut donc, à la vérité, qu’il y ait parfois rencontre et concours, chez un grand écrivain, Molière ou Racine, Pascal ou Bossuet, des hardiesses qui font le novateur et des perfections qui font le classique. Mais, en fait, c’est l’exception. Et, en tout cas, si nous avons introduit dans la définition du classique tout ce qu’elle doit contenir, et rien que ce qu’elle doit contenir, non seulement il ne suffit pas, mais encore il est inutile d’innover pour être classique. Je ne perdrai pas de temps à démontrer que la réciproque est vraie, et qu’évidemment ce n’est pas assez, pour être compté parmi les classiques, que d’avoir beaucoup innové. Mais il faut bien au moins faire voir qu’à propos de Corneille ou de Molière, les innovations dont M. Deschanel s’est complu à les louer sont incontestablement ce qu’il y a de moins classique dans leur œuvre, et en eux.
On a dit hardiment — et c’est M. Guizot, je crois — du grand Corneille lui-même, qu’il n’était pas classique. Sans aller tout à fait aussi loin, il est certain que ni son œuvre tout entière n’est classique, ni ses chefs-d’œuvre eux-mêmes classiques dans toutes leurs parties. M. Deschanel cependant ne semble pas douter un instant que, s’il existe un classique dans l’histoire de notre littérature, ce soit l’auteur de Nicomède et de Don Sanche d’Aragon. Et ce qu’il en admire principalement, c’en est sans doute un peu ce que tout le monde en admire, mais c’en est surtout, comme il dit, « la peinture de la vie humaine dans sa complexité et ses divers aspects, tantôt élevés, tantôt bas, au moyen de ces drames mixtes, familiers et héroïques, et aussi de ces expressions prises de la langue populaire ou bourgeoise, qui parfois surprennent, mais qui n’en sont pas moins justes et vraies »
; et c’est là ce qu’il appelle expressément le romantisme de Corneille. Or, même en admettant, ce qui n’est pas, que Corneille eût fait révolution en portant sur la
scène ce « drame mixte, héroïque et familier »
, c’est justement pour avoir été trop souvent impuissant à débrouiller ces deux éléments, l’héroïque et le familier, qui se contrarient, se combattent et se nuisent dans son œuvre, qu’il n’a pas pu réussir à toucher la perfection classique de son genre. De même encore, c’est précisément pour abonder en « expressions prises de la langue populaire ou bourgeoise »
, et qui presque partout, quand elles ne sont pas en contradiction choquante avec le sentiment que le poète veut exprimer ou l’effet qu’il veut produire, détonnent de sa langue naturellement pompeuse, que Corneille n’a pas atteint la perfection classique de la langue et de l’art d’écrire en vers. Il est donc romantique en tant qu’il n’est pas classique, et non pas, comme voudrait M. Deschanel, classique en tant qu’il avait été romantique. Faut-il aller plus loin ? On le pourrait. Je serais tenté de dire, en effet, que Corneille est classique pour ses qualités, et romantique pour ses défauts. Mais l’exemple que M. Deschanel a choisi dans Molière est le meilleur que j’eusse voulu pour confirmer le paradoxe.
« Avouons tout d’abord, nous dit-il lui-même, que le Don Juan de Molière, quoique très remarquable à beaucoup d’égards, surtout au point de vue du sujet qui nous occupe, est, pour dire le mot, un peu bâclé, pas très bien fondu, mêlé d’éléments disparates, au reste extrêmement romantique. »
Nous sommes entièrement, sur ce point, de l’avis de M. Deschanel. Ce ne sont pas seulement les trois unités que Molière a violées dans Don Juan ; mais l’unité de caractère et de type du principal personnage y est d’un acte à l’autre étrangement défigurée. Nul n’ignore, au surplus, que
la pièce est de circonstance, admirable en de certains endroits où la main de Molière se retrouve, mais écrite à la diable et pour exploiter, au plus grand profit de la caisse du théâtre, un sujet dont le public s’était si vivement épris, qu’entre 1639 et 1667, sans parler de celui que jouaient les Italiens, nous ne comptons pas moins de quatre Festin de Pierre. Ai-je besoin de dire que les unités sont violées dans les trois autres avec la même licence que dans celui de Molière ? Mais, s’il suffisait d’afficher un Festin de Pierre pour attirer la foule, on se demande où était « l’innovation » de Molière. On ne se demande pas moins où était son « romantisme », si, dans les trois ou quatre autres Don Juan, changements de décors, diversité d’épisodes et machines se retrouvent également. Par où nous nous trouvons réduit à cette conclusion que ce qu’il y a de plus « romantique » dans le Don Juan de Molière, c’en est le décousu, c’en est les disparates, c’en est le manque absolu d’unité, toutes choses éminemment romantiques, j’en conviens, mais assurément peu classiques. Le romantisme de Molière, dans son Don Juan, consiste en ce que Don Juan est prodigieusement inférieur aux chefs-d’œuvre classiques du maître.
Est-ce bien assez pour en prendre le droit d’inscrire Corneille ou Molière parmi les précurseurs du romantisme ? Si non, la discussion est close et la cause entendue. Mais si oui, il faut alors s’imposer à soi-même une définition du romantisme qui, bien loin de s’accorder en aucun point avec la définition du classicisme, va maintenant se dresser en face d’elle comme une absolue contradiction.
Qui dit, en effet, perfection, — perfection de la langue ou perfection d’un genre, — dit évidemment séparation, distinction et choix. La perfection d’une langue se constitue par le choix, entre toutes les formes qui pouvaient indifféremment servir à l’expression d’une même pensée, de la seule forme qui convienne au temps, à la circonstance, au sujet. Toutes les autres tombent, une seule demeure et survit. La langue de Corneille, en ses mauvais endroits, c’est, avec à peine un peu plus de nerf et de bonheur d’expression, la langue de Mairet et de Scudéri ; dans les bons endroits, c’est la même langue, purgée seulement de son excès d’emphase et de préciosité : et c’est la langue classique. Pareillement, la perfection d’un genre se constitue par le choix, entre toutes les formes dont il eût pu presque indifféremment user, de la forme qui l’adresse le plus sûrement à son but. Toutes les autres y sont plus ou moins convenables, une seule entre toutes l’est plus que les autres. Ainsi, dans le système dramatique des trois unités, tout moyen qui peut servir à la concentration de l’action est un pas accompli vers la perfection du genre : la comédie de Molière ou la tragédie de Racine. Or, de ce choix même, il résulte nécessairement une élimination de toutes les autres formes. Ces autres formes, on peut les ramasser, on peut essayer de les mettre en œuvre, on peut même parfois y réussir. Et c’est le romantisme, mais ce n’est plus le classicisme.
C’est ce qu’il me reste à montrer brièvement ; et que notre admiration pour les grands écrivains d’autrefois et pour ceux d’aujourd’hui, bien loin de se tirer, comme le veut M. Deschanel, du « même fonds »
et des
« mêmes principes »
, se tire, au contraire, des principes les plus opposés et du fonds le plus divers qu’il se puisse. Le romantisme n’est pas n’importe quelle révolution, mais une révolution pour remettre en honneur tout ce que le classicisme avait, sinon dogmatiquement condamné, du moins effectivement rejeté. Je parle des classiques du xviie
siècle et non pas des pseudo-classiques de l’Empire.
En ce qui touche la langue d’abord, et sous le prétexte assez spécieux de lui restituer son ancienne liberté, le romantisme n’a rien négligé de ce qu’il fallait pour la faire tomber du point de perfection ou les classiques l’avaient portée. Les excès appellent les excès, je ne l’ignore pas. Les grammairiens soi-disant philosophes du xviiie siècle avaient tellement exténué la langue qu’il fallait absolument lui rendre un peu de corps, ou cesser d’écrire. Mais l’erreur du romantisme, animé qu’il était de la haine de tous les classiques indistinctement, d’une sotte haine, fut de sauter pour ainsi dire jusque par-dessus le xviie siècle, et de nous reporter jusqu’à l’époque du pire désordre peut-être et de la plus grande confusion de la langue. Si l’on ne déclara pas en propres termes, on pensa, dans le cénacle, que Racine écrivait mal en comparaison de du Bartas, et que Corneille lui-même, quoique emphatique souvent, et parfois même un peu bas, n’était vraiment qu’un écolier en comparaison de Baïf et de Jodelle. Ainsi fut perdu le bénéfice de l’épuration que la langue avait subie, sous des influences diverses, au commencement du xviie siècle, et que peut-être il est permis de dire que nous n’avons pas encore recouvré… Je ne fais qu’indiquer ici le développement. Toute question relative à l’état d’une langue, dans un temps quelconque de son histoire, exige un trop encombrant appareil d’exemples et de preuves, pour qu’on puisse la traiter en passant.
Il sera plus court de montrer que le romantisme s’est mépris, de la même manière, sur la réformation, nécessaire elle aussi, cependant, du théâtre tragique. Une simple question y suffit. Où est le drame, — synthèse à la fois de la comédie de Molière et de la tragédie de Racine, — où est le drame que les Préfaces romantiques nous avaient si solennellement promis ? Est-ce le Roi s’amuse ? Est-ce les Burgraves peut-être ? Est-ce Henri III et sa cour ? Est-ce Christine, ou Stockholm, Fontainebleau et Rome ? Mais la vérité, c’est que si les romantiques ont compris que le temps était passé de la tragédie de Corneille et de Racine, ils n’ont pas compris que le temps était encore plus passé, si je puis dire, du drame de Shakespeare et de Lope de Vega. « Le Cid entrait dans la voie vraie, dans la voie moderne, dit M. Deschanel, celle du drame, sous le nom de tragi-comédie. »
Je lui demanderai donc ce qu’il estime que l’on ait rencontré dans cette voie, depuis tantôt quatre-vingts ans que « la tyrannie absurde des trois unités »
a cessé de régner sur le théâtre français, et d’y entraver la liberté des Alexandre Dumas et des Victor Hugo. Car je considère que des deux poètes que je nomme, le premier, Dumas, n’avait pas à un moindre degré que Racine lui-même l’instinct des situations dramatiques, et si j’ajoute que le second, Hugo, n’est pas moins poète que Corneille, M. Deschanel, sans doute, ne m’en démentira pas.
Ne serait-ce donc pas tout simplement que cette
forme du drame, pas plus au xixe
qu’au xviie
siècle, ne convient à l’esprit national ? Ce qui s’est passé en Angleterre, lorsque Dryden et Addison ont essayé d’acclimater la tragédie française dans la patrie de Shakespeare, s’est passé chez nous quand on a essayé d’accommoder au tempérament français le drame de Shakespeare. Il y a quelque chose de vraiment peu philosophique à regretter que Corneille ou Racine n’aient pas été Shakespeare, et à rejeter ainsi sur quatre pauvres vieux pédants oubliés la responsabilité de ce que l’on appelle bien délibérément le « caractère archéologique, artificiel et composite »
de notre théâtre français. Et, plutôt, pourquoi ne pas se contenter d’être ce que l’on est, sans affecter ce naïf regret de n’être point Anglais ou Espagnol ? Car tout est là. Cette controverse des trois unités, les Anglais l’ont agitée, eux aussi. Ben Jonson, le grand rival de Shakespeare, n’a pas moins ardemment soutenu la règle des vingt-quatre heures qu’un abbé d’Aubignac lui-même. Les Anglais ont choisi la liberté : les Français ont mieux aimé la règle. La liberté est bonne, mais la règle aussi. Jules César est un beau drame, Bajazet n’est pas une mauvaise tragédie. Les joyeuses Commères de Windsor sont une des meilleures plaisanteries qu’il y ait, Tartufe peut passer pour une assez belle comédie. Shakespeare est Anglais, Racine est Français, le Warwickshire n’est pas la Champagne, et Paris n’est pas Londres : que voulez-vous qu’on y fasse ?
Les romantiques ont cru qu’ils y feraient quelque chose, et, victimes de cette illusion généreuse, on les a vus se précipiter comme à corps perdu dans l’imitation des littératures étrangères. Cet abandon de la tradition nationale n’est pas ce qui les sépare le moins profondément des classiques. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre (avec ses colonies) ; — où, dans quelle contrée du monde habitable, ne sont-ils pas allés chercher des motifs d’inspiration ? mais qu’en ont-ils rapporté la plupart, que du clinquant et du paillon, de la couleur locale, comme ils disaient, des singularités, des monstruosités surtout, quand ils avaient le bonheur d’en rencontrer, mais rien de solide, rien de durable, rien de résistant, rien de vraiment anglais, et à plus forte raison, comme on peut penser, rien de vraiment français ?
Je n’examine pas là-dessus la question de savoir si ce ne seraient pas ici les symptômes de la formation à venir d’une littérature européenne. Elle existait, au moyen âge, cette littérature. Et d’un bout à l’autre de l’Europe civilisée, sous la loi du christianisme, idées et sentiments s’échangeaient, grâce au latin, il est vrai, sous une forme qui n’était ni française, ni anglaise, ni espagnole, ni allemande. Les nationalités modernes étaient alors comme qui dirait dans l’indétermination. Il se pourrait que, moins étroitement contenus dans leurs frontières, les peuples fussent en train de perdre aujourd’hui les traits qui les caractérisaient comme peuples, de la même façon que, par l’échange des communications, nos provinces d’autrefois ont perdu de leur vieille originalité. Le temps semble approcher où l’œuvre littéraire ne trahira plus son origine nationale que par les traits singulièrement délicats et difficiles à discerner. Mais encore une fois, c’est un point que je néglige. Il ne s’agit pas ici du romantisme en lui-même, ni de ses conséquences, il s’agit du romantisme dans ses rapports avec le classicisme, et de la formule que M. Deschanel nous en a proposée. Et si nous avons correctement défini les classiques, on doit voir qu’il n’y a décidément rien qui ressemble moins à un romantique qu’un classique.
Ils sont précisément aux deux pôles de l’histoire de notre littérature nationale. On peut les admirer tour à tour, on le doit même, si toutefois on a cette « largeur de sympathie »
, dont le beau nom n’empêche pas qu’elle soit proche voisine de l’indifférence ; on ne peut guère les admirer ensemble, pas plus que l’on ne peut admirer à la fois la régularité du bon sens et le désordre de l’imagination, la perfection dans la mesure et la fougue dans l’incorrection ; mais on ne peut pas du tout les admirer pour les, mêmes raisons ; — ou bien ce sont alors des raisons si générales qu’elles ne peuvent plus véritablement être appelées des raisons. Si toute peinture ou toute musique intéresse les mêmes sens, l’une les yeux et l’autre l’oreille, dirons-nous pour cela que notre admiration se tire du même fonds et des mêmes principes ? C’est avec les yeux que j’admire une Madone de Raphaël, et c’est avec les yeux que j’admire une Kermesse de Rubens ; seulement, toute la question est de la nature particulière de mon admiration.
Nous ne saurions finir, et quitter M. Deschanel sans le remercier de l’occasion qu’il nous a procurée d’agiter une question dont nous voudrions avoir fait sentir au lecteur le très vif intérêt. Je n’affecterai pas de dire qu’en pareil sujet il importe peu que l’on soit ou non d’accord : j’ai la faiblesse de croire qu’au
contraire il importerait beaucoup. Mais il importe bien plus encore que la critique et l’histoire littéraire, au lieu d’aller, comme l’a dit M. Deschanel, dès son premier chapitre et sa première leçon, « s’enliser purement et simplement dans les sables de la philologie »
, se soucient quelquefois aussi de remuer des idées. Là est la valeur du livre de M. Deschanel. Une idée y domine le sujet. Les faits n’y valent point par eux-mêmes, mais pour autant qu’ils concourent à la démonstration de l’idée. Les digressions, elles aussi, par un détour quelquefois un peu long, mais toujours facile à suivre, se ramènent et se rattachent à l’idée. Et que ce soit nous qui ayons raison contre M. Deschanel, ou M. Deschanel contre nous, de pareils livres font faire à ceux qui les lisent plus de pas en avant que de fort gros, et d’ailleurs fort estimables ouvrages, qui se croient sans doute plus savants.